Célie (Jean de ROTROU)

Sous-titre : le vice-roi de Naples

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1645.

 

Personnages

 

DON RODRIGUE, vice-roi de Salerne

DON ALVARE, neveu du vice-roi

DON FLAMINIE, neveu du vice-roi

EUPHRASTE, gentilhomme napolitain

CÉLIE, fille d’Euphraste

ISMÈNE, fille d’Euphraste

LUCINDE, suivante de Célie

ERGASTE, valet d’Euphraste

ARGANTE, valet de don Alvare

ÉGYSTE, valet de don Flaminie

GARDES

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

DON ALVARE, ARGANTE

 

DON ALVARE.

Ô dieu ! quelle longueur ! est-il possible, Argante,

Que ton affection soit si froide et si lente,

Que, t’ayant tant prié de presser ton retour,

J’aie après ta réponse attendu tout le jour ?

ARGANTE.

Il faut bien que le temps aux services réponde.

Vous...

DON ALVARE.

J’aurais fait depuis le tour de tout le monde.

ARGANTE.

Oui, bien avec l’esprit ; mais je marchons du corps,

Qu’on ne fait pas mouvoir par de si prompts ressorts.

DON ALVARE.

En m ‘alléguant encor cette défense vaine,

Tu joins à la première une seconde peine.

ARGANTE.

J’ai vu votre tailleur.

DON ALVARE.

Et c’est de tous mes soins

Celui que tu sais bien qui m’importe le moins.

ARGANTE.

Je commencerai donc par un qui vous doit plaire ;

Après votre tailleur j’ai cherché votre frère,

Pour savoir si le comte approuve votre amour,

Et s’il tombe d’accord et du dot et du jour.

DON ALVARE.

À quoi peux-tu juger que ce dessein me touche ?

ARGANTE.

À la confession de votre propre bouche,

Qui sans cesse d’Élise exalte les appas.

Quels soins et quels devoirs ne lui rendez-vous pas ?

N’eut-elle pas le prix de la dernière fête,

Quand vous mîtes à mort cette effroyable bête ?

N’en fus-je pas porteur ? le pouvez-vous nier ?

DON ALVARE.

Ce point m’importe moins encor que le premier.

ARGANTE.

Dieux ! j’ai cherché Lucinde.

DON ALVARE.

Eh bien ?

ARGANTE.

Je ne l’ai vue

Aux halles, à la place, à l’eau, ni dans la rue,

Où, ne la trouvant point, j’ai véritablement,

Pour presser mon retour, passé légèrement.

DON ALVARE.

Et voilà, malheureux, le seul point qui m’importe.

Que n’as-tu tout laissé pour l’attendre à la porte ?

ARGANTE.

Ô ciel ! puis-je juger quel est votre dessein ?

Si vous m’aviez appris à lire en votre sein,

Je vous obéirais avec un soin extrême,

Et j’exécuterais avant votre ordre même ;

Mais n’étant pas savant en l’art de deviner,

Si c’est à moi d’agir, c’est à vous d’ordonner.

Vous me fiez votre or, vos joyaux, votre bourse,

Du repos des mortels le soutien et la source,

Et vous me déniez un penser, un secret ;

Je passe pour fidèle, et non pas pour discret.

DON ALVARE.

L’or au prix d’un secret n’est ni riche ni rare,

Et c’est de ce bien seul qu’il sied bien d’être avare.

Mais je connais enfin que par nécessité

Je dois tout confier à ta fidélité,

Autant pour consulter ton art et ton adresse,

Mon unique recours au besoin qui me presse,

Que pour me soulager et pour mettre dehors

Les sensibles ardeurs de mes brûlants transports ;

Mais, traitant avec toi de cette confidence,

Tu tiendras ce secret sous la clef du silence.

ARGANTE.

Oui, je vous le promets, et si fidèlement

Que mon cœur dans mon sein n’est pas plus sûrement.

DON ALVARE.

Sache donc que je vis dans le plus beau servage

Qui de la liberté pouvait m’ôter l’usage ;

Et, pour n’omettre rien, je veux par ce discours

T’en apprendre la source aussi-bien que le cours.

Quand le fameux Ferrand, ce grand foudre de guerre,

Vint les armes en main conquérir cette terre,

Des foules de seigneurs vinrent de toutes parts

Moissonner des lauriers dessous ses étendards :

Rodrigue de Mendoce, un des plus grands d’Espagne,

Fut en riche appareil des premiers en campagne,

Et nous ses deux neveux, la même ardeur au sein,

Partîmes avec lui pour ce noble dessein :

Naples en fut le prix, et lorsque ce grand prince

Eut au joug de ses lois soumis cette province,

Il versa ses bienfaits sur notre oncle et sur nous,

Couverts également de lauriers et de coups :

Don Rodrigue fut fait vice-roi de Salerne.

ARGANTE.

Mais vos amours, passons à ce qui les concerne ;

Car à quoi ce discours si je suivais vos pas ?

DON ALVARE.

À te déclarer mieux ce que tu ne sais pas.

Don Rodrigue, voulant avec magnificence

Dans son gouvernement établir sa puissance,

Et s’acquérir du peuple et les cœurs et les vœux,

Au carnaval dernier nous ordonna des jeux :

Le combat des taureaux fut le plus magnifique ;

Tu sais quel ordre on vit en la place publique,

Quels pompeux ornements, quels riches appareils,

Et combien un soleil éclaira de soleils.

Mais entre autres deux sœurs, vives sources de flammes,

Deux vivantes prisons des libertés des âmes,

D’un offusquant éclair, de rayons éclatants,

Éblouirent les yeux de tous les assistants.

Quoiqu’à bien comparer ces aimables merveilles,

Et leur grâce et leur gloire à peu près soient pareilles,

Si j’en crois toutefois le rapport de mes sens,

La cadette a des traits un peu plus languissants ;

L’autre a je ne sais quoi qui tient plus de la reine,

Et son autorité semble plus souveraine :

C’est le plus grand effort que nature ait fait voir,

Et la terre et le ciel marquent moins son pouvoir.

Mais toutes deux enfin n’ont rien que de céleste,

Et, soit en leurs discours, en leur rire, en leur geste,

Jamais rien de si beau ni de si gracieux

Ne satisfit l’oreille et n’enchanta les yeux ;

Chacun se souhaita tout d’yeux et tout d’oreilles

Pour mieux ouïr et voir ces charmantes merveilles.

Ce spectacle animé de grâce et de beauté

Aux plus indifférents ravit la liberté,

Dans les cœurs les plus froids mit des flammes secrètes,

Interdit les esprits, tint les langues muettes,

Et fit à tous les yeux perdre le mouvement,

Pour les laisser ouverts en ce ravissement.

Je n’eus, pour opposer à ces aimables charmes,

Ni de meilleurs conseils, ni de plus fortes armes ;

Ma confuse raison ne me servit pas mieux,

Et je fus comme un autre indulgent à mes yeux :

Mais mon cœur paya bien le plaisir de ma vue ;

La place en fut si faible et si mal défendue,

Qu’il ne tint pas longtemps, et fut bientôt soumis

À la discrétion de ces beaux ennemis.

Au profit du butin Célie eut l’avantage ;

Au moins ma liberté tomba dans son partage,

Et mon bonheur fut tel dans mes nouveaux liens,

Que cent fois mes regards rencontrèrent les siens,

Comme si, contemplant mes vainqueurs avec joie,

Ils eussent pris plaisir à voir aussi leur proie,

Et me solliciter, par leur aimable aspect,

À croître mon amour autant que mon respect.

Enfin, pour n’être pas observé de mon frère,

Je fais contre moi-même un effort nécessaire,

Et le mène en la lice attendre le combat.

ARGANTE.

Et qu’appréhendiez-vous ?

DON ALVARE.

Son ordinaire ébat

De se montrer toujours jaloux de mon estime,

À la danse, au manège, à la course, à l’escrime,

Mais surtout en amour, où nous avons toujours

Des desseins l’un de l’autre interrompu le cours,

Et naturellement, plus que par entreprise,

Dessous mêmes objets rangé notre franchise ;

Ce qui, se rencontrant en cette occasion,

Sèmerait parmi nous tant de confusion,

Que la mort d’un de nous, et de tous deux peut-être,

Serait le triste fruit qui nous en pourrait naître.

ARGANTE.

Qu’arriva-t-il enfin ?

DON ALVARE.

Aussitôt les taureaux,

Soufflant avec fureur le feu par les naseaux,

Et près de nous donner un sanglant exercice,

À sauts précipités bondirent dans la lice :

Alors, sans vanité, si dans un noble sein

Un grand cœur fut jamais piqué d’un grand dessein,

Ce fut le même cœur qui s’était laissé prendre,

Ce glorieux captif qui venait de se rendre.

D’abord, pour exciter sa générosité,

Je tournai mes regards vers ce ciel de beauté,

D’où ces astres brillants, ces étoiles vivantes,

Ces yeux, ces beaux auteurs de mes ardeurs naissantes,

M’influèrent au sein des transports si puissants,

Que ma valeur passa la croyance des sens.

Je sus avec tant d’art, de vigueur et de feintes,

Assaillant les taureaux, éviter leurs atteintes,

Que, loin d’appréhender qu’aucun me pût heurter,

Je devins insolent jusqu’à les exciter :

La mort de cinq ou six dont je jonchai la terre

Dans une mer de sang acheva cette guerre ;

Enfin en ce combat je demeurai vainqueur,

Cependant que l’amour triomphait de mon cœur :

Mais qui vit ma victoire ignora ma défaite ;

Car l’une fut publique, et l’autre fut secrète.

ARGANTE.

Et votre frère enfin ?

DON ALVARE.

Il eut moins de bonheur,

Et sortit du combat pourtant avec honneur,

Mais non sans quelque atteinte et légère blessure,

D’où voyant quelque sang lui couler d’aventure,

Et craignant que d’ailleurs lui vinssent d’autres coups

Je pris occasion de l’emmener chez nous,

Ayant auparavant commis l’un de mes pages

À savoir à quels dieux s’adressaient mes hommages.

Je me couchai le soir pensif, inquiété,

Les yeux, l’âme et le cœur pleins de cette beauté,

Et passai cette nuit avecque plus de peine

Qui n’en fit à Paris la conquête d’Hélène.

Le jeune homme commis à servir mon amour

Se rendit en ma chambre aussitôt que le jour,

Et, m’abordant, m’apprit que ces sœurs étaient filles

De parents vertueux et de nobles familles ;

Mais pauvres, pour avoir aux troubles du pays

Avecque leur parti vu leurs desseins trahis.

ARGANTE.

Si jusques à ce point cette amour vous engage,

À quoi bon proposer un autre mariage,

Et faire à votre frère employer tant de pas

À poursuivre un objet où vous n’aspirez pas ?

DON ALVARE.

Comme les médecins savent avec adresse

Détourner les humeurs des lieux où le mal presse,

Pour empêcher le cours de ses soupçons jaloux,

Je feins adroitement (mais ce mot entre nous)

Pour la fille du comte une amour infinie,

Et dans cette recherche engage Flaminie ;

Heureux si m’y servant il travaillait pour soi,

Et si portant mes vœux il engageait sa foi !

ARGANTE.

Mais à quel but enfin aspire votre flamme ?

DON ALVARE.

À posséder Célie en qualité de femme,

Sachant que son honneur est un ferme rocher

D’où l’espoir sans briser ne saurait approcher.

ARGANTE.

Mais votre oncle, qu’ici tant d’éclat accompagne,

Vous pouvant allier chez des plus grands d’Espagne,

Pourra-t-il consentir et voir sans déplaisir

Qu’un parti si chétif borne votre désir ?

Et comme l’imprudence en fait de mariage

Est d’extrême importance et grand désavantage,

Pour le bien, le repos et l’honneur des maisons,

Croyez-vous qu’il n’ait pas de solides raisons

Pour vous dissuader un hymen si contraire,

Ou pour se désister du bien qu’il vous veut faire ?

Soyez bon ménager de son affection :

C’est un aimable objet que sa succession.

DON ALVARE.

C’est un aimable nœud que celui qui me lie.

Son bien ne m’est pas cher à l’égal de Célie :

Ce qui nous vient du sort est trompeur comme lui ;

Ce qu’on avait hier se peut perdre aujourd’hui ;

Un honneur invincible, une vertu sublime,

L’esprit, les bonnes mœurs, sont les biens que j’estime ;

Des autres j’en possède et pour elle et pour moi.

Mais je crains de la voir plus tard que je ne dois,

Et que, me prévenant, mon frère, qui dans l’âme

Porte déjà peut-être une pareille flamme,

N’obtienne sur ses vœux l’effet que j’y prétends :

On tire de grands fruits du ménage du temps.

ARGANTE.

Et principalement en semblable entreprise.

Mais le voilà.

DON ALVARE.

Viens tôt, fuyons qu’il ne m’avise.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

DON FLAMINIE, ÉGYSTE

 

DON FLAMINIE.

Qu’a dit Ergaste, enfin ?

ÉGYSTE.

Que Célie aujourd’hui,

Quelque effort qu’il ait fait, n’a pu parler à lui ;

Qu’Euphraste l’observait, que sa tante est venue,

Qu’elle devait sortir, mais qu’on l’a retenue,

Qu’il épiera ce soir le temps de lui parler ;

Et tout cela du vent et des propos en l’air :

C’est un fourbe à payer vos effets de paroles,

Vos solides raisons d’espérances frivoles,

À chérir votre table et non pas votre bien,

À vous promettre tout et ne vous tenir rien.

DON FLAMINIE.

