Rhadamiste et Zénobie (Prosper Jolyot de CRÉBILLON)
Tragédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 23 janvier 1711.
Personnages
PHARASMANE, roi d’Ibérie
RHADAMISTE, roi d’Arménie, fils de Pharasmane
ZÉNOBIE, femme de Rhadamiste, sous le nom d’Isménie
ARSAME, frère de Rhadamiste
HIÉRON, ambassadeur d’Arménie, et confident de Rhadamiste
MITRANE, capitaine des gardes de Pharasmane
HYDASPE, confident de Pharasmane
PHÉNICE, confidente de Zénobie
GARDES
La scène est dans Artanisse, capitale de l’Ibérie, dans le palais de Pharasmane.
À SON A. S. MONSEIGNEUR LE PRINCE DE VAUDEMONT
Monseigneur,
Je n’ai jamais douté du succès de Rhadamiste. Une tragédie qui vous avait plu pouvait-elle n’être pas approuvée ? Le public l’a applaudie en effet ; et ce sont ces mêmes applaudissements qui me donnent aujourd’hui la hardiesse de la dédier à V. A. S. Ne craignez pas, Monseigneur, que cette liberté soit suivie d’aucune autre. Votre modestie n’aura rien à souffrir avec moi. Tel affronte la mort avec intrépidité ; tel, par son habileté à la guerre, échappe à des périls certains, et sait se couvrir de gloire dans le temps qu’il paraît le plus près de sa perte, qui ne soutiendrait pas la plus petite louange sans se déconcerter. Accoutumé d’ailleurs à peindre des héros de mon imagination, peut-être réussirais-je mal en peignant d’après le plus parfait modèle. Et quels éloges encore que ceux d’une épître, pour un prince consacré à l’histoire et à la tradition ! L’histoire, sans se charger d’un en cens superflu, par le simple récit des faits, loue avec plus de noblesse que les traits les plus recherchés ; ainsi le lecteur trouvera bon que je l’y renvoie : c’est là où, mieux que dans une épître, souvent suspecte de flatterie, il verra quel prix était réservé aux grandes actions de V. A. S. Trop heureux que la permission que vous avez eu la bonté de me donner de placer votre nom à la tête de cet ouvrage me mette à portée de vous assurer que personne au monde n’est avec plus de vénération et un plus profond respect que moi,
Monseigneur,
De Votre Altesse Sérénissime,
Le très humble et très obéissant serviteur,
JOLYOT DE CRÉBILLON.
ACTE I
Scène première
ZÉNOBIE, sous le nom d’ISMÉNIE, PHÉNICE
ZÉNOBIE.
Ah ! laisse-moi, Phénice, à mes mortels ennuis ;
Tu redoubles l’horreur de l’état où je suis :
Laisse-moi. Ta pitié, tes conseils et la vie,
Sont le comble des maux pour la triste Isménie.
Dieux justes ! ciel vengeur, effroi des malheureux !
Le sort qui me poursuit est-il assez affreux ?
PHÉNICE.
Vous verrai-je toujours, les yeux baignés de larmes,
Par d’éternels transports remplir mon cœur d’alarmes ?
Le sommeil en ces lieux verse en vain ses pavots ;
La nuit n’a plus pour vous ni douceur ni repos.
Cruelle ! si l’amour vous éprouve inflexible,
À ma triste amitié soyez du moins sensible.
Mais quels sont vos malheurs ? Captive dans des lieux
Où l’amour soumet tout au pouvoir de vos yeux,
Vous ne sortez des fers où vous fûtes nourrie,
Que pour vous asservir le grand roi d’Ibérie.
Et que demande encor ce vainqueur des Romains ?
D’un sceptre redoutable il veut orner vos mains.
Si, rebuté des soins où son amour l’engage,
Il s’est enfin lassé d’un inutile hommage,
Par combien de mépris, de tourments, de rigueur,
N’avez-vous pas vous-même allumé sa fureur !
Flattez, comblez ses vœux, loin de vous en défendre ;
Vous le verrez bientôt plus soumis et plus tendre.
ZÉNOBIE.
Je connais mieux que toi ce barbare vainqueur,
Pour qui, mais vainement, tu veux fléchir mon cœur.
Quels que soient les grands noms qu’il tient de la victoire,
Et ce front si superbe où brille tant de gloire ;
Malgré tous ses exploits, l’univers à mes yeux
N’offre rien qui me doive être plus odieux.
J’ai trahi trop longtemps ton amitié fidèle :
Il faut d’un autre prix reconnaître ton zélé,
Me découvrir. Du moins, quand tu sauras mon sort.
Je ne te verrai plus t opposer à ma mort.
Phénice, tu m’as vue aux fers abandonnée,
Dans un abaissement où je ne suis point née.
Je compte autant de rois que je compte d’aïeux,
Et le sang dont je sors ne le cède qu’aux dieux.
Pharasmane, ce roi qui fait trembler l’Asie,
Qui brave des Romains la vaine jalousie,
Ce cruel dont tu veux que je flatte l’amour,
Est frère de celui qui me donna le jour.
Plût aux dieux qu’à son sang le destin qui me lie
N’eût point par d’autres nœuds attaché Zénobie !
Mais, à ces nœuds sacrés joignant des nœuds plus doux,
Le sort l’a fait encor père de mon époux,
De Rhadamiste enfin.
PHÉNICE.
Ma surprise est extrême :
Vous Zénobie ! ô dieux !
ZÉNOBIE.
Oui, Phénice, elle-même,
Fille de tant de rois, reste d’un sang fameux,
Illustre, mais, hélas ! encor plus malheureux.
Après de longs débats, Mithridate mon père
Dans le sein de la paix vivait avec son frère.
L’une et l’autre Arménie, asservie à nos lois,
Mettait cet heureux prince au rang des plus grands rois.
Trop heureux en effet, si son frère perfide
D’un sceptre si puissant eût été moins avide !
Mais le cruel, bien loin d’appuyer sa grandeur,
Le dévora bientôt dans le fond de son cœur.
Pour éblouir mon père, et pour mieux le surprendre,
Il lui remit son fils dès l’âge le plus tendre.
Mithridate charmé l’éleva parmi nous,
Comme un ami pour lui, pour moi comme un époux.
Je l’avouerai, sensible à sa tendresse extrême,
Je me fis un devoir d’y répondre de même,
Ignorant qu’en’effet, sous des dehors heureux,
On pût cacher au crime un penchant dangereux.
PHÉNICE.
Jamais roi cependant ne se fit dans l’Asie
Un nom plus glorieux et plus digne d’envie.
Déjà des autres rois devenu la terreur...
ZÉNOBIE.
Phénice, il n’a que trop signalé sa valeur.
A peine je touchais à mon troisième lustre,
Lorsque tout fut conclu pour cet hymen illustre.
Rhadamiste déjà s’en croyait assuré,
Quand son père cruel, contre nous conjuré,
Entra dans nos états, suivi de Tiridate,
Qui brûlait de s’unir au sang de Mithridate ;
Et ce Parthe, indigné qu’on lui ravît ma foi,
Sema partout l’horreur, le désordre et l’effroi.
Mithridate, accablé par son perfide frère,
Fit tomber sur le fils les cruautés du père ;
Et, pour mieux se venger de ce frère inhumain,
Promit à Tiridate et son sceptre et ma main.
Rhadamiste, irrité d’un affront si funeste,
De l’état à son tour embrasa tout le reste,
En dépouilla mon père, en repoussa le sien :
Et, dans son désespoir ne ménageant plus rien,
Malgré Numidius et la Syrie entière,
Il força Pollion de lui livrer mon père.
Je tentai, pour sauver un père malheureux,
De fléchir un amant que je crus généreux.
Il promit d’oublier sa tendresse offensée,
S’il voyait de ma main sa foi récompensée ;
Qu’au moment que l’hymen l’engagerait à moi,
Il remettrait l’état sous sa première loi.
Sur cet espoir charmant aux autels entraînée,
Moi-même je hâtais ce fatal hyménée ;
Et mon parjure amant osa bien l’achever,
Teint du sang qu’à ce prix je prétendais sauver.
Mais le ciel, irrité contre ces nœuds impies,
Éclaira notre hymen du flambeau des Furies.
Quel hymen, justes dieux ! et quel barbare époux !
PHÉNICE.
Je sais que tout un peuple indigné contre vous,
Vous imputant du roi la triste destinée,
Ne vit qu’avec horreur ce coupable hyménée.
ZÉNOBIE.
Les cruels, sans savoir qu’on me cachait son sort.
Osèrent bien sur moi vouloir venger sa mort.
Troublé de ses forfaits, dans ce péril extrême,
Rhadamiste en parut comme accablé lui-même.
Mais ce prince, bientôt rappelant sa fureur,
Remplit tout, à son tour, de carnage et d’horreur.
« Suivez-moi, me dit-il : ce peuple qui m’outrage
« En vain à ma valeur croit fermer un passage :
« Suivez-moi. » Des autels s’éloignant à grands pas,
Terrible et furieux, il me prit dans ses bras,
Fuyant parmi les siens à travers Artaxate,
Qui vengeait, mais trop tard, la mort de Mithridate.
Mon époux cependant, pressé de toutes parts,
Tournant alors sur moi de funestes regards...
Mais, loin de retracer une action si noire,
D’un époux malheureux respectons la mémoire :
Épargne à ma vertu cet odieux récit.
Contre un infortuné je n’en ai que trop dit.
Je ne puis rappeler un souvenir si triste,
Sans déplorer encor le sort de Rhadamiste.
Qu’il te suffise enfin, Phénice, de savoir,
Victime d’un amour réduit au désespoir,
Que par une main chère, et de mon sang fumante,
L’Araxe dans ses eaux me vit plonger mourante.
PHÉNICE.
Quoi ! ce fut votre époux... Quel inhumain, grands dieux !
ZÉNOBIE.
Les horreurs de la mort couvraient déjà mes yeux,
Quand le ciel, par les soins d’une main secourable,
Me sauva d’un trépas sans elle inévitable.
Mais, à peine échappée à des périls affreux,
Il me fallut pleurer un époux malheureux.
J’appris, non sans frémir, que son barbare père,
Prétextant sa fureur sur la mort de son frère,
De la grandeur d’un fils en effet trop jaloux,
Lui seul avait armé nos peuples contre nous ;
Qu’introduit en secret au sein de l’Arménie,
Lui-même de son fils avait tranché la vie.
À ma douleur alors laissant un libre cours,
Je détestai les soins qu’on prenait de mes jours,
Et, quittant sans regret mon rang et ma patrie,
Sous un nom déguisé j’errai dans la Médie.
Enfin, après dix ans d’esclavage et d’ennui.
Étrangère partout, sans secours, sans appui.
Quand j’espérais goûter un destin plus tranquille,
La guerre en un moment détruisit mon asile.
Arsame, conduisant la terreur sur ses pas,
Vint, la foudre à la main, ravager ces climats :
Arsame, né d un sang à mes yeux si coupable,
Arsame cependant à mes yeux trop aimable,
Fils d’un père perfide, inhumain et jaloux,
Frère de Rhadamiste, enfin de mon époux.
