Boquillon à la recherche d’un père (Jean-François Alfred BAYARD - DUMANOIR)

Comédie-vaudeville en trois actes.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 15 janvier 1845.

 

Personnages

 

MONSIEUR BOQUILLON, vieux rentier

MONSIEUR LECOURTAUD, riche négociant

AMANDA, sa femme

MONSIEUR GODEFROY

GABRIEL, jeune peintre

LÉONARD, commis-voyageur de la maison Lecourtaud

HOPE, domestique de Lecourtaud

CHARLOTTE

MADAME GRICHARD, portière

L’AUVERGNATE, femme d’un charbonnier

 

 

ACTE I

 

La scène se passe chez Boquillon.

Un petit salon, proprement meublé. Au fond, au milieu, une armoire sous tenture, s’ouvrant à deux battants. De chaque côté de l’armoire, une porte ; celle qui est à droite du spectateur est la porte d’entrée, l’autre conduit à un cabinet. À droite, au premier plan, une fenêtre, près de laquelle est une petite table de jeu. À gauche, en face de la fenêtre, la chambre à coucher de Boquillon. haut, du même côté, une cheminée garnie, glace, pendule, etc. etc. Au milieu du théâtre, un guéridon, sur lequel est un verre d’eau en cristal Près de la table de jeu, un grand fauteuil à la Voltaire.

 

 

Scène première

 

MADAME GRICHARD, GABRIEL

 

Mme Grichard est assise sur un fauteuil, près du guéridon, sur lequel sont une bouteille, un verre, des biscuits, un flambeau allumé, et elle est sur le point de s’endormir, quand on frappe à la porte.

MADAME GRICHARD, s’éveillant en sursaut.

Hein ?... quoi qu’il y a ?... Je m’étais endormite !...

On frappe de nouveau.

C’est M. Boquillon qui rentre...

Apercevant les biscuits, le verre, et jetant un cri.

Ah ! ciel de Dieu !

Serrant précipitamment le tout dans le cabinet à gauche, en parlant.

Voilà ! monsieur, voilà !... On y va, monsieur !

Ouvrant.

On y... Tiens ! ça n’est pas lui !... c’est M. Gabriel, le petit voisin !

GABRIEL, un bougeoir à la main.

Tiens ! c’est madame Grichard, notre aimable portière !... Bonsoir, madame Grichard...

MADAME GRICHARD.

Monsieur, je suis bien la vôtre.

GABRIEL.

Je rentre... Votre mari dormait dans la loge, sans lumière... et, comme j’en ai aperçu chez M. Boquillon, je voulais lui demander la permission d’allumer mon bougeoir.

MADAME GRICHARD.

Allumez, monsieur Gabriel, allumez... Un peu de feu, ça ne se refuse pas à un joli homme.

GABRIEL, déposant son bougeoir et regardant autour de lui.

Ah ça !... est-ce qu’il n’est pas encore rentré, le voisin ?

MADAME GRICHARD.

Mon Dieu, non !... et c’est singulier !... à onze heures !... lui, qui est réglé comme sa pendule... Tiens ! elle est arrêtée !...

GABRIEL, bas.

Dites donc, est-ce qu’il se dérangerait ?... Est-ce que... hein ?... Croyez-vous ?

MADAME GRICHARD, avec dignité.

Jamais, monsieur !... jamais !

GABRIEL, riant.

Laissez donc !... et l’année dernière... ces visites aux Prés Saint-Gervais... où il retournait souvent... Il y avait là quelque intrigue qui le rendait tout guilleret... témoin ce jour où il rentra, le chapeau sur l’oreille... frappant partout... fourrant sa clé dans toutes les serrures, qu’il prenait pour la sienne, et chantant à tue-tête dans les escaliers :

« Vive le vin, l’amour et le... »

Riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

MADAME GRICHARD.

C’est pourtant vrai !... même que ce jour-là, dans son délire, il me frétillait autour du corsage... car il est vif comme un poisson, ce petit vieux-là... qu’il me criait : « Amenaïde, cède aux vœux de Gustave !... Amenaïde, tu n’as que quinze ans ce soir !... » Quinze ans, moi !... C’est la boisson, monsieur, qui aveuglait ce rentier... car il sait bien que j’ai vingt-sept ans passés.

GABRIEL.

Oh ! passés !...

MADAME GRICHARD.

Mais depuis, il est rentré dans le devoir... il est revenu aux dominos... c’est le jeu qui convient à son âge.

GABRIEL.

Allons donc !

MADAME GRICHARD.

De quoi, allons donc ?... Les amours, les farces et les bamboches, c’est bon pour vous, qu’êtes un jeune homme... et qu’êtes un peintre... qu’on dit que les rapins, c’est funeste pour les pauvres femmes... Allez-vous-en donc, suborneurs que vous êtes !

GABRIEL.

Pas moi, mère Grichard !

La main sur le cœur.

Il y a là un amour... sérieux et respectable !...

MADAME GRICHARD, attendrie.

Vertueux jeune homme !... je suis attendrite !... Vous voulez épouser ?

GABRIEL, soupirant.

Ah !... elle est mariée.

MADAME GRICHARD, bondissant.

Sapristi !... Eh bien ! c’est agréable pour ce monsieur !... Encore un !

GABRIEL.

Oh ! rien, rien, mère Grichard... Mais si vous saviez ce que c’est que de faire le portrait d’une femme qu’on aime !...

MADAME GRICHARD.

Vous la peignez ?...

GABRIEL.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

C’est le mari qui l’a voulu, du reste...

MADAME GRICHARD.

C’est toujours eux qui veulent, ces maris !

GABRIEL.

Et, malgré moi, de mon talent modeste
À mille écus il a fixé le prix.
Et puis, après le portrait de sa femme,
Il veut aussi que je fasse le sien...

MADAME GRICHARD.

Quoi ! mille écus pour la têt’ de la dame !...

À part.

Je crois qu’il f’ra cell’ du monsieur pour rien.

Haut.

Vous ferez bien cell’ du monsieur pour rien.

GABRIEL, vivement.

L’autre aussi !... Ne suis-je pas payé d’avance !... Chaque jour, un tête-à-tête forcé... en face l’un de l’autre... ses yeux attachés sur les miens, qui la dévorent... ça me fait battre le cœur ! ça me...

MADAME GRICHARD.

Je crois bien... ça mettrait le feu à un canon !

GABRIEL.

Et ce soir, au spectacle... où j’étais entre elle et son mari...

MADAME GRICHARD.

C’est encore lui qui l’a voulu ?

GABRIEL.

Toujours... Il ne voit rien.

MADAME GRICHARD.

C’est une grâce d’état.

GABRIEL.

Il ne s’est même pas aperçu qu’un drôle se permettait de regarder sa femme avec impertinence... et si je n’avais pas été là, pour la faire respecter...

MADAME GRICHARD.

Seigneur Dieu ! vous avez eu une querelle !...

GABRIEL.

Non, non, ne croyez pas !...

Reprenant son bougeoir, qu’il allume.

Bonsoir, mère Grichard, bonsoir... je vais me coucher... pour rêver d’elle !

Il s’éloigne.

MADAME GRICHARD.

Ah ! les polissons de jeune-hommes !...

GABRIEL, revenant.

Ah ! dites-moi... Demain, je sortirai de bonne heure... si je ne rentrais pas... s’il m’arrivait quelque chose... prévenez ma famille.

MADAME GRICHARD.

Ah ! Seigneur Dieu !... monsieur !...

On entend fredonner Boquillon.

BOQUILLON, au dehors.

« Aux bords de la Garonne,
« De Bordeaux revenant... »

GABRIEL.

Chut !...

 

 

Scène II

 

MADAME GRICHARD, GABRIEL, BOQUILLON

 

BOQUILLON, entrant gaiment, un bougeoir à la main.

« Je vis nymphe mignonne
« Qui s’en allait chantant...
« L’on rit, l’on jase et l’on raisonne,
« Et l’on s’amuse... »

Les voyant.

Tiens ! de la société dans mon entresol !... il y a soirée chez moi !... ma chandelle brûle !

Il éteint son bougeoir et le pose sur le guéridon.

Bonsoir, voisin... bonsoir, portière... bonsoir, tout le monde...

MADAME GRICHARD, lui montrant la pendule.

Regardez, monsieur, regardez !... D’où venez-vous, à des heures pareilles ?

BOQUILLON, triomphant.

Je viens... du Cirque !... Cirque-Olympique... Cirque-National... rien que ça !... Dieu ! que c’était beau !

À Mme Grichard.

Donnez-moi ma robe de chambre.

GABRIEL.

Ah diable ! au spectacle ?

BOQUILLON, pendant ce qui suit, ôte son habit et passe une robe de chambre.

Mais oui... C’était un pique-nique... Figurez-vous que, tous les soirs, après dîner, je m’accorde volontiers ma demi-tasse au Café de la rue Meslay... C’est propre, c’est chaud, et la limonadière est gentille... la vue n’en coûte rien... Je fais là le domino à quatre... trois vieux et moi, qui suis le jeune homme de la bande... Ils m’appellent blanc-bec... ça me fait rire... C’est que c’est vrai... tous les soirs ils me disent la même facétie... « À vous la pose, blanc-bec... Il boude, le blanc-bec... » C’est vieux, ça radote... L’autre semaine, j’étais en veine... j’étais brouillé avec le double-six... Ma foil je. leur propose une poule pour aller au spectacle... Va pour la poule !... Depuis huit jours, nous l’engraissions... C’était pour aujourd’hui... et, comme j’aime la saine littérature... j’ai fait choisir le Cirque... Ça ne fatigue pas l’imagination...

À Mme Grichard.

Prenez mes claques.

GABRIEL.

À la bonne heure, voisin... à la bonne heure !... C’est qu’avec vos habitudes régulières... je croyais que vous vous dérangiez !

BOQUILLON.

Eh bien ! qui est-ce qui se plaindrait ?... qui est-ce qui réclame ?... Eh ! eh ! le maître, c’est moi !...

Se montrant.

Libre comme l’air... seul, comme l’obélisque... célibataire, comme le grand Turc... Voilà de bonheur !

GABRIEL.

Mais vous avez de la famille... des neveux... Ce brave Léonard, qui passe sa vie à voyager...

BOQUILLON.

Voilà !... Ils sont grands, ils marchent tout seuls... Je me passe d’eux, ils se passent de moi : nous sommes quittes... Voilà le bonheur !

MADAME GRICHARD, se rapprochant.

Comment ! monsieur... (Excusez, si je me mêle...) Vous n’avez jamais eu l’idée de vous unir ?

BOQUILLON.

Ah ! bien !... ah ! bon !... Voilà une idée de portière !... Merci bien, la Grichard... Quand vous en aurez comme ça, donnez-moi la préférence.

GABRIEL.

Cependant, une bonne petite femme...

BOQUILLON.

Une bonne petite femme ?... Laissez donc ! je ne mets pas à la loterie.

MADAME GRICHARD.

De bons gros enfants... bien joufflus...

BOQUILLON.

