Chatterton (Alfred DE VIGNY)

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 12 février 1835.

 

Personnages

 

CHATTERTON

UN QUAKER

KITTY BELL

JOHN BELL

LORD BECKFORD, lord-maire de Londres

LORD TALBOT

LORD LAUDERDALE

LORD KINGSTON

UN GROOM

UN OUVRIER

RACHEL, fille de Kitty Bell, âgée de six ans

SON FRÈRE, jeune garçon de quatre ans

TROIS JEUNES LORDS

DOUZE OUVRIERS de la fabrique de John Bell

DOMESTIQUES du lord-maire

DOMESTIQUES de John Bell

UN GROOM

 

 

ACTE I

 

La scène représente un vaste appartement ; arrière-boutique opulente et confortable de la maison de John Bell. À gauche du spectateur, une cheminée pleine de charbon de terre allumé. À droite, la porte de la chambre à coucher de Kitty Bell. Au fond, une grande porte vitrée : à travers les petits carreaux, on aperçoit une riche boutique ; un grand escalier tournant conduit à plusieurs portes étroites et sombres, parmi lesquelles se trouve la porte de la petite chambre de Chatterton.

Le quaker lit dans un coin de la chambre, à gauche du spectateur. À droite est assise Kitty Bell ; à ses pieds un enfant assis sur un tabouret ; une jeune fille debout à côté d’elle.

 

 

Scène première

 

LE QUAKER, KITTY BELL, RACHEL

 

KITTY BELL, à sa fille qui montre un livre à son frère.

Il me semble que j’entends parler monsieur ; ne faites pas de bruit, enfants.

Au quaker.

Ne pensez-vous pas qu’il arrive quelque chose ?

Le quaker hausse les épaules.

Mon Dieu ! votre père est en colère ! certainement il est fort en colère ; je l’entends bien au son de sa voix. – Ne jouez pas, je vous en prie, Rachel.

Elle laisse tomber son ouvrage et écoute.

Il me semble qu’il s’apaise, n’est-ce pas, monsieur ?

Le quaker fait signe que oui, et continue sa lecture.

N’essayez pas ce petit collier, Rachel ; ce sont des vanités du monde que nous ne devons pas même toucher... Mais qui donc vous a donné ce livre-là ? C’est une Bible ; qui vous l’a donnée, s’il vous plaît ? Je suis sûre que c’est le jeune monsieur qui demeure ici depuis trois mois.

RACHEL.

Oui, maman.

KITTY BELL.

Oh ! mon Dieu ! qu’a-t-elle fait là ! – Je vous ai défendu de rien accepter, ma fille, et rien surtout de ce pauvre jeune homme. – Quand donc l’avez-vous vu, mon enfant ? Je sais que vous êtes allée ce matin, avec votre frère, l’embrasser dans sa chambre. Pourquoi êtes-vous entrés chez lui, mes enfants ? C’est bien mal !

Elle les embrasse.

Je suis certaine qu’il écrivait encore ; car, depuis hier au soir, sa lampe brûlait toujours.

RACHEL.

Oui, et il pleurait.

KITTY BELL.

Il pleurait ! Allons, taisez-vous ! ne parlez de cela à personne. Vous irez rendre ce livre à monsieur Tom quand il vous appellera ; mais ne le dérangez jamais, et ne recevez de lui aucun présent. Vous voyez que, depuis trois mois qu’il loge ici, je ne lui ai même pas parlé une fois, et vous avez accepté quelque chose, un livre. Ce n’est pas bien. – Allez... allez embrasser le bon quaker. – Allez, c’est bien le meilleur ami que Dieu nous ait donné.

Les enfants courent s’asseoir sur les genoux du quaker.

LE QUAKER.

Venez sur mes genoux tous deux, et écoutez-moi bien. – Vous allez dire à votre bonne petite mère que son cœur est simple, pur et véritablement chrétien, mais qu’elle est plus enfant que vous dans sa conduite, qu’elle n’a pas assez réfléchi à ce qu’elle vient de vous ordonner, et que je la prie de considérer que rendre à un malheureux le cadeau qu’il a fait, c’est l’humilier et lui faire mesurer toute sa misère.

KITTY BELL, s’élance de sa place.

Oh ! il a raison ! il a mille fois raison ! – Donnez, donnez-moi ce livre, Rachel. – Il faut le garder, ma fille ! le garder toute ta vie. – Ta mère s’est trompée. – Notre ami a toujours raison.

LE QUAKER, ému et lui baisant la main.

Ah ! Kitty Bell ! Kitty Bell ! âme simple et tourmentée ! – Ne dis point cela de moi. – Il n’y a pas de sagesse humaine. – Tu le vois bien, si j’avais raison au fond, j’ai eu tort dans la forme. – Devais-je avertir les enfants de l’erreur légère de leur mère ? Il n’y a pas, ô Kitty Bell, il n’y a pas si belle pensée à laquelle ne soit supérieur un des élans de ton cœur chaleureux, un des soupirs de ton âme tendre et modeste.

On entend une voix tonnante.

KITTY BELL, effrayée.

Oh ! mon Dieu ! encore en colère ! – La voix de leur père me répond là !

Elle porte la main à son cœur.

Je ne puis plus respirer. – Cette voix me brise le cœur. – Que lui a-t-on fait ? Encore une colère comme hier au soir...

Elle tombe sur un fauteuil.

J’ai besoin d’être assise. – N’est-ce pas comme un orage qui vient ? et tous les orages tombent sur mon pauvre cœur.

LE QUAKER.

Ah ! je sais ce qui monte à la tête de votre seigneur et maître : c’est une querelle avec les ouvriers de sa fabrique. – Ils viennent de lui envoyer, de Norton à Londres, une députation pour demander la grâce d’un de leurs compagnons. Les pauvres gens ont fait bien vainement une lieue à pied ! – Retirez-vous tous les trois... Vous êtes inutiles ici. – Cet homme-là vous tuera... c’est une espèce de vautour qui écrase sa couvée.

Kitty Bell sort, la main sur son cœur, en s’appuyant sur la tête de son fils, qu’elle emmène avec Rachel.

 

 

Scène II

 

LE QUAKER, JOHN BELL, UN GROUPE D’OUVRIERS

 

LE QUAKER, regardant arriver John Bell.

Le voilà en fureur... Voilà l’homme riche, le spéculateur heureux ; voilà l’égoïste par excellence, le juste selon la loi.

JOHN BELL.

Vingt ouvriers le suivent en silence, et s’arrêtent contre la porte. Aux ouvriers avec colère.

Non, non, non, non ! – Vous travaillerez davantage, voilà tout.

UN OUVRIER, à ses camarades.

Et vous gagnerez moins, voilà tout.

JOHN BELL.

Si je savais qui a répondu cela, je le chasserais sur-le-champ comme l’autre.

LE QUAKER.

Bien dit, John Bell ! tu es beau précisément comme un monarque au milieu de ses sujets.

JOHN BELL.

Comme vous êtes quaker, je ne vous écoute pas, vous ; mais, si je savais lequel de ceux-là vient de parler ! Ah !... l’homme sans foi que celui qui a dit cette parole ! Ne m’avez-vous pas tous vu compagnon parmi vous ? Comment suis-je arrivé au bien-être que l’on me voit ? Ai-je acheté tout d’un coup toutes les maisons de Norton avec sa fabrique ? Si j’en suis le seul maître à présent, n’ai-je pas donné l’exemple du travail et de l’économie ? N’est-ce pas en plaçant les produits de ma journée que j’ai nourri mon année ? Me suis-je montré paresseux ou prodigue dans ma conduite ? – Que chacun agisse ainsi, et il deviendra aussi riche que moi. Les machines diminuent votre salaire, mais elles augmentent le mien ; j’en suis très fâché pour vous, mais très content pour moi. Si les machines vous appartenaient, je trouverais très bon que leur production vous appartînt ; mais j’ai acheté les mécaniques avec l’argent que mes bras ont gagné : faites de même, soyez laborieux et surtout économes. – Rappelez-vous bien ce sage proverbe de nos pères : Gardons bien les sous, les schellings se gardent eux-mêmes. Et à présent qu’on ne me parle plus de Tobie ; il est chassé pour toujours. Retirez-vous sans rien dire, parce que le premier qui parlera sera chassé, comme lui, de la fabrique, et n’aura ni pain, ni logement, ni travail dans le village.

Ils sortent.

LE QUAKER.

Courage, ami ! je n’ai jamais entendu au parlement un raisonnement plus sain que le tien.

JOHN BELL revient, encore irrité et s’essuyant le visage.

Et vous, ne profitez pas de ce que vous êtes quaker pour troubler tout, partout où vous êtes. – Vous parlez rarement, mais vous devriez ne parler jamais. – Vous jetez au milieu des actions des paroles qui sont comme des coups de couteau.

LE QUAKER.

Ce n’est que du bon sens, maître John ; et quand les hommes sont fous, cela leur fait mal à la tête. Mais je n’en ai pas de remords ; l’impression d’un mot vrai ne dure pas plus que le temps de le dire ; c’est l’affaire d’un moment.

JOHN BELL.

Ce n’est pas là mon idée : vous savez que j’aime assez à raisonner avec vous sur la politique ; mais vous mesurez tout à votre toise, et vous avez tort. La secte de vos quakers est déjà une exception dans la chrétienté, et vous êtes vous-même une exception parmi les quakers. – Vous avez partagé tous vos biens entre vos neveux ; vous ne possédez plus rien qu’une chétive subsistance, et vous achevez votre vie dans l’immobilité et la méditation. – Cela vous convient, je le veux ; mais ce que je ne veux pas, c’est que, dans ma maison, vous veniez, en public, autoriser mes inférieurs à l’insolence.

LE QUAKER.

Eh ! que te fait, je te prie, leur insolence ? Le bêlement de moutons t’a-t-il jamais empêché de les tondre et de les manger ? – Y a-t-il un seul de ces hommes dont tu ne puisses vendre le lit ? Y a-t-il dans le bourg de Norton une seule famille qui n’envoie ses petits garçons et ses filles tousser et pâlir en travaillant tes laines ? Quelle maison ne t’appartient pas et n’est chèrement louée par toi ? Quelle minute de leur existence ne t’est pas donnée ? Quelle goutte de sueur ne te rapporte un schelling ? La terre de Norton, avec les maisons et les familles, est portée dans ta main comme le globe dans la main de Charlemagne. – Tu es le baron absolu de ta fabrication féodale.

JOHN BELL.

C’est vrai, mais c’est juste. – La terre est à moi, parce que je l’ai achetée ; les maisons, parce que je les ai bâties ; les habitants, parce que je les loge ; et leur travail, parce que je le paye. Je suis juste selon la loi.

LE QUAKER.

Et ta loi, est-elle juste selon Dieu ?

JOHN BELL.

Si vous n’étiez pas quaker, vous seriez pendu pour parler ainsi.

LE QUAKER.

Je me pendrais moi-même plutôt que de parler autrement, car j’ai pour toi une amitié véritable.

JOHN BELL.

S’il n’était vrai, docteur, que vous êtes mon ami depuis vingt ans et que vous avez sauvé un de mes enfants, je ne vous reverrais jamais.

LE QUAKER.

Tant pis, car je ne te sauverais plus toi-même, quand tu es plus aveuglé par la folie jalouse des spéculateurs que les enfants par la faiblesse de leur âge. – Je désire que tu ne chasses pas ce malheureux ouvrier. – Je ne te le demande pas, parce que je n’ai jamais rien demandé à personne, mais je te le conseille.

JOHN BELL.

Ce qui est fait est fait. – Que n’agissent-ils tous comme moi ! – Que tout travaille et serve dans leur famille. – Ne fais-je pas travailler ma femme, moi ? – Jamais on ne la voit, mais elle est ici tout le jour ; et, tout en baissant les yeux, elle s’en sert pour travailler beaucoup. – Malgré mes ateliers et fabriques aux environs de Londres, je veux qu’elle continue à diriger du fond de ses appartements cette maison de plaisance, où viennent les lords, au retour du parlement, de la chasse ou de Hyde-Park. Cela me fait de bonnes relations que j’utilise plus tard. – Tobie était un ouvrier habile, mais sans prévoyance. – Un calculateur véritable ne laisse rien subsister d’inutile autour de lui. – Tout doit rapporter, les choses animées et inanimées. – La terre est féconde, l’argent est aussi fertile, et le temps rapporte l’argent. – Or les femmes ont des années comme nous ; donc, c’est perdre un bon revenu que de laisser passer ce temps sans emploi. – Tobie a laissé sa femme et ses filles dans la paresse ; c’est un malheur très grand pour lui, je n’en suis pas responsable.

LE QUAKER.

Il s’est rompu le bras dans une de tes machines.

JOHN BELL.

Oui, et même il a rompu la machine.

LE QUAKER.

Et je suis sûr que dans ton cœur tu regrettes plus le ressort de fer que le ressort de chair et de sang : va, ton cœur est d’acier comme tes mécaniques. – La société deviendra comme ton cœur, elle aura pour dieu un lingot d’or et pour souverain pontife un usurier juif. – Mais ce n’est pas ta faute, tu agis fort bien selon ce que tu as trouvé autour de toi en venant sur la terre : je ne t’en veux pas du tout, tu as été conséquent, c’est une qualité rare. – Seulement, si tu ne veux pas me laisser parler, laisse-moi lire.

Il reprend son livre et retourne dans son fauteuil.

JOHN BELL, ouvrant la porte de sa femme avec force.

Mistress Bell ! venez ici.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, KITTY BELL

 

KITTY BELL, avec effroi, tenant ses enfants par la main qui se cachent dans la robe de leur mère par crainte de leur père.

Me voici.

JOHN BELL.

Les comptes de la journée d’hier, s’il vous plaît ? – Ce jeune homme qui loge là-haut n’a-t-il pas d’autre nom que Tom ? ou Thomas ?... J’espère qu’il en sortira bientôt.

KITTY BELL.

Elle va prendre un registre sur une table, et le lui apporte. – Il n’a écrit que ce nom-là sur nos registres en louant cette petite chambre. – Voici mes comptes du jour avec ceux des derniers mois.

JOHN BELL les compte sur le registre.

Catherine ! vous n’êtes plus aussi exacte.

Il s’interrompt et la regarde en face avec un air de défiance.

Il veille toute la nuit, ce Tom ? – C’est bien étrange. – Il a l’air fort misérable.