PHÉNICE.
Quel que soit le devoir du nœud qui vous engage,
Aux mânes d’un époux est-ce faire un outrage
Que de céder aux soins d’un prince généreux
Qui par tant de bienfaits a signalé ses feux ?
ZÉNOBIE.
Encor si dans nos maux une cruelle absence
Ne nous ravissait point notre unique espérance !...
Mais Arsame, éloigné par un triste devoir,
Dans mon cœur éperdu ne laisse plus d’espoir ;
Et, pour comble de maux, j’apprends que l’Arménie,
Qu’un droit si légitime accorde à Zénobie,
Va tomber au pouvoir du Parthe ou des Romains,
Ou peut-être passer en de moins dignes mains.
Dans son barbare cœur, flatté de sa conquête,
À quitter ces climats Pharasmane s’apprête.
PHÉNICE.
Eh bien ! dérobez-vous à ses injustes lois.
N’avez-vous pas pour vous les Romains et vos droits ?
Par un ambassadeur parti de la Syrie,
Rome doit décider du sort de l’Arménie.
Reine de ces états, contre un prince inhumain
Faites agir pour vous l’ambassadeur romain :
On l’attend aujourd’hui dans les murs d’Artanisse.
Implorez de César le secours, la justice ;
De son ambassadeur faites-vous un appui ;
Forcez-le à vous défendre, ou fuyez avec lui.
ZÉNOBIE.
Comment briser les fers où je suis retenue ?
M’en croira-t-on d’ailleurs, fugitive, inconnue ?
Comment... Mais quel objet ! Arsame dans ces lieux !
Scène II
ZÉNOBIE, sous le nom d’ISMÉNIE, ARSAME, PHÉNICE
ARSAME.
M’est-il encor permis de m’offrir à vos yeux ?
ZÉNOBIE.
C’est vous-même, seigneur ! Quoi ! déjà l’Albanie...
ARSAME.
Tout est soumis, madame ; et la belle Isménie,
Quand la gloire paraît me combler de faveurs,
Semble seule vouloir m’accabler de rigueurs.
Trop sûr que mon retour d’un inflexible père
Va sur un fils coupable attirer la colère ;
Jaloux, désespéré, j’ose, pour vous revoir,
Abandonner des lieux commis à mon devoir.
Ah ! madame, est-il vrai qu’un roi fier et terrible
Aux charmes de vos yeux soit devenu sensible ?
Que l’hymen aujourd’hui doive combler ses vœux ?
Pardonnez aux transports d’un amant malheureux.
Ma douleur vous aigrit : je vois qu’avec contrainte
D’un amour alarmé vous écoutez la plainte.
Ce n’est pas sans raison que vous la condamnez :
Le reproche ne sied qu’aux amants fortunés.
Mais moi, qui fus toujours à vos rigueurs en butte,
Qu’un amour sans espoir dévore et persécute ;
Mais moi, qui fus toujours à vos lois si soumis,
Qu’ai-je à me plaindre, hélas ! et que m’a-t-on promis ?
Indigné cependant du sort qu’on vous prépare,
Je me plains et de vous et d’un rival barbare.
L’amour, le tendre amour qui m’anime pour vous,
Tout malheureux qu’il est, n’en est pas moins jaloux.
ZÉNOBIE.
Seigneur, il est trop vrai qu’une flamme funeste
A fait parler ici des feux que je déteste :
Mais, quel que soit le rang et le pouvoir du roi,
C’est en vain qu’il prétend disposer de ma foi.
Ce n’est pas que, sensible à l’ardeur qui vous flatte,
J’approuve ces transports où votre amour éclate.
ARSAME.
Ah ! malgré tout l’amour dont je brûle pour vous,
Faites-moi seul l’objet d’un injuste courroux :
Imposez à mes feux la loi la plus sévère,
Pourvu que votre main se refuse à mon père.
Si pour d’autres que moi votre cœur doit brûler,
Donnez-moi des rivaux que je puisse immoler,
Contre qui ma fureur agisse sans murmure.
L’amour n’a pas toujours respecté la nature :
Je ne le sens que trop à mes transports jaloux.
Que sais-je, si le roi devenait votre époux,
Jusqu’où m’emporterait sa cruelle injustice ?
Ce n’est pas le seul bien que sa main me ravisse.
L’Arménie, attentive à se choisir un roi,
Par les soins d’Hiéron se déclare pour moi.
Ardent à terminer un honteux esclavage,
Je venais à mon tour vous en faire un hommage ;
Mais un père jaloux, un rival inhumain,
Veut me ravir encor ce sceptre et votre main.
Qu’il m’enlève à son gré l’une et l’autre Arménie,
Mais qu’il laisse à mes vœux la charmante Isménie.
Je faisais mon bonheur de plaire à ses beaux yeux,
Et c’est l’unique bien que je demande aux dieux.
ZÉNOBIE.
Et pourquoi donc ici m’avez-vous amenée ?
Quelle que fût ailleurs ma triste destinée,
Elle coulait du moins dans l’ombre du repos.
C’est vous, par trop de soins, qui comblez tous mes maux.
D’ailleurs, qu’espérez-vous d’une flamme si vive ?
Tant d’amour convient-il au sort d’une captive ?
Vous ignorez encor jusqu’où vont mes malheurs.
Rien ne saurait tarir la source de mes pleurs.
Ah ! quand même l’amour unirait l’un et l’autre,
L’hymen n’unira point mon sort avec le vôtre.
Malgré tout son pouvoir, et son amour fatal,
Le roi n’est pas, seigneur, votre plus fier rival :
Un devoir rigoureux, dont rien ne me dispense,
Doit forcer pour jamais votre amour au silence.
J’entends du bruit : on ouvre. Ah, seigneur ! c’est le roi.
Que je crains son abord et pour vous et pour moi !
Scène III
PHARASMANE, ZÉNOBIE, sous le nom d’ISMÉNIE, ARSAME, MITRANE, HYDASPE, PHÉNICE, GARDES
PHARASMANE.
Que vois-je ? c’est mon fils ! Dans Artanisse Arsame !
Quel dessein l’y conduit ? Vous vous taisez, madame !
Arsame près de vous, Arsame dans ma cour,
Lorsque moi-même ici j’ignore son retour !
De ce trouble confus que faut-il que je pense ?
À Arsame.
Vous à qui j’ai remis le soin de ma vengeance,
Que j’honorais enfin d’un choix si glorieux,
Parlez, prince ; quel soin vous ramène en ces lieux ?
Quel besoin, quel projet a pu vous y conduire,
Sans ordre de ma part, sans daigner m’en instruire ?
ARSAME.
Vos ennemis domptés, devais-je présumer
Que mon retour, seigneur, pourrait vous alarmer ?
Ah ! vous connaissez trop et mon cœur et mon zèle,
Pour soupçonner le soin qui vers vous me rappelle.
Croyez, après l’emploi que vous m’avez commis,
Puisque vous me voyez, que tout vous est soumis.
Lorsqu’au prix de mon sang je vous couvre de gloire,
Lorsque tout retentit du bruit de ma victoire,
Je l’avouerai, seigneur, pour prix de mes exploits,
Que je n’attendais pas l’accueil que je reçois.
J’apprends de toutes parts que Rome et la Syrie,
Que Corbulon armé menacent l’Ibérie :
Votre fils se flattait, conduit par son devoir,
Qu’avec plaisir alors vous pourriez le revoir :
Je ne soupçonnais pas que mon impatience
Dût dans un cœur si grand jeter la défiance.
J’attendais qu’on ouvrît pour m’offrir à vos yeux,
Quand j’ai trouvé, seigneur, Isménie en ces lieux.
PHARASMANE.
Je crains peu Corbulon, les Romains, la Syrie :
Contre ces noms fameux mon âme est aguerrie ;
Et je n’approuve pas qu’un si généreux soin
Vous ait, sans mon aveu, ramené de si loin.
D’ailleurs qu’a fait de plus, qu’a produit ce grand zèle.
Que le devoir d’un fils et d’un sujet fidèle ?
Doutez-vous, quels que soient vos services passés,
Qu’un retour criminel les ait tous effacés ?
Sachez que votre roi ne s’en souvient encore
Que pour ne point punir des projets qu’il ignore.
Quoi qu’il en soit, partez avant la fin du jour,
Et courez à Colchos étouffer votre amour.
Je vous défends surtout de revoir Isménie.
Apprenez qu’à mon sort elle doit être unie ;
Que l’hymen dès ce jour doit couronner mes feux ;
Que cet unique objet de mes plus tendres vœux
N’a que trop mérité la grandeur souveraine ;
Votre esclave autrefois, aujourd’hui votre reine :
C’est vous instruire assez que mes transports jaloux
Ne veulent point ici de témoins tels que vous.
Sortez.
Scène IV
PHARASMANE, ZÉNOBIE, sous le nom d’ISMÉNIE, MITRANE, HYDASPE, PHÉNICE, GARDES
ZÉNOBIE.
Et de quel droit votre jalouse flamme
Prétend-elle à ses vœux assujettir mon âme ?
Vous m offrez vainement la suprême grandeur :
Ce n’est pas à ce prix qu’on obtiendra mon cœur.
D’ailleurs que savez-vous, seigneur, si l’hyménée
N’aurait point à quelque autre uni ma destinée ?
Savez-vous si le sang à qui je dois le jour
Me permet d écouter vos vœux et votre amour ?
PHARASMANE.
Je ne sais en effet quel sang vous a fait naître :
Mais, fut-il aussi beau qu’il mérite de l’être,
Le nom de Pharasmane est assez glorieux
Pour oser s’allier au sang même des dieux.
En vain à vos rigueurs vous joignez l’artifice :
Vains détours, puisque enfin il faut qu’on m’obéisse.
Je n’ai rien oublié pour obtenir vos vœux ;
Moins en roi qu’en amant j’ai fait parler mes feux :
Mais mon cœur, irrité d’une fierté si vaine,
Fait agir à son tour la grandeur souveraine ;
Et, puisqu’il faut en roi m’expliquer avec vous,
Redoutez mon pouvoir, ou du moins mon courroux,
Et sachez que, malgré l’amour et sa puissance,
Les rois ne sont point faits à tant de résistance ;
Quoi que de mes transports vous vous soyez promis,
Que tout, jusqu’à l’amour, doit leur être soumis.
J’entrevois vos refus : c’est au retour d’Arsame
Que je dois le mépris dont vous payez ma flamme ;
Mais craignez que vos pleurs, avant la fin du jour,
D’un téméraire fils ne vengent mon amour.
Scène V
ZÉNOBIE, PHÉNICE
ZÉNOBIE.
Ah ! tyran, puisqu’il faut que ma tendresse agisse,
Et que de tes fureurs ma haine te punisse,
Crains que l’amour, armé de mes faibles attraits,
Ne te rende bientôt tous les maux qu’il m’a faits.
Et qu’ai-je à ménager ? Mânes de Mithridate,
N’est-il pas temps pour vous que ma vengeance éclate ?
