L'Article 330 (Georges COURTELINE)
Comédie en un acte.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Antoine, le 12 décembre 1900.
Personnages
LA BRIGE
LE PRÉSIDENT
LE SUBSTUTUT
L’HUISSIER
Une salle d’audience au Palais de Justice.
Au lever du rideau, mouvement de scène, brouhaha de conversations et, presque aussitôt, coup de sonnette. Le calme se fait à l’instant même. Un garçon de bureau se précipite et va ouvrir à deux battants la porte de la chambre de conseil.
L’HUISSIER.
Le tribunal ! Découvrez-vous, messieurs !
Les trois juges viennent prendre leurs places. Tout le monde s’assied.
LE PRÉSIDENT.
L’audience est reprise !... Appelez, huissier.
L’HUISSIER.
Le Ministère Public contre La Brige. Outrage public à la pudeur. – La Brige !
La Brige s’avance à la barre.
LE PRÉSIDENT.
Vos nom, prénoms et domicile.
LA BRIGE.
La Brige, Jean-Philippe, trente-six ans, 5 bis, avenue de La Motte-Picquet.
LE PRÉSIDENT.
Votre profession.
LA BRIGE.
Philosophe défensif.
LE PRÉSIDENT.
Comment ?
LA BRIGE.
Philosophe défensif.
LE PRÉSIDENT.
Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
LA BRIGE.
Je veux dire que, déterminé à vivre en parfait honnête homme, je m’applique à tourner la loi, partant à éviter ses griffes. Car j’ai aussi peur de la loi qui menace les gens de bien dans leur droit au grand air que des institutions en usage qui les lèsent dans leurs patrimoines, dans leur dû et dans leur repos.
LE PRÉSIDENT.
Voilà de singulières doctrines.
LA BRIGE.
Les doctrines, inspirées par la sagesse même, d’un homme qui, n’ayant de sa vie bu outre mesure, frappé ni injurié personne, fait tort d’un sou à qui que ce soit, ne s’est jamais levé le matin sans se demander avec inquiétude s’il coucherait le soir dans son lit.
LE PRÉSIDENT.
Vous êtes anarchiste ?
LA BRIGE, haussant les épaules.
Ah ! là ! là !... La République serait bien ce qu’il y a de plus bête au monde, si l’anarchie n’était plus bête qu’elle encore. Non, je suis pour Philippe Auguste, ou pour Louis X dit le Hutin. C’est d’ailleurs un fait connu qu’il n’y a plus un seul républicain en France. Tout le monde le sait, personne n’en convient, et les affaires n’en vont, pour cela, ni mieux, ce qui serait surprenant, ni plus mal, ce qui serait difficile.
LE PRÉSIDENT.
Vous n’avez jamais eu de condamnations ?
LA BRIGE.
Jamais.
LE PRÉSIDENT.
Ça m’étonne.
LA BRIGE.
Je vous crois sans peine ; mais je suis un gaillard habile.
LE PRÉSIDENT, ironique.
Soit dit sans vous flatter.
LA BRIGE.
Sans me flatter, en effet, puisque j’ai résolu le difficile problème de pouvoir, à trente-six ans, justifier à la fois et d’un passé sans tache, et d’un casier judiciaire sans souillure.
LE SUBSTITUT.
Voilà de bien grands mots : mettons les choses au point. Vous n’avez jamais eu de condamnations, c’est vrai, mais les renseignements recueillis sur votre compte ne sont guère en votre faveur. Ils vous représentent comme un personnage de commerce presque impossible, comme une façon de Chicaneau, processif, astucieux, retors, éternellement en bisbille avec le compte courant de la vie. Les juges ne sont occupés qu’à trancher vos petits différends avec le commun des mortels, et les archives des commissariats regorgent de procès-verbaux dont votre nom fait les frais.
Feuilletant des notes placées devant lui.
Un jour, c’est un cocher de fiacre que vous gardez huit heures sous une pluie battante, devant la terrasse d’un café, et qui, exaspérée enfin, proteste et ameute la foule.
LA BRIGE.
Cet homme, auquel j’avais allongé trente-six sous pour une course de cinq minutes, exigeait que je lui règle l’heure, m’ayant arrêté deux secondes à la porte d un bureau de tabac. Il excipait de son droit, je m’enfermai dans le mien.