Revenant au registre, qu’il parcourt des yeux.

Vous n’êtes plus aussi exacte.

KITTY BELL.

Mon Dieu ! pour quelle raison me dire cela ?

JOHN BELL.

Ne la soupçonnez-vous pas, mistress Bell ?

KITTY BELL.

Serait-ce parce que les chiffres sont mal disposés ?

JOHN BELL.

La plus sincère met de la finesse partout. Ne pouvez-vous pas répondre droit et regarder en face ?

KITTY BELL.

Mais enfin, que trouvez-vous là qui vous fâche ?

JOHN BELL.

C’est ce que je ne trouve pas qui me fâche, et dont l’absence m’étonne...

KITTY BELL, avec embarras.

Mais il n’y a qu’à voir, je ne sais pas bien.

JOHN BELL.

Il manque là cinq ou six guinées ; à la première vue, j’en suis sûr.

KITTY BELL.

Voulez-vous m’expliquer comment ?

JOHN BELL, la prenant par le bras.

Passez dans votre chambre, s’il vous plaît, vous serez moins distraite. – Les enfants sont désœuvrés, je n’aime pas cela. – Ma maison n’est plus si bien tenue. Rachel est trop décolletée : je n’aime pas du tout cela...

Rachel court se jeter entre les jambes du quaker. John Bell poursuit en s’adressant à Kitty Bell, qui est entrée dans sa chambre à coucher avant lui.

Me voici, me voici ; recommencez cette colonne et multipliez par sept.

Il entre dans la chambre après Kitty Bell.

 

 

Scène IV

 

LE QUAKER, RACHEL

 

RACHEL.

J’ai peur !

LE QUAKER.

De frayeur en frayeur tu passeras ta vie d’esclave. Peur de ton père, peur de ton mari un jour, jusqu’à la délivrance.

Ici on voit Chatterton sortir de sa chambre et descendre lentement l’escalier. Il s’arrête et regarde le vieillard et l’enfant.

Joue, belle enfant, jusqu’à ce que tu sois femme ; oublie jusque-là, et, après, oublie encore si tu peux. Joue toujours et ne réfléchis jamais. Viens sur mon genou. – Là ! – Tu pleures ! tu caches ta tête dans ma poitrine. Regarde, regarde, voilà ton ami qui descend.

 

 

Scène V

 

LE QUAKER, RACHEL, CHATTERTON

 

CHATTERTON, après avoir embrassé Rachel, qui court au-devant de lui, donne la main au quaker.

Bonjour, mon sévère ami.

LE QUAKER.

Pas assez comme ami et pas assez comme médecin. Ton âme te ronge le corps. Tes mains sont brûlantes, et ton visage est pâle. – Combien de temps espères-tu vivre ainsi ?

CHATTERTON.

Le moins possible. – Mistress Bell n’est-elle pas ici ?

LE QUAKER.

Ta vie n’est-elle donc utile à personne ?

CHATTERTON.

Au contraire, ma vie est de trop à tout le monde.

LE QUAKER.

Crois-tu fermement ce que tu dis ?

CHATTERTON.

Aussi fermement que vous croyez à la charité chrétienne.

Il sourit avec amertume.

LE QUAKER.

Quel âge as-tu donc ? Ton cœur est pur et jeune comme celui de Rachel, et ton esprit expérimenté est vieux comme le mien.

CHATTERTON.

J’aurai demain dix-huit ans.

LE QUAKER.

Pauvre enfant !

CHATTERTON.

Pauvre ? oui. – Enfant ? non... J’ai vécu mille ans !

LE QUAKER.

Ce ne serait pas assez pour savoir la moitié de ce qu’il y a de mal parmi les hommes. – Mais la science universelle, c’est l’infortune.

CHATTERTON.

Je suis donc bien savant !... Mais j’ai cru que mistress Bell était ici. – Je viens d’écrire une lettre qui m’a bien coûté.

LE QUAKER.

Je crains que tu ne sois trop bon. Je t’ai bien dit de prendre garde à cela. Les hommes sont divisés en deux parts : martyrs et bourreaux. Tu seras toujours martyr de tous, comme la mère de cette enfant-là.

CHATTERTON, avec un élan violent.

La bonté d’un homme ne le rend victime que jusqu’où il le veut bien, et l’affranchissement est dans sa main.

LE QUAKER.

Qu’entends-tu par là ?

CHATTERTON, embrassant Rachel, dit de la voix la plus tendre.

Voulons-nous faire peur à cette enfant ? et si près de l’oreille de sa mère.

LE QUAKER.

Sa mère a l’oreille frappée d’une voix moins douce que la tienne, elle n’entendrait pas. – Voilà trois fois qu’il la demande !

CHATTERTON, s’appuyant sur le fauteuil où le quaker est assis.

Vous me grondez toujours ; mais dites-moi seulement pourquoi on ne se laisserait pas aller à la pente de son caractère, dès qu’on est sûr de quitter la partie quand la lassitude viendra ? Pour moi, j’ai résolu de ne me point masquer et d’être moi-même jusqu’à la fin, d’écouter, en tout, mon cœur dans ses épanchements comme dans ses indignations, et de me résigner à bien accomplir ma loi. À quoi bon feindre le rigorisme, quand on est indulgent ? On verrait un sourire de pitié sous ma sévérité factice, et je ne saurais trouver un voile qui ne fût transparent. – On me trahit de tout côté, je le vois, et me laisse tromper par dédain de moi-même, par ennui de prendre ma défense. J’envie quelques hommes en voyant le plaisir qu’ils trouvent à triompher de moi par des ruses grossières ; je les vois de loin en ourdir les fils, et je ne me baisserais pas pour en rompre un seul, tant je suis devenu indifférent à ma vie. Je suis d’ailleurs assez vengé par leur abaissement, qui m’élève à mes yeux, et il me semble que la Providence ne peut laisser aller longtemps les choses de la sorte. N’avait-elle pas son but en me créant ? Ai-je le droit de me raidir contre elle pour réformer la nature ? Est-ce à moi de démentir Dieu ?

LE QUAKER.

En toi, la rêverie continuelle a tué l’action.

CHATTERTON.

Eh ! qu’importe, si une heure de cette rêverie produit plus d’œuvres que vingt jours de l’action des autres ! Qui peut juger entre eux et moi ? N’y a-t-il pour l’homme que le travail du corps ? et le labeur de la tête n’est-il pas digne de quelque pitié ? Eh ! grand Dieu ! la seule science de l’esprit, est-ce la science des nombres ? Pythagore est-il le Dieu du monde ? Dois-je dire à l’inspiration ardente : « Ne viens pas, tu es inutile ? »

LE QUAKER.

Elle t’a marqué au front de son caractère fatal. Je ne te blâme pas, mon enfant, mais je te pleure.

CHATTERTON s’assied.

Bon quaker, dans votre société fraternelle et spiritualiste, a-t-on pitié de ceux que tourmente la passion de la pensée ? Je le crois ; je vous vois indulgent pour moi, sévère pour tout le monde : cela me calme un peu.

Ici Rachel va s’asseoir sur les genoux de Chatterton.

En vérité, depuis trois mois, je suis presque heureux ici : on n’y sait pas mon nom, on ne m’y parle pas de moi, et je vois de beaux enfants sur mes genoux.

LE QUAKER.

Ami, je t’aime pour ton caractère sérieux. Tu serais digne de nos assemblées religieuses, où l’on ne voit pas l’agitation des papistes, adorateurs d’images, où l’on n’entend pas les chants puérils des protestants. Je t’aime, parce.que je devine que tout le monde te hait. Une âme contemplative est à charge à tous les désœuvrés remuants qui couvrent la terre : l’imagination et le recueillement sont deux maladies dont personne n’a pitié ! – Tu ne sais seulement pas les noms des ennemis secrets qui rôdent autour de toi ; mais j’en sais qui te haïssent d’autant plus qu’ils ne te connaissent pas.

CHATTERTON, avec chaleur.

Et cependant n’ai-je pas quelque droit à l’amour de mes frères, moi qui travaille pour eux nuit et jour ; moi qui cherche avec tant de fatigues, dans les ruines nationales, quelques fleurs de poésie dont je puisse extraire un parfum durable ; moi qui veux ajouter une perle de plus à la couronne d’Angleterre, et qui plonge dans tant de mers et de fleuves pour la chercher ?

Ici Rachel quitte Chatterton : elle va s’asseoir sur un tabouret aux pieds du quaker, et regarde des gravures.

Si vous saviez mes travaux !... J’ai fait de ma chambre la cellule d’un cloître ; j’ai béni et sanctifié ma vie et ma pensée ; j’ai raccourci ma vue, et j’ai éteint devant mes yeux les lumières de notre âge ; j’ai fait mon cœur plus simple : je me suis appris le parler enfantin du vieux temps ; j’ai écrit, comme le roi Harold au duc Guillaume, en vers à demi saxons et francs ; et ensuite, cette muse du dixième siècle, cette muse religieuse, je l’ai placée dans une châsse comme une sainte. – Ils l’auraient brisée s’ils l’avaient crue faite de ma main : ils l’ont adorée comme l’œuvre d’un moine qui n’a jamais existé, et que j’ai nommé Rowley.

LE QUAKER.

Oui, ils aiment assez à faire vivre les morts et mourir les vivants.

CHATTERTON.

Cependant on a su que ce livre était fait par moi. On ne pouvait plus le détruire, on l’a laissé vivre ; mais il ne m’a donné qu’un peu de bruit, et je ne puis faire d’autre métier que celui d’écrire. – J’ai tenté de me ployer à tout, sans y parvenir. – On m’a parlé de travaux exacts ; je les ai abordés, sans pouvoir les accomplir. – Puissent les hommes pardonner à Dieu de m’avoir ainsi créé ! – Est-ce excès de force, ou n’est-ce que faiblesse honteuse ? – Je n’en sais rien, mais jamais je ne pus enchaîner dans des canaux étroits et réguliers les débordements tumultueux de mon esprit, qui toujours inondait ses rives malgré moi. J’étais incapable de suivre les lentes opérations des calculs journaliers, j’y renonçai le premier. J’avouai mon esprit vaincu par le chiffre, et j’eus dessein d’exploiter mon corps. – Hélas ! mon ami ! autre douleur ! autre humiliation ! – Ce corps, dévoré dès l’enfance par les ardeurs de mes veilles, est trop faible pour les rudes travaux de la mer ou de l’armée, trop faible pour la moins fatigante industrie.

Il se lève avec une agitation involontaire.

Et d’ailleurs eussé-je les forces d’Hercule, je trouverais toujours entre moi et mon ouvrage l’ennemie fatale née avec moi, la fée malfaisante trouvée sans doute dans mon berceau, la distraction, la Poésie ! – Elle se met partout ; elle me donne et m’ôte tout ; elle charme et détruit toute chose pour moi ; elle m’a sauvé... elle m’a perdu !

LE QUAKER.

Et à présent que fais-tu donc ?

CHATTERTON.

Que sais-je ?... J’écris. – Pourquoi ? Je n’en sais rien... Parce qu’il le faut.

Il tombe assis, et n’écoute plus la réponse du quaker. Il regarde Rachel et l’appelle près de lui.

LE QUAKER.

La maladie est incurable !

CHATTERTON.

La mienne ?

LE QUAKER.

Non, celle de l’humanité. – Selon ton cœur, tu prends en bienveillante pitié ceux qui te disent : « Sois un autre homme que celui que tu es » ; moi, selon ma tête, je les ai en mépris, parce qu’ils veulent dire : « Retire-toi de notre soleil ; il n’y a pas de place pour toi. » Les guérira qui pourra. J’espère peu en moi ; mais, du moins, je les poursuivrai.

CHATTERTON, continuant de parler à Rachel, à qui il a parlé bas pendant la réponse du quaker.

Et vous ne l’avez plus, votre Bible ? Où est donc votre maman ?

LE QUAKER, se levant.

Veux-tu sortir avec moi ?

CHATTERTON, à Rachel.

Qu’avez-vous fait de la Bible, miss Rachel ?

LE QUAKER.

N’entends-tu pas le maître qui gronde ? Écoute !

JOHN BELL, dans la coulisse.

Je ne le veux pas. – Cela ne se peut pas ainsi. – Non, non, madame.

LE QUAKER, à Chatterton, en prenant son chapeau et sa canne à la hâte.

Tu as les yeux rouges, il faut prendre l’air. Viens, la fraîche matinée te guérira de ta nuit brûlante.

CHATTERTON, regardant venir Kitty Bell.

Certainement cette jeune femme est fort malheureuse.

LE QUAKER.

Cela ne regarde personne. Je voudrais que personne ne fût ici quand elle sortira. Donne la clef de ta chambre, donne. – Elle la trouvera tout à l’heure. Il y a des choses d’intérieur qu’il ne faut pas avoir l’air d’apercevoir. – Sortons. – La voilà.

CHATTERTON.

Ah ! comme elle pleure !... Vous avez raison... je ne pourrais pas voir cela... Sortons.

 

 

Scène VI

 

KITTY BELL entre en pleurant, suivie de JOHN BELL

 

KITTY BELL, à Rachel, en la faisant entrer dans la chambre d’où elle sort.

Allez avec votre frère, Rachel, et laissez-moi ici.

À son mari.

Je vous le demande mille fois, n’exigez pas que je vous dise pourquoi ce peu d’argent vous manque ; six guinées, est-ce quelque chose pour vous ? Considérez bien, monsieur, que j’aurais pu vous le cacher dix fois en altérant mes calculs. Mais je ne ferais pas un mensonge, même pour sauver mes enfants, et j’ai préféré vous demander la permission de garder le silence là-dessus, ne pouvant ni vous dire la vérité, ni mentir, sans faire une méchante action.

JOHN BELL.

Depuis que le ministre a mis votre main dans la mienne, vous ne m’avez pas résisté de cette manière.

KITTY BELL.

Il faut donc que le motif en soit sacré.

JOHN BELL.

Ou coupable, madame.

KITTY BELL, avec indignation.

Vous ne le croyez pas !

JOHN BELL.

Peut-être.

KITTY BELL.

Ayez pitié de moi ! vous me tuez par de telles scènes.

JOHN BELL.

Bah ! vous êtes plus forte que vous ne le croyez.

KITTY BELL.

Ah ! n’y comptez pas trop... Au nom de nos pauvres enfants !