Venez à mon secours, ombre de mon époux,
Et remplissez mon cœur de vos transports jaloux.
Vengez-vous par mes mains d’un ennemi funeste ;
Vengeons-nous-en plutôt par le fds qui lui reste.
Le crime que sur vous votre père a commis
Ne peut être expié que par son autre fils.
C’est à lui que les dieux réservent son supplice :
Armons son bras vengeur. Va le trouver, Phénice :
Dis-lui qu’à sa pitié, qu’à lui seul j’ai recours ;
Mais sans me découvrir implore son secours.
Dis-lui, pour me sauver d’une injuste puissance,
Qu’il intéresse Rome à prendre ma défense ;
De son ambassadeur qu’on attend aujourd’hui.
Dans ces lieux, s’il se peut, qu’il me fasse un appui.
Fais briller à ses yeux le trône d’Arménie ;
Retrace-lui les maux de la triste Isménie ;
Par l’intérêt d’un sceptre ébranle son devoir :
Pour l’attendrir enfin, peins-lui mon désespoir.
Puisque l’amour a fait les malheurs de ma vie,
Quel autre que l’amour doit venger Zénobie ?
ACTE II
Scène première
RHADAMISTE, HIÉRON
HIÉRON.
Est-ce vous que je vois ? en croirai-je mes yeux ?
Rhadamiste vivant ! Rhadamiste en ces lieux !
Se peut-il que le ciel vous redonne à nos larmes,
Et rende à mes souhaits un jour si plein de charmes ?
Est-ce bien vous, seigneur ? et par quel heureux sort
Démentez-vous ici le bruit de votre mort ?
RHADAMISTE.
Hiéron, plût aux dieux que la main ennemie
Qui me ravit le sceptre eût terminé ma vie !
Mais le ciel m’a laissé, pour prix de ma fureur,
Des jours qu’il a tissus de tristesse et d’horreur.
Loin de faire éclater ton zèle ni ta joie
Pour un roi malheureux que le sort te renvoie,
Ne me regarde plus que comme un furieux,
Trop digne du courroux des hommes et des dieux ;
Qu’a proscrit dès longtemps la vengeance céleste ;
De crimes, de remords assemblage funeste ;
Indigne de la vie et de ton amitié ;
Objet digne d’horreur, mais digne de pitié ;
Traître envers la nature, envers l’amour perfide ;
Usurpateur ingrat, parjure, parricide.
Sans les remords affreux qui déchirent mon cœur,
Hiéron, j’oublierais qu’il est un ciel vengeur.
HIÉRON.
J’aime à voir ces regrets que la vertu fait naître :
Mais le devoir, seigneur, est-il toujours le maître ?
Mithridate lui-même, en vous manquant de foi,
Semblait de vous venger vous imposer la loi.
RHADAMISTE.
Ah ! loin qu’en mes forfaits ton amitié me flatte,
Peins-moi toute l’horreur du sort de Mithridate ;
Rappelle-toi ce jour et ces serments affreux
Que je souillai du sang de tant de malheureux :
S’il te souvient encor du nombre des victimes,
Compte, si tu le peux, mes remords par mes crimes.
Je veux que Mithridate, en trahissant mes feux,
Fût digne même encor d’un sort plus rigoureux ;
Que je dusse son sang à ma flamme trahie :
Mais à ce même amour qu’a voit fait Zénobie ?
Tu frémis, je le vois : ta main, ta propre main
Plongerait un poignard dans mon perfide sein,
Si tu pouvais savoir jusqu’où ma barbarie
De ma jalouse rage a porté la furie.
Apprends tous mes forfaits, ou plutôt mes malheurs :
Mais, sans les retracer, juge-s-en par mes pleurs.
HIÉRON.
Aussi touché que vous du sort qui vous accable,
Je n’examine point si vous êtes coupable :
On est peu criminel avec tant de remords ;
Et je plains seulement vos douloureux transports.
Calmez ce désespoir où votre âme se livre,
Et m’apprenez...
RHADAMISTE.
Comment oserai-je poursuivre ?
Comment de mes fureurs oser t’entretenir,
Quand tout mon sang se glace à ce seul souvenir ?
Sans que mon désespoir ici le renouvelle,
Tu sais tout ce qu’a fait cette main criminelle :
Tu vis comme aux autels un peuple mutiné
Me ravit le bonheur qui m’était destiné ;
Et, malgré les périls qui menaçaient ma vie,
Tu sais comme à leurs yeux j’enlevai Zénobie.
Inutiles efforts ! je fuyais vainement.
Peins-toi mon désespoir dans ce fatal moment.
Je voulus m’immoler ; mais Zénobie en larmes.
Arrosant de ses pleurs mes parricides armes,
Vingt fois pour me fléchir embrassant mes genoux,
Me dit ce que l’amour inspire de plus doux.
Hiéron, quel objet pour mon âme éperdue !
Jamais rien de si beau ne s’offrit à ma vue.
Tant d’attraits cependant, loin d’attendrir mon cœur,
Ne firent qu’augmenter ma jalouse fureur.
Quoi ! dis-je en frémissant, la mort que je m’apprête
Va donc à Tiridate assurer sa conquête !
Les pleurs de Zénobie irritant ce transport,
Pour prix de tant d amour je lui donnai la mort ;
Et, n’écoutant plus rien que ma fureur extrême,
Dans l’Araxe aussitôt je la traînai moi-même.
Ce fut là que ma main lui choisit un tombeau,
Et que de notre hymen j’éteignis le flambeau.
HIÉRON.
Quel sort pour une reine à vos jours si sensible !
RHADAMISTE.
Après ce coup affreux, devenu plus terrible,
Privé de tous les miens, poursuivi, sans secours,
À mon seul désespoir j’abandonnai mes jours.
Je me précipitai, trop indigne de vivre,
Parmi des furieux, ardents à me poursuivre,
Qu’un père, plus cruel que tous mes ennemis,
Excitait à la mort de son malheureux fils.
Enfin, percé de coups, j’allais perdre la vie,
Lorsqu’un gros de Romains, sorti de la Syrie,
Justement indigné contre ces inhumains,
M’arracha tout sanglant de leurs barbares mains.
Arrivé, mais trop tard, vers les murs d’Artaxate,
Dans le juste dessein de venger Mithridate,
Ce même Corbulon, armé pour m’accabler,
Conserva l’ennemi qu’il venait immoler.
De mon funeste sort touché sans me connaître,
Ou de quelque valeur que j’avais fait paraître,
Ce Romain, par des soins dignes de sou grand cœur,
Me sauva malgré moi de ma propre fureur.
Sensible à sa vertu, mais sans reconnaissance,
Je lui cachai longtemps mon nom et ma naissance ;
Traînant avec horreur mon destin malheureux,
Toujours persécuté d’un souvenir affreux,
Et, pour comble de maux, dans le fond de mon âme
Brûlant plus que jamais d’une funeste flamme,
Que l’amour outragé, dans mon barbare cœur,
Pour prix de mes forfaits rallume avec fureur.
Ranimant, sans espoir, pour d’insensibles cendres.
De la plus vive ardeur les transports les plus tendres.
Ainsi dans les regrets, les remords et l’amour,
Craignant également et la nuit et le jour,
J’ai traîné dans l’Asie une vie importune.
Mais au seul Corbulon attachant ma fortune,
Avide de périls, et, par un triste sort,
Trouvant toujours la gloire où j’ai cherché la mort,
L’esprit sans souvenir de ma grandeur passée,
Lorsque dix ans semblaient l’en avoir effacée,
J’apprends que l’Arménie, après différents choix,
Allait bientôt passer sous d’odieuses lois ;
Que mon père, en secret méditant sa conquête,
D’un nouveau diadème allait ceindre sa tête.
Je sentis à ce bruit ma gloire et mon courroux
Réveiller dans mon cœur des sentiments jaloux.
Enfin à Corbulon je me fis reconnaître :
Contre un père inhumain trop irrité peut-être,
À mon tour en secret jaloux de sa grandeur,
Je me fis des Romains nommer l’ambassadeur.
HIÉRON.
Seigneur, et sous ce nom quelle est votre espérance ?
Quels projets peut ici former votre vengeance ?
Avez-vous oublié dans quel affreux danger
Vous a précipité l’ardeur de vous venger ?
Gardez-vous d’écouter un transport téméraire.
Chargé de tant d’horreurs, que prétendez-vous faire ?
RHADAMISTE.
Et que sais-je, Hiéron ? furieux, incertain,
Criminel sans penchant, vertueux sans dessein,
Jouet infortuné de ma douleur extrême,
Dans l’état où je suis, me connais-je moi-même ?
Mon cœur, de soins divers sans cesse combattu,
Ennemi du forfait sans aimer la vertu,
D’un amour malheureux déplorable victime,
S’abandonne au remords sans renoncer au crime.
Je cède au repentir, mais sans en profiter ;
Et je ne me connais que pour me détester.
Dans ce cruel séjour sais-je ce qui m’entraîne,
Si c’est le désespoir, ou l’amour, ou la haine ?
J’ai perdu Zénobie : après ce coup affreux,
Peux-tu me demander encor ce que je veux ?
Désespéré, proscrit, abhorrant la lumière,
Je voudrais me venger de la nature entière.
Je ne sais quel poison se répand dans mon cœur ;
Mais, jusqu’à mes remords, tout y devient fureur.
Je viens ici chercher l’auteur de ma misère,
Et la nature en vain me dit que c’est mon père.
Mais c’est peut-être ici que le ciel irrité
Veut se justifier de trop d’impunité :
C’est ici que m’attend le trait inévitable
Suspendu trop longtemps sur ma tête coupable.
Et plût aux dieux cruels que ce trait suspendu
Ne fût pas en effet plus longtemps attendu !
HIÉRON.
Fuyez, seigneur, fuyez de ce séjour funeste,
Loin d’attirer sur vous la colère céleste.
Que la nature au moins calme votre courroux :
Songez que dans ces lieux tout est sacré pour vous ;
Que s’il faut vous venger, c’est loin de l’Ibérie.
Reprenez avec moi le chemin d’Arménie.
RHADAMISTE.
Non, non, il n’est plus temps ; il faut remplir mon sort,
Me venger, servir Rome, ou courir à la mort.
Dans ses desseins toujours à mon père contraire,
Rome de tous ses droits m’a fait dépositaire ;
Sûre, pour rétablir son pouvoir et le mien,
Contre un roi qu’elle craint, que je n’oublierai rien.
Rome veut éviter une guerre douteuse,
Pour elle contre lui plus d’une fois honteuse ;
Conserver l’Arménie, ou, par des soins jaloux,
En faire un vrai flambeau de discorde entre nous.
Par un don de César je suis roi d’Arménie,
Parce qu’il croit par moi détruire l’Ibérie.
Les fureurs de mon père ont assez éclaté
Pour que Rome entre nous ne craigne aucun traité.
Tels sont les hauts projets dont sa grandeur se pique.
Des Romains si vantés telle est la politique :
C’est ainsi qu’en perdant le père par le fils,
Rome devient fatale à tous ses ennemis.
