Un Client sérieux (Georges COURTELINE)

Fantaisie judiciaire en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Carillon, le 24 août 1896.

 

Personnages

 

BARBEMOLLE

LAGOUPILLE

LE PRÉSIDENT

LE SUBSTITUT

M. ALFRED

L’HUISSIER

MAPIPE

PREMIER ASSESSEUR

DEUXIÈME ASSESSEUR

 

Une salle d’audience au Palais de Justice.

 

 

Scène première

 

L’HUISSIER, LE SUBSTITUT

 

Entrée de l’huissier, qui monte les gradins de l’estrade du tribunal et dispose les dossiers sur la tribune réservée aux juges. Presqu’aussitôt, arrivée du substitut. Il est en bourgeois. Il a sa serviette sous le bras et son chapeau sur la tête.

L’HUISSIER.

Monsieur le substitut, j’ai l’honneur de vous présenter mes hommages.

LE SUBSTITUT.

Bonjour, Loyal. Vous avez l’Officiel ?

L’HUISSIER.

Non, monsieur le substitut.

LE SUBSTITUT.

Depuis ce matin, je bats tous les kiosques de Paris ; pas moyen de mettre la main dessus.

L’HUISSIER.

Ça ne m’étonne pas ; il ne sera mis en vente qu’à midi. C’est dans Le Matin, en dernière heure.

LE SUBSTITUT.

Il est arrivé quelque chose ?

L’HUISSIER.

Un accident comme on allait mettre sous presse. Toute une forme en pâte.

LE SUBSTITUT.

Charmant !... Ces choses-là sont faites pour moi. Enfin !... Pensez à me l’envoyer acheter aussitôt qu’il sera mis en vente.

L’HUISSIER.

Comptez sur moi.

LE SUBSTITUT.

J’ai hâte de voir les nouvelles.

L’HUISSIER.

Vous êtes décoré ?

LE SUBSTITUT.

Décoré ?... C’est-à-dire que je suis sacqué, probablement.

L’HUISSIER, abasourdi.

Non ?

LE SUBSTITUT.

Je vous dis qu’à moins d’un hasard, mon arrêté de révocation a dû être soumis ce matin à la signature présidentielle.

L’HUISSIER.

Qu’est-ce qui se passe ?

LE SUBSTITUT.

Il se passe que, depuis huit jours, l’Intransigeant mène contre moi une campagne.

L’HUISSIER.

À cause ?

LE SUBSTITUT.

À cause que le cousin du gendre du beau-frère de ma belle-sœur a décidé sa tante à mettre son filleul aux Jésuites de Vaugirard.

L’HUISSIER.

Zut !...

LE SUBSTITUT.

J’en suis comme un fou, je vous dis... D’ailleurs, je sais de qui vient le coup.

L’HUISSIER.

De qui ?

LE SUBSTITUT.

De Barbemolle, parbleu ! Misérable plaidaillon, avocat sans cause, canaille ! Voilà des mois que je le surveille, que j’assiste, sans souffler mot, à son petit travail de termite. Pistonné par les radicaux au ministère de la Justice, il a obtenu du Garde des Sceaux la promesse d’être nommé substitut à Paris dès que se produira une vacance. Alors, il fait tout ce qu’il peut pour faire un trou au Parquet !

L’HUISSIER, qui a mal compris.

Il veut faire un trou au parquet ?

LE SUBSTITUT.

Oui.

L’HUISSIER.

Pour regarder ce qui se passe ?

LE SUBSTITUT.

J’ai de la peine à me faire comprendre. Je ne vous dis pas au parquet ; je vous dis au Parquet ! Le Parquet !... Vous ne savez pas ce qu’on appelle le Parquet ?

L’HUISSIER.

Ah ! pardon !

LE SUBSTITUT, très nerveux.

Polisson ! Mendiant ! Non, mais qu’il l’ait jamais, ma place ! J’ai des amis au Figaro, je lui ferai savoir comment je m’appelle, vous verrez si ça traînera.

L’HUISSIER.

Vous avez rudement raison. Silence, le voici.

LE SUBSTITUT, entre ses dents.

Pied plat ! Drôle ! Ah ! et puis j’aime mieux m’en aller. Je serais fichu de faire des bêtises.

Il descend de l’estrade et se dirige vers la droite. Barbemolle, en robe et en toque, vient justement du même côté. Les deux hommes se croisent et se saluent avec une extrême froideur.

Monsieur !... Monsieur !...

Sortie du substitut.

 

 

Scène II

 

BARBEMOLLE, L’HUISSIER

 

BARBEMOLLE, serrant la main de l’huissier.

Ça va bien ?

L’HUISSIER.

Eh ! Eh ! mon gaillard.

BARBEMOLLE.

Qu’est-ce qu’il y a ?

L’HUISSIER.

On sait de vos histoires.

BARBEMOLLE.

Quelles histoires ?

L’HUISSIER.

On veut donc chiper sa petite place à ce brave monsieur de Saint-Paul-Mépié ?

BARBEMOLLE.

Mais non, mais non !

L’HUISSIER.

Sournois !... On dit que le décret a été soumis ce matin au Président de la République.

BARBEMOLLE.

Des blagues, tout ça ; des potins !... Tenez, passez-moi donc la feuille.

L’huissier lui donne la feuille d’audience qu’il est allé chercher sur le bureau du tribunal.

Comment, deux affaires au rôle ?

L’HUISSIER.

Mon Dieu, oui.

BARBEMOLLE.

Ah çà ! on n’arrête plus personne ! C’est le krach des prévenus, ma parole d’honneur.

L’HUISSIER.

Peut-être que le monde s’améliore.

BARBEMOLLE.

Ne dites donc pas de choses pareilles. Qu’est-ce que nous deviendrions, nous autres ?

L’HUISSIER.

C’est vrai, je ne pensais pas à ça.

BARBEMOLLE.

Encore vous, les huissiers...

L’HUISSIER.

Oh ! nous, nous sommes tranquilles ; tant que le monde sera monde, il y aura des honnêtes gens et nous trouverons à gagner notre vie en instrumentant contre eux.

BARBEMOLLE, égayé.

Gredin !

L’HUISSIER, même jeu.

Canaille !

BARBEMOLLE, lui tapant sur le ventre.

Voleur !

L’HUISSIER, même jeu.

Fripouille !

Ils rient.

LAGOUPILLE, dans l’auditoire.

Pour être jugé ?

 

 

Scène III

 

BARBEMOLLE, L’HUISSIER, LAGOUPILLE

 

L’HUISSIER.

C’est ici. Qu’est-ce que vous voulez ?

LAGOUPILLE.

Je suis cité.

Il montre sa citation.

L’HUISSIER.

Approchez un peu que je voie !