JOHN BELL.

Où je vois un mystère, je vois une faute.

KITTY BELL.

Et si vous n’y trouviez qu’une bonne action ? quel regret pour vous !

JOHN BELL.

Si c’est une bonne action, pourquoi vous être cachée ?

KITTY BELL.

Pourquoi, John Bell ? Parce que votre cœur s’est endurci, et que vous m’auriez empêchée d’agir selon le mien. Et cependant qui donne au pauvre prête au Seigneur.

JOHN BELL.

Vous feriez mieux de prêter à intérêts sur de bons gages.

KITTY BELL.

Dieu vous pardonne vos sentiments et vos paroles !

JOHN BELL, marchant dans la chambre à grands pas.

Depuis quelque temps, vous lisez trop ; je n’aime pas cette manie dans une femme... Voulez-vous être une bas bleu ?

KITTY BELL.

Oh ! mon ami, en viendrez-vous jusqu’à me dire des choses méchantes, parce que, pour la première fois, je ne vous obéis pas sans restrictions ?... Je ne suis qu’une femme simple et faible ; je ne sais rien que mes devoirs de chrétienne.

JOHN BELL.

Les savoir pour ne pas les remplir, c’est une profanation.

KITTY BELL.

Accordez-moi quelques semaines de silence seulement sur ces comptes, et le premier mot qui sortira de ma bouche sera le pardon que je vous demanderai pour avoir tardé à vous dire la vérité. Le second sera le récit exact de ce que j’ai fait !

JOHN BELL.

Je désire que vous n’ayez rien à dissimuler.

KITTY BELL.

Dieu le sait ! il n’y a pas une minute de ma vie dont le souvenir puisse me faire rougir.

JOHN BELL.

Et cependant jusqu’ici vous ne m’avez rien caché.

KITTY BELL.

Souvent la terreur nous apprend à mentir.

JOHN BELL.

Vous savez donc faire un mensonge ?

KITTY BELL.

Si je le savais, vous prierais-je de ne pas m’interroger. ? – Vous êtes un juge impitoyable.

JOHN BELL.

Impitoyable ! vous me rendrez compte de cet argent.

KITTY BELL.

Eh bien, je vous demande jusqu’à demain pour cela.

JOHN BELL.

Soit ; jusqu’à demain je n’en parlerai plus.

KITTY BELL, lui baisant la main.

Ah ! je vous retrouve. – Vous êtes bon. – Soyez-le toujours.

JOHN BELL.

C’est bien ! c’est bien ! songez à demain.

Il sort.

KITTY BELL, seule.

Pourquoi, lorsque j’ai touché la main de mon mari, me suis-je reproché d’avoir gardé ce livre ? – La conscience ne peut pas avoir tort.

Elle rêve.

Je le rendrai.

Elle sort à pas lents.

 

 

ACTE II

 

Même décoration.

 

 

Scène première

 

LE QUAKER, CHATTERTON

 

CHATTERTON entre vite et comme en se sauvant.

Enfin, nous voilà au port !

LE QUAKER.

Ami, est-ce un accès de folie qui t’a pris ?

CHATTERTON.

Je sais très bien ce que je fais.

LE QUAKER.

Mais pourquoi rentrer ainsi tout à coup ?

CHATTERTON, agité.

Croyez-vous qu’il m’ait vu ?

LE QUAKER.

Il n’a pas détourné son cheval, et je ne l’ai pas vu tourner la tête une fois. Ses deux grooms l’ont suivi au grand trot. Mais pourquoi l’éviter, ce jeune homme ?

CHATTERTON.

Vous êtes sûr qu’il ne m’a pas reconnu ?

LE QUAKER.

Si le serment n’était un usage impie, je pourrais le jurer.

CHATTERTON.

Je respire. – C’est que vous savez bien qu’il est de mes amis. C’est lord Talbot.

LE QUAKER.

Eh bien, qu’importe ? un ami n’est guère plus méchant qu’un autre homme.

CHATTERTON, marchant à grands pas, avec humeur.

Il ne pouvait rien m’arriver de pis que de le voir. Mon asile était violé, ma paix était troublée, mon nom était connu ici.

LE QUAKER.

Le grand malheur !

CHATTERTON.

Le savez-vous, mon nom, pour en juger ?

LE QUAKER.

Il y a quelque chose de bien puéril dans ta crainte. Tu n’es que sauvage, et tu seras pris pour un criminel si tu continues.

CHATTERTON.

Ô mon Dieu, pourquoi suis-je sorti avec vous ? Je suis certain qu’il m’a vu.

LE QUAKER.

Je l’ai vu souvent venir ici après ses parties de chasse.

CHATTERTON.

Lui ?

LE QUAKER.

Oui, lui, avec de jeunes lords de ses amis.

CHATTERTON.

Il est écrit que je ne pourrai poser ma tête nulle part. Toujours des amis !

LE QUAKER.

Il faut être bien malheureux pour en venir à dire cela.

CHATTERTON, avec humeur.

Vous n’avez jamais marché aussi lentement qu’aujourd’hui.

LE QUAKER.

Prends-toi à moi de ton désespoir. Pauvre enfant ! rien n’a pu t’occuper dans cette promenade. La nature est morte devant tes yeux.

CHATTERTON.

Croyez-vous que mistress Bell soit très pieuse ? Il me semble lui avoir vu une Bible dans les mains.

LE QUAKER, brusquement.

Je n’ai point vu cela. C’est une femme qui aime ses devoirs et qui craint Dieu. Mais je n’ai pas vu qu’elle eût aucun livre dans les mains.

À part.

Où va-t-il se prendre ! à quoi ose-t-il penser ! J’aime mieux qu’il se noie que de s’attacher à cette branche...

Haut.

C’est une jeune femme très froide, qui n’est émue que pour ses enfants, quand ils sont malades. Je la connais depuis sa naissance.

CHATTERTON.

Je gagerais cent livres sterling que cette rencontre de lord Talbot me portera malheur.

LE QUAKER.

Comment serait-ce possible ?

CHATTERTON.

Je ne sais comment cela se fera, mais vous verrez si cela manque. – Si cette jeune femme aimait un homme, il ferait mieux de se faire sauter la cervelle que de la séduire. Ce serait affreux, n’est-ce pas ?

LE QUAKER.

N’y aura-t-il jamais une de tes idées qui ne tourne au désespoir ?

CHATTERTON.

Je sens autour de moi quelque malheur inévitable. J’y suis tout accoutumé. Je ne résiste plus. Vous verrez cela : c’est un curieux spectacle. – Je me reposais ici, mais mon ennemie ne m’y laissera pas.

LE QUAKER.

Quelle ennemie ?

CHATTERTON.

Nommez-la comme vous voudrez : la Fortune, la Destinée ; que sais-je, moi ?

LE QUAKER.

Tu t’écartes de la religion.

CHATTERTON va à lui et lui prend la main.

Vous avez peur que je ne fasse du mal ici ? – Ne craignez rien. Je suis inoffensif comme les enfants. Docteur, vous avez vu quelquefois des pestiférés ou des lépreux ? Votre premier désir était de les écarter de l’habitation des hommes. – Écartez-moi, repoussez-moi, ou bien laissez-moi seul ; je me séparerai moi-même plutôt que de donner à personne la contagion de mon infortune.

Cris et coups de fouets d’une partie de chasse finie.

Tenez, voilà comme on dépiste le sanglier solitaire !

 

 

Scène II

 

CHATTERTON, LE QUAKER, JOHN BELL, KITTY BELL

 

JOHN BELL, à sa femme.

Vous avez mal fait, Kitty, de ne pas me dire que c’était un personnage de considération.

Un domestique apporte un thé.

KITTY BELL.

En est-il ainsi ? En vérité je ne le savais pas.

JOHN BELL.

De très grande considération. Lord Talbot m’a fait dire que c’était son ami, et un homme distingué qui ne veut pas être connu.

KITTY BELL.

Hélas ! il n’est donc plus malheureux ? – J’en suis bien aise. Mais je ne lui parlerai pas, je m’en vais.

JOHN BELL.

Restez, restez. Invitez-le à prendre le thé avec le docteur en famille ; cela fera plaisir à lord Talbot.

Il va s’asseoir à droite, près de la table à thé.

LE QUAKER, à Chatterton, qui fait un mouvement pour se retirer chez lui.

Non, non, ne t’en va pas, on parle de toi.

KITTY BELL, au quaker.

Mon ami, voulez-vous avoir la bonté de lui demander s’il veut déjeuner avec mon mari et mes enfants ?

LE QUAKER.

Vous avez tort de l’inviter, il ne peut pas souffrir les invitations.

KITTY BELL.

Mais c’est mon mari qui le veut.

LE QUAKER.

Sa volonté est souveraine.

À Chatterton.

Madame invite son hôte à déjeuner et désire qu’il prenne le thé en famille ce matin...

Bas.

Il ne faut pas accepter ; c’est par ordre de son mari qu’elle fait cette démarche ; mais cela lui déplaît.

JOHN BELL, assis, lisant le journal, s’adresse à Kitty.

L’a-t-on invité ?

KITTY BELL.

Le docteur lui en parle.

CHATTERTON, au quaker.

Je suis forcé de me retirer chez moi.

LE QUAKER, à Kitty.

Il est forcé de se retirer chez lui.

KITTY BELL, à John Bell.

Monsieur est forcé de se retirer chez lui.

JOHN BELL.

C’est de l’orgueil : il croit nous honorer trop.

Il tourne le dos et se remet à lire.

CHATTERTON, au quaker.

Je n’aurais pas accepté : c’était par pitié qu’on m’invitait.

Il va vers sa chambre, le quaker le suit et le retient. Ici un domestique amène les enfants et les fait asseoir à table. Le quaker s’assied au fond, Kitty Bell à droite, John Bell à gauche, tournant le dos à la chambre, les enfants près de leur mère.

 

 

Scène III

 

CHATTERTON, LE QUAKER, JOHN BELL, KITTY BELL, LORD TALBOT, LORD LAU-DERDALE, LORD KINGSTON, et TROIS JEUNES LORDS, en habits de chasse

 

LORD TALBOT, un peu ivre.

Où est-il ? où est-il ? Le voilà, mon camarade ! mon ami ! Que diable fais-tu ici ? Tu nous as quittés ? Tu ne veux plus de nous ? C’est donc fini ? Parce que tu es illustre à présent, tu nous dédaignes. Moi, je n’ai rien appris de bon à Oxford, si ce n’est à boxer, j’en conviens ; mais cela ne m’empêche pas d’être ton ami. – Messieurs, voilà mon bon ami...

CHATTERTON, voulant l’interrompre.

Milord...

LORD TALBOT.

Mon ami Chatterton.

CHATTERTON, sérieusement, lui pressant la main.

George, George ! toujours indiscret !

LORD TALBOT.

Est-ce que cela te fait de la peine ? – L’auteur des poèmes qui font tant de bruit ! le voilà ! Messieurs, j’ai été à l’Université avec lui. – Ma foi, je ne me serais pas douté de ce talent-là. Ah ! le sournois, comme il m’a attrapé ! – Mon cher, voilà lord Lauderdale et lord Kingston, qui savent par cœur ton poème d’Harold. Ah ! si tu veux souper avec nous, tu seras content d’eux, sur mon honneur. Ils disent les vers comme Garrick. – La chasse au renard ne t’amuse pas ; sans cela je t’aurais prêté Rébecca, que ton père m’a vendue. Mais tu sais que nous venons tous souper ici après la chasse. Ainsi, à ce soir. Ah ! par Dieu ! nous nous amuserons. – Mais tu es en deuil ! Ah ! diable !

CHATTERTON, avec tristesse.

Oui, de mon père.

LORD TALBOT.

Ah ! il était bien vieux aussi. Que veux-tu ! te voilà héritier.

CHATTERTON, amèrement.

Oui. De tout ce qu’il lui restait.

LORD TALBOT.

Ma foi, si tu dépenses aussi noblement ton argent qu’à Oxford, cela te fera honneur ; cependant tu étais déjà bien sauvage. Eh bien, je deviens comme toi à présent, en vérité. J’ai le spleen, mais ce n’est que pour une heure ou deux. – Ah ! mistress Bell, vous êtes une puritaine. Touchez là, vous ne m’avez pas donné la main aujourd’hui. Je dis que vous êtes une puritaine ; sans cela ; je vous recommanderais mon ami.

JOHN BELL.

Répondez donc à milord, Kitty ! Milord, Votre Seigneurie sait comme elle est timide.

À Kitty.

Montrez de bonnes dispositions pour son ami.

KITTY BELL.

Votre Seigneurie ne doit pas douter de l’intérêt que mon mari prend aux personnes qui veulent bien loger chez lui.

JOHN BELL.

Elle est si sauvage, milord, qu’elle ne lui a pas adressé la parole une fois, le croiriez-vous ? pas une fois depuis trois mois qu’il loge ici !

LORD TALBOT.

Oh ! maître John Bell, c’est une timidité dont il faut la corriger. Ce n’est pas bien. Allons, Chatterton, que diable ! corrige-la, toi aussi, corrige-la.

LE QUAKER, sans se lever.

Jeune homme, depuis cinq minutes que tu es ici, tu n’as pas dit un mot qui ne fût de trop.

LORD TALBOT.

Qu’est-ce que c’est que ça ? Quel est cet animal sauvage ?

JOHN BELL.

Pardon, milord, c’est un quaker.

Rires joyeux.

LORD TALBOT.

C’est vrai ? Oh ! quel bonheur, un quaker !

Le lorgnant.

Mes amis, c’est un gibier que nous n’avions pas fait lever encore.

Éclats de rire des lords.

CHATTERTON va vite à lord Talbot, à demi-voix.

George, tout cela est bien léger ; mon caractère ne s’y prête pas... Tu sais cela, souviens-toi de Primerose Hill !... J’aurai à te parler à ton retour de la chasse.

LORD TALBOT, consterné.

Ah ! si tu veux jouer encore du pistolet... comme tu voudras ! Mais je croyais t’avoir fait plaisir, moi. Est-ce que je t’ai affligé ? Ma foi, nous avons bu un peu sec ce matin. – Qu’est-ce que j’ai donc dit, moi ? J’ai voulu te mettre bien avec eux tous. Tu viens ici pour la petite femme, hein ? J’ai vu ça, moi.

CHATTERTON.