Ainsi, pour affermir une injuste puissance,
Elle ose confier ses droits à ma vengeance,
Et, sous un nom sacré, m’envoyer en ces lieux,
Moins comme ambassadeur que comme un furieux
Qui, sacrifiant tout au transport qui le guide,
Peut porter sa fureur jusques au parricide.
J’entrevois ses desseins : mais mon cœur irrité
Se livre au désespoir dont il est agité.
C’est ainsi qu’ennemi de Rome et des Ibères,
Je revois aujourd’hui le palais de mes pères.
HIÉRON.
Député comme vous, mais par un autre choix,
L’Arménie à mes soins a confié ses droits :
Je venais de sa part offrir à votre frère
Un trône où malgré nous veut monter votre père ;
Et je viens annoncer à ce superbe roi
Qu’en vain à l’Arménie il veut donner la loi.
Mais ne craignez-vous pas que malgré votre absence...
RHADAMISTE.
Le roi ne m’a point vu dès ma plus tendre enfance ;
Et la nature en lui ne parle point assez
Pour rappeler des traits dès longtemps effacés.
Je n’ai craint que tes yeux ; et sans mes soins peut-être,
Malgré ton amitié, tu m’allais méconnaître.
Le roi vient. Que mon cœur, à ce fatal abord,
A de peine à dompter un funeste transport !
Surmontons cependant toute sa violence,
Et d’un ambassadeur employons la prudence.
Scène II
PHARASMANE, RHADAMISTE, HIÉRON, MITRANE, HYDASPE, GARDES
RHADAMISTE.
Un peuple triomphant, maître de tant de rois,
Qui vers vous en ces lieux daigne emprunter ma voix,
De vos desseins secrets instruit comme vous-même,
Vous annonce aujourd’hui sa volonté suprême.
Ce n’est pas que Néron, de sa grandeur jaloux,
Ne sache ce qu’il doit à des rois tels que vous :
Rome n’ignore pas à quel point la victoire
Parmi les noms fameux élève votre gloire ;
Ce peuple enfin si fier, et tant de fois vainqueur,
N’en admire pas moins votre haute valeur.
Mais vous savez aussi jusqu’où va sa puissance :
Ainsi gardez-vous bien d’exciter sa vengeance.
Alliée, ou plutôt sujette des Romains,
De leur choix l’Arménie attend ses souverains.
Vous le savez, seigneur ; et du pied du Caucase
Vos soldats cependant s’avancent vers le Phase ;
Le Cyrus, sur ses bords chargés de combattants,
Fait voir de toutes parts vos étendards flottants.
Rome, de tant d’apprêts qui s’indigne et se lasse,
N’a point accoutumé les rois à tant d’audace.
Quoique Rome, peut-être au mépris de ses droits,
N’ait point interrompu le cours de vos exploits,
Qu’elle ait abandonné Tigrane et la Médie,
Elle ne prétend point vous céder l’Arménie.
Je vous déclare donc que César ne veut pas
Que vers l’Araxe en tin vous adressiez vos pas.
PHARASMANE.
Quoique d’un vain discours je brave la menace,
Je l’avouerai, je suis surpris de votre audace.
De quel front osez-vous, soldat de Corbulon,
M’apporter dans ma cour les ordres de Néron ?
Et depuis quand croit-il qu’au mépris de ma gloire,
A ne plus craindre Rome instruit par la victoire,
Oubliant désormais la suprême grandeur,
J’aurai plus de respect pour son ambassadeur ;
Moi qui, formant au joug des peuples invincibles,
Ai tant de fois bravé ces Romains si terribles ;
Qui fais trembler encor ces fameux souverains,
Ces Parthes aujourd’hui la terreur des Romains ?
Ce peuple triomphant n’a point vu mes images
À la suite d’un char en butte à ses outrages.
La honte que sur lui répandent mes exploits,
D’un airain orgueilleux a bien vengé des rois.
Mais quel soin vous conduit en ce pays barbare ?
Est-ce la guerre enfin que Néron me déclare ?
Qu’il ne s’y trompe pas : la pompe de ces lieux,
Vous le voyez assez, n’éblouit point les yeux :
Jusques aux courtisans qui me rendent hommage,
Mon palais, tout ici n’a qu’un faste sauvage :
La nature, marâtre en ces affreux climats,
Ne produit, au lieu d’or, que du fer, des soldats :
Son sein tout hérissé n’offre aux désirs de l’homme
Rien qui puisse tenter l’avarice de Rome.
Mais, pour trancher ici d inutiles discours,
Rome de mes projets veut traverser le cours :
Et pourquoi, s’il est vrai qu’elle en soit informée,
N’a-t-elle pas encore assemblé son armée ?
Que font vos légions ? Ces superbes vainqueurs
Ne combattent-ils plus que par ambassadeurs ?
C’est la flamme à la main qu’il faut dans l’Ibérie
Me distraire du soin d’entrer dans l’Arménie,
Non par de vains discours indignes des Romains,
Quand je vais par le fer m’en ouvrir les chemins,
Et peut-être bien plus, dédaignant Artaxate,
Défier Corbulon jusqu’aux bords de l’Euphrate.
HIÉRON.
Quand même les Romains, attentifs à vos lois,
S’en remettraient à nous pour le choix de nos rois,
Seigneur, n’espérez pas, au gré de votre envie,
Faire en votre faveur expliquer l’Arménie.
Les Parthes envieux, et les Romains jaloux,
De toutes parts bientôt armeraient contre nous.
L’Arménie, occupée à pleurer sa misère,
Ne demande qu’un roi qui lui serve de père :
Nos peuples désolés n’ont besoin que de paix ;
Et sous vos lois, seigneur, nous ne l’aurions jamais.
Vous avez des vertus qu’Artaxate respecte :
Mais votre ambition n’en est pas moins suspecte ;
Et nous ne soupirons qu’après des souverains
Indifférents au Parthe et soumis aux Romains.
Sous votre empire enfin prétendre nous réduire,
C’est moins nous conquérir que vouloir nous détruire.
PHARASMANE.
Dans ce discours rempli de prétextes si vains,
Dicté par la raison moins que par les Romains,
Je n’entrevois que trop l’intérêt qui vous guide.
Eh bien ! puisqu’on le veut, que la guerre en décide.
Vous apprendrez bientôt qui de Rome ou de moi
Dut prétendre, seigneur, à vous donner la loi ;
Et, malgré vos frayeurs et vos fausses maximes,
Si quelque autre eut sur vous des droits plus légitimes.
Et qui doit succéder à mon frère, à mon fils ?
À qui des droits plus saints ont-ils été transmis ?
RHADAMISTE.
Quoi ? vous, seigneur, qui seul causâtes leur ruine !
Ah ! doit-on hériter de ceux qu’on assassine ?
PHARASMANE.
Qu’entends-je ? dans ma cour on ose m’insulter !
Holà, gardes...
HIÉRON, à Pharasmane.
Seigneur, qu’osez-vous attenter ?
PHARASMANE, à Rhadamiste.
Rendez grâces au nom dont Néron vous honore :
Sans ce nom si sacré, que je respecte encore,
En dussé-je périr, l’affront le plus sanglant
Me vengerait bientôt d’un ministre insolent.
Malgré la dignité de votre caractère,
Croyez-moi cependant, évitez ma colère.
Retournez dès ce jour apprendre à Corbulon
Comme on reçoit ici les ordres de Néron.
Scène III
RHADAMISTE, HIÉRON
HIÉRON.
Qu’avez-vous fait, seigneur, quand vous devez tout craindre ?
RHADAMISTE.
Hiéron, que veux-tu ? je n’ai pu me contraindre.
D’ailleurs, en l’aigrissant j’assure mes desseins :
Par un pareil éclat j’en impose aux Romains.
Pour remplir les projets que Rome me confie,
Il ne me reste plus qu’à troubler l’Ibérie,
Qu’à former un parti qui retienne en ces lieux
Un roi que ses exploits rendent trop orgueilleux.
Indociles au joug que Pharasmane impose,
Rebutés de la guerre où lui seul les expose,
Ses sujets en secret sont tous ses ennemis :
Achevons contre lui d’irriter les esprits ;
Et, pour mieux me venger des fureurs de mon père,
Tâchons dans nos desseins d’intéresser mon frère.
Je sais un sûr moyen pour surprendre sa foi :
Dans le crime du moins engageons-le avec moi.
Un roi père cruel, et tyran tout ensemble,
Ne mérite en effet qu’un sang qui lui ressemble.
ACTE III
Scène première
RHADAMISTE
Mon frère me demande un secret entretien !
Dieux ! me connaîtrait-il ? Quel dessein est le sien ?
N’importe, il faut le voir. Je sens que ma vengeance
Commence à se flatter d’une douce espérance.
Il ne peut en secret s’exposer à me voir,
Que réduit par un père à trahir son devoir.
On ouvre... Je le vois... Malheureuse victime !
Je ne suis pas le seul qu’un roi cruel opprime.
Scène II
RHADAMISTE, ARSAME
ARSAME.
Si j’en crois le courroux qui se lit dans ses yeux,
Peu content des Romains le roi quitte ces lieux :
Je connais trop l’orgueil du sang qui m’a fait naître,
Pour croire qu’à son tour Rome ait sujet de l’être.
Seigneur, sans abuser de votre dignité,
Puis-je sur ce soupçon parler en sûreté ?
Puis-je espérer que Rome exauce ma prière,
Et ne confonde point le fils avec le père ?
RHADAMISTE.
Quoiqu’il ait violé le respect qui m’est dû,
Attendez tout de Rome et de votre vertu.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que Rome la respecte.
ARSAME.
Ah ! que cette vertu va vous être suspecte !
Que je crains de détruire en ce même entretien
Tout ce que vous pensez d’un cœur comme le mien !
En effet, quel que soit le regret qui m’accable,
Je sens bien que ce cœur n’en est pas moins coupable ;
Et, de quelques remords que je sois combattu,
Qu’avec plus d’appareil c’est trahir ma vertu.
Dès qu’entre Rome et nous la guerre se déclare,
Que même avec éclat mon père s’y prépare,
Je sais que je ne puis vous parler ni vous voir,
Sans trahir à-la-fois mon père et mon devoir :
Je le sais ; cependant, plus criminel encore,
C’est votre pitié seule aujourd’hui que j’implore.
Un père rigoureux, de mon bonheur jaloux,
Me force en ce moment d’avoir recours à vous.
Pour me justifier, lorsque tout me condamne,
Je ne veux point, seigneur, vous peignant Pharasmane,
Répandre sur sa vie un venin dangereux.
Non ; quoiqu’il soit pour moi si fier, si rigoureux,
Quoique de son courroux je sois seul la victime,
Il n’en est pas pour moi moins grand, moins magnanime.
La nature, il est vrai, d’avec ses ennemis
N’a jamais dans son cœur su distinguer ses fils.
Je ne suis pas le seul de ce sang invincible
Qu’ait proscrit en naissant sa rigueur inflexible.
J’eus un frère, seigneur, illustre et généreux,
Digne par sa valeur du sort le plus heureux.
Que je regrette encor sa triste destinée !
