Chien et chat (Adèle REGNAULD DE PRÉBOIS)
Comédie-vaudeville en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Délassements-Comiques, le 20 novembre 1852.
Personnages
LE COMTE DE TRENEUIL
HORTENSE, sa femme
JUSTIN, valet
Un salon sous Louis XV : porte au fond, une à droite et l’autre à gauche formant pans coupés ; à droite, une cheminée ; à gauche, une console surmontée d’une glace, un guéridon et un canapé.
Scène première
JUSTIN, seul, entrant par le fond, un candélabre allumé à la main
Sept heures ! voilà une heure que mon couvert est mis... et, ni M. le comte, ni Madame, sortis chacun de son côté, ne sont encore rentrés... ah ! ils se font attendre aujourd’hui... on voit bien que la lune rousse s’est levée pour le jeune ménage... dame ! après un an de mariage... mais... j’entends M. le comte qui revient de Versailles...
Scène II
LE COMTE, JUSTIN
LE COMTE.
Comment ! il est sept heures, déjà ! diable... mais je suis horriblement en retard... ma femme va croire que je l’ai fait exprès... et voilà un beau sujet de guerre... Justin, faites prévenir Madame, et servez.
JUSTIN.
C’est que madame la comtesse n’est pas encore rentrée...
LE COMTE, dépité.
Ah ! pas encore rentrée, eh bien, cela se trouve à merveille.
Haut.
Écoute, Justin, Tu connais Ulric, le cocher de M. de Marillac... il doit m’amener ce soir un chien de chasse...
JUSTIN, vivement et avec joie.
Est-ce que mon sieur le comte aurait l’intention de...
LE COMTE.
Le maraud m’interroge, je crois... écoute et retiens bien mes paroles. Aussitôt qu’Ulric sera là, tu m’avertiras et tu feras monter sans bruit Ophélie...
JUSTIN.
Ophélie ?
LE COMTE.
C’est le nom de l’animal... tu le feras monter, dis-je, dans mon appartement...
Souriant et plus doucement.
Et à minuit, tu entends, à minuit, tu te tiendras prêt à partir... maroufle... nous chassons demain au point du jour.
JUSTIN, avec joie.
Est-il possible ! mais Madame...
LE COMTE.
Ah ! si tu n’as pas envie que je te chasse... va-t’en... et pas un mot... c’est entendu.
Justin sort.
Madame... Madame !... sur mon honneur, on rirait trop à la cour si l’on savait à quoi le despotisme d’une femme... et d’une femme légitime encore... avait réduit l’un de ses plus brillants seigneurs... ne plus chasser ! moi !... le plus effréné chasseur !... et j’ai pu consentir à laisser envoyer à notre terre du Tremblay, Médor et Blak, les deux plus beaux chiens qui se puissent voir ! Hortense l’avait exigé ; il est vrai qu’en retour de ce sacrifice, elle promettait de renoncer à sa passion pour les angoras... oh ! il faut bien être femme pour aimer les chats ! mais Hortense ne rentre pas ?... elle sait pourtant que j’aime dîner à l’heure... lui serait-il arrivé quelque chose ? ou n’est-ce pas plutôt une nouvelle taquinerie... c’est son défaut dominant ; que dis-je ? mais en fait de défauts... je crois, sur ma parole, qu’elle les a tous... tous !... épousez donc une jeune fille sur sa mine, sur la foi de son sourire d’ange, et ce ses grands yeux langoureux... oh ! les femmes ! les femmes !
Air de l’Apothicaire.
Chez elles, jusqu’au moindre attrait
Cache du cœur la perfidie,
De ce cœur dont un roi disait :
Bien fol est celui qui s’y fie !
Moi j’ajoute ici franchement :
La femme la plus adorable,
Pour notre malheur, n’est souvent
Qu’un archange doublé d’un diable,
Oui, la femme n’est trop souvent
Qu’un archange doublé d’un diable.
Il rentre chez lui, à droite.
Scène III
JUSTIN, entrant, et apportant du bois qu’il mit au feu
M. le comte n’est plus là ! et Madame vient de rentrer... ah ! si elle se doutait que nous devons chasser demain... elle trouverait bien quelque moyen de... mais elle ne le saura pas... C’est elle... n’ayons l’air de rien !...