Oui, c’est gentil à voir... de loin... ceux des autres... mais chez soi !... à soi !... Ah ! fi !... ah ! pouah !... Des mioches qui crient... une femme qui... qui crie aussi... un béguin par ci, une camisole par là... et le papa... je veux dire le mari, qui rage... Voilà une existence agréable !... Vous rentrez le soir, bien jovial... comme vous me voyez... on vous flanque sur les bras le petit dernier, que la maman a fouetté... et qui a fait des sottises... Avec les enfants, tout n’est pas roses !... Pendant que vous le tenez, monsieur son frère, qui mangeait du raisiné, applique sa main sur votre beau canapé tout neuf... V’lan !... voilà les cinq doigts lithographiés... C’est donc joli ?... Regardez ici, chez le vrai célibataire... comme c’est propre ! comme c’est rangé ! comme c’est... Il n’y a pas de raisiné là-dessus... Voilà le bonheur !

GABRIEL, entraîné.

Parbleu !

BOQUILLON.

Parbleu !... Faites comme moi, restez garçon... laissez marier les autres...

Bas.

On finit par y trouver son compte.

MADAME GRICHARD, qui a entendu.

Ah ! le vieux monstre !

BOQUILLON.

Demandez à la Grichard... N’est-ce pas, la Grichard ?...

MADAME GRICHARD, avec dignité.

Monsieur !... monsieur !...

GABRIEL.

Le fait est, voisin, que votre petit intérieur est tenu avec un soin !...

MADAME GRICHARD, vivement.

Je m’en vante... Mais aussi, c’est vrai que M. Boquillon ne se refuse rien.

BOQUILLON.

Me refuser, moi ! par exemple !... Dès qu’une chose me tente : « Boquillon, mon garçon, que je me demande, en as-tu bien envie ?... Voyons, dis-le, ne te gêne pas. » – Si je me réponds : « Dame ! oui... ça me ferait plaisir... » Alors, je m’en passe la fantaisie... et je m’en témoigne ma reconnaissance à moi-même... Voilà le bonheur !...

Air du vaudeville de l’Anonyme.

On dit pourtant, on répète sans cesse
Que rien ne vaut le sort de deux époux,
Et qu’une femme est pleine de tendresse,
Et qu’un enfant a les soins les plus doux...

GABRIEL.

Ça vous émeut ?...

BOQUILLON.

Je crois bien !...

À part.

Quelle banque !

Haut.

Je me chéris, je me soigne encor plus,
Pour remplacer la femme qui me manque,
Et les enfants que je n’ai jamais eus.

MADAME GRICHARD.

Oh ! oui, que vous vous choyez encore plus !... À preuve, encore aujourd’hui, un égledon de toute beauté !

GABRIEL.

Ah ! un édredon !

BOQUILLON.

Voilà !... Une bonne chaleur douce... qu’il faudrait partager avec madame Boquillon... qui tirerait la couverture de son côté... tandis que j’aurai chaud tout seul... à mon aise... une jambe par ci, une jambe par... Vous avez fait ma couverture, madame Grichard ?

MADAME GRICHARD.

Oui, monsieur... tout est prêt... Vous pouvez vous coucher.

BOQUILLON.

Ça ne me fera pas de peine... Ce bon sommeil du célibataire... que rien ne trouble !... Je n’ai pas peur qu’on me chante, comme à ce bon M. Denis...

Fredonnant.

« Ah ! vous ne me dites rien, 
« Mon ami... »

Bonsoir !...

GABRIEL, riant.

Bonne nuit, voisin !

Il s’éloigne.

BOQUILLON.

À demain, jeune Michel-Ange !...

GABRIEL, allumant son bougeoir et s’éloignant.

Ah ! ces vieux garçons... c’est égoïste !

BOQUILLON, à part, sur le devant.

Ça lui fait plaisir, que je l’appelle Michel-Ange... et ça ne me coûte rien !

GABRIEL, revenant.

M. Boquillon ?

BOQUILLON, surpris.

Hein ?... qu’est-ce que c’est ?...

GABRIEL, bas et mystérieusement.

Vous n’auriez pas des pistolets à me prêter ?

BOQUILLON, effrayé.

Des...

MADAME GRICHARD, se rapprochant.

Hein ?...

GABRIEL.

Rien...

Bas, à Boquillon.

N’ayez donc pas peur ! Je vous demande si vous avez des pistolets de combat ?

BOQUILLON, prenant un bougeoir des mains de Mme Grichard.

Non... En fait d’armes à feu, je n’ai que... mes pincettes... Mais, pourquoi ?

GABRIEL.

Pour m’exercer.

BOQUILLON, plus rassuré.

À la bonne heure !

Ensemble.

Air : Finale de Paris Voleur.

Bonne nuit, cher voisin !
Sans souci, sans chagrin,
Allons, et livrons-nous
Au sommeil le plus doux !

MADAME GRICHARD.

Ces garçons... quel refrain !...
Sans souci, sans chagrin,
Ils se livrent, sans nous,
Au sommeil le plus doux !

BOQUILLON, riant.

Heureux célibataire,
Dans mon lit solitaire
Je prends la place entière,
Et je ris Des maris !

Reprise.

Gabriel et Mme Grichard sortent par le fond.

BOQUILLON, seul, fermant sa porte à clé.

Je vais me coucher, et tacher de dormir sur les deux oreilles... si je peux... Ça se dit, mais ça ne se fait pas... Voyons, tout est bien fermé ?...

Allant à la cheminée.

Il n’y a pas de danger au feu ?...

Il a l’air de couvrir le feu.

Bonne nuit, Boquillon... Dors bien, mon vieux... c’est le vœu de ton meilleur ami.

Il entre dans sa chambre en fredonnant. 

« Qu’on est heureux de trouver en voyage... »

La scène reste vide et dans l’obscurité. On entend encore chanter Boquillon. Bientôt la porte de l’armoire, au fond, s’ouvre lentement, et Charlotte se montre à demi, en regardant avec précaution.

 

 

Scène III

 

CHARLOTTE, seule

 

Vite !... hâtons-nous !...

À demi-voix et avec un peu d’émotion.

Chargez-vous donc de commissions pareilles !... Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines !...

BOQUILLON, en dehors, chantant.

« Un bon souper, et surtout un bon lit ! »

CHARLOTTE, après un petit mouvement d’effroi.

Ce n’est pas le tout d’être entrée, pendant que la portière dormait, là... il faut m’échapper, à présent... Dieu ! s’il me surprenait !...

Elle gagne doucement la porte d’entrée.

BOQUILLON, poussant un grand cri.

Ah !...

Charlotte, effrayée, se rejette précipitamment dans l’armoire, dont elle referme la porte.

 

 

Scène IV

 

BOQUILLON, se précipitant en scène, défait, en désordre, tenant son flambeau d’une main tremblante et pouvant à peine parler

 

Un !... un !...

Il ne peut articuler le mot, et remonte précipitamment vers la porte à droite. Appelant d’une voix étranglée.

Mère Grichard !

Revenant.

Non ! ça n’est pas possible ! ça ne se peut pas !... je l’ai rêvé !... Et pourtant, j’ai les yeux ouverts !... je l’ai bien vu !... je l’ai même entendu !... Je l’entends encore !...

Allant au fond et criant.

Mère Grichard !...

Revenant.

C’est une indignité !...

Appelant.

Mère Gri...

D’une voix entrecoupée.

Et moi, qui fredonnais... sans me douter que là, tout près... à deux pas de moi... un...

Criant.

Mère Grichard !...

Revenant.

J’allais me coucher... quand tout à coup... quelque chose comme un miaulement... Ah ! mon Dieu ! un chat !... me dis-je à moi-même... Je déteste cet animal domestique... Je regarde sous mon lit... personne !... pas un... Au moment où je me relève... ça recommence !... la peur me galope... la main me tremble... cependant j’avance bravement le flambeau... en tremblant toujours... et je vois !... sur mon lit !... sur mon édredon tout neuf !... un...

Appelant.

Mère Grichard !...

Achevant.

Un... un... un enfant !...

 

 

Scène V

 

BOQUILLON, MADAME GRICHARD, en casaquin, un madras sur la tête

 

MADAME GRICHARD, accourant.

Qu’est-ce qu’il y a ?... qu’est-ce qui arrive ?... Est-ce qu’on vous égorge ?...

BOQUILLON, sautant sur elle.

Ah !... Répondez, madame !... Avoue, malheureuse !...

MADAME GRICHARD.

Eh !... lâchez-moi !...

BOQUILLON.

Qu’avez-vous fait là ?... Comment t’es-tu permis...

MADAME GRICHARD, à part.

Dieu de Dieu ! il a découvert...

BOQUILLON.

Avoue !... avoue !...

MADAME GRICHARD, toute tremblante.

Lâchez mon casaquin... et je vas tout vous dire... V’là ce que c’est... – J’avais des crampes d’estomac... n’ayant pas de tilleul sous la main, je m’ai dit que quelques biscuits...

Mouvement de Boquillon. Vivement.

Mais je n’en ai mangé que cinq, monsieur !

BOQUILLON.

Ah ! vous avez dévoré mes...

Criant.

Ça n’est pas ça !

MADAME GRICHARD.

Ah ! oui, le... Dame ! monsieur, il fallait bien les faire descendre, ces satanés biscuits... J’ai pensé que votre cassis...

Mouvement de Boquillon.

Mais je n’en ai bu que trois petits verres !

BOQUILLON.

Ah ! vous avalez mon...

Criant.

Ça n’est pas ça !

MADAME GRICHARD.

Dame ! alors, je ne sais plus... À moins que ce ne soient vos abricots à l’eau-de-vie...

BOQUILLON.

Je ne vous parle pas d’abricots, vieille gourmande !... mais de lui !... du petit !... de...

Éclatant.

de l’enfant !

MADAME GRICHARD.

Hein ?... Un enfant ?...

BOQUILLON, allant à la porte de sa chambre.

Que vous avez... là... sur mon édredon...

MADAME GRICHARD.

Un enfant !... J’en suis incapable !...

BOQUILLON, se cramponnant à elle.

Parle, malheureuse !... avoue !... ou je ne réponds plus de ton casaquin !

MADAME GRICHARD, criant.

Monsieur Boquillon !... Au secours !... Lâchez !...

 

 

Scène VI

 

BOQUILLON, MADAME GRICHARD, GABRIEL, en robe de chambre, en pantoufles et, des papiers à la main

 

GABRIEL.

Ah ! mon Dieu ! quel bruit !... qu’est-ce donc ?...

BOQUILLON, lâchant Mme Grichard et lui sautant au collet.

C’est vous !

GABRIEL.

Bon !... mes papiers par terre !... Lâchez donc !...

BOQUILLON.

En rentrant du Cirque... je vous ai trouvé ici... chez moi... et puis, votre air... vos pistolets... à onze heures et demie... C’est vous !

GABRIEL.

Moi ?...

BOQUILLON.

Qui avez déposé là... sur mon édredon...

GABRIEL.

Déposé quoi ?...

BOQUILLON.

Lui !... le petit !... l’enfant !

GABRIEL, étonné d’abord, puis, partant d’un éclat de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

MADAME GRICHARD.

Un enfant !... il serait Dieu possible !... Ah ! voyons, voyons...

Elle entre dans la chambre.

BOQUILLON, la suivant.

Emportez-moi ça !...

GABRIEL, ramassant ses papiers.

Ah ça ! que diable, expliquez-vous... J’étais couché bien tranquillement, je mettais en ordre ces lettres, ces papiers... quand tout à coup...

BOQUILLON, le secouant.

Vous ne m’entendez donc pas ?... Sur mon lit !... sur mon édredon tout neuf !...

À lui-même.

