Bérénice (Pierre DU RYER)

Tragi-comédie en cinq actes et en prose.          

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, en 1644.

 

Personnages

 

BÉRÉNICE

AMASIE

TIRINTE, Amant d’Amasie

CRITON, Père d’Amasie

TARSIS, Amant de Bérénice

LE ROI

LÉONIDE

 

La Scène est en Crète.

 

 

AVIS AU LECTEUR

 

J’ai fait bien plus que je ne pensais, puisque j’ai fait en prose une pièce de théâtre, et qu’elle n’a pas été désagréable. Car encore que j’aime la prose, et que je l’élève par dessus les vers autant que les choses utiles doivent l’emporter par dessus les délectables, je n’ai pourtant jamais cru qu’elle pût paraître sur le théâtre avec les mêmes effets et la même magnificence que les vers. Si j’ai toujours estimé que c’est un jeu de hasard que de faire des comédies, je suis particulièrement de cette opinion pour ce qui concerne les pièces en prose. Et certes nous en voyons peu qui en aient fait deux avec le même succès, et à qui l’événement de la seconde n’ait ôté une partie de la réputation de la première. Quoiqu’il en soit, c’est une course que je ne voudrais pas deux fois entreprendre ; et j’aime mieux me reposer au bout de la carrière avec un peu de gloire que de la recommencer avec hasard.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

BÉRÉNICE, AMASIE

 

BÉRÉNICE.

Êtes-vous contente, ma sœur, et puis-je mieux vous montrer mon amitié, qu’en vous découvrant mon amour ?

AMASIE.

Vous ne m’avez pas encore tout dit, puisque vous ne m’avez pas dit votre amant.

BÉRÉNICE.

Contentez-vous de savoir que j’aime ; et puisque c’est principalement par l’objet, que l’amour mérite du blâme, ou qu’il est digne de louange, je ne saurais parler davantage, sans me mettre enfin au hasard de me faire moquer de moi.

AMASIE.

Quoi ! Bérénice, attachez-vous votre amour à quelque objet indigne de vous ? et vous jugerai-je aveugle en même temps, que vous vous confessez amoureuse.

BÉRÉNICE.

Hélas ! quand nous confessons notre amour nous confessons notre aveuglement, si vous me croyez amoureuse, je veux bien que vous me croyez aveugle.

AMASIE.

Aimez-vous donc une personne, dont le choix vous soit honteux, et vous déshonore ?

BÉRÉNICE.

Au contraire, Amasie, j’aime une personne dont le choix m’est glorieux, et qui pourtant me désespère. J’aime enfin ; Non non, je ne puis en dire davantage, et je trouve bien plus de honte à vous confesser mon amour. Que diriez-vous si j’aimais un Prince ?

AMASIE.

Je dirais que votre condition n’est pas fort éloignée de celle de Prince, et qu’étant descendue des premiers Rois de Sicile, vous témoignez par votre amour la noblesse de votre sang.

BÉRÉNICE.

Mais que diriez-vous, ma sœur, si je vous disais que j’aime un Roi ?

AMASIE.

Je dirais que je souhaite un bon succès à votre amour ; et que je serais bien heureuse d’avoir une sœur dans le trône. Mais quel est ce Roi que vous aimez ? Est-ce le Roi de ce Pays ? Un Prince abattu de vieillesse, de qui le trône est pour ainsi dire le tombeau ; et qui enfin n’a rien de charmant, que la puissance souveraine. C’est véritablement un grand charme, et pour moi je vous avoue que d’un Prince comme celui-là, je n’aimerais que la Couronne.

BÉRÉNICE.

Non, non, ma sœur, je suis un peu plus raisonnable ; et si je manque en mon amour, je ne manque pas en mon choix. J’aime le fils de ce vieux Roi, ce jeune vainqueur de tant de peuples.

AMASIE.

Vous aimez le Prince Tarsis, il ne faut pas qu’il y ait longtemps ; on ne s’en est jamais aperçu.

BÉRÉNICE.

J’ai fait une merveille, Amasie, puis qu’empêchant que mon amour ne parût, j’ai séparé de la flamme l’éclat et la lumière. Il vous souvient bien du temps que nous quittâmes la Sicile, notre chère et misérable patrie, et que mon Père nous amena en ce Pays, où nous avons trouvé un asile contre les fureurs du Tyran, qui a usurpé la domination des Siciliens.

AMASIE.

Il m’en souvient, ma sœur, et si vous aimez depuis cinq ans, vous devez connaître l’amour et vous être accoutumée aux inquiétudes qui l’accompagnent.

BÉRÉNICE.

Hélas ! quand je me vis en ce pays, où comme en un lieu de sureté je pouvais respirer à l’aise, je commençai d’oublier nos maux, et je crus avoir triomphé de la fortune. Mais comme elle envieuse de notre repos, elle me fit bientôt sentir qu’elle conservait sa puissance ; elle m’attaqua par des traits qui m’étaient encore inconnus ; elle se servit de l’amour, comme pour me châtier d’avoir cru triompher d’elle et d’avoir si tôt oublié les calamités de notre patrie. Ainsi quelque temps après que ce Pays nous eût reçus, Tharsis, ce fils illustre d’un grand Roi, me témoigna de l’amour, et m’en donna par ses devoirs. Je ne sais si ce ne fut point en moi une témérité, que d’oser aimer ce Prince, mais au moins, je m’imagine que l’amour est un tribut, que l’on doit à la bonne grâce, que l’on doit à la vertu, que l’on doit à l’amour même. Ainsi, ma sœur, par une malice de la fortune, ou par ma propre faiblesse, mon cœur s’ouvrit à l’amour, et j’aimai le fils d’un monarque. Ainsi, ma sœur, je pourrais dire que l’amour descendit du trône pour venir prendre place dans mon âme ; mais je pourrais dire aussi, par ma propre expérience que tout ce qui vient du trône est absolu et souverain, puisque l’amour de Tharsis règne souverainement dessus moi.

AMASIE.

Que nos fortunes sont inégales ! et que le Ciel, qui en est le maître, se joue diversement de nous !

BÉRÉNICE.

Quoi ! ma sœur, n’avez-vous pas mieux que moi conservé votre liberté ? Vous n’auriez pas de raison de me cacher vos secrets, après que je vous ai montré les miens.

AMASIE.

Non, non, je ne puis rien vous cacher ; j’aime donc aussi bien que vous ; mais il y a cette différence entre votre amour et la mienne, que vous aimez un Roi, et que je n’aime qu’un sujet. Il faut que vous leviez les yeux, pour voir la cause de votre amour, et il faut que j’abaisse les miens pour voir l’objet de ma passion. Enfin votre prison est sur un trône, et la mienne est aux pieds du trône, et pour dire tout en un mot, vous aimez un plus grand que vous, et j’en aime un moindre que moi. Ainsi, Bérénice, quelque différence qu’il y ait dans nos passions notre fortune est semblable, puisque nous sommes toutes deux gênées par l’inégalité de notre amour.

BÉRÉNICE.

Quel est donc celui que vous aimez ?

AMASIE.

C’est sans dissimuler d’avantage, c’est ma sœur, mais le voici.

BÉRÉNICE.

Quoi ! Tirinte.

AMASIE.

Lui-même.

 

 

Scène II

 

TIRINTE, BÉRÉNICE, AMASIE

 

TIRINTE.

J’ai sans doute interrompu votre entretien, mais j’ai pour mon excuse le commandement du Roi qui me fait chercher votre Père.

BÉRÉNICE.

Le Roi le demande-il ?

TIRINTE.

Au moins je lui viens parler de sa part.

AMASIE.

Pourquoi Tirinte ?

TIRINTE.

Pour lui proposer une affaire, qui sera glorieuse à votre maison et qui vous doit mettre en état de ne plus regretter votre Patrie.

AMASIE.

Il est dans le jardin, nous allons vous y conduire.

TIRINTE.

Ne bougez, je vous en supplie.

AMASIE.

Vous ne pouvez empêcher que nous ne rendions cet honneur aux ordres du Roi que vous portez.

TIRINTE.

Le voici, Madame, il semble qu’il vient au-devant de sa gloire, je vais le trouver.

 

 

Scène III

 

BÉRÉNICE, AMASIE

 

BÉRÉNICE.

Ils passent tous deux dans le jardin. Que viendrait-il, lui proposer ?

AMASIE.

Je ferai en sorte de le savoir ; et quand ce serait un secret, si je suis encore dans son cœur, il lui sera difficile de m’empêcher de le découvrir.

BÉRÉNICE.

Mais enfin vous m’avez donné de l’étonnement, quand vous m’avez dit que vous aimiez Tirinte. Je sais bien qu’il a de bonnes qualités, je sais bien qu’il est brave et généreux, mais je sais bien aussi qu’il n’est pas de votre condition.

AMASIE.

Je vous dirai tout de même que vous m’avez étonnée, lors que vous m’avez appris que vous aimiez le fils d’un Roi, véritablement vous avez beaucoup de vertu, et je confesse qu’il mérite beaucoup, mais vous n’êtes pas de sa condition. Laquelle, à votre avis, est la plus blâmable de vous ou de moi ? L’objet de votre amour est si haut que vous ne le pouvez atteindre, et la personne que j’aime n’est point si basse que sa vertu ne l’élève et ne l’approche de notre rang. Comme dans ces dernières guerres il a rendu à l’État des services signalés, il ne faut qu’un rayon de faveur pour le rendre aussi éclatant que le soleil. Les hommes généreux sont toujours grands et relevés, et pour être dignes d’une fille, il leur suffit de mériter les caresses, et les présents de la fortune. Enfin je crois qu’un homme est grand des qu’il mérite de l’être, et des qu’il mérite d’être grand il mérite aussi d’être aimé : mais il n’en est pas de même d’une fille, elle n’est pas Reine pour mériter d’être Reine, et sa beauté qui fait un amant d’un Roi, en fait rarement un mari. Il vous est avantageux de mériter par votre vertu, autant de couronnes qu’on en trouverait sur la terre, mais il faut que vous confessiez que c’est un triste avantage que de mériter seulement ce qu’on ne saurait obtenir.

BÉRÉNICE.

Il est plus avantageux de ne rien du tout obtenir que d’obtenir des choses qui nous fassent honte, et qui soient indignes de nous. Certainement, je n’ai pas assez de présomption pour croire que mon mérite soit aussi relevé que mon amour, mais j’ai assez de raison pour me persuader moi-même, ou que nous ne devons point aimer, ou que nous ne devons aimer que des objets dont l’amour nous soit glorieuse, et qui nous fassent reluire en nous brûlant. Si l’amour a presque autant de censeurs qu’il y a de personnes raisonnables, il faut faire en sorte de l’excuser par la gloire de son objet.

AMASIE.

À votre compte, Bérénice, la grandeur serait la gloire d’un homme : Et la fortune donnerait un bien, qu’on ne peut recevoir que de la vertu.

BÉRÉNICE.

Il ne faut point ici s’abuser, si la grandeur ne fait la gloire, au moins elle y contribue : mais si la vertu de Tarsis a fait naître mon amour vous ne devez pas le condamner.

AMASIE.

C’est assez de respecter la vertu en ceux qui sont plus grands que nous.

BÉRÉNICE.

C’est donc assez de l’estimer en ceux qui sont moindres que nous.

AMASIE.

On ne peut dire raisonnablement, qu’un homme vertueux soit moindre qu’un autre. Si toutefois cela se peut dire, il y a bien plus de générosité à aimer un moindre que soi qu’à en aimer un plus grand. On aime les grands par intérêt et l’on aime les autres d’une véritable amour, puisqu’on les aime par leur vertu, et que l’amour qu’on a pour eux est entièrement désintéressée. Ainsi à l’exemple des Dieux, les créatures les plus hautes ont de l’amour pour les basses ; le soleil aime la terre, et lui donne de la vertu, le Ciel l’embrasse de tous côtés, comme pour lui montrer son amour, et moi qui connais parfaitement le mérite de Tirinte, je ne feins point de confesser que j’aime Tirinte.

BÉRÉNICE.

Lorsque pour justifier votre amour vous allez chercher des raisons jusques dans le Ciel, vous témoignez sans doute que vous en avez bien peu, puisque vous en allez chercher si loin. Quoi que vous disiez pour votre défense, la nature est ennemie des bassesses, elle a fait notre âme de feu, afin qu’elle tende toujours en haut, et par un même sentiment elle a fait l’amour de flamme, afin qu’il ne rampe jamais, et qu’il ne cherche qu’à s’élever.

AMASIE.