Et jamais il n’en fut de plus infortunée.
Un père, conjuré contre son propre sang,
Lui-même lui porta le couteau dans le flanc.
De ce jeune héros partageant la disgrâce,
Peut-être qu’aujourd’hui même sort me menace :
Plus coupable en effet, n’en attends-je pas moins.
Mais ce n’est pas, seigneur, le plus grand de mes soins ;
Non, la mort désormais n’a rien qui m’intimide :
Qu’un soin bien différent et m’agite et me guide !
RHADAMISTE.
Quels que soient vos desseins, vous pouvez sans effroi,
Sûr d’un appui sacré, vous confier à moi.
Plus indigné que vous contre un barbare père,
Je sens à son nom seul redoubler ma colère.
Touché de vos vertus, et tout entier à vous,
Sans savoir vos malheurs, je les partage tous.
Vous calmeriez bientôt la douleur qui vous presse,
Si vous saviez pour vous jusqu’où je m’intéresse.
Parlez, prince : faut-il contre un père inhumain
Armer avec éclat tout l’empire romain ?
Soyez sûr qu’avec vous mon cœur d’intelligence
Ne respire aujourd’hui qu’une même vengeance.
S’il ne faut qu’attirer Corbulon en ces lieux,
Quels que soient vos projets, j’ose attester les dieux
Que nous aurons bientôt satisfait votre envie,
Fallût-il pour vous seul conquérir l’Arménie.
ARSAME.
Que me proposez-vous ? quels conseils ! Ah ! seigneur,
Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur !
Qui ? moi ! que, trahissant mon père et ma patrie,
J’attire les Romains au sein de l’Ibérie !
Ah ! si jusqu’à ce point il faut trahir ma foi,
Que Rome en ce moment n’attende rien de moi :
Je n’en exige rien, dès qu’il faut par un crime
Acheter un bienfait que j’ai cru légitime ;
Et je vois bien, seigneur, qu’il me faut aujourd’hui
Pour des infortunés chercher un autre appui.
Je croyais, ébloui de ses titres suprêmes,
Rome utile aux mortels autant que les dieux mêmes ;
Et, pour en obtenir un secours généreux,
J’ai cru qu’il suffisait que l’on fût malheureux.
J’ose le croire encore ; et, sur cette espérance,
Souffrez que des Romains j’implore l’assistance.
C’est pour une captive asservie à nos lois,
Qui, pour vous attendrir, a recours à ma voix :
C’est pour une captive aimable, infortunée,
Digne par ses appas d’une autre destinée.
Enfin, par ses vertus à juger de son rang,
On ne sortit jamais d’un plus illustre sang.
C’est nous instruire assez de sa haute naissance,
Que d’intéresser Rome à prendre sa défense.
Elle veut même ici vous parler sans témoins ;
Et jamais on ne fut plus digne de vos soins.
Pharasmane, entraîné par un amour funeste,
Veut me ravir, seigneur, ce seul bien qui me reste,
Le seul où je faisais consister mon bonheur,
Et le seul que pouvait lui disputer mon cœur.
Ce n’est pas que, plus fier d’un secours que j’espère,
Je prétende à mon tour l’enlever à mon père :
Quand même il céderait sa captive à mes feux,
Mon sort n’en serait pas plus doux ni plus heureux.
Je ne veux qu’éloigner cet objet que j’adore,
Et même sans espoir de le revoir encore.
RHADAMISTE.
Suivi de peu des miens, sans pouvoir où je suis,
Vous offrir un asile est tout ce que je puis.
ARSAME.
Et tout ce que je veux : mon âme est satisfaite.
Je vais tout disposer, seigneur, pour sa retraite.
Je ne sais ; mais, pressé d’un mouvement secret,
J’abandonne Isménie avec moins de regret.
Pour calmer la douleur de mon âme inquiète,
Il suffit qu’en vos mains Arsame la remette :
Encor si je pouvais, aux dépens de mes jours,
M’acquitter envers vous d’un généreux secours !
Mais je ne puis offrir, dans mon malheur extrême,
Pour prix d’un tel bienfait, que le bienfait lui-même.
RHADAMISTE.
Je n’en demande pas, cher prince, un prix plus doux :
Il est digne de moi, s’il n’est digne de vous.
Souffrez que désormais je vous serve de frère.
Que je vous plains d’avoir un si barbare père !
Mais de ces vains transports pourquoi vous alarmer ?
Pourquoi quitter l’objet qui vous a su charmer ?
Daignez me confier et son sort et le vôtre ;
Dans un asile sûr suivez-moi l’un et l’autre.
Sensible à ses malheurs, je ne puis sans effroi
Abandonner Arsame aux fureurs de son roi.
Prince, vous dédaignez un conseil qui vous blesse :
Mais si vous connaissiez celui qui vous en presse...
ARSAME.
Donnez-moi des conseils qui soient plus généreux,
Dignes de mon devoir, et dignes de tous deux.
Le roi doit dès demain partir pour l’Arménie :
Il s’agit à ses vœux d’enlever Isménie.
Mon père en ce moment peut l’éloigner de nous,
Et sa captive en pleurs n’espère plus qu’en vous.
Déjà sur vos bontés pleine de confiance,
Elle attend votre vue avec impatience.
Adieu, seigneur, adieu : je craindrais de troubler
Des secrets qu’à vous seul elle veut révéler.
Scène III
RHADAMISTE
Ainsi, père jaloux, père injuste et barbare,
C’est contre tout ton sang que ton cœur se déclare !
Crains que ce même sang, tant de fois dédaigné,
Ne se soulève enfin, de sa source indigné,
Puisque déjà l’amour, maître du cœur d’Arsame,
Y verse le poison d’une mortelle flamme.
Quel que soit le respect de ce vertueux fils,
Est-il quelques rivaux qui ne soient ennemis ?
Non, il n’est point de cœur si grand, si magnanime,
Qu’un amour malheureux n’entraîne dans le crime.
Mais je prétends en vain l’armer contre son roi :
Mon frère n’est point fait au crime comme moi.
Méritais-tu, barbare, un fils aussi fidèle ?
Ta rigueur semble encore en accroître le zèle :
Rien ne peut ébranler son devoir ni sa foi ;
Et toujours plus soumis... Quel exemple pour moi !
Dieux, de tant de vertus n’ornez-vous donc mon frère,
Que pour me rendre seul trop semblable à mon père ?
Que prétend la fureur dont je suis combattu ?
D’un fils respectueux séduire la vertu ?
Imitons-la plutôt, cédons à la nature :
N’en ai-je pas assez étouffé le murmure ?
Que dis-je ? dans mon cœur, moins rebelle à ses lois,
Dois-je plutôt qu’un père en écouter la voix ?
Pères cruels, vos droits ne sont-ils pas les nôtres ?
Et nos devoirs sont-ils plus sacrés que les vôtres ?
On vient : c’est Hiéron.
Scène IV
RHADAMISTE, HIÉRON
RHADAMISTE.
Cher ami, c’en est fait ;
Mes efforts redoublés ont été sans effet.
Tout malheureux qu’il est, le vertueux Arsame,
Presque sans murmurer, voit traverser sa flamme ;
Et qu’en attendre encor quand l’amour n’y peut rien ?
Hiéron, que son cœur est différent du mien !
J’ai perdu tout espoir de troubler l’Ibérie,
Et le roi va bientôt partir pour l’Arménie.
Devançons-y ses pas, et courons achever
Des forfaits que le sort semble me réserver.
Pour partir avec toi je n’attends qu’Isménie.
Tu sais qu’à Pharasmane elle doit être unie.
HIÉRON.
Quoi ! seigneur...
RHADAMISTE.
Elle peut servir à mes desseins.
Elle est d’un sang, dit-on, allié des Romains.
Pourrais-je refuser à mon malheureux frère
Un secours qui commence à me la rendre chère ?
D’ailleurs, pour l’enlever, ne me suffit-il pas
Que mon père cruel brûle pour ses appas ?
C’est un garant pour moi : je veux ici l’attendre.
Daigne observer des lieux où l’on peut nous surprendre.
Adieu ; je crois la voir : favorise mes soins,
Et me laisse avec elle un moment sans témoins.
Scène V
RHADAMISTE, ZÉNOBIE
ZÉNOBIE.
Seigneur, est-il permis à des infortunées,
Qu’au joug d’un fier tyran le sort tient enchaînées,
D’oser avoir recours, dans la honte des fers,
À ces mêmes Romains maîtres de l’univers ?
En effet quel emploi pour ces maîtres du monde
Que le soin d’adoucir ma misère profonde ?
Le ciel, qui soumit tout à leurs augustes lois...
RHADAMISTE.
Que vois-je ?Ah, malheureux ! quels traits ! quel son de voix !
Justes dieux, quel objet offrez-vous à ma vue ?
ZÉNOBIE.
D’où vient à mon aspect que votre âme est émue,
Seigneur ?
RHADAMISTE.
Ah ! si ma main n’eût pas privé du jour...
ZÉNOBIE.
Qu’entends-je ? quels regrets ? et que vois-je à mon tour ?
Triste ressouvenir ! Je frémis, je frissonne.
Où suis-je ? et quel objet ! La force m’abandonne.
Ah ! seigneur, dissipez mon trouble et ma terreur :
Tout mon sang s’est glacé jusqu’au fond de mon cœur.
RHADAMISTE.
Ah ! je n’en doute plus au transport qui m’anime.
Ma main, n’as-tu commis que la moitié du crime ?
Victime d’un cruel contre vous conjuré,
Triste objet d’un amour jaloux, désespéré,
Que ma rage a poussé jusqu’à la barbarie,
Après tant de fureurs, est-ce vous, Zénobie ?
ZÉNOBIE.
Zénobie ! ah, grands dieux ! Cruel, mais cher époux,
Après tant de malheurs, Rhadamiste, est-ce vous ?
RHADAMISTE.
Se peut-il que vos yeux puissent le méconnaître ?
Oui, je suis ce cruel, cet inhumain, ce traître,
Cet époux meurtrier. Plût au ciel qu’aujourd’hui
Vous eussiez oublié ses crimes avec lui !
Ô dieux ! qui la rendez à ma douleur mortelle,
Que ne lui rendez-vous un époux digne d’elle !
Par quel bonheur le ciel, touché de mes regrets,
Me permet-il encor de revoir tant d’attraits ?
Mais, hélas ! se peut-il qu’à la cour de mon père
Je trouve dans les fers une épouse si chère ?
Dieux ! n’ai-je pas assez gémi de mes forfaits,
Sans m’accabler encor de ces tristes objets ?
Ô de mon désespoir victime trop aimable,
Que tout ce que je vois rend votre époux coupable !
Quoi ! vous versez des pleurs !
ZÉNOBIE.
Malheureuse ! eh ! comment
N’en répandrais-je pas dans ce fatal moment ?
Ah ! cruel, plût aux dieux que ta main ennemie
N’eût jamais attenté qu’aux jours de Zénobie !
Le cœur à ton aspect désarmé de courroux,
Je ferais mon bonheur de revoir mon époux ;
Et l’amour, s’honorant de ta fureur jalouse,
Dans tes bras avec joie eût remis ton épouse.