Un meuble de soie si délicat !... auquel le moindre oubli de ce petit serait funeste !

GABRIEL.

Quel petit ?... Il y a donc réellement un...

BOQUILLON, furieux.

Un enfant !... un affreux petit monstre !...

Plus doucement.

Il est gentil... il me tendait ses petits bras potelés...

Avec colère.

Petit vagabond !...

MADAME GRICHARD, revenant.

Oh ! il est magnifique, monsieur ! il est magnifique !

BOQUILLON.

Eh ! qu’est-ce que ça me fait ?... est-ce qu’il m’est quelque chose ?... est-ce que je veux de ça chez moi ?... Prenez-le, emportez-le dans votre loge... Je vous le donne.

MADAME GRICHARD.

Parrrr exemple !...

GABRIEL.

Dame ! voisin, c’est vous...

BOQUILLON, à Gabriel.

Alors, Michel-Ange, ne vous gênez pas... ne craignez pas de m’eu priver... Je vous en fais cadeau.

GABRIEL.

Merci !

MADAME GRICHARD.

Mais, monsieur...

BOQUILLON.

Mais... mais... mais comment a-t-il pénétré chez moi ?... ma porte était fermée, ma fenêtre barricadée, ma cheminée grillée... Il y a donc escalade et effraction dans son fait ?... C’est donc un filou ?...

GABRIEL, riant.

Cet enfant ?...

BOQUILLON.

Eh ! non !... celui qui l’a déposé... son père... car il a un père... à moins que ce ne soit sa mère... car il doit avoir une...

Violemment.

Madame Grichard, c’est vous !...

MADAME GRICHARD.

Ah ! monsieur !... vous, qui me voyez tous les jours !

Gabriel rit.

BOQUILLON.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Mais que diable donc vais-je en faire ?...
Ah ! morbleu ! je vais l’envoyer
Chez le juge de paix... le maire...
Le commissaire du quartier !

GABRIEL.

Non, gardez-le, par bienfaisance.

BOQUILLON.

Merci !... j’aurais, par ce marché,
Tout l’ennui de la pénitence,
Sans avoir eu ma part dans le péché !

On frappe au fond. Tous trois s’arrêtent tout à coup, et se regardent avec étonnement.

BOQUILLON.

Entrez !

 

 

Scène VII

 

BOQUILLON, MADAME GRICHARD, GABRIEL, L’AUVERGNATE

 

L’AUVERGNATE, entr’ouvrant la porte.

M’sieur Boquillon, s’ous plaît ?

BOQUILLON, vivement.

Dieu ! serait-ce... C’est la maman ?... Ah ! madame !...

Il se trouve en face de l’Auvergnate.

Qu’est-ce que c’est que ça ?...

GABRIEL, riant.

Bon !

BOQUILLON, à part, aux autres.

Pauvre petit ! ce n’est pas cossu...

Haut.

Enfin, madame... riche ou pauvre... ça ne fait rien... Eh ! mon Dieu ! ce n’est ni l’or ni la grandeur qui donnent de ça...

Il se touche le cœur.

Et si c’est vous... reprenez-le...

Il la fait passer du côte de la chambre.

Je vous pardonne... quoique vous ayez été bien indiscrète, de choisir ma chambre, mon édr...

L’AUVERGNATE, le regardant, sans comprendre.

M’sieur Boquillon, s’ous plaît ?

BOQUILLON.

Eh bien ! oui, c’est convenu, Boquillon, c’est moi... Vous venez le réclamer, n’est-ce pas ?

L’AUVERGNATE.

De quoi ?

BOQUILLON.

Comment ! de... Alors, qu’est-ce que vous voulez ? qu’est-ce qui vous amène ?... que me veut cette mauricaude-là ?

MADAME GRICHARD.

Mais, monsieur...

GABRIEL.

Mais écoutez-la !

L’AUVERGNATE, tout ahurie.

Dame ! m’sieur, c’est une jeunesse... une demoiselle, je crois... qu’est venue me dire de passer à c’te heure-ci... que vous aviez besoin de moi.

BOQUILLON, avec pruderie.

Moi ?...

L’AUVERGNATE.

Pour lors, vous n’avez donc pas besoin d’une nourrice ?... Pardon, excuse...

Elle fait un mouvement pour sortir.

BOQUILLON, la retenant.

Hein ?... comment ?... une nourrice !... Vous êtes...

L’AUVERGNATE.

L’Auvergnate... la femme au charbonnier du coin.

MADAME GRICHARD.

Tiens ! je la reconnais, à présent !

GABRIEL.

Et moi aussi...

BOQUILLON.

Pardieu !... une charbonnière... Elle porte ça sur sa figure.

GABRIEL, à l’Auvergnate.

C’est vous qui avez de si jolis enfants ?...

L’AUVERGNATE.

Je n’en ai encore que onze... mon mari est si occupé !... mais je marche sur mon douzième... je cherche un nourrisson, et si c’est vrai que vous avez un petiot...

BOQUILLON.

Allez-vous-en au diable !... je n’ai pas de petiot...

À lui-même.

Un petiot !

L’AUVERGNATE.

Ah ! ma fine, excusez... on s’a moqué de moi... Bonsoir, m’sieur.

BOQUILLON.

Eh bien !... où allez-vous donc ?...

L’AUVERGNATE.

Plaît-il ?

BOQUILLON.

Est-ce que vous croyez que je vais lui donner... du fricandeau et du vin blanc, à ce petiot ?

MADAME GRICHARD.

À la bonne heure !... Venez le voir, l’Auvergnate, venez.

Elle entre dans la chambre de Boquillon.

L’AUVERGNATE, la suivant.

Où c’qu’il est donc ?...

BOQUILLON.

Me voilà une nourrice, à présent !...

GABRIEL.

Que voulez-vous, voisin, c’est quelque pauvre diable qui se sera dit : un vieux garçon, qui est seul... sans famille... sans...

BOQUILLON.

C’est un impertinent !...

GABRIEL.

Après ça, c’est Dieu qui vous l’envoie... c’est flatteur pour vous... et les devoirs de l’hospitalité...

BOQUILLON, furieux.

Allez donc vous coucher !

GABRIEL, riant.

C’est ce que j’allais faire... Adieu, voisin... bien des choses à M. votre petiot... Ah ! ah ! ah ! ah !...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

BOQUILLON, MADAME GRICHARD, L’AUVERGNATE, dans la chambre

 

BOQUILLON.

Ris donc !... rapin !... barbouilleur !... Michel-Ange, toi ?... M. Crouton, va !...

MADAME GRICHARD, rentrant enthousiasmée.

Ah ! monsieur, le bel enfant !... Je vous en fais mon compliment.

BOQUILLON.

Votre compliment... de quoi ?... Est-ce que j’y suis pour rien ?...

À la porte de la chambre.

Nourrice !... l’Auvergnate !... retirez-le de dessus mon édredon... posez-le ailleurs... sur une chaise... sur la table de... n’importe où.

MADAME GRICHARD, vivement.

Il crie, monsieur !

BOQUILLON.

Il crie !... il crie !... qu’est-ce que ça me fait ?... ça m’est bien égal, qu’il crie !...

À la cantonade, avec douceur.

Calmez-le, bonne femme...

MADAME GRICHARD.

Ah ! c’est bien !

BOQUILLON, brusquement, et la faisant reculer.

Qu’est-ce qui est bien ?... Est-ce la manière dont vous gardez votre porte ?... Des enfants en bas âge entrent dans la maison... des aventuriers... et vous leur tirez le cordon !... sans savoir chez qui ils vont !... Voilà comment on est dévalisé.

MADAME GRICHARD, vivement.

Ah ! monsieur !... il vous tend ses petits bras !...

BOQUILLON, brusquement.

Allez donc vous promener !...

Regardant.

C’est vrai... pauvre petit !

À Mme Grichard.

Est-ce un garçon ?

MADAME GRICHARD, baissant les yeux.

Je... crois que oui.

BOQUILLON, à la cantonade, avec douceur.

Donnez-lui à téter, nourrice... je vous paierai ce qu’il aura bu.

MADAME GRICHARD, vivement.

Oh ! comme il boit !

BOQUILLON.

Pardieu !... pour boire... il boit... ce n’est pas ce qui m’inquiète...

Regardant.

Petit ivrogne ! petit goulu !... en prend-il !... Tenez, tenez...

À lui-même.

Qu’est-ce que ça deviendra, mon Dieu ?

Regardant de nouveau.

Il y retourne !

Après avoir regardé, d’un air de connaisseur.

Elle est fort bien, cette nourrice... fort bien.

L’AUVERGNATE, de la chambre.

Hé ! m’sieur !

BOQUILLON, inquiet.

Hein ?... qu’est-ce qu’il a encore ?... Est-ce qu’il a compromis... mon édredon ?

L’AUVERGNATE.

Il me faut du linge, pour le changer.

BOQUILLON.

Allons ! bon !... Est-ce que j’ai ce qu’il vous faut ?...

Il va s’asseoir dans le fauteuil.

MADAME GRICHARD, empressée.

Ah ! oui, on peut, en attendant, avec des serviettes...

BOQUILLON, assis.

Mes serviettes !... pour un inconnu !... pour un... jamais !

À Mme Grichard.

Mère Grichard... dans l’armoire... la seconde planche... des liteaux bleus...

Mme Grichard va à l’armoire du fond.

Eh bien ? où allez-vous ?... À l’armoire à porte-manteau !

MADAME GRICHARD.

Ah ! c’est vrai !... Je perds la tête...

Elle passe dans la chambre de Boquillon.

BOQUILLON.

Et moi aussi...

À lui-même.

Moi, qui me réjouissais d’être seul... sans femme... sans... C’est une bombe !...

Il s’étend dans le fauteuil, comme pour s’endormir.

L’AUVERGNATE, criant.

Hé ! bourgeois !... un béguin !

BOQUILLON, se levant brusquement.

Un béguin !... Est-ce que j’ai des béguins ?... On n’en tient pas ici !...

Ôtant son bonnet.

Un bonnet de coton, si vous voulez...

Il le lance dans la chambre ; au même instant, Mme Grichard en sort.

MADAME GRICHARD, recevant le bonnet.

Enfin, monsieur, vous le gardez...

BOQUILLON.

Je le garde !... Est-ce que je peux le mettre à ma porte, et lui dire : Va, mon vieux, retourne là d’où tu es venu ?... Pauvre innocent ! Je le garde... il le faut bien... Mais je trouverai sa famille... oui, ventre-saint-gris ! je la trouverai, ou je... Mais d’où vient-il ? d’où arrive-t-il ? d’où tombe-t-il ?... Voyons, la Grichard, aidez-moi ; cherchons ensemble... Et, d’abord, dans la maison... le premier ?...

MADAME GRICHARD.

Ah !monsieur... une vieille dame dévote.

BOQUILLON.

Oh ! dévote !... mais vieille, c’est vrai... même plus vieille que...

Il la montre.

MADAME GRICHARD.

Vous dites ?...

BOQUILLON.

Nous disons... Au second... c’est un banquier veuf...

MADAME GRICHARD.

Le troisième est en voyage...

BOQUILLON.

Et le quatrième est à louer... C’est extraordinaire !...

Vivement.

Et les petites bonnes ?

MADAME GRICHARD.

Ah ! monsieur, je les connais toutes... et elles sont toutes sages.

BOQUILLON.