Vous faites par cette raison une injure à votre amant ; il est Roi, il vous aime, et toutefois vous n’êtes pas Reine. Si vous me blâmez d’aimer une personne moindre que moi, pourquoi ne le blâmerez-vous pas d’en aimer une moindre que lui ? Car, selon votre sentiment, cette amour est une bassesse.

BÉRÉNICE.

Oui, ma sœur, cette amour serait une bassesse que je détesterais moi-même, si les Rois n’étaient différents des autres hommes. Mais il n’appartient qu’aux Dieux et aux Rois de s’abaisser en leurs amours, car comme tout est bas, à l’égard des Dieux et des Rois, ils n’aimeraient jamais personne, s’ils ne devaient jamais aimer que des objets proportionnés à leur grandeur. Enfin, ma sœur, si l’on commet une faute en aimant un moindre que soi, il vaut mieux qu’un autre la commette à notre avantage que si nous la commettions en faveur d’un autre. Vous appellerez votre amour générosité et d’autres l’appelleront bassesse.

AMASIE.

Vous appellerez votre amour grandeur de courage, et d’autres l’appelleront témérité.

BÉRÉNICE.

Il vaut mieux faire des témérités que des bassesses.

AMASIE.

On ne fait point de bassesses lors qu’on aime ce qui mérite d’être aimé. Mais enfin, est-ce Tarsis ou le fils du Roi que vous aimez.

BÉRÉNICE.

C’est Tarsis, c’est le fils du Roi, puisque l’un est inséparable de l’autre.

AMASIE.

Mais si Tarsis n’avait pas cette illustre qualité que d’être le fils d’un monarque, n’auriez-vous point d’amour pour lui.

BÉRÉNICE.

J’aimerais toujours Tarsis avec ses perfections.

AMASIE.

Mais si ayant les mêmes perfections, il était d’une moindre condition que vous, continueriez-vous de l’aimer ?

BÉRÉNICE.

J’aimerais toujours ses perfections, mais si mon amour voulait passer jusqu’à sa personne, je lui couperais les ailes, et je saurais bien l’empêcher de ne croître que pour ma honte.

AMASIE.

Vous l’aimeriez assurément, car il ne s’en faut guère qu’une fille n’aime un homme quand elle est amoureuse de sa vertu.

BÉRÉNICE.

Je résisterais mieux que vous. Mais voici mon Père qui reconduit Tirinte.

 

 

Scène IV

 

CRITON, TIRINTE

 

CRITON.

Monsieur, le Roi me fait un honneur, que je ne saurais mériter, mais tâchez de le divertir de ce dessein, et de le disposer à recevoir mes excuses, devant que je sois obligé de le voir.

TIRINTE.

Vous m’en avez assez dit, pour lui montrer votre sentiment. Mais...

CRITON.

Ne me demandez point d’autres raisons.

TIRINTE.

Je vais donc retrouver le Roi.

 

 

Scène V

 

CRITON, BÉRÉNICE, AMASIE

 

CRITON.

Mes filles, la fortune ne change point pour nous de visage, elle nous est toujours contraire, et m’ayant fait venir en ce Pays comme dans un asile inviolable, elle m’oblige d’en sortir comme d’un lieu funeste et dangereux.

AMASIE.

Que nous dites-vous Monsieur ?

CRITON.

Je dis qu’il est nécessaire, et pour votre bien et pour mon repos que nous sortions de ce Pays.

BÉRÉNICE.

Que nous sortions de ce Pays ! Ha, ma sœur, quelle nouvelle infortune s’oppose à notre félicité ?  Ne saurons-nous point le sujet qui vous oblige de partir ? Le Roi se lasse-il de vos services ? Lui êtes-vous devenu suspect ?

CRITON.

Au contraire, il me veut combler d’honneurs, et ce sont ces mêmes honneurs qui me contraignent de m’éloigner. Contentez-vous de savoir cela, vous en saurez un jour davantage.

BÉRÉNICE.

Plus vous parlez et plus vous nous donnez d’étonnement. On vous honore, dites-vous, et vous dites que l’on vous chasse par les honneurs, que l’on vous fait, comment pourrions-nous vous entendre ?

CRITON.

Il n’est pas besoin que vous m’entendiez. Contentez-vous de savoir que j’ai de justes raisons de vous éloigner de ces lieux.

BÉRÉNICE.

Mais c’est ici que vous avez trouvé un asile contre les fureurs d’un Tyran. Toutes choses nous y sont favorables ; et le Roi vous y a comblé de tant de biens qu’il y aurait de l’ingratitude à vous retirer de son service, il vous a mis si près du trône, qu’on dirait que vous le remplissez avec lui. Ha ! Monsieur, ce n’est qu’en le servant encore que vous pouvez témoigner comment vous estimez les récompenses dont il a reconnu vos services.

CRITON.

Toutefois il faut s’en aller.

AMASIE.

Voulez-vous retourner en votre Patrie pour avoir le déplaisir et la honte de la voir encore misérable sans lui pouvoir donner de secours. Voulez-vous nous exposer à la violence d’un Tyran, après avoir pris tant de peine à nous en retirer vous-même ? Car enfin vous ne pouvez quitter la Crète, que pour retourner en Sicile, puis qu’il ne serait pas honnête de quitter un Roi qui vous aime et qui vous a fait tant de biens, pour aller vivre chez un autre Prince.

CRITON.

C’est une chose résolue.

 

 

Scène VI

 

BÉRÉNICE, AMASIE

 

BÉRÉNICE.

Il se retire, ma sœur, résolu de nous en emmener. Hélas ! si nous aimons véritablement, que de maux nous sont préparés. Mais tâchez de trouver Tirinte, faite en sorte de savoir ce qu’il a dit à mon Père, s’il vous aime comme vous dites, il ne refusera pas de vous communiquer un secret.

AMASIE.

Je ne doute point qu’il ne me l’apprenne, je vais tâcher de le rencontrer. Aussi bien voici votre amant.

 

 

Scène VII

 

TARSIS, BÉRÉNICE

 

TARSIS.

Que je vous trouve triste, Madame ! d’où vient cette profonde tristesse ?

BÉRÉNICE.

Hélas ! il faut bien qu’elle soit grande, puisque même votre présence n’a pas la force de la dissiper.

TARSIS.

Que j’en sache au moins le sujet.

BÉRÉNICE.

On veut recommencer mes maux, on veut m’enlever de ce Pays.

TARSIS.

On veut vous enlever, Madame ! Quel est le téméraire qui se peut vanter de cette entreprise ? Ha ! Bérénice, avez-vous tant de défiance de mon pouvoir et de mon amour, que ce dessein téméraire vous doive donner de la tristesse ? Si c’est un homme il s’en repentira bientôt, et si c’est un Dieu, je lui saurai disputer une si glorieuse proie.

BÉRÉNICE.

Hélas ! c’est un homme qui m’enlève ; et c’est un homme que mon devoir m’oblige de suivre. Enfin pour vous dire tout, c’est mon Père.

TARSIS.

Votre Père, Madame ! qui l’oblige à vous emmener, et à se retirer de ce Pays.

BÉRÉNICE.

Je ne saurais vous en rien dire, mais enfin il a résolu de s’en aller.

TARSIS.

Il a donc résolu de me rendre malheureux, il a donc aussi résolu de me priver de la vie. Hélas ! Bérénice, mais il me serait honteux de faire des plaintes, si auparavant je n’avais fait tous mes efforts pour m’opposer à mon malheur. Réservons donc nos soupirs pour les donner au désespoir, si je suis assez malheureux pour ne pouvoir vous conserver. Ha ! Madame, donnez-moi la permission de m’opposer à votre Père, mais c’est vous mettre encore en peine que de vous faire cette demande ; non, non, ne me répondez point, la permission que je veux avoir, mon amour me la donne, et j’ai déjà trop différé de m’en servir. Je vais trouver le Roi, Madame, et si mon entreprise ne me succède je vous suivrai malgré vous-même, et je témoignerai par tout en quelle estime on doit vous avoir, puisque des fils de Rois sont vos esclaves. Comme je serais capable d’acquérir des empires, si c’était par des empires que l’on vous pouvait mériter, je serais capable aussi de les abandonner pour vous, si je ne vous pouvais posséder qu’en abandonnant la Couronne.

BÉRÉNICE.

Seigneur, Tirinte vous dira, mais il ne m’entend pas, et sa passion l’emporte ; attendons le succès de son dessein, et de peur de nous donner un nouveau sujet de plainte, n’espérons rien à notre avantage.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LE ROI, TIRINTE

 

LE ROI.

Quoi, Tirinte, j’aimerais en vain Bérénice ! Quoi, son Père ne peut écouter mon amour ! Quelles difficultés oppose-il à mon dessein ? Quelles raisons peut-il opposer à sa gloire ? Je veux mettre dans sa maison la puissance souveraine, et il refuse cet honneur ! je veux mettre la Couronne sur la tête de sa fille, je veux m’abaisser jusques à lui, je veux l’élever jusques à moi, et il rejette cette gloire que la fortune lui présente, et que mon amour lui confirme. Quelle vertu, ou quel aveuglément a jamais été capable d’une action si extraordinaire ? Qui a jamais vu un Père si ennemi de ses enfants ? Appréhende-t-il que leur grandeur ne le dépouille des droits que le Ciel lui donne sur eux ? Craint-il que de Père il ne devienne sujet de sa fille, et qu’il ne fasse honte à la nature par cette nouvelle soumission ? Certes, quand je pense à ce que tu m’en as rapporté, je pense avoir fait un songe, et je ne saurais m’empêcher de faire un mauvais jugement de la sagesse de Criton.

TIRINTE.

Je me suis étonné le premier de sa réponse, et pour en être plus assuré, je l’ai plusieurs fois obligé de me la redire, tant elle me semblait éloignée de celle qu’il me devait faire.

LE ROI.

Mais quelles raisons a-t-il données ? En peut-on avoir d’assez fortes pour refuser l’alliance d’un Roi ?

TIRINTE.

Il m’a dit la larme à l’œil, et le cœur comblé de tristesse qu’il viendrait lui-même vous les dire, et vous faire approuver un refus qui est si contraire à votre amour, et si éloigné du bon sens.

LE ROI.

J’approuverai les injures qu’on me fait lors que j’approuverai son refus. Mais s’il refuse l’honneur que je lui faits je saurai bien le contraindre de le recevoir. Et si mon amour me force de me convertir en Tyran, il me semble que c’est exercer une favorable tyrannie, que de contraindre un malheureux de recevoir des avantages qui augmenteraient la félicité du plus heureux de tous les hommes. Il ne faut pas endurer que l’humeur capricieuse d’un Père se rende préjudiciable au bonheur et à la gloire de ses enfants ; il faut corriger en lui la nature dépravée qui lui ôte les sentiments qu’un vrai Père doit avoir. Enfin s’il ne consent à mon amour, il ne résistera pas à ma force, et je saurai lui témoigner qu’on ne déplaît pas moins aux Rois en refusant leurs faveurs, qu’en leur refusant l’obéissance.

TIRINTE.

Peut-être qu’il vous fera goûter ses raisons, et pour moi je m’imagine qu’étant étranger en ce pais et n’étant pas né votre sujet, il craindrait de se rendre suspect à son Prince s’il contractait sans son congé une alliance si glorieuse.

LE ROI.

Il craindrait de se rendre suspect à un Tyran ! Celui qui règne en Sicile, l’exécrable Phalaris ayant usurpé la Couronne, est-il son Prince légitime, et doit-il appréhender de déplaire à un Tyran dont il doit rechercher la mort. Ha ! Tirinte, si Criton avait de l’amour pour la liberté de son Pays il devrait presser lui-même cette avantageuse alliance, non pas pour avoir la gloire de voir sa fille dans un trône, mais pour en tirer les moyens de rétablir sa Patrie, et d’en être quelque jour le glorieux restaurateur. Cette ambition est belle, et ne la nourrir pas dans son âme quand son Pays est malheureux, certes c’est être criminel et favoriser la tyrannie. Il faut donc bien, Tirinte, que Criton ait d’autres raisons de me refuser Bérénice. Mais voici mon fils.

 

 

Scène II

 

LE ROI, TARSIS, TIRINTE

 

TARSIS.

Sire, comme je ne souhaite rien avec une passion plus violente, que votre gloire, et la tranquillité de l’État, je suis obligé sans doute de vous découvrir une chose qui importe à l’un et à l’autre. Vous savez, Sire, ce que Criton a fait pour votre service depuis que vous lui avez fait l’honneur de l’employer ; vous connaissez par de grands effets, combien sa prudence et son courage ont contribué au repos et à la gloire même de cet Empire.