BARBEMOLLE, bas à l’huissier.

Tâchez de me faire avoir l’affaire ?

L’HUISSIER, bas.

Laissez ! Je vas vous enlever ça.

LAGOUPILLE, qui a escaladé l’estrade du tribunal.

V’là mon petit papier.

L’HUISSIER, lisant.

Euh ! Euh ! Euh ! « Lagoupille, Oscar, Ildefonse. » C’est bien ! Allez vous asseoir ! Ah ! Lagoupille !...

Lagoupille, qui avait fait volte-face, se retourne.

Vous avez un avocat ?

LAGOUPILLE.

Non. Je n’en ai pas.

L’HUISSIER.

Il faut vous en procurer un.

LAGOUPILLE.

Vous croyez ?

L’HUISSIER.

C’est indispensable.

LAGOUPILLE.

Où que ça s’vend ?

L’HUISSIER.

Vous avez de la chance. Voici maître Barbemolle, une des lumières du barreau !

LAGOUPILLE, qui s’incline devant Barbemolle.

Monsieur !

BARBEMOLLE, assis au banc de la défense et plongé dans la lecture de dossiers fantaisistes.

Bonjour.

L’HUISSIER.

Maître Barbemolle, je vous présente un client.

BARBEMOLLE, très net.

Impossible ! mille regrets !

L’HUISSIER.

Pourquoi ?

BARBEMOLLE.

Je suis trop occupé. J’ai de la besogne par-dessus la tête.

L’HUISSIER.

Un bon mouvement, sacristi.

BARBEMOLLE.

Non.

L’HUISSIER, suppliant.

Faites-le pour moi !

BARBEMOLLE.

Le diable vous emporte, mon cher ! C’est bien pour vous être agréable !

À Lagoupille.

De quoi s’agit-il, mon garçon ?

LAGOUPILLE.

Monsieur, je vais vous expliquer. C’est un bonhomme à qui j’ai mis un marron. Alors, il me fait un procès.

L’HUISSIER.

C’est intéressant à plaider.

BARBEMOLLE, rêveur.

Oui !... Le cas est assez nouveau ; ça me décide. C’est entendu, je me charge de votre affaire.

LAGOUPILLE.

Parfait ! Qu’est-ce que ça va me coûter ?

BARBEMOLLE.

En principe, je ne plaide pas à moins de cinq cents francs ; mais vous avez une figure qui me revient, vous me faites l’effet d’un brave homme ; pour vous ce sera un louis.

LAGOUPILLE.

Un louis !

Montrant son chapeau de paille.

Mais, monsieur, voilà un chapeau qui ne me coûte que trente-neuf sous.

BARBEMOLLE.

Quel rapport cela a-t-il ?

LAGOUPILLE.

Le rapport que je n’irai pas payer un louis pour avoir un avocat, quand je peux avoir un chapeau pour un franc quatre-vingt-quinze.

BARBEMOLLE.

Enfin, combien offrez-vous ?

LAGOUPILLE.

Six francs. Pas un liard de plus.

BARBEMOLLE.

Mettez-en dix.

LAGOUPILLE.

Nib !

BARBEMOLLE.

Mettez-les, et je vous arrange votre bonhomme, vous m’en direz des nouvelles.

LAGOUPILLE, séduit, à l’huissier.

Sans blague ?

L’HUISSIER.

Marchez donc, eh ! farceur ! Puisque je vous dis que Me Barbemolle est une des lumières du barreau.

LAGOUPILLE, décidé.

Allez ! Rossard qui s’en dédit.

BARBEMOLLE.

Faites passer la galette !...

Lagoupille s’exécute.

Merci !

Coup de sonnette.

L’HUISSIER.

Le tribunal entre en séance !

À Lagoupille.

Filez ! filez !

LAGOUPILLE.

Où faut-il que j’aille ?

L’HUISSIER, lui indiquant une place dans la salle.

Là-bas ! Il y a une place vacante. Je vais vous appeler dans une minute.

Entrée du tribunal.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LES MAGISTRATS

 

L’HUISSIER.

Le tribunal !

Les magistrats, solennellement, se rendent à leurs places respectives.

LE PRÉSIDENT.

L’audience est ouverte.

À ce moment, le juge de droite se penche vers lui et lui parle à l’oreille.

Très bien, mon cher, c’est entendu. – Messieurs, notre collègue Tirmouche, appelé à Pithiviers par d’impérieux devoirs et esclave de l’heure du train, sollicite la remise à huitaine de la première des deux affaires soumises à notre juridiction.

Le juge de gauche opine de la tête.

LE SUBSTITUT, que le président a interrogé du regard.

Ça fera la quatrième remise.

LE PRÉSIDENT.

Je le regrette infiniment, mais que voulez-vous que j’y fasse ? De quoi s’agit-il au juste ?

LE SUBSTITUT, consultant le dossier.

C’est une espèce de farceur qui a été arrêté le dimanche des Rameaux devant Notre-Dame-de-Lorette, vendant du cresson pour du buis.

LE PRÉSIDENT.

Ça peut attendre. – Appelez, huissier !

L’HUISSIER, appelant.

Le ministère public contre Jean-Paul Mapipe. Mapipe !

Entre Mapipe.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, MAPIPE

 

MAPIPE.

Un avocat ! Un avocat !

LE PRÉSIDENT.

Eh ! là ! Eh ! là ! Pas tant de bruit, s’il vous plaît !

MAPIPE.

Trois remises, messieurs et dames !... Trois remises !... Un mois que je suis en prévention !

LE PRÉSIDENT.

Taisez-vous ! Quant à un avocat...

MAPIPE.

Et remarquez que je l’avais fait bénir !... C’était du cresson bénit.

LE PRÉSIDENT.

Quant à un avocat !...

MAPIPE.

Du cresson bénit, c’est pus comme de la salade.

LE PRÉSIDENT.

Quant à un avocat, dis-je, le tribunal va vous en désigner un d’office. – Maître Barbemolle !

BARBEMOLLE, se levant.

Monsieur le président ?

LE PRÉSIDENT.

Le tribunal, rendant hommage à vos mérites ainsi qu’à votre éloquence, vous charge des intérêts et de la défense du prévenu.

Barbemolle salue.

Le renvoi à plus tard qu’a sollicité de nous l’honorable M. Tirmouche vous mettra en mesure d’étudier l’affaire avec tout le soin qu’elle mérite. – Mapipe !

MAPIPE.

Qu’est-ce qu’il a fait, Mapipe ?

LE PRÉSIDENT.

J’ai une nouvelle à vous apprendre. Des circonstances indépendantes de sa volonté ont déterminé le tribunal à ne pas vous entendre aujourd’hui. L’affaire est remise à huitaine.

MAPIPE.

