L'Extra-Lucide (Georges COURTELINE)

Saynète en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Carillon, le 17 mai 1897.

 

Personnages

 

MADAME PRUDENCE

MONSIEUR LEDAIM

 

Le cabinet de consultations de Mme Prudence, somnambule.

 

Ameublement d’un rococo à tirer les larmes des yeux. Sièges de velours sang-de-bœuf passé, aux dossiers d’acajou hérissés de tête de sphinx. Sur la cheminée, une pendule Empire, dont le cadran d’acier bruni marque l’heure, entre quatre colonnettes d’albâtre qui ont l’air de vouloir le mener au poteau d’exécution. Sur la commode, de chaque côté d’un petit coffret caparaçonné de coquillages, deux hauts bouquets s’épanouissent en des vases de porcelaine cerclés d’or. Au mur, des diplômes encadrés.

Près de la fenêtre que masquent d’épaisses mousselines, Madame Prudence, au sein d’un fauteuil Voltaire, sirote un petit verre de cognac. Ses mains potelées de matrone bien portante reposent sur ses vastes cuisses. Elle a les pieds sur une chaufferette. Soudain, coup de sonnette. Précipitamment, Madame Prudence cache son petit verre et feint d’être plongée en un profond sommeil.

 

 

Scène première et unique

 

MONSIEUR LEDAIM, que vient d’introduire une bonne au service de Madame Prudence.

C’est ici le sanctuaire !...

Il ôte son chapeau.

Certes, je ne suis pas poltron ; ça ne fait rien ; je ne sais quelle émotion étrange... Allons, pas d’enfantillage ! Soyons homme, tonnerre de bleu !

Il s’approche de Madame Prudence.

Madame ! Madame !

MADAME PRUDENCE, endormie.

Qui m’appelle ?

MONSIEUR LEDAIM.

Madame, c’est pour avoir une consultation.

MADAME PRUDENCE.

Une consultation !

MONSIEUR LEDAIM.

Oui, Madame.

MADAME PRUDENCE, d’une voix profonde.

Oh !... que je suis donc fatiguée !...

MONSIEUR LEDAIM, révolutionné.

Cette voix !!!

Haut.

Un peu de courage, Madame : nous en avons pour une minute.

Un temps. Madame Prudence soupire.

MONSIEUR LEDAIM.

Vous m’entendez ?

MADAME PRUDENCE.

Oui... Je vous entends.

Nouveau silence, puis.

MADAME PRUDENCE, d’une voix caverneuse.

Tournez-vous à droite.

Monsieur Ledaim, un peu étonné, obéit.

MADAME PRUDENCE, d’une voix sépulcrale.

Sur la commode...

MONSIEUR LEDAIM, de plus en plus surpris.

Sur la commode ?

MADAME PRUDENCE.

Oui... Voyez-vous un petit coffret ?...

MONSIEUR LEDAIM.

Un coffret de coquilles ? Parfaitement.

MADAME PRUDENCE.

Ouvrez-le.

Monsieur Ledaim pâle d’émotion, lève le couvercle du petit coffret.

MADAME PRUDENCE, d’une voix véritablement surnaturelle.

Mettez-y vingt francs.

MONSIEUR LEDAIM.

Ah ! pardon !

À part.

Non, mais c’est cette voix ! c’est cette voix !... Ah ! nous vivons dans l’inconnu ! La nature détient des secrets que notre pauvre espèce humaine tenterait en vain d’approfondir.

Il dépose vingt francs dans le coffret.

MADAME PRUDENCE.

...Approchez-vous...

M. Ledaim s’approche.

Prenez-moi la main.

M. Ledaim lui prend la main.

Questionnez.

MONSIEUR LEDAIM.

Mon Dieu, Madame, c’est bien simple. Je revenais de mon bureau ; il était six heures et demie. Au moment de me mettre à table, ma femme, qui tournait un roux dans la cuisine, me cria : « Surveille donc mon roux, qu’il ne brûle pas. Je descends acheter des oignons. » Elle me passa la cuiller à pot, s’en alla... et ne reparut plus. Y a de ça huit jours !

Il lève les bras au ciel.

Huit jours, Seigneur !... Et ne pas seulement savoir si elle est morte ou vivante ! Avec ça, elle était sortie sans chapeau ; le froid de la rue l’aura saisie. Pour moi, elle est à l’hôpital avec une fluxion de poitrine... Enfin, voilà, je voudrais bien être fixé, savoir un peu à quoi m’en tenir...

MADAME PRUDENCE.

Pourriez-vous me confier... un objet... ayant appartenu à cette personne ?

MONSIEUR LEDAIM.

J’ai apporté ça.

Il tire de son portefeuille un de ces petits peignes de poche dont se servent les femmes pour se lisser les tempes, rétablir sur leurs fronts le bel arrangement de leurs frisettes, et le livre à Madame Prudence qui y laisse errer ses doigts. Deux minutes s’écoulent. Grand silence. On entend distinctement battre le cœur de Monsieur Ledaim.