Scène IV
HORTENSE, JUSTIN
HORTENSE, entrant vivement.
Sept heures et demie ! c’est cependant en cueillant ce bouquet que je me suis ainsi attardée... mon mari doit être furieux... il a un si singulier caractère... Justin, M. de Treneuil est là ?
JUSTIN.
M. le comte rentre à l’instant, Madame.
HORTENSE, vivement.
Comment, à l’instant !... mais alors il a été en retard ?
JUSTIN.
D’un quart d’heure de moins que Madame...
HORTENSE, à elle-même.
Mais c’est une horreur cela, une indignité !
À Justin.
C’est bon, allez...
À elle-même.
C’est clair... il n’a eu d’autre but que de me faire attendre. Il sait pourtant que je ne déteste rien autant que cela... ah ! mais c’est une raison... la déférence a-t-elle jamais été au nombre de ses qualités ?... ses qualités ! c’est qu’en vérité, je crois qu’il n’en possède pas une... ah ! qui m’eût dit il y a un an, lorsque je l’épousai, que la désillusion viendrait si tôt !... heureux jours ! comme ils ont passé ! une larme... cachons-la vite sous un sourire ; que l’ingrat ne puisse pas lire au fond de mon cour, non, mille fois non !
Air de la Dame de Pique (Je suis bossue).
Je ne veux pas qu’il puisse croire,
Pour mon honneur,
Que j’ai gardé douce mémoire
De ce bonheur.
Il penserait que je pardonne,
Qu’il est aimé... quand je le hais !
Oui, je le hais !
Pourtant je suis sensible et bonne,
À cela près.
mais je l’entends, dissimulons, il serait trop content s’il me voyait de mauvaise humeur.
Scène V
LE COMTE, HORTENSE
LE COMTE, à part.
Ma femme ! enfin ! ne lui donnons pas la satisfaction de m’avoir fâché.
Haut.
Il paraît, Madame, que la promenade a été bonne ?
HORTENSE.
Il paraît, Monsieur, que vos loisirs ont été bien occupés ?
LE COMTE.
Tenez, ma chère Hortense, je crois que ce que nous avons de mieux à faire en ce moment, c’est de réparer le temps perdu, et de nous mettre à table.
HORTENSE.
Comment, pas un mot d’excuse !
Haut.
Merci, Monsieur, je n’ai pas faim.
Elle va s’asseoir.
LE COMTE, à part.
Elle voudrait m’exaspérer, morbleu ! c’est moi qui me donnerai le plaisir de la contrarier.
Haut.
Vrai Dieu ! Madame, vous me délivrez là d’un pénible devoir.
Il s’assied devant le feu.
HORTENSE.
Et lequel ?
LE COMTE.
Celui de dîner deux fois, parbleu !
HORTENSE, se levant vivement.
Comment, Monsieur, vous avez dîné dehors, quand vous saviez que je vous attendais ?
LE COMTE.
Mais vous ne m’avez pas attendu... et, tenez... je soupçonne fort que, de votre côté...
HORTENSE, à part.
Laissons-lui croire, pour ma dignité...
Haut, et retournant s’asseoir.
Oui, Monsieur, j’ai diné avec une amie de couvent que j’ai retrouvée... elle était d’une gaieté... d’un entrain... elle est veuve...
LE COMTE.
Ah ! vraiment ! eh bien ! sur mon âme, le hasard a de singuliers rapprochements... l’ami, dont la joie communicative a fait tous les frais de notre repas... venait d’embarquer sa femme pour les Grandes-Indes !...
HORTENSE, à part.
Je crois que j’aimerais mieux être battue !
LE COMTE, à part.
Je n’ai pas dîné, avec tout cela !... au diable les querelles de ménage... j’ai une faim de loup.
HORTENSE, à part.
Je tombe d’inanition, et cependant je ne puis plus aller me mettre à table.
LE COMTE, à part.
Heureusement que Justin aura fait garnir mon carnier.
HORTENSE, à part.
J’y songe... j’ai là quelques macarons.
JUSTIN, entrant, et avec mystère.
Monsieur le comte...
LE COMTE.
Ah ! c’est toi, Justin. Quel air embarrassé... Eh bien !... qu’est-ce ?...
JUSTIN, bas.
La personne que monsieur le comte attendait est là.
LE COMTE, vivement.
C’est bien... c’est bien !...