Encore !... Une quatrième remise ! Ah çà ! vous vous payez ma gueule !

LE PRÉSIDENT, à Barbemolle.

Maître, dans son intérêt même, engagez donc votre client à s’exprimer d’une façon plus convenable.

BARBEMOLLE.

Je sollicite l’indulgence en faveur de ce pauvre diable. Voilà un mois qu’il est sous...

Il laisse échapper sa serviette et se baisse pour la ramasser.

MAPIPE, prenant l’auditoire à témoin.

Moi ? Je suis saoul ?...

BARBEMOLLE, achevant sa phrase.

...sous les verrous, et son impatience légitime en dit plus long pour sa défense que tous les arguments du monde. Au surplus, nous sommes, lui et moi, aux ordres du tribunal. Je me bornerai à faire remarquer qu’il me sera impossible de prendre la parole d’aujourd’hui en huit ; je pars lundi pour Carcassonne où je plaide le procès Baloche.

LE PRÉSIDENT.

Fort bien, maître. À quinzaine, alors.

L’HUISSIER, dans l’auditoire, sa toque à la main.

Je ferai remarquer à mon tour, que, dans quinze jours, ce sera la semaine de la Pentecôte, pendant laquelle les tribunaux ne siègent pas.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! Diable !...

Courte réflexion.

Ma foi, messieurs, nous n’y pouvons rien. À trois semaines !

LE JUGE FOY DE VAUX, avec douceur.

Non !

LE PRÉSIDENT, surpris.

Pourquoi ?

LE JUGE FOY DE VAUX.

J’ai sollicité et obtenu du Garde des Sceaux un congé de deux mois pour raisons de santé. Or, la loi frappe de nullité tout jugement rendu par un tribunal composé d’autres magistrats que ceux ayant siégé à la première audience.

LE PRÉSIDENT.

C’est rigoureusement exact. Eh bien, mon cher collègue, nous attendrons votre retour pour statuer sur l’affaire Mapipe.

MAPIPE.

Ce qui nous renvoie en août.

LE PRÉSIDENT.

Oui !... Et encore non ; je me trompe. Août, c’est l’époque des vacances.

BARBEMOLLE.

Renvoyons après vacations.

LE SUBSTITUT.

Il n’y a que ça à faire.

LE PRÉSIDENT.

Mon Dieu, oui !

Consultant ses assesseurs.

Hé ? Hé ?

Haut.

Après vacation !... Emmenez, gardes !

MAPIPE, emmené par les municipaux.

Cré bon Dieu de bonsoir de bon Dieu de vingt dieu de bon Dieu de sacré nom de Dieu du tonnerre de Dieu de bon Dieu !

Sa voix se perd.

BARBEMOLLE.

Voyons, Mapipe ! Voyons, Mapipe ! Ne vous faites donc pas de bile comme ça... Est-ce que je m’en fais, moi ?

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, moins MAPIPE

 

LE PRÉSIDENT.

Terrible braillard !

LE SUBSTITUT.

En effet !

LE PRÉSIDENT.

Ça ne fait rien, voilà une question tranchée. Nous allons passer sans plus de délai à l’examen de la seconde affaire.

LE SUBSTITUT.

Avant d’en commencer les débats, je prierai monsieur le Président de vouloir bien demander à l’huissier s’il m’a envoyé acheter l’Officiel !

LE PRÉSIDENT, à l’huissier.

Vous avez entendu la question ?

L’HUISSIER, au substitut.

Pas encore, monsieur le substitut ; je vais y envoyer à l’instant même le municipal de garde.

LE SUBSTITUT.

Je vous serai obligé.

LE PRÉSIDENT, au substitut.

Vous n’avez pas besoin d’autre chose ?

LE SUBSTITUT.

Non, monsieur le Président, merci !

LE PRÉSIDENT.

Alors, nous pouvons commencer. Huissier, appelez.

L’HUISSIER.

Lagoupille !

LAGOUPILLE, dans l’auditoire.

Lagoupille ? Présent !

L’HUISSIER.

Alfred !

ALFRED, dans l’auditoire.

C’est moi !

L’HUISSIER.

Approchez !

À Lagoupille.

Passez devant !

LAGOUPILLE.

Merci bien, monsieur l’huissier ; je me souviendrai comme vous avez été poli avec moi. Quant à vous, monsieur Alfred, vous vous conduisez comme un cochon. Et ça, il n’y a pas d’erreur. C’est un galant homme qui vous le dit.

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce qu’il y a donc, là-bas ?

LAGOUPILLE.

Il y a que monsieur Alfred se conduit comme un cochon.

LE PRÉSIDENT.

Vous, vous allez commencer par vous taire. Vous répondrez quand on vous questionnera.

ALFRED.

Bravo ! C’est trop fort ça, aussi, d’être insulté par une canaille.

LAGOUPILLE.

Une canaille !

LE SUBSTITUT.

Je vais être obligé de sévir.

ALFRED, à Lagoupille.

Ah ! vous entendez !

LE SUBSTITUT.

Contre vous !

LAGOUPILLE.

Ça, c’est tapé.

LE PRÉSIDENT.

On ne vous demande pas votre avis.

ALFRED.

On a rudement raison.

LE SUBSTITUT.

Ni le vôtre non plus.

LAGOUPILLE.

Très bien.

LE PRÉSIDENT.

Silence, Lagoupille !

LAGOUPILLE.

Je ne dis rien.

ALFRED.

On n’entend que lui.

LE PRÉSIDENT.

Alfred, voulez-vous vous taire ?

ALFRED.

C’est ce que je fais.

LAGOUPILLE.

On ne le dirait pas.

LE PRÉSIDENT.

Huissier !

L’HUISSIER.

Monsieur le président ?

LE PRÉSIDENT.

Le premier de ces deux hommes qui ouvre encore la bouche, flanquez-le-moi à la porte.

LAGOUPILLE et ALFRED.

Ça sera rudement bien fait.

LE SUBSTITUT.

Nous n’en sortirons pas.

Ensemble.

ALFRED.

Est-ce que ça me regarde, moi ? Il ne manquerait plus que cela qu’on me flanque à la porte parce que M. Lagoupille s’obstine à vouloir parler quand on lui a dit de se taire.

LAGOUPILLE.

Mais, monsieur, ça n’est pas moi ; on me dit de me taire, je me tais. C’est M. Alfred qui dit comme ça que l’huissier fera bien de me flanquer à la porte, si je ne veux pas fermer mon seau de propreté.

À ce moment.

Ensemble.

ALFRED.

Tenez, l’entendez-vous ? Et patati et patata. Et je t’en dis et je t’en raconte ! Quelle pie borgne, bon Dieu ! une vraie pipelette !

L’HUISSIER.