Quand il me repaîtrait d’une espérance vaine,

N’importe, ce plaisir au moins flatte ma peine.

ÉGYSTE.

C’est un faux réconfort qu’un bonheur apparent.

DON FLAMINIE.

Aux pauvres comme moi le moindre bien est grand.

ÉGYSTE.

Aux hommes comme vous d’amour et de mérite,

La plus grande faveur devrait être petite.

Depuis le vain espoir que vous avez conçu,

Quel regard seulement en avez-vous reçu ?

DON FLAMINIE.

Pas un, je le confesse, ou des regards de glace :

Mais elle m’a charmé, que veux-tu que je fasse ?

Si l’heur que j’en attends ne répond à mes vœux,

Un autre n’en a pas le succès que je veux ;

À tous ses prétendants ses rigueurs sont communes,

Et ce jeune envieux de mes jeunes fortunes,

Qui trouve tant de gloire à courir sur mes pas,

Si je n’y réussis n’y succédera pas.

C’est un hasard bien rare, et contre sa coutume,

Qu’il ne se plaigne pas d’un feu qui me consume,

N’espère pas mon bien, ne sente pas mon mal,

Et me laisse une fois sans trouble et sans rival.

ÉGYSTE.

Vous en présumez trop, si c’est de votre frère ;

S’il ne vous a troublé, c’est qu’il ne l’a pu faire,

Et qu’il trouve le lieu de si pénible accès

Que vous n’en devez point espérer de succès.

DON FLAMINIE.

Simple, en cette rencontre à mon repos funeste,

J’observai de si près ses regards et son geste,

Toutes ses actions, ses paroles, ses pas,

Que je m’aperçus bien qu’il ne l’aperçut pas ;

Il parut, à le voir, la place encore pleine,

Au sortir du combat, se retirer sans peine,

Qu’outre l’extrême honneur qu’il avait emporté,

Il remportait chez nous encor sa liberté ;

Et quand je te chargeai du soin de reconnaître

La cause du beau mal qui me venoit de naître,

Sa famille, son nom, les moyens de la voir,

Ce fut avec tant d’art qu’il n’en put rien savoir ;

Joint qu’Ergaste, qui vole avecque diligence,

Et qui dans la famille a tant d’intelligence,

S’il l’avait reconnu prétendre à ce parti,

Comme il me l’a promis, m’en aurait averti :

Même, outre ces raisons, ne sais-tu pas qu’Élise

À des nœuds si serrés engage sa franchise,

Qu’il passe à sa recherche et les nuits et les jours ?

Que même il m’a commis le soin de ses amours,

Et qu’obtenant encor du comte de Tarente

Les dix mille ducats, j’accomplis son attente ?

Qui doute que l’amour le possédant si fort,

Pour peu que l’offre croisse, ils ne tombent d’accord ?

ÉGYSTE.

Vous savez qu’en amour Alvare a trop d’usage

Pour se pouvoir piquer à moins d’un beau visage,

Et qu’Élise n’a pas des traits assez puissants

Pour s’acquérir un cœur par l’estime des sens :

C’est un monstre inconnu qu’un amoureux avare ;

L’amour est de l’amour le trésor le plus rare.

Croyez que l’intérêt de dix mille ducats,

S’il l’aimait à ce point, ne l’arrêterait pas.

Il vous trompe, en un mot, et vous parle d’Élise

Pour mieux couvrir l’ardeur dont son âme est éprise ;

Mais croyez que Célie est l’objet de ses soins ;

Et j’en citerais bien de fidèles témoins.

DON FLAMINIE.

Quels encore ?

ÉGYSTE.

Mes yeux, qui ne me trompent guères.

DON FLAMINIE.

Ah ! si jusqu’à ce point les dieux m’étaient contraires,

Il me serait cent fois ami, frère et parent,

Qu’il faudrait que la mort vidât ce différent.

ÉGYSTE.

Si vous n’y remarquez un changement extrême,

Et combien il s’est fait différent de lui-même,

C’est qu’il se sait contraindre et se garder de vous ;

Mais ce que je vous dis paraît aux yeux de tous :

Il vit dans une sombre et profonde tristesse,

Ne rit de quoi qu’on die et soupire sans cesse ;

Et je l’ai vu cent fois, pour dernière raison,

Passer et repasser par-devant sa maison.

DON FLAMINIE.

Je ne l’y vis jamais.

ÉGYSTE.

Non, car il vous épie,

Et sait bien ménager le temps de sa sortie ;

Mais pour moi, que sans doute il ne soupçonne pas,

Je n’y passe jamais sans l’y voir sur mes pas.

DON FLAMINIE.

Enfin, par ces raisons vainement combattues,

Tu me mets en soupçon, tu me perds, tu me tues ;

Tu passes trop avant, et je reste confus.

Mais comment me pourrais-je éclaircir là-dessus ?

ÉGYSTE.

Lui faisant espérer la somme qu’il souhaite,

Pourvu que dès ce soir l’alliance se traite ;

Et s’il ne cherche alors à prolonger le temps,

Méprisez cet avis et réprouvez mon sens.

DON FLAMINIE.

L’avis doit être bon, puisqu’il part de ton zèle.

Je lui vais de ce pas porter cette nouvelle.

ÉGYSTE.

Témoignez-lui d’abord un extrême plaisir

De voir que le succès réponde à son désir ;

Puis observez son teint, sa parole, son geste ;

Ils rendront de sa peine un signe manifeste,

Et, s’il n’est bien adroit, ne vous mentiront point ;

Et puisque cet amour vous travaille à ce point,

Et qu’au prix du combat votre honneur vous engage,

Mettons toute industrie et toute œuvre en usage.

Il n’est si ferme foi dont on ne vienne à bout ;

Avecque des clefs d’or on peut entrer partout.

D’un fidèle espion l’industrieuse audace

Aux Grecs, après dix ans, seule livra la place.

Engagez-vous Ergaste avec des nœuds si forts,

Que son dessein concoure avecque nos efforts :

Les offres d’amitié, la table, les caresses,

Des gens de son étoffe obtiennent des promesses ;

Mais pour les captiver l’or a bien plus d’attraits,

Et ce moyen solide en obtient des effets.

Cet espion gagné, rien n’est plus invincible ;

La brèche est commencée et la place accessible.

Qui veut tout acquérir ne doit rien épargner ;

Il faut tout hasarder afin de tout gagner.

DON FLAMINIE.

Vois-le, mon cher Égyste, et tentons cette voie :

Qui perd l’âme et le cœur donne tout avec joie.

Pour peu qu’il soit sensible à des charmes si doux,

Ne t’en mets point en peine, et crois qu’il est à nous.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DON ALVARE, ARGANTE

 

DON ALVARE.

Je perdais patience à si longtemps attendre.

ARGANTE.

Le service important que je viens de vous rendre

Me fera savoir gré de mon retardement.

DON ALVARE.

Dis donc tôt.

ARGANTE.

En deux mots ; écoutez seulement.

J’ai proche du palais rencontré votre frère,

Qui vous cherche, dit-il, pour une instante affaire

Dont, m’étant informé, je n’ai pu rien savoir,

Sinon qu’il m’a montré grand désir de vous voir,

Et dit qu’en ce bonheur tout votre espoir consiste.

J’ai peu de temps après fait rencontre d’Égyste,

Qui d’une même ardeur s’est informé de vous :

« Quel parti, disait-il, et que son sort est doux ! »

Et moi l’interrogeant quel parti ce peut être :

« Élise, m’a-t-il dit, est acquise à ton maître ;

« Le comte lui promet ce qu’il a souhaité,

« Pourvu que dès ce soir l’hymen soit arrêté. »

DON ALVARE.

Que dis-tu, malheureux ?

ARGANTE.

Lors pensant en moi-même

D’où leur naissait ce zèle et cette ardeur extrême...

DON ALVARE.

Et bien ?

ARGANTE.

Je n’en ai pu juger d’autre raison,

Sinon qu’ils prétendaient par cette trahison

Lire dans vos secrets, sonder votre pensée,

Et voir si quelque objet a votre âme blessée.

DON ALVARE.

Ce penser merveilleux marque ton jugement.

ARGANTE.

Pour m’éclaircir enfin sur ce raisonnement,

Je cours d’une vitesse heureuse autant que prompte,

Comme inspiré du ciel, en la maison du comte,

Où je n’ai point d’abord rencontré l’appareil

Qui marque l’allégresse en un dessein pareil :

Nul ne s’offre à mes yeux ; je vais de place en place ?

La cuisine est déserte, et le foyer de glace ;

Je cours du bas en haut, descends du haut en bas ?

Et le concierge enfin, rencontré sur mes pas,

M’a juré que d’un mois il n’a vu Flaminie,

Qu’il croit de vos amours la mémoire bannie,

Qu’il ne s’en parle plus, et que depuis huit jours

Le comte est à Tarente.

DON ALVARE.

Ô bienheureux discours,

Dont l’agréable fin me redonne la vie

Que son commencement m’avait presque ravie !

Argante, adroit ami, qui te peut égaler ?

ARGANTE.

Quand votre frère donc viendra pour vous parler,

Et vous entretenir de ce feint hyménée,

Bénissez-en le ciel et votre destinée,

Et, les vœux à la bouche et l’allégresse au front,

Dites-lui que l’instant n’en peut-être trop prompt ;

Comme l’occasion n’en peut être meilleure,

S’il presse pour ce soir, pressez pour tout à l’heure ;

Priez-le, hâtez-le : c’est de cette façon

Que vous lui lèverez tout sujet de soupçon,

Et que si pour Célie il sent la même flamme,

Vous le divertirez de la prendre pour femme.

DON ALVARE.

S’agît-il de mes jours, je suivrai tes avis.

ARGANTE.

Ils n’ont jamais fait tort à qui les a suivis.

 

 

Scène II

 

DON ALVARE, ARGANTE, LUCINDE

 

DON ALVARE.

Attends, voici Lucinde, et tu sais sa promesse.

À Lucinde.

Eh bien, obtiendrons-nous l’heur de voir ta maîtresse,

Ou me dénieras-tu ce bienheureux moment

Qui me fait tant souffrir par son retardement ?

Lucinde, au nom d’Amour, presse ton assistance ;

Le ménage du temps m’est d’extrême importance.

Tu ne t’en peux défendre, et tu me l’as promis.

LUCINDE.

Il vous était besoin d’être de mes amis ;

Et je n’eusse après vous entrepris pour personne

En cette occasion le soin que je me donne :

J’avais jusqu’aujourd’hui vainement combattu

Cette si rigoureuse et sévère vertu :

L’honneur est un bizarre et scrupuleux fantôme

Qu’une mouche épouvante, et qui craint un atome ;

Mais comme un autre monstre on l’apprivoise enfin,

Et nous avons eu d’elle un bon mot ce matin.

DON ALVARE.

Que j’entende à genoux cette aimable parole ;

Tu me retiens mon bien, ton silence me vole :

Ne me fais point languir, tire-la de ton sein.

LUCINDE.

« S’il m’aime, a-t-elle dit, avec mauvais dessein,

« Il se peut épargner cette inutile peine ;

« Cette amour ne lui peut acquérir que ma haine :

« Mais s’il me recherchait d’un dessein innocent... »

La honteuse, à ce mot, s’est tue en rougissant.

DON ALVARE.

Aurore de mon jour, céleste messagère,

Aimable confidente, unique en qui j’espère,

Puis-je d’assez de soins, de devoirs, de travaux,

Te payer ce cher mot enchanteur de mes maux ?

Oui, Lucinde, le feu dont je brûle pour elle

Est aussi pur qu’ardent, aussi sain que fidèle ;

Il n’a rien de contraire à son honnêteté ;

Sa vertu me l’allume autant que sa beauté :

Je souffrirais la mort plutôt qu’une pensée

Où sa candeur souffrît et pût être offensée ;

Mes désirs les plus chers et mes vœux les plus doux

Tendent à mériter le nom de son époux.

LUCINDE.

C’est assez ; ayez l’œil dessus cette fenêtre,

Et bientôt, si je puis, vous l’y verrez paraître.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

DON ALVARE, ARGANTE

 

DON ALVARE.

Un importun respect commence à me saisir,

Et je tremble de crainte en brûlant de désir.

ARGANTE.

Dieux ! faut-il que l’Amour ne dispense personne ?

Quel trouble il vous excite, et quel mal il vous donne !

DON ALVARE.

Quel mal peut-on, hélas ! souffrir plus dignement

Qu’en l’acquisition d’un trésor si charmant ?

L’or que toute la terre enferme dans ses veines

A-t-il des qualités si dignes de mes peines ?

Déjà l’air s’éclaircit, déjà de ses beaux yeux

Les rayons enflammés s’épandent en ces lieux.

Vois-tu sa belle main hausser la jalousie ?

Ah ! de quel trouble, Argante, est mon âme saisie !

Sa majesté m’impose un respect si profond,

Que ma raison s’égare et ma voix se confond.

 

 

Scène IV

 

CÉLIE, à la fenêtre, DON ALVARE, ARGANTE

 

CÉLIE.

Sur la foi de Lucinde, et sur votre requête

Qu’elle m’a protesté n’avoir qu’un but honnête,

Sachant votre mérite assez connu de tous,

Je viens ici, seigneur ; que me commandez-vous ?

DON ALVARE.

Moi, que je vous commande, adorable Célie !

Craignez-vous qu’à ce point un esclave s’oublie ?

Moi, que je vous commande ! à vous dont les beaux yeux

Pourraient de l’univers ôter l’empire aux dieux !