LE SUBSTITUT.
Une autre fois, c’est un conducteur de tramway auquel vous prétendez payer les quinze centimes de votre place avec un billet de mille francs.
LA BRIGE.
Le contrôleur m’avait refusé une correspondance valable, parce que je l’avais cassée en glissant sur le pavé gras, – non pour mon agrément, je vous prie de le croire. Je rendis en mauvaise grâce la monnaie d’une telle mauvaise foi. – Libre à vous de lever les épaules ; chacun, en ce bas monde, étant maître de sa vie, en dispose comme il l’entend. Pour moi, j’ai commencé par mettre la mienne au service de celle des autres, dans l’espérance que les autres s’en apercevraient un jour et me sauraient gré de mes bonnes intentions. Malheureusement, il est, pour l’homme, deux difficultés insolubles : savoir au juste l’heure qu’il est, et obliger son prochain. Dans ces conditions, écœuré d’avoir tout fait au monde pour être un bon garçon et d’avoir réussi à n’être qu’une poire, dupé, trompé, estampé, acculé, finalement, à cette conviction que le raisonnement de l’humanité tient tout entier dans cette bassesse : « Si je ne te crains pas, je me fous de toi », j’ai résolu de réfugier désormais mon égoïsme bien acquis sous l’abri du toit à cochons qui s’appelle la Légalité.
LE PRÉSIDENT.
Quand vous aurez fini de faire du paradoxe, le tribunal passera à l’examen de la cause.
LA BRIGE.
Je ne fais pas de paradoxe : je n’en ai fait de ma vie et ne suis pas près d’en faire, en ayant le dégoût, l’exécration et la crainte, comme d’une fille publique qu’il est. La vérité, c’est que nous vivons dans un pays d’où le bon sens a cavale, au point que M. de La Palice y passerait pour un énergumène, et qu’un homme de jugement rassis, d’esprit équilibré et sain, ne saurait prêcher l’évidence, la démontrer par A + B, sans se voir taxé d’extravagance et menacé, à l’instant même, de la camisole de force.
LE PRÉSIDENT.
Finissons-en.
LE SUBSTITUT.
J’allais le dire. Vous êtes ici pour répondre aux questions qui vous seront posées et non pour vous répandre en périodes oratoires qui n’ont rien à faire en cette enceinte.
LA BRIGE.
Qu’on me questionne.
LE PRÉSIDENT.
Vous savez de quoi vous êtes prévenu ?
LA BRIGE.
Du tout. De quoi ?
LE PRÉSIDENT.
D’avoir montré votre derrière.
LA BRIGE.
Moi ?
LE PRÉSIDENT.
Vous.
LA BRIGE.
À qui ?
LE PRÉSIDENT.
À treize mille six cent quatre-vingt-sept personnes dont les plaintes sont au dossier.
LA BRIGE.
J’invoque la pureté notoire de mes mœurs. Montrer mon derrière ! Pourquoi faire ?
LE PRÉSIDENT.
C’est ce qu’établiront les débats. En attendant, treize mille six cent quatre-vingt-sept personnes déclarent, je vous le répète, l’avoir vu.
LA BRIGE.
Trop poli pour les démentir, je consens à ce qu’elles l’aient vu, mais je nie formellement le leur avoir montré.
LE SUBSTITUT.
Vous jouez sur les mots.
LA BRIGE.
Pas si bête ! Je m’efforce, au contraire, de les emprisonner dans leur véritable sens, dès lors, de présenter les choses sous leur véritable jour.
LE PRÉSIDENT.
Bref, vous niez les faits qui vous sont reprochés ?
LA BRIGE.
Je nie tomber sous le coup de l’article 330 qui prévoit et punit le délit d’outrage public à la pudeur.
LE PRÉSIDENT.
Vous pouvez vous asseoir.
La Brige se rassied.
Il y a des témoins ?
LE SUBSTITUT.
Il y en aurait eu trop, monsieur le président. Le Ministère Public a donc pris le parti de n’en faire citer aucun. Aussi bien, le délit, hors de discussion, fait l’objet d’un constat de Me Legruyère, huissier à Paris, constat dressé en bonne et due forme dans les termes requis par la loi et dont je demanderai au tribunal la permission de lui donner lecture.