HORTENSE, à part.
Qu’y a-t-il donc ?...
Elle s’approche doucement.
LE COMTE, à Justin, le congédiant brusquement, et bas.
Ne t’avais-je pas dit, sot que tu es, de faire monter chez moi par le petit escalier, et dans le plus grand mystère ?
HORTENSE, vivement.
Hein ?...
LE COMTE, la surprenant, et ironiquement.
Ah ! vous écoutiez ?...
Justin est sorti.
HORTENSE, dépitée.
Moi... par exemple...
Air de Fleurette.
Sachez-le ! Monsieur, l’on n’écoute
Que ce qui peut intéresser ;
Et malgré tout ce qu’il m’en coûte,
La vérité veut que j’ajoute
Qu’entre nous tout est étranger.
Or, qu’est-ce que ça peut me faire
Que, par l’escalier dérobé,
L’on vous visite avec mystère...
Triomphante.
Vous voilà convaincu, j’espère...
LE COMTE, avec malice.
Vous aviez très bien écouté. (Bis.)
HORTENSE, dépitée.
J’ai entendu sans le vouloir... mais je ne vous demande pas...
LE COMTE.
Vrai Dieu !... vous faites bien, Madame... car...
HORTENSE, vivement.
Si je voulais savoir, pourtant...
Elle agite une sonnette.
LE COMTE, debout, devant la cheminée.
Justin est un serviteur discret... il ne dira rien...
HORTENSE, froidement, et appuyant.
Il me dira, Monsieur, si ma voiture, que j’ai demandée pour ce soir, est prête.
LE COMTE, à part.
Comment ! elle sort... où va-t-elle ?
Scène VI
LE COMTE, HORTENSE, JUSTIN
JUSTIN.
Madame la comtesse a sonné ?
HORTENSE.
Voyez si l’on a attelé.
JUSTIN.
Madame n’avait donné ses ordres que pour neuf heures.
HORTENSE.
Je sortirai plus tôt... j’irai à...
LE COMTE, vivement.
À...
HORTENSE, se retourne, sourit, puis reprend.
Allez donc, Justin !...
Au comte, et avec raillerie.
Ah ! vous écouliez, Monsieur.
LE COMTE, avec dépit.
Moi, Madame !... Dieu m’en garde...
Air de Fleurette.
Vous avez oublié, sans doute,
M’avoir appris tantôt ceci :
Qu’ordinairement l’on n’écoute
Que ce qui nous touche... et j’ajoute :
Ce n’était pas le cas ici ;
Que chez Paul, plutôt que chez Pierre,
Vous vous rendiez... en vérité,
Qu’est-ce que cela peut me faire...
Vous voilà bien sûre, j’espère...
HORTENSE, souriant.
Vous aviez très bien écouté. (Bis.)
Mais n’allez pas croire que je vous en veuille le moins du monde pour cela... Je n’ai point de motifs de cacher mes actions, puisque vous m’en laissez complètement maîtresse, et que ce soit chez Paul ou chez Pierre, comme vous dites... peu importe !
LE COMTE, à part, furieux.
Je ne sais toujours pas où elle va...
HORTENSE, à part.
Il ne me le demandera pas, vous verrez...
LE COMTE, à part.
Où diable peut-elle aller ?...
HORTENSE, allant à la glace.
Ma toilette vous plaît-elle... suis-je bien coiffée ?
LE COMTE, se rasseyant devant le feu, et lui tournant le dos.
Je ne m’y connais pas... demandez à votre miroir.
HORTENSE.
Mon miroir... c’est un flatteur !... Allons, il faudra que je m’en rapporte à l’effet que je produirai en entrant à l’Opéra.
LE COMTE, à part, vivement.
À l’Opéra !... Elle va à l’Opéra... sans moi... Mais que dira-t-on... que pensera le monde... Après tout, c’est ma femme... et je ne veux pas...
Il s’arrête, et sourit.
Je ne veux pas...
Haut, et d’un ton léger et indifférent.
Ah ! vous allez à l’Opéra, Madame.
HORTENSE, vivement, toujours à la glace.
Vous dites cela comme si vous étiez fâché.
LE COMTE.
Fâché... de ce que vous allez prendre un plaisir... J’aurais là un fort mauvais caractère.
HORTENSE.