Moi que je vous commande, à vous ma souveraine,

À vous de ma fortune et l’arbitre et la reine,

Moi l’indigne butin de ces charmes vainqueurs,

À vous belle meurtrière et des yeux et des cœurs !

CÉLIE.

Notre peu de loisir m’interdit la défense,

Et je n’ose pas prendre une longue dispense.

Hâtez-vous donc, seigneur, de me dire en deux mots

Ce que je puis pour vous et pour votre repos.

DON ALVARE.

Me donner plus qu’aux rois la fortune ne donne,

Me faire mépriser leur sceptre et leur couronne,

Et de mon sort enfin faire les dieux jaloux,

Me donnant seulement le nom de votre époux.

CÉLIE.

Vous, seigneur, mon époux ! Eh ! sur quelle apparence

Et quelle égalité fonder cette espérance ?

Vous pour qui la fortune a des desseins si grands,

Voudriez-vous démentir l’espoir de vos parents,

L’attente de la cour en vanités féconde,

Celle de vos amis, celle de tout le monde,

En vous abandonnant à ce jeune transport,

Et prenant un parti si peu chéri du sort ?

Peut-être que voyant qu’il nous est si contraire,

Et qu’il répond si mal aux desseins de mon père,

Vous croyez, par l’éclat d’un discours suborneur,

M’éblouissant l’esprit, surprendre mon honneur ;

Mais ce riche trésor, ce cher dot qui me reste,

Non d’un père mortel, mais d’un père céleste,

Contre qui vous tentez cet inutile effort,

N’est pas incompatible avec le mauvais sort.

Faites donc vos grandeurs l’espérance d’une autre,

Et n’entreprenez point ma ruine ou la votre :

Une austère vertu dedans un noble sang

Suffit pour votre amour, mais non pour votre rang.

DON ALVARE.

Ah ! ce mépris, madame, est une adroite excuse :

Votre civilité m’exaltant me refuse,

Et, ne me voyant rien qui soit digne de vous,

Me défend d’espérer le nom de votre époux.

En effet, connaissant votre mérite insigne,

Je désespérerais d’en être jamais digne ;

Plus différent de vous que la nuit n’est du jour,

Et riche seulement de respect et d’amour :

Si je ne m’assurais qu’avec cette richesse,

Il n’est gloire, beauté, ni vertu, ni noblesse,

Rien enfin qu’un mortel doive tant révérer,

Dont l’acquisition ne se puisse espérer.

Cet amour est tout pur, il n’a rien de profane,

Et nature, si rare et si sage artisane,

Ne m’a pas sans dessein fait si tendre à vos coups,

Non plus que sans dessein fait vos charmes si doux.

Votre première vue excita mon martyre ;

Un seul de vos regards établit votre empire :

Ne puis-je pas tirer un espoir évident

De la nécessité d’un si prompt accident ?

CÉLIE.

Je ne puis opposer que des termes frivoles

Au torrent animé de ces belles paroles.

J’aime mieux avouer qu’il me souvient du jour

Qui vous combla de gloire et m’acquit votre amour,

Et que si votre cœur y reçut quelque atteinte,

Mon repos n’y fut pas sans trouble et sans contrainte.

Ce discours vous surprend autant qu’il me confond ;

Il m’arrête la voix, mais mon cœur vous répond.

DON ALVARE.

Si ce trône animé de corail et de roses

Me dit que vous m’aimez, qu’il dit de belles choses !

Oui, j’ose l’espérer, ce bel œil, mon vainqueur,

Confirme d’un souris le langage du cœur ;

Il lui présente une bague.

Mais, si vous le voulez confirmer davantage,

Recevez de ma foi cet immuable gage,

Et croyez que le temps, ce dieu du changement,

Peut moins sur mon amour que sur ce diamant.

CÉLIE.

Et de vous et de moi ce don sans doute est digne,

Et comme le donneur il est d’un prix insigne ;

Mais prendre des présents est une liberté

Qui répugne à la loi de notre honnêteté.

DON ALVARE.

Si vous faites ce tort à mon amour extrême,

Je croirai ce refus un refus de moi-même ;

Que vous rejetez moins le don que le donneur,

Et que vous révoquez l’arrêt de mon bonheur.

Hélas ! s’il est ainsi, prononcez en même heure

Celui de mon trépas, ordonnez que je meure,

Que je vous tienne lieu de victime ou d’époux,

Puisque je ne puis être et n’être pas à vous.

CÉLIE, prenant la bague.

Donnez, puisqu’en effet j’accepte votre hommage,

Je me défends à tort d’en accepter le gage.

Elle la baise.

Jugez par ce baiser à quel point il m’est doux !

Et pour moi n’ayant rien de si digne de vous,

Ni dont le prix réponde à sa valeur extrême,

À faute d’autre bien je me donne moi-même.

Et pour vous témoigner que je n’excepte rien,

Je veux que cet anneau qui maintenant est mien,

Et dont la pierre marque un cœur et ferme et stable,

Vous soit de mon amour un gage irrévocable.

Elle lui rend la bague.

Mais je passe le temps que je m’étais prescrit ;

Je ne vous quitte point, je vous suis de l’esprit.

DON ALVARE.

En vous laissant le mien, j’ose espérer la gloire

D’occuper quelque lieu dedans votre mémoire ;

Attendant l’heureux jour qui doit en nos désirs

Permettre après les faux les solides plaisirs.

CÉLIE.

Adieu, souvenez-vous que je suis toute où j’aime,

Et qu’en vous oubliant je m’oublierai moi-même :

Aimez-moi seulement d’un cœur pareil au mien.

Elle se retire.

DON ALVARE.

Eh bien, qu’en juges-tu ?

ARGANTE.

Que vous en jugez bien,

Que son prix est sans prix ; qu’entre toutes les dames

Cette unique merveille est digne de vos flammes,

Qu’en effet le dedans est conforme au dehors,

Et les grâces de l’âme aux ornements du corps.

Avez-vous remarqué l’adresse de vous rendre

Ce don qu’elle n’osait ni refuser ni prendre ?

Certes, si le présent était riche et royal,

J’en trouve le refus encor plus libéral,

Et n’ai jamais qu’en elle admiré la prudence

De faire d’un refus une magnificence.

DON ALVARE.

Si je brûlais tantôt, c’est maintenant trop peu,

Pour me bien exprimer, que le terme de feu.

Je fais pour m’expliquer un effort inutile ;

L’excès de mon amour rend ma langue stérile,

Et son expression dépend du sentiment.

Mais dieux !

ARGANTE.

Songez à vous, feignez adroitement.

 

 

Scène V

 

DON ALVARE, ARGANTE, DON FLAMINIE, ÉGYSTE, LUCINDE

 

LUCINDE, tenant un rabat.

La plus modeste fille et la moins affétée,

Pour peu qu’elle ait d’amour, aime d’être ajustée.

Je marche incessamment, je cours dès le matin,

Et mes commissions n’ont jamais d’autre fin.

Elle se retire dans un coin du théâtre.

DON FLAMINIE.

Que me donnerez-vous pour la bonne nouvelle ?

DON ALVARE.

Rien ; car tout est à vous ; mais encor, quelle est-elle ?

DON FLAMINIE.

Pressez votre transport, il n’est pas assez prompt ;

Je vous devrais déjà voir l’allégresse au front.

LUCINDE, à part.

Alvare assurément communique à son frère

L’heur qu’il vient d’obtenir et l’hymen qu’il espère :

Apprenons s’il se peut son avis là-dessus.

DON ALVARE.

Qu’est-ce donc ? parlez tôt, ne me le celez plus.

DON FLAMINIE.

Cessez vos déplaisirs, la cause en est cessée ;

Votre hymen est conclu.

LUCINDE, à part.

N’est-ce pas ma pensée ?

DON ALVARE.

Comment, avec Élise ? Hélas ! c’est un espoir

Que ce cœur affligé ne peut plus concevoir ;

Et quoiqu’elle soit due à ma persévérance,

Le malheur qui me suit m’en défend l’espérance :

L’avarice du comte est un refus couvert

Au désir enflammé que j’en avais ouvert.

DON FLAMINIE.

Je ne vous flatte point d’un attente frivole ;

Il est d’accord du dot (j’ai reçu sa parole)

Et tient notre alliance à singulier honneur.

DON ALVARE, embrassant don Flaminie.

Ô dieux ! quelle fortune égale mon bonheur ?

Rare et sincère ami, cher et généreux frère,

Favorable instrument d’un destin si prospère,

Vous puis-je rien offrir qui ne soit au-dessous

Du sensible plaisir que je reçois de vous ?

LUCINDE, à part.

Dieux !

DON FLAMINIE.

Mais vous trouverez peut-être malaisée

Une condition qui vous est proposée.

DON ALVARE.

Quelle ?

DON FLAMINIE.

D’y renoncer et d’en perdre l’espoir,

Si vous n’avez dessein d’épouser dès ce soir.

DON ALVARE.

Je ne puis l’observer.

DON FLAMINIE.

Comment ?

DON ALVARE.

Cette alliance

M’excite trop d’ardeur et trop d’impatience :

Un instant m’est une heure, une heure m’est un jour :

Comment jusqu’à ce soir contenir mon amour ?

LUCINDE, à part.

Ô fourbe, ô trahison, qui n’ont point de pareilles !

Vous m’abusez, mes yeux ; vous mentez, mes oreilles,

DON FLAMINIE.

Son père a souhaité cette condition

Pour éprouver l’ardeur de votre affection,

Ayant appris, dit-il, qu’une autre vous possède.

DON ALVARE.

Quoique le mal soit faux, j’en bénis le remède.

J’ai poussé quelques vœux, mais frivoles et feints ;

C’étaient des passe-temps plutôt que des desseins,

Comme on se plaît parfois d’en imposer aux dames :

Elle seule a causé mes véritables flammes,

Et ce sein pour toute autre enferme des glaçons.

Mais pour guérir bientôt ma peine et ses soupçons,

Nouez dès à présent cette heureuse alliance ;

Il tarde à mon amour plus qu’à sa défiance.

À part.

Voyons si leur ardeur à la mienne répond,

Pressons-les : un moment à qui brûle est bien long.

ARGANTE, à part.

Il feint avec esprit et d’une adresse extrême ;

Le trompeur pourrait bien se voir trompé lui-même.

DON FLAMINIE.

C’est peut-être un loisir qu’il se réserve exprès

Pour mettre l’ordre à tout et dresser les apprêts.

La surprise rebute ; un peu de patience

Vous tirera de peine, et lui de défiance.

DON ALVARE.

Mais une heure d’attente est un siècle d’ennui.

DON FLAMINIE.

Que sait-on s’il repose ou s’il sera chez lui ?

DON ALVARE.

Il y faut envoyer. Argante ?

DON FLAMINIE.

Non, vous dis-je,

Je prendrai tout le soin où l’affaire m’oblige,

J’y retourne moi-même ; attendez-moi chez nous,

DON ALVARE.

Ô l’importune attente ! à quoi m’obligez-vous ?

Il sort avec Argante.

 

 

Scène VI

 

DON FLAMINIE, ÉGYSTE, LUCINDE, sans être vue

 

DON FLAMINIE.

N’avais-je pas raison que les yeux de Célie

N’étaient pas les objets de sa mélancolie ?

Vois quelle impatience est jointe à son espoir,

Et quelle peine il souffre en l’attente du soir.

ÉGYSTE.

Ce dédale est obscur, ses routes malaisées ;

Mais nos inventions ne sont pas épuisées,

L’esprit tire souvent des forces du besoin.

DON FLAMINIE.

N’espère rien de moi, j’attends tout de ton soin.

Flaminie et Égyste sortent.

LUCINDE, seule.

Et puis fions-nous-y, chétives que nous sommes !

Voilà la fermeté, voilà la foi des hommes ;

Voilà ces vœux ardents et ces brûlants désirs

Que nous marquaient tantôt ses pleurs et ses soupirs !

Ne nous défions plus du pouvoir de nos armes,

Écoutons leurs discours, rendons-nous à leurs larmes,

Faisons-leur voir les feux qu’elles auront produits,

Croyons à leurs serments ; en voilà de beaux fruits !

Comment se peut des rets de ces perfides âmes,

Sans le secours divin, sauver l’honneur des dames ?

Qui n’eût été trompée, et n’eût cru comme moi

Qu’il lui donnait son âme en lui donnant sa foi ?

Pauvre Célie, hélas ! quel ennui je t’apprête !

Tu n’auras pas longtemps conservé ta conquête.

Par quel aveugle zèle ai-je été l’instrument

Des fausses passions de ce perfide amant ?

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

EUPHRASTE, DON ALVARE

 

EUPHRASTE.

Seigneur, l’expérience est un des fruits de l’âge :

Je sais quel est l’amour en un jeune courage ;

C’est un dieu furieux, ardent, précipité ;

Mais, comme sans conseil, aussi sans fermeté ;

Son feu comme la foudre éclatant se consume ;

Un seul moment l’éteint, comme un moment l’allume ;

À peine ses désirs précèdent ses refus ;

Il n’aime presque pas qu’il n’aime déjà plus ;

Aussitôt qu’à Salerne un hymen se propose,

Le bruit et le succès passent pour même chose ;

Et puis s’il n’est faisable, et si l’effet n’est prompt,

C’est au faible parti qu’en demeure l’affront ;

Un mauvais bruit en reste à l’honneur d’une fille,

Fait croire des défauts, décrie une famille,

Détourne des desseins de partis plus égaux,

Enfin c’est une source et d’affronts et de maux.

Vous autres, qui du sort épuisez les largesses,

Aux pauvres comme nous vous vendez vos caresses,

Et vous nous estimez payer peu ce bonheur,

S’il nous en coûte moins que la vie et l’honneur.