Ne crois pas cependant que, pour toi sans pitié,
Je puisse te revoir avec inimitié.
RHADAMISTE.
Quoi ! loin de m’accabler, grands dieux ! c’est Zénobie
Qui craint de me haïr, et qui s’en justifie !
Ah ! punis-moi plutôt : ta funeste bonté,
Même en me pardonnant, tient de ma cruauté.
N’épargne point mon sang, cher objet que j’adore ;
Prive-moi du bonheur de te revoir encore.
Il se jette à genoux.
Faut-il, pour t’en presser, embrasser tes genoux ?
Songe au prix de quel sang je devins ton époux :
Jusques à mon amour, tout veut que je périsse.
Laisser le crime en paix, c’est s’en rendre complice ‘.
Frappe ; mais souviens-toi que, malgré ma fureur.
Tu ne sortis jamais un moment de mon cœur ;
Que, si le repentir tenait lieu d’innocence,
Je n’exciterais plus ni haine ni vengeance ;
Que, malgré le courroux qui te doit animer,
Ma plus grande fureur fut celle de t’aimer.
ZÉNOBIE.
Lève-toi : c’en est trop. Puisque je te pardonne,
Que servent les regrets où ton cœur s’abandonne ?
Va, ce n’est pas à nous que les dieux ont remis
Le pouvoir de punir de si chers ennemis.
Nomme-moi les climats où tu souhaites vivre :
Parle, dès ce moment je suis prête à te suivre,
Sûre que les remords qui saisissent ton cœur
Naissent de ta vertu plus que de ton malheur.
Heureuse si pour toi les soins de Zénobie
Pouvaient un jour servir d’exemple à l’Arménie,
La rendre comme moi soumise à ton pouvoir,
Et l’instruire du moins à suivre son devoir !
RHADAMISTE.
Juste ciel ! se peut-il que des nœuds légitimes
Avec tant de vertus unissent tant de crimes ;
Que l’hymen associe au sort d’un furieux
Ce que de plus parfait firent naître les dieux ?
Quoi ! tu peux me revoir sans que la mort d’un père,
Sans que mes cruautés, ni l’amour de mon frère,
Ce prince, cet amant si grand, si généreux,
Te fassent détester un époux malheureux ?
Et je puis me flatter qu’insensible à sa flamme
Tu dédaignes les vœux du vertueux Arsame ?
Que dis-je ? trop heureux que pour moi dans ce jour
Le devoir dans ton cœur me tienne lieu d’amour !
ZÉNOBIE.
Calme les vains soupçons dont ton âme est saisie,
Ou cache-m’en du moins l’indigne jalousie ;
Et souviens-toi qu’un cœur qui peut te pardonner
Est un cœur que sans crime on ne peut soupçonner.
RHADAMISTE.
Pardonne, chère épouse, à mon amour funeste ;
Pardonne des soupçons que tout mon cœur déteste...
Plus ton barbare époux est indigne de toi,
Moins tu dois t’offenser de son injuste effroi.
Rends-moi ton cœur, ta main, ma chère Zénobie ;
Et daigne dès ce jour me suivre en Arménie :
César m’en a fait roi. Viens me voir désormais
À force de vertus effacer mes forfaits.
Hiéron est ici : c’est un sujet fidèle ;
Nous pouvons confier notre fuite à son zèle.
Aussitôt que la nuit aura voilé les cieux,
Sûre de me revoir, viens m’attendre en ces lieux.
Adieu : n’attendons pas qu’un ennemi barbare.
Quand le ciel nous rejoint, pour jamais nous sépare.
Dieux, qui me la rendez pour combler mes souhaits,
Daignez me faire un cœur digne de vos bienfaits !
ACTE IV
Scène première
ZÉNOBIE, PHÉNICE
PHÉNICE.
Ah ! madame, arrêtez. Quoi ! ne pourrai-je apprendre
Qui fait couler les pleurs que je vous vois répandre ?
Après tant de secrets confiés à ma foi,
En avez-vous encor qui ne soient pas pour moi ?
Arsame va partir : vous soupirez, madame !
Plaindriez-vous le sort du généreux Arsame ?
Fait-il couler les pleurs dont vos yeux sont baignés ?
Il part ; et, prévenu que vous le dédaignez,
Ce prince malheureux, banni de l’Ibérie,
Va pleurer à Colchos la perte d’Isménie.
ZÉNOBIE.
Loin de te confier mes coupables douleurs,
Que n’en puis-je effacer la honte par mes pleurs !
Phénice, laisse-moi ; je ne veux plus t’entendre.
L’ambassadeur romain près de moi va se rendre :
Laisse-moi seule.
Scène II
ZÉNOBIE
Où vais-je ? et quel est mon espoir ?
Imprudente ! où m’entraîne un aveugle devoir ?
Je devance la nuit ; pour qui ? pour un parjure
Qu’a proscrit dans mon cœur la voix de la nature.
Ai-je donc oublié que sa barbare main
Fit tomber tous les miens sous un fer assassin ?...
Que dis-je ? Le cœur plein de feux illégitimes,
Ai-je assez de vertu pour lui trouver des crimes ?
Et me paraîtrait-il si coupable en ce jour,
Si je ne brûlais pas d’un criminel amour ?
Étouffons sans regret une honteuse flamme ;
C’est à mon époux seul à régner sur mon âme :
Tout barbare qu’il est, c’est un présent des dieux,
Qu’il ne m’est pas permis de trouver odieux.
Hélas ! malgré mes maux, malgré sa barbarie,
Je n’ai pu le revoir sans en être attendrie.
Que l’hymen est puissant sur les cœurs vertueux !
On vient. Dieux ! quel objet offrez-vous à mes yeux !
Scène III
ZÉNOBIE, ARSAME
ARSAME.
Eh quoi ! je vous revois ! c’est vous-même, madame !
Quel dieu vous rend aux vœux du malheureux Arsame ?
ZÉNOBIE.
Ah ! fuyez-moi, seigneur ; il y va de vos jours.
ARSAME.
Dût mon père cruel en terminer le cours,
Hélas ! quand je vous perds, adorable Isménie,
Voudrais-je prendre encor quelque part à la vie ?
Accablé de mes maux, je ne demande aux dieux
Que la triste douceur d’expirer à vos yeux.
Le cœur aussi touché de perdre ce que j’aime,
Que si vous répondiez à mon amour extrême,
Je ne veux que mourir. Je vois couler des pleurs !
Madame, seriez-vous sensible à mes malheurs ?
Le sort le plus affreux n’a plus rien qui m’étonne.
ZÉNOBIE.
Ah ! loin qu’à votre amour votre cœur s’abandonne,
Vous voyez et mon trouble et l’état où je suis.
Seigneur, ayez pitié de mes mortels ennuis :
Fuyez ; n’irritez point le tourment qui m’accable.
Vous avez un rival, mais le plus redoutable.
Ah ! s’il vous surprenait en ce funeste lieu,
J’en mourrais de douleur. Adieu, seigneur, adieu.
Si sur vous ma prière eut jamais quelque empire,
Loin d’en croire aux transports que l’amour vous inspire...
ARSAME.
Quel est donc ce rival si terrible pour moi ?
En ai-je à craindre encor quelque autre que le roi ?
ZÉNOBIE.
Sans vouloir pénétrer un si triste mystère,
N’en est-ce pas assez, seigneur, que votre père ?
Fuyez, prince, fuyez ; rendez-vous à mes pleurs :
Satisfait de me voir sensible à vos malheurs,
Partez, éloignez-vous, trop généreux Arsame.
ARSAME.
Un infidèle ami trahirait-il ma flamme ?
Dieux ! quel trouble s’élève en mon cœur alarmé !
Quoi ! toujours des rivaux, et n’être point aimé !
Belle Isménie, en vain vous voulez que je fuie ;
Je ne le puis, dussè-je en perdre ici la vie.
Je vois couler des pleurs qui ne sont pas pour moi !
Quel est donc ce rival ? Dissipez mon effroi.
D’où vient qu’en ce palais je vous retrouve encore ?
Me refuserait-on un secours que j’implore ?
Les perfides Romains m’ont-ils manqué de foi ?
Ah ! daignez m’éclaircir du trouble où je vous voi.
Parlez, ne craignez pas de lasser ma constance.
Quoi ! vous ne rompez point ce barbare silence ?
Tout m’abandonne-t-il en ce funeste jour ?
Dieux ! est-on sans pitié, pour être sans amour ?
ZÉNOBIE.
Eh bien ! seigneur, eh bien ! il faut vous satisfaire :
Je me dois plus qu’à vous cet aveu nécessaire.
Ce serait mal répondre à vos soins généreux,
Que d’abuser encor votre amour malheureux.
Le sort a disposé de la main d’Isménie.
ARSAME.
Juste ciel !
ZÉNOBIE.
Et l’époux à qui l’hymen me lie
Est ce même Romain dont vos soins aujourd’hui
Ont imploré pour moi le secours et l’appui.
ARSAME.
Ah ! dans mon désespoir, fût-ce César lui-même...
ZÉNOBIE.
Calmez de ce transport la violence extrême.
Mais c’est trop l’exposer à votre inimitié.
Moins digne de courroux que digne de pitié,
C’est un rival, seigneur, quoique pour vous terrible,
Qui n’éprouvera point votre cœur insensible,
Qui vous est attaché par les nœuds les plus doux,
Rhadamiste, en un mot.
ARSAME.
Mon frère ?
ZÉNOBIE.
Et mon époux.
ARSAME.
Vous Zénobie ? ô ciel ! était-ce dans mon âme
Où devait s’allumer une coupable flamme ?
Après ce que j’éprouve, ah ! quel cœur désormais
Osera se flatter d’être exempt de forfaits ?
Madame, quel secret venez-vous de m’apprendre !
Réserviez-vous ce prix à l’amour le plus tendre ?
ZÉNOBIE.
J’ai résisté, seigneur, autant que je l’ai pu ;
Mais, puisque j’ai parlé, respectez ma vertu.
Mon nom seul vous apprend ce que vous devez faire ;
Mon secret échappé, votre amour doit se taire.
Mon cœur de son devoir fut toujours trop jaloux...
Quelqu’un vient. Ah ! fuyez, seigneur ; c’est mon époux.
Scène IV
RHADAMISTE, ZÉNOBIE, ARSAME, HIÉRON
RHADAMISTE, à part.
Que vois-je ? Quoi ! mon frère... Hiéron, va m’attendre.
D’un trouble affreux mon cœur a peine à se défendre.
Madame, tout est prêt : les ombres de la nuit
Effaceront bientôt la clarté qui nous luit.
ZÉNOBIE.
Seigneur, puisqu’à vos soins désormais je me livre,
Rien ne m’arrête ici ; je suis prête à vous suivre.
Seul maître de mon sort, quels que soient les climats
Où le ciel avec vous veuille guider mes pas,
Vous pouvez ordonner, je vous suis.
RHADAMISTE, à part.
Ah, perfide !
Prince, je vous ai cru parti pour la Colchide.