LE PRÉSIDENT.
Le tribunal vous écoute. Lisez, monsieur le substitut.
LE SUBSTITUT, lisant.
« L’an 1900, le 21 septembre, j’ai, Jean-Alfred, Hyacinthe... »
LA BRIGE, à mi-voix.
Tous les huissiers s’appellent Hyacinthe ; on n’a jamais su pourquoi.
L’HUISSIER.
Silence !
LE SUBSTITUT.
« ...Jean-Alfred, Hyacinthe Legruyère, huissier près le tribunal de première instance séant à Paris, été requis par la Société des Transports Électriques de l’Exposition de 1900, aux fins de dresser dû et légal constat contre La Brige, Jean-Philippe, comme contrevenant habituellement aux lois sur la morale publique et scandalisant par l’exhibition constante de sa nudité la pudeur des personnes véhiculées du Champ-de-Mars aux Invalides, au moyen du Trottoir Roulant. En conséquence, nous étant rendu sur ledit Trottoir Roulant, et étant parvenu avenue de La Motte-Picquet, devant l’immeuble numéroté 5 bis, nous avons nettement distingué, au fond d’un appartement révélé à tout un chacun par l’écartement d’une croisée grande ouverte, une sorte de sphère imparfaite, fendue dans le sens de la hauteur, offrant assez exactement l’aspect d’un trèfle à deux feuilles, et que nous avons reconnue pour être la partie inférieure et postérieure d’une personne courbée comme pour baiser la terre. »
LA BRIGE.
Je ne baisais pas la terre.
L’HUISSIER.
Silence, donc !
LE PRÉSIDENT.
Tout à l’heure.
LA BRIGE.
Je cherchais une pièce de deux sous.
LE SUBSTITUT, lisant.
« Trente-sept minutes après, le Trottoir Roulant ayant achevé son parcours, nous nous trouvâmes ramené à notre point de départ, où étant, nous pûmes constater que les choses étaient toujours dans le même état. Une deuxième fois, item. Une troisième fois, item. Une quatrième fois, item. »
LE PRÉSIDENT, à La Brige.
Vous cherchiez toujours vos deux sous ?
LA BRIGE.
Ils avaient glissé sous un meuble, je tâchais de les ramener à moi avec le bout de mon parapluie.
LE PRÉSIDENT, haussant les épaules.
En voilà des explications ! Achevez, monsieur le substitut.
LE SUBSTITUT, lisant.
« Nous avons également remarqué que les faits relatés ci-dessus, loin de passer inaperçus aux yeux des personnes placées sur la plate-forme électrique, paraissaient exciter chez la plupart d’entre elles un mécontentement des plus vifs, d’où des protestations nombreuses et de bruyantes exclamations, au nombre desquelles il convient de mentionner les suivantes : « C’est dégoûtant ! – Goujat ! – Cochon ! – Ô Ciel ! – Qu’est-ce que je vois ! – C’est une infamie. – Amélie, je te défends de regarder par là... » De tout quoi nous avons dressé le présent constat pour la requérante en faire tel usage que de droit, et lui en avons laissé la présente copie dont le coût est de 11 fr. 25, plus une feuille de papier spécial du prix de 60 centimes. »
LE PRÉSIDENT.
La Brige !
LA BRIGE, qui se lève.
Monsieur le Président ?
LE PRÉSIDENT.
Avez-vous des observations à présenter ?
LA BRIGE.
J’ai à présenter ma défense.
LE PRÉSIDENT.
Vous tâcherez d’être bref.
LA BRIGE.
Je tâcherai d’être clair. Je n’ai que faire de la parole, si le tribunal qui me la donne me marchande en même temps le droit de m’en servir.
LE SUBSTITUT.
Le tribunal vous a épargné des dépositions accablantes.
LA BRIGE, souriant.