Ciel et terre ! Milord, pas un mot de plus.

LORD TALBOT.

Allons, il est de mauvaise humeur ce matin. Mistress Bell, ne lui donnez pas de thé vert ; il me tuerait ce soir, en vérité.

KITTY BELL, à part.

Mon Dieu, comme il me parle effrontément !

LORD LAUDERDALE vient serrer la main à Chatterton.

Pardieu ! je suis bien aise de vous connaître ; vos vers m’ont fort diverti.

CHATTERTON.

Diverti, milord ?

LORD LAUDERDALE.

Oui, vraiment, et je suis charmé de vous voir installé ici ; vous avez été plus adroit que Talbot, vous me ferez gagner mon pari.

LORD KINGSTON.

Oui, oui, il a beau jeter ses guinées chez le mari, il n’aura pas la petite Catherine, comment ?... Kitty...

CHATTERTON.

Oui, milord, Kitty, c’est son nom abrégé.

KITTY BELL, à part.

Encore ! Ces jeunes gens me montrent au doigt, et devant lui !

LORD KINGSTON.

Je crois bien qu’elle aurait eu un faible pour lui ; mais vous l’avez, ma foi, supplanté. Au surplus, George est un bon garçon et ne vous en voudra pas. – Vous me paraissez souffrant.

CHATTERTON.

Surtout en ce moment, milord.

LORD TALBOT.

Assez, messieurs, assez ; n’allez pas trop loin.

Deux grooms entrent à la fois.

UN GROOM.

Les chevaux de milord sont prêts.

LORD TALBOT, frappant sur l’épaule de John Bell.

Mon bon John Bell, il n’y a de bons vins de France et d’Espagne que dans la maison de votre petite dévote de femme. Nous voulons les boire en rentrant, et tenez-moi pour un maladroit si je ne vous rapporte dix renards pour lui faire des fourrures. – Venez donc nous voir partir. – Passez, Lauderdale, passez donc. À ce soir tous, si Rébecca ne me casse pas le col.

JOHN BELL.

Monsieur Chatterton, je suis vraiment heureux de faire connaissance avec vous.

Il lui serre la main à lui casser l’épaule.

Toute ma maison est à votre service.

À Kitty, qui allait se retirer.

Mais, Catherine, causez donc un peu avec ce jeune homme. Il faut lui louer un appartement plus beau et plus cher.

KITTY BELL.

Mes enfants m’attendent.

JOHN BELL.

Restez, restez ; soyez polie ; je le veux absolument.

CHATTERTON, au quaker.

Sortons d’ici. Voir sa dernière retraite envahie, son unique repos troublé, sa douce obscurité trahie ; voir pénétrer dans sa nuit de si grossières clartés ! Ô supplice ! – Sortons d’ici. – Vous l’avais-je dit ?

JOHN BELL.

J’ai besoin de vous, docteur ; laissez monsieur avec ma femme ; je vous veux absolument, j’ai à vous parler. Je vous raccommoderai avec Sa Seigneurie.

LE QUAKER.

Je ne sors pas d’ici.

Tous sortent. Il reste assis au milieu de la scène. Kitty et Chatterton debout, les yeux baissés et interdits.

 

 

Scène IV

 

CHATTERTON, LE QUAKER, KITTY BELL

 

LE QUAKER, à Kitty Bell, prend la main gauche de Chatterton et met sa main sur le cœur de ce jeune homme.

Les cœurs jeunes, simples et primitifs ne savent pas encore étouffer les vives indignations que donne la vue des hommes. – Mon enfant, mon pauvre enfant, la solitude devient un amour bien dangereux. À vivre dans cette atmosphère, on ne peut plus supporter le moindre souffle étranger. La vie est une tempête, mon ami ; il faut s’accoutumer à tenir la mer. – N’est-ce pas une pitié, mistress Bell, qu’à son âge il ait besoin du port ? Je vais vous laisser lui parler et le gronder.

KITTY BELL, troublée.

Non, mon ami, restez, je vous prie. John Bell serait fâché de ne plus vous trouver. Et d’ailleurs ne tarde-t-il pas à monsieur de rejoindre ses amis d’enfance ? Je suis surprise qu’il ne les ait pas suivis.

LE QUAKER.

Le bruit t’a importunée bien vivement, ma chère fille ?

KITTY BELL.

Ah ! leur bruit et leurs intentions ! Monsieur n’est-il pas dans leurs secrets ?

CHATTERTON, à part.

Elle les a entendus ! elle est affligée ! Ce n’est plus la même femme.

KITTY BELL, au quaker, avec une émotion mal contenue.

Je n’ai pas vécu encore assez solitaire, mon ami ; je le sens bien.

LE QUAKER, à Kitty Bell.

Ne sois pas trop sensible à des folies.

KITTY BELL.

Voici un livre que j’ai trouvé dans les mains de ma fille. Demandez à monsieur s’il ne lui appartient pas.

CHATTERTON.

En effet il était à moi ; et, à présent, je serais bien aise qu’il revînt dans mes mains.

KITTY BELL, à part.

Il a l’air d’y attacher du prix. Ô mon Dieu ! je n’oserai plus le rendre à présent, ni le garder.

LE QUAKER, à part.

Ah ! la voilà bien embarrassée.

Il met la Bible dans sa poche, après avoir examiné à droite et à gauche leur embarras. À Chatterton.

Tais-toi, je t’en prie ; elle est prête à pleurer.

KITTY BELL, se remettant.

Monsieur a des amis bien gais et sans doute aussi très bons.

LE QUAKER.

Ah ! ne les lui reprochons point ; il ne les cherchait pas.

KITTY BELL.

Je sais bien que monsieur Chatterton ne les attendait pas ici.

CHATTERTON.

La présence d’un ennemi mortel ne m’eût pas fait tant de mal ; croyez-le bien, madame.

KITTY BELL.

Ils ont l’air de connaître si bien monsieur Chatterton ! et nous, nous le connaissons si peu !

LE QUAKER, à demi-voix à Chatterton.

Ah ! les misérables ! ils l’ont blessée au cœur.

CHATTERTON, au quaker.

Et moi, monsieur !

KITTY BELL.

Monsieur Chatterton sait leur conduite comme ils savent ses projets. Mais sa retraite ici, comment l’ont-ils interprétée ?

LE QUAKER, se levant.

Que le Ciel confonde à jamais cette face de sauterelles qui s’abat à travers champs, et qu’on appelle les hommes aimables ! Voilà bien du mal en un moment.

CHATTERTON, faisant asseoir le quaker.

Au nom de Dieu ! ne sortez pas que je ne sache ce qu’elle a contre moi. Cela me trouble affreusement.

KITTY BELL.

Monsieur Bell m’a chargée d’offrir à monsieur Chatterton une chambre plus convenable.

CHATTERTON.

Ah ! rien ne convient mieux que la mienne à mes projets.

KITTY BELL.

Mais, quand on ne parle pas de ses projets, on peut inspirer, à la longue, plus de crainte que l’on n’inspirait d’abord d’intérêt, et je...

CHATTERTON.

Et ?...

KITTY BELL.

Il me semble...

LE QUAKER.

Que veux-tu dire ?

KITTY BELL.

Que ces jeunes lords ont, en quelque sorte, le droit d’être surpris que leur ami les ait quittés pour cacher son nom et sa vie dans une famille aussi simple que la nôtre.

LE QUAKER, à Chatterton.

Rassure-toi, ami ; elle veut dire que tu n’avais pas l’air, en arrivant, d’être le riche compagnon de ces riches petits lords.

CHATTERTON, avec gravité.

Si l’on m’avait demandé ici ma fortune, mon nom et l’histoire de ma vie, je n’y serais pas entré... Si quelqu’un me les demandait aujourd’hui, j’en sortirais.

LE QUAKER.

Un silence qui vient de l’orgueil peut être mal compris ; tu le vois.

CHATTERTON va pour répondre, puis y renonce et s’écrie.

Une torture de plus dans un martyre, qu’importe !

Il se retire en fuyant.

KITTY BELL, effrayée.

Ah ! mon Dieu ! pourquoi s’est-il enfui de la sorte ? Les premières paroles que je lui adresse lui causent du chagrin !... mais en suis-je responsable aussi ?... Pourquoi est-il venu ici ?... je n’y comprends plus rien ! je veux le savoir !... Toute ma famille est troublée pour lui et par lui ! Que leur ai-je fait à tous ? Pourquoi l’avez-vous amené ici et non ailleurs, vous ? –-Je n’aurais jamais dû me montrer, et je voudrais ne les avoir jamais vus.

LE QUAKER, avec impatience et chagrin.

Mais c’était à moi seul qu’il fallait dire cela. Je ne m’offense ni ne me désole, moi. Mais à lui, quelle faute !

KITTY BELL.

Mais, mon ami, les avez-vous entendus, ces jeunes gens ? – Ô mon Dieu ! comment se fait-il qu’ils aient la puissance de troubler ainsi une vie que le Sauveur même eût bénie ? – Dites, vous qui êtes un homme, vous qui n’êtes point de ces méchants désœuvrés, vous qui êtes grave et bon, vous qui pensez qu’il y a une âme et un Dieu ; dites, mon ami, comment donc doit vivre une femme ? Où donc faut-il se cacher ? Je me taisais, je baissais les yeux, j’avais étendu sur moi la solitude comme un voile, et ils l’ont déchiré. Je me croyais ignorée, et j’étais connue comme une de leurs femmes ; respectée, et j’étais l’objet d’un pari. À quoi donc m’ont servi mes deux enfants toujours à mes côtés comme des anges gardiens ? À quoi m’a servi la gravité de ma retraite ? Quelle femme sera honorée, grand Dieu ! si je n’ai pu l’être, et s’il suffit aux jeunes gens de la voir passer dans la rue pour s’emparer de son nom et s’en jouer comme d’une balle qu’ils se jettent l’un à l’autre !

La voix lui manque. Elle pleure.

Ô mon ami, mon ami ! obtenez qu’ils ne reviennent jamais dans ma maison.

LE QUAKER.

Qui donc ?

KITTY BELL.

Mais eux... eux tous... tout le monde.

LE QUAKER.

Comment ?

KITTY BELL.

Et lui aussi... oui, lui.

Elle fond en larmes.

LE QUAKER.

Mais tu veux donc le tuer ? Après tout, qu’a-t-il fait ?

KITTY BELL, avec agitation.

Ô mon Dieu ! moi, le tuer ! – moi qui voudrais... Ô Seigneur, mon Dieu ! vous que je prie sans cesse, vous savez si j’ai voulu le tuer ! mais je vous parle et je ne sais si vous m’entendez. Je vous ouvre mon cœur, et vous ne me dites pas que vous y lisez. – Et si votre regard y a lu, comment savoir si vous n’êtes pas mécontent ! Ah ! mon ami... j’ai là quelque chose que je voudrais dire... Ah ! si mon père vivait encore !

Elle prend la main du quaker.

Oui, il y a des moments où je voudrais être catholique, à cause de leur confession. Enfin ! ce n’est autre chose que la confidence ; mais la confidence divinisée... j’en aurais besoin !

LE QUAKER.

Ma fille, si ta conscience et la contemplation ne te soutiennent pas assez, que ne viens-tu donc à moi ?

KITTY BELL.

Eh bien, expliquez-moi le trouble où me jette ce jeune homme ! les pleurs que m’arrache malgré moi sa vue, oui, sa seule vue !

LE QUAKER.

Ô femme ! faible femme ! au nom de Dieu, cache tes larmes, car le voilà.

KITTY BELL.

Ô Dieu ! son visage est renversé !

CHATTERTON, rentrant comme un fou, sans chapeau, traverse la chambre et marche en parlant, sans voir personne.

...Et d’ailleurs, et d’ailleurs, ils ne possèdent pas plus leurs richesses que je ne possède cette chambre. – Le monde n’est qu’un mot. – On peut perdre ou gagner le monde sur parole, en un quart d’heure ! Nous ne possédons tous que nos six pieds, c’est le vieux Will qui l’a dit. – Je vous rendrai votre chambre quand vous voudrez ; j’en veux une encore plus petite. Pourtant je voulais encore attendre le succès d’une certaine lettre. Mais n’en parlons plus.

Il se jette dans un fauteuil.

LE QUAKER se lève et va à lui, lui prenant la tête ; à demi-voix.

Tais-toi, ami, tais-toi, arrête. – Calme, calme ta tête brûlante. Laisse passer en silence tes emportements, et n’épouvante pas cette jeune femme qui t’est étrangère.

CHATTERTON se lève vivement sur le mot étrangère, et dit avec une ironie frémissante.

Il n’y a personne sur la terre à présent qui ne me soit étranger. Devant tout le monde je dois saluer et me taire. Quand je parle, c’est une hardiesse bien inconvenante, et dont je dois demander humblement pardon... Je ne voulais qu’un peu de repos dans cette maison, le temps d’achever de coudre l’une à l’autre quelques pages que je dois ; à peu près comme un menuisier doit à l’ébéniste quelques planches péniblement passées au rabot. – Je suis ouvrier en livres, voilà tout. – Je n’ai pas besoin d’un plus grand atelier que le mien, et monsieur Bell est trop attendri de l’amitié de lord Talbot pour moi. Lord Talbot, on peut l’aimer ici, cela se conçoit. – Mais son amitié pour moi, ce n’est rien. Cela repose sur une ancienne idée que je lui ôterai d’un mot ; sur un vieux chiffre que je rayerai de sa tête, et que mon père a emporté dans le pli de son linceul ; un chiffre assez considérable, ma foi, et qui me valait beaucoup de révérences et de serrements de mains. – Mais tout cela est fini, je suis ouvrier en livres. – Adieu, madame ; adieu, monsieur. Ha ! ha ! – Je perds bien du temps ! À l’ouvrage ! à l’ouvrage !

Il monte à grands pas l’escalier de sa chambre et s’y enferme.

 

 

Scène V

 

LE QUAKER, KITTY BELL, consternée

 

LE QUAKER.

Tu es remplie d’épouvante, Kitty ?

KITTY BELL.

C’est vrai.

LE QUAKER.

Et moi aussi.

KITTY BELL.