Ah !... cependant... autrefois... si j’ai bonne mémoire... quand je parlais d’aller seule... vous...
LE COMTE, vivement.
Autrefois, Madame... j’étais un sot.
HORTENSE, naïvement.
Non... vous étiez jaloux...
LE COMTE.
Mais, qu’est-ce que la jalousie, je vous demande, si ce n’est la pire des sottises ?...
HORTENSE.
Et... vous vous êtes guéri... de cette infirmité-là ?...
LE COMTE, sans lui répondre.
Que vous donne-t-on ce soir à l’Opéra, ma chère ?... Ah ! je me souviens... un charmant spectacle, sur ma foi...
HORTENSE, à part, pensive.
Il n’est plus jaloux...
JUSTIN, au fond.
La voiture de madame la comtesse.
HORTENSE, à elle-même, très agitée.
C’est qu’il ne m’aime plus !
Haut et vivement, à Justin.
J’ai changé d’avis... je ne sors pas... faites dételer.
LE COMTE, se levant et à part.
Ah !...
Haut.
Vous avez compris, n’est-ce pas, Hortense, qu’il n’était pas convenable...
HORTENSE, vivement.
Qu’il n’était pas convenable... mais dites-le donc ! enfin... cela vous déplaisait... cela vous déplaît...
Elle sonne.
Justin !
LE COMTE, à part.
Ah ! diable !
À Justin, qui rentre, et affectant la tranquillité.
Justin... faites ratteler... Madame sort...
HORTENSE.
Eh bien !... non !...
LE COMTE, souriant.
Justin ! attendez ! Madame la comtesse n’a peut-être pas dit son dernier mot.
HORTENSE, furieuse.
Eh bien !... je vous rappellerai... allez !
LE COMTE, à Hortense, et railleur.
J’y pense, Madame... c’est peut-être ma présence qui vous gène pour prendre une détermination... quelconque... permettez-moi de me retirer...
HORTENSE, dépitée.
Chez vous... où l’on vous attend...
LE COMTE.
Pardieu ! c’est juste... je l’avais oublié... mille grâces, Madame, de m’en avoir fait souvenir.
HORTENSE, à part.
C’est moi maintenant... Oh !
ENSEMBLE.
Air de la Sirène.
Le dépit, la colère,
L’agitent tour à tour !
Quel odieux caractère,
Et peu fait pour l’amour !
Scène VII
HORTENSE, seule
Mais qui donc est chez lui ? que m’importe !... un ami, sans doute... un de ceux qui l’ont aidé à se perdre... car il est perdu... il ne me souffre plus la moindre volonté... le plus petit caprice... Oh ! c’est un homme fini... j’avais cependant bien suivi les conseils de ma tante... qui me répétait sans cesse : « Ma nièce, j’ai eu trois maris et tous les trois je les ai menés. »
Avec effroi.
Mais j’y songe seulement... ils sont morts tous les trois, les maris de ma tante.
Air de Pourquoi : (Loisa Puget.)
Je me prends tout bas à trembler,
Oui, je suis dans un trouble extrême
Lorsqu’ici je viens à songer
Que j’allais suivre un tel système.
Mon mari, soit dit sans aigreur,
Est insupportable,
De plus intraitable,
Et semble mettre son bonheur
À faire ici-bas tout pour mon malheur,
Et pourtant, je ne sais pourquoi,
Mais, si je le perdais, j’en mourrais, je crois,
Oui, si je le perdais, j’en mourrais, je crois...
Savez-vous pourquoi ?
Dites, savez-vous pourquoi ?
C’est que, malgré moi,
Je l’aime et je crois,
Je crois que voilà pourquoi !
Aussi... désormais... j’y mettrai du mien... Ferdinand n’aime pas que je sorte... je ne sortirai plus... il ne comprend pas, il n’admet pas qu’une femme ait une espèce de prédilection pour certains animaux... les chats, par exemple !... Eh bien !... (ceci est un secret) je renverrai à ma tante le bel angora qu’elle m’a fait parvenir en cachette, il y a huit jours, pour occuper ma triste solitude.
Prenant sur sa table une lettre commencée.
J’avais commencé à lui écrire pour la remercier de son gentil protégé, car il est très gentil... Eh bien !... cette lettre, je ne l’enverrai pas... je...
La porte du comte s’ouvre.