De plus en plus extraordinaire... L’enfant vient donc du dehors, de la rue, du quartier...

Tout à coup.

Si c’était du café de la rue Meslay ?...

MADAME GRICHARD.

Où’s que vous jouez aux dominos ?

BOQUILLON.

Oui... Et pas une marque pour le reconnaître !... pas un bijou, comme dans les romans !

MADAME GRICHARD.

Rien du tout.

BOQUILLON.

Et vous n’avez rien reçu pour moi ?... pas de lettre ?...

MADAME GRICHARD.

Non... Ah ! si !... une carte.

BOQUILLON.

Une carte !... et vous ne me le dites pas !...

MADAME GRICHARD.

Je l’ai là, dans mon estomac...

BOQUILLON.

Avec mes biscuits ?... Fouillez, fouillez dans votre estomac...

Il s’approche de la chambre et y regarde.

Chut !... il vient de s’endormir... Elle le recouche...

À demi-voix, à la porte.

Pas sur mon édredon !

À Mme Grichard.

Eh bien !... cette carte ?

MADAME GRICHARD.

Allons ! bon !... je l’aurai laissée dans la loge !

BOQUILLON, très fort.

Que le diable vous...

Craignant d’éveiller l’enfant, et très bas.

vous emporte !

MADAME GRICHARD, de même.

Oui, monsieur... j’y vas !

Elle sort au fond.

 

 

Scène IX

 

BOQUILLON, L’AUVERGNATE

 

BOQUILLON.

Cette carte me dira peut-être... Ah ! si je puis découvrir les scélérats !

Il va se rasseoir dans le fauteuil, et essaie encore de s’endormir.

L’AUVERGNATE, revenant et à demi-voix.

Ça y est... il dort comme un bienheureux...

S’approchant du fauteuil de Boquillon, et élevant la voix.

Ah ! bourgeois, le beau petiot !... Je vous en fais mon compliment.

BOQUILLON, surpris.

Bon ! à l’autre !

L’AUVERGNATE.

C’est votre ressemblance !

BOQUILLON.

Merci, ça me fait bien plaisir... Il n’y a pas de quoi !

L’AUVERGNATE.

Et il a un fier appétit, allez !

BOQUILLON.

Eh bien ! l’Auvergnate, il faut vous charger de ses repas, ma bonne.

L’AUVERGNATE, empressée.

Oui, bourgeois !... à quarante francs par mois.

BOQUILLON.

Quarante francs par mois !... et qui est-ce qui vous les donnera, ma chère amie ?

L’AUVERGNATE.

Mais, dame... vous, donc !

BOQUILLON.

Moi donc, Boquillon ?... quarante francs, pour un enfant, que je n’ai pas... Moi, qui me suis privé de cette douceur paternelle, j’irais... Elle est bonne là, madame charabia !... quarante francs !...

Changeant de ton.

On m’a dit cependant que pour vingt-cinq francs...

L’AUVERGNATE.

Quarante... avec un pain de sucre et deux livres de savon.

BOQUILLON, se levant tout à coup.

Plaît-il ?... un pain de savon et deux livres de... Non, je veux dire... enfin, n’importe... Et qui est-ce qui vous donnera ça ?

L’AUVERGNATE.

Mais, dame... vous, donc !

BOQUILLON.

Encore moi donc ?... Vous croyez que je vais écorner mes rentes, me ruiner en épiceries, pour un petit intrigant qui me tombe sur la tête comme une cheminée !... Allons donc !... avec votre pain de sucre et vos deux livres de...

Changeant de ton.

Par an ?

L’AUVERGNATE.

Ah ! ouiche ! par mois.

BOQUILLON.

Par... Il consomme dix livres de sucre par mois, ce monsieur-là !... plus que je n’en absorbe dans mon café !... Dix livres, à un franc !... ce qui, avec les quarante, fera cinquante !... qui, multipliés par douze, donneront par an... Attendez donc... Cinq fois deux font dix, pose zéro, retiens un... cinq fois un font cinq, et un font six... et cinq que j’ai posés... et zéro que j’ai retenu... non !... et six que j’ai...

S’embrouillant dans son calcul.

Allez vous promener !

L’AUVERGNATE.

À vot’ volonté, bourgeois... je m’en vas.

BOQUILLON.

Mais, non !... un instant !... Est-elle vive, cette Auvergnate !... Me laisser cet enfant sur les bras, comme si je pouvais le... Je ne tiens pas de ces bouteilles-là chez moi.

L’AUVERGNATE.

Dame ! faut l’élever au biberon.

BOQUILLON.

Au biberon ?... Ah ! bien ! ah ! bon !... Me voyez-vous, le coude en l’air... ingurgitant à ce petit... Ah ! bon !...

L’AUVERGNATE.

Alors, payez, bourgeois... Vous serez content du lolo !...

BOQUILLON.

Content !... qu’est-ce que ça me fait ?... Est-ce que c’est moi qui vais...

À part, après l’avoir regardée.

Elle est fort bien, cette nourrice... fort bien !

Haut.

Allez, prenez-le, emportez-le... je paierai... je me gênerai... et pour les enfants des autres ?

Il va se rasseoir.

L’AUVERGNATE, qui s’éloignait, se ravisant.

Ah !... j’oubliais... Faut aussi une layette.

BOQUILLON.

Comment avez-vous dit ?

L’AUVERGNATE.

Une layette.

BOQUILLON.

Une layette... j’avais bien entendu... Et qui est-ce qui vous donnera ça ?

L’AUVERGNATE.

Mais vous, donc.

BOQUILLON, se levant.

Ah ! moi donc, toujours ?...

Avec douceur.

Malheureuse charabia, vous vous êtes fourré dans la tête que moi, Boquillon, célibataire, rentier, moral et rangé, j’allais m’induire en layette, pour... un... pour...

Frappant du pied et criant.

Combien ça coûte-t-il, une layette ?... Combien, sacrebleu !... car c’est impatientant, à la fin !

L’AUVERGNATE, tremblante.

Mais, dame ! monsieur... pour cent francs... cinquante écus... Vous m’avez fait une peur !...

BOQUILLON.

Voyons, voyons, remettez-vous... Les émotions, ça pourrait faire du tort... aux rations de ce petit...

On entend crier l’enfant.

Bon ! le voilà qui crie !...

L’AUVERGNATE.

Vous l’avez réveillé !...

BOQUILLON.

Allez donc, prenez-le, dorlotez-le, flanquez-lui du... du lolo... C’est moi qui paie...

L’AUVERGNATE.

La layette aussi ?

BOQUILLON.

Oui... allez !

Air : Voulant par ses œuvres complètes.

Sucre, savon, langes, ma chère,
Je paierai tout...

Elle sort.

C’en est donc fait !
C’est un crédit supplémentaire,
Dont je vais grever mon budget.
Les charges vous tombent des nues !
Il faut donc qu’un garçon prudent
Mette désormais un enfant
Dans ses dépenses imprévues !

 

 

Scène X

 

BOQUILLON, L’AUVERGNATE, MADAME GRICHARD

 

MADAME GRICHARD, très affairée.

Voici !... voici !...

BOQUILLON.

Ah !... la Grichard !... Eh bien ! cette carte ?

MADAME GRICHARD, tranquillement.

Je ne la retrouve pas.

BOQUILLON.

Bien !... bravo !...

La montrant.

Encore une qui me fouette le sang !... C’est une infusion de bourrache, que cette portière-là !

MADAME GRICHARD.

Je l’aurai perdue.

BOQUILLON.

Perdue... où ?... dans les escaliers ?... chez moi ?...

Apercevant une carte par terre.

Ah ! la voilà !

MADAME GRICHARD, en trouvant une dans son corset.

Tiens ! la voilà !

BOQUILLON, ramassant la carte.

Vous l’aviez laissé tomber, parbleu !

MADAME GRICHARD.

Mais non... puisqu’elle était dans mon corset... au fond.

Ils se présentent en même temps les deux cartes, qui se trouvent ainsi rapprochées.

BOQUILLON.

Hein !... En voilà deux, à présent !

MADAME GRICHARD.

Dame ! c’est peut-être du père.

BOQUILLON.

Donnez donc !...

Lisant.

« Joseph Piperon... »

La jetant.

Imbécile !

MADAME GRICHARD.

Ah ! pauvre homme !... comme vous l’arrangez !

BOQUILLON.

Non ! vous !... Piperon, un vieil ami à moi... un professeur de clarinette... c’est bien lui qui se permettrait des plaisanteries de ce genre-là... Mais l’autre ! l’autre !

MADAME GRICHARD, curieuse.

Ah ! oui... la vôtre !

BOQUILLON, lisant au dos de la carte.

« J’attends des nouvelles !...

Ils se regardent.

Sauvez tout ce que j’aime !... »

Ils se regardent de nouveau.

Ah ! mon Dieu !

MADAME GRICHARD.

C’est écrit au crayon !

BOQUILLON.

« J’attends des nouvelles !... »

MADAME GRICHARD.

De l’enfant !...

BOQUILLON.

C’est clair !... –  « Sauvez tout ce que j’aime !... » Tout ce qu’il aime... c’est l’enfant !...

MADAME GRICHARD.

Bah !... vous croyez ?

BOQUILLON.

Parbleu !... Il n’est pas nécessaire d’être de l’Académie des Inscriptions et belles-lettres... comme M. Champollion... pour deviner ça, et le reste... La carte était avec l’enfant, dans les langes... comme ça se fait toujours...

MADAME GRICHARD, d’un air profond.

Et elle sera tombée.

BOQUILLON.

Vous êtes pétrie d’intelligence, portière... À l’avenir, je vous appellerai concierge !

Vivement.

Ah ! mais, une carte !... Il doit y avoir un nom !... Oui, c’est ça !...

S’approchant du flambeau qui est sur le guéridon et cherchant à lire.

« Le... » Oh ! comme c’est fin !... Ce genre qu’ils ont, mon Dieu !... Ils vous gravent à présent des petites lettres si minces... il faudrait une loupe... « Le... »

MADAME GRICHARD.

Le ?...

BOQUILLON.

« Le... le... »

MADAME GRICHARD.

Le ?... le ?...

BOQUILLON.

Mais laissez-moi donc tranquille !... vous voyez bien que je cherche... « Lecourtaud. Le voilà !

MADAME GRICHARD.

Lecourtaud ?

BOQUILLON, continuant.

« Lecourtaud... » Bravo !... Ah ! la rue... je le tiens !

Désespéré.

La rue n’y est plus !... écornée !

MADAME GRICHARD.

M. Lecourtaud ?

BOQUILLON, montrant la carte.

Eh ! non, l’adresse !... Que vous êtes bête, ma chère !...

MADAME GRICHARD, qui a réfléchi.

Ah ! mais, attendez donc... Lecourtaud ?... c’est dans notre rue.

BOQUILLON.

Vrai ?... Donnez-moi mon chapeau !... Voilà le jour... Une jolie nuit que j’ai passée là !... Dans notre rue ?... où le numéro ?

MADAME GRICHARD, apportant le chapeau.

C’est un banquier, un fort négociant, qui vend des toiles peintes... comme mon casaquin.

BOQUILLON.

Le numéro ?

MADAME GRICHARD.

J’ignore... Vers le milieu... à main droite.

BOQUILLON.

À main droite ?... Donnez-moi mon parapluie !... Il est garçon ?

MADAME GRICHARD, apportant le parapluie.