Vous avez entendu ce que vient de dire M. le Président. Si vous ne vous taisez pas, je vais vous faire sortir !

LAGOUPILLE.

C’est un peu raide, ça, aussi, et le plus chouette, c’est que c’est lui qui ne veut pas fermer le sien.

Puis.

Ensemble.

ALFRED.

Vrai, alors, celui qui lui a coupé le filet ne lui a pas volé ses quatre sous. Ça, on peut le dire, ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai connu dans ma vie bien des moulins à paroles ; je veux devenir saucisse plate si j’ai jamais vu le pareil. Il ne se taira pas, je vous dis qu’il ne se taira pas ! Il parlera comme ça jusqu’à demain.

LAGOUPILLE.

Vous direz ce que vous voudrez, mais on n’a pas idée de ça en province. Un homme qui se conduit avec moi comme le dernier des cochons, et qui me fait engueuler par-dessus le marché ! Comment trouvez-vous le bouillon ? Zut, alors ! C’est épatant ! À c’t'heure, c’est moi qu’on engueule, et c’est lui qui parle tout le temps.

LE SUBSTITUT.

J’invite le défenseur à faire taire son client. Nous ne pouvons pas juger sainement, si les parties adverses s’obstinent à vouloir s’expliquer toutes les deux à la fois. Qu’est-ce que vous dites ?... La partie civile ?... Je vous demande pardon, ce n’est pas la partie civile. Quoi ?... Pas du tout ! c’est votre client ! Je vous dis que c’est votre client ! Je sais ce que je dis, peut-être.

BARBEMOLLE.

J’en demande bien pardon à mon honorable contradicteur, mais ce n’est pas mon client, c’est la partie civile qui fait tout ce scandale. Parfaitement, c’est M. Alfred. Il ne faut pas non plus faire prendre aux gens des vessies pour des lanternes, et mettre tout sur le dos du même. Je vous demande pardon aussi, c’est vous qui êtes dans l’erreur.

LE PRÉSIDENT.

Ah çà ! est-ce que ça va durer longtemps ? A-t-on jamais rien vu de pareil ? Bon. Voilà le substitut qui s’en mêle à présent, et l’avocat qui se met de la partie ! Monsieur le substitut, je vous invite à vous taire ; et vous aussi, maître Barbemolle ; vous n’avez pas la parole. Assez ! assez !... Ma parole d’honneur, c’est une maison de fous ici !

Toute cette scène, qui demande à être réglée avec soin, est tenue dans le tohu-bohu, tout le monde parlant en même temps, chacun des acteurs s’obstinant à vouloir, de sa voix, dominer la voix des autres. Enfin, silence.

LE PRÉSIDENT, à Alfred.

Oui ou non, voulez-vous vous taire ?

ALFRED.

Oui.

LAGOUPILLE.

Eh bien ! il n’est que temps !

LE PRÉSIDENT, à Lagoupille.

Et vous ?

LAGOUPILLE.

Je le ferme.

LE PRÉSIDENT.

Quoi ?

LAGOUPILLE.

Mon seau de propreté. Contre la force, il n’y a pas de résistance... C’est égal, un client comme moi, un vieil habitué en justice ! Elle est un peu raide tout de même !

L’HUISSIER.

Silence, donc.

LE PRÉSIDENT, à Alfred.

Je vous écoute. De quoi vous plaignez-vous, monsieur ?

ALFRED.

Monsieur ! je suis limonadier rue Notre-Dame-de-Lorette, où je tiens un petit café à l’enseigne du Pied qui remue. Maison bien notée, j’ose le dire : rien que des habitués, de braves gens qui viennent faire le soir leur petite partie en prenant leur demi-tasse.

LAGOUPILLE.

Vous devriez avoir honte, monsieur Alfred, de parler de vos habitués après que vous vous êtes conduit comme un cochon avec votre plus ancien client. En encore... comme un cochon !... c’est comme deux cochons que je devrais dire !... comme trois cochons !... comme quatre cochons !... comme cinq cochons !... comme...

LE PRÉSIDENT.

Ça va durer longtemps, ce défilé de cochons ? je vous ai déjà dit de vous taire !

LAGOUPILLE.

C’est bon, je le referme !

LE PRÉSIDENT.

Quoi ?

LAGOUPILLE.

Mon seau de propreté.

LE PRÉSIDENT.

Continuez, monsieur Alfred.

ALFRED.

M. Lagoupille, en effet, est un de mes plus anciens clients.

LAGOUPILLE.

Cinq ans que je fréquente la maison ! Plus de cent mille francs que j’y ai laissés !

ALFRED.

Mais Dieu sait depuis combien de temps je l’aurais flanqué à la porte, sans la crainte de faire de l’esclandre !... Figurez-vous que cette espèce de sans-le-sou, qui n’a jamais pris plus d’une consommation...

LAGOUPILLE.

Une consommation !

L’HUISSIER.

Silence !

LAGOUPILLE.

J’en prends sept.

BARBEMOLLE.

Nous le prouverons.

LE PRÉSIDENT.

C’est bien, maître ; tout à l’heure !

ALFRED.

Figurez-vous, dis-je, que cette espèce de sans-le-sou qui n’a jamais pris plus d’une consommation... – je jure que c’est la vérité ! – est d’une exigence révoltante ! Il arrive, et, tout de suite, voilà la comédie qui commence : « Garçon ! un café ! »

LAGOUPILLE.

Un café ! Naturellement, un café !... Si je vais au café, c’est pour prendre un café... Ce n’est pas pour prendre un lavement !

Il hausse les épaules.

BARBEMOLLE.

C’est évident !

ALFRED.

Bon ! On lui apporte un café. « Garçon, les journaux ! »

LAGOUPILLE.

Et après ? J’ai le droit de lire les journaux, peut-être !

BARBEMOLLE.

Ça crève les yeux !

ALFRED.

Bon ! On lui apporte les journaux ! Tous ! notez bien ; il les lui faut tous, à ce monsieur ! Une fois qu’il a les journaux : « Garçon, les cartes ! »

LE PRÉSIDENT.

Pour quoi faire ?

ALFRED.

Pour se faire des réussites.

LAGOUPILLE.

Si ça m’amuse, moi ? C’est mon droit, de me tirer la bonne aventure.

BARBEMOLLE.

Parbleu !

ALFRED.

Bon ! On lui apporte des cartes. « Garçon ! le jacquet ! »

LE PRÉSIDENT.

Le jacquet !... Pour jouer tout seul ?

LAGOUPILLE.

Non, pour m’asseoir dessus.

ALFRED.

Il trouve que mes banquettes sont trop basses.

LAGOUPILLE.

Et trop molles. On est assis comme dans de la pommade, ça me dégoûte.