Mais moi, qui, satisfait de ma basse fortune,

Tiendrais votre faveur à ce prix importune,

Et qui sais quel péril à cet honneur est joint,

Vous m’obligerez plus de ne m’obliger point.

Mesurez comme moi vos desseins à vos forces ;

Les inégalités sont mères des divorces :

L’amour du soir à peine atteint le lendemain ;

Le dédain lui succède, et la haine au dédain ;

D’où le trouble aussitôt naît entre les familles.

Moi, je veux d’autres fruits de l’hymen de mes filles.

DON ALVARE.

Plût au ciel sussiez-vous combien sensiblement

Ce discours touche au cœur d’un véritable amant !

J’ai lieu de bien haïr et mon sort et mon âge,

Qui m’acquièrent les noms de traître et de volage,

Et de bien souhaiter vos incommodités.

Qui me délivreraient de ces deux qualités ;

Ah ! seigneur, cette pure et véritable flamme

Est une vieille amour dedans une jeune âme :

Ce n’est pas cet Amour qu’on dit être un enfant ;

C’est un puissant vainqueur, c’est un dieu triomphant.

J’ai combattu longtemps le pouvoir de Célie,

J’ai longtemps refusé la chaîne qui me lie ;

Mais, malgré mes efforts, ses yeux, l’aimant des cœurs,

Ces foudres animés sont demeurés vainqueurs.

EUPHRASTE.

Tenez un peu la bride à ce transport extrême,

Et durant quelques mois éprouvez-vous vous-même.

DON ALVARE.

Quelques mois sans Célie avecque tant d’amour !

Ah ! plutôt quelques mois sans la clarté du jour !

EUPHRASTE.

Peut-être ignorez-vous la misère importune

Où nos troubles derniers ont réduit ma fortune,

Et que d’assez de biens dont j’avais hérité,

Hors la gloire et l’honneur, il ne m’est rien resté.

DON ALVARE.

Ne comptez-vous pour rien ces beautés si charmantes,

Ces deux filles sans prix, ces richesses vivantes,

Ces trésors animés de vertus et d’appas ?

EUPHRASTE.

C’est un bien qui dépense et qui ne nourrit pas ;

Et puis, espérez-vous que de votre franchise

La disposition vous doive être permise,

Et que de vos parents...

DON ALVARE.

Ne retenez ma foi

Qu’en vous justifiant l’aveu du vice-roi.

EUPHRASTE.

Si, me laissant gagner à votre ardeur extrême,

Vous vous en repentez, plaignez-vous de vous-même.

Cet heur me sera cher ; mais, encore une fois,

En sa seule vertu consistent tous ses droits ;

C’est son dot, c’est son bien.

DON ALVARE.

Ce m’est plus qu’un empire ;

Son acquisition est tout l’heur où j’aspire :

Mais il est imparfait, si l’effet n’en est prompt.

EUPHRASTE.

Demain si vous voulez.

DON ALVARE.

C’est un terme bien long :

Mais, outre les apprêts, la nuit déjà prochaine

Ordonne à mon amour cette dernière peine.

Demain donc.

EUPHRASTE.

Cependant consultez vos parents,

Voyez le vice-roi.

DON ALVARE.

De ce pas je m’y rends.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DON FLAMINIE, ÉGYSTE

 

DON FLAMINIE.

Quand je supposerais une lettre du comte,

Ce n’est que d’un moment m’en retarder la honte,

Car, dans l’impatience où tu vois son amour,

Lui pouvons-nous longtemps couvrir ce mauvais tour ?

ÉGYSTE.

Don Alvare est adroit, et cette impatience

Loin de diminuer accroît ma défiance :

Pensant l’avoir surpris, peut-être il nous surprend.

DON FLAMINIE.

Ô dieux !

ÉGYSTE.

Et, connaissant la fourbe, nous la rend.

DON FLAMINIE.

J’en suis pris à tel point, et mon ardeur est telle,

Que, si je découvrais qu’il espérât rien d’elle,

Peut-être qu’un dessein et juste et généreux

Jusqu’aux lois de l’hymen pourrait porter mes vœux.

Mais je veux rejeter cette crainte importune,

Et me promettre plus de ma bonne fortune.

L’honneur qu’au mauvais sort la nature a commis

Est un beau fort qu’un roi fie à ses ennemis,

Un trésor qu’on néglige, un dépôt qu’on hasarde,

Dont le dépositaire est de mauvaise garde ;

Et contre sa défense un service, un présent,

Une offre, une promesse est un secours puissant.

ÉGYSTE.

Avec leur pauvreté le bruit est que l’envie

Aurait peine elle-même à mordre sur leur vie :

L’honneur quitte avec peine une illustre maison.

DON FLAMINIE.

L’hymen, au pis aller, m’en ferait la raison.

 

 

Scène II

 

DON FLAMINIE, ÉGYSTE, ERGASTE

 

ERGASTE.

J’ai regret qu’engagé par de si fortes chaînes

À vous sacrifier et mes soins et mes peines,

Une triste nouvelle en soit le premier fruit,

Et qu’avec votre espoir mon effort soit détruit :

Je viens d’être averti d’un hymen qui se lie.

DON FLAMINIE.

Quel ?

ERGASTE.

Il vous surprendra : d’Alvare et de Célie.

Opposez la constance à ce ressentiment.

DON FLAMINIE.

Oh ! de mes longs travaux funeste événement !

Tu m’as percé le cœur, tu m’as traversé l’âme,

Et ce reste de vie est un reste de flamme

Qui me survit moi-même et qui ne s’éteint pas,

Pour me la faire aimer même après le trépas.

ERGASTE.

Il vous faut déclarer toute la maladie,

Afin qu’on s’y prépare ou qu’on y remédie :

Ils recueillent demain le fruit de leurs amours.

DON FLAMINIE.

D’autant moins tardera le terme de mes jours.

Je reste sans conseil en ce désordre extrême,

Et moi-même aujourd’hui me défauts à moi-même.

Ingrat et malfaisant autant qu’audacieux,

Qui n’as jamais dessein qu’où je porte les yeux !

Frère dénaturé, monstre bouffi d’envie,

Comme tu m’es rival en l’amour de ma vie !

Viens, je cherche à mourir ; médite un même effort,

Et deviens mon rival en l’amour de la mort.

Hélas ! depuis le jour qui vit naître ma flamme,

J’ai toujours, malheureux ! eu ce soupçon dans l’âme ;

Pareil au criminel qui, sachant son arrêt,

Voit des yeux de l’esprit l’échafaud déjà prêt,

Et croit, si quelqu’un passe ou s’il s’ouvre une porte,

Sentir déjà le coup que le bourreau lui porte.

Tel un pas de ce traître, un mot, un mouvement,

Semblait de mon malheur m’être un pressentiment.

Jamais ma passion ne fut si violente

Que depuis ce malheur qui m’en défend l’attente.

Quand un bien est facile, il nous est à mépris,

Et par sa seule perte on en connaît le prix ;

Mon mal contre mon mal, mon unique remède,

Dépêche, achève-moi, tu n’as pas besoin d’aide.

Me faut-il de mon bras seconder ton effort !

Il tire son épée.

ÉGYSTE, le retenant.

Seigneur, de tous les maux le plus grand est la mort :

On ne sent point les fruits de ce remède extrême,

C’est un mauvais moyen d’acquérir ce qu’on aime :

Il ne nous sauve pas pour briser nos liens,

Car en ôtant les maux, il ôte aussi les biens.

Nous trouverons peut-être un fil à ce dédale.

Mais l’esprit s’alentit quand le cœur se ravale ;

L’extrême désespoir n’est pas ingénieux ;

Un peu d’espoir restant vous conseillera mieux.

Après avoir tenté toute l’adresse humaine,

On en souffre la mort avecque moins de peine.

Venez ; certain rayon commence à m’éclairer,

Qui me défend encor de rien désespérer ;

Et toi, prête la main à ce dernier office ;

Tu peux plus que personne aider notre artifice,

Suis-nous.

DON FLAMINIE.

Ordonne, agis, tout dépend de ton soin,

Contre un frère aujourd’hui sois-moi frère au besoin.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

CÉLIE, LUCINDE

 

LUCINDE.

Madame...

CÉLIE.

Ah ! je ne puis contraindre ma faiblesse ;

L’affront que je reçois, la honte qui me presse,

Ce vif ressentiment, ce sensible transport,

Ne sont pas à mon sexe un supportable effort.

Et toi, fille imprudente, et toi qui me fais être

Le rebut d’un ingrat et le jouet d’un traître,

Quel fruit m’acquiert ta peine, et de quel œil vois-tu

À cette perfidie accabler ma vertu ?

LUCINDE.

De l’œil dont je verrais ouvrir sous moi la terre,

Crever sur moi la nue et tomber le tonnerre :

C’est mal dépeindre encor l’ennui que j’en ressens.

CÉLIE.

Mais l’as-tu bien ouï ?

LUCINDE.

Comme je vous entends,

Et trop bien reconnu de quelle impatience

Le perfide respire après cette alliance.

Le contrat dès ce soir en doit être arrêté.

CÉLIE.

Et puis, viens me vanter cette fausse beauté !

Non, non, ne croyons pas, chétives que nous sommes,

Prendre en ces faibles rets les libertés des hommes.

Le pouvoir des attraits sur l’esprit des amants

Était bon pour Hélène, et du temps des romans ;

Mais du siècle qui court il n’est plus en usage :

Les attraits sont au coffre, et non pas au visage.

As-tu bien pour le moins, pendant notre entretien,

Observé que ma sœur n’en pût entendre rien,

Et ne peux-tu juger qu’elle m’ait aperçue ?

Car je mourrais d’ennui si ma honte était sue.

LUCINDE.

Je ne l’estime pas ; mais, craignant ce malheur,

Contenez un peu mieux votre juste douleur ;

Et, pour ne lui permettre aucune défiance,

Relâchez un peu moins de votre patience.

 

 

Scène IV

 

CÉLIE, LUCINDE, ISMÈNE écoute sans être vue

 

CÉLIE.

Ne demande à mon cœur ni force ni vertu,

Sous le faix des ennuis dont il est abattu.

Un malheur de ce genre et de cette importance,

Surprenant la raison, désarme la constance,

Nous étonne l’esprit, le trouble, le confond,

Et cause au plus égal un désordre si prompt,

Qu’il fait de la faiblesse un mal inévitable,

Une excusable honte, un défaut supportable.

Pourquoi t’avais-je, hélas ! inaccessible cœur,

Conservé si longtemps avec tant de rigueur,

Pour te perdre sitôt avecque tant de honte,

Et voir de ce butin faire si peu de compte ?

Combien, lâche, combien, t’eût sauvé de mépris

L’honneur de toujours prendre et n’être jamais pris !

Et combien différait l’état de ta franchise,

De celui de tes fers que ton vainqueur méprise !

Soutiens-moi : sous le faix des ennuis que je sens

La force et la lumière abandonnent mes sens.

ISMÈNE, à Lucinde.

Qu’est-ce, Lucinde ? Ô dieux ! d’où naît cette faiblesse ?

LUCINDE, à part.

Ô surprise importune !

À Ismène.

Aucun mal ne la presse ;

N’en soyez point en peine. Ô ciel ! qu’elle feint bien !

ISMÈNE.

Ce mystère est obscur, et je n’y comprends rien.

LUCINDE.

Elle a bien défendu que je ne vous le die.

Mais pourquoi s’en cacher ? C’est une comédie...

ISMÈNE.

Comment ?

LUCINDE.

Qu’un de ces soirs on doit représenter :

Elle en apprend son rôle, et je l’ais répéter ;

Mais la honteuse encor n’y peut souffrir personne,

De peur de démentir l’espoir que je lui donne,

Et vous avez causé cette intermission.

ISMÈNE.

Ne saurais-je, ma sœur, être de l’action ?

CÉLIE.

Comme la pièce est triste et le sujet tragique,

Le divertissement en est mélancolique,

Et vous pouvez avoir des passe-temps plus doux.

ISMÈNE.

Le malheur du sujet ne passe pas en nous,

Et comme la douleur la tristesse en est feinte.

CÉLIE.

On s’en acquitte mal si l’on n’est bien atteinte :

Pour moi, qui veux bien faire ou ne m’en mêler pas,

Et qui crains un affront à l’égal du trépas,

Le sujet m’en excite une tristesse extrême,

J’en sens la fiction comme la chose même ;

Et lorsque j’y dois feindre un manquement de cœur,

J’en demeure en effet sans force et sans vigueur :

C’est en quoi de l’acteur la science consiste ;

Aussi mon personnage est extrêmement triste.

ISMÈNE.

Quel encor ?

CÉLIE.

On m’engage à recevoir la foi

D’un jeune cavalier parent d’un vice-roi,

Et, presque au même instant de l’espoir qu’il me donne,

Pour un nouvel objet le traître m’abandonne :

J’en reçois tout l’ennui qui s’en peut concevoir ;

Une sœur me surprend dedans ce désespoir,

J’y veux remédier, j’ai recours à la ruse,

Et, feignant que je feins, en effet je l’abuse :

C’est l’endroit de mon rôle où j’en suis à présent.

ISMÈNE.

Le sujet en est beau.

CÉLIE.

Mais il n’est pas plaisant.

ISMÈNE.

Non, ce commencement marque un succès funeste.

Qu’arrive-t-il enfin ?

CÉLIE.

Je n’ai pas vu le reste ;

Mais je crois que la mort doit suivre cet ennui.

ISMÈNE.