LE ROI.

Je sais bien tout cela, mon fils, je n’aperçois de tous côtés que des victoires et des trophées, qu’il a obtenus à notre avantage depuis qu’il est en ce Pays, et je cherche une récompense en quelque sorte proportionnée à la grandeur de sa vertu. Mais que m’en veniez vous dire ?

TARSIS.

Sire, je venais vous faire savoir qu’il se dispose à vous quitter.

LE ROI.

À nous quitter.

TIRINTE.

À quitter le Roy.

TARSIS.

Il en a fait une si ferme résolution qu’il sera malaisé de le retenir. Mais il me semble qu’il est important pour votre gloire qu’il ne s’éloigne pas de cette Cour, et qu’il y demeure en un rang qui témoigne à toute la terre, que si vous savez employer les vertueux vous savez aussi les récompenser.

LE ROI.

Certes, cette nouvelle m’étonne.

TARSIS.

Elle est toutefois véritable.

LE ROI.

Mais de qui la tenez-vous.

TARSIS.

Je la tiens d’une personne qui ne m’a pu dire ses raisons, mais qui sait fort bien son dessein.

LE ROI.

Il faut tâcher de s’y opposer.

TARSIS.

Je crois cela nécessaire.

LE ROI.

Il faut tâcher de le retenir, et de l’attacher près de nous par des liens si fermes et si agréables, qu’il craigne plutôt qu’ils ne se rompent qu’il n’ait envie de les rompre.

TARSIS.

Toutes sortes de considérations vous y doivent obliger. C’est vous conserver des forces que de le conserver près de vous, et c’est vous mettre en état d’ajouter de nouveaux triomphes à vos anciennes victoires. Il est aimé dans votre Empire, il est en vénération parmi les étrangers, vos ennemis le redoutent, et la perte que nous en ferions les consolerait facilement de la perte de douze batailles. D’ailleurs, comme il n’y a point de vertu constante et si bien approuvée, dont un Roi qui sait régner ne doive entrer en défiance, lui pourrait-on raisonnablement permettre de sortir de ce Pays, après lui avoir permis d’entrer dans la connaissance de nos secrets. Ce n’est pas que je soupçonne sa vertu, mais je suis de ce sentiment qu’il ne faut pas se mettre au hasard d’avoir lieu de le soupçonner. Il faut comme votre Majesté vient de dire, le retenir en ce Pays par des chaînes si agréables qu’elles fassent tout ensemble sa gloire et sa félicité : Et pour moi je jugerais qu’il faudrait le retenir par quelque alliance avantageuse.

LE ROI.

C’est la mon sentiment, Tarsis ; et c’est à quoi je travaille.

TARSIS.

Mais pour le retenir plus aisément il faudrait que cette alliance lui fit espérer des honneurs qu’il ne pût trouver autre part.

LE ROI.

Il semble que je parle par votre bouche, et que vous lisiez dans mes pensées, tant il y a de conformité entre vos sentiments et les miens : mais comment voudriez vous faire ?

TARSIS.

Sire, il y a longtemps que vous m’avez témoigné que si vous aviez de plus grands biens à me donner, que le sceptre et la Couronne, vous me les donneriez avec plaisir.

LE ROI.

Autrefois, Tarsis, je t’ai donné cette parole, et maintenant je te la confirme. Il n’y a rien que je ne doive à tes grandes actions, tu as affermi la Couronne qui tremblait dessus ma tête ; et bien qu’un enfant doive toutes choses à son Père et qu’un Père ne puisse être ingrat envers ses enfants, après leur avoir donné la vie, je confesse néanmoins que je serais ingrat envers toi, si je me contentais de t’avoir donné des paroles. Pour t’avoir donné la vie : je ne me crois pas dispensé de récompenser ton courage. Mais enfin qu’espères-tu de la parole que je t’ai donnée, connais-tu de plus grands biens que le diadème ? Aperçois-tu quelque chose au delà de cette gloire que l’on rencontre dans le trône ? Parle, ne feins point de faire des demandes, je serai plus prompt à te donner que tu ne seras à demander. Si cet Empire obligé par ton courage, t’en a déjà récompensé en te reconnaissant pour son Roi, comme tu en tiendras la Couronne, certes, je serai bien aise que tu tiennes de moi des choses qui te soient plus précieuses que la Couronne. Parle donc, et demande librement.

TARSIS.

J’aime il y a longtemps, l’incomparable Bérénice. Quoi ! Sire, vous changez de visage.

LE ROI.

Vous aimez, Bérénice.

TARSIS.

Oui, Sire, et vous pouvez retenir son Père par l’honneur de votre alliance.

LE ROI.

Oui, mon fils, je puis l’arrêter par ce bien, et mon repos en dépend.

TARSIS.

Ainsi votre repos ne dépend que de votre volonté.

LE ROI.

Je serais mon ennemi, si je ne voulais y consentir.

TARSIS.

Ha ! Sire ce consentement est ce grand bien que j’ai attendu ; et que j’ai toujours estimé plus considérable que la Couronne.

LE ROI.

Mais bien que Bérénice soit d’une naissance illustre, et que ses beautés soient merveilleuses, elle n’est ni Reine ni Princesse, et en l’État où vous êtes vous ne devez penser qu’à l’alliance des autres Rois. Vous devez allier le trône au trône, et si l’amour vous enflamme pour une autre que pour une Reine, vous le devez croire votre ennemi. La bonne grâce et la beauté sont sans doute de puissants moyens pour attirer de jeunes cœurs, mais ce ne sont pas là les charmes qui doivent captiver les Rois, et c’est principalement en leur faisant résistance qu’un Roi peut faire connaître qu’il est au dessus des autres hommes.

TARSIS.

Il est vrai que Bérénice n’est pas Reine, mais il ne s’en faut que votre consentement. Et peut-être que le Ciel qui veut la félicité de cet État ne la fit venir en cette Cour, que pour être le lien qui vous arrêtera son Père. Si vous croyez que mon amour soit trop basse, il ne tiendra qu’à vous que je n’aime une Reine, puisqu’il ne tiendra qu’à vous que Bérénice ne la devienne.

LE ROI.

Il ne tiendra jamais à moi ; mais comme cette affaire est grande, elle mérite bien d’être consultée, et qu’on y pense avec attention.

TARSIS.

Plus votre Majesté y pensera et plus elle se déclarera pour moi. Si vous y pensez davantage, vous me délivrerez de la peine de vous en persuader l’importance ; car comme elle est avantageuse, vous n’avez qu’à la considérer, afin d’en être persuadé.

LE ROI.

Voyez cependant Criton, et sans lui parler de ce dessein, faite en sorte de savoir de lui quelles raisons il a de nous quitter.

TARSIS.

Je vais obéir à votre Majesté.

 

 

Scène III

 

LE ROI, TIRINTE

 

LE ROI.

Tirinte, il ne faut plus demander les raisons de la réponse de Criton ; je les découvre facilement dans la passion que mon fils a pour sa fille, il ne laisse pas de souhaiter mon alliance. Il aime mieux pour son gendre un jeune Prince, qu’un Roi déjà prêt de descendre dans le tombeau ; mon âge lui fait peur et la jeunesse de mon fils lui donne une agréable espérance. Il s’imagine que la Couronne ne peut longtemps demeurer sur des cheveux blancs ; et comme l’apparence lui fait juger que je ne suis pas loin de la mort, et que la mort lui ferait perdre la puissance que j’aurais portée en sa maison, il croit que la recevoir de ma main, c’est la recevoir comme d’un songe, où il n’y a que l’imagination qui se puisse vanter d’être heureuse. Il croit enfin qu’entrer dans le trône avec moi chargé de faiblesse et d’années, c’est entrer seulement dans un tombeau magnifique. Et qu’y monter avec mon fils, c’est monter d’un même pas dans le siège de la vie et de la gloire. Voilà ce que pense Criton, mais il faut que je me contente, et que je satisfasse mon amour ; il ne faut pas que la puissance me soit un avantage inutile, et qu’étant le plus puissant de cet Empire j’en sois en même temps le plus malheureux.

TIRINTE.

Voudriez-vous user de force ?

LE ROI.

Je mettrai tout en usage.

TIRINTE.

Ha ! Sire, on ne gagne pas les cœurs comme les Empires, et l’amour est un enfant de la volonté et non pas de la violence.

LE ROI.

Hé bien, Tirinte, vois Bérénice, et découvre lui mon amour. Peut-être que comme elle est digne de régner elle en aura l’ambition.

TIRINTE.

Il faut la voir.

LE ROI.

Mais il s’agit ici de deux choses, de satisfaire mon amour et de retenir Criton. Je ne doute point qu’il ne demeure s’il entre dans mon alliance, mais il y voudrait entrer par le moyen de mon fils, il faut donc tâcher de le contenter, puisque son contentement sera le mien. Ainsi pour accommoder toutes choses, j’épouserai Bérénice, et je donnerai sa sœur à mon fils.

TIRINTE.

Sa sœur ! Amasie !

LE ROI.

Oui, Tirinte, je donnerai à mon fils la sœur de Bérénice, je lui donnerai Amasie, qu’en dites-vous ?

TIRINTE.

Que ce remède de votre mal est digne véritablement de l’esprit qui l’a inventé, et que Criton manquerait de sagesse s’il ne voulait pas écouter des conditions si favorables. Mais, Sire, si le Prince votre fils a de l’amour pour Bérénice, pensez-vous qu’il puisse aimer Amasie.

LE ROI.

Il s’y résoudra bientôt, quand il saura ma volonté.

TIRINTE.

Je ne doute point que votre volonté ne soit souveraine sur son esprit. Mais, Sire, pourriez-vous quitter Bérénice, afin d’en aimer une autre, et comme vous ne dépendez que des Dieux si un Dieu vous le commandait lui obéiriez-vous facilement ?

LE ROI.

Ne me fais point de questions, contente toi de m’obéir, la sœur de Bérénice est belle, et mérite d’être aimée.

TIRINTE.

Oui, Sire, et je serais le plus aveugle de tous les hommes si je ne connaissais la force, et la puissance de sa beauté. Mais vous ne pouvez ignorer que quand l’amour est dans notre âme il ne permet pas à nos yeux de trouver rien de beau que l’objet qu’il nous fait aimer. Peut-être que le Prince ne sera pas exempt de cette loi, et comme il n’y a rien, qui nous empêche tant d’aimer que les commandements qu’on nous en fait, il aura, peut-être, de la peine à vous obéir quand vous lui commanderez d’aimer Amasie.

LE ROI.

Il se soumettra, Tirinte.

TIRINTE.

Je ne voudrais pas mettre au hasard de vous faire voir le contraire.

LE ROI.

Je connais parfaitement son esprit.

TIRINTE.

Quand l’amour est dans une âme, et qu’il y règne en souverain, il y fait de si grands changements, qu’il est malaisé de la reconnaître.

LE ROI.

Si bien, Tirinte, qu’il faut l’éloigner pour quelque temps, afin que durant son absence il puisse oublier Bérénice.

TIRINTE.

Il faut tenter ce dessein, il sera peut-être meilleur.

LE ROI.

Mais il faudra que tu l’accompagnes par tout, et que durant son éloignement tu tâches de le disposer à ne considérer qu’Amasie.

TIRINTE.

C’est toujours en revenir au même point. Pour moi je crains avec raison de ne pouvoir vous satisfaire, et que mon travail ne réponde pas à ma volonté.

LE ROI.

Considère qui t’a obligé, et par la grandeur du service que tu me rendras, juge de la grandeur de la récompense. Mais enfin va dire à Criton que je veux parler à lui.

 

 

Scène IV

 

TIRINTE, seul

 

Quel coup viens-je de recevoir ! Moi, prendre la charge de me donner un Rival. Moi, travailler moi-même à me priver de celle que j’aime ! Il faut plutôt me commander de m’arracher le cœur, il m’est plus aisé de perdre la vie que de perdre mon amour. Allons, allons dire au Roi que nous ne pouvons lui obéir, s’il ne peut vaincre son amour, pourrait-il trouver étrange que je ne surmonte pas la mienne ; et s’il me voulait condamner comme un sujet désobéissant, et rebelle, il a mon excuse dans son âme, puisqu’il aime aussi-bien que moi, et qu’il reconnaît la force de cette puissante passion ? S’il est arrêté que je doive perdre Amasie, ô Dieux, ô amour, ô fortune, privez moi de ce trésor sans me contraindre moi-même de travailler pour le perdre. Laissez-moi dans mon malheur cette seule consolation, qu’au moins je ne puisse dire que j’ai causé mon infortune. Mais que fais-je et que veux-je ici résoudre ? Allumerai-je contre moi la colère d’un monarque, m’en ferai-je un ennemi ? Hélas ! Quoi que je fasse, et de quelque côté que je me tourne, je ne vois que des précipices, et je connais trop clairement que je suis destiné moi-même à me persécuter, et me nuire. Si je parle au Prince d’aimer Amasie, et que je réussisse en ce dessein, ne me trahirai-je pas moi-même ; et si je désobéis au Roi, n’attirerai-je pas sur moi sa disgrâce et sa colère. Mais cette considération peut-elle naître dans un cœur, qui aime véritablement : Non, non. Mais...