LE PRÉSIDENT.

En supposant, il me semble que le Bottin...

LAGOUPILLE.

Impossible ! Je m’en sers pour chercher des adresses.

LE PRÉSIDENT.

Il fallait le dire tout de suite. Vous vous en emparez aussi ?

BARBEMOLLE.

Dame ! mon client en a besoin pour faire sa correspondance.

LAGOUPILLE.

C’est sûr !

LE PRÉSIDENT.

Très bien, très bien. Achevez, monsieur Alfred.

ALFRED.

Naturellement, privés de journaux...

LE PRÉSIDENT.

...privés de Bottin...

ALFRED.

...privés de jacquet...

LE SUBSTITUT.

...privés de cartes...

ALFRED.

...mes habitués les uns après les autres avaient déserté le Pied qui remue. Quelques-uns s’étaient bien rejetés, faute de mieux, sur le domino à quatre ; le raclement de l’os sur le marbre exaspère M. Lagoupille, en sorte que ces pauvres gens, ahuris des rappels à l’ordre et des réclamations continuelles de ce personnage, s’étaient vus rapidement contraints de renoncer à leur suprême distraction. Je les perdis à leur tour !

LE PRÉSIDENT.

Je vous crois sans peine.

ALFRED.

M. Lagoupille demeura donc le seul client d’une maison jadis florissante. Or, est-ce que l’autre soir, après avoir comme à son ordinaire accaparé tout mon matériel, il n’émit pas la prétention de me faire éteindre le gaz, disant qu’il voulait désormais être éclairé à la bougie ?

LAGOUPILLE.

J’ai mal aux yeux !...

ALFRED.

Ceci mit le comble à la mesure. Je déclarai à M. Lagoupille que j’en avais par-dessus les épaules et que je le priais d’aller voir ailleurs si j’y étais. Il me répondit...

BARBEMOLLE, se levant.

Je demande la parole, j’ai une question à poser.

LE PRÉSIDENT, au substitut.

Monsieur le substitut ?...

LE SUBSTITUT.

Je n’y vois aucun inconvénient.

LE PRÉSIDENT.

Parlez, maître !

BARBEMOLLE.

Je désirerais savoir si le plaignant n’a pas passé en cour d’assises, il y a une quinzaine d’années, pour attentat à la pudeur !...

ALFRED, stupéfait.

Moi !...

LE PRÉSIDENT.

Maître !

ALFRED, hors de lui.

C’est une infamie ! C’est une abomination ! C’est de la pure scélératesse !

LE SUBSTITUT.

J’invite la partie civile à user de termes plus modérés.

ALFRED, les larmes aux yeux.

Mais enfin, monsieur, c’est odieux ! Je suis un honnête homme, moi ! Je suis un bon père de famille ! On peut prendre des renseignements dans mon quartier !... Et voilà, à cette heure, qu’on essaye de me déshonorer devant tout le monde, en répandant des bruits sur moi !

LE PRÉSIDENT.

Calmez-vous !

ALFRED.

Monsieur, c’est ignoble !

BARBEMOLLE.

Je ferai remarquer que le plaignant ne répond pas à ma question. Il préfère se retrancher prudemment derrière des invectives grossières.

ALFRED.

À de pareilles insinuations, on ne répond que par le mépris !

BARBEMOLLE.

Oui, enfin, tranchons le mot, vous niez ?...

ALFRED.

Certes, je nie !

BARBEMOLLE.

C’est ce que je voulais vous faire dire. Je n’insiste pas. Le tribunal appréciera.

Il se rassoit.

LE PRÉSIDENT.

L’incident est clos ! Continuez !... Eh bien, parlez, monsieur Alfred !

ALFRED.

Parlez !... Parlez !... Je ne sais plus où j’en étais, moi. On me coupe la chique avec des histoires pareilles.

LE SUBSTITUT.

Il faudrait en finir, cependant.

LE PRÉSIDENT.

C’est mon avis.

BARBEMOLLE.

Et le mien.

LE PRÉSIDENT.

Où voulez-vous en venir ?

LE SUBSTITUT.

Aux termes de la citation, Lagoupille vous aurait frappé ?

ALFRED.

D’un coup de poing, oui, monsieur, sur l’œil.

LE PRÉSIDENT.

Vous avez des témoins ?

ALFRED.

Non !

Rires de Barbemolle.

Qu’est-ce que vous avez à rire ? Je n’ai pas de témoins ? Naturellement ! Où voulez-vous que j’en aie pris, des témoins ? puisqu’il avait fait le vide chez moi ?

LE PRÉSIDENT.

N’interpellez pas la défense. Vous demandez des dommages-intérêts ?

ALFRED.

Je demande cinq cents francs.

BARBEMOLLE.

De rente ?

LE PRÉSIDENT, à Alfred.

Vous pouvez vous asseoir ! Levez-vous, Lagoupille. Qu’est-ce que vous avez à dire ?

LAGOUPILLE.

J’ai à dire que M. Alfred se conduit comme un cochon.

LE PRÉSIDENT.

Vous l’avez déjà dit. Ensuite ?

LAGOUPILLE.

Ensuite, c’est un sale menteur ! Comment, qu’y dit, je prends une consommation ?... J’en prends sept !

ALFRED.

Sept ?

LAGOUPILLE.

Oui, sept !

ALFRED.

Par semaine ?

LAGOUPILLE.

Par jour.

ALFRED.

Vous vous fichez du monde. Citez-les donc un peu, vos sept consommations. Non, mais citez-les donc, qu’on voie !

LE PRÉSIDENT.

Répondez.

LAGOUPILLE.

Monsieur, c’est bien simple. J’arrive et je demande un café. Bon, on me sert un verre de café, trois morceaux de sucre, une carafe d’eau et un carafon de cognac.

LE PRÉSIDENT.

Ça fait une consommation.

LAGOUPILLE.

Ça fait une consommation.

ALFRED.

Jusqu’ici nous sommes d’accord !

LAGOUPILLE.

Bon ! je bois la moitié de mon café et je comble le vide avec de l’eau. Ça me fait un mazagran. Deuxième consommation.

ALFRED.

Quoi ? Quoi ?

LE PRÉSIDENT.

Laissez parler le prévenu.

LAGOUPILLE.

Dans mon mazagran, je mets de l’eau-de-vie : ça me fait un gloria.

ALFRED.

Ah çà ! mais...

BARBEMOLLE.

Ces interruptions continuelles sont insupportables. Je supplie la partie civile de laisser mon client s’expliquer.

LAGOUPILLE.

Bon ! je prends un deuxième morceau de sucre et je le mets à fondre dans l’eau, ça me fait un verre d’eau sucrée. Dans mon verre d’eau sucrée, je reverse du cognac ; ça me fait un grog. Mon grog bu, je m’appuie un peu de cognac pur, ça me fait une fine champagne.