Oui, monsieur... à moins qu’il ne soit marié.

BOQUILLON.

Ça m’est égal !

Il va pour sortir en robe de chambre, son parapluie sous le bras, et s’en aperçoit tout à coup. Criant.

Comment ! vous ne me dites pas que je suis en robe de chambre !... Donnez-moi mon habit.

Il le passe.

Et mes claques ! mes claques !...

Mme Grichard court les chercher.

L’AUVERGNATE, rentrant.

À présent, bourgeois...

BOQUILLON.

À présent, madame charabia, emportez cet enfant.

MADAME GRICHARD, apportant les claques, qu’elle lui met.

Vous le mettez en nourrice ?... Ah ! monsieur, que vous êtes bon !...

BOQUILLON.

Bon ! bon !... Ne fallait-il pas le mettre au Mont-de-Piété ?... Vous avez des idées...

Montrant avec colère Mme Grichard, qui est baissée et qui ne voit pas son geste.

Concierge, ça ?... C’est une portière !

Marchant.

Voilà ce que c’est !... et maintenant...

L’AUVERGNATE.

Comment ! vous vous ensauvez sans l’embrasser ?...

BOQUILLON, avec colère.

Eh ! allez donc vous...

Se calmant.

Au fait, ce pauvre chat, il n’y est pour rien... Ce n’est pas sa faute, si un père marâtre... Oh ! Dieu ! ça me... Je vais l’embrasser.

Il passe dans la chambre.

MADAME GRICHARD, qui a suivi Boquillon jusqu’à la porte.

Hein ! l’Auvergnate, qué événement !... un enfant homonyme qui vous tombe comme ça !...

L’AUVERGNATE.

C’est donc pas à lui ?

BOQUILLON, rentrant tout ému.

Cher petit ange !... Je l’ai baisé quatre fois sur ses grosses joues... Il avait l’air de me dire, dans sa petite pantomime : « Va, mon bon vieux Boquillon, va à la recherche de papa !... » Ça m’a remué les entrailles... Et puis, j’avais des larmes là... Que Dieu me conduise !...

Étendant les mains du côté de la chambre.

Oh ! sois tranquille, jeune inconnu... je le jure sur tes cheveux !...

MADAME GRICHARD.

Il n’en a pas.

BOQUILLON.

Eh bien sur son béguin !... vieille...

Marchant dans la plus vive agitation.

Ah ! Lecourtaud !... nous verrons, industriel, s’il est permis à un négociant en toiles peintes... électeur... juré... patenté... et peut-être marié... de déposer sa famille chez un... Mais, je ferai un procès au père ! je ferai un procès à la mère !... je demanderai cent mille francs d’indemnité !... Pauvre chéri ! tes traits sont gravés là, et je reconnaîtrai bien... L’Auvergnate, je vous le recommande... Je paierai tout... on me le rendra.

L’AUVERGNATE.

Je vas chercher le petiot.

MADAME GRICHARD.

Oui... venez, venez.

BOQUILLON.

C’est ça... Allez chercher l’enfant... moi, je vais chercher le père !...

Brandissant son parapluie.

À nous deux, papa !...

Il sort par la droite, en même temps que l’Auvergnate et la portière entrent dans la chambre à gauche.

 

 

Scène XI

 

BOQUILLON, L’AUVERGNATE, MADAME GRICHARD, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE, reparaissant, et à voix basse.

Une carte !... Comment se fait-il ?... Ah ! n’importe... Pauvre enfant ! j’ai réussi... Sa mère sera contente... et je puis m’échapper.

Elle fait quelques pas.

BOQUILLON, rouvrant tout à coup la porte, mais sans rentrer.

Mère Grichard !... nourrice !...

CHARLOTTE.

Oh !

Elle n’a que le temps de se jeter derrière la porte, ouverte par Boquillon.

MADAME GRICHARD et L’AUVERGNATE, de l’autre côté, de même.

Qu’est-ce qu’il y a ?

BOQUILLON, de la porte.

Je vous recommande mon édredon !...

Il disparaît un instant, puis, comme par réminiscence.

Ah ! et fermez bien la porte... pour qu’il n’en vienne pas un second !

Il referme la porte. Charlotte reparaît.

MADAME GRICHARD et L’AUVERGNATE, rentrant dans la chambre, en riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

BOQUILLON, dans le lointain.

Cordon, s’il vous plaît !

L’Auvergnate et la mère Grichard entrent en riant dans la chambre. Charlotte est demeurée blottie près de la porte.

 

 

ACTE II

 

La scène se passe chez Lecourtaud.

Un petit salon, à pans coupés. La porte d’entrée, à gauche, au fond, dans le panneau oblique. Dans le panneau oblique, à droite, porte des magasins. Sur un plan plus rapproché, deux portes latérales. Celle de droite donne dans le cabinet de Lecourtaud, l’autre dans les appartements. Au fond, deux grandes fenêtres, et, entre ces deux fenêtres, une cheminée surmontée d’une glace sans tain, avec store. Quand le store est levé et que les deux fenêtres sont ouvertes (comme à la première scène), on aperçoit le premier étage de la maison en face, avec un balcon en saillie et cette enseigne : Modes au premier. Mobilier élégant. Une petite table à droite, au premier plan.

 

 

Scène première

 

LECOURTAUD, AMANDA, HOPE

 

Au lever du rideau, Lecourtaud et sa femme déjeunent. Hope les sert.

AMANDA, préoccupée, et les yeux fixés sur la pendule, à part.

Huit heures et demie !... bientôt neuf heures !... et rien encore !... pas de nouvelles !... Ce maudit duel, cependant...

LECOURTAUD, qui regardait au fond, s’apercevant de sa distraction.

Eh bien !... qu’as-tu donc, chère amie ?... tu ne manges pas...

AMANDA.

Si fait, si fait.

LECOURTAUD, à part, en regardant au fond.

Je suis sûr qu’il est là !... Je parie que le vaurien est avec les petites marchandes de...

Deux jeunes filles paraissent sur le balcon en face, lutinées par un jeune dragon, qui leur prend la taille.

Juste !... c’est mon bandit !... le voilà encore en train de...

AMANDA, qui a suivi ces mouvements.

Eh bien ! eh bien ! monsieur Lecourtaud ?...

LECOURTAUD, souriant.

Hein ? plaît-il ?...

AMANDA.

À ton tour, c’est toi qui ne manges pas...

LECOURTAUD.

Moi ?... si... c’est que... je...

Au domestique

Hope, baissez le store... et fermez ces croisées...

À lui-même.

Louez donc un appartement sur des jardins, à Paris !...

Air de Julie.

Six mois après, c’est un square, une rue :
Tous nos jardins se changent en maisons !
Les verts bosquets, qui récréaient la vue,
Sont envahis par messieurs les maçons !
Grâce au moellon, qui sur eux toujours gagne,
Adieu, nos beaux arbres proscrits !...
Depuis dix ans, les jardins de Paris
Sont tous partis pour la campagne...
Depuis dix ans, les jardins de Paris
Sont retournés à la campagne !

Comme c’est agréable, maintenant, d’avoir là, en face, ce magasin de modes !... ce balcon... toujours garni de petites filles !...

AMANDA.

Mon Dieu, monsieur Lecourtaud, tu t’en occupes beaucoup, de ce magasin.

LECOURTAUD.

Ah ! bah ! je m’en moque bien !... Jalouse !...

AMANDA, travaillant, à part.

On a frappé !...

Elle regarde à la pendule.

LECOURTAUD, qui a surpris ce mouvement.

C’est comme si l’anxiété avec laquelle tu suis l’aiguille de cette pendule... me portait ombrage !...

AMANDA.

Jaloux !... En vérité, monsieur Lecourtaud, tu as parfois des idées... d’un ridicule !

LECOURTAUD.

J’ai des idées... j’ai des idées... qui sont admises dans le commerce... Ma chère Amanda, je possède une superbe manufacture de toiles peintes... à moi tout seul... Je possède quarante mille francs de rente... à moi tout seul...

La regardant.

et je serais bien aise de posséder... tout ce que je possède... à moi tout seul...

AMANDA.

Est-ce que tu en doutes ?...

Au domestique qui entre, et d’un air indifférent.

Il n’est rien venu pour... mon mari, ce matin ?

HOPE, présentant des papiers à Lecourtaud.

Si fait, les lettres et les journaux de monsieur... Ah ! pardon !... j’oubliais... Un homme... un vieux monsieur, a carillonné deux fois à la porte... il voulait voir monsieur... il voulait parler à monsieur... et, la seconde fois, comme je lui répétais que monsieur et madame n’étaient pas levés, il s’est mis en colère... et m’a menacé de son parapluie.

Coup de sonnette.

LECOURTAUD.

On sonne !

HOPE.

C’est encore lui, sans doute... je vais dire à Comtois...

LÉONARD, en dehors.

Il y est ?... tant mieux... Oh ! je n’ai pas besoin d’être annoncé, moi...

LECOURTAUD, vivement.

Eh ! mais !... c’est la voix de Léonard !

AMANDA.

Qui ?... votre commis-voyageur ?

Ils se lèvent.

 

 

Scène II

 

LECOURTAUD, AMANDA, HOPE, LÉONARD

 

LÉONARD, entrant.

Lui-même !...

Tendant les mains.

Monsieur Lecourtaud !... madame !...

LECOURTAUD, lui prenant les mains.

Comment ! c’est vous, mon jeune ami ?... voilà une surprise !... Vous arrivez de ?...

LÉONARD, gaiement.

De Saint-Pétersbourg... en passant par Naples et Alger... Chemin d’écolier et de commis-voyageur... chemin que j’ai semé de toiles peintes, et où j’ai ramassé force roubles, ducats et autres pièces de cinq francs... à l’intention des négociants que je représentais... avec agrément, je puis le dire !... Honneur à l’industrie française !... c’était partout mon mot de passe... Mais permettez que j’embrasse...

Il baise la main d’Amanda.

LECOURTAUD.

Allez, faites, faites.

AMANDA.

Après une si longue absence !...

LÉONARD.

Vous trouvez ?... Ma foi ! je n’ai pas compté... Nous autres, juifs-errants du commerce, à qui le métier dit : Marche ! marche !... nous n’avons pas le temps de mesurer... le temps... Bref, arrivé ce matin, ma première visite à mes patrons est pour vous.

LECOURTAUD.

Ce cher Léonard !... Bien vrai, la première ?...

LÉONARD.

À peu près...

LECOURTAUD, riant.

Je m’en doutais... la première a été pour... mademoiselle... chose... enfin quelqu’un de ce genre-là... Farceur !

AMANDA.

Monsieur Lecourtaud !

LÉONARD.

Eh bien ! non... vrai... en venant ici, j’ai passé à la porte d’un oncle à succession... Alors, la nature, vous concevez... j’ai voulu l’embrasser... je ne l’ai pas trouvé... mais j’ai appris... Ah ! ah ! ah ! ah !...

LECOURTAUD, riant aussi.

Quoi donc ?... il est mort ?...

AMANDA, avec reproche.

Ah !

LÉONARD, riant.

Non, grâce au ciel ! il dure toujours... Il paraît même qu’il rajeunit... car il a profité de mon absence pour se donner un héritier... direct.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

On m’a conté je ne sais quelle histoire...
Dans tout le quartier on prétend
Qu’à mon vieil oncle... quelle gloire !
Il est tombé du ciel... un bel enfant.