Je lui fais grâce d’une plaidoirie d’avocat. Nous aurons donc rivalisé de générosité et de grandeur d’âme. Au reste, voici les faits dans toute leur simplicité. – Le 15 janvier 1898, muni d’un bail trois, six, neuf, je vins occuper au premier étage de la maison située 5 bis avenue de La Motte-Picquet, un appartement de 1 500 francs. J’aime ce coin que le voisinage des couvents et des quartiers de cavalerie emplit du bruit des sonneries et des cloches, où les dimanches de beau temps attablent les soldats et le peuple aux terrasses des cabarets, et qui trouve le moyen de n’être plus Paris tout en n’étant pas la province. Il est favorable à l’étude et propice à la rêverie. J’y rêvais donc en paix et y étudiais dans le calme, comme j’en avais acquis le droit, lorsque la Société des Transports Électriques, sous prétexte de concourir à la gloire de l’Exposition, vint contribuer de façon imprévue au pittoresque du quartier. Et, de cet instant, ce fut gai ! De huit heures du matin à onze heures du soir, prenant par conséquent sur mon sommeil du soir si j’entendais me coucher tôt et sur mon sommeil du matin si j’entendais me lever tard, le trottoir – le trottoir roulant ! – se mit à charrier devant mes fenêtres des flots de multitude entassée : hommes, femmes, bonnes d’enfants et soldats ; tous gens d’esprit, d’humeur joviale, qui débinaient mon mobilier, crachaient chez moi et glissaient de tribord à bâbord en chantant à mon intention : « Oh ! là ! là ! c’te gueule, c’te binette ! », cependant qu’échappés à des doigts bienveillants les noyaux de cerise pleuvaient dans ma chambre à coucher, alternés de cacahouètes, d’olives et de pépins de potiron.
Rire des magistrats.
Je demanderai au Tribunal la permission de ne pas m’associer à sa joie, que je comprends, mais que je ne saurais partager, pour des raisons qui me sont propres.
LE PRÉSIDENT.
Au fait ! Au fait !
LA BRIGE.
J’y arrive. – Légitimement stupéfait, fort de l’article 1382 du Code Civil ainsi conçu : « Tout fait qui cause à autrui un dommage oblige celui qui l’a causé à en donner réparation », j’assignai en référé la Société des Transports Électriques qui me dit : « Je ne vous connais pas ; je ne sais pas ce que vous voulez me dire. J’ai passé, moi, Société, avec la Commission de l’Exposition, un contrat m’autorisant à faire rouler mon trottoir du Champ-de-Mars aux Invalides en passant par l’avenue de La Motte-Picquet. Si, en me concédant ce pouvoir, l’Exposition a outrepassé le sien, prenez-vous-en à elle, et laissez-moi tranquille. »
LE PRÉSIDENT.
La Société avait raison.
LA BRIGE.
Cent fois ! Aussi, ayant, sans récriminations, payé les frais du procès, assignai-je en référé la Commission de l’Exposition qui me dit : « Je ne vous connais pas ; je ne sais pas ce que vous voulez me dire. J’ai passé moi, Exposition, des contrats synallagmatiques avec les concessionnaires de terrains, contenus, circonscrits, enfermés à l’intérieur de mes palissades. Est-ce votre cas ? Ai-je pris avec vous des engagements que je n’ai pas tenus ? – Non ? – Eh bien, qu’est-ce que vous me chantez ? Si la Ville de Paris a méconnu son devoir en me laissant le pouvoir de concéder un droit, prenez-vous-en à elle et laissez-moi tranquille. »
LE PRÉSIDENT.
L’Exposition avait raison.
LA BRIGE.
Tellement raison que, pas une minute, l’idée ne me vint de discuter. Ayant donc, pour la seconde fois, acquitté le montant de la carte, j’assignai en référé la Ville de Paris qui me dit... – car cette histoire, en vérité, a l’air d’un refrain de ballade, d’une scie de café-concert ! – ...qui me dit : « Je ne vous connais pas ; je ne sais pas ce que vous voulez me dire. J’ai, moi, Ville de Paris, moyennant une somme de... cédé à Tailleboudin, votre propriétaire, un terrain que je possédais avenue de La Motte-Picquet, avec droit, pour lui, d’y bâtir un immeuble et d’en tirer des revenus. Vous appelez-vous Tailleboudin ! Avons-nous fait affaire ensemble ? Hein ? Non ? Alors, qu’est-ce que vous réclamez ? – Si votre appartement a cessé de vous plaire, allez demeurer ailleurs et laissez-moi tranquille. »
LE PRÉSIDENT.
La Ville avait raison.
LA BRIGE.
Parbleu ! – Aussi, beau d’opiniâtreté, assignai-je en référé Tailleboudin, mon propriétaire...