LE PRÉSIDENT.

Et enfin ?

LAGOUPILLE.

Enfin, sur mon dernier bout de sucre, je verse le restant de mon carafon. J’y mets le feu, ça me fait un punch. Total : un café, un mazagran, un gloria, un verre d’eau sucrée, un grog, une fine et un brûlot. Sept consommations.

LE PRÉSIDENT.

C’est exact !

ALFRED.

Charmant ! Et à la fin du compte, combien est-ce que je touche, moi ? Six sous ! Et vous croyez que ça m’amuse, après que vous m’avez rasé toute la soirée, d’inscrire six sous à mon livre de caisse ?

LAGOUPILLE.

Ça vous embête ? Eh bien, prenez une caissière.

LE PRÉSIDENT.

Vous reconnaissez avoir frappé le plaignant ?

LAGOUPILLE.

Non, m’sieu. Je lui ai mis un marron, voilà tout.

LE PRÉSIDENT.

À propos de quoi ?

LAGOUPILLE.

Il m’avait pris par le bras pour me faire sortir de force, alors je lui ai mis un marron !

LE PRÉSIDENT.

Vous ne nous aviez pas dit ça, monsieur Alfred.

BARBEMOLLE.

En effet.

ALFRED.

Mais, monsieur le Président, il fallait bien que je l’expulse, il ne voulait pas s’en aller.

LE PRÉSIDENT.

Il fallait envoyer chercher les agents de la force publique. Vous n’aviez pas le droit de vous faire justice vous-même.

BARBEMOLLE.

C’est clair comme le jour.

Alfred tente de placer un mot.

LE PRÉSIDENT.

Taisez-vous. Maître, vous avez la parole.

BARBEMOLLE, se levant.

Plaise au tribunal adopter mes conclusions, renvoyer mon client des fins de la poursuite et condamner la partie civile aux dépens.

Messieurs.

S’il en était de la véritable vertu comme il en est de la femme de César, elle ne serait pas soupçonnée, et je ne connaîtrais pas l’honneur, compliqué de tant d’amertume, d’avoir à la défendre aujourd’hui devant vous. Certes, depuis bientôt vingt ans, qu’apôtre du Dieu de vérité, je combats pour la bonne cause et emprunte mon éloquence, si j’ose user d’un pareil terme, aux seuls élans de mes convictions, j’ai pénétré plus d’une fois les méandres de l’âme humaine. À cette heure

Fixant du regard M. Alfred.

j’en touche du doigt les marécages. Je n’abuserai pas de vos instants. Nul plus que moi n’en connaît le prix ; – puis j’ai hâte de frapper le caillou

Alfred épouvanté met son chapeau sur sa tête.

d’où va jaillir l’étincelle !

L’HUISSIER, à Alfred.

Votre chapeau !

BARBEMOLLE.

M. Lagoupille est employé de l’État.

LAGOUPILLE.

Moi ? Je suis lampiste !

L’HUISSIER.

Chut ! chut !

BARBEMOLLE.

Il appartient à l’une de ces grandes administrations que l’Europe entière nous envie ; au ministère des Affaires Étrangères, où il doit d’occuper un poste de confiance, non à de misérables intrigues, mais à ses mérites personnels ! Ah ! c’est que, resté veuf après quinze mois de mariage, avec cinq enfants au berceau, il s’est imposé la mission, non seulement de donner la becquée quotidienne à ces petites bouches affamées, mais encore de prêcher d’exemple, à ces défenseurs de demain, l’amour du bien, le culte du travail, la fidélité au devoir et aux institutions libérales qui nous régissent !

Ce qu’est la vie de cet honnête homme ? Demandez-le donc à l’aurore, demandez-le au pesant soleil de midi, demandez-le au crépuscule du soir, qui, depuis tant d’années, chaque jour, voient perler la sueur à ce front éternellement courbé sur la tâche !

« Mais, direz-vous, quel couronnement à des journées si noblement remplies ? Sans doute, ce chevalier du devoir, les yeux gorgés de volupté, puise dans les obscénités du vaudeville et de l’opérette la détente qu’implore à grands cris la lassitude de son cerveau ? Les glaces du pandémonium, où règne en souveraine Terpsichore, – j’ai nommé le Moulin de la Galette, – se renvoient de reflets en reflets les chorégraphiques ébats de cet inlassable travailleur ? »

Point !

Il se rend au café ; à ce café du Pied qui remue si humble en sa tranquillité, qu’on le croirait échappé à un dizain de l’auteur du Passant et de Severo Torelli.

LAGOUPILLE, à mi-voix.

Victor Hugo.

BARBEMOLLE.

Rappelez-vous la définition touchante que vous en a donnée, il y a un instant,

Désignant Alfred du doigt.

ce sous-gargotier, empoisonneur public. « Maison bien notée ! rien que des habitués ! de braves gens, qui viennent le soir pour y faire leur petite partie !... » Là ! saturé d’alcool et de bière, demande-t-il aux fumées de l’ivresse l’oubli des misères de la veille et des soucis du lendemain ? Non ! Il prend une tasse de café. Une ! Vous entendez bien ?... Une seule ! Et ça, monsieur Alfred, vous ne le nierez pas ; c’est vous-même qui l’avez dit ! N’importe. « Votre client est un pilier de brasserie ! » m’objectait tout à l’heure avec une partialité que je suis le premier à excuser comme il sera le premier à la reconnaître, l’honorable organe du Ministère public.

LE SUBSTITUT, étonné.

Je n’ai pas soufflé mot de cela. Je ne sais pas ce que vous voulez me dire.

BARBEMOLLE.

Le tribunal me saura gré de ne relever que d’un sourire cette dénégation imprévue.

LE SUBSTITUT.

Je vous somme de vous expliquer.

BARBEMOLLE.

Je continue.

LE SUBSTITUT.

Pas avant d’être entré dans les explications que je suis en droit d’exiger de vous.

BARBEMOLLE.

Le président m’a donné la parole ; ce n’est pas vous, monsieur le substitut, qui m’empêcherez de m’en servir.

LE PRÉSIDENT.

Voyons, messieurs !... Je suis désolé ! Monsieur le substitut, je vous en prie ! Maître, de grâce !

LE SUBSTITUT.

L’incident...

LE PRÉSIDENT, qui en a assez.

L’incident est clos !

BARBEMOLLE.

Il aura éclairé du moins la religion du tribunal. À lui de distinguer entre l’acharnement dont l’accusation fait preuve et l’esprit de conciliation dont la défense est animée. – Je poursuis. – Mon client, dites-vous, est un pilier de brasserie ?

Muette exaspération du substitut.