Vous aussi ? – Vous si fort, vous que rien n’a jamais ému devant moi ! – Mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ici que je ne puis comprendre ? Ce jeune homme nous a tous trompés ; il s’est glissé ici comme un pauvre, et il est riche. Ces jeunes gens ne lui ont-ils pas parlé comme à leur égal ? Qu’est-il venu faire ici ? Qu’a-t-il voulu en se faisant plaindre ? Pourtant, ce qu’il dit a l’air vrai, et lui, il a l’air bien malheureux.

LE QUAKER.

Il serait bon que ce jeune homme mourût.

KITTY BELL.

Mourir ! pourquoi ?

LE QUAKER.

Parce que mieux vaut la mort que la folie.

KITTY BELL.

Et vous croyez... ? Ah ! le cœur me manque.

Elle tombe assise.

LE QUAKER.

Que la plus forte raison ne tiendrait pas à ce qu’il souffre. – Je dois te dire toute ma pensée, Kitty Bell. Il n’y a pas d’ange au ciel qui ne soit plus pur que toi. La Vierge mère ne jette pas sur son enfant un regard plus chaste que le tien. Et pourtant, tu as fait, sans le vouloir, beaucoup de mal autour de toi.

KITTY BELL.

Puissances du ciel ! est-il possible ?

LE QUAKER.

Écoute, écoute, je t’en prie. – Comment le mal sort du bien, et le désordre de l’ordre même, voilà ce que tu ne peux t’expliquer, n’est-ce pas ? Eh bien, sache, ma chère fille, qu’il a suffi pour cela d’un regard de toi, inspiré par la plus belle vertu qui siège à la droite de Dieu, la pitié. – Ce jeune homme, dont l’esprit a trop vite mûri sous les ardeurs de la poésie, comme dans une serre brûlante, a conservé le cœur naïf d’un enfant. Il n’a plus de famille, et, sans se l’avouer, il en cherche une ; il s’est accoutumé à te voir vivre près de lui, et peut-être s’est habitué à s’inspirer de ta vue et de ta grâce maternelle. La paix qui règne autour de toi a été aussi dangereuse pour cet esprit rêveur que le sommeil sous la blanche tubéreuse ; ce n’est pas ta faute si, repoussé de tous côtés, il s’est cru heureux d’un accueil bienveillant ; mais enfin cette existence de sympathie silencieuse et profonde est devenue la sienne. – Te crois-tu donc le droit de la lui ôter ?

KITTY BELL.

Hélas ! croyez-vous donc qu’il ne nous ait pas trompés ?

LE QUAKER.

Lovelace avait plus de dix-huit ans, Kitty. Et ne lis-tu pas sur le front de Chatterton la timidité de la misère ? Moi, je l’ai sondée, elle est profonde.

KITTY BELL.

Ô mon Dieu ! quel mal a dû lui faire ce que j’ai dit tout à l’heure !

LE QUAKER.

Je le crois, madame.

KITTY BELL.

Madame ? – Ah ! ne vous fâchez pas. Si vous saviez ce que j’ai fait et ce que j’allais faire !

LE QUAKER.

Je veux bien le savoir.

KITTY BELL.

Je me suis cachée de mon mari, pour quelques sommes que j’ai données pour monsieur Chatterton. Je n’osais pas les lui demander, et je ne les ai pas reçues encore. Mon mari s’en est aperçu. Dans ce moment même, j’allais peut-être me déterminer à en parler à ce jeune homme. Oh ! que je vous remercie de m’avoir épargné cette mauvaise action ! Oui, c’eût été un crime assurément, n’est-ce pas ?

LE QUAKER.

Il en aurait fait un, lui, plutôt que de ne pas vous satisfaire. Fier comme je le connais, cela est certain. Mon amie, ménageons-le. Il est atteint d’une maladie toute morale et presque incurable, et quelquefois contagieuse ; maladie terrible qui se saisit surtout des âmes jeunes, ardentes et toutes neuves à la vie, éprises de l’amour du juste et du beau, et venant dans le monde pour y rencontrer, à chaque pas, toutes les iniquités et toutes les laideurs d’une société mal construite. Ce mal, c’est la haine de la vie et l’amour de la mort : c’est l’obstiné suicide.

KITTY BELL.

Oh ! que le Seigneur lui pardonne ! serait-ce vrai ?

Elle se cache la tête pour pleurer.

LE QUAKER.

Je dis obstiné, parce qu’il est rare que ces malheureux renoncent à leur projet quand il est arrêté en eux-mêmes.

KITTY BELL.

En est-il là ? En êtes-vous sûr ? Dites-moi vrai ! Dites-moi tout ! Je ne veux pas qu’il meure ! – Qu’a-t-il fait ? que veut-il ? Un homme si jeune ! une âme céleste ! la bonté des anges ! la candeur des enfants ! une âme toute éclatante de pureté, tomber ainsi dans le crime des crimes, celui que le Christ hésiterait lui-même à pardonner ! Non, cela ne sera pas, il ne se tuera pas. Que lui faut-il ? Est-ce de l’argent ? Eh bien, j’en aurai. Nous en trouverons bien quelque part pour lui. Tenez, tenez, voilà des bijoux, que jamais je n’ai daigné porter, prenez-les, vendez tout. – Se tuer ! là, devant moi et mes enfants ! – Vendez, vendez, je dirai ce que je pourrai. Je recommencerai à me cacher ; enfin je ferai mon crime aussi, moi ; je mentirai : voilà tout.

LE QUAKER.

Tes mains ! tes mains, ma fille, que je les adore !

Il baise ses deux mains réunies.

Tes fautes sont innocentes, et, pour cacher ton mensonge miséricordieux, les saintes tes sœurs étendraient leurs voiles ; mais garde tes bijoux, c’est un homme à mourir vingt fois devant un or qu’il n’aurait pas gagné ou tenu de sa famille. J’essaierais bien inutilement de lutter contre sa faute unique, vice presque vertueux, noble imperfection, péché sublime : l’orgueil de la pauvreté.

KITTY BELL.

Mais, n’a-t-il pas parlé d’une lettre qu’il aurait écrite à quelqu’un dont il attendrait du secours ?

LE QUAKER.

Ah ! c’est vrai ! Cela était échappé à mon esprit, mais ton cœur avait entendu. Oui, voilà une ancre de miséricorde. Je m’y appuierai avec lui.

Il veut sortir.

KITTY BELL.

Mais... que voulait-il dire en parlant de lord Talbot : « On peut l’aimer ici, cela se conçoit ! »

LE QUAKER.

Ne songe point à ce mot-là ! Un esprit absorbé comme le sien dans ses travaux et ses peines est inaccessible aux petitesses d’un dépit jaloux, et plus encore aux vaines fatuités de ces coureurs d’aventures. Que voudrait dire cela ? Il faudrait donc supposer qu’il regarde ce Talbot comme essayant ses séductions près de Kitty Bell et avec succès, et supposer que Chatterton se croit le droit d’en être jaloux ; supposer que ce charme d’intimité serait devenu en lui une passion ?... Si cela était...

KITTY BELL.

Oh ! ne me dites plus rien... laissez-moi m’enfuir.

Elle se sauve en fermant ses oreilles, et il la poursuit de sa voix.

LE QUAKER.

Si cela était, sur ma foi ! j’aimerais mieux le laisser mourir !

 

 

ACTE III

 

La chambre de Chatterton, sombre, petite, pauvre, sans feu ; un lit misérable et en désordre.

 

 

Scène première

 

CHATTERTON est assis sur le pied de son lit et écrit sur ses genoux

 

Il est certain qu’elle ne m’aime pas. – Et moi... je n’y veux plus penser. – Mes mains sont glacées, ma tête est brûlante. – Me voilà seul en face de mon travail. – Il ne s’agit plus de sourire et d’être bon ! de saluer et de serrer la main ! Toute cette comédie est jouée : j’en commence une autre avec moi-même. – Il faut, à cette heure, que ma volonté soit assez puissante pour saisir mon âme, et l’emporter tour à tour dans le cadavre ressuscité des personnages que j’évoque, et dans le fantôme de ceux que j’invente ! Ou bien il faut que, devant Chatterton malade, devant Chatterton qui a froid, qui a faim, ma volonté fasse poser avec prétention un autre Chatterton, gracieusement paré pour l’amusement du public, et que celui-là soit décrit par l’autre : le troubadour par le mendiant. Voilà les deux poésies possibles, ça ne va pas plus loin que cela ! Les divertir ou leur faire pitié ; faire jouer de misérables poupées, ou l’être soi-même et faire trafic de cette singerie ! Ouvrir son cœur pour le mettre en étalage sur un comptoir ! S’il a des blessures, tant mieux ! il a plus de prix ; tant soit peu mutilé, on l’achète plus cher ! (Il se lève.} Lève-toi, créature de Dieu, faite à son image, et admire-toi encore dans cette condition !

Il rit et se rassied. Une vieille horloge sonne une demi-heure, deux coups.

Non, non ! L’heure t’avertit ; assieds-toi, et travaille, malheureux ! Tu perds ton temps en réfléchissant : tu n’as qu’une réflexion à faire, c’est que tu es un pauvre. – Entends-tu bien ? un pauvre ! Chaque minute de recueillement est un vol que tu fais ; c’est une minute stérile. – Il s’agit bien de l’idée, grand Dieu ! Ce qui rapporte, c’est le mot. Il y a tel mot qui peut aller jusqu’à un schelling ; la pensée n’a pas cours sur la place. Oh ! loin de moi, – loin de moi, je t’en supplie, découragement glacé ! Mépris de moi-même, ne viens pas achever de me perdre ! détourne-toi ! détourne-toi ! car, à présent, mon nom et ma demeure, tout est connu ! et, si demain ce livre n’est pas achevé, je suis perdu ! oui, perdu ! sans espoir ! – Arrêté, jugé, condamné ! jeté en prison ! Ô dégradation ! ô honteux travail !

Il écrit.

Il est certain que cette jeune femme ne m’aimera jamais. – Eh bien, ne puis-je cesser d’avoir cette idée ?

Long silence.

J’ai bien peu d’orgueil d’y penser encore. – Mais qu’on me dise donc pourquoi j’aurais de l’orgueil ! De l’orgueil de quoi ? Je ne tiens aucune place dans aucun rang. Et il est certain que ce qui me soutient, c’est cette fierté naturelle. Elle me crie toujours à l’oreille de ne pas ployer et de ne pas avoir l’air malheureux. – Et pour qui donc fait-on l’heureux quand on ne l’est pas ? Je crois que c’est pour les femmes. Nous posons tous devant elles. – Les pauvres créatures, elles te prennent pour un trône, ô Publicité, vile Publicité ! toi qui n’es qu’un pilori où le profane passant peut nous souffleter. En général les femmes aiment celui qui ne s’abaisse devant personne. Eh bien, par le Ciel, elles ont raison. – Du moins celle-ci qui a les yeux sur moi ne me verra pas baisser la tête. – Oh ! si elle m’eût aimé !

Il s’abandonne à une longue rêverie, dont il sort violemment.

Écris donc, malheureux, évoque donc ta volonté ! – Pourquoi est-elle si faible ? N’avoir pu encore lancer en avant cet esprit rebelle qu’elle excite et qui s’arrête ! – Voilà une humiliation toute nouvelle pour moi ! – Jusqu’ici je l’avais toujours vu partir avant son maître ; il fallait un frein et, cette nuit, c’est l’éperon qu’il lui faut. – Ah ! ah ! l’immortel ! ah ! ah ! le rude maître du corps ! Esprit superbe, seriez-vous paralysé par ce misérable brouillard qui pénètre dans une chambre délabrée ? Suffit-il, orgueilleux, d’un peu de vapeur froide pour vous vaincre ?

Il jette sur ses épaules la couverture de son lit.

L’épais brouillard ! il est tendu au dehors de ma fenêtre comme un rideau blanc, ou comme un linceul. – Il était pendu ainsi à la fenêtre de mon père, la nuit de sa mort.

L’horloge sonne trois quarts.

Encore ! le temps me presse ; et rien n’est écrit !

Il lit.

« Harold ! Harold !... ô Christ ! Harold... le duc Guillaume... » Eh ! que me fait cet Harold, je vous prie ? – Je ne puis comprendre comment j’ai écrit cela.

Il déchire le manuscrit, en parlant. Un peu de délire le prend.

J’ai fait le catholique ; j’ai menti. Si j’étais catholique, je me ferais moine et trappiste. Un trappiste n’a pour lit qu’un cercueil, mais au moins il y dort. – Tous les hommes ont un lit où ils dorment : moi, j’en ai un où je travaille pour de l’argent.

Il porte la main à sa tête.

Où vais-je ? où vais-je ? Le mot entraîne l’idée malgré elle... Ô Ciel ! la folie ne marche-t-elle pas ainsi ? Voilà qui peut épouvanter le plus brave... Allons ! calme-toi. – Je relisais ceci... Oui... Ce poème-là n’est pas assez beau !... Écrit trop vite ! – Écrit pour vivre ! – Ô, supplice ! La bataille d’Hastings !... Les vieux Saxons !... Les jeunes Normands ! Me suis-je intéressé à cela ? Non. Et pourquoi donc en as-tu parlé ? – Quand j’avais tant à dire sur ce que je vois !

Il se lève et marche à grands pas.

– Réveiller de froides cendres, quand tout frémit et souffre autour de moi ; quand la vertu appelle à son secours et se meurt à force de pleurer ; quand le pâle travail est dédaigné ; quand l’espérance a perdu son ancre ; la foi, son calice ; la charité, ses pauvres enfants ; quand la loi est athée et corrompue comme une courtisane ; lorsque la terre crie et demande justice au poète de ceux qui la fouillent sans cesse pour avoir son or, et lui disent qu’elle peut se passer du Ciel. Et moi ! qui sens cela, je ne lui répondrais pas ? Si ! par le Ciel ! je lui répondrai. Je frapperai du pied les méchants et les hypocrites. Je dévoilerai Jérémiah-Miles et Warton. Ah ! misérable ! Mais... c’est la satire ! Tu deviens méchant.

Il pleure longtemps avec désolation.

Écris plutôt sur ce brouillard qui s’est logé à ta fenêtre comme à celle de ton père.

Il s’arrête. Il prend une tabatière sur sa table.