 

 

Scène V

 

AMASIE, TIRINTE

 

AMASIE.

Tirinte, ne blâmez point ma curiosité. Dites-moi je vous supplie, pourquoi le Roi vous a fait parler à mon Père ?

TIRINTE.

Hélas, Madame, c’est un dessein qui ne peut réussir qu’à ma ruine ; mais la consolation que j’y trouve, c’est qu’il ne peut réussir que pour votre gloire.

AMASIE.

Comment, Tirinte ?

TIRINTE.

Vous le saurez assez tôt.

AMASIE.

Je ne saurai point trop tôt ce que je désire savoir avec une ardente passion.

TIRINTE.

Ne me contraignez point de vous donner de l’étonnement, et peut-être de vous gêner.

AMASIE.

Si ce dessein est pour ma gloire, comment puis-je en être gênée ? N’augmentez point mon impatience, ce serait me faire accepter la faveur que je vous demande, et me témoigner en même temps qu’il y aurait peu d’amour, où je vois si peu de soin de me satisfaire.

TIRINTE.

Vous le dirai-je, Madame ? on veut me rendre malheureux, on veut que le Prince vous aime, que vous répondiez à son amour.

AMASIE.

Moi, Tirinte !

TIRINTE.

Vous, Madame, à quoi vous étiez vous résolue ?

AMASIE.

Je vous le demande, Tirinte ; ne devez-vous pas savoir ma résolution, puisque vous ne pouvez ignorer que je ne manque pas de générosité ?

TIRINTE.

Quoi, Madame, espèrerais-je en ma faveur, que l’amour, dont vous m’honorez, priverait votre vertu de la Couronne qu’on lui présente, et qu’elle mérite si justement ?

AMASIE.

Je ne ferai rien que de raisonnable.

TIRINTE.

Si vous ne faites rien que de raisonnable, que j’ai de sujet de craindre au milieu de tant de raisons que vous avez d’abandonner un malheureux. Hélas ! Quand je regarde ma bassesse, et que je considère d’un autre côté les grandeurs que l’on vous offre, que je me trouve éloigné du bonheur que je souhaite. Mais enfin quelle résolution prendrez-vous ?

AMASIE.

Celle qui me sera la plus honorable.

TIRINTE.

C’est-à-dire, Madame, que vous êtes résolue de me perdre.

AMASIE.

C’est à dire, Tirinte, mais voici Léonide.

 

 

Scène VI

 

LÉONIDE, TIRINTE, AMASIE

 

LÉONIDE.

Tirinte, je vous cherche par le commandement du Roi, qui vous attend avec impatience, bien que vous veniez de le quitter.

TIRINTE.

Que vous a-t-il commandé de me dire.

LÉONIDE.

Que sans aller plus avant vous le vinssiez trouver de ce pas.

AMASIE.

Allez, Tirinte, allez le trouver !

TIRINTE.

Je vous obéis, Madame, comme pour vous témoigner que vous êtes déjà ma Reine, et que je suis votre sujet.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

BÉRÉNICE, AMASIE

 

BÉRÉNICE.

Quoi, ma sœur, on vous destine à Tarsis, et Tirinte vous l’a dit.

AMASIE.

Oui, Bérénice, il me l’a dit.

BÉRÉNICE.

Vous n’ignorez pas votre devoir.

AMASIE.

Non, ma sœur, je ne l’ignore pas, je sais bien qu’il faut obéir.

BÉRÉNICE.

Comment, ma sœur, abandonnerez-vous Tirinte ? et pourrez-vous obéir quand on vous forcera de changer d’amour ?

AMASIE.

On obéit aisément quand la Couronne doit être le prix de l’obéissance.

BÉRÉNICE.

Vous me surprenez, Amasie, et je n’attendais pas cette réponse de votre générosité.

AMASIE.

Vous pouviez bien l’attendre de mon courage ; la Couronne est assez belle pour la préférer à l’amour.

BÉRÉNICE.

Je ne doute point qu’elle ne soit belle, mais quand l’amour est véritable on le préfère à la Couronne.

AMASIE.

Que le Ciel me préserve de ce véritable amour.

BÉRÉNICE.

Quoi, si Tirinte vous aime, vous ne considérez point les maux que vous lui ferez en le quittant ?

AMASIE.

Quoi, si Tirinte m’aime, il ne considérera point la gloire que je trouve en l’abandonnant ?

BÉRÉNICE.

Vous êtes donc résolue de le perdre.

AMASIE.

On se console bientôt de la perte d’un amant par l’acquisition d’une Couronne.

BÉRÉNICE.

Que votre amour est parfaite.

AMASIE.

Si elle était plus parfaite, elle me gênerait davantage.

BÉRÉNICE.

Mais les gênes de l’amour sont quelques-fois bien plus douces que les plaisirs de l’ambition.

AMASIE.

J’éprouverai ce que vous dites.

BÉRÉNICE.

L’épreuve en est dangereuse.

AMASIE.

Le danger sera pour moi seule.

BÉRÉNICE.

Enfin vous désirez être Reine.

AMASIE.

J’aime autant la Couronne dessus ma tête, que sur la tête d’une autre.

BÉRÉNICE.

Véritablement cette ambition est fort belle, et digne d’un cœur généreux.

AMASIE.

Elle n’est pas plus criminelle en moi, qu’elle l’était tantôt en vous ; et après tout, ce ne serait pas être raisonnable, que de vouloir prendre la fuite quand on est appelé dans le trône.

BÉRÉNICE.

Vous avez raison, Amasie, et pour moi je vous conseille d’y courir tout de ce pas.

AMASIE.

Je n’ai pas encore tant de hâte, j’attendrai bien que l’on m’appelle.

BÉRÉNICE.

Jouissez de vos espérances, adieu.

AMASIE.

Non, non, demeurez contente ; ne prenez point l’alarme d’une feinte, tout ce discours est un jeu qui ne doit pas vous inquiéter.

BÉRÉNICE.

Vous me feriez plaisir de ne plus vous jouer de la sorte. Il n’est donc pas véritable que l’on vous destine à Tarsis.

AMASIE.

Cela est vrai, Bérénice, mais quoi que l’on puisse faire, je n’obéirai jamais à votre désavantage, et toutes les beautés de la Couronne, ne me seront jamais si chères que la satisfaction de ma sœur.

BÉRÉNICE.

Mais quel est le dessein du Roi, qui veut vous donner à Tarsis. Est-ce là le sujet qui chasse mon Père de ce Pays ?

AMASIE.

C’est ce que je n’ai pu encore savoir.

BÉRÉNICE.

C’est ce qui m’étonne, et ce qui me tue. Je viens de recevoir cette lettre de Tarsis, par laquelle il me mande que le Roi le veut envoyer en Chypre, qu’il doit partir dés demain ; et qu’il semble qu’on lui envie le contentement de me voir. Que dois-je juger de cette lettre ; regardez-la, ma sœur, et tâchez si pouvez de trouver des consolations aux maux que je me figure. Toutes mes espérances se sont converties en craintes, et toutes choses m’affligent où toutes choses me consolaient.

AMASIE.

Mais il vous ôte toutes ces craintes par les promesses et par les protestations dont cette lettre est toute pleine.

 

 

Scène II

 

CRITON, AMASIE, BÉRÉNICE

 

CRITON.

Quelle lettre lisent-elles ? Amasie, que lisez-vous ?

AMASIE.

Rien, Monsieur.

BÉRÉNICE, à part.

Quelle surprise ?

CRITON.

Ne cachez point cette lettre.

AMASIE.

Ce n’est rien, Monsieur.

CRITON.

Si ce n’est rien, pourquoi êtes-vous si troublée ? Pourquoi montrez-vous tant de crainte ? Enfin je veux voir ce papier.

AMASIE.

Mais, Monsieur, ce n’est rien du tout.

CRITON.

Votre étonnement me fait bien voir qu’il faut que ce soit quelque chose, faites moi voir cette lettre, ne différez point davantage, autrement... Que je sache enfin ce que c’est.

BÉRÉNICE.

Ô Dieux ! elle lui a donné ma lettre, où me vois-je maintenant réduite, et quel esprit est plus tourmenté que le mien ? Il la lit, il se passionne, il la relit, il regarde ma sœur en colère. Que tous ces divers mouvements excitent de troubles dans mon âme, et que j’ai besoin de forces pour résister à tant de peines.

CRITON.

Une lettre d’amour de Tarsis. Ce n’est donc rien, Amasie ; ce n’est donc rien que de recevoir des lettres qui attaquent votre honneur, et qui peuvent le ruiner.

BÉRÉNICE.

Que lui répondra-t-elle ?

CRITON.

Quelles prétentions avez-vous ? Pensez-vous monter dans le trône par les promesses d’un amant, qui vous promettait davantage pour contenter sa passion ?

BÉRÉNICE, à l’écart.

Elle va me perdre.

CRITON.

Vous demeurez confuse, vous ne me répondez rien ; Peut-être que vous reconnaissez votre faute, mais il fallait la reconnaître aussitôt qu’elle commença. Il fallait repousser le Prince la première fois qu’il vous vint parler : Vous lui eussiez ôté l’occasion de vous écrire maintenant...

AMASIE.

Pouvais-je l’empêcher de m’écrire ?

CRITON.

Vous pouviez bien vous empêcher de recevoir de ses lettres.

AMASIE.

J’ai respecté la condition.

CRITON.

Il fallait respecter votre honneur.

AMASIE.

C’est la première fois que j’ai reçu de ses lettres, et l’on m’a donné celle-ci sans me dire ce que c’était.

CRITON.

Il vous écrit d’une façon qui donne trop de témoignages que vous en avez reçu d’autres. Lisez si vous n’avez pas achevé de lire.

BÉRÉNICE.

Ô la meilleure sœur qui ait jamais aimé une sœur ; elle se charge de ma honte, afin de me tirer de peine.

CRITON.

Si vous ne lui aviez appris mon dessein, il ne vous manderait pas qu’il a trouvé les moyens de me retenir en ce Pays. Cette amour est donc la raison qui vous faisait jeter des larmes quand je vous parlais tantôt de retourner en Sicile, vous avez donc combattu ce dessein avec tant d’ardeur et de passion, parce qu’il était contraire à votre amour ? Est-ce là ce zèle que vous témoignez pour votre Patrie ? Est-ce là l’appréhension que vous avez de la revoir malheureuse. Et n’était-ce pas assez que je vous visse misérable, sans que je vous visse déshonorée par une passion téméraire ? Ainsi je trouve par tout des misères ; un Tyran me persécute dans ma Patrie, et par un dessein plus formidable, mes enfants me gênent partout, et me font trouver des tempêtes, où je pensais trouver le calme. Ô vieillesse trop malheureuse ! Ô jeunesse trop dépravée ! Ô fille trop misérable et trop aveugle pour ton bien. Hélas ! les Princes de ce Pays nous ont reçus favorablement, ils ont témoigné qu’ils m’estimaient ; et leur amour me fait maintenant douter, lesquels me sont plus redoutables de mes amis ou de mes Tyrans. Retirez-vous de devant moi ! Celle qui blesse son honneur, blesse aussi les yeux de son Père. Retirez-vous encore une fois.

AMASIE, en s’en allant parle à Bérénice.

C’est pour vos épargner, que j’ai souffert tant d’injures.

 

 

Scène III

 

CRITON, BÉRÉNICE

 

CRITON.

Mais vous, Bérénice, avez-vous dû souffrir cette amour ? Et ne dois-je pas vous accuser de l’aveuglement de votre sœur, si en ayant eu connaissance, vous n’avez pas fait vos efforts pour lui apporter sa guérison ? Comme elle a manqué de bon sens, avez-vous manqué de sagesse ? Et n’avez-vous pas reconnu qu’elle courait à un précipice, d’où il est bien difficile que l’honneur se puisse sauver.

BÉRÉNICE.

J’ai fait, Monsieur, tout ce que vous dites, j’ai résisté de toutes mes forces à la naissance de cette amour.