J’y consens. Mais à qui la faute ? Au Gouvernement, messieurs, je ne crains pas de le proclamer ! Nous avons des salles de travail, Dieu merci ! Nous avons des bibliothèques ! Or, vous en défendez l’entrée, vous en interdisez l’accès, aux heures où le pauvre, précisément, serait à même d’en franchir le seuil ! Et vous reprochez à Lagoupille d’aller chercher, pour y assouvir son amour passionné de l’étude, l’atmosphère pestiférée d’un estaminet de quinzième ordre ?... Dérision !... Dérision amère ! À ce café du Pied qui remue où il ne vient pas pour boire, il ne vient pas non plus pour jouer : il vient pour lire les journaux ! Tous les journaux, sans exception !... Les débats l’ont établi, et cela encore, monsieur Alfred, vous qui niez tout, vous qui niez toujours, vous la négation faite homme, est-ce que vous le nierez aussi ? Non ? Hein ?... Ah !!! J’ai fini ! Et voilà l’homme qu’on fait asseoir sur ce banc d’ignominie qui a vu rougir tant de visages, l’homme que de misérables rancunes voudraient livrer à vos rigueurs !... Je livre, moi, à vos dégoûts, la bassesse de tels calculs ! Je persiste avec confiance dans mes conclusions.

Il se rassoit.

LE PRÉSIDENT.

La parole est au ministère public.

LE SUBSTITUT, qui depuis un instant était plongé dans la lecture de l’Officiel, que lui avait apporté l’huissier, vers la fin de la plaidoirie.

Ça y est !

LE PRÉSIDENT.

Quoi ?

LE SUBSTITUT.

Je suis révoqué.

LE PRÉSIDENT.

Révoqué ?

LE SUBSTITUT.

Lisez vous-même.

LE PRÉSIDENT, après avoir lu.

C’est ma foi vrai ! Cher ami...

Il lui serre la main.

Recevez mes condoléances !

BARBEMOLLE.

J’y joins les miennes.

LE SUBSTITUT, aigre-doux.

Je vous en remercie d’autant plus que vous êtes nommé à ma place.

L’AVOCAT.

Moi ?

LE SUBSTITUT.

Parfaitement !

LE PRÉSIDENT.

C’est exact, tenez.

Il passe l’Officiel à l’avocat.

BARBEMOLLE, lisant.

« Décret présidentiel : Me Barbemolle, avocat au barreau de Paris, est nommé substitut du Procureur de la République de la Seine, en remplacement de M. de Saint-Paul-Mépié, révoqué. »

LE PRÉSIDENT.

Tous mes compliments.

LAGOUPILLE.

Et les miens.

BARBEMOLLE, au substitut.

Mon cher prédécesseur, voici votre journal.

LE SUBSTITUT.

Voici ma toque !

LE PRÉSIDENT.

Comment, vous nous quittez déjà ?

LE SUBSTITUT.

Je serais le dernier des idiots, si je continuais à servir, fût-ce une minute, un gouvernement qui se conduit avec moi...

LAGOUPILLE.

Comme un cochon.

LE SUBSTITUT.

J’allais le dire. Adieu ! Je vais traduire Horace. Que le Seigneur vous tienne en santé et en joie !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, moins LE SUBSTITUT

 

LE PRÉSIDENT.

Bonjour, mon ami, bonjour. Il a l’air vexé.

L’HUISSIER.

Plutôt.

LE PRÉSIDENT.

Tout de même, il n’est pas gentil. Me voilà obligé de renvoyer à plus tard les débats de l’affaire Lagoupille.

BARBEMOLLE.

Pourquoi ?

LE PRÉSIDENT.

Je ne puis rendre un jugement qui serait certainement infirmé par la Cour de Cassation, le tribunal n’étant plus au complet.

BARBEMOLLE.

Je suis là.

LE PRÉSIDENT.

Je le vois bien.

BARBEMOLLE.

Eh bien ?

LE PRÉSIDENT.

Je n’ose comprendre... Vous consentiriez ?

BARBEMOLLE.

Je croirais manquer à tous mes devoirs si je ne répondais, dès son premier appel, à la confiance qu’a daigné me témoigner le gouvernement de la République.

LE PRÉSIDENT, après avoir salué.

Puisqu’il en est ainsi...

Lui indiquant du doigt le siège du ministère public.

La place est encore chaude... J’ajoute qu’elle m’est heureuse à vous y rencontrer.

BARBEMOLLE.

Monsieur le Président...

Il lui serre la main, puis va occuper la place que le départ du substitut a laissée vide.

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes prêt à requérir ?

BARBEMOLLE, la toque à la main.

Je suis aux ordres du tribunal.

LE PRÉSIDENT.

Dont acte. L’audience continue. Monsieur le substitut, vous avez la parole.

BARBEMOLLE.

Après la plaidoirie si éloquente et si persuasive que vous venez d’entendre, je ne saurais m’illusionner sur la difficulté de la tâche qui m’incombe. Si loin de la main qu’il m’apparaisse, j’atteindrai cependant, je l’espère, au but que je poursuis ici, avec l’aide du Dieu de Justice dont je suis l’indigne interprète. « J’emprunte mon éloquence à ma seule conviction » vous a déclaré le défenseur ; j’emprunterai la mienne, je le jure, à ma seule sincérité. J’arrive sans plus de préambule à la discussion des faits.

À l’aide d’habiletés oratoires, que je proclame et réprouve à la fois, mon honorable contradicteur vous a tracé, de Lagoupille, une silhouette quelque peu flatteuse, j’oserai dire quelque peu flattée... Homme de bien ! Chevalier du devoir ! Père de cinq enfants en bas âge... Voici, je l’avoue, des titres peu communs à la clémence du juge éclairé et intègre chargé de présider ces débats. Quel homme serait-il, en effet, s’il tenait sa porte fermée à la Vertu venant lui demander droit d’asile, ses lettres de créance à la main ? Malheureusement, entre le portrait et le modèle, il y a place pour une lamentable, pour une écœurante vérité ! Nous avons assez ri, passons aux choses sérieuses ! Les feux d’artifice sont éteints, faisons, à présent, la lumière !

Je n’irai pas par quatre chemins. Lagoupille, l’honnête Lagoupille, est ce qu’on appelle une gouape dans les meilleures sociétés. Lampiste par profession (car il n’est pas plus fonctionnaire qu’il n’est père de cinq enfants), lampiste, dis-je, par profession, mais ivrogne par caractère, il est, mon Dieu, comme Grégoire : il passe tout son temps à boire. Et ce n’est pas lui, j’imagine, qui m’en donnera le démenti ! Avec ce tranquille cynisme propre aux alcooliques invétérés, il vous l’a déclaré lui-même : au seul café du Pied qui remue (ab uno disce omnes), depuis des années, chaque soir, il absorbe sept consommations ! Vous avez bien entendu ? Sept consommations par soirée ! Soit quarante-neuf consommations par semaine. Deux cent dix par mois ! Deux mille cinq cent cinquante-cinq par an et deux mille cinq cent soixante-deux quand l’année est bissextile !!!