Le voilà, mon père ! – Vous voilà ! Bon vieux marin ! franc capitaine de haut-bord, vous dormiez la nuit, vous, et, le jour, vous vous battiez ! vous n’étiez pas un paria intelligent comme l’est devenu votre pauvre enfant. Voyez-vous, voyez-vous ce papier blanc ? S’il n’est pas rempli demain, j’irai en prison, mon père, et je n’ai pas dans la tête un mot pour noircir ce papier, parce que j’ai faim. – J’ai vendu, pour manger, le diamant qui était là, sur cette boîte, comme une étoile sur votre beau front. Et, à présent, je ne l’ai plus, et j’ai toujours la faim. Et j’ai aussi votre orgueil, mon père, qui fait que je ne le dis pas. – Mais, vous qui étiez vieux et qui saviez qu’il faut de l’argent pour vivre, et que vous n’en aviez pas à me laisser, pourquoi m’avez-vous créé ?

Il jette la boîte. Il court après, se met à genoux et pleure.

Ah ! pardon, pardon, mon père ! mon vieux père en cheveux blancs ! – Vous m’avez tant embrassé sur vos genoux ! – C’est ma faute ! J’ai cru être poète ! C’est ma faute ; mais je vous assure que mon nom n’ira pas en prison ! Je vous le jure, mon vieux père. Tenez, tenez, voilà de l’opium ! Si je n’ai pas trop faim, je ne mangerai pas, je boirai.

Il fond an larmes sur la tabatière où est le portrait.

Quelqu’un monte lourdement mon escalier de bois. – Cachons ce trésor.

Cachant l’opium.

Et pourquoi ? Ne suis-je donc pas libre ? plus libre que jamais ? – Caton n’a pas caché son épée. Reste comme tu es, Romain, et regarde en face.

Il pose l’opium au milieu de sa table.

 

 

Scène II

 

CHATTERTON, LE QUAKER

 

LE QUAKER, jetant les yeux sur la fiole.

Ah !

CHATTERTON.

Eh bien ?

LE QUAKER.

Je connais cette liqueur. – Il y a là au moins soixante grains d’opium. Cela te donnerait une certaine exaltation qui te plairait d’abord assez comme poète, et puis un peu de délire, et puis un bon sommeil bien lourd et sans rêve, je t’assure. – Tu es resté bien longtemps seul, Chatterton.

Le quaker pose le flacon sur la table, Chatterton le reprend à la dérobée.

CHATTERTON.

Et si je veux rester seul pour toujours, n’en ai-je pas le droit ?

LE QUAKER s’assied sur le lit ; Chatterton reste debout, les yeux fixes et hagards.

Les païens disaient cela.

CHATTERTON.

Qu’on me donne une heure de bonheur, et je redeviendrai un excellent chrétien. Ce que... ce que vous craignez, les stoïciens l’appelaient sortie raisonnable.

LE QUAKER.

C’est vrai ; et ils disaient même que, les causes qui nous retiennent à la vie n’étant guère fortes, on pouvait bien en sortir pour des causes légères. Mais il faut considérer, ami, que la Fortune change souvent et peut beaucoup, et que, si elle peut faire quelque chose pour quelqu’un, c’est pour un vivant.

CHATTERTON.

Mais aussi elle ne peut rien contre un mort. Moi, je dis qu’elle fait plus de mal que de bien, et qu’il n’est pas mauvais de la fuir.

LE QUAKER.

Tu as bien raison ; mais seulement c’est un peu poltron. – S’aller cacher sous une grosse pierre, dans un grand trou, par frayeur d’elle, c’est de la lâcheté.

CHATTERTON.

Connaissez-vous beaucoup de lâches qui se soient tués ?

LE QUAKER.

Quand ce ne serait que Néron.

CHATTERTON.

Aussi, sa lâcheté, je n’y crois pas. Les nations n’aiment pas les lâches, et c’est le seul nom d’empereur populaire en Italie.

LE QUAKER.

Cela fait bien l’éloge de la popularité. – Mais, du reste, je ne te contredis nullement. Tu fais bien de suivre ton projet, parce que cela va faire la joie de tes rivaux. Il s’en trouvera d’assez impies pour égayer le public par d’agréables bouffonneries sur le récit de ta mort, et ce qu’ils n’auraient jamais pu accomplir, tu le fais pour eux ; tu t’effaces. Tu fais bien de leur laisser ta part de cet os vide de la gloire que vous rongez tous. C’est généreux.

CHATTERTON.

Vous me donnez plus d’importance que je n’en ai. Qui sait mon nom ?

LE QUAKER, à part.

Cette corde vibre encore. Voyons ce que j’en tirerai.

À Chatterton.

On sait d’autant mieux ton nom que tu l’as voulu cacher.

CHATTERTON.

Vraiment ? Je suis bien aise de savoir cela. – Eh bien, on le prononcera plus librement après moi.

LE QUAKER, à part.

Toutes les routes le ramènent à son idée fixe.

Haut.

Mais il m’avait semblé, ce matin, que tu espérais quelque chose d’une lettre ?

CHATTERTON.

Oui, j’avais écrit au lord-maire, monsieur Beckford, qui a connu mon père assez intimement. On m’avait souvent offert sa protection, je l’avais toujours refusée, parce que je n’aime pas être protégé. – Je comptais sur des idées pour vivre. Quelle folie ! – Hier, elles m’ont manqué toutes ; il ne m’en est resté qu’une, celle d’essayer du protecteur.

LE QUAKER.

Monsieur Beckford passe pour le plus honnête homme et l’un des plus éclairés de Londres. Tu as bien fait. Pourquoi y as-tu renoncé depuis ?

CHATTERTON.

Il m’a suffi depuis de la vue d’un homme.

LE QUAKER.

Essaye de la vue d’un sage après celle d’un fou. – Que t’importe ?

CHATTERTON.

Eh ! pourquoi ces retards ? Les hommes d’imagination sont éternellement crucifiés ; le sarcasme et la misère sont les clous de leur croix. Pourquoi voulez-vous qu’un autre soit enfoncé dans ma chair : le remords de s’être inutilement abaissé ? – Je veux sortir raisonnablement. J’y suis forcé.

LE QUAKER se lève.

Que le Seigneur me pardonne ce que je vais faire. Écoute, Chatterton ! je suis très vieux, je suis chrétien et de la secte la plus pure de la république universelle du Christ. J’ai passé tous mes jours avec mes frères dans la méditation, la charité et la prière. Je vais te dire, au nom de Dieu, une chose vraie et, en la disant, je vais, pour te sauver, jeter une tache sur mes cheveux blancs. Chatterton ! Chatterton ! tu peux perdre ton âme, mais tu n’as pas le droit d’en perdre deux. – Or il y en a une qui s’est attachée à la tienne et que ton infortune vient d’attirer comme les Écossais disent que la paille attire le diamant radieux. Si tu t’en vas, elle s’en ira ; et cela, comme toi, sans être en état de grâce, et indigne pour l’éternité de paraître devant Dieu. Chatterton ! Chatterton ! tu peux douter de l’éternité, mais elle n’en doute pas ; tu seras jugé selon tes malheurs et ton désespoir, et tu peux espérer miséricorde ; mais non pas elle, qui était heureuse et toute chrétienne. Jeune homme, je te demande grâce pour elle, à genoux, parce qu’elle est pour moi sur la terre comme mon enfant.

CHATTERTON.

Mon Dieu ! mon ami, mon père, que voulez-vous dire ?... Serait-ce donc... ? Levez-vous !... vous me faites honte... Serait-ce... ?

LE QUAKER.

Grâce ! car si tu meurs, elle mourra...

CHATTERTON.

Mais qui donc ?

LE QUAKER.

Parce qu’elle est faible de corps et d’âme, forte de cœur seulement.

CHATTERTON.

Nommez-la ! Aurais-je osé croire !...

LE QUAKER se relève.

Si jamais tu lui dis ce secret, malheureux ! tu es un traître, et tu n’auras pas besoin de suicide ; ce sera moi qui te tuerai.

CHATTERTON.

Est-ce donc... ?

LE QUAKER.

Oui, la femme de mon vieil ami, de ton hôte... la mère des beaux enfants.

CHATTERTON.

Kitty Bell !

LE QUAKER.

Elle t’aime, jeune homme. Veux-tu te tuer encore ?

CHATTERTON, tombant dans les bras du quaker.

Hélas ! je ne puis donc plus vivre ni mourir ?

LE QUAKER, fortement.

Il faut vivre, te taire, et prier Dieu !

 

 

Scène III

 

KITTY BELL, LE QUAKER

 

L’arrière-boutique.

KITTY BELL sort seule de sa chambre, et regarde dans la salle.

Personne ! – Venez, mes enfants ! Il ne faut jamais se cacher, si ce n’est pour faire le bien. Allez vite chez lui ! portez-lui...

Au quaker.

Je reviens, mon ami, je reviens vous écouter.

À ses enfants.

Portez-lui tous vos fruits. – Ne dites pas que je vous envoie, et montez sans faire de bruit. – Bien ! Bien !

Les deux enfants, portant un panier, montent doucement l’escalier, et entrent dans la chambre de Chatterton. Quand ils sont en haut.

Eh bien, mon ami, vous croyez donc que le bon lord-maire lui fera du bien ? Oh ! mon ami, je consentirai à tout ce que vous voudrez me conseiller !

LE QUAKER.

Oui, il sera nécessaire que, dans peu de temps, il aille habiter une autre maison, peut-être même hors de Londres.

KITTY BELL.

Soit à jamais bénie la maison où il sera heureux, puisqu’il ne peut l’être dans la mienne ! mais qu’il vive, ce sera assez pour moi.

LE QUAKER.

Je ne lui parlerai pas à présent de cette résolution ; je l’y préparerai par degrés.

KITTY BELL, ayant peur que le quaker n’y consente.

Si vous voulez, je lui en parlerai, moi.

LE QUAKER.

Pas encore ; ce serait trop tôt.

KITTY BELL.

Mais si, comme vous le dites, ce n’est pour lui qu’une habitude à rompre ?

LE QUAKER.

Sans doute... il est fort sauvage. – Les auteurs n’aiment que leurs manuscrits... Il ne tient à personne, il n’aime personne... Cependant ce serait trop tôt.

KITTY BELL.

Pourquoi donc trop tôt, si vous pensez que sa présence soit si fatale ?

LE QUAKER.

Oui, je le pense, je ne me rétracte pas.

KITTY BELL.

Cependant, si cela est nécessaire, je suis prête à le lui dire à présent ici.

LE QUAKER.

Non, non, ce serait tout perdre.

KITTY BELL, satisfaite.

Alors, mon ami, convenez-en, s’il reste ici, je ne puis pas le maltraiter ; il faut bien que l’on tâche de le rendre moins malheureux. J’ai envoyé mes enfants pour le distraire ; et ils ont voulu absolument lui porter leur goûter, leurs fruits, que sais-je ? Est-ce un crime à moi, mon ami ? en est-ce un à mes enfants ?

Le quaker, s’asseyant, se détourne pour essuyer une larme.

On dit donc qu’il fait de bien beaux livres ? Les avez-vous lus, ses livres ?

LE QUAKER, avec une insouciance affectée.

Oui, c’est un beau génie.

KITTY BELL.

Et si jeune, est-ce possible ? – Ah ! vous ne voulez pas me répondre, et vous avez tort, car jamais je n’oublie un mot de vous. Ce matin, par exemple, ici même, ne m’avez-vous pas dit que rendre à un malheureux un cadeau qu’il a fait, c’est l’humilier et lui faire mesurer toute sa misère ? – Aussi, je suis bien sûre que vous ne lui avez pas rendu sa Bible ! – N’est-il pas vrai ? Avouez-le.

LE QUAKER, lui donnant sa Bible lentement, en la lui faisant attendre.

Tiens, mon enfant, comme c’est moi qui te la donne, tu peux la garder.

KITTY BELL s’assied à ses pieds à la manière des enfants qui demandent une grâce.

Oh ! mon ami, mon père, votre bonté a quelquefois un air méchant, mais c’est toujours la bonté la meilleure. Vous êtes au-dessus de nous tous par votre prudence ; vous pourriez voir à vos pieds tous nos petits orages que vous méprisez, et cependant, sans être atteint, vous y prenez part ; vous en souffrez par indulgence, et puis vous laissez tomber quelques mots, et les nuages se dissipent, et nous vous rendons grâces, et les larmes s’effacent, et nous sourions, parce que vous l’avez permis.

LE QUAKER l’embrasse sur le front.

Mon enfant ! ma chère enfant ! avec toi, du moins, je suis sûr de n’en avoir pas de regret.

On parle.

On vient !... Pourvu que ce ne soit pas un de ses amis ! – Ah ! c’est ce Talbot... j’en étais sûr.

On entend le cor de chasse.

 

 

Scène IV

 

KITTY BELL, LE QUAKER, LORD TALBOT, JOHN BELL

 

LORD TALBOT.

Oui, oui, je vais les aller joindre tous ; qu’ils se réjouissent ! Moi, je n’ai plus le cœur à leur joie. J’ai assez d’eux, laissez-les souper sans moi. Je me suis assez amusé à les voir se ruiner pour essayer de me suivre ; à présent, ce jeu-là m’ennuie. – Monsieur Bell, j’ai à vous parler. – Vous ne m’aviez pas dit les chagrins et la pauvreté de mon ami, de Chatterton.

JOHN BELL, à Kitty Bell.

Mistress Bell, votre absence est nécessaire... pour un instant.

Kitty Bell se retire lentement dans sa chambre.

Mais, milord, ses chagrins, je ne les vois pas ; et, quant à sa pauvreté, je sais qu’il ne doit rien ici.

LORD TALBOT.

Ô Ciel, comment fait-il ? Oh ! si vous saviez, et vous aussi, bon quaker, si vous saviez ce que l’on vient de m’apprendre ! D’abord ses beaux poèmes ne lui ont pas donné un morceau de pain. – Ceci est tout simple ; ce sont des poèmes, et ils sont beaux : c’est le cours naturel des choses. Ensuite une espèce d’érudit, un misérable inconnu et méchant, vient de publier (Dieu fasse qu’il l’ignore !) une atroce calomnie. Il a prétendu prouver qu’Harold et tous ses poèmes n’étaient pas de lui. Mais, moi, j’attesterai le contraire, moi qui l’ai vu les inventer à mes côtés, là, encore enfant ; je l’attesterai, je l’imprimerai, et je signerai Talbot.

LE QUAKER.

C’est bien, jeune homme.

LORD TALBOT.

Mais ce n’est pas tout. N’avez-vous pas vu rôder chez vous un nommé Skirner ?