CRITON.

Il fallait donc m’en avertir, puisque vous ne pouviez la vaincre, je fusse venu à votre secours.

BÉRÉNICE.

Je n’ai pas crû qu’il fut nécessaire de vous en parler.

CRITON.

Vous voyez cependant ce qui en arrive, et que c’est avoir contribué à sa faute que d’avoir différé de m’en parler.

BÉRÉNICE.

Je ne vous en ai point parlé, parce que je sais avec assurance, que l’amour et l’honneur sont en elles une même chose, tant ils sont bien d’accord ensemble.

CRITON.

Bérénice, l’amour est un traître qui sait feindre adroitement d’être d’accord avec l’honneur, quand il médite sa ruine, et qu’il veut s’en faire un trophée.

BÉRÉNICE.

Je pourrais bien vous assurer que dans le cœur d’Amasie l’amour est un noble esclave, de qui l’honneur est toujours le maître.

CRITON.

Ha, que vous connaissez mal les artifices de l’amour ! Mais voulez-vous me faire croire que vous êtes d’intelligence avec votre sœur ?

BÉRÉNICE.

C’est assez qu’elle ait son Père contre elle, sans qu’elle y ait encore sa sœur.

CRITON.

Si à la naissance de son amour elle eût eu contre elle sa sœur, peut-être que son Père ne serait pas aujourd’hui contre elle : Ainsi, vous avez failli toutes deux ; elle d’aimer, et vous d’avoir enduré qu’elle aimât.

BÉRÉNICE.

Si nous avons failli toutes deux, j’ai crû que toutes deux nous en avions quelque raison.

CRITON.

On n’a jamais raison de faillir.

BÉRÉNICE.

Mais comme on a déjà jugé par les grandes actions, que vous avez achevées pour le bien de cet état, qu’il n’y a point de récompenses qui ne soient moindres que vos services, ne peut-il pas arriver que le Prince qui nous aime vous fasse entrer dans son alliance, autant pour contenter son amour, que pour récompenser vos actions. De quelles hautes merveilles l’amour n’est-il pas capable, et de quels honneurs ne vous juge-on pas digne en ce royaume, où vous n’avez pas moins d’amis que son Prince a de sujets. Que si ma pensée était vaine, il ne saurait être honteux d’avoir souffert avec honneur l’amour honnête d’un grand Prince, de qui l’on pouvait recevoir la puissance et la Couronne. Si au contraire mes espérances réussissent, ne confessera-t-on pas qu’il n’y eut point eu de raison de vouloir combattre une amour qui aura facilité la gloire dont nous aurons le jouissance. Ainsi je me suis imaginée qu’une amour toute vertueuse ne pouvait produire que de bons effets, et que la raison la plus sévère, approuvant par tout la vertu, ne condamnerait pas une amour, où elle se montrait si visible, et qui promettait tant de gloire.

CRITON.

En vain vous défendez une cause qui sera toujours mauvaise.

BÉRÉNICE.

Mais si le Prince voulait épouser ma sœur.

CRITON.

Je ne doute point qu’il ne lui en ait fait des promesses ; mais que ne promet pas un amant.

BÉRÉNICE.

S’il ne tient pas sa parole, comme amant, il la tiendra comme généreux, et comme Prince.

CRITON.

Comme généreux et comme Prince ! Quand il se souviendra qu’il est Prince, il ne se souviendra plus qu’il est amant.

BÉRÉNICE.

Vous avez mauvaise opinion de Tarsis, si vous le croyez capable de violer ses serments, et de faire des tromperies.

CRITON.

On fait gloire de tromper les filles, et tel a fait cent parjures, qui pense avoir gagné cent victoires.

BÉRÉNICE.

Nous avons des exemples de Princes qui ont été plus généreux.

CRITON.

Nous en avons aussi du contraire. Ne vous flattez point par l’espérance d’un miracle. Si quelques folies ont été utiles, il ne faut pas s’imaginer que le même événement soit réservé à toutes les autres. Il est toujours dangereux de se gouverner par exemple ; il n’y a rien de plus trompeur que cette voie, et il s’en trouve beaucoup qui se laissant charmer par les prospérités d’autrui, sont devenus sans y penser de fameux exemples de misères.

BÉRÉNICE.

Mais nous sommes d’une naissance...

CRITON.

Ne me contestez point davantage, le Prince doit venir ici, il le mande par cette lettre ; je veux que vous l’attendiez.

BÉRÉNICE.

Moi.

CRITON.

Oui, je veux que vous l’attendiez, et que vous répariez vos fautes en vous opposant à son amour.

BÉRÉNICE.

Je ne crois pas réussir en un dessein si difficile.

CRITON.

Il faut néanmoins m’obéir. Et s’il ne fait rien pour vous, je lui dirai, peut-être, des choses qui ne lui seront pas agréables. Ne me mettez point en ce hasard.

BÉRÉNICE.

Si vous m’ordonnez l’impossible, le moyen de vous obéir ?

CRITON.

Enfin je veux que vous lui parliez, et que vous fassiez en sorte de le détourner de cet amour, qui ne peut produire que des maux, et qui me comble déjà de tristesses.

 

 

Scène IV

 

BÉRÉNICE, seule

 

Que mon aventure est étrange, et que mon appréhension est extrême. S’il découvre la feinte de ma sœur, que de douleurs me sont réservées. Mais ne nous affligeons point avant le temps, et n’avançons point nos maux par la crainte d’être malheureuse. Laissons aux Dieux la conduite de notre fortune, et recueillons cependant le fruit de cet artifice. Ce sera par ce moyen que je parlerai à Tarsis sans soupçon et sans ombrage. Mais le voici.

 

 

Scène V

 

TARSIS, BÉRÉNICE

 

TARSIS.

Je crois que vous avez reçu ma lettre.

BÉRÉNICE.

Oui, Seigneur, je l’ai reçue, et je connais trop clairement que toutes choses nous sont funestes.

TARSIS.

Plus funestes que vous ne pensez.

BÉRÉNICE.

Comment, Seigneur, ne me gênez point davantage, découvrez-moi mes malheurs, et ne pensez pas trouver en moi une âme faible, et abattue. Depuis le moment que je vous aime, je n’ai pas manqué de douleurs pour m’accoutumer à souffrir.

TARSIS.

Hélas ! j’ai pensé vous retenir en ce Pays, et je n’ai travaillé qu’à m’en faire chasser moi-même. Le Roi vous aime, Madame, je viens de l’apprendre de Tirinte.

BÉRÉNICE.

Hélas !

TARSIS.

Il m’a dit même que le Roi voulait m’obliger d’aimer Amasie. Enfin j’ai trouvé le moyen de vous retenir en ce Pays, mais de vous retenir pour un autre. Enfin mon Père est mon rival, nous poursuivons même victoire, mais toute la force est pour lui ? et je n’aurai rien pour moi, si je n’ai votre constance.

BÉRÉNICE.

Ne verrai-je que des malheurs attachez à ma fortune ? Et serai-je le flambeau funeste, qui doit allumer la discorde entre le père et le fils ? Ha ! Seigneur, considérez-moi plutôt comme un objet d’horreur et de haine, et quittez une malheureuse que la misère persécute, et dont la fortune se sert pour persécuter les autres. Abandonnez-moi, privez-moi de votre amour, plutôt que de vous mettre au hasard de cesser d’aimer un Père, vous ne pouvez être son rival sans devenir son ennemi. Bien que je perde toutes choses par ce conseil que je vous donne, et par la perte de votre amour, je vous conjure encore une fois de perdre cette passion qui me promettait tant de gloire. Je ne me plaindrai jamais d’une infidélité si pieuse, il vaut mieux être infidèle amant, que d’être fils dénaturé, et faillir contre l’amour, que de faillir contre la nature.

TARSIS.

Quoi, Bérénice ! me conjurez-vous maintenant de cesser de vous aimer, pour ôter un rival au Roi, et pour lui faciliter l’acquisition de Bérénice.

BÉRÉNICE.

Je vous conjure maintenant de me priver de votre amour, et de me donner votre haine, afin que si je dois combattre la passion du Roi votre père, il ne puisse vous accuser d’être cause de mes froideurs, et des mépris éternels que je ferai de son amour.

TARSIS.

Qu’il m’accuse de toutes choses, pourvu que je ne puisse vous accuser d’avoir oublié que je vous aime. Qu’il me ravisse l’Empire, et qu’il m’arrache la Couronne, il ne m’aura rien ôté, pourvu qu’il ne m’ôte pas votre amour. Votre cœur est mon empire, votre cœur est ma Couronne, et si je suis toujours aimé, je serai toujours heureux.

BÉRÉNICE.

Vous serez donc toujours heureux, puisque vous serez toujours aimé ; mais voulez-vous que l’on publie que la misérable Bérénice arma le fils contre le Père, et qu’elle mit dans la nature une si horrible confusion ? Faites dessus vous un effort pour me délivrer de ce reproche.

TARSIS.

Si ce malheur arrivait, on le reprocherait au Roi qui ne sait pas se reconnaître en l’âge où nous le voyons.

BÉRÉNICE.

Si ce malheur arrivait j’en serais toujours la cause.

TARSIS.

Il faut donc dire en même temps que le Ciel en serait la cause, puis qu’il vous a fait naître si parfaite.

BÉRÉNICE.

Cessez enfin de m’aimer, bien que je veuille toujours aimer !

TARSIS.

Hélas, quand on ne veut plus être aimé, c’est une marque trop certaine qu’on ne veut plus aussi aimer !

BÉRÉNICE.

Je ne demande point votre haine, pour avoir quelques raisons de cesser de vous aimer, si vous devez vivre aussi longtemps que durera mon amour, vous seriez sans doute immortel. Mais je demande votre haine pour être seule malheureuse, et pour vous ôter du danger de ressentir un jour la peine que la perte d’une amante peut apporter à son amant. Aussi bien vous reconnaissez par les obstacles qui se présentent, que le Ciel impitoyable ne veut pas souffrir notre amour.

TARSIS.

Ha ! ma chère Bérénice, les Dieux ne m’opposent pas les difficultés qui se présentent pour m’empêcher de vous aimer, mais pour me donner sujet de vous mériter en les surmontant. Conservez-moi votre cœur, et je ne manquerai pas de bien dans ce malheureux voyage que l’on m’oblige d’entreprendre.

BÉRÉNICE.

Votre départ est donc résolu.

TARSIS.

Oui, ma mort est résolue ; et vous pouvez vous imaginer la violence qui se fait dans un corps, quand il est prêt de rendre l’âme, vous saurez ce que je souffre aujourd’hui que l’on m’oblige à me séparer de vous. Mais pour me donner la force de vous faire mes adieux, et de commencer notre absence, permettez-moi d’espérer que cette puissance souveraine qui m’éloigne de vos yeux, ne m’éloigne pas de votre cœur.

BÉRÉNICE.

Je vous le promets, Seigneur, et je me retire ; aussi bien après cette parole ne pouvant plus vous rien dire, et ne pouvant vous dire adieu, je ne vous puis donner que des larmes.

TARSIS.

Commence à souffrir, malheureux, puis que tu cesses de la voir. Hélas ! cette absence ne vient que de commencer, et si je la considère par mes maux, elle a duré des siècles.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

AMASIE, TIRINTE

 

AMASIE.

Que voulait vous dire le Roi quand il vous a envoyé quérir par Léonide ?

TIRINTE.

Il voulait augmenter ma peine, et me causer un nouveau mal par un nouveau commandement.

AMASIE.

Parlez plus clairement, Tirinte.

TIRINTE.

Il m’avait commandé de voir Bérénice, pour lui parler de son amour, et il me renvoyait quérir pour me commander de voir votre père, afin de lui faire savoir que comme il est résolu d’épouser Bérénice, il voulait que le Prince épousât Amasie. Voilà son commandement, voilà ma peine. Je viens apprendre de vous ce que vous voulez que je fasse, et si votre commandement autorisera celui de Roi. Ne faites point de difficulté de me dire vos volontés ; je ne suis pas de ces lâches de qui l’intérêt est le maître, si vous voulez une Couronne, je m’efforcerai de vous l’acquérir au dépens de mes espérances et de ma félicité. Parlez-moi donc librement, je suis prêt à travailler contre moi s’il faut travailler pour votre gloire. Je puis enfin me résoudre à vous perdre, et à me priver de vous même, si je ne puis autrement vous témoigner mon amour, et pour en donner des marques et plus nouvelles et plus étranges ; je puis vous conseiller de m’être infidèle, si l’infidélité vous profite, et qu’elle vous fasse un chemin à l’empire que vous méritez. Certes, je ne ferai pas toutes ces choses, sans faire dessus mon esprit une extrême violence, mais lors que votre perte m’aura rendu malheureux, votre félicité me consolera ? aussi je ne puis vivre après avoir perdu l’espérance, je sortirai content de la vie, si je vous laisse dans un trône.