Mon mari !
Scène VIII
LE COMTE, HORTENSE
LE COMTE, sans la voir, et parlant à la cantonade.
Un peu de patience... je reviens, ma belle Ophélie !
HORTENSE, stupéfaite, et à part.
Ophélie !... une femme !...
Elle va au fond, sa lettre lui échappe des mains.
LE COMTE, même jeu.
Ce n’est qu’à minuit que nous quitterons ensemble cette maison... En attendant, dors, ma belle prisonnière !
HORTENSE, pendant ce temps, et défaillante.
Mon mari me trompe !... Il veut fuir cette nuit avec une maîtresse !
LE COMTE, toujours sur sa porte.
Magnifique bête, sur mon âme !
HORTENSE, à part.
Comme il la regarde, celte femme.
LE COMTE, même jeu.
Quel flair !
HORTENSE, à part.
Il l’admire, sans doute.
LE COMTE, même jeu.
Des oreilles longues de ça.
HORTENSE, à part.
Mais qu’a-t-elle donc de plus que moi, cette rivale ?
LE COMTE, de même.
Un museau de race, je m’y connais.
Il referme doucement la porte.
HORTENSE, désespérée.
Ah ! je n’ai plus qu’à mourir.
Elle rentre chez elle.
Scène IX
LE COMTE, seul, arrivant en scène
Il ne me reste maintenant qu’un embarras !... celui de faire prévenir ma femme afin qu’elle ne s’inquiète pas... car, en définitive, cette horreur qu’elle a pour la chasse vient de la crainte de m’y perdre par quelqu’accident !... chère Hortense !... ah ! si tu n’étais pas si insupportable... que tu serais aimable !...
Allant à la table.
Deux mois suffiront.
Il s’apprête à écrire.
Tiens ! son écriture... une lettre à sa tante... sa tante, la cause de notre malheur réciproque !... que peut-elle bien lui dire ?... Oh ! des récriminations sans fin, je parie...
Il lit.
« Ma chère tante, votre protégé m’est arrivé sain et sauf. »
Parlé.
Hein ! son protégé ?...
Lisant.
« Il m’a aimée dès l’instant qu’il m’a vue... et moi... »
Parlé.
Hein ! qu’est-ce que cela veut dire ?
Lisant.
« Et moi, j’ai senti tout de suite que je pourrais reporter sur cet être intéressant l’amour que mon mari a pris tant de plaisir d’étouffer en moi. »
Parlé.
Je lis mal !
Lisant.
« J’ai tout caché à M. de Treneuil ; il est fort inutile qu’il sache que sa victime se console... »
Furieux.
Fort bien... continuons...
Lisant.
« Votre protégé... »
Parlé.
Toujours son protégé !...
Lisant.
« Est loin de s’en plaindre... «
Parlé.
Je le crois fichtre bien !
Lisant.
« Dans la crainte d’éveiller ses soupçons, je lui ai donné l’excellente habitude, dès qu’on entend le moindre bruit, de se cacher dans la ruelle. »
Parlé et se levant vivement.
Dans la ruelle ! ah ! j’y vois rouge, bleu, jaune... j’y vois de toutes les couleurs...
Lisant.
« Mais pour plus de sûreté encore... »
Parlé.
J’espère qu’en voilà des précautions.
Lisant.
« Chaque matin je lui donne la clé des champs... et chaque soir, quand minuit sonne, je le retrouve fidèle sur mon balcon. »
Parlé.
Minuit... et il n’est qu’onze heures ! voyons encore.
Lisant.
« Seulement, il n’est pas sans défaut, comme vous me l’aviez annoncé... ah ! je le crois gourmand... »
Avec indignation.
Gourmand !
Lisant.
« Pour voleur, j’en ai des preuves. »
S’essuyant le front.
C’est horrible !
Lisant.
« Mais on lui pardonne tout, en faveur de ses superbes moustaches. »
Éclatant.
C’est un militaire !... tant mieux ! il ne pourra refuser de jouer sa vie contre la mienne !
Lisant.
« Et puis, chère tante, vous savez combien je suis frileuse. »
Parlé.
Ah ! mon Dieu ! que vais-je lire !... la lettre est interrompue... tant d’audace !... d’impudence ! une femme que j’aimais... que j’aime encore... ma vengeance sera terrible !