JOHN BELL.

Oui, oui, je sais ; un riche propriétaire de plusieurs maisons dans la Cité.

LORD TALBOT.

C’est cela.

JOHN BELL.

Il est venu hier.

LORD TALBOT.

Eh bien, il le cherche pour le faire arrêter, lui, trois fois millionnaire, pour quelque pauvre loyer qu’il lui doit. Et Chatterton... – Oh ! voilà qui est horrible à penser. – Je voudrais, tant cela fait honte au pays, je voudrais pouvoir le dire si bas que l’air ne pût l’entendre. – Approchez tous deux. – Chatterton, pour sortir de chez lui, a promis par écrit et signé... – oh ! je l’ai lu... – il a signé que, tel jour (et ce jour approche), il paierait sa dette, et que, s’il mourait dans l’intervalle, il vendait à l’école de chirurgie... on n’ose pas dire cela... son corps pour le payer ; et le millionnaire a reçu l’écrit !

LE QUAKER.

Ô misère ! misère sublime !

LORD TALBOT.

Il n’y faut pas songer ; je donnerai tout à son insu ; mais sa tranquillité, la comprenez-vous ?

LE QUAKER.

Et sa fierté, ne la comprends-tu pas, toi, ami ?

LORD TALBOT.

Eh ! monsieur, je le connaissais avant vous, je le veux voir. – Je sais comment il faut lui parler. Il faut le forcer de s’occuper de son avenir... et, d’ailleurs, j’ai quelque chose à réparer.

JOHN BELL.

Diable ! diable ! voilà une méchante affaire ; à le voir si bien avec vous, milord, j’ai cru que c’était un vrai gentleman, moi ; mais tout cela pourra faire chez moi un esclandre. Tenez, franchement, je désire que ce jeune homme soit averti par vous qu’il ne peut demeurer plus d’un mois ici, milord.

LORD TALBOT, avec un rire amer.

N’en parlons plus, monsieur ; j’espère, s’il a la bonté d’y venir, que ma maison le dédommagera de la vôtre.

KITTY BELL revient timidement.

Avant que Sa Seigneurie se retire, j’aurais voulu lui demander quelque chose, avec la permission de monsieur Bell.

JOHN BELL, se promenant brusquement au fond de la chambre.

Vous n’avez pas besoin de ma permission. Dites ce qu’il vous plaira.

KITTY BELL.

Milord connaît-il monsieur Beckford, le lord-maire de Londres ?

LORD TALBOT.

Parbleu ! madame, je crois même que nous sommes un peu parents ; je le vois toutes les fois que je crois qu’il ne m’ennuiera pas, c’est-à-dire une fois par an. – Il me dit toujours que j’ai des dettes, et pour mon usage je le trouve sot ; mais en général on l’estime.

KITTY BELL.

Monsieur le docteur m’a dit qu’il était plein de sagesse et de bienfaisance.

LORD TALBOT.

À vrai dire et à parler sérieusement, c’est le plus honnête homme des trois royaumes. Si vous désirez de lui quelque chose... j’irai le voir ce soir même.

KITTY BELL.

Il y a, je crois, ici quelqu’un qui aura affaire à lui et...

Ici Chatterton descend de sa chambre avec les deux enfants.

JOHN BELL.

Que voulez-vous dire ? Êtes-vous folle ?

KITTY BELL, saluant.

Rien que ce qu’il vous plaira.

LORD TALBOT.

Mais laissez-la parler, au moins.

LE QUAKER.

La seule ressource qui reste à Chatterton, c’est cette protection.

LORD TALBOT.

Est-ce pour lui ? J’y cours.

JOHN BELL, à sa femme.

Comment donc savez-vous si bien ses affaires ?

LE QUAKER.

Je les lui ai apprises, moi.

JOHN BELL, à Kitty.

Si jamais...

KITTY BELL.

Oh ! ne vous emportez pas, monsieur ! nous ne sommes pas seuls.

JOHN BELL.

Ne parlez plus de ce jeune homme.

Ici, Chatterton, qui a remis les deux enfants entre les mains de leur mère, revient vers la cheminée.

KITTY BELL.

Comme vous l’ordonnerez.

JOHN BELL.

Milord, voici votre ami, vous saurez de lui-même ses sentiments.

 

 

Scène V

 

CHATTERTON, LORD TALBOT, LE QUAKER, JOHN BELL, KITTY BELL

 

Chatterton a l’air calme et presque heureux. Il jette sur un fauteuil quelques manuscrits.

LORD TALBOT.

Tom. je reviens pour vous rendre un service ; me le permettez-vous ?

CHATTERTON, avec la douceur d’un enfant dans la voix et ne cessant de regarder Kitty Bell pendant toute la scène.

Je suis résigné, George, à tout ce que l’on voudra, à presque tout.

LORD TALBOT.

Vous avez donc une mauvaise affaire avec ce fripon de Skirner ? Il veut vous faire arrêter demain.

CHATTERTON.

Je ne le savais pas, mais il a raison.

JOHN BELL, au quaker.

Milord est trop bon pour lui ; voyez son air de hauteur...

LORD TALBOT.

A-t-il raison ?

CHATTERTON.

Il a raison selon la loi. C’était hier que je devais le payer, ce devait être avec le prix d’un manuscrit inachevé, j’avais signé cette promesse ; si j’ai eu du chagrin, si l’inspiration ne s’est pas présentée à l’heure dite, cela ne le regarde pas. Oui, je ne devais pas compter à ce point sur mes forces et dater l’arrivée d’une muse et son départ comme on calcule la course d’un cheval. – J’ai manqué de respect à mon âme immortelle, je l’ai louée à l’heure et vendue. – C’est moi qui ai tort, je mérite ce qu’il en arrivera.

LE QUAKER, à Kitty.

Je gagerais qu’il leur semble fou ! c’est trop beau pour eux.

LORD TALBOT, en riant, mais un peu piqué.

Ah çà ! c’est de peur d’être de mon avis que vous le défendez.

JOHN BELL.

C’est bien vrai, c’est pour contredire.

CHATTERTON.

Non... Je pense à présent que tout le monde a raison, excepté les Poètes. La Poésie est une maladie du cerveau. Je ne parle plus de moi, je suis guéri.

LE QUAKER, à Kitty.

Je n’aime pas qu’il dise cela.

CHATTERTON.

Je n’écrirai plus un vers de ma vie, je vous le jure ; quelque chose qui arrive je n’en écrirai plus un seul.

LE QUAKER, ne le quittant pas des yeux.

Hum ! il retombe.

LORD TALBOT.

Est-il vrai que vous comptiez sur monsieur Beckford, sur mon vieux cousin ? Je suis surpris que vous n’ayez pas compté sur moi plutôt.

CHATTERTON.

Le lord-maire est à mes yeux le gouvernement, et le gouvernement est l’Angleterre, milord ; c’est sur l’Angleterre que je compte.

LORD TALBOT.

Malgré cela, je lui dirai ce que vous voudrez.

JOHN BELL.

Il ne le mérite guère.

LE QUAKER.

Bien ! voilà une rivalité de protections. Le vieux lord voudra mieux protéger que le jeune. Nous y gagnerons peut-être.

On entend un roulement sur le pavé.

KITTY BELL.

Il me semble que j’entends une voiture.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, LE LORD-MAIRE

 

Les jeunes lords descendent avec leurs serviettes à la main et en habit de chasse, pour voir le lord-maire. Six domestiques portant des torches entrent et se rangent en haie. On annonce le lord-maire.

KITTY BELL.

Il vient lui-même, le lord-maire, pour monsieur Chatterton ! Rachel ! mes enfants ! quel bonheur ! embrassez-moi.

Elle court à eux, et les baise avec transport.

JOHN BELL.

Les femmes ont des accès de folie inexplicables !

LE QUAKER, à part.

La mère donne à ses enfants un baiser d’amante sans le savoir.

MONSIEUR BECKFORD, parlant haut, et s’établissant pesamment et pompeusement dans un grand fauteuil.

Ah ! ah ! voici, je crois, tous ceux que je cherchais réunis. – Ah ! John Bell, mon féal ami, il fait bon vivre chez vous, ce me semble ! car j’y vois de joyeuses figures qui aiment le bruit et le désordre plus que de raison. – Mais c’est de leur âge.

JOHN BELL.

Milord, Votre Seigneurie est trop bonne de me faire l’honneur de venir dans ma maison une seconde fois.

MONSIEUR BECKFORD.

Oui, pardieu ! Bell, mon ami ; c’est la seconde fois que j’y viens... Ah ! les jolis enfants que voilà !... Oui, c’est la seconde fois, car, la première, ce fut pour vous complimenter sur le bel établissement de vos manufactures ; et aujourd’hui je trouve cette maison nouvelle plus belle que jamais ; c’est votre petite femme qui l’administre, c’est très bien. – Mon cousin Talbot, vous ne dites rien ! Je vous ai dérangé, George ; vous étiez en fête avec vos amis, n’est-ce pas ? Talbot, mon cousin, vous ne serez jamais qu’un libertin ; mais c’est de votre âge.

LORD TALBOT.

Ne vous occupez pas de moi, mon cher lord.

LORD LAUDERDALE.

C’est ce que nous lui disons tous les jours, milord.

MONSIEUR BECKFORD.

Et vous aussi, Lauderdale, et vous, Kingston ? toujours avec lui ? toujours des nuits passées à chanter, à jouer et à boire ? Vous ferez tous une mauvaise fin ; mais je ne vous en veux pas, chacun a le droit de dépenser sa fortune comme il l’entend. – John Bell, n’avez-vous pas chez vous un jeune homme nommé Chatterton, pour qui j’ai voulu venir moi-même ?

CHATTERTON.

C’est moi, milord, qui vous ai écrit.

MONSIEUR BECKFORD.

Ah ! c’est vous, mon cher ! Venez donc ici un peu, que je vous voie en face. J’ai connu votre père, un digne homme s’il en fut ; un pauvre soldat, mais qui avait bravement fait son chemin. Ah ! c’est vous qui êtes Thomas Chatterton ? Vous vous êtes amusé à faire des vers, mon petit ami ; c’est bon pour une fois, mais il ne faut pas continuer. Il n’y a personne qui n’ait eu cette fantaisie. Hé ! hé ! j’ai fait comme vous dans mon printemps, et jamais Littleton, Swift et Wilkes n’ont écrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens.

CHATTERTON.

Je n’en doute pas, milord.

MONSIEUR BECKFORD.

Mais je ne donnais aux Muses que le temps perdu. Je savais bien ce qu’en dit Ben Johnson : que la plus belle Muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu’il faut avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes.

Lauderdale, Kingston et les lords rient.

LORD LAUDERDALE.

Bravo, milord ! c’est bien vrai !

LE QUAKER, à part.

Il veut le tuer à petit feu.

CHATTERTON.

Rien de plus vrai, je le vois aujourd’hui, milord.

MONSIEUR BECKFORD.

Votre histoire est celle de mille jeunes gens ; vous n’avez rien pu faire que vos maudits vers, et à quoi sont-ils bons, je vous prie ? Je vous parle en père, moi... à quoi sont-ils bons ? – Un bon Anglais doit être utile au pays. – Voyons un peu, quelle idée vous faites-vous de nos devoirs à tous, tant que nous sommes ?

CHATTERTON, à part.

Pour elle ! pour elle ! je boirai le calice jusqu’à la lie.

Haut.

Je crois les comprendre, milord, – L’Angleterre est un vaisseau. Notre île en a la forme : la proue tournée au nord, elle est comme à l’ancre, au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d’autres vaisseaux faits à son image, et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c’est à bord du grand navire qu’est notre ouvrage à tous. Le roi, les lords, les communes sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole ; nous autres, nous devons tous avoir les mains aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons ; nous sommes tous de l’équipage, et nul n’est inutile dans la manœuvre de notre glorieux navire.

MONSIEUR BECKFORD.

Pas mal ! pas mal ! quoiqu’il fasse encore de la poésie ; mais, en admettant votre idée, vous voyez que j’ai encore raison. Que diable peut faire le Poète dans la manœuvre ?

Un moment d’attente.

CHATTERTON.

Il lit dans les astres la route que nous montre le doigt du Seigneur.

LORD TALBOT.

Qu’en dites-vous, milord ? Lui donnez-vous tort ? Le pilote n’est pas inutile.

MONSIEUR BECKFORD.

Imagination, mon cher ! ou folie, c’est la même chose ; vous n’êtes bon à rien, et vous vous êtes rendu tel par ces billevesées. – J’ai des renseignements sur vous... à vous parler franchement... et...

LORD TALBOT.

Milord, c’est un de mes amis, et vous m’obligerez en le traitant bien...

MONSIEUR BECKFORD.

Oh ! vous vous y intéressez, George ? Eh bien, vous serez content ; j’ai fait quelque chose pour votre protégé, malgré les recherches de Bale... Chatterton ne sait pas qu’on a découvert ses petites ruses de manuscrit ; mais elles sont bien innocentes, et je les lui pardonne de bon cœur. Le Magisterial est un bien bon écrit ; je vous l’apporte pour vous convertir, avec une lettre où vous trouverez mes propositions : il s’agit de cent livres sterling par an. – Ne faites pas le dédaigneux, mon enfant : que diable ! votre père n’était pas sorti de la côte d’Adam, il n’était pas frère du roi, votre père ; et vous n’êtes bon à rien qu’à ce qu’on vous propose, en vérité. C’est un commencement ; vous ne me quitterez pas, et je vous surveillerai de près.

Kitty Bell supplie Chatterton, par un regard, de ne pas refuser. Elle a deviné son hésitation.

CHATTERTON hésite un moment : puis, après avoir regardé Kitty.

Je consens à tout, milord.

LORD LAUDERDALE.

Que milord est bon !

JOHN BELL.

Voulez-vous accepter le premier toast, milord ?

KITTY BELL, à sa fille.

Allez lui baiser la main.

LE QUAKER, serrant la main à Chatterton.

Bien, mon ami, tu as été courageux.

LORD TALBOT.

J’étais sûr de mon gros cousin Tom. – Allons, j’ai fait tant, qu’il est à bon port.

MONSIEUR BECKFORD.

John Bell, mon honorable Bell, conduisez-moi au souper de ces jeunes fous, que je les voie se mettre à table. – Cela me rajeunira.

LORD TALBOT.