AMASIE.

Il me semble, Tirinte, que je ne vous ai point donné sujet de me tenir ce discours ; je vous ai toujours montré plus d’amour que d’ambition, et puisque j’ai eu la hardiesse de vous dire que je vous aime, vous devez en être persuadé.

TIRINTE.

Aussi ne viens-je pas vous demander de nouvelles marques de votre amour, mais je viens vous en donner de la mienne. Je viens enfin vous demander, comment vous voulez que j’agisse dans l’extrémité qui me menace, et de vous perdre et de mourir. Le Roi m’a commandé d’aller dire à votre Père qu’il vous destine à son fils, que voulez-vous que je fasse.

AMASIE.

Vous me mettez beaucoup en peine.

TIRINTE.

Mais il y a longtemps que j’y suis.

AMASIE.

Hélas ! je ne saurais rien résoudre.

TIRINTE.

Je ne puis donc rien entreprendre.

AMASIE.

Que ferons-nous, Tirinte ?

TIRINTE.

Je vous le demande, Amasie, votre volonté sera ma loi.

AMASIE.

Si vous désobéissez au Roi, votre disgrâce est assurée.

TIRINTE.

Enfin que voulez-vous que je fasse ?

AMASIE.

Je n’en sais rien, Tirinte, résolvez, je vous laisse faire.

 

 

Scène II

 

TIRINTE, seul

 

Dans quelle inquiétude me laissez-vous, Amasie ? et quelle main favorable me retirera de ce dédale, où vous m’engagez vous-même ? Venez, venez m’assurer que vous voulez bien me perdre, ou que vous voulez me conserver, et je saurai ce qu’il faudra que je résolve. N’avez-vous osé me dire que l’ambition a triomphé de votre amour ? Que je résolve, dites vous ; Hé bien, il faut vous contenter : Hé bien, il faut obéir au Roi, et vous donner sujet de dire pour excuser votre inconstance, que je suis cause de mon malheur. Si vous voulez une Couronne, et si je vous aime parfaitement, je ne dois point consulter entre votre gloire et mon repos.

 

 

Scène III

 

TARSIS, TIRINTE

 

TARSIS.

Tirinte.

TIRINTE.

Seigneur.

TARSIS.

Je viens de voir le Roi, et je pense avoir différé mon voyage, ou du moins j’ai fait en sorte qu’il ne me pressera point de partir.

TIRINTE.

Mais avez vous obtenu du Roi cette grâce sans qu’elle vous coûte Bérénice.

TARSIS.

J’ai bien connu qu’il l’aimait d’une amour si violente, que je ne pouvais la combattre sans ruiner mes espérances. J’ai bien vu qu’en cette occasion, il fallait feindre de céder, afin d’obtenir la victoire. L’amour du Roi est, ce me semble un prodige et un désordre dans la nature. Et quand je le vois si ardent en un âge si froid, je m’imagine que la glace n’est plus ennemie du feu, et que le chaud et le froid viennent de s’accorder ensemble. Mais quand je regarde, Bérénice, et que je considère en elle tant de charmes et tant de grâces, je cesse de trouver étrange qu’un vieillard devienne amoureux, et qu’un prodige de beauté fasse des prodiges d’amour. Toutefois, Tirinte, tu verrais la fin de ma vie si je n’avais espérance que le Roi rougira bientôt de brûler d’une passion qui ne sied bien qu’en un jeune cœur ; oui, Tirinte, tu me verrais espérer, si je ne me persuadais que dans l’âme d’un vieillard l’amour n’est qu’une étincelle qui se perd en éclatant.

TIRINTE.

Mais enfin, qu’avez-vous fait pour rompre ou pour différer votre voyage.

TARSIS.

Comme j’ai vu que le Roi me voulait persuader d’aimer Amasie, je n’ai point résisté à son dessein.

TIRINTE.

Quoi, Seigneur, vous êtes vous résolu de lui céder Bérénice, et d’aimer enfin Amasie.

TARSIS.

Au moins j’ai feint de m’y résoudre, et j’ai gagné par cette feinte le retardement de mon voyage.

TIRINTE.

Je ne sais si cette feinte ne vous trompera point vous-même, et j’ai sujet d’appréhender qu’elle ne vous devienne funeste.

TARSIS.

En quoi funeste ?

TIRINTE.

J’allais trouver Criton de la part du Roi pour lui proposer le mariage où vous feigniez de vous résoudre. Si le Roi le veut, si Criton en demeure d’accord, si vous feigniez de le vouloir, à quelle extrémité vous réduisez vous par cette feinte.

TARSIS.

Tu allais parler à Criton.

TIRINTE.

Oui, Seigneur.

TARSIS.

Ne bouge, Tirinte, n’achève point ton voyage, je prendrai moi-même le soin de contenter le Roi sur ce sujet.

TIRINTE.

Que vous m’ôtez d’une grande peine.

TARSIS.

Pourquoi Tirinte ?

TIRINTE.

Parce que j’allais faire une chose qui vous eut été désagréable, et qui m’eût acquis votre disgrâce, puis qu’elle eut offensé votre amour. Mais enfin à quoi vous servira cette feinte ?

TARSIS.

Durant le temps que je feindrai, Bérénice lassera le Roi à force de lui résister.

TIRINTE.

Peut-être qu’à force d’endurer le Roi gagnera Bérénice.

TARSIS.

La vieillesse du Roi lui fera peur.

TIRINTE.

Une vieillesse couronnée est capable de donner de l’amour.

TARSIS.

Mais Bérénice peut attendre de moi cette puissance souveraine, qu’elle peut recevoir du Roi.

TIRINTE.

Mais peut-être que Bérénice sera plus aise de la recevoir, que de l’attendre, et qu’elle en aimera mieux la possession que l’espérance.

TARSIS.

L’amour me conservera son cœur.

TIRINTE.

L’ambition peut vous l’ôter. Quand il s’agit d’être Reine, une fille oublie bientôt son amour, et se laisser aisément contraindre ; il y a peu de fidélités à l’épreuve d’une Couronne.

TARSIS.

Ferai-je à Bérénice cette injure que de la croire si faible, et capable de me trahir ? Mais mettrai-je au hasard d’en faire à ma confusion une funeste expérience ! Je la crois assez généreuse pour me conserver son amour : mais, hélas ! je ne doute point de la force d’une Couronne, ni de la puissance de l’ambition. Que ne fait-on pas pour un trône ? Si on viole les lois, si on profane les choses saintes, on peut bien mépriser l’amour. Ô Tirinte, ô amour, ô fidélité de Bérénice, que je blesse, et que j’offense, que devez vous m’inspirer, et quels conseils dois-je prendre ?

TIRINTE.

Faites en sorte qu’on remontre au Roi que l’amour n’est pas honorable à une vieillesse comme la sienne. Employez à ce dessein des personnes d’autorité qui ne soient point soupçonnées de lui venir de votre part. Car si vous feignez d’aimer Amasie, et qu’il en soit si persuadé qu’il veuille que vous l’épousiez, quelles puissantes raisons opposerez-vous à ses volontés ? S’il croit que vous aimez Amasie, et qu’enfin il vous la donne, comment pourrez-vous la refuser ? De quoi vous pourrez vous plaindre, si on vous donne un trésor que vous recherchiez en apparence, et que vous sembliez désirer.

TARSIS.

Vous dites vrai, Tirinte, et cette pensée m’est un supplice. Mais il n’importe, feignons d’aimer Amasie, et pour réparer la faute d’avoir offensé Bérénice en doutant de sa fidélité, au moins faisons lui l’honneur que d’espérer en sa constance. Au lieu de demander ce qu’on ne fait pas pour un trône, demandons en ma faveur, ce qu’on ne fait pas pour l’amour ; on viole les lois, on profane les choses saintes, on méprise les couronnes. Flattons nous par ces effets que l’amour a souvent produits, et s’il faut être malheureux, couvrons au moins notre malheur par l’espérance de quelque bien. Au moins par le moyen de cette feinte je verrai toujours Bérénice, je demeurerai à la Cour, et comme je connaitrai l’état des choses, je saurai prendre selon le temps de nouvelles résolutions.

TIRINTE.

Il serait nécessaire qu’on avertit Amasie de ce dessein : Car en feignant de l’aimer vous lui donnez de l’amour, et la feinte de cette passion, produit quelquefois le même effet que la vérité.

TARSIS.

Je viens de voir Bérénice, qui lui en parle peut-être à l’heure que nous en parlons. Elle m’a dit même que par je ne sais quelle aventure ; Criton s’imagine que j’aime Amasie, et qu’il faut le laisser dans cette croyance. Mais voici Bérénice ; ô Dieux ! je viens de la quitter ; qu’a-elle à me dire de nouveau, je crains, je tremble : Retire-toi, je te prie.

TIRINTE.

Mais que dirai-je au Roi, qui m’envoyait parler à Criton.

TARSIS.

Invente ce que tu voudras, mais enfin retire-toi.

 

 

Scène IV

 

TARSIS, BÉRÉNICE

 

TARSIS.

Vous trouverai-je toujours avec un visage triste, ne verrai-je jamais en vous que des présages de misères ?

BÉRÉNICE.

Hélas ! nous cherchons en vain des remèdes contre les maux qui nous tourmentent.

TARSIS.

Comment, Bérénice !

BÉRÉNICE.

C’est le Ciel qui nous persécute, c’est contre lui que nous combattons, quelle victoire espérons nous ?

TARSIS.

Que me venez-vous apprendre.

BÉRÉNICE.

Il n’y a plus rien qui puisse empêcher mon Père de retourner en Sicile.

TARSIS.

Le Roi consent-il à son retour ?

BÉRÉNICE.

Le tyran de la Sicile est mort.

TARSIS.

Quoi, Phalaris est mort.

BÉRÉNICE.

Oui, Seigneur, les Siciliens, lassez de ses cruautés, ont enfin repris courage, et se sont vengés de ses barbaries. Regardez quelle est ma fortune, un Tyran me gêna durant sa vie, puisqu’il me contraignit d’abandonner mon pays, et me gêne encore après sa mort, puisqu’il faut m’éloigner de vous. Hélas ! l’état où je me trouve me défend de verser des larmes, et me le permet en même temps : Pourrais-je répandre des pleurs dans la délivrance de ma Patrie ? et n’en répandrais-je pas quand il faut que je vous quitte, et que je désespère de vous revoir ?

TARSIS.

Non, non, Bérénice, je ne vous verrai point réduite à cette fâcheuse extrémité. Si votre père aime les honneurs, on l’arrêtera par ces liens de toutes les âmes généreuses.

BÉRÉNICE.

Il a des prétentions dans la Sicile, qui l’empêcheront d’écouter votre amour, et qui l’obligeront sans doute à refuser tous les honneurs que vous pourriez lui présenter.

TARSIS.

Que prétend-il dans la Sicile de plus avantageux, qu’en ce Pays.

BÉRÉNICE.

Au moins il y sera dans sa Patrie.

TARSIS.

Mais les honneurs sont des biens que l’on peut goûter en tous lieux.

BÉRÉNICE.

Mais on croit qu’ils sont plus doux quand on les goûte parmi les siens, et que pour témoins de sa gloire on a les yeux de sa Patrie. Enfin, Seigneur, comment espérez-vous triompher si vous avez à combattre, et mon Père, et votre Père, et votre Roi.

TARSIS.

Mais comment me croyez-vous faible contre tous ces ennemis, si vous croyez que je vous aime ? L’amour manque-il de forces, quand il peut être soutenu par la puissance d’un monarque ? J’ai fait la guerre pour conserver la Couronne, je saurai bien l’entreprendre pour me conserver Bérénice.

BÉRÉNICE.

Que plutôt le Ciel me perde pour vous ôter le sujet d’une entreprise si criminelle. Mais voici mon Père.

 

 

Scène V

 

TARSIS, CRITON

 

CRITON.

Seigneur, je ne vous ferai point ici de longs discours, bien que je vous dusse préparer à recevoir un coup, qui sans doute vous étonnera. Vous aimez l’une de mes filles, j’avais commandé à Bérénice de vous entretenir sur ce sujet, je pense qu’elle aura fait son devoir, et qu’en fin vous ferez le vôtre.

TARSIS.

Elle a fait ce qu’elle devait, et je sais ce que je dois faire.

CRITON.