L’ouvrage est-il nouveau ?

CÉLIE.

La pièce est d’aujourd’hui ;

Je crains bien d’y mal faire.

ISMÈNE.

Oh ! la crainte frivole !

CÉLIE.

Et plût aux dieux, ma sœur, y fissiez-vous mon rôle !

ISMÈNE.

Je ne promettrais pas de m’en acquitter bien ;

Je craindrais... Mais c’est trop, brisons cet entretien,

Et hâtez-vous un peu ; mon père vous demande.

CÉLIE.

Que serait-ce, Lucinde ? Hélas ! que j’appréhende !

Aurait-il eu le bruit de ce qui s’est passé ?

LUCINDE.

J’en ai bien peur.

CÉLIE.

Ô dieux, tout mon sang est glacé !

Elles sortent.

 

 

Scène V

 

DON ALVARE, ARGANTE

 

ARGANTE.

Voyez en quelle peine et dans quel précipice

Le trompeur est tombé par son propre artifice.

DON ALVARE.

Ton esprit sans pareil m’a conservé le jour,

Et je te dois Célie autant qu’à mon amour.

Je ne me flatte plus d’une attente incertaine ;

J’ai fait au vice-roi, quoiqu’avec quelque peine,

Consentir à la fin cet hymen bienheureux

Qui porte ma fortune au comble de mes vœux.

ARGANTE.

En ce consentement tout votre espoir consiste,

Car vous lui devez tout. Mais que nous veut Égyste ?

 

 

Scène VI

 

DON ALVARE, ARGANTE, ÉGYSTE

 

ÉGYSTE, tenant une lettre.

Ô ciel ! j’ai tant couru que j’en suis tout lassé.

DON ALVARE.

Qui cherches-tu ?

ÉGYSTE.

Mon maître : où l’avez-vous laissé ?

Je le devrais trouver en votre compagnie.

DON ALVARE.

D’où lui vient ce paquet ? Donne : « À don Flaminie. »

ÉGYSTE.

C’est de là part du comte.

DON ALVARE.

Il n’est donc pas chez lui ?

ÉGYSTE.

Je crois qu’il espérait de s’y rendre aujourd’hui ;

Mais il est à juger, par ce second message,

Que quelque empêchement retarde son voyage.

ARGANTE.

Quelque mauvais démon, qui hait notre repos,

Nous va rembarrasser dans ce premier chaos.

DON ALVARE.

Quoi ! le comte est absent ? comment avec mon frère

A-t-il donc ce matin pu terminer l’affaire ?

ÉGYSTE.

Par un autre paquet, que mon maître a reçu.

S’il ne vous en souvient, vous l’avez mal conçu.

Voyez comme des sens l’amour ôte l’usage !

DON ALVARE.

Quoi qu’il en soit, l’affaire a changé de visage ;

Et, dans l’opinion de quelque mauvais tour

Qu’on me voulût tramer en brassant cet amour,

Ayant appris l’absence et du comte et d’Élise,

J’ai dessous d’autres lois engagé ma franchise :

Célie, un abrégé des merveilles des cieux,

Et leur plus bel ouvrage au jugement des yeux,

Rencontrée au palais, m’a trouvé sans défense,

A changé mes liens et forcé ma constance.

ÉGYSTE.

Qui ? la fille d’Euphraste ?

DON ALVARE.

Oui, ce naissant soleil,

Ce miracle d’amour, à nul autre pareil.

ÉGYSTE.

Ajoutez cette fille en vertu sans seconde,

Et si riche et si sage en l’estime du monde.

Ah ! Dieu !

DON ALVARE.

La connais-tu ? tire-moi de souci.

ÉGYSTE.

Je la connais fort bien, et votre frère aussi.

Il sort.

DON ALVARE.

Argante, qu’entend-il par cette connaissance ?

ARGANTE.

Peut-être d’un faux prix taxer son innocence,

Comme peut-être aussi de quelque vérité.

DON ALVARE.

Ah ! ce soupçon fait tort à son honnêteté :

Un scrupule contre elle est une énorme injure,

Et le feu n’est pas pur comme Célie est pure.

ARGANTE.

Dans votre aveuglement suivez un peu de jour :

Écoutez la raison aussi-bien que l’amour.

Je ne sais pas, pour moi, quel mystère se passe ;

Mais ce qu’il nous a dit en effet m’embarrasse.

Cet éclaircissement met en quelque façon

Votre frère à couvert contre notre soupçon,

Et lève le sujet de notre défiance :

Le comte a pu par lettre agréer l’alliance,

Et la plume avoir fait l’office de la voix.

DON ALVARE.

Enfin j’alléguerai le soupçon que j’avais ;

Car de m’imaginer dedans cette belle âme

Rien qui puisse altérer ni rebuter ma flamme,

C’est...

ARGANTE.

Contre les assauts de la nécessité,

La plus ferme vertu n’a point de sûreté.

 

 

Scène VII

 

DON FLAMINIE, DON ALVARE, ARGANTE

 

DON FLAMINIE.

Dieux ! qu’une longue attente est une longue peine !

Et la peine fâcheuse à qui l’attente est vaine !

Je croyais que le comte, avant la fin du jour,

Comme il m’avait mandé, dût être de retour ;

Mais il faut que depuis quelque affaire importante

Ait remis son départ et l’arrête à Tarente.

DON ALVARE.

Et moi, que cette absence avait préoccupé

Du probable soupçon que vous m’eussiez trompé

(Comme une jeune amour prend bientôt de l’ombrage !)

Je me suis engagé sous un autre servage,

Et n’ai cru que moi-même en ce nouveau dessein.

DON FLAMINIE.

Ne pouvant croire en vous qu’un jugement bien sain,

Il ne peut autrement que ce choix ne réponde,

Ainsi qu’à votre sens, au gré de tout le monde ;

Mais vous me témoignez par cette impression

Beaucoup de défiance et peu d’affection.

Qu’ai-je de si suspect qu’un frère s’en défie ?

Mais peut-être ai-je encor ce qui me justifie :

Voyez si j’ai pas lieu de l’attendre ce soir,

Et si je vous flattais d’un inutile espoir.

 

 

Scène VIII

 

DON FLAMINIE, DON ALVARE, ARGANTE, ERGASTE

 

ERGASTE, à don Flaminie en lui remettant une lettre.

Je vous cherchais, seigneur.

DON FLAMINIE.

Ô rare témoignage

Des soins continuels où mon amour t’engage !

Mais dis-moi, je te prie...

Il donne la lettre à don Alvare.

DON ALVARE, après avoir lu.

Importuns mouvements !

Funestes messagers ! tristes pressentiments !

Que vous me menacez d’une extrême disgrâce !

Plus je veux m’éclaircir, et plus je m’embarrasse.

Connais-tu ce valet ? tire-moi de souci.

ARGANTE.

Oui, je crois le connaître.

DON ALVARE.

Il me le semble aussi,

Et l’avoir vu sortir du logis de Célie.

DON FLAMINIE, embrassant Ergaste.

Adieu ; c’est un serment, c’est un nœud qui me lie :

Tu la peux assurer d’une fidélité

Sans exemple comme elle et comme sa beauté.

Ergaste sort.

DON ALVARE.

Qu’est-ce ? êtes-vous toujours dans les bonnes fortunes ?

DON FLAMINIE.

Par hasard quelquefois il m’en vient quelques-unes,

Mais qui ne valent pas d’en faire un entretien.

Eh bien, qu’avez-vous vu ? vous avançais-je rien,

Et vous ai-je flatté d’une fausse espérance ?

DON ALVARE.

J’avais, quoi qu’il en soit, mal conçu cette absence

Et ne suis plus au point d’entendre à ce parti.

DON FLAMINIE.

On peut manquer l’accord comme on l’a consenti.

Si vous le désirez, votre excuse est aisée,

En la condition qui vous est proposée

D’en perdre l’espérance, ou d’épouser ce soir.

Mais où s’adresse encor votre nouvel espoir ?

N’en puis-je avecque vous partager l’allégresse ?

DON ALVARE.

J’épouse peu de bien, mais beaucoup de noblesse :

La vertu même, au reste, et la même beauté.

DON FLAMINIE.

Ce sont trois grands appâts à votre liberté,

Et des nœuds dont l’amour bien aisément nous lie.

DON ALVARE.

Je l’éprouve en effet.

DON FLAMINIE.

Vous l’appelez ?

DON ALVARE.

Célie.

DON FLAMINIE.

Fille...

DON ALVARE.

D’un cavalier dont Euphraste est le nom ;

Pauvre quant aux moyens, mais d’illustre maison...

D’où naît cette surprise et cette violence ?

DON FLAMINIE.

À mon étonnement ; pardonnez mon silence.

Certes, il est bien vrai...

DON ALVARE.

Quoi ?

DON FLAMINIE.

Que l’opinion

Fait les prix et les choix bien plus que la raison.

Quoi ! ne savez-vous rien de l’infâme commerce

Que la nécessité chez ces filles exerce ?

Et que leur revenu ne consiste qu’au fruit

Que leur lasciveté tous les jours leur produit ?

DON ALVARE.

Je pardonne à mon sang ; mais tout autre qu’un frère...

DON FLAMINIE.

Si vous vous conseillez avecque la colère,

Vous donnerez bien moins à la raison qu’aux sens,

Et votre aveuglement vous durera longtemps.

Mais ce que je vous dis n’est point une imposture ;

La vérité vous parle avecque la nature ;

Et puisque, pour tenir la bride à vos désirs,

Il me faut renoncer à mes propres plaisirs,

Tenez, par cet écrit, que vous m’avez vu rendre,

Et qu’avant ce discours j’avais peine à comprendre,

Apprenez le sujet de mon étonnement,

Et voyez ma franchise et votre aveuglement.

DON ALVARE lit.

« C’est aujourd’hui, mon cher Flaminie, que j’apprendrai si m’ayant tant de fois juré votre foi, vous me tiendrez votre parole, et me réparerez mon honneur. Un homme de mérite, qui vous touche de près et qui vous est égal en tout, m’honore de sa recherche, et j’ai bien voulu l’entretenir d’espérance, pour vous faire voir que vous n’êtes pas seul qui m’aimez. Venez me dire ce soir si vous êtes assez perfide pour m’ôter l’un et l’autre, et si, ayant parole de tous deux, je ne dois rien espérer de pas un.

« Votre servante Célie. »

Dieux ! est-il plus d’écueil fatal à la franchise,

Ni plus d’étonnement après cette surprise ?

Mais qui ne blâmera cette crédulité

De trop de confiance et de légèreté ?

Je semble convaincu ; cette lettre est expresse ;

Mais il faut donc douter de la foi de Lucrèce,

Et croire la vertu susceptible du mal ?

Mon frère est mon auteur, mais souvent mon rival.

DON FLAMINIE.

D’autres autorités vous appuieront la nôtre.

DON ALVARE.

Si j’en doute de vous, le croirai-je d’un autre ?

DON FLAMINIE.

N’en croyez donc personne, et croyez à vos yeux ;

Ce soir vers la minuit rendons-nous sur les lieux,

Et quand vous apprendrez par votre propre vue

De quelle impatience elle attend ma venue,

Laissez blâmer alors votre crédulité

De trop de confiance et de légèreté.

Pour vous être loyal, je lui serai perfide ;

Mon amour est muet où mon honneur préside.

Votre intérêt, le mien, celui du vice-roi,

Qui nous doit imposer une sévère loi,

Me défend d’immoler aux faveurs d’une fille

L’intérêt et l’honneur d’une illustre famille.

Si j’ai dans vos amours excité quelque ennui,

J’étais rival alors, je suis frère aujourd’hui,

Et vous reconnaîtrez ce favorable office

Quand vous aurez de l’œil touché le précipice.

Il sort.

DON ALVARE.

Immobile, interdit, privé de sentiment,

Sans conseil, sans lumière et sans raisonnement,

Dans le trouble imprévu de ce désordre extrême,

Comme tombé des cieux, je m’ignore moi-même ;

Ah ! que ce sexe, Argante, est au notre fatal,

Et que le nom de femme est celui d’un grand mal !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ARGANTE, DON ALVARE

 

ARGANTE.

Quoi ! seigneur, ces fureurs ne vous sont pas passées !

Je croyais que la nuit, nourrice des pensées,

Vous ferait voir plus clair en vous fermant les yeux,

Et contre votre espoir vous conseillerait mieux.

DON ALVARE.

Elle a de mes fureurs, déjà trop allumées,

Fait des feux dévorants, des rages confirmées.

ARGANTE.

Je crains quelque accident, si la discrétion

Lâche une fois la bride à votre passion.

DON ALVARE.

Je ne garantis rien d’une fureur extrême ;

Je l’aimais dans l’excès, et je la hais de même :

L’amour a du respect, la haine n’en a point.

ARGANTE.

Ne vous emportez pas jusqu’à ce dernier point.

Ne connaissez-vous pas l’esprit de votre frère ?

DON ALVARE.

Comment voudrais-tu voir la vérité plus claire ?

Sitôt que sur le seuil il avança ses pas,

La porte au même instant ne s’ouvrit-elle pas ?

Ne fut-il pas reçu par l’un des domestiques ?

Et crois-tu que le père ignore ces pratiques,

Et qu’on osât chez lui sans son consentement,

À telle heure de nuit introduire un amant ?

Je donnai trop dès lors au respect de mon frère,

Trop à ma retenue, et trop à ma prière ;

Dès lors, ma passion, je devais t’écouter ;

Dès lors, juste transport, tu devais éclater.

Je fus trop circonspect, j’eus trop de révérence,

Et j’ai trop d’une nuit nourri son espérance.