Trop instruit des transports d’un père furieux,
Je ne m’attendais pas à vous voir en ces lieux :
Mais, si près de quitter pour jamais Isménie,
Vous vous occupez peu du soin de votre vie ;
Et, d’un père cruel quel que soit le courroux,
On s’oublie aisément eu des moments si doux.
ARSAME.
Lorsqu’il faut au devoir immoler sa tendresse,
Un cœur s’alarme peu du péril qui le presse :
Et ces moments si doux que vous me reprochez
Coûtent bien cher aux cœurs que l’amour a touchés.
Je vois trop qu’il est temps que le mien y renonce :
Quoi qu’il en soit, du moins votre accueil me l’annonce.
Mais, avant que la nuit vous éloigne de nous,
Permettez-moi, seigneur, de me plaindre de vous.
À quoi dois-je imputer un discours qui me glace ?
Qui peut d’un tel accueil m’attirer la disgrâce ?
Ce jour même, ce jour, il me souvient qu’ici
Votre vive amitié ne parlait pas ainsi.
Ce rival qu’avec soin on me peint inflexible
N’est pas de mes rivaux, seigneur, le plus terrible ;
Et, malgré son courroux, il en est aujourd’hui,
Pour mes feux et pour moi, de plus cruels que lui.
Ce discours vous surprend : il n’est plus temps de feindre ;
La nature en mon cœur ne peut plus se contraindre.
Ah ! seigneur, plût aux dieux qu’avec la même ardeur
Elle eût pu s’expliquer au fond de votre cœur !
On ne m’eût point ravi, sous un cruel mystère,
La douceur de connaître et d’embrasser mon frère
Ne vous dérobez point à mes embrassements :
Pourquoi troubler, seigneur, de si tendres moments ?
Ah ! revenez à moi sous un front moins sévère,
Et ne m’accablez point d’une injuste colère.
Il est vrai, j’ai brûlé pour ses divins appas ;
Mais, seigneur, mais mon cœur ne la connaissait pas.
RHADAMISTE.
Dieux ! qu’est-ce que j entends ? Quoi ! prince, Zénobie
Vient de vous confier le secret de ma vie !
Ce secret de lui-même est assez important
Pour n’en point rendre ici l’aveu trop éclatant.
Vous connaissez le prix de ce qu’on vous confie,
Et je crois votre cœur exempt de perfidie.
Je ne puis cependant approuver qu’à regret
Qu’on vous ait révélé cet important secret ;
Du moins sans mon aveu l’on n’a point dû le faire :
À mon exemple enfin on devait vous le taire ;
Et si j’avais voulu vous en voir éclairci,
Ma tendresse pour vous l’eût découvert ici.
Qui peut à mon secret devenir infidèle
Ne peut, quoi qu’il en soit, n’être point criminelle.
Je connais, il est vrai, toute votre vertu ;
Mais mon cœur de soupçons n’est pas moins combattu.
ARSAME.
Quoi ! la noire fureur de votre jalousie,
Seigneur, s’étend aussi jusques à Zénobie !
Pouvez-vous offenser...
ZÉNOBIE.
Laissez agir, seigneur,
Des soupçons en effet si dignes de son cœur.
Vous ne connaissez pas l’époux de Zénobie,
Ni les divers transports dont son âme est saisie.
Pour oser cependant outrager ma vertu,
Réponds-moi, Rhadamiste : et de quoi te plains-tu ?
De l’amour de ton frère ? Ah, barbare ! quand même
Mon cœur eût pu se rendre à son amour extrême,
Le bruit de ton trépas, confirmé tant de fois,
Ne me laissait-il pas maîtresse de mon choix ?
Que pouvaient te servir les droits d’un hyménée
Que vit rompre et former une même journée ?
Ose te prévaloir de ce funeste jour
Où tout mon sang coula pour prix de mon amour ;
Rappelle-toi le sort de ma famille entière ;
Songe au sang qu’a versé ta fureur meurtrière ;
Et considère après sur quoi tu peux fonder
Et l’amour et la foi que j’ai dû te garder.
Il est vrai que, sensible aux malheurs de ton frère,
De ton sort et du mien j’ai trahi le mystère.
J’ignore si c’est là le trahir en effet ;
Mais sache que ta gloire en fut le seul objet :
Je voulais de ses feux éteindre l’espérance,
Et chasser de son cœur un amour qui m’offense.
Mais, puisqu’à tes soupçons tu veux t’abandonner,
Connais donc tout ce cœur que tu peux soupçonner ;
Je vais par un seul trait te le faire connaître,
Et de mon sort après je te laisse le maître.
Ton frère me fut cher, je ne le puis nier ;
Je ne cherche pas même à m’en justifier ;
Mais, malgré son amour, ce prince, qui l’ignore,
Sans tes lâches soupçons l’ignorerait encore.
À Arsame.
Prince, après cet aveu, je ne vous dis plus rien.
Vous connaissez assez un cœur comme le mien,
Pour croire que sur lui l’amour ait quelque empire.
Mon époux est vivant, ainsi ma flamme expire.
Cessez donc d’écouter un amour odieux,
Et surtout gardez-vous de paraître à mes yeux.
À Rhadamiste.
Pour toi, dès que la nuit pourra me le permettre,
Dans tes mains, en ces lieux, je viendrai me remettre.
Je connais la fureur de tes soupçons jaloux,
Mais j ai trop de vertu pour craindre mon époux.
Elle sort.
RHADAMISTE.
Barbare que je suis ! quoi ! ma fureur jalouse
Déshonore à-la-fois mon frère et mon épouse !
Adieu, prince ; je cours, honteux de mon erreur.
Aux pieds de Zénobie expier ma fureur.
Scène V
ARSAME
Cher objet de mes vœux, aimable Zénobie,
C’en est fait, pour jamais vous m’êtes donc ravie !
Amour, cruel amour, pour irriter mes maux,
Devais-tu dans mon sang me choisir mes rivaux ?
Ah ! fuyons de ces lieux... Ciel ! que me veut Mitrane ?
Scène VI
ARSAME, MITRANE, GARDES
MITRANE.
J’obéis à regret, seigneur ; mais Pharasmane,
Dont en vain j’ai tenté de fléchir le courroux...
ARSAME.
Hé bien !
MITRANE.
Veut qu’en ces lieux je m’assure de vous.
Souffrez...
ARSAME.
Je vous entends. Et quel est donc mon crime ?
MITRANE.
J’en ignore la cause, injuste ou légitime :
Mais je crains pour vos jours ; et les transports du roi
N’ont jamais dans nos cœurs répandu plus d’effroi.
Furieux, inquiet, il s’agite, il vous nomme ;
Il menace avec vous l’ambassadeur de Rome ;
On vous accuse enfin d’un entretien secret.
ARSAME.
C’en est assez, Mitrane, et je suis satisfait.
Ô destin ! à tes coups j’abandonne ma vie ;
Mais sauve, s’il se peut, mon frère et Zénobie.
ACTE V
Scène première
PHARASMANE, HYDASPE, GARDES
PHARASMANE.
Hydaspe, il est donc vrai que mon indigne fils,
Qu’Arsame est de concert avec mes ennemis ?
Quoi ! ce fils, autrefois si soumis, si fidèle,
Si digne d’être aimé, n’est qu’un traître, un rebelle !
Quoi ! contre les Romains ce fils tout mon espoir
A pu jusqu’à ce point oublier son devoir !
Perfide, c’en est trop que d’aimer Isménie,
Et que d’oser trahir ton père et l’Ibérie,
Traverser à la fois et ma gloire et mes feux...
Pour de moindres forfaits, ton frère malheureux...
Mais en vain tu séduis un prince téméraire,
Rome : de mes desseins ne crois pas me distraire ;
Ma défaite ou ma mort peut seule les troubler ;
Un ennemi de plus ne me fait pas trembler.
Dans la juste fureur qui contre toi m’anime,
Rome, c’est ne m’offrir de plus qu’une victime.
C’est assez que mon fils s’intéresse pour toi ;
Dès qu’il faut me venger, tout est Romain pour moi.
Mais que dit Hiéron ? T’es-tu bien fait entendre ?
Sait-il enfin de moi tout ce qu’il doit attendre
S’il veut dans l’Arménie appuyer mes projets ?
HYDASPE.
Peu touché de l’espoir des plus rares bienfaits,
À vos offres, seigneur, toujours plus inflexible,
Hiéron n’a fait voir qu’un cœur incorruptible ;
Soit qu’il veuille en effet signaler son devoir,
Ou soit qu’à plus haut prix il mette son pouvoir.
Trop instruit qu’il peut seul vous servir ou vous nuire,
Je n’ai rien oublié, seigneur, pour le séduire.
PHARASMANE.
Hé bien ! c’est donc en vain qu’on me parle de paix :
Dussé-je sans honneur succomber sous le faix,
Jusque chez les Romains je veux porter la guerre,
Et de ces fiers tyrans venger toute la terre.
Que je hais les Romains ! Je ne sais quelle horreur
Me saisit au seul nom de leur ambassadeur :
Son aspect a jeté le trouble dans mon âme.
Ah ! c’est lui qui sans doute aura séduit Arsame :
Tous deux en même jour arrivés dans ces lieux...
Le traître ! C’en est trop : qu’il paroisse à mes yeux.
Il faut... mais je le vois.
Scène II
PHARASMANE, ARSAME, HYDASPE, MITRANE, GARDES
PHARASMANE.
Fils ingrat et perfide,
Que dis-je ? au fond du cœur peut-être parricide,
Esclave de Néron, eh ! quel est ton dessein ?
À Hydaspe.
Qu’on m’amène en ces lieux l’ambassadeur romain.
Traître, c’est devant lui que je veux te confondre.
Je veux savoir du moins ce que tu peux répondre ;
Je veux voir de quel œil tu pourras soutenir
Le témoin d’un complot que j’ai su prévenir ;
Et nous verrons après si ton lâche complice
Soutiendra sa fierté jusque dans le supplice.
Tu ne me vantes plus ton zèle ni ta foi.
ARSAME.
Elle n’en est pas moins sincère pour mon roi.
PHARASMANE.
Fils indigne du jour, pour me le faire croire,
Fais que de tes projets je perde la mémoire.
Grands dieux, qui connaissez ma haine et mes desseins,
Ai-je pu mettre au jour un ami des Romains ?
ARSAME.
Ces reproches honteux dont en vain l’on m’accable
Ne rendront pas, seigneur, votre fils plus coupable.
Que sert de m’outrager avec indignité ?
Donnez-moi le trépas si je l’ai mérité :
Mais ne vous flattez point que, tremblant pour ma vie,
Jusqu’à la demander la crainte m’humilie.
Qui ne cherche en effet qu’à me faire périr
En faveur d’un rival pourrait-il s’attendrir ?
Je sais que près de vous, injuste ou légitime,
Le plus léger soupçon tint toujours lieu de crime ;
Que c’est être proscrit que d’être soupçonné ;
Que votre cœur enfin n’a jamais pardonné.
De vos transports jaloux qui pourrait me défendre,
Vous qui m’avez toujours condamné sans m’entendre ?