Riant.

Un enfant ! un fils ! à son âge !
J’en ris encor...

LECOURTAUD.

Vous riez ?

LÉONARD.

C’est certain.

LECOURTAUD.

Vous y perdez un héritage !...

LÉONARD.

C’est vrai, mais j’y gagne un cousin !
Eh ! oui, j’y perds un héritage,
Mais aussi, j’y gagne un cousin.

AMANDA.

Bon jeune homme !

LÉONARD.

Mais donnez-moi donc de vos nouvelles... Toujours bien portant, monsieur Lecourtaud ?... et madame... me paraît rajeunie d’un an.

AMANDA.

Vous trouvez ?... Je ne compte pas non plus.

À part.

Il est toujours très bien, ce petit voyageur !

Elle remonte vers le fond, et donne des ordres à Hope. Ensuite elle va vers la pendule, puis vers les fenêtres, avec inquiétude.

LÉONARD, prenant Lecourtaud à part.

Et le petit Oscar... votre fils... que j’ai laissé brigadier ?

LECOURTAUD, bas.

Chut ! ma femme !...

LÉONARD, baissant la voix.

Vous ne lui avez donc pas encore avoué qu’avant votre mariage...

LECOURTAUD.

Et le moyen ? Oscar me fait donner au diable, mon cher... Il vient de passer maréchal-des-logis dans les dragons.

LÉONARD.

Bravo !

LECOURTAUD.

Bravo... bravo... C’est un billet de mille francs que me coûte chacun de ses grades... Son avancement me ruine... Et puis, ce n’est pas tout... le champagne, les amourettes...

LÉONARD.

C’est très bon !

LECOURTAUD.

C’est excellent, parbleu !... mais c’est cher... Dans le temps, quand je logeais en face d’un restaurant, il y déjeunait toute la journée... pour me voir... Maintenant, que je demeure en face d’un magasin de modes... je ne sais pas précisément ce qu’il y fait toute la journée... mais c’est toujours pour me voir.

LÉONARD.

Ah ! il vous aime !...

LECOURTAUD.

Eh bien ! si vous le rencontrez, tâchez de modérer un peu cette tendresse-là.

Vivement.

Silence !... ma femme !

Il s’approche d’un petit bureau qui est à gauche, et y prend des papiers qu’il examine. Amanda, qui s’est assise à droite, ayant l’air de s’occuper d’un ouvrage de broderie, fait des signes à Léonard, dès que Lecourtaud a le dos tourné.

LÉONARD, voyant les signes d’Amanda, à part.

Hein ?... qu’est-ce que...

S’approchant d’elle.

Quelle émotion !

AMANDA, bas.

Vous connaissez... M. Gabriel ?

LÉONARD.

Beaucoup... ce jeune peintre qui faisait votre portrait, l’année passée...

AMANDA.

Il le fait toujours.

LÉONARD, étonné.

Ah !... depuis un an ?

Regardant Lecourtaud. À part.

Soyez donc fabricant de toiles peintes !...

À Amanda.

Eh bien ?

AMANDA, plus bas.

Il a un duel ce matin.

LÉONARD.

Un duel !

AMANDA, bas.

Pour moi... Une querelle au spectacle... hier au soir... et je tremble !...

LECOURTAUD, se rapprochant.

Léonard ?

AMANDA, bas.

Chut ! pas un mot !...

LECOURTAUD.

Venez donc dans mon cabinet... me rendre vos comptes.

LÉONARD.

À vos ordres.

Saluant.

Madame...

À part.

Chacun son secret.

Les désignant.

L’un un fils, l’autre un amant... Il n’y a que Paris pour ça !

LECOURTAUD, le faisant entrer dans son cabinet, à droite.

Passez, passez... je vous suis.

Léonard sort, Lecourtaud le suit. La porte d’entrée s’ouvre.

AMANDA, tressaillant, à part.

Quelqu’un !... Enfin !...

Elle fait quelques pas vers la porte d’entrée, et s’arrête en entendant annoncer Godefroy.

 

 

Scène III

 

AMANDA, GODEFROY, LECOURTAUD, HOPE

 

HOPE, annonçant.

M. Godefroy !

LECOURTAUD, revenant.

Eh ! bonjour, mon cher !

AMANDA.

M. Godefroy !

GODEFROY, la voyant.

Mille pardons, madame, de me présenter de si bonne heure !... C’est une visite d’affaires, visite intéressée...

À Lecourtaud.

Voulez-vous, mon cher Lecourtaud, m’escompter cet effet ?

LECOURTAUD.

Volontiers... C’est pour votre commerce de dentelles ?... Entre négociants...

Il prend la traite.

GODEFROY.

Non ; c’est de l’argent à ma sœur... dont je suis le tuteur, comme vous savez.

AMANDA.

Et comment se porte mademoiselle Godefroy ?

GODEFROY.

Mieux... Elle est arrivée hier de Normandie.

LECOURTAUD, près de sortir.

Comment ?... je l’ai rencontrée avant-hier...

GODEFROY, avec un mouvement de surprise très marqué.

Vous dites ?...

LECOURTAUD.

Je l’ai trouvée un peu triste... mais toujours jolie... Je vais vous escompter cela.

Il sort à droite.

 

 

Scène IV

 

AMANDA, GODEFROY

 

GODEFROY, à part.

Avant-hier !

AMANDA.

Mon Dieu ! qu’avez-vous donc ?

GODEFROY, très troublé.

Rien, rien... Mais c’est singulier... cette rencontre d’avant-hier !...

AMANDA.

Mon mari s’est peut-être trompé.

GODEFROY.

Je ne crois pas... c’est la troisième personne qui me dit l’avoir vue... à Paris... quand je la croyais depuis cinq mois... près de Fécamp !

AMANDA, à part.

Tiens ! tiens ! tiens !

GODEFROY, préoccupé et agité.

Est-elle allée en Normandie, seulement ?... Ah ! depuis cette aventure... dont je n’ai jamais eu l’explication...

AMANDA.

Une aventure ?... elle aussi !

Se reprenant.

Je veux dire...

GODEFROY.

Oui... quand nous avions une campagne au dessus des Prés Saint-Gervais... où je surpris un jour ma sœur... seule... et tout en larmes...

AMANDA.

Ah !

GODEFROY, s’apercevant de son attention et se ravisant.

Je sors par le magasin... je reviendrai voir votre mari dans la matinée.

AMANDA.

Mais Charlotte, votre jeune cousine... ne sait pas ?...

GODEFROY.

Eh ! Charlotte !... avec son air mystérieux, elle me fait damner... on me cache quelque chose !... mais morbleu !...

AMANDA, écoutant.

Ah ! mon Dieu !... qu’est-ce que j’entends !... quel bruit !...

 

 

Scène V

 

AMANDA, GODEFROY, BOQUILLON, HOPE

 

BOQUILLON, bousculant Hope.

Ah ! cette fois, vous ne m’empêcherez pas d’entrer !... au diable la valetaille !... je me moque du portier... du concierge... du suisse... et quand il aurait sa hallebarde !... Au fait, il n’a pas de hallebarde... Si vous êtes suisse, mon cher, allez chercher votre hallebarde... allez !

HOPE.

Mais on dit...

BOQUILLON.

J’y suis !... m’y voilà !...

Se mettant en attitude avec son parapluie.

Venez m’en arracher !...

GODEFROY, s’avançant.

Qu’est-ce donc ?...

BOQUILLON.

Voilà votre bourgeois... je n’ai plus besoin de vous... À l’office, Labranche, à l’office !...

AMANDA, faisant signe à Hope de sortir.

Bien, bien... laissez.

BOQUILLON, s’avançant, et à Godefroy.

C’est à monsieur ?...

À part.

C’est bien tout son | portrait !... le même nez... plus grand !...

Haut.

C’est à monsieur Lecourtaud que j’ai l’honneur ?...

GODEFROY.

Non, monsieur, ce n’est pas moi...

BOQUILLON.

Ah !... pardon... j’avais cru remarquer... dans le nez surtout... il y a quelque chose... Pardon...

Allant à Amanda, sans la regarder d’abord.

C’est à monsieur Lecourtaud que j’ai...

AMANDA.

Monsieur...

GODEFROY.

Ha ! ha ! ha ! ha !

BOQUILLON, ôtant son chapeau.

Ah !... du sexe !... Pardon !... je suis si troublé !...

À Godefroy qui rit.

Eh ! monsieur... quand on ne connaît pas... et qu’on est troublé...

 

 

Scène VI

 

AMANDA, GODEFROY, BOQUILLON, LECOURTAUD

 

LECOURTAUD, à la cantonade.

À ce soir... venez dîner.

BOQUILLON, le voyant.

Ah !... cette fois-ci !... les yeux, le nez, la bouche !... tout y est !...

Regardant Godefroy.

Qui est-ce qui a dit que celui-là...

À Godefroy.

Il n’a rien de vous, monsieur, rien du tout !... allons donc !...

À Lecourtaud étonné.

C’est à monsieur Lecourtaud que j’ai l’honneur...

LECOURTAUD, souriant.

Que désirez-vous, monsieur ?

BOQUILLON, à demi-voix.

Boquillon... Boquillon, rentier de l’état... cinq-pour-cent.

LECOURTAUD, riant.

Eh bien ?... après ?...

BOQUILLON, à part.

Il ne comprend pas !...

Haut.

Boquillon... dans cette rue... numéro 27.

AMANDA, à part.

Ciel !...

BOQUILLON.

Même rue... 27.

AMANDA, à part.

La maison de Gabriel !

LECOURTAUD.

Eh bien !... qu’est-ce que ça me fait, à moi ?...

BOQUILLON, à part.

Il ne comprend pas !... Ah ! mon Dieu !... ce n’est peut-être pas... Cependant...

Bas.

Je viens... pour l’enfant...

LECOURTAUD, à part.

Dieu !

BOQUILLON.

Je viens pour...

LECOURTAUD, bas et vivement.

Silence !

BOQUILLON, à part.

Ça y est !... je disais aussi... mais ça y est !

Il va déposer son parapluie près de la cheminée.

LECOURTAUD, vivement, et dans le plus grand trouble.

Tenez, Godefroy... tenez... votre argent... trois billets... Adieu, mon ami, adieu !...

Bas.

Laissez-nous.

GODEFROY, étonné.

Adieu... mon cher...

BOQUILLON, à part.

Ah ! gueusard... je te tiens !

LECOURTAUD.

Amanda... ma chérie... j’ai à parler avec monsieur... de toiles peintes.

AMANDA, les yeux fixés sur Boquillon.

Oui, mon ami... oui... Monsieur est ?...

LECOURTAUD.

Un dessinateur.

BOQUILLON.

Plaît-il ?...

Lecourtaud lui fait signe.

AMANDA, à part.

Numéro 27 !

GODEFROY, à part.

Quel diable de mystère !...

Ensemble, à demi-voix.

Air ; Il faut ici bientôt. (La Tête de singe.)

BOQUILLON, à part, avec mystère.

Ah ! bravo ! c’est charmant !
Son trouble secret, sa contrainte,
Tout m’en est garant,
Je tiens maintenant
Le père de l’enfant !

LECOURTAUD et AMANDA, de même.

Dieu ! quel pressentiment !
De crainte
Mon âme est atteinte !
Mais, dans ce moment,
Cachons prudemment
Mon trouble et mon tourment.