 

 

Scène II

 

ARGANTE, DON ALVARE, EUPHRASTE

 

EUPHRASTE, à part.

Te croirai-je, Lucinde ? Oui, ce geste confus,

Sans besoin d’autre voix, marque assez son refus.

DON ALVARE.

Euphraste, il est bien vrai que les yeux d’une dame

Sont des peintres flatteurs, de faux miroirs de l’âme,

Et qui figurent mal les mouvements du sein.

Nous nous cherchons tous deux pour différent dessein,

Vous croyez que je viens en qualité de gendre

Sommer votre promesse, et je vous la viens rendre :

J’ai su qu’avec raison vous m’aviez averti,

Que je me proposais un indigne parti ;

J’en viens sur cet avis dégager ma parole.

EUPHRASTE.

J’ai bien cru me flatter d’une attente frivole,

Et ne m’étonne pas de voir rompre l’accord

D’une heureuse fortune avec un mauvais sort ;

Mais qu’on change sitôt, et que sitôt on passe

De l’amour au mépris, de la flamme à la glace,

Et d’une aveugle ardeur à ce raisonnement,

C’est sans doute un sujet de juste étonnement.

DON ALVARE.

Ce m’est bien un sujet d’étonnement plus juste

Que ce maintien de reine et ce visage auguste,

Capables d’imprimer une si bonne odeur,

Cachent un cœur souillé d’une impudique ardeur.

EUPHRASTE.

Ne taxez pas, seigneur, en l’honneur de ma fille,

L’estime et la vertu d’une illustre famille ;

Et laissez-nous au moins, dans notre pauvreté,

Le seul bien que le sort ne nous a pas ôté ;

Sachez qu’à votre corps l’âme est plus étrangère,

Les ombres à la nuit, au soleil la lumière,

La pompe à vos grandeurs, l’éclat à votre rang,

Que l’honneur à Célie, et la gloire à mon sang.

Je prévis justement, quand avec tant d’instance

Votre obstination vainquit ma résistance,

Que votre amour serait un de ces feux volants

Si prompts à s’allumer, si clairs, si violents,

Mais qui portent la mort sitôt qu’ils se produisent,

Et pour ôter la vie eux-mêmes se détruisent.

Sans couvrir vos refus d’un prétexte si faux,

Vous aviez en ma fille assez d’autres défauts :

Celui de sa fortune et ceux de son visage

Vous défendaient assez cet indigne servage,

Et vous autorisaient d’en rompre le lien,

Sans besoin d’offenser son honneur et le mien.

De quoi dit-on encor qu’elle ait souillé sa gloire ?

DON ALVARE.

D’un commerce honteux que j’eusse eu peine à croire.

EUPHRASTE.

Toujours quelque envieux ou quelque esprit mal sain

Tâche à rompre le cours d’un honnête dessein,

Et ne pardonne pas à la plus belle vie.

DON ALVARE.

Je n’ai cru que mes yeux exempts de cette envie.

EUPHRASTE.

C’est souvent trop encor que de croire ses yeux,

Et la terre n’est pas plus distante des cieux

Que ce vice éloigné de l’honneur de ma fille,

Et de la bonne odeur où l’on tient ma famille.

Quel œil atteint si loin, et voit si clairement,

Qui ne pût s’abuser par cet éloignement ?

DON ALVARE.

Où nous sommes portés d’un intérêt extrême,

Il est bien malaisé de se tromper soi-même.

J’en ai trop vu, vous dis-je, et plût et plût aux dieux,

Pour n’avoir rien pu voir, avoir été sans yeux !

EUPHRASTE.

Vos regards en la nuit n’ont-ils point eu d’obstacle ?

DON ALVARE.

J’ai comme je vous vois vu ce honteux spectacle.

EUPHRASTE.

Dieux !

DON ALVARE.

Et pour l’avoir vu trop et trop clairement,

J’en restai dans l’horreur et dans l’aveuglement.

EUPHRASTE.

J’apprends sur mes vieux ans une étrange nouvelle.

DON ALVARE.

On ne vous fit jamais de rapport plus fidèle.

Allez, et pour adieu dites-lui de ma part

Que je l’aimais d’un cœur et sans crime et sans fard,

Et faisais vanité d’une si belle flamme,

Avant qu’être averti de ce commerce infâme ;

Mais qu’étant trop instruit de ses déportements,

Elle peut épouser celui de ses amants

À qui de son amour elle a ces nuits passées,

Et la dernière encor, les preuves avancées.

Je ne mets plus d’obstacle à leur affection.

EUPHRASTE.

Je vais exécuter votre commission,

Et pour ne rendre pas vos bons avis frivoles,

Lui faire jusqu’au cœur pénétrer ces paroles.

Ô misérable fille ! ô père infortuné !

Pourquoi t’ai-je fait naître, ou pourquoi suis-je né ?

Il sort.

ARGANTE.

Vous voyez à quel point il ressent cet outrage ;

Sa patience en vain dissimulait sa rage :

J’ai trop vu dans son geste et trop lu dans ses yeux

Les mouvements contraints d’un esprit furieux.

Un affront que reçoit un généreux courage,

Dedans le mauvais sort le heurte davantage ;

Il souffre d’autant plus qu’il croit sa pauvreté

Servir comme d’amorce à cette indignité.

Vous en verrez l’effet si ma crainte n’est vaine :

Oyez-vous la rumeur dont la maison est pleine ?

Je vous ai bien prédit ce funeste accident.

DON ALVARE.

Ô tragique succès d’un courroux trop ardent !

Cours en faveur du sexe, Argante, je te prie,

Opposer ta défense au cours de sa furie ;

Va retenir le bras qui lui porte la mort ;

Ma fureur ne va pas à ce dernier effort ;

Ne laisse pas flétrir ces roses animées,

À qui les a fait naître et qui les a semées.

Ne faisons rien pour elle et servons ses appas.

Cours, rends-leur ce devoir.

ARGANTE.

Ne m’arrêtez donc pas.

DON ALVARE.

Attends.

ARGANTE.

Le moindre instant est de grand préjudice.

DON ALVARE.

Je la veux obliger de ce dernier office :

C’est à moi d’arrêter le bras que j’ai poussé,

À moi de retenir le trait que j’ai lancé ;

Mon feu n’est plus si vif, mais hélas ! s’il ne brûle,

Il n’est pas bien éteint, quoique je dissimule ;

Et s’arracher du cœur une si forte amour

N’est pas, quoi qu’on en die, un ouvrage d’un jour.

Je hais Célie infâme et Célie infidèle,

Mais la vertu n’est pas tout ce que j’aimais d’elle ;

Elle conserve encore avecque sa beauté

L’empire qu’elle avait dessus ma liberté.

Suivons ce furieux, détournons son envie :

La main qui la tuerait m’arracherait la vie.

ARGANTE.

Vous délibérez trop, et déjà la saison...

DON ALVARE.

Mais, lâche souveraine, imbécile raison,

Laisses-tu de la sorte ébranler ton empire

Au premier mouvement que la pitié t’inspire ?

Ton servage est fini, le veux-tu prolonger

En désarmant le bras armé pour te venger ?

Que t’ai-je-dit, Argante ? hélas ! le peux-tu croire,

Qu’encor ce lâche objet occupe ma mémoire ?

Qu’elle meure, l’infâme, et qu’avecque ses jours

S’éteignent dans son sang ses lascives amours.

Relève-toi, mon cœur, reprends sur ta franchise

L’injuste autorité qu’elle s’était acquise :

Elle t’a pu trahir, elle a pu t’affronter ;

Et c’est tout le regret qu’elle te doit coûter.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

DON FLAMINIE, ÉGYSTE

 

ÉGYSTE.

À la fin l’espérance a la crainte étouffée :

Dressez à l’artifice un superbe trophée,

Un colosse au mensonge, à la fourbe un autel,

Et comblez-en l’auteur d’un renom immortel.

DON FLAMINIE.

Il est vrai que tes soins, contre toute apparence,

À mon bonheur mourant ont rendu l’espérance,

Que de tous ces détours toi seul fus l’inventeur,

Qu’Ergaste comme moi n’en fut qu’exécuteur ;

Que m’avoir introduit au logis de son maître,

Feint le mot de signal, entr’ouvert la fenêtre,

Et si bien secondé toute l’invention,

N’étaient que des effets de ton instruction.

Enfin par ton moyen je me trouve à la veille

De pouvoir posséder cette aimable merveille,

Et ravir ses faveurs aux yeux de mon rival.

Je ne sais toutefois par quel instinct fatal,

Si près de satisfaire à l’ardeur qui me presse,

Il semble que mon cœur répugne à l’allégresse,

Et que l’heur qui m’arrive en naissant se détruit ;

Je n’ai jamais passé de plus fâcheuse nuit ;

L’aube a sur l’horizon ramené la lumière

Avant que le sommeil m’eût fermé la paupière ;

Si peu que j’ai dormi, Célie à tout propos

Venait en soupirant traverser mon repos,

Et d’une triste voix me reprocher le crime

D’avoir trahi ses vœux et souillé son estime ;

Et je trouve en effet que cette trahison

Répugne aux bonnes mœurs, au sang, à la raison,

Que mon frère aura lieu de venger son offense,

Et que cette action n’admet point de défense.

ÉGYSTE.

Et moi j’appelle un trait de cette qualité

Une ruse, un bon tour, une subtilité.

Alors qu’on reconnaît ses forces inutiles,

On a recours à l’art, et l’on surprend les villes :

En toute guerre enfin la ruse est de saison ;

Y feindre est stratagème, et non pas trahison ;

Et comme d’une ville, ainsi d’une maîtresse ;

N’importe qui l’acquière, ou la force, ou l’adresse.

Les nœuds de votre hymen répareront assez

Et l’espoir et l’honneur que vous lui ravissez.

 

 

Scène IV

 

DON FLAMINIE, ÉGYSTE, ERGASTE

 

ERGASTE.

Joignez votre tristesse à ma mélancolie,

Et prenez part, seigneur, en la mort de Célie.

DON FLAMINIE.

En la mort de Célie ! Ergaste, que dis-tu ?

ERGASTE.

Hélas ! si vous l’aimiez, armez-vous de vertu :

Cette jeune beauté, de tant d’yeux adorée...

DON FLAMINIE.

Est morte ?

ERGASTE.

Et pis encor.

DON FLAMINIE.

Comment ?

ERGASTE.

Déshonorée.

Voilà l’heureux succès qu’ont produit nos rapports

Nous avons tué l’âme, et son père le corps.

DON FLAMINIE.

Et cette malheureuse et funeste nouvelle

Fait un troisième meurtre, et me tue après elle.

ÉGYSTE.

De l’esprit et du corps également perclus,

Je demeure interdit et ne me connais plus.

ERGASTE.

Je lui parlais de vous, quand ce père barbare,

Après quelques propos émus avec Alvare,

Dont il a bien paru qu’il était irrité,

Entrant en la maison d’un pas précipité,

Furieux, le teint mort, l’œil ardent et farouche,

Le poignard à la main et l’écume à la bouche,

Dessus cette innocente ayant levé le bras :

« Va, dit-il, prendre ailleurs tes infâmes ébats,

« Lascive, débordée et détestable fille,

« Prodige de mon sang, monstre de ma famille !

« Attends dans les enfers la résolution

« Du jeune suborneur à qui ta passion

« À cette nuit encor mis ton honneur en proie.

« Voilà le compliment que ton amant t’envoie. »

À peine il achevait, que d’un effort brutal

Il a dans son beau sein porté le coup fatal :

Sa fureur trop ardente, et sa main trop agile,

Ont rendu sa défense et la mienne inutile ;

Le coup l’a prévenue, et l’ouverture a fait

Sourdre un ruisseau de sang sur un fleuve de lait :

Il voulait redoubler, mais l’innocente dame

Est tombée à ses pieds sans couleur et sans âme,

Et des ombres déjà croissait le triste rang.

DON FLAMINIE.

Ô bourreau de toi-même ! ennemi de ton sang !

Hélas ! il est bien vrai que la puissance humaine

Contre celle du ciel est impuissante et vaine !

Que produira ma haine, après que mon amour

À la même innocence a pu coûter le jour ?

ÉGYSTE.

Depuis que la fortune a juré notre perte,

La plus subtile adresse est la plus inexperte ;

Et pour rendre nos soins un frivole souci,

Elle fait le possible et l’impossible aussi.

DON FLAMINIE.

Laisse aux malheurs communs cette plainte commune ;

Tes conseils m’ont perdu bien plus que la fortune ;

Ton aide est ma ruine : un jugement bien sain

Ne donne point d’avis pour un mauvais dessein.

Avant que de te suivre, ô ma douleur extrême !

Rendons, en m’accusant, l’honneur à l’honneur même

ÉGYSTE, à part.

Fuyons, voici son frère, et je crains son courroux.

Il sort avec Ergaste.

DON FLAMINIE.

Et de mon sang après...

 

 

Scène V

 

DON ALVARE, DON FLAMINIE

 

DON ALVARE.

Mon frère, qu’avez-vous ?

DON FLAMINIE, à genoux.

Alvare, car d’oser vous appeler mon frère,

Mon crime est à ce nom un acte trop contraire,

Souillé de la plus lâche et plus noire action

Qui me puisse priver de votre affection,

Le plus indigne objet du séjour où nous sommes,

Le plus perfide esprit, le plus méchant des hommes,

J’allais solliciter votre ressentiment,

Non pas de mon pardon, mais de mon châtiment.