Si vous le savez, vous devez donc cesser d’aimer.

TARSIS.

Certes, Criton, je ne comprends pas pourquoi vous ne pouvez souffrir mon amour ; Est-ce que vous ignorez qui je suis ?

CRITON.

C’est par ce que vous ignorez qui vous êtes.

TARSIS.

Pensez-vous que l’amour m’aveugle, et qu’il m’ôte la connaissance de ce que je suis.

CRITON.

Il ne vous peut ôter cette connaissance, par ce que vous ne l’avez jamais eu.

TARSIS.

Vous m’offensez, Criton, et je pense enfin me connaître.

CRITON.

Si vous vous connaissiez, vous n’aimeriez pas, Amasie.

TARSIS.

Est-elle d’une condition, si inégale à la mienne, que mon amour me déshonore et qu’il déshonore le trône ?

CRITON.

Elle est de même condition que vous.

TARSIS.

Pourquoi donc ne puis-je l’aimer ?

CRITON.

Parce qu’elle est votre sœur, et que sa mère était votre mère. Cela vous étonne. Je n’en doute point.

TARSIS.

Et Criton serait mon Père. Et Bérénice serait ma sœur !

CRITON.

Retirez-vous, Bérénice, votre présence n’est pas ici nécessaire ; oui, Tarsis, je suis votre Père. Mais enfin considérez que vous ne pouvez vous connaître sans vous mettre au hasard de tomber d’un trône, dont mes soins et mes artifices vous firent le premier degré, et où votre vertu vous élève bien plutôt que la fortune. J’ai été contraint de vous dire ce secret que je vous aurais toujours caché ; j’ai été contraint de vous le dire pour vous obliger de presser vous-même mon retour, puis qu’il est si nécessaire à votre bien. Avez vous maintenant raison d’aimer Amasie, comme vous l’avez aimée jusques ici.

TARSIS.

Non pas si j’ai raison de vous croire : Mais le moyen de donner quelque croyance à un discours si incroyable...

CRITON.

Sachez pour vous le faire croire. Mais Léonide vient ici.

 

 

Scène VI

 

LÉONIDE, CRITON

 

LÉONIDE.

Criton, le Roi vous attend il y a longtemps, et m’a commandé de vous amener.

CRITON.

Que ferai-je ! Allons Léonide.

 

 

Scène VII

 

TARSIS, seul

 

Quelle nouvelle, chère Bérénice ! et quel plus grand étonnement a jamais surpris un esprit. Ha ! Bérénice ; si Amasie est votre sœur, et que je sois frère d’Amasie, de quel œil vous regarderai-je ? Puis-je sans crime et sans horreur vous regarder avec amour ? Vous, ma sœur, moi votre frère, et en même temps votre amant ? Hé ! quoi, Bérénice, cette amour incomparable, dont je brûle aujourd’hui pour vous, n’est-elle pas un effet de votre beauté, est-ce seulement un effet du sang ? Non, non, il est impossible que le sang puisse allumer de si grands feux ; j’aime, j’aime Bérénice d’une passion trop violente, et il n’appartient qu’à la beauté de faire naître dans les âmes de si étranges embrasements. Ô Bérénice ! N’aurais-je donc que de l’amitié, quand je pense avoir de l’amour ? Et lorsque par tant de peines, je tâchais de faire aimer le misérable Tarsis, ne travaillais-je seulement qu’à vous faire aimer votre frère ? Mais dois-je croire cette aventure, hélas ! Je voudrais en être instruit, et je crains pourtant de m’en instruire. Que de peines ! Que de maux ! Que de supplices ! Et que l’on endure de tourments, quand il faut qu’une amour extrême se convertisse en amitié.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

AMASIE, BÉRÉNICE

 

AMASIE.

Cette aventure vous met en désordre, et je vois bien que vous avez peine à devenir sœur de Tarsis.

BÉRÉNICE.

Hélas ! j’ai honte de l’avoir aimé, puis que c’est mon frère que j’ai aimé comme mon amant. Je pense m’être rendue criminelle autant de fois que je l’ai regardé, et je ne me tiens pas innocente d’avoir eu si longtemps de l’amour, lors que je devais avoir seulement de l’amitié.

AMASIE.

C’est une faute de la fortune, qui ne tache point l’innocence.

BÉRÉNICE.

C’est une faute de la fortune, qui a offensé la nature.

AMASIE.

Si cet amour est une faute, la nature s’en est servie, afin de vous découvrir ce que la fortune nous cachait. Car si vous n’eussiez point aimé, et qu’on ne vous eut point aimée, nous n’eussions pas trouvé un frère si recommandable par sa vertu. Pour moi, ma sœur, comme il est comblé de gloire, j’aime mieux qu’il soit mon frère que s’il était mon amant ; parce que je m’imagine qu’il est beaucoup plus glorieux d’être du sang d’un homme illustre que de s’allier d’un homme illustre.

BÉRÉNICE.

Hélas ! que cet avantage que vous trouvez d’être sortie d’un même sang, va lui causer de déplaisirs, et peut-être d’infortunes. Ce nous est sans doute une grande gloire d’avoir un frère si illustre, mais s’il ne peut être notre frère, qu’il ne perde la Couronne qui brille déjà sur sa tête, je vous le confesse, Amasie, il me fâche qu’il soit mon frère, et je souhaiterais plutôt d’être sa sujette que sa sœur.

AMASIE.

Mais, le voici.

BÉRÉNICE.

Hélas ! j’ai honte de le voir.

AMASIE.

Au moins sachez de lui cette histoire, je vous laisse tous deux ensemble, qu’ils sont confus de se revoir.

 

 

Scène II

 

TARSIS, BÉRÉNICE

 

TARSIS.

De quel nom vous appellerai-je ?

BÉRÉNICE.

Mais de quel œil vous regarderai-je ?

TARSIS.

Il m’est encore impossible de vous appeler ma sœur.

BÉRÉNICE.

Il m’est encore impossible de vous regarder en frère. Mais n’avez vous point appris par quelle aventure nous venons d’être tous deux changez, vous en mon frère, moi en votre sœur.

TARSIS.

Je n’ai rien encore appris d’un changement si étrange, et je venais l’apprendre de vous.

BÉRÉNICE.

Je n’en sais rien, Tarsis, et tout ce que je puis dire, c’est qu’il faut céder à la nature, et vaincre l’amour par l’amitié.

TARSIS.

On peut aller facilement de l’amitié à l’amour, mais il n’est pas si facile d’aller de l’amour à l’amitié.

BÉRÉNICE.

Cela doit nous être facile dans l’état où nous nous trouvons.

TARSIS.

Ha ! Bérénice, qui me serez toujours chère, ou comme sœur ou comme amante ; en vain je fais des efforts, afin de séparer en moi votre amant de votre frère : L’amant veut chasser le frère, le frère veut chasser l’amant, et dans un combat si nouveau, j’ai honte d’être votre amant, et j’ai horreur d’être votre frère.

BÉRÉNICE.

Ne consultez pas d’avantage, vous ne pouvez plus demeurer amant sans commencer d’être criminel ; et si vous conservez votre amour, vous ne mériterez d’être aimé, ni comme amant ni comme frère.

TARSIS.

Donnez, donnez à mon amour pour le moins le temps d’expirer.

BÉRÉNICE.

Il ne lui faut pas plus de temps qu’il en faut pour prononcer le nom de sœur et de frère.

TARSIS.

Quoi ! Bérénice, vous avez si peu combattu.

BÉRÉNICE.

Je ne sais ce que j’ai fait, mais je pense avoir fait mon devoir.

TARSIS.

Hélas, Bérénice ! ce n’est pas m’avoir aimé comme votre amant que de vous résoudre si tôt de m’aimer comme votre frère, et l’on a eu bien peu d’amour quand on peut si promptement le convertir en amitié.

BÉRÉNICE.

Ne changerez-vous point de discours ?

TARSIS.

Vous n’avez pas changé de charmes.

BÉRÉNICE.

Mais enfin, j’ai changé de nom.

TARSIS.

Mais je n’ai pas changé de cœur.

BÉRÉNICE.

Souvenez-vous du nom de frère.

TARSIS.

Ce nom de frère me confond, m’en souvenir est mon supplice, et mal gré même la raison, mon amour opiniâtre veut toujours demeurer amour. Ha ! que mon aventure est étrange, le Ciel m’ôte Bérénice, et me la donne en même temps ; c’est ma sœur, ce fut mon amante, je l’ai perdue sans que je la perde, et je la gagne sans la gagner. Mais il ne faut plus résister ou la résistance serait honteuse. Enfin mon amour expire, mais pour expirer entièrement, il faudrait, chère Bérénice, que j’expirasse avec lui. Comme par la force de l’amour mon cœur se convertit en amour, il faudrait m’ôter ce cœur, afin de m’ôter mon amour.

BÉRÉNICE.

Cessez de m’offenser par cette parole d’amour, qui n’a plus rien dans votre bouche que d’horrible et d’effroyable.

TARSIS.

Non, non, Bérénice, je ne vous offenserai plus. Enfin, ma sœur, puis qu’il faut prononcer cette parole, aimez un Roi qui vous aime ; la première marque que je vous puis donner de mon amitié, c’est de vous conseiller d’aimer un Roi qui vous appelle maintenant au partage de ses grandeurs. Je vous verrai passer en ses mains sans douleur, et sans jalousie ; et s’il faut perdre l’espérance de me voir un jour dans le trône, au moins j’en serai consolé lors qu’une autre que Bérénice ne possèdera pas un si grand bien, et que je ne perdrai ma splendeur que pour en voir ma sœur éclairée.

BÉRÉNICE.

Faut-il que la rencontre d’une sœur vous mette au hasard de perdre des prospérités si glorieuses ? Faut-il que je sois funeste à mon frère à l’instant même que je le trouve ?

TARSIS.

Si je dois perdre la Couronne que j’eusse injustement possédée, c’est que le Ciel qui est juste ne peut souffrir une injustice.

BÉRÉNICE.

Non, non, je veux m’imaginer qu’en vous donnant une sœur, il ne vous ôtera pas un Empire. Il n’a pas accoutumé d’être ennemi de la vertu, et ce n’est pas sans raison qu’il a permis que les peuples de ce Royaume, conservez par votre courage, vous aient déjà proclamé Roi.

TARSIS.

Ils ont crû faire cet honneur au sang de leur Prince.

BÉRÉNICE.

Puisque c’est votre courage qui les a tirez d’oppression, ils ont crû faire cet honneur à la vertu.

TARSIS.

Quoiqu’il en soit, Bérénice, je n’ai plus rien à perdre, puis que je viens de vous perdre ; car enfin, ma fureur se renouvelle, je ne puis vous voir sans amour, et vous n’aurez point d’amants dont votre frère ne soit jaloux.

BÉRÉNICE.

Ha ! Tarsis, votre discours m’épouvante, il faut enfin que je me retire, aussi bien ma triste présence ne pourrait désormais servir qu’à faire croître votre crime, puis que votre amour est un crime.

 

 

Scène III

 

TARSIS, seul

 

C’est ici, malheureux Tarsis, que la honte et l’horreur t’accompagnent de tous côtés. Tu n’as regardé le trône que pour être misérable, et tu n’as vu Bérénice que pour être criminel. Hélas ! Je me consolerais dans mon mal si j’aimais seulement sans espoir, mais enfin ma fortune est telle que lors que j’aime sans espoir, je ne saurais aimer sans crime. Tarsis souhaite-t-il tuer le Roi ou bien pense-t-il au suicide ? Les deux issues seraient tragiques. Épouvantable passion ! Passion qui fait mon crime, et tout ensemble mon supplice, comme tu es à détester, dois-tu me rendre détestable ! Ô destins ! ô Dieux ! ô Nature ! N’aviez vous mis tant de charmes sur le visage de Bérénice, que pour en faire naître un monstre en faisant naître mon amour. Mais dois-je encore songer à l’amour lors que je pense à Bérénice, mais puis-je songer à Bérénice sans me rendre encore à l’amour. Ô sentiments horribles ! Ne sortirez vous point de mon âme, mais comment en sortiriez vous, si l’amour qui vous produit y demeure victorieux, et vous donne toujours la naissance. Mais dois-je encore appeler amour cette effroyable passion ; non, non, c’est une nouvelle furie qui s’allume dans mon sang, qui renverse la raison, qui épouvante la nature. Viens donc, viens donc à mon secours ; Ô nature outragée par cette furie, et si tu ne peux en triompher, excite en moi ce désordre qui me doit apporter la mort, afin d’étouffer cette furie sous les ruines d’un malheureux ; enfin, si je ne puis vaincre cette amour, que je meure pour être puni. Mais que veut Tirinte.