LE PRÉSIDENT.
...Qui vous dit : « Je ne vous connais pas... »
LA BRIGE.
Au contraire !... qui me dit : « Je vous connais ! Vous êtes un joyeux farceur, et tout cela c’est des trucs pour ne pas payer le terme. Eh bien, mon garçon, ça ne prend pas. Des pépètes ou la saisie ; allez, allez ! » En vain j’objectai : « Permettez ! l’article 1719 qui régit les contrats de louage oblige le propriétaire à entretenir sa maison en parfait état de service. » – « Je me moque, répondit cet homme, de l’article 1719, car l’article 1725 dit que le propriétaire n’est nullement responsable du trouble apporté par des tiers dans la jouissance de la chose louée. L’avenue de La Motte-Picquet n’est pas à moi. Alors ?... C’est au Conseil d’État à trancher la question. Si vous n’êtes pas satisfait, allez vous plaindre à lui et laissez-moi tranquille. »
LE PRÉSIDENT.
Votre propriétaire est un homme de bon sens qui vous donnait un excellent conseil. Il fallait en effet constituer avoué, puis, devant le Conseil d’État, assigner la Ville de Paris qui aurait assigné à son tour la Société des Transports Électriques, sauf le recours de cette Société contre la Commission de l’Exposition, avec le Ministre du Commerce comme civilement responsable. C’était bien simple !
Au substitut.
Les gens sont extraordinaires ; ils se noieraient dans un verre d’eau.
À La Brige.
Bref ?
LA BRIGE.
Bref, il résultait de l’anecdote que, tout le monde étant dans son droit, je me trouvais être dans mon tort sans avoir rien fait pour m’y mettre.
Ici le président exprime d’un geste vague le regret de l’homme qui n’y peut mais.
LA BRIGE.
C’est alors que j’imaginai de me plonger dans le faux jusqu’au cou afin d’être aussitôt dans le vrai, puisque, neuf fois sur dix, la Loi, cette bonne fille, sourit à celui qui la viole.
LE PRÉSIDENT.
Au nom de la Justice, devant laquelle vous êtes, je vous rappelle au respect de la Loi.
LA BRIGE.
La Justice n’a rien à voir avec la Loi, qui n’en est que la déformation, la charge et la parodie. Ce sont là deux demi-sœurs, qui, sorties de deux pères, se crachent à la figure en se traitant de bâtardes et vivent à couteaux tirés, tandis que les honnêtes gens, menacés de gendarmes, se tournent les pouces et le sang en attendant qu’elles se mettent d’accord.
LE SUBSTITUT, exaspéré.
Un mot de plus et je requiers contre vous la juste application de la peine.
LA BRIGE.
De laquelle ?... Vous prenez les gens pour des enfants. L’article 222 ne prévoit et ne punit que l’outrage aux magistrats. Pour ce qui est de la Loi elle-même, j’ai le droit d’en penser ce que je veux et de dire tout haut ce que j’en pense.
LE PRÉSIDENT.
En tout cas, vous n’êtes pas ici à la Chambre des Députés. Vous vous moquez du monde ! L’article 330...
LA BRIGE.
L’article 330 punit de trois mois à deux ans quiconque s’est rendu coupable d’outrage public à la pudeur ; je le connais aussi bien que vous.
LE PRÉSIDENT.
À ce compte, aussi bien que moi, vous savez qu’il s’applique à vous comme à tout autre.
LA BRIGE.
En principe, oui ; en l’espèce, non.
LE PRÉSIDENT.
Comment non ? L’acte qui consiste à se mettre nu devant la foule ne constitue pas le délit d’outrage à la pudeur ?
LA BRIGE.
Oui, en principe ; non, en l’espèce.
LE PRÉSIDENT.
Parce que ?
LA BRIGE.
Parce que l’outrage n’est l’outrage que s’il est effectué, consommé, accompli, dans les conditions de publicité exigées par le législateur.
LE PRÉSIDENT.
Encore une fois, treize mille six cent quatre-vingt-sept personnes...
LA BRIGE.
...ont vu mon derrière, c’est convenu. Et après ? Elles n’avaient qu’à ne pas le regarder.
LE SUBSTITUT.
C’est trop commode !
LA BRIGE.