GODEFROY, regardant Lecourtaud.

D’où vient, en ce moment,
Son trouble subit, sa contrainte ?
Un tel changement
Cache assurément
Quelque secret tourment.

Amanda sort à gauche, Godefroy parle fond, à droite.

 

 

Scène VII

 

LECOURTAUD, BOQUILLON

 

Boquillon a avancé un siège, et s’assied, pendant que Lecourtaud ferme avec soin la porte par laquelle Amanda est sortie.

BOQUILLON.

À nous deux, maintenant !... Vous me direz...

LECOURTAUD, fermant la porte à gauche.

Pour Dieu !... silence !... Parlons bas !

BOQUILLON, très haut.

Je veux bien... parlons bas...

LECOURTAUD, revenant, et le voyant assis.

Hein ?...

BOQUILLON.

Asseyez-vous... ne vous gênez donc pas... Faites comme chez vous.

LECOURTAUD.

Ah ça ! mais...

BOQUILLON, s’essuyant le front.

Ah ! c’est que, voyez-vous, les jambes me rentrent... je n’ai pas dormi... une nuit blanche... une nuit de garde... nationale... Et depuis ce matin, je cours... Je suis déjà venu deux fois !...

LECOURTAUD, s’asseyant près de lui.

Pour me parler du petit ?...

BOQUILLON.

Pour vous parler du !... Mais de qui diable voulez-vous que je vous parle ?...

Élevant la voix.

Comment ! mon gaillard, vous avez un petit... et c’est moi...

LECOURTAUD, effrayé.

Taisez-vous donc !... Vous criez !...

BOQUILLON.

Je crie ! je crie !... il n’y a pas de quoi, peut-être !...

Mouvement de Lecourtaud.

Eh bien ! non, je ne crierai pas... Je comprends... à cause de cette dame qui était ici... Mme Lecourtaud ?...

Lecourtaud fait signe que oui. Boquillon le salue.

Je vous en fais mon compliment. Une bien belle femme, monsieur !... à la bonne heure... Si je me marie jamais, si c’était dans mes goûts, voilà comme...

LECOURTAUD, impatienté.

Eh ! morbleu !...

BOQUILLON, très bas.

Oui, oui, je comprends... elle est étrangère à l’enfant... C’est vous qui... ce n’est pas elle que... Il se pourrait, au contraire, que ce fût elle qui... et vous que... Ça se voit tous les jours... Mais l’autre combinaison est moins désagréable pour vous.

LECOURTAUD, à part.

Qu’est-ce qu’il dit ?...

Haut.

Au fait, monsieur !

BOQUILLON.

Oui, au fait, vous avez raison... au fait !... Puisque vous vouliez vous débarrasser de l’enfant...

LECOURTAUD.

Je voulais... je voulais le placer.

BOQUILLON, ôtant son chapeau.

Ah ! il est bon, le placement !... merci de la préférence !... Vous me direz qu’on prend ce qu’on trouve... Mais, si vous croyez que je m’en vais continuer à l’entretenir... à avancer tous les mois...

LECOURTAUD.

Eh ! monsieur, ne criez pas !...

BOQUILLON.

Ne craignez rien, monsieur... Je ne crierai pas... je ne ferai pas de scandale... le secret, entre nous !

LECOURTAUD, lui prenant les mains.

C’est bien !... je suis reconnaissant !...

À part.

Allons ! encore quelque usurier qui l’exploite, et qui vient me rançonner !

BOQUILLON.

Ce que je veux, ce que je demande, c’est que vous le repreniez...

LECOURTAUD.

Eh ! monsieur !...

BOQUILLON.

Non pas ici... Seigneur Dieu !... Mais, du moins, est-ce que sa mère...

LECOURTAUD, tristement.

Elle n’existe plus.

BOQUILLON, ému.

Elle n’existe...

Lui serrant la main.

Je m’en doutais... Eh bien ! monsieur, je m’en doutais... Oui, ce matin, n’ayant pu vous voir... je suis retourné auprès de lui... Je le regardais avec amour, monsieur... car il est superbe !... il a beaucoup de vous...

Mouvement de Lecourtaud.

Faites excuse, beaucoup... mais beaucoup...

À part.

En beau...

À Lecourtaud.

Et là, assis près de lui, je me sentais ému, je me disais : « Comment une mère, qui a de ça, peut-elle abandonner, exposer ainsi... » Mais, puisqu’elle n’existe plus... Pauvre enfant ! je sens que je m’attachais à lui !

LECOURTAUD, touché.

Merci, bonhomme, merci !...

BOQUILLON, changeant de ton.

Ah ça ! mais, vous existez, vous... vous avez même l’air d’exister assez agréablement... Vous devez avoir des entrailles... oui, vous en avez...

À part.

Il n’en a pas... il ne me demande pas seulement : Comment va-t-il ?...

Haut.

Oui, vous en avez, des entrailles... vous devez vous charger de lui, vous vous en chargerez !...

LECOURTAUD.

Eh ! monsieur... on se lasse de tout !...

BOQUILLON, se révoltant.

Comment !... on se lasse ?... Et moi donc ?...

LECOURTAUD, effrayé.

De grâce !... taisez-vous !... Eh bien ! oui, eh bien ! oui... si vous avez fait des avances... on vous les rendra... à un intérêt modéré...

BOQUILLON, fièrement.

Je ne demande rien pour ma peine !... rien que ce qui m’est dû légitimement !...

À part.

Quand je dis légitimement...

LECOURTAUD, à part.

Avec eux, c’est toujours la même chose !...

Soupirant.

Allons !... quelques billets de mille francs !...

Haut.

Voyons, monsieur, de quoi s’agit-il ?... Je vous prie de croire que je ne l’ai pas abandonné... c’est une faute que j’expie... Si ma femme savait... elle croirait que je me ruine pour lui.

BOQUILLON.

Eh bien ! non... eh bien ! non... Il est si gentil !...

LECOURTAUD.

Gentil !... gentil !... Vous savez qu’il est bien dérangé...

BOQUILLON, le regardant.

Comment ! il est dérangé ?...

LECOURTAUD.

Beaucoup... vous le savez bien...

BOQUILLON, se levant brusquement.

Mais non, mais... Comment ! il est dérangé, et vous me le flanquez sur les bras !...

À part.

Vous verrez que mon édredon...

LECOURTAUD, qui s’est levé aussi.

Bref, votre compte, monsieur, et je vais vous payer.

BOQUILLON.

Oh ! le compte n’est pas long... Vous me rembourserez le premier mois... et les autres, à l’Auvergnate elle-même.

LECOURTAUD.

L’Auvergnate ?... Ah ! c’est une Auvergnate, à présent...

À part.

Le mois dernier, c’était une Anglaise... et j’ai cru qu’une modiste...

BOQUILLON.

Une Auvergnate... à qui je l’ai recommandé...

Lecourtaud le regarde avec surprise.

Une femme très bien... mais très bien !... une carnation magnifique !

LECOURTAUD.

Plaît-il ?

À part.

C’est un vieux libertin !

BOQUILLON.

Il sera content...

Mystérieusement.

Entre nous... elle a tout ceci très satisfaisant...

LECOURTAUD, lui prenant violemment le bras.

Monsieur !... Mais quel métier faites-vous donc ?...

BOQUILLON.

Monsieur, je suis rentier !... célibataire... sans charge... jusqu’à ce jour...

LECOURTAUD.

Quoi !... vous payez pour mon fils, à une femme...

BOQUILLON.

Qui le nourrit !... le gaillard... il dévore !...

LECOURTAUD.

Eh ! à qui le dites-vous !

BOQUILLON.

Et il boit !... Ah ! le petit ivrogne, boit-il !...

LECOURTAUD.

Eh ! parbleu ! je le sais bien !... Il boit trop !

BOQUILLON.

Ah ! bon !... n’allez-vous pas le chicaner là-dessus... Que diable ! Nous avons tous passé par là... et je crois que quand vous aviez son âge... vous pompiez joliment !...

Il fait le mouvement de téter.

LECOURTAUD.

Jamais, monsieur !... jamais autant que lui !

BOQUILLON, riant, à part.

Il a la prétention de s’en souvenir !...

Haut.

Vous ne voulez pas qu’il tète ?

LECOURTAUD, avec humeur.

Hein ?... qu’il tète du vin de Champagne.

BOQUILLON.

Du... plaît-il ?... Pardon... je crois que nous n’y sommes plus...

LECOURTAUD.

Qu’est-ce que vous me chantez ?

BOQUILLON, doucement.

À propos de quoi me parlez-vous de vin de Champagne ?

LECOURTAUD.

À propos de quoi me dites-vous qu’il tète ?

BOQUILLON.

Il tète... il tète... du lait !...

LECOURTAUD.

Du lait ?... mon fils ?

BOQUILLON.

Mais oui, puisque l’Auvergnate...

LECOURTAUD, impatienté.

Mais, avec votre Auvergnate !... Qu’est-ce que c’est que ça, l’Auvergnate ?

BOQUILLON.

Ça ?... c’est la nourrice.

LECOURTAUD.

Ah ça ! mais l’un de nous deux est bête...

BOQUILLON, vivement.

C’est vous !...

LECOURTAUD.

Quoi !... mon fils Oscar...

BOQUILLON.

Oscar ?... Ah ! il s’appelle... C’est un joli nom.

LECOURTAUD.

Vous l’avez mis...

BOQUILLON.

En nourrice.

LECOURTAUD.

Un brigadier au 3e dragons !...

BOQUILLON.

Vous dites ?...

LECOURTAUD.

Qui va passer maréchal-des-logis !...

BOQUILLON, accablé.

Pardon !... pardon !... Il vient de me passer un éblouissement... je n’ai plus de jambes !

LECOURTAUD, voulant le faire asseoir.

Vous êtes indisposé ?

BOQUILLON, éclatant.

Mais est-ce que je vous parle de ça ?... Est-ce que je connais des Oscar, des brigadiers, des maréchaux, des 3e dragons ?

LECOURTAUD.

Comment ! vous ne connaissez pas Oscar ?

BOQUILLON.

Eh ! allez donc vous promener !... C’est...

LECOURTAUD, furieux.

Et vous venez chez moi me faire causer !... m’arracher un secret... que je n’aurais pas confié à mon ombre !...

Ensemble.

BOQUILLON.

Quoi !... vous nieriez ?...

LECOURTAUD.

Ah ça ! qu’est-ce que c’est donc que cet homme-là, à la fin !

Ensemble.

BOQUILLON.

Boquillon, rentier de l’état... cinq pour cent.

LECOURTAUD.

De quel droit venez-vous chez moi ?... Vous êtes un intrigant !

BOQUILLON, suffoquant à ce dernier mot.

Un intrigant !...

LECOURTAUD.

De quel droit ?...

BOQUILLON.

Ah !... ah !... c’est vous qui me direz de que droit on ose, chez moi... Heureusement je n’ai pas perdu la carte !...

La tirant de sa poche et la lui présentant.

Lisez !...

LECOURTAUD, criant et frappant du pied.

Qu’est-ce que c’est encore ?

 

 

Scène VIII

 

LECOURTAUD, BOQUILLON, AMANDA

 

AMANDA, tout effrayée.

Ah ! mon Dieu !... qu’est-ce donc ?... quel bruit !...

BOQUILLON, à Lecourtaud.

Là !... vous avez crié !...

LECOURTAUD.