 

 

Scène IV

 

TIRINTE, TARSIS

 

TARSIS.

Hé bien, Tirinte, Criton a-t-il vu le Roi ?

TIRINTE.

Non pas encore, et j’allais au devant de lui pour le presser de venir. Je n’ai jamais vu le Roi dans une si grande impatience. Il s’imagine que vous retenez Criton, et que vous l’instruisez de ce qu’il doit faire.

TARSIS.

Hélas, Tirinte, je n’ai plus rien à faire, et je n’ai plus rien à dire : Toutes mes espérances sont ruinées.

TIRINTE.

Comment, Seigneur.

TARSIS.

Tu le sauras assez tôt.

TIRINTE.

Mais je vois le Roi qui rentre dans cette galerie, il vous a aperçu, il vient à vous, et moi je vais quérir Criton.

 

 

Scène V

 

LE ROI, TARSIS

 

LE ROI.

Il me semble que mes volontés vous devraient être plus chères, et que quand je mande Criton, vous ne devez pas le retenir.

TARSIS.

Moi, Sire.

LE ROI.

Oui, vous, et je ne veux point douter que l’amour de Bérénice ne vous mette bien tôt en état de me déplaire.

TARSIS.

Je ne vous déplairai jamais par l’amour de Bérénice, je sais le respect que je vous dois, et je saurai suivre la loi que m’impose ma naissance.

LE ROI.

Elle vous oblige à m’obéir.

TARSIS.

Elle m’oblige à plus encore.

LE ROI.

Je ne vous demande pas davantage.

TARSIS.

Mais enfin voici Criton accompagné de ses filles.

 

 

Scène VI

 

LE ROI, CRITON, TARSIS, BÉRÉNICE, TIRINTE, AMASIE

 

LE ROI.

Criton, vous avez su mes intentions, et mes volontés, je suis maintenant en peine de votre réponse.

CRITON.

Sire, elle donnera de l’étonnement à tous ceux qui l’entendront, et je ne doute point qu’on ne me blâme de refuser les honneurs que votre Majesté me présente.

LE ROI.

Quoi ! vous êtes encore dans la même résolution, et mon alliance est un bien qui ne vous saurait contenter.

CRITON.

Comme je suis indigne de cet honneur, le Ciel permet que je le refuse.

LE ROI.

Puisque je vous le présente, vous devez vous en croire digne.

CRITON.

Ha ! Sire, mettez en oubli votre amour, et permettez que notre départ soit le remède de votre passion, quand vous ne verrez plus Bérénice, vous cesserez bientôt de l’aimer. On nous attend en Sicile, le Tyran est mort, notre Pays nous appelle, et je ne puis disposer, ni de moi ni de mes enfants, puis que nous appartenons à notre Patrie, qui nous demande et qui nous appelle.

LE ROI.

Je vois bien ce que c’est, Criton, vous voulez que j’use de mon pouvoir, et que je ravisse le bien que vous me devriez accorder. Hé bien ! il faut vous montrer que je suis Roi.

CRITON.

Sire ce n’est pas par violence que vous pouvez le témoigner.

LE ROI.

Ce n’est pas faire violence à un homme, que de lui faire de l’honneur. Quelles raisons avez-vous de me refuser, Bérénice ? N’obligez-vous pas votre Patrie, en lui procurant par cette alliance un appui comme le mien ? Si vous me contestez davantage, je saurai bien faire sans vous, la gloire et la félicité de vos filles ; vous oubliez en cette occasion que vous êtes Père, et je veux vous en faire souvenir.

CRITON.

Ha, Sire !

LE ROI.

J’épouserai Bérénice, et mon fils épousera Amasie. C’est une chose résolue.

CRITON.

Mais c’est une chose impossible, et la nature en est l’obstacle, hélas !

LE ROI.

Parlez Criton, qu’avez-vous enfin à me dire ?

CRITON.

Ha ! Sire, il faut que je parle, et que je découvre mon crime plutôt que d’en souffrir de plus grands. Pardonnez à ce misérable ce que vous en allez entendre. Vous voulez épouser Bérénice, et Bérénice est votre fille.

LE ROI.

Bérénice ma fille !

CRITON.

Ce n’est pas tout ; vous voulez que Tarsis épouse Amasie, et Tarsis est mon fils et frère d’Amasie.

LE ROI.

Que me dites-vous Criton ?

TARSIS.

Qu’avons-nous ouï, Tirinte ?

CRITON.

Enfin, j’amène ici Bérénice, afin de vous rendre votre sang, en vous rendant votre fille. Et j’y amène aussi Amasie, afin que si mon châtiment n’est pas capable de vous satisfaire, vous punissiez encore en mes enfants le crime et l’ambition de leur Père.

LE ROI.

Que mon étonnement est extrême ! Dites-nous donc cette aventure.

CRITON.

Je ne pense pas que vous ayez perdu la mémoire des guerres qui désolèrent cet État. Il vous souvient de cette cruelle extrémité où les Princes de ce Royaume vous réduisirent par une révolte épouvantable. En ce temps là, Sire, vous envoyâtes en Sicile la Reine votre femme, par ce qu’elle n’était pas en sûreté dans vos États, et qu’il était à craindre qu’elle reçut quelque outrage de ces Princes vos ennemis, qui prétendaient à la Couronne, et qui n’y pouvaient arriver que par votre mort, et par l’anéantissement de votre race. La Reine vint donc en Sicile, où elle fut reçue selon sa condition ; et me fit l’honneur, par ce que vous le désiriez ainsi, de m’appeler auprès d’elle, et même de prendre ma maison, pour y demeurer aussi longtemps que dureraient vos malheurs. Elle était grosse, comme vous savez, et ma femme l’était aussi. Jusque là je suis innocent, mais voici le commencement de mon crime. La Reine qui savait fort bien que tous vos ennemis n’étaient pas en votre Royaume, ne se confiait qu’à ma femme, et son accouchement fut si secret, que personne n’en eût connaissance que ma femme, deux de mes sœurs et moi. Aussitôt qu’elle eût appris qu’elle avait mis au monde une fille (c’est Bérénice, que je vous rends) elle me dit les larmes aux yeux que vos affaires étaient ruinées, et que les peuples qui favorisaient déjà les rebelles voulaient un Prince et non pas une Princesse. Alors elle se résolut de vous écrire, comme si véritablement elle eût accouché d’un fils ; et me commanda de vous apporter sa lettre et de vous proposer son intention, afin que si vous l’approuviez sa lettre fît connaître aux peuples que vous aviez un successeur. Comme j’étais prêt de partir elle mourut quatre jours après son accouchement ; mais aussitôt qu’elle fut morte je fis un dessein si étrange que je m’étonne de son succès. Je m’imaginai que si ma femme accouchait d’un fils, je pourrais le supposer en la place de Bérénice, et me servir de la lettre de la Reine pour vous faire croire qu’elle vous avait laissé un successeur. Ainsi je fis en sorte que l’accouchement de ma femme fut secret ; et comme si le Ciel et la nature eussent voulu contribuer à mon dessein, ma femme accoucha d’un fils le lendemain que la Reine mourut. Je supposai cet enfant en la place de Bérénice, et pour vous faire croire qu’il était né de la Reine je me servis de sa lettre que je vous apportai avec lui. Vous reçûtes donc Tarsis pour votre fils, et je gardai Bérénice comme si elle eût été ma fille. Voilà, Sire, Voilà le crime d’un Père qui se résolut de perdre son fils pour avoir un jour le plaisir de le voir assis sur un trône, et qui toutefois dans son crime s’imagina vous rendre service. En effet, Sire, l’arrivée et la présence de Tarsis rendit le respect à vos peuples, étonna les séditieux, et les fit taire en ce temps là. Ainsi l’on peut dire que Tarsis étant encore en un âge où l’on peut montrer que des faiblesses, commença à vous servir, et à vous rendre témoignage qu’il était né seulement pour vous. Mais il semble que je veuille excuser ma faute ; non, non, Sire, punissez mon ambition : et vous Bérénice, sollicitez mon châtiment pour vous venger d’un misérable, qui vous déroba si longtemps les honneurs qui vous étaient dus, et où votre naissance vous appelait.

AMASIE.

Ô Dieux ! quelle aventure !

LE ROI.

Mais puisque la lettre de la Reine m’assurait que Tarsis était mon fils, et que je ne vois point de preuves du dessein que vous dites qu’elle avait, pourquoi ne croirai-je pas encore qu’il soit mon fils.

CRITON.

Sire, voici les derniers caractères qu’elle forma. Voilà ce qu’elle vous écrivit en mourant pour vous assurer qu’elle vous laissait une fille et non pas un fils.

LE ROI.

Hélas ! Je reconnais son écriture, lisons. Criton vous dira mon dessein sur la première lettre que j’ai écrite à votre Majesté ; mais il est vrai que les Dieux nous ont donné une fille que je laisse entre ses mains pour vous la rendre quelque jour. Adieu, je ne meurs que du déplaisir de me voir éloignée de vous, et je vous souhaite la paix, puisque c’est le plus grand bien qu’on puisse souhaiter aux Rois.

CRITON.

Sire, voilà cette fille que je vous rends.

LE ROI.

Hélas ! cette lettre a renouvelé dans mon âme toutes les douleurs de sa mort. Bérénice ma fille.

TARSIS.

Quel changement, Madame !

LE ROI.

Ô Dieux ! je n’en saurais plus douter, plus je la regarde et plus je remarque en elle les traits, et l’image de sa mère. Ha, Bérénice ! il faut enfin que l’amour fasse place à l’amitié ; je cesse de vous aimer, afin de commencer à vous aimer. Ô fille en qui je revois une mère que j’aimais uniquement, qu’il m’est ici difficile de ne pas mêler des larmes aux embrassements que je te donne. Ha, Criton ! ne dois-je pas vous accuser !

BÉRÉNICE.

Ha, Sire ! Si vous me faites l’honneur de me reconnaître pour votre fille, je supplie votre Majesté de ne me pas refuser la première demande que j’ose lui faire.

LE ROI.

Demandez ; Vous obtiendrez tout.

BÉRÉNICE.

Si cette supposition a rendu Criton coupable, je vous demande son pardon.

LE ROI.

Bérénice, les grands services du fils ont déjà excusé la faute du père ; et comme j’en ai profité, je dois le récompenser au lieu de le punir. Sa faute m’a causé deux grands biens en même temps. En vous retenant près de lui, il vous a sauvée des cruautés de nos rebelles. Enfin, c’est par son courage et par son bras que nous avons étouffé des guerres qui avaient eu leur commencement dans le siècle de nos pères. Ainsi ne vous imaginez pas qu’ayant été mon fils jusques ici, je veuille aujourd’hui qu’il cesse de l’être. Non, non, je veux qu’il demeure mon fils en devenant votre époux, puisque j’ai su par lui-même qu’il est déjà votre amant. Mes peuples qu’il a conservés et qui l’ont reconnu pour leur Roi, consentiront avec joie à un si juste mariage. Y consentez-vous Criton ?

CRITON.

Ha, Sire ! qui refuserait l’honneur lorsqu’on attendait un supplice ?

LE ROI.

Y consentez-vous Bérénice ?

BÉRÉNICE.

Refuserais-je d’obéir aux premiers commandements que me fait mon père ?

TARSIS.

Ha, Sire ! par quelles illustres actions mériterai-je cet honneur ?

LE ROI.

Il y a longtemps que vous le méritez, mais Criton je ne suis pas encore content.

TIRINTE.

Que veut-il faire Amasie ?

LE ROI.

Je veux prendre dans votre maison la récompense que je veux donner aux grands services que Tirinte m’a rendus. Comme il a été le compagnon de Tarsis dans le péril et dans la gloire, je m’imagine que Tarsis ne le dédaignera pas pour son frère.

TARSIS.

Je vous aurais demandé pour lui ce que vous lui donnerez volontairement.

LE ROI.

Comme il mérite Amasie par sa vertu je veux encore l’en rendre digne par les honneurs que je lui destine. Approuvez-vous mon dessein, Criton ?

CRITON.

Oui, Sire, et j’ai toujours souhaité ce que vous faites aujourd’hui.

TIRINTE.

Ha, Sire ! je commence à reconnaître que j’ai beaucoup fait pour votre service, puisque vous m’en voulez donner une si glorieuse récompense.

LE ROI.

Que l’on célèbre cette journée, et admirons tout ensemble : la secrète conduite des Dieux qui font réussir toutes choses quand ils veulent favoriser les hommes.

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