Trop commode !... Est-ce que je l’ai mis à la fenêtre, mon derrière ?... exposé au soleil comme un melon pas mûr ?... « Nous avons distingué, dit l’huissier Legruyère, AU FOND D’UN APPARTEMENT... » – Ce qui est trop commode, monsieur, c’est de s’emparer du bien des autres et d’en user comme du sien ; c’est de leur carotter leur monnaie sous le prétexte mensonger d’assurer leur droit au sommeil, à l’intimité et au repos, en vertu d’un pouvoir dont on ne dispose pas ; délit prévu et puni par l’article 405.
LE PRÉSIDENT.
Ah ça, mais vous connaissez le Code...
LA BRIGE, souriant.
...Comme un simple malfaiteur. Il est même inouï de penser que la connaissance du Code et la crainte de ses conséquences constituent le seul terrain commun aux gens de bien et à la crapule.
Mouvement du président.
Oh ! monsieur le Président, pardon ; il faudrait cependant s’entendre et régler à chacun son compte.
Tirant un papier de sa poche.
De l’exploit d’huissier que voici, – car si vous avez, vous, le constat qui me condamne, j’ai, moi, celui qui m’innocente, – il résulte que mon logement, situé cinq mètres au-dessus du niveau de la rue, en face d’un terrain non construit, échappe au regard des passants et, plus encore, à celui des voisins, par la raison qu’il n’y en a pas. Il faut donc que les mécontents qui se plaignent d’avoir vu mon derrière aient accompli des prodiges et payé dix sous pour le voir, et alors de quoi se plaignent-ils puisque je le leur ai montré ?
LE SUBSTITUT.
Vous compliquez la question à plaisir. Vous savez bien que la Justice et l’Administration font deux.
LA BRIGE.
Deux quoi ?... Je vous défie de le dire.
LE PRÉSIDENT.
Vos démêlés avec la Ville ne sont pas du ressort de la Correctionnelle. Si vous avez à vous plaindre des bureaux, prenez-vous-en à eux...
LA BRIGE.
...et laissez-nous tranquilles ; je prévoyais l’objection. Il est malheureusement fâcheux que les bureaux, alliés comme larrons en foire quand il s’agit de faire casquer le contribuable, excipent de leur incompétence et se cachent les uns derrière les autres, sitôt qu’il est question de lui régler son dû... En ce qui me concerne, voici : quitte avec les contributions, ayant, par conséquent, payé de mes deniers le droit de respirer – que Dieu me donna pour rien – puis-je, oui ou non, si j’ai trop chaud, tenir mes fenêtres ouvertes ?
LE PRÉSIDENT.
Oui.
LA BRIGE.
Dans un logement qui est le mien, puisque j’en acquitte les termes, puis-je, oui ou non, si je perds deux sous, me baisser pour les ramasser ?
LE PRÉSIDENT.
Oui.
LA BRIGE.
Dans ce même logement, puis-je, oui ou non, si la fantaisie m’en prend, me déguiser en Mexicain ?
LE PRÉSIDENT.
Oui.
LA BRIGE.
En Turc ?
LE PRÉSIDENT.
Oui.
LA BRIGE.
Et en Écossais ?
LE SUBSTITUT, avec éclat.
Non !
LA BRIGE.
Non ?
LE SUBSTITUT.
Non !
LA BRIGE.
Voilà du nouveau, et voici une drôle de Justice, qui, mise au pied du mur, forcée par la Logique, en arrive à se prononcer entre la Turquie et l’Écosse, au risque d’amener des complications et de troubler sur ses assises l’équilibre européen.
LE SUBSTITUT.
C’est bon ! Assez ! Cela suffit ! Je vous vois venir avec vos gros sabots, vos histoires de deux sous et de jupe écossaise qui se soulève sous les courants d’air. M. le président a dit vrai : vous êtes venu ici pour vous moquer du monde.
LA BRIGE.
Du monde, non, mais de la Loi, qui a bien tort de crier au scandale quand un bon garçon comme moi se borne à la châtier en riant. Gare, si un jour les gens nerveux s’en mêlent ! lassés de n’avoir pour les défendre contre les hommes sans justice qu’une Justice sans équité, éternellement préoccupée de ménager les vauriens, et toujours prête à immoler le bon droit en holocauste au droit légal dont elle est la servante à gages.