Encore, si la conscience des turpitudes dont il s’abreuve – je chercherais vainement un terme plus adéquat à la nature de mon sujet – lui criait de les aller cacher, comme on cache une plaie fétide, en les ténèbres d’un bouge ! Ah ! je vous crierais, moi : Pitié ! car toute étincelle n’est pas morte ! Grâce ! car en cette pudeur suprême il nous est permis de saluer un espoir de rédemption !

Mais non !

Portant fièrement la honte d’être abject, c’est sous le regard des honnêtes gens qu’il prétend étaler son vice, en ce café du Pied qui remue dont la défense, si éloquemment, tout à l’heure, évoquait la vision charmante, j’oserai presque dire familiale ! Car il faut à la corruption cette triste volupté : corrompre !

Désignant Lagoupille du doigt.

Il faut le lit chaste de la vierge à l’opprobre de cette fille publique ! Il faut le calice de la rose à la bave de cet escargot !

Bien mieux ! fleur de débauche et de fainéantise, incarnation du pâle voyou dont jadis le poète des Iambes marqua la hideur au fer rouge, en un vers qui ne périra pas, cet homme méprisable, taré, essaie d’arracher par surprise à l’ignorance de la foule un peu de cette considération dont est affamée l’infamie. Tel un porc qui aurait volé pour s’en revêtir la robe auguste du lion, il ne craint pas de se faire passer pour fonctionnaire de l’État ! souillant ainsi – ah ! songez-y ! songez-y, je vous en conjure ! – l’antique prestige de notre administration nationale, et sapant, d’une main meurtrière, les bases mêmes de la société.

J’ai dit !

Le prévenu spontanément a reconnu les faits qui lui sont reprochés. Je n’ai donc pas à en discuter l’évidence. Je me bornerai à appeler sur lui les sévérités de la loi, et à revendiquer, de votre esprit de justice, un châtiment exemplaire, au nom des intérêts majeurs qui en dépendent.

LE PRÉSIDENT, à Alfred.

Vous n’avez rien à ajouter ?

ALFRED.

Non, monsieur le Président.

LE PRÉSIDENT, à Lagoupille.

Et vous ?

LAGOUPILLE.

Je réclame mes dix francs...

BARBEMOLLE, plein de dignité.

Louis XII ne paye pas les dettes du duc d’Orléans.

LAGOUPILLE.

Eh bien ! il se conduit comme un cochon.

LE PRÉSIDENT, sévère mais juste.

Vous n’êtes pas ici pour apprécier l’histoire.

Il se couvre et prononce.

Le tribunal, après en avoir délibéré conformément à la loi :

Attendu qu’Alfred, limonadier à Paris, a introduit une plainte contre Lagoupille, comme ayant reçu de celui-ci...

LAGOUPILLE, à mi-voix.

Un marron...

LE PRÉSIDENT.

...Un marron... Euh... Taisez-vous donc, Lagoupille !... un coup de poing en plein visage ; qu’il s’est porté partie civile et qu’il réclame cinq cents francs à titre de dommages-intérêts ;

Attendu qu’il appert clairement des débats que Lagoupille, par le désagrément de son commerce et ses exigences sans nom, a réussi à mettre en fuite la clientèle habituelle du café du « Pied qui remue », et contribué ainsi, dans une large mesure, à la déconfiture de cet établissement ; que, dans ces conditions, les prétentions d’Alfred ne paraissent nullement excessives...

ALFRED, à part.

Si j’avais su, j’aurais demandé dix mille francs.

LE PRÉSIDENT.

Attendu enfin que Lagoupille ne nie point s’être livré sur la personne du limonadier Alfred à la voie de fait qui est l’objet de la poursuite ; qu’il semble venir, de lui-même, se placer sous le coup de la loi, et qu’il y aurait lieu dès lors de lui faire application de l’article 311 du Code pénal, ainsi conçu : « Lorsque les coups et violences exercés n’auront occasionné aucune maladie, le coupable sera puni d’un emprisonnement de six jours à deux ans. »

ALFRED, au comble de la joie.

Deux ans de prison ! Deux ans de prison !

LE PRÉSIDENT.

Mais d’autre part :

Considérant qu’Alfred ne justifie pas de l’acte de brutalité dont il aurait été victime, ni par un témoignage, ni par un procès-verbal, ni par un certificat de médecin ; que le juge ne saurait, sans contrevenir gravement à la procédure en usage, et notamment aux articles 154, 155 et 189 du Code d’instruction criminelle, accueillir une réclamation dont le bien fondé n’est établi que par les affirmations de l’intéressé ;

Considérant d’ailleurs que si, en réalité, Alfred a reçu...

LAGOUPILLE, à mi-voix.

Un marron !

LE PRÉSIDENT.

Un marron... Euh !... Je vais vous faire sortir, Lagoupille !... un coup de poing dans la figure, il n’a eu que ce qu’il méritait, ayant par des provocations, ainsi qu’il l’a reconnu lui-même, contraint et forcé Lagoupille à user de son droit de légitime défense ;

LAGOUPILLE, à mi-voix.

Très bien !

LE PRÉSIDENT.

Attendu qu’il argue en vain du refus opposé par Lagoupille à ses invitations d’avoir à quitter sur l’heure le café du « Pied qui remue... » ; qu’en effet, aux termes de nombreux jugements confirmés par autant d’arrêts de cours d’appel, un café étant un lieu public, pleine et entière liberté est laissée à tout un chacun, non seulement d’y pénétrer, mais encore d’y séjourner aussi longuement qu’il juge à propos, à charge pour lui, bien entendu, de n’y faire aucun scandale ;

LAGOUPILLE, à mi-voix.

Très bien !

LE PRÉSIDENT.

Considérant qu’en l’espèce, Lagoupille, en aucune circonstance, ne semble avoir scandalisé la moralité des clients du café du « Pied qui remue », soit par l’inconvenance de ses gestes, soit par la licence de ses propos, soit par l’exhibition publique des intimités de son individu ; que par conséquent, en tentant de l’expulser de force, Alfred a outrepassé les pouvoirs que lui confèrent la jurisprudence et les règlements de police ;

Pour ces motifs :

Acquitte Lagoupille.

LAGOUPILLE.

Très bien !

LE PRÉSIDENT.

Déclare Alfred mal fondé en sa plainte, l’en déboute, et le condamne aux dépens.

L’audience est levée.

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