C’est par ma trahison et par mon imposture

Que le plus pur objet qu’ait formé la nature,

Faussement accusé d’illicites amours,

Par l’auteur de sa vie a vu borner ses jours :

C’est l’énorme action que j’allais vous apprendre.

DON ALVARE.

Parlez plus clairement, je ne vous puis comprendre.

DON FLAMINIE.

Célie, en peu de mots, triompha de mon cœur

Le jour que des taureaux votre bras fut vainqueur.

J’aimais secrètement cette jeune merveille ;

Et depuis, apprenant que d’une ardeur pareille,

Mais avec un succès bien plus avantageux,

À la même beauté vous adressiez vos vœux,

Sensiblement atteint d’un ver de jalousie,

Par l’aveugle conseil de cette frénésie,

Et l’insolente ardeur d’une amour sans respect,

Je vous ai faussement fait son honneur suspect.

Montrant ses lettres.

Un valet corrompu, cette fausse écriture,

Et l’adresse d’Égyste, ont aidé l’imposture ;

Et quand pour vous l’ôter j’ai fait cesser vos vœux,

Une sanglante mort l’a ravie à tous deux.

DON ALVARE.

Est-il possible, ô dieux ! que dans le cœur d’un homme

Quelque sensible amour dont le feu le consomme,

Tombe un si détestable et damnable dessein ?

DON FLAMINIE.

Oui, puisqu’il est tombé dans ce coupable sein.

Lui présentant son épée.

Tenez, n’épargnez point qui vous fut si barbare ;

Il s’agit de l’honneur de Célie et d’Alvare :

J’ai diffamé, trahi, ravi d’entre vos bras

Ce céleste abrégé de vertus et d’appas.

Vengez-vous, son honneur intéresse le votre :

Souffrant une infamie, on en contracte une autre.

Qui ne se venge est lâche ; et qui souffre un affront,

Par cette impunité s’en produit un second.

DON ALVARE.

Monstre indigne du jour, traître, non pas mon frère,

Mais prodige conçu dans le sein de ma mère !

Achève par ma mort tes damnables desseins :

Il faut encor mon sang à tes profanes mains.

Tu n’as pas assez fait ; joins ce reste de vie

À la triste moitié que tu m’en as ravie.

Après l’âme, cruel, n’épargne pas le corps ;

Traître, déjà le tien croîtrait le rang des morts ;

Mais le sang me défend cette juste allégeance ;

À son père qui vient j’en laisse la vengeance.

DON FLAMINIE.

Voyons si j’obtiendrai de son juste courroux

Plus de compassion que je ne fais de vous.

 

 

Scène VI

 

DON ALVARE, DON FLAMINIE, EUPHRASTE

 

EUPHRASTE.

Que voulez-vous, cruels ? par quelque avis funeste

Coûter encor la vie à celle qui me reste ?

Car l’autre a satisfait votre ressentiment,

Et va dans les enfers attendre son amant.

DON FLAMINIE.

Envoyez-y-moi donc ; c’est moi : je suis ce traître,

Cet amant non aimé qui me vantai de l’être,

Et qui depuis six mois charmé de sa beauté,

Mais beaucoup plus encor de son honnêteté,

Me la voyant ravie et promise à mon frère,

Ai de tous les desseins que la rage peut faire,

Et que peut concevoir un esprit amoureux,

Suivi le plus damnable et le plus malheureux :

Également atteint et d’amour et d’envie,

À cet heureux rival je diffamai sa vie,

Et le secours d’Ergaste aida ma trahison.

EUPHRASTE.

Au soin de qui, grands dieux, commets-je ma maison !

DON FLAMINIE.

Moi seul j’en fus l’auteur, n’en punissez point d’autre ;

Prenez dessus mon sang la vengeance du vôtre ;

Ne paraissez pas lâche en votre mauvais sort ;

Célie et votre honneur vous demandent ma mort.

Croire pour mon pardon la pitié légitime

Serait de la vertu faire un bouclier au crime.

DON ALVARE.

Je ne mérite pas un plus heureux destin ;

S’il est votre affronteur, je suis votre assassin ;

Si je ne fus l’esprit, je fus le bras du traître ;

Le forfait est commun, le châtiment doit l’être,

Joint qu’étant l’un et l’autre issus d’un même flanc,

Et son sang et le mien ne vous feront qu’un sang.

EUPHRASTE.

Ô nouvelle, ô discours qui meurtrit jusqu’à l’âme !

Me voilà son bourreau ! j’étais tantôt infâme,

Et, par vos repentirs trop justement fondés,

Vous me donnez la mort que vous me demandez.

M’apprenant vos forfaits, vous m’apprenez mon crime ;

Vous offensez le sang pour réparer l’estime,

Car s’il n’est plus infâme, et si je le connoi

Innocent en ma fille, il est coupable en moi.

Ô malheureuse fille ! à mes vieux ans si chère,

Le conseil, la conduite et l’appui de ton père,

Par ta mort malheureux, je me prive aujourd’hui,

De force, de conseil, de conduite et d’appui ;

Je détruis mon support, et, du coup qui te tue,

Ruine mon espoir et m’arrache la vue.

Orgueilleuse beauté, triste présent des cieux,

Butte des médisants, appui des vicieux,

Que ta possession est indigne d’envie,

Qui coûte à l’innocence et l’honneur et la vie,

Qui détruit tout respect, qui force toute loi,

Et qui porte le sang à s’armer contre soi !

Ô funeste présent, triste don d’hyménée,

Qu’un poignard dans le sein de cette infortunée !

Qu’ai-je fait, malheureux ? Suivons, suivons ses pas ;

Rien ne peut que ma mort réparer son trépas.

DON FLAMINIE.

Il suffit que par vous mon sang lui satisfasse.

DON ALVARE.

Et le mien. Mais, Euphraste, écoutez-moi, de grâce.

EUPHRASTE.

Que gagne d’écouter qui n’espère plus rien ?

Tout ce qui peut laver son honneur et le mien,

Si de votre forfait quelque remords vous touche,

Est que, vous accusant de votre propre bouche,

Vous nous justifiiez devant le vice-roi,

Et que toute la cour l’approuve comme moi :

Après j’implorerai contre mon parricide

Le bras de la justice à qui le sien préside ;

Et je tiendrai la mort à souverain bonheur,

Si je fais en mourant revivre mon honneur.

DON FLAMINIE.

Oui, j’irai sans contrainte, en ce remords extrême,

Pour lui rendre l’honneur, me diffamer moi-même,

Et publier ma honte et ma brutalité.

DON ALVARE.

Et moi, mon imprudence et ma crédulité.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DON RODRIGUE, EUPHRASTE, DON FLAMINIE, DON ALVARE, ÉGYSTE, ARGANTE, GARDES

 

DON RODRIGUE.

Avec quelle contrainte et quelle violence

Tiens-je, ô fille du ciel, aujourd’hui ta balance,

Qu’il faille, en la splendeur de cet auguste rang,

Etre injuste au bon droit, ou barbare à mon sang !

EUPHRASTE.

Seigneur, qui n’est pas juste en ce degré suprême,

Et qui ne se sait pas commander à soi-même,

Mette en son tribunal un plus juste que lui,

Et ne s’ingère pas de gouverner autrui.

Une vertu sincère, une âme droite et pure,

Ne doivent pas aux lois préférer la nature ;

Comme oncle, plaignez-les ; mais, comme vice-roi,

Vous devez être égal et pour eux et pour moi.

Je ne demande pas qu’ordonnant leur supplice,

Vous retiriez pour moi le bras de la justice ;

Je n’éviterais pas celui de la douleur ;

Mon châtiment est juste aussi-bien que le leur,

Et pour venger mon sang ma main encore humide

Ne refuserait pas un second parricide,

Si le respect des lois et la crainte des dieux

Contre mon désespoir ne me conseillaient mieux.

DON RODRIGUE.

Je ne changerai point, à votre préjudice,

Au bandeau de l’amour celui de la justice ;

Je n’admets aux forfaits aucune impunité,

Et dispense les prix avec égalité.

DON FLAMINIE.

Donc, non plus mon parent, mais mon prince et mon juge,

Équitable ennemi plutôt que mon refuge,

Montrez qu’à vos pareils, les images des dieux,

Même en leur propre sang le crime est odieux.

J’ai fait un père auteur du meurtre de sa fille,

J’ai taché d’un faux bruit une illustre famille ;

Purgez sa bonne odeur du sang qui la corrompt,

Et perdez l’affronteur pour réparer l’affront.

DON ALVARE.

J’eus plus de part qu’eux deux en ce triste mystère :

Trop crédule à l’amant, et trop croyable au père,

Je fus de ce faux bruit le funeste porteur ;

Punissez l’instrument aussi-bien que l’auteur.

DON RODRIGUE.

À ceux à qui la mort est un objet d’envie,

Il faut pour les punir leur ordonner la vie ;

Quand le jour nous déplaît ou nous est à mépris,

Au lieu de châtiment la mort nous est un prix.

Ce forfait à tous trois fut une erreur commune,

Au premier de l’amour, à lui de la fortune,

À vous de la nature, en qui le sang n’a pu

Souffrir d’impression contraire à la vertu.

Le mérite de tous est d’assez d’importance

Pour en faire avec soin balancer la sentence.

EUPHRASTE.

Si la punition s’en refuse en ces lieux,

Son sang criera vengeance au tribunal des dieux :

À qui donne la mort, la mort est légitime.

DON RODRIGUE.

Mais on ne punit pas l’erreur comme le crime ;

Le tort ou le mérite est en l’intention ;

C’est elle que l’on pèse, et non pas l’action.

EUPHRASTE.

Pour faire au châtiment purger son innocence,

Il doit être public aussi-bien que l’offense.

DON FLAMINIE.

Je n’y recule pas.

DON ALVARE.

Et mon dessein est tel.

DON RODRIGUE.

Il peut être public et n’être pas mortel.

EUPHRASTE.

Imaginez-le donc et m’imposez silence,

Vous à qui la justice a commis sa balance.

DON RODRIGUE.

J’en vais proposer un dont peut-être l’effet

Vous peut rendre et l’honneur et l’esprit satisfait :

Ce coup n’a pas détruit toute votre famille ;

Elle subsiste encore en une illustre fille

Qu’on dit ne devoir rien aux charmes de sa sœur,

Et qui peut en l’un d’eux vous faire un successeur :

Auquel vous plaira mieux choisissez votre gendre,

Et qu’il vous paie en lui ce qu’il ne vous peut rendre.

Si par ce doux supplice, ou plutôt ce bonheur,

Il ne vous rend Célie, il vous rendra l’honneur,

Fera taire l’envie, et par cette alliance

Au peuple de Salerne imposera silence.

Mes présents et les biens qu’il tient de ses aïeux,

Chasseront de chez vous un monstre furieux,

L’horrible pauvreté, cette larve au teint blême,

Cet objet de mépris, infâme de soi-même,

Mais qui, pour s’attaquer à votre noble sang,

N’en peut en mon estime amoindrir votre rang.

Laissez à ces raisons vaincre vôtre furie ;

Le vice-roi l’ordonne, et Rodrigue vous prie,

Après que je m’oblige en l’un et l’autre nom,

À chérir et servir vous et votre maison.

EUPHRASTE.

Ah ! seigneur, excusez la douleur violente

Qui d’ordinaire aveugle, importune, insolente,

M’a pu faire passer les bornes du respect ;

Vous m’en accordez trop pour un juge suspect.

Une fille en un fils est un heureux échange,

Et par qui mon honneur utilement se venge,

Si leur consentement souscrit à cet arrêt.

DON FLAMINIE.

J’en meurs d’impatience.

DON ALVARE.

Et m’y voilà tout prêt.

EUPHRASTE.

Joignez à la première une seconde grâce,

Ordonnez-moi celui qu’il vous plaît que j’embrasse,

Et que de votre main ma fille ait son époux :

Il lui sera plus cher en le tenant de vous.

DON RODRIGUE.

Puisqu’il s’agit ici d’un acte de justice,

Il faut au plus coupable ordonner le supplice.

Flaminie est auteur de cette trahison ;

Destinons-lui les feux, ouvrons-lui la prison,

Et mettons sur ses bras ces invisibles chaînes

De qui tant de douceurs accompagnent les peines :

Si ce choix se rencontre au gré d’elle et de vous,

Il n’appellera pas d’un jugement si doux.

DON FLAMINIE.

Il me ravit autant que je m’en sens indigne.

EUPHRASTE.

Je vais la préparer à cet honneur insigne,

Et l’amène à vos pieds recevoir de vos mains

Un heur tant au-dessus d’elle et de ses desseins.

Il sort.

DON FLAMINIE.

Ô favorable arrêt ! supplice légitime !

DON ALVARE.

Sous ombre de supplice offrir un prix au crime,

Est contre l’équité rendre un arrêt pour lui

Qui porte préjudice aux intérêts d’autrui.

DON RODRIGUE.

À qui par cet arrêt fais-je ce préjudice ?

DON ALVARE.

À moi qui l’espérais avec plus de justice,

Et qui prétends Ismène avec plus de raison

Que le perfide auteur de cette trahison.

C’est à celui de nous qui fit l’affront au père,

D’en réparer l’injure, et de lui satisfaire

Par ces feux et ces fers que vous lui destinez ;

Et vous m’ôtez mon droit, si vous l’y condamnez.

Après que par sa fourbe il m’a ravi l’aînée,

Voudrait-il m’envier ce second hyménée,

Et, pour perpétuer son crime et mon malheur,

Disputer ce remède à ma juste douleur ?

Je n’ai fait que l’erreur, il a commis l’offense,

Et j’aurai le supplice et lui la récompense.