PHARASMANE.
Pour te justifier, eh ! que me diras-tu ?
ARSAME.
Tout ce qu’a dû pour moi vous dire ma vertu ;
Que ce fils si suspect, pour trahir sa patrie,
Ne vous fût pas venu chercher dans l’Ibérie.
PHARASMANE.
D’où vient donc aujourd’hui ce secret entretien,
S’il est vrai qu’en ces lieux tu ne médites rien ?
Quand je voue aux Romains une haine immortelle,
Voir leur ambassadeur est-ce m’être fidèle ?
Est-ce pour le punir de m’avoir outragé,
Qu’à lui parler ici mon fils s’est engagé ?
Car il na point dû voir l’ennemi qui m’offense,
Que pour venger ma gloire, ou trahir ma vengeance :
Un de ces deux motifs a dû seul le guider ;
Et c’est sur l’un des deux que je dois décider.
Éclaircis-moi ce point, je suis prêt à t’entendre ;
Parle.
ARSAME.
Je n’ai plus rien, seigneur, à vous apprendre.
Ce n’est pas un secret qu’on puisse révéler :
Un intérêt sacré me défend de parler.
Scène III
PHARASMANE, ARSAME, MITRANE, HYDASPE, GARDES
HYDASPE.
L’ambassadeur de Rome et celui d’Arménie...
PHARASMANE.
Hé bien ?
HYDASPE.
De ce palais enlèvent Isménie.
PHARASMANE.
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Ah traître ! en est-ce assez ?
Qu’on rassemble en ces lieux mes gardes dispersés :
Allez ; dès ce moment qu’on soit prêt à me suivre.
À Arsame.
Lâche ! à cet attentat n’espère pas survivre.
HYDASPE.
Vos gardes rassemblés, mais par divers chemins,
Déjà de toutes parts poursuivent les Romains.
PHARASMANE.
Rome, que ne peux-tu, témoin de leurs supplices.
De ma fureur ici recevoir les prémices !
Il veut sortir.
ARSAME.
Je ne vous quitte point, en dussé-je périr.
Eh bien ! écoutez-moi, je vais tout découvrir.
Ce n’est pas un Romain que vous allez poursuivre :
Loin qu’à votre courroux sa naissance le livre,
Du plus illustre sang il a reçu le jour.
Et d’un sang respecté même dans cette cour.
De vos propres regrets sa mort serait suivie :
Ce ravisseur enfin est l’époux d’Isménie...
C’est...
PHARASMANE.
Achève, imposteur : par de lâches détours,
Crois-tu de ma fureur interrompre le cours ?
ARSAME.
Ah ! permettez du moins, seigneur, que je vous suive ;
Je m’engage à vous rendre ici votre captive.
PHARASMANE.
Retire-toi, perfide, et ne réplique pas.
Mitrane, qu’on l’arrête. Et vous, suivez mes pas.
Scène IV
ARSAME, MITRANE, GARDES
ARSAME.
Dieux, témoins des fureurs que le cruel médite,
L’abandonnerez-vous au transport qui l’agite ?
Par quel destin faut-il que ce funeste jour
Charge de tant d’horreurs la nature et l’amour ?
Mais je devais parler ; le nom de fils peut-être...
Hélas ! que m’eût servi de le faire connaître ?
Loin que ce nom si doux eût fléchi le cruel,
Il n’eût fait que le rendre encor plus criminel.
Que dis-je, malheureux ? que me sert de me plaindre !
Dans l’état où je suis, eh ! qu’ai-je encore à craindre ?
Mourons ; mais que ma mort soit utile en ces lieux
À des infortunés qu’abandonnent les dieux.
Cher ami, s’il est vrai que mon père inflexible
Aux malheurs de son fils te laisse un cœur sensible,
Dans mes derniers moments à toi seul j’ai recours.
Je ne demande point que tu sauves mes jours ;
Ne crains pas que pour eux j’ose rien entreprendre :
Mais si tu connaissais le sang qu’on va répandre,
Au prix de tout le tien tu voudrais le sauver.
Suis-moi ; que ta pitié m’aide à le conserver.
Désarmé, sans secours, suis-je assez redoutable
Pour alarmer encor ton cœur inexorable ?
Pour toute grâce enfin je n’exige de toi
Que de guider mes pas sur les traces du roi.
MITRANE.
Je ne le nierai point, votre vertu m’est chère ;
Mais je dois obéir, seigneur, à votre père :
Vous prétendez en vain séduire mon devoir.
ARSAME.
Eh bien ! puisque pour moi rien ne peut t’émouvoir...
Mais, hélas ! c’en est fait, et je le vois paraître.
Justes dieux, de quel sang nous avez-vous fait naître !
À part.
Ah ! mon frère n’est plus !
Scène V
PHARASMANE, ARSAME, MITRANE, HYDASPE, GARDES
ARSAME.
Seigneur, qu’avez-vous fait ?
PHARASMANE.
J’ai vengé mon injure, et je suis satisfait.
Aux portes du palais j’ai trouvé le perfide,
Que son malheur rendait encor plus intrépide
Un long rempart des miens expirés sous ses coups,
Arrêtant les plus fiers, glaçait les cœurs de tous.
J’ai vu deux fois le traître, au mépris de sa vie,
Tenter, même à mes yeux, de reprendre Isménie.
L’ardeur de recouvrer un bien si précieux
L’avait déjà deux fois ramené dans ces lieux.
À la fin, indigné de son audace extrême,
Dans la foule des siens je lai cherché moi-même :
Ils en ont pâli tous ; et, malgré sa valeur,
Ma main a dans son sein plongé ce fer vengeur.
Va le voir expirer dans les bras d’Isménie ;
Va partager le prix de votre perfidie.
ARSAME.
Quoi ! seigneur, il est mort ! Après ce coup affreux,
Frappez, n’épargnez plus votre fils malheureux.
À part.
Dieux, ne me rendiez-vous mon déplorable frère
Que pour le voir périr par les mains de mon père ?
Mitrane, soutiens-moi.
PHARASMANE.
D’où vient donc que son cœur
Est si touché du sort d’un cruel ravisseur ?
Le Romain dont ce fer vient de trancher la vie,
Si j’en crois ses discours, fut l’époux d’Isménie :
Et cependant mon fils, charmé de ses appas,
Quand son rival périt, gémit de son trépas !
Qui peut lui rendre encor cette perte si chère ?
Des larmes de mon fils quel est donc le mystère ?
Mais moi-même, d’où vient qu’après tant de fureur
Je me sens malgré moi partager sa douleur ?
Par quel charme, malgré le courroux qui m’enflamme,
La pitié s’ouvre-t-elle un chemin dans mon âme ?
Quelle plaintive voix trouble en secret mes sens,
Et peut former en moi de si tristes accents ?
D’où vient que je frissonne ? et quel est donc mon crime ?
Me serais-je mépris au choix de la victime ?
Ou le sang des Romains est-il si précieux
Qu’on n’en puisse verser sans offenser les dieux ?
Par mon ambition, d illustres destinées,
Sans pitié, sans regret, ont été terminées ;
Et, lorsque je punis qui m’avait outragé,
Mon faible cœur craint-il de s’être trop vengé ?
D’où peut naître le trouble où son trépas me jette ?
Je ne sais ; mais sa mort m’alarme et m’inquiète.
Quand j’ai versé le sang de ce fier ennemi,
Tout le mien s’est ému, j’ai tremblé, j’ai frémi.
Il m’a même paru que ce Romain terrible,
Devenu tout-à-coup à sa perte insensible,
Avare de mon sang quand je versais le sien,
Aux dépens de ses jours s’est abstenu du mien.
Je rappelle en tremblant ce que m’a dit Arsame.
Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme ;
Écoutez-moi, mon fils, et reprenez vos sens.
ARSAME.
Que vous servent, hélas ! ces regrets impuissants ?
Puissiez-vous, à jamais ignorant ce mystère,
Oublier avec lui de qui vous fûtes père !
PHARASMANE.
Ah ! c’est trop m’alarmer ; expliquez-vous, mon fils.
De quel effroi nouveau frappez-vous mes esprits ?
Mais pour le redoubler dans mon âme éperdue,
Dieux puissants, quel objet offrez-vous à ma vue !
Scène VI
PHARASMANE, RHADAMISTE, porté par des soldats, ZÉNOBIE, ARSAME, HIÉRON, MITRANE, HYDASPE, PHÉNICE, GARDES
PHARASMANE.
Malheureux, quel dessein te ramène en ces lieux ?
Que cherches-tu ?
RHADAMISTE.
Je viens expirer à vos veux.
PHARASMANE.
Quel trouble me saisit !
RHADAMISTE.
Quoique ma mort approche,
N’en craignez pas, seigneur, un injuste reproche.
J’ai reçu par vos mains le prix de mes forfaits.
Puissent les justes dieux en être satisfaits !
Je ne méritais pas de jouir de la vie.
À Zénobie.
Sèche tes pleurs : adieu, ma chère Zénobie ;
Mithridate est vengé.
PHARASMANE.
Grands dieux ! qu’ai-je entendu ?
Mithridate ! Ah ! quel sang ai-je donc répandu ?
Malheureux que je suis, puis-je le méconnaître ?
Au trouble que je sens, quel autre pourrait-ce être ?
Mais, hélas ! si c’est lui, quel crime ai-je commis !
Nature, ah ! venge-toi, c’est le sang de mon fils.
RHADAMISTE.
La soif que votre cœur avait de le répandre
N’a-t-elle pas suffi, seigneur, pour vous l’apprendre ?
Je vous l’ai vu poursuivre avec tant de courroux,
Que j’ai cru qu’en effet j’étais connu de vous.
PHARASMANE.
Pourquoi me le cacher ? Ah ! père déplorable !
RHADAMISTE.
Vous vous êtes toujours rendu si redoutable,
Que jamais vos enfants, proscrits et malheureux,
N’ont pu vous regarder comme un père pour eux.
Heureux, quand votre main vous immolait un traître,
De n’avoir point versé le sang qui m’a fait naître ;
Que la nature ait pu, trahissant ma fureur,
Dans ce moment affreux s’emparer de mon cœur !
Enfin, lorsque je perds une épouse si chère,
Heureux, quoiqu’en mourant, de retrouver mon père !
Votre cœur s’attendrit, je vois couler vos pleurs.
À Arsame.
Mon frère, approchez-vous ; embrassez-moi : je meurs.
ZÉNOBIE.
S’il faut par des forfaits que ta justice éclate,
Ciel, pourquoi vengeais-tu la mort de Mithridate ?
Elle sort.
PHARASMANE.
Ô mon fils ! ô Romains ! êtes-vous satisfaits ?
À Arsame.
Vous, que pour m’en venger j’implore désormais,
Courez vous emparer du trône d’Arménie.
Avec mon amitié je vous rends Zénobie ;
Je dois ce sacrifice à mon fils malheureux.
De ces lieux cependant éloignez-vous tous deux :
De mes transports jaloux mon sang doit se défendre ;
Fuyez, n’exposez plus un père à le répandre.