Cependant, depuis un instant, le président est entré en conférence avec ses deux assesseurs. La Brige ayant achevé, le substitut se lève, d’un mouvement exaspéré, mais le président, d’un geste pacificateur, le calme et l’invite à se rasseoir. Après quoi.
LE PRÉSIDENT.
La cause est entendue.
Il prononce.
« Le Tribunal, après en avoir délibéré ;
« Attendu qu’il résulte du constat de Legruyère, huissier, et de plaintes au nombre imposant de treize mille six cent quatre-vingt-sept, que La Brige, au mépris des lois sur la décence, a découvert, mis à jour et publiquement révélé une partie de son individu destinée à demeurer secrète ;
« Attendu que le prévenu, tout en reconnaissant l’exactitude des faits qui font l’objet de la poursuite, objecte du droit absolu, dévolu à tout locataire, d’user à sa convenance d’un logis qui est le sien, et, notamment, de s’y dépouiller de tout voile si le caprice lui en vient, à condition, bien entendu, de n’être une cause de scandale pour les voisins ni les passants, ce qui est précisément son cas ;
« Attendu que La Brige, contraint et forcé, par les exigences de l’été, de tenir ses fenêtres ouvertes, donc de livrer sa vie privée au contrôle d’une foule indiscrète et goguenarde, prétend que son domicile est devenu l’objet d’une violation de tous les instants : argument d’autant plus sérieux que si le premier venu est en droit de plonger chez les particuliers et de regarder ce qui s’y passe du haut d’un trottoir surélevé, il peut procéder logiquement à l’accomplissement de la même opération au moyen d’une échelle, d’une perche, d’une corde à nœuds ou de tout autre appareil gymnastique, et que, dès lors, l’intimité du chez-soi devient un mot vide de sens... »
LA BRIGE.
C’est clair comme le jour.
L’HUISSIER.
Silence !
LE PRÉSIDENT, prononçant.
« Attendu qu’il n’est rien au monde de plus complètement sacré, de plus parfaitement inviolable, que la maison du prochain ; que Cicéron promulgue cette vérité première et qu’il y a lieu de tenir compte du sentiment de ce jurisconsulte... »
LA BRIGE.
Parfaitement !... C’est dans le PRO DOMO : « Quid est sanctius, quid est omni religione... »
LE PRÉSIDENT.
Je vais vous faire mettre à la porte.
LA BRIGE.
Mille pardons !
LE PRÉSIDENT, prononçant.
« Mais d’autre part :
« Considérant que la Loi, en dépit de ses lâchetés, traîtrises, perfidies, infamies, et autres imperfections, n’est cependant pas faite pour que le justiciable en démontre l’absurdité, attendu que s’il en est, lui, personnellement dégoûté, ce n’est pas une raison suffisante pour qu’il en dégoûte les autres... ;
« Considérant qu’à priori un gredin qui tourne la Loi est moins à craindre en son action qu’un homme de bien qui la discute avec sagesse et clairvoyance ;
« Considérant qu’en France, comme, d’ailleurs, dans tous les pays où sévit le bienfait de la civilisation, il y a, en effet, deux espèces de « droit », le bon droit et le droit légal, et que ce modus vivendi oblige les magistrats à avoir deux consciences, l’une au service de leur devoir, l’autre au service de leurs fonctions ;
« Considérant, enfin, que si les juges se mettent à donner gain de cause à tous les gens qui ont raison, on ne sait plus où l’on va, si ce n’est à la dislocation d’une société qui tient debout parce qu’elle en a pris l’habitude ;
« Pour ces motifs :
« Déclare La Brige bien fondé en son système de défense... »
LA BRIGE.
Bravo !
LE PRÉSIDENT.
« ...l’en déboute cependant... »
LE SUBSTITUT.
Très bien !
LE PRÉSIDENT.
« ...et, lui faisant application de l’article 330 et du principe « tout cela durera bien autant que nous », le condamne à treize mois d’emprisonnement, à 25 francs d’amende et aux frais. »
L’audience est levée.
Les juges se lèvent, tandis que La Brige, l’œil au ciel, et de la voix de Daubenton au dernier acte du Courrier de Lyon.
LA BRIGE.
J’en appelle à la postérité !