MADAME PRUDENCE.

...Je suis fatiguée... Je vois mal... Aidez-moi.

MONSIEUR LEDAIM.

Comment faut-il faire ?

MADAME PRUDENCE.

...Condensez votre volonté... Amenez-en sur moi tout l’effort...

Monsieur Ledaim condense sa volonté. Il pince les lèvres. Sur ses yeux en boules de jardin, ses sourcils s’abaissent pesamment, comme des devantures de boutiques. Son visage tendu et dur évoque le masque d’une personne atteinte de constipation, qui se consume en efforts stériles.

MADAME PRUDENCE.

Ordonnez-moi de voir.

MONSIEUR LEDAIM.

Je vous l’ordonne !

MADAME PRUDENCE.

Dites : « Voyez ! »

MONSIEUR LEDAIM.

Voyez !!!

MADAME PRUDENCE.

...Bien... Assez...

Éprouvant du bout de son index, d’un délicat toucher d’aveugle, chacune des dents du petit peigne.

...Je vois... C’est un petit démêloir...

MONSIEUR LEDAIM, émerveillé.

En effet !

MADAME PRUDENCE.

...Il a servi à une femme...

MONSIEUR LEDAIM, confondu.

C’est exact !

À part.

Elle est extraordinaire ; il n’y a pas à dire.

Haut.

Cette femme, la voyez-vous ?

MADAME PRUDENCE.

...Oui...

Un temps.

Elle est au lit.

MONSIEUR LEDAIM.

Au lit ?

MADAME PRUDENCE.

Au lit.

MONSIEUR LEDAIM, qui défaille d’anxiété.

Avec une fluxion de poitrine ?

MADAME PRUDENCE.

Non ; avec un homme qui la pelote.

MONSIEUR LEDAIM, éclatant comme un siphon d’eau de seltz.

Ça y est !... J’aurais dû m’en douter ! Ah ! sang du Christ ! ventre du pape ! faut-il que les femmes soient canailles et que les hommes soient idiots !... Et quand on pense que depuis huit jours je passe ma vie à la Morgue !...

L’indignation le prend à la gorge. Il défait le nœud de sa cravate, entrebâille le col de sa chemise. Nouveau silence. Au souffle haletant de Monsieur Ledaim, se mêle la respiration régulière de Madame Prudence endormie. Enfin.

MONSIEUR LEDAIM, en proie à une violente émotion, mais qui s’efforce d’être calme.

Et cet homme, vous le voyez aussi ?

Madame Prudence reste muette.

MONSIEUR LEDAIM.

Répondez !

MADAME PRUDENCE.

...Oui, non... Je ne sais pas...

MONSIEUR LEDAIM, d’un ton de commandement.

Voyez-le.

Il recondense sa volonté et accable Madame Prudence d’un geste à la Balsamo.

MADAME PRUDENCE.

Assez !... Ah ! assez !... je vous en prie !... Vous allez me faire avoir une attaque de nerfs...

MONSIEUR LEDAIM, impitoyable.

Je vous ordonne de voir cet homme ! je veux que vous le voyiez !

MADAME PRUDENCE, dominée.

...Je le vois.

MONSIEUR LEDAIM.

Ah ! – Veuillez me le dépeindre, en ce cas.

MADAME PRUDENCE.

C’est un homme... entre deux âges.

MONSIEUR LEDAIM, très attentif.

Entre deux âges. Parfaitement.

MADAME PRUDENCE.

...Visage... ovale.

MONSIEUR LEDAIM.

Bon.

MADAME PRUDENCE.

...Menton rond... nez... ordinaire... bouche... moyenne... yeux... quelconques...

MONSIEUR LEDAIM, après avoir longuement rêvé.

J’interroge en vain mes souvenirs ; je ne vois personne dans mes relations qui réponde à ce signalement. Il est un peu vague, d’ailleurs. Ne pourriez-vous le compléter par quelques détails plus précis ?

MADAME PRUDENCE.

...Je puis vous dire... le nom... de l’homme...

MONSIEUR LEDAIM, qui bondit.

Son nom ?... Vous pouvez me dire son nom ?

MADAME PRUDENCE.

...Oui...

MONSIEUR LEDAIM.

Et cela n’est pas encore fait !!!

MADAME PRUDENCE.

...C’est que... je suis si lasse !... si lasse !... Il faudrait... redonner... vingt francs.

MONSIEUR LEDAIM.

Je ne regarde pas à l’argent lorsque mon honneur est en jeu. – Voici un louis. – Le nom de cet homme ?

MADAME PRUDENCE, enfouissant les vingt francs en les profondeurs de sa poche.

Merci !

Un temps.

Il s’appelle Joseph.

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