Il sonne.
Oh ! ma tête est en feu !
Scène X
LE COMTE, JUSTIN
JUSTIN.
Monsieur a sonné ?
LE COMTE.
Oui... je t’avais donné l’ordre de préparer mes armes pour ce soir... est-ce fait ?
JUSTIN.
Le fusil de monsieur le comte est dans son appartement.
LE COMTE, hors de lui.
Un fusil !... mes pistolets !...
JUSTIN.
Jour de Dieu ! quel est donc le gibier que l’on chasse avec de pareilles armes ?
LE COMTE.
Un animal de ton espèce, imbécile !
JUSTIN.
Un homme ! Monsieur le comte veut se battre ?
LE COMTE, très froidement.
Moi... tu es fou, mon pauvre Justin !... allons, va prendre une heure de repos... allons, maroufle.
JUSTIN, à part.
C’est égal... il y a quelque chose... la vie d’un de mes semblables est en danger... allons nous coucher...
Il sort.
Scène XI
LE COMTE, seul
Qu’allais-je faire !... me donner en spectacle à ces gens, qui devinent si vite et si juste quelquefois... seul je veillerai... quand je dis seul... oh ! Hortense !... Hortense !... m’avoir trompé... elle !... qui l’aurait pensé ?... mais j’y pense... la femme qui trompe son mari est bonne... affable !... elle cherche à lui faire passer en douceur sa perfidie... elle est tout miel, enfin... et la mienne était... est encore, heureusement, à l’état de vinaigre... que croire ?
Il s’assied le sur canapé et relit sa lettre.
Scène XII
LE COMTE, absorbé, HORTENSE
HORTENSE, à elle-même, sans le voir.
Mon plan est bien arrêté, je pourrais faire un éclat, chasser cette femme qui est là... cette Ophélie, ma rivale... mais mon mari m’en aimera-t-il davantage ? non ! et je veux, au contraire, qu’il me regrette quand je me serai séparée de lui... oui, je veux qu’il sache quel ange de douceur il a méconnu.
L’apercevant.
Il est là... n’ayons pas l’air !...
Elle tousse.
LE COMTE, à part.
C’est elle ! dissimulons... pour mieux frapper.
Haut.
Vous n’êtes pas à l’Opéra, Madame ?
HORTENSE, avec douceur, venant près de lui.
Non, mon ami !
LE COMTE, à part, frappé.
Son ami...
Haut.
Cependant... c’était votre intention.
HORTENSE, s’accoudant au canapé et avec coquetterie.
Oui... mais vous avez paru désirer que je restasse... et je suis restée... mon ami.
LE COMTE, vivement, à part.
Encore son ami...
Haut et dépité.
Comment... comment... c’est parce que...
HORTENSE.
Le premier devoir d’une bonne femme n’est-il pas la soumission ?...
LE COMTE, à part, fort inquiet.
Mais cette douceur... cette angélique douceur... diable !... ce n’est plus du vinaigre.
HORTENSE, très tendre.
Mais, pour moi... vous obéir n’est pas seulement un devoir... c’est un plaisir... vous le savez... Ferdinand.
LE COMTE, à part.
C’est tout miel... Aïe... aïe... je ne me sens pas bien !...
HORTENSE.
Qu’avez-vous ?... vous avez mal à la tête ?
LE COMTE, furieux.
Madame... je suis...
HORTENSE.
Oh ! cela se voit...
LE COMTE, épouvanté.
Cela se voit...
HORTENSE, reprenant.
Bien souffrant, n’est-ce pas ? ah ! mon Dieu ! si j’allais vous perdre !
LE COMTE, à part, se levant furieux et passant à droite.
Elle pense à m’envoyer dans l’autre monde... au fait, ce serait plus commode... oh ! mais nous n’en serons pas moins séparés... le lui dire en ce moment lui ferait trop de plaisir... je suis à ses yeux un monstre... un tyran !... morbleu ! je veux qu’elle me regrette... qu’elle m’aime !...
HORTENSE, à part, assise.
Quelle situation !... une femme trahie qui se trouve dans l’obligation de faire des coquetteries à l’infidèle.
LE COMTE, à part.
C’est égal, c’est dur de faire des mamours à une femme qui vous a...
HORTENSE, du canapé.
Êtes-vous mieux ?
LE COMTE, venant près d’elle.