Vous le croyez punir, et sa punition

Serait un digne prix d’une bonne action.

L’assassin d’une sœur sera l’époux de l’autre !

À ce raisonnement, seigneur, joignez le vôtre ;

Et comme à vos sujets, non comme à vos neveux,

Rendez également la justice à tous deux.

DON RODRIGUE.

Je ne pouvais, mon fils, prévoir autre querelle,

Ignorant le dessein que vous aviez pour elle.

DON ALVARE.

Ayant perdu Célie, à qui mieux qu’à sa sœur

Conviennent son empire et sa place en mon cœur ?

DON FLAMINIE.

Je n’osais l’espérer ; mais puisqu’on me l’ordonne,

Montrant son épée.

Voici qui maintiendra l’arrêt qui me la donne.

Et...

DON ALVARE.

Tant qu’il soit signé du sang de l’un des deux,

Vous en pouvez tenir le succès hasardeux.

Si la fourbe aux combats fait plus que le courage,

Vous vous pouvez vanter d’un notable avantage ;

Mais il peut arriver que l’adresse du bras

Et celle de l’esprit ne se répondent pas.

DON FLAMINIE.

Vous savez qui je suis.

DON ALVARE.

Un imposteur, un traître.

DON FLAMINIE.

Mais d’un genre où l’on sait qu’on fait gloire de l’être.

Si la fourbe en amour est une trahison,

Ce bras dont vous doutez vous en fera raison.

DON RODRIGUE.

Quelle furie, ô dieux ! Est-ce ainsi qu’on révère

L’autorité d’un juge et l’amitié d’un père ?

Car mon âge et le soin que vous m’avez coûté

Peuvent bien m’honorer de cette qualité ;

Est-ce là le respect que le sang, la nature,

Ma tendre affection, et mon rang me procure ?

DON ALVARE.

Est-ce avec équité réparer un affront

Qu’obliger l’offensé d’en souffrir un second,

Que de joindre à la vieille une nouvelle injure,

Et tenir le parti d’un traître et d’un parjure ?

DON FLAMINIE.

Un péril évident menacerait mes jours,

Si vos armes tranchaient comme votre discours ;

Et ma mort laisserait Ismène bientôt veuve.

DON ALVARE.

Sortons, et sur-le-champ nous en ferons l’épreuve.

ARGANTE, arrêtant don Alvare.

Seigneur !

ÉGYSTE, retenant don Flaminie.

C’est votre frère.

DON RODRIGUE, les arrêtant.

Arrêtez, inhumains :

Quel sang veulent verser vos parricides mains ?

Pouvez-vous sans horreur les sentir animées

Contre le même sang dont elles sont formées ?

Qui dans un tel combat voudrait être vainqueur,

Si pour le souhaiter il faut manquer de cœur,

Et si vous ne pouvez d’une telle victoire,

Qu’au prix de votre sang vous acheter la gloire ?

 

 

Scène II

 

EUPHRASTE, DON RODRIGUE, DON ALVARE, DON FLAMINIE, ÉGYSTE, ARGANTE, GARDES

 

DON ALVARE.

Mais d’un sang qui nous nuit.

DON FLAMINIE.

Et qu’il faut mettre hors.

EUPHRASTE.

Modérez, ô mes fils, modérez ces transports.

Vos intérêts sont miens, vous perdre est me détruire,

Et sans me faire tort vous ne vous pouvez nuire :

Pareille affection m’intéresse à tous deux.

Je vous veux, Flaminie ; Alvare, je vous veux ;

Et quiconque de vous tuerait son adversaire,

Me priverait d’un gendre en se privant d’un frère.

Tous deux de vos travaux vous recevrez le prix.

DON FLAMINIE.

Prétendez-vous qu’Ismène épouse deux maris ?

DON ALVARE.

Et d’une seule fille espérez-vous deux gendres ?

EUPHRASTE.

Les dieux de son aînée ont ranimé les cendres,

Et, renouant le fil de son heureux destin,

M’effacent le regret d’être son assassin :

La mort a refusé cette chaste victime,

Et, pieuse une fois, n’a pu souffrir mon crime :

Et vous cherchez, cruels, à répandre le sang

Que vous avez puisé dedans un même flanc !

DON ALVARE.

Si vous ne m’abusez, s’il est vrai que je veille,

S’il est vrai que j’entends cette rare merveille,

Ô dieux qui me comblez de tant d’heur et de bien,

Votre sort dans le ciel égale-t-il le mien ?

Mais, hélas ! si cet heur se trouvait un mensonge !

DON FLAMINIE.

Je doute si je dors, ou si veillant je songe.

EUPHRASTE.

Je ne m’assurais pas au rapport de mes yeux

Que la terre eût rendu ce dépôt précieux ;

J’ai cru voir un fantôme avant que sa parole

M’eût ôté de l’esprit un soupçon si frivole :

Mais j’ai bien reconnu qu’ils ne m’ont point menti ;

Et le transport enfin que j’en ai ressenti

M’a fait d’un pas pressé, suivi d’Ismène et d’elle,

Venir vous annoncer cette heureuse nouvelle,

Sans me donner le temps d’apprendre par quel sort

Elle a pu s’affranchir du pouvoir de la mort.

DON RODRIGUE.

Le ciel, heureux vieillard, comblant votre vieillesse

De ce juste sujet de joie et d’allégresse,

Et vous restituant ce précieux trésor,

Rend à votre vertu moins qu’il ne doit encor,

Et fait voir que ce coup fut un généreux crime

À qui la gloire est juste et le prix légitime.

 

 

Scène III

 

EUPHRASTE, DON RODRIGUE, DON ALVARE, DON FLAMINIE, ÉGYSTE, ARGANTE, CÉLIE, ISMÈNE, LUCINDE, GARDES

 

DON ALVARE.

Accordez-moi, seigneur... Mais déjà de ses yeux

La brillante clarté se répand en ces lieux.

Je perds tout sentiment, et mon âme ravie

Semble m’abandonner au retour de ma vie :

Il se met à genoux.

Attendons à ses pieds, en cet heureux transport,

L’arrêt de mon pardon ou celui de ma mort.

Sous ses pas, mon espoir, abaisse ton audace ;

Mes larmes, mes soupirs, obtenez-y ma grâce ;

Trouvons-y le cercueil, ou sortons-en vainqueur ;

Et laissons-y la vie, ou touchons-y son cœur.

DON RODRIGUE.

Quand de tous vos malheurs la trame est accomplie,

Quand votre hymen se traite, agréable Célie,

Quand tout rit à vos vœux, laissez-vous votre amant

Languir à vos genoux, pâle et sans mouvement ?

CÉLIE, regardant dédaigneusement Alvare.

Qui, seigneur, mon amant ? un perfide, un parjure,

Qui, loin de réprimer et venger mon injure,

Comme j’espérais tout de sa fidélité,

Lui-même a pu douter de mon honnêteté ?

Qui, seigneur, mon amant, un mortel adversaire,

Qui d’un si faux soupçon préoccupant mon père,

L’a, malgré sa bonté, pu résoudre aujourd’hui

À reprendre en mon sein le sang qu’il tient de lui ?

Je suis noble, seigneur, et sensible à l’outrage

Autant qu’il est crédule, autant qu’il est volage,

Et, sans être sans cœur et sans ressentiment,

Ne puis souffrir un traître en qualité d’amant :

Le sein qu’il veut fléchir saigne encor de son crime.

DON ALVARE, tirant son épée.

Vous me souffrirez donc en celle de victime ;

Et mon sang, criminel par ma crédulité,

Réparera celui que je vous ai coûté,

Puisque j’ai mérité votre juste colère,

Et que vous déplaisant, le jour ne me peut plaire.

ISMÈNE, le retenant.

Ma sœur !

DON RODRIGUE.

Arrêtez-le.

EUPHRASTE.

Que faites-vous, seigneur ?

DON ALVARE.

J’efface votre crime et vous rends votre honneur.

Laissez couler mon sang, souffrez un sacrifice

Qu’à mes dieux irrités je rends avec justice,

Ces dieux des libertés, ces yeux maîtres des cœurs,

Et souffrez-moi plutôt la mort que leurs rigueurs.

CÉLIE.

Croyez-vous réparer leur peine et votre crime,

Pour leur sacrifier une impure victime ?

Non, non ; et puis, ingrat, j’ai trop d’humanité

Pour vous souffrir encore en cette qualité,

Mais accepterez-vous, si je vous la propose,

Celle que je désire et que je vous impose ?

DON ALVARE.

Je n’en puis refuser qui me vienne de vous.

CÉLIE, le relevant et l’embrassant.

Je vous veux, cher Alvare, en qualité d’époux.

Puisqu’en celle d’amant vous blessez mon estime,

Et que je vous perdrais en celle de victime,

Il faut bien vous souffrir en une qualité

Où l’un ni l’autre bien ne me puisse être ôté,

Où sauvant mon honneur je conserve en Alvare

Un trésor qui m’est cher autant que l’autre est rare.

J’ai voulu, par ce trait d’une feinte fureur,

Venger ma renommée et punir votre erreur ;

Mais votre châtiment non plus que ma vengeance,

Ne doivent pas durer plus longtemps que l’offense ;

Et si le vice-roi m’ordonne un sort si beau,

Qu’aujourd’hui notre hymen allume son flambeau,

Qu’il nous tire de crainte en nous tirant de peine,

Et qu’il ne laisse plus notre attente incertaine.

DON ALVARE.

Ô ciel ! l’heur sans pareil dont tu combles mes jours

Ne se peut exprimer avecque le discours.

Je ne vous réponds rien : le silence, madame,

En de pareils transports est la langue de l’âme.

Qu’un refus si courtais me trompe heureusement !

Et que ce prix m’est doux après ce châtiment !

DON FLAMINIE.

Ne punissez que moi : c’est moi, belle inhumaine,

Qui vous ai fait l’offense et mérite la peine.

Mais de votre beauté votre injure est l’effet,

Et l’amour seulement m’inspira ce forfait.

Vengez-vous toutefois, si votre honneur l’exige ;

On attire cent maux par un que l’on néglige :

J’offre mon propre bras contre mon propre flanc.

CÉLIE.

Alvare m’épousant, je deviens votre sang ;

Et dans votre malheur chercher de l’allégeance

Serait contre moi-même exercer ma vengeance.

L’amour fait tout commettre et fait tout excuser ;

La grâce au repentir ne se peut refuser.

Si ce remords pourtant presse encor ma justice,

Lui montrant sa sœur.

Tenez, punissez-vous, voilà votre supplice :

Vous en avez reçu l’arrêt du vice-roi ;

Mon père en est d’accord et souscrit à sa loi,

Et nous tiendrons tous cher l’heur de cette alliance.

N’y consentez-vous pas ?

DON FLAMINIE.

J’en meurs d’impatience,

Si mes vœux sont reçus de cet objet charmant,

Et si j’ose espérer un si beau châtiment.

ISMÈNE.

Qu’on l’ordonne pour peine ou bien pour récompense,

On peut tout espérer de mon obéissance.

DON RODRIGUE.

Je vous rends grâce, ô dieux ! du succès fortuné

Par qui leur différent est enfin terminé ;

À Euphraste.

Et je bénis le ciel de l’heureuse disgrâce,

Qui de ce double hymen honore notre race.

Au défaut de vos biens je m’offre à leur besoin :

Ma fortune est la votre, et leur dot est mon soin.

Euphraste, votre espoir ne reçoit plus d’obstacle ;

Cependant apprenons par quel heureux miracle,

Pour l’heur commun de tous, la mort sur ce beau sein

Contre votre croyance a manqué son dessein.

ISMÈNE.

Seule dessus ce point je vous puis satisfaire.

Mon père, transporté d’une aveugle colère,

Après quelque reproche étrange à réciter,

Et qui marquait l’affront qui devait l’exciter,

Croyant d’un vain effort exécuter sa rage,

Nature intéressée a détourné l’outrage,

Et, rendant vain l’effet d’un mouvement si prompt,

A fait couler le coup qu’il a cru bien profond :

De l’effroi toutefois ma sœur tomba pâmée,

Sans couleur, sans vigueur, comme désanimée,

Outre que de son sein quelque sang a jailli ;

J’ai cru ses jours éteints, mon père en a pâli,

Et trop tendre à son sang pour goûter l’allégeance

Que dans un grand courroux apporte la vengeance,

Frappant du pied la terre et se plaignant des cieux,

Est sorti le teint blême, et les larmes aux yeux.

Jugez quelle douleur je puis avoir reçue ;

Mais par mes soins enfin ma sœur est revenue,

Et, sans autre secours que de l’eau de mes pleurs,

J’ai rallumé ses jours et noyé mes douleurs ;

Continuant mes soins j’ai fait voir sa blessure

Dont peu d’art et de temps nous promettent la cure.

L’accident en fut grand, mais le coup si léger

Qu’il ne nous permet pas d’en craindre aucun danger.

DON RODRIGUE.

Le ciel assiste enfin lorsque moins on l’estime ;

Il presse la vertu, mais jamais ne l’opprime.

Euphraste, mon crédit vous obtiendra du roi

Plus qu’il ne vous fit perdre et de biens et d’emploi,

Venez ; allons fermer avecque la journée

Le glorieux traité de ce double hyménée ;

Et puisqu’ enfin le sort est favorable à tous,

Célie, oubliez tout ; mes fils, embrassez-vous :

Que chacun fasse grâce, et que chacun la rende ;

Que sur Ergaste encor cette grâce s’étende,

Pour mériter du ciel, après tant de bontés,

Un siècle de plaisirs et de prospérités ! 

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