Parbleu ! tout ira, jusqu’au quaker. – Ma foi, milord, que ce soit par vous ou par moi, voilà Chatterton tranquille ; allons... n’y pensons plus.

JOHN BELL.

Nous allons tous conduire milord.

À Kitty Bell.

Vous allez revenir faire les honneurs, je le veux.

Elle va vers sa chambre.

CHATTERTON, au quaker.

N’ai-je pas fait tout ce que vous vouliez ?

Tout haut, à M. Beckford.

Milord, je suis à vous tout à l’heure, j’ai quelques papiers à brûler.

MONSIEUR BECKFORD.

Bien, bien !... Il se corrige de la poésie, c’est bien.

Ils sortent.

JOHN BELL, revient à sa femme brusquement.

Mais rentrez donc chez vous, et souvenez-vous que je vous attends.

Kitty Bell s’arrête sur la porte un moment, et regarde Chatterton avec inquiétude.

KITTY BELL, à part.

Pourquoi veut-il rester seul, mon Dieu ?

Elle sort avec ses enfants, et porte le plus jeune dans ses bras.

 

 

Scène VII

 

CHATTERTON, seul, se promenant.

 

Allez, mes bons amis. – Il est bien étonnant que ma destinée change ainsi tout à coup. J’ai peine à m’y fier ; pourtant les apparences y sont. – Je tiens là ma fortune. – Qu’a voulu dire cet homme en parlant de mes ruses ? Ah ! toujours ce qu’ils disent tous. Ils ont deviné ce que je leur avouais moi-même, que je suis l’auteur de mon livre. Finesse grossière ! je les reconnais là ! Que sera cette place ? quelque emploi de commis ? Tant mieux, cela est honorable ! Je pourrai vivre sans écrire les choses communes qui font vivre. – Le quaker rentrera dans la paix de son âme que j’ai troublée, et elle ! Kitty Bell, je ne la tuerai pas, s’il est vrai que je l’eusse tuée. – Dois-je le croire ? J’en doute : ce que l’on renferme toujours ainsi est peu violent ; et, pour être si aimante, son âme est bien maternelle. N’importe, cela vaut mieux, et je ne la verrai plus. C’est convenu... autant eût valu me tuer. Un corps est aisé à cacher. – On ne le lui eût pas dit. Le quaker y eût veillé, il pense à tout. Et à présent, pourquoi vivre ? pour qui ?... – Pour qu’elle vive, c’est assez... Allons... arrêtez-vous, idées noires, ne revenez pas... Lisons ceci...

Il lit le journal.

« Chatterton n’est pas l’auteur de ses œuvres... Voilà qui est bien prouvé. – Ces poèmes admirables sont réellement d’un moine nommé Rowley, qui les avait traduits d’un autre moine du dixième siècle, nommé Turgot... Cette imposture, pardonnable à un écolier, serait criminelle plus tard... Signé... Bale... » Bale ? Qu’est-ce que cela ? Que lui ai-je fait ? – De quel égout sort ce serpent ? Quoi ! mon nom est étouffé ! ma gloire éteinte ! mon honneur perdu ! – Voilà le juge !... le bienfaiteur ! Voyons, qu’offre-t-il ?

Il décachète la lettre, lit... et s’écrie avec indignation.

Une place de premier valet de chambre dans sa maison !... Ah ! pays damné ! terre du dédain ! sois maudite à jamais !

Prenant la fiole d’opium.

Ô mon âme, je t’avais vendue ! je te rachète avec ceci.

Il boit l’opium.

Skirner sera payé ! – Libre de tous ! égal à tous, à présent ! – Salut, première heure de repos que j’aie goûtée ! – Dernière heure de ma vie, aurore du jour éternel, salut ! – Adieu, humiliations, haines, sarcasmes, travaux dégradants, incertitudes, angoisses, misères, tortures du cœur, adieu ! Oh ! quel bonheur, je vous dis adieu ! – Si l’on savait ! si l’on savait ce bonheur que j’ai... on n’hésiterait pas si longtemps !

Ici, après un instant de recueillement durant lequel son visage prend une expression de béatitude, il joint les mains et poursuit.

Ô Mort, ange de délivrance, que ta paix est douce ! j’avais bien raison de t’adorer, mais je n’avais pas la force de te conquérir. – Je sais que tes pas seront lents et sûrs. Regarde-moi, ange sévère, leur ôter à tous la trace de mes pas sur la terre.

Il jette au feu tous ses papiers.

Allez, nobles pensées écrites pour tous ces ingrats dédaigneux, purifiez-vous dans la flamme et remontez au ciel avec moi !

Il lève les yeux au ciel, et déchire lentement ses poèmes, dans l’attitude grave et exaltée d’un nomme qui fait un sacrifice solennel.

 

 

Scène VIII

 

CHATTERTON, KITTY BELL

 

Kitty Bell sort lentement de sa chambre, s’arrête, observe Chatterton, et va se placer entre la cheminée et lui. Il cesse tout à coup de déchirer ses papiers.

KITTY BELL, à part.

Que fait-il donc ? Je n’oserai jamais lui parler. Que brûle-t-il ? Cette flamme me fait peur, et son visage éclairé par elle est lugubre.

À Chatterton.

N’allez-vous pas rejoindre milord ?

CHATTERTON, laisse tomber ses papiers : tout son corps frémit.

Déjà ! – Ah ! c’est vous ! – Ah ! madame ! à genoux ! par pitié ! oubliez-moi.

KITTY BELL.

Eh ! mon Dieu ! pourquoi cela ? qu’avez-vous fait ?

CHATTERTON.

Je vais partir ! – Adieu ! – Tenez, madame, il ne faut pas que les femmes soient dupes de nous plus longtemps. Les passions des poètes n’existent qu’à peine. On ne doit pas aimer ces gens-là ; franchement, ils n’aiment rien : ce sont tous des égoïstes. Le cerveau se nourrit aux dépens du cœur. Ne les lisez jamais et ne les voyez pas ; moi, j’ai été plus mauvais qu’eux tous.

KITTY BELL.

Mon Dieu ! pourquoi dites-vous : « J’ai été » ?

CHATTERTON.

Parce que je ne veux plus être poète ; vous le voyez, j’ai déchiré tout. – Ce que je serai ne vaudra guère mieux, mais nous verrons. Adieu ! – Écoutez-moi ! Vous avez une famille charmante ; aimez-vous vos enfants ?

KITTY BELL.

Plus que ma vie, assurément.

CHATTERTON.

Aimez donc votre vie pour ceux à qui vous l’avez donnée.

KITTY BELL.

Hélas ! ce n’est que pour eux que je l’aime.

CHATTERTON.

Eh ! quoi de plus beau dans le monde, ô Kitty Bell ! Avec ces anges sur vos genoux, vous ressemblez à la divine Charité.

KITTY BELL.

Ils me quitteront un jour.

CHATTERTON.

Rien ne vaut cela pour vous ! – C’est là le vrai dans la vie ! Voilà un amour sans trouble et sans peur. En eux est le sang de votre sang, l’âme de votre âme : aimez-les, madame, uniquement et par-dessus tout. Promettez-le-moi !

KITTY BELL.

Mon Dieu ! vos yeux sont pleins de larmes, et vous souriez.

CHATTERTON.

Puissent vos beaux yeux ne jamais pleurer et vos lèvres sourire sans cesse ! Ô Kitty ! ne laissez entrer en vous aucun chagrin étranger à votre paisible famille.

KITTY BELL.

Hélas ! cela dépend-il de nous ?

CHATTERTON.

Oui ! oui !... Il y a des idées avec lesquelles on peut fermer son cœur. – Demandez au quaker, il vous en donnera. – Je n’ai pas le temps, moi ; laissez-moi sortir.

Il marche vers sa chambre.

KITTY BELL.

Mon Dieu ! comme vous souffrez !

CHATTERTON.

Au contraire. – Je suis guéri. – Seulement, j’ai la tête brûlante. Ah ! bonté ! bonté ! tu me fais plus de mal que leurs noirceurs.

KITTY BELL.

De quelle bonté parlez-vous ? Est-ce de la vôtre ?

CHATTERTON.

Les femmes sont dupes de leur bonté. C’est par bonté que vous êtes venue. On vous attend là-haut ! J’en suis certain. Que faites-vous ici ?

KITTY BELL, émue profondément, et l’œil hagard.

À présent, quand toute la terre m’attendrait, j’y resterais.

CHATTERTON.

Tout à l’heure je vous suivrai. – Adieu ! adieu !

KITTY BELL, l’arrêtant.

Vous ne viendrez pas ?

CHATTERTON.

J’irai. – J’irai.

KITTY BELL.

Oh ! vous ne voulez pas venir.

CHATTERTON.

Madame, cette maison est à vous, mais cette heure m’appartient.

KITTY BELL.

Qu’en voulez-vous faire ?

CHATTERTON.

Laissez-moi, Kitty. Les hommes ont des moments où ils ne peuvent plus se courber à votre taille et s’adoucir la voix pour vous... Kitty Bell, laissez-moi.

KITTY BELL.

Jamais je ne serai heureuse si je vous laisse ainsi, monsieur.

CHATTERTON.

Venez-vous pour ma punition ? Quel mauvais génie vous envoie ?

KITTY BELL.

Une épouvante inexplicable.

CHATTERTON.

Vous serez épouvantée si vous restez.

KITTY BELL.

Avez-vous de mauvais desseins, grand Dieu ?

CHATTERTON.

Ne vous en ai-je pas dit assez ? Comment êtes-vous là ?

KITTY BELL.

Eh ! comment n’y serais-je plus ?

CHATTERTON.

Parce que je vous aime, Kitty.

KITTY BELL.

Ah ! monsieur, si vous me le dites, c’est que vous voulez mourir.

CHATTERTON.

J’en ai le droit, de mourir. – Je le jure devant vous, et je le soutiendrai devant Dieu !

KITTY BELL.

Et moi, je vous jure que c’est un crime : ne le commettez pas.

CHATTERTON.

Il le faut, Kitty, je suis condamné.

KITTY BELL.

Attendez seulement un jour pour penser à votre âme.

CHATTERTON.

Il n’y a rien que je n’aie pensé, Kitty.

KITTY BELL.

Une heure seulement pour prier.

CHATTERTON.

Je ne peux plus prier.

KITTY BELL.

Et moi, je vous prie pour moi-même. Cela me tuera.

CHATTERTON.

Je vous ai avertie ! il n’est plus temps.

KITTY BELL.

Et si je vous aime, moi !

CHATTERTON.

Je l’ai vu, et c’est pour cela que j’ai bien fait de mourir ; c’est pour cela que Dieu peut me pardonner.

KITTY BELL.

Qu’avez-vous donc fait ?

CHATTERTON.

Il n’est plus temps, Kitty ; c’est un mort qui vous parle.

KITTY BELL, à genoux, les mains au ciel.

Puissances du ciel ! grâce pour lui !

CHATTERTON.

Allez-vous-en... Adieu !

KITTY BELL, tombant.

Je ne le puis plus...

CHATTERTON.

Eh bien donc ! prie pour moi sur la terre et dans le ciel.

Il la baise au front et remonte l’escalier en chancelant : il ouvre sa porte et tombe dans sa chambre.

KITTY BELL.

Ah ! – Grand Dieu !

Elle trouve la fiole.

Qu’est-ce que cela ? – Mon Dieu ! pardonnez-lui.

 

 

Scène IX

 

KITTY BELL, LE QUAKER

 

LE QUAKER, accourant.

Vous êtes perdus... Que faites-vous ici ?

KITTY BELL, renversée sur les marches de l’escalier.

Montez vite ! montez, monsieur, il va mourir ; sauvez-le... s’il est temps.

Tandis que le quaker s’achemine vers l’escalier, Kitty Bell cherche à voir, à travers tes portes vitrées, s’il n’y a personne qui puisse donner du secours : puis, ne voyant rien, elle suit le quaker avec terreur, en écoutant le bruit de la chambre de Chatterton.

LE QUAKER, en montant à grands pas, à Kitty Bell.

Reste, reste, mon enfant, ne me suis pas.

Il entre chez Chatterton et s’enferme avec lui. On devine des soupirs de Chatterton et des paroles d’encouragement du quaker. Kitty Bell monte, à demi évanouie, en s’accrochant à la rampe de chaque marche : elle fait un effort pour tirer à elle la porte, qui résiste et s’ouvre enfin. On voit Chatterton mourant et tombé sur le bras du quaker. Elle crie, glisse à demi morte sur la rampe de l’escalier, et tombe sur la dernière marche. – On entend John Bell appeler de la salle voisine.

JOHN BELL.

Mistress Bell !

Kitty se lève tout à coup comme par ressort.

JOHN BELL, une seconde fois.

Mistress Bell !

Elle se met en marche et vient s’asseoir, lisant sa Bible et balbutiant tout bas des paroles qu’on n’entend pas. Ses enfants accourent et s’attachent à sa robe.

LE QUAKER, du haut de l’escalier.

L’a-t-elle vu mourir ? l’a-t-elle vu ?

Il va près d’elle.

Ma fille ! ma fille !

JOHN BELL, entrant violemment, et montant deux marches de l’escalier.

Que fait-elle ici ? Où est ce jeune homme ? Ma volonté est qu’on l’emmène !

LE QUAKER.

Dites qu’on l’emporte, il est mort.

JOHN BELL.

Mort ?

LE QUAKER.

Oui, mort à dix-huit ans ! Vous l’avez tous si bien reçu, étonnez-vous qu’il soit parti !

JOHN BELL.

Mais...

LE QUAKER.

Arrêtez, monsieur, c’est assez d’effroi pour une femme.

Il regarde Kitty et la voit mourante.

Monsieur, emmenez ses enfants ! Vite, qu’ils ne la voient pas.

Il arrache les enfants des pieds de Kitty, les passe à John Bell, et prend leur mère dans ses bras. John Bell les prend à part, et reste stupéfait. Kitty Bell meurt dans les bras du quaker.

JOHN BELL, avec épouvante.

Eh bien ! eh bien ! Kitty, Kitty ! qu’avez-vous ?

Il s’arrête en voyant le quaker s’agenouiller.

LE QUAKER, à genoux.

Oh ! dans ton sein ! dans ton sein, Seigneur, reçois ces deux martyrs.

Le quaker reste à genoux, les yeux tournés vers le ciel, jusqu’à ce que le rideau soit baissé.

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