Près de vous, chère amie, je ne puis être qu’à merveille.
HORTENSE, à part.
Le fourbe.
Haut.
Mais approchez donc, il y a place pour deux sur le canapé.
LE COMTE, à part, s’asseyant.
La traitresse.
HORTENSE.
Eh bien, voilà que vous me tournez le dos, à présent. Est-ce que, pour mon malheur, je serais devenue... laide, que vous n’osez plus me regarder en face ?...
LE COMTE, à part.
C’est effrayant comme ma femme est jolie, ce soir.
HORTENSE.
Vous ne m’avez pas répondu.
LE COMTE.
Que voulez-vous que je vous dise ? que vous avez une jolie robe, et qu’elle vous va bien. Après cela, je ne sais trop si c’est la robe qui va bien à la taille ou la taille qui sied à la robe. Mais le fait est que...
Hortense le regarde.
le fait est que vous avez les plus yeux du monde !
HORTENSE, à part.
Allons, il paraît que le goût lui revient.
LE COMTE, lui prenant la main.
Hortense !
HORTENSE.
Eh bien, que faites-vous ?
LE COMTE, embrassant la main.
Je me souviens.
HORTENSE, à part.
Ce n’est pas malheureux.
Haut.
Et de quoi vous souvenez-vous ?
LE COMTE.
De ce beau temps... où tu m’aimais, l’as-tu donc oublié ?
HORTENSE, coquette.
Pardon... mais il y a un an de cela... je n’ai jamais été très forte sur l’histoire ancienne.
LE COMTE, piqué.
Ah !
HORTENSE.
Mais nous pourrions la repasser ensemble.
LE COMTE.
Je vous y aiderai.
Air de Paul Henrion.
Vous étiez douce et tendre...
HORTENSE.
Et vous... galant...
Vous saviez me comprendre,
C’était charmant !
LE COMTE.
J’avais votre tendresse.
HORTENSE.
Moi, votre cœur,
Et tout dans notre ivresse
Était bonheur.
Deuxième couplet.
HORTENSE.
Chez nous jamais d’orages.
LE COMTE.
Notre beau ciel
Voyait fuir les nuages,
À son soleil.
HORTENSE.
Triste soleil... ses flammes
N’ont-elles donc,
Pour réchauffer deux âmes,
Qu’un seul rayon.
LE COMTE, parlé.
Mon Hortense.
HORTENSE.
Mais tu m’aimes donc toujours, mon Ferdinand ?
LE COMTE.
Ton cœur ne m’était donc pas fermé ?
HORTENSE.
Tiens ! nous étions deux fous de n’a voir pas su apprécier notre bonheur... moi, en abusant...
LE COMTE.
Tais-toi !... j’ai eu tous les torts...
HORTENSE.
C’est moi.
LE COMTE.
C’est moi.
HORTENSE.
Eh bien ! tous deux...
En ce moment, minuit sonne dans le lointain, puis se répète à la pendule.
TOUS DEUX.
Minuit !
Ensemble.
Air de l’Eau merveilleuse.
C’est minuit !
Ma colère est infinie !
Ce bruit
Me rappelle sa perfidie.
Tout est dit,
Et mon bonheur, je parie,
S’enfuit
Pour ne revenir de la vie.
LE COMTE, à part.
La fureur
Ici fait bondir mon cœur !
Oh ! malheur
À l’infâme séducteur !
HORTENSE, à part.
Quel moment,
Sans doute impatiemment
Elle attend,
Car ce bruit qu’on entend,
C’est minuit.
LE COMTE, à part, montrant la chambre d’Hortense.
Il attend, l’infâme !... osera-t-elle le rejoindre maintenant !
HORTENSE, à part.
Partira-t-il encore avec cette femme ?... s’il doit me faire un sacrifice, je veux qu’il vienne de lui... je le laisse.
Elle veut sortir.
LE COMTE, à part.
Elle se dirige vers son appartement... vers son balcon... sur ma vie, elle ne recevra dans ses bras qu’un cadavre.
Il veut sortir.
Allons prendre mes armes !...
HORTENSE, vivement.
Où allez-vous, Monsieur ?
LE COMTE.
Madame...
HORTENSE, avec force.
Ferdinand ! vous ne sortirez pas ! Je connais le projet que vous méditez !
LE COMTE, à part.
Elle tremble pour la vie de cet homme.
HORTENSE.
Cruel ! vous voulez donc nous séparer ?
LE COMTE, furieux.
À tout jamais... et plus encore, si c’était possible.
HORTENSE, à part.
Cette femme l’a rendu féroce.
Le retenant.
Mais enfin, pourquoi ?...
LE COMTE, s’arrêtant.
Pourquoi ?
HORTENSE.
De quoi vous plaignez-vous ?... que vous ai-je fait ?...
LE COMTE, hors de lui.
Ce que vous m’avez... elle me demande ce qu’elle m’a fait !...
HORTENSE.
Voyons... est-ce que tous les maris ne sont pas un peu exposés à...
LE COMTE, indigné.
Madame, à quel degré de perversité êtes-vous descendue...
HORTENSE, éplorée.
Moi !... parce que je ne veux pas être séparée de l’objet d’un amour qui, je le sens maintenant, est toute ma vie.
LE COMTE.
Encore !... voulez-vous donc me pousser aux dernières extrémités et que je vienne le massacrer devant vous... sous vos yeux... cet homme !
HORTENSE, stupéfaite.
Quel homme ?
LE COMTE.
Cet amant que vous défendez si bien...
HORTENSE.
Un amant... moi !...
LE COMTE.
Osez nier... quand vous-même avez pris soin de m’en instruire... cette lettre...
HORTENSE, stupéfaite.
Cette lettre... ma lettre à ma tante...
Parlant d’un éclat de rire.
Ah ! ah !...
Se reprenant.
Je suis furieuse, Monsieur... vous avez cru... au fait... on juge les autres d’après soi... ou plutôt, il vous a paru ingénieux d’inventer un amant dans ma chambre, pour vous excuser, d’avoir introduit sous le toit conjugal... cette femme...
LE COMTE, stupéfait.
Quelle femme ?... oh ! vous voulez me donner le change...
HORTENSE.
Comment, vous avez l’audace de dire qu’une femme... votre maîtresse, n’est pas en fermée là !... chez vous...
LE COMTE.
Vous avez l’indignité de soutenir qu’un homme... Votre amant, ne vous attend pas sur le balcon de votre appartement, nous allons bien voir !
Il se dirige vers l’appartement d’Hortense.
HORTENSE.
Oui, nous allons bien voir !
S’arrêtant à la porte de son mari, et à part.
Voilà que je tremble...
LE COMTE, de l’autre côté, même jeu.
Cela me fait un drôle d’effet... c’est égal.
Tous deux entrent résolument.
LE COMTE, dans la coulisse.
Sortez... sortez, infâme !
HORTENSE, de même.
Venez, Madame... venez...
Stupéfaite.
Un chien !
LE COMTE, toujours en dehors.
Un chat !
Tous deux reparaissent, se regardent, puis parlent d’un grand éclat de rire.
HORTENSE, à part.
Ah !... ah !... un chien !... c’est égal... la leçon me profitera.
LE COMTE, à part.
Ah !... ah !... ce n’était qu’un chat.
Avec effroi.
Oui, mais ça aurait pu être...
Tous deux se regardent et se reprennent à rire de plus belle.
HORTENSE, venant près de lui, et gravement.
Monsieur le comte... que doit-on faire à deux coupables... coupables du même délit ?...
LE COMTE, gravement.
La loi ne saurait être trop sévère ! je crois, Madame, qu’on devrait les attacher à la même chaine...
Il lui prend le bras, qu’il passe sous le sien.
Et les condamner... au bonheur à perpétuité !... la société veut un exemple !
HORTENSE, souriant avec finesse.
Et nous lui prouverons que... chien et chat peuvent parfois vivre très bien ensemble !
Air : Vaudeville final de la Petite Sœur.
Mon bonheur, par ce jugement,
M’est presque garanti d’avance,
M’est presque garanti d’avance.
LE COMTE.
Oui, mais un tribunal plus puissant
Pourrait bien casser la sentence,
Oui, la sentence.
HORTENSE, quittant son bras, et au public.
Mon sort, Messieurs, est dans vos mains ;
N’accomplissez pas sa menace !
Le plus beau droit des souverains
N’est-il donc pas le droit de grâce ;
Oui, vous avez le droit de grâce,
Faites donc grâce !