Rien, ma chère, rien, c’est...

Regardant la carte.

Ah !... Lecourtaud... C’est ma carte... Après ?

BOQUILLON.

Tournez, s’il vous plaît.

LECOURTAUD, lisant.

« J’attends des nouvelles... »

AMANDA, à part.

Ciel !

LECOURTAUD, continuant.

« Sauvez tout ce que j’aime !... »

Vivement.

Cette écriture !...

BOQUILLON.

Eh bien ?...

Amanda, troublée, va pour sortir.

LECOURTAUD, la retenant.

Amanda !... madame !... restez !...

Il regarde Boquillon.

BOQUILLON, à part.

Quelque révolution de ménage... Je n’en suis plus...

Haut.

Monsieur, j’ai bien l’honneur...

LECOURTAUD, l’arrêtant par le bras.

Où avez-vous trouvé cette carte ?

BOQUILLON.

Par terre.

LECOURTAUD.

Où ?

BOQUILLON.

Chez moi.

LECOURTAUD.

Quand ?... La vérité !... toute la vérité !... rien que la...

BOQUILLON, à part.

Ah ça ! mais c’est un juge d’instruction, que ce négociant-là !...

LECOURTAUD.

Comment cette carte...

BOQUILLON, saisissant un signe d’Amanda.

Hein ?...

LECOURTAUD, se retournant.

Quoi ?...

AMANDA, se remettant, et avec calme.

À qui en as-tu donc ?... Je venais te prévenir que M. Godefroy t’attend dans ton cabinet.

LECOURTAUD, troublé.

Bien... j’y vais...

Lui présentant la carte.

Mais toi, reconnais-tu ton écriture ?...

BOQUILLON.

L’écriture de madame ?... Ah ! bah !...

À part.

Ventre-saint-gris !

AMANDA, tranquillement.

Mon écriture ?...  C’est de l’anglaise... tout le monde écrit comme ça...

LECOURTAUD.

Vous croyez ?...

AMANDA, partant d’un éclat de rire.

Ah ! ah ! ah ! ah !

Mouvement de Lecourtaud.

BOQUILLON, l’imitant.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

À part.

Pourquoi rit-elle ?

AMANDA, montrant la carte.

Regardez donc... examinez chaque mot... Quel rapport cela peut-il avoir avec mon écriture ?...

Riant.

Et c’est pour ça que vous preniez cet air méchant ?...

LECOURTAUD, ébranlé.

Non !... non !... Le fait est que... c’est ce vieil intrigant...

Avec colère.

Qu’est-ce que vous êtes donc venu me dire, vous ?...

BOQUILLON, s’exclamant.

Moi ?... c’est votre carte !...

LECOURTAUD, à Amanda.

Au fait, c’est ma...

AMANDA.

Allons donc !... cet homme est fou... et vous aussi...

Elle déchire la carte et la jette au feu.

BOQUILLON, vivement.

Qu’est-ce qu’elle fait ?... Eh ! ma carte !...

Il prend les pincettes et cherche à la retirer du feu.

LECOURTAUD.

Eh ! oui... ça n’a pas le sens commun... Ce radoteur...

 

 

Scène IX

 

LECOURTAUD, BOQUILLON, AMANDA, CHARLOTTE

 

Elle entre, l’air très agité, et comme poursuivie.

CHARLOTTE, à part.

Ah ! mon Dieu !... ils me suivent !...

AMANDA.

Eh ! mais, Charlotte !...

LECOURTAUD.

Qu’avez-vous donc ?...

CHARLOTTE.

Rien... rien... c’est que j’ai monté si vite votre escalier... Ce n’est pourtant pas haut... et je suis tout essoufflée !

BOQUILLON, rejetant les pincettes.

Pas moyen !... flambée !...

CHARLOTTE, se trouvant en face de lui.

Oh !

BOQUILLON, la saluant.

Mademoiselle...

À part.

D’où sort-elle, celle-là ?...

CHARLOTTE, à part.

Que s’est-il passé ?

LECOURTAUD.

Eh ! mais... Godefroy... votre cousin... m’attend là, dans mon cabinet.

CHARLOTTE, vivement.

Oh ! ne lui dites pas que je suis chez vous !...

Avec embarras.

Je viens pour une surprise que nous voulons lui faire, sa sœur et moi... une tenture nouvelle... une étoffe à choisir...

Elle regarde toujours Boquillon.

AMANDA, toujours occupée de Boquillon.

Eh bien ! mon enfant, laissons mon mari passer près de M. Godefroy, et allons ensemble...

CHARLOTTE, à part.

J’attendrai qu’il soit sorti pour savoir...

BOQUILLON, saluant.

Mesdames...

À part.

Qu’ont-elles donc à me... reluquer, toutes les deux ?

Il prend un air fat.

LECOURTAUD, bas à Boquillon.

Quant à vous... profitez de ce que la porte est ouverte, et ne me forcez pas à vous faire prendre... un autre chemin !

BOQUILLON.

Très bien !... Je prends mon parapluie.

AMANDA, à Charlotte.

Venez...

Ensemble, à demi-voix.

BOQUILLON, à part.

Air : On me trompe, je crois. (Carlo et Carlin.)

Son conseil est très bon :
S’il faut de sa maison,
D’une ou d’autre façon,
Que je sorte...
Mon choix n’est pas douteux :
Pour m’enfuir de ces lieux,
Le chemin qui vaut mieux...
C’est la porte.

LECOURTAUD.

Sortez de ma maison !...
Je suis doux, je suis bon,
Mais, au moindre soupçon,
Je m’emporte !
Sortez donc de ces lieux !
Désormais, plus heureux,
Évitez... je le veux...
Cette porte.

AMANDA, à part.

Ah ! j’en ai le frisson !
D’un mari j’ai raison
De craindre le soupçon...
Mais n’importe !
Le doute est trop affreux !
Sachons tout... je le veux...

Montrant Boquillon.

Avant que de ces lieux
Il ne sorte.

CHARLOTTE, regardant Boquillon.

Lui, dans cette maison !...
Je tremble sans raison :
Il ignore mon nom...
Mais n’importe :
Prudemment, j’aime mieux
Me soustraire à ses yeux ;
Vite ! il faut de ces lieux
Que je sorte.

Lecourtaud suit les femmes jusqu’à la porte des magasins ; ensuite, il sort par la porte de son cabinet, après avoir fait un geste à Boquillon. Amanda s’arrête à la porte par laquelle elle allait sortir, fait signe de s’en aller à Charlotte, qui regarde toujours Boquillon avec anxiété, et referme la porte. Pendant ce jeu de scène, Boquillon fait un mouvement de sortie.

 

 

Scène X

 

AMANDA, BOQUILLON

 

BOQUILLON.

Ce n’est pas lui !... Brigadier... maréchal-des-logis... du Champagne !...

Amanda écoute à la porte du cabinet.

Ça n’a point le moindre rapport avec le pauvre petit...

Amanda va fermer la porte d’entrée, pendant que Boquillon continue.

Mais sois tranquille, cher petit ange !... Papa Boquillon à juré de trouver ton auteur... il le jure encore !... Allons !...

Il va pour sortir et se trouve en face d’Amanda.

AMANDA, à demi-voix.

Monsieur !...

BOQUILLON, reculant.

Plaît-il ?

AMANDA.

Parlez bas !

BOQUILLON, baissant la voix.

Qu’est-ce qu’il y a ?

AMANDA.

J’ai tout compris... au numéro de la maison...

BOQUILLON.

Vous dites ?...

AMANDA.

Parlez !... c’est moi !...

BOQUILLON.

Ah ! bah !...

AMANDA.

C’était bien mon écriture !...

BOQUILLON.

Ah ! bah !... la carte ?...

AMANDA.

C’est moi qui l’ai glissée dans sa main, en le quittant !...

BOQUILLON, plus fort.

Ah ! bah !...

AMANDA.

Chut !

BOQUILLON, de même.

Chut !...

Elle va à la porte du cabinet de Lecourtaud, et prête l’oreille.

BOQUILLON, à part.

C’est là le... c’est à dire, la... Je cherche un... et je tombe sur une... Bon !...

Déposant son parapluie à gauche.

Au fait, ça m’est égal, j’aime autant... et même mieux... à cause du mari... du toiles peintes !...

AMANDA, revenant.

Rien que deux mots !... Vous m’apportez des nouvelles ?... vous l’avez vu ?...

BOQUILLON.

Parbleu !... puisqu’on l’a déposé chez moi... sur mon édredon neuf...

Il soupire.

AMANDA.

Ciel !... il est blessé !...

BOQUILLON.

Blessé ?... c’est ça qu’il crie tant !

AMANDA, avec anxiété.

Il crie !... c’est donc grave ?... le malheureux !... que vous a-t-il dit ?

BOQUILLON.

Comment ! ce qu’il m’a dit ?... mais rien... puisqu’il ne parle pas !

AMANDA, éperdue.

Monsieur !... ah ! monsieur !... vous cherchez à me tromper !... il est mort !...

BOQUIELON.

Mort !...

AMANDA, dans le plus grand désordre et l’entraînant.

Oui, oui !... Venez, conduisez-moi... où est-il ? je cours...

Gabriel paraît à gauche ; elle pousse un cri.

Ah !...

Elle chancelle et tombe à demi dans les bras de Boquillon, qu’elle cache ainsi.

 

 

Scène XI

 

AMANDA, BOQUILLON, GABRIEL

 

GABRIEL, courant à elle.

Amanda !

BOQUILLON, à part, la soutenant.

Michel-Ange !

GABRIEL, aux pieds d’Amanda, sans voir Boquillon.

Amanda !... rassurez-vous... j’ai châtié l’insolent...

AMANDA, se remettant.

C’est vous, Gabriel ?... bien vous ?... mais... blessé ?...

GABRIEL.

Non... c’est l’autre...

Mouvement d’Amanda.

Une égratignure... que je lui ai enviée... J’aurais été heureux et fier...

BOQUILLON, s’oubliant.

C’est chevalier français !

GABRIEL, se levant.

Ciel ! quelqu’un !

AMANDA.

N’ayez donc pas peur... c’est lui... le bonhomme, qui me donnait de vos nouvelles.

BOQUILLON, à part.

Le bonhomme !...

AMANDA.

Je n’ai pas compris... j’étais folle... il sait tout...

GABRIEL.

Boquillon ?

BOQUILLON, à part.

Je sais tout ?...

Tout à coup.

Ah ! mon Dieu !... c’est lui !... J’y suis !... mon voisin, porte à porte...

GABRIEL.

Comment se fait-il...

AMANDA, à Boquillon.

Monsieur !... monsieur !... vous êtes dépositaire de notre secret !...

BOQUILLON.

Parbleu !...

À part, les désignant.

C’est ça... l’amant, le père... et la... Ah ! infortuné toiles peintes !... Et la Grichard, qui me conseillait de me marier !... Ventre-saint-gris !...

En riant, à Gabriel, qui semble l’interroger du regard.

Ah ! mon gaillard, c’est vous qui me jouez des tours comme ça !...

À Amanda.

Figurez-vous, madame, qu’il se promenait tranquillement chez moi... en voisin... son bougeoir à la main... à deux pas de l’édredon, sur lequel il avait mis... Sournois, va !... Et il riait encore... en robe de chambre et en pantoufles... avec son petit air dégagé... comme pour me dire : « Ça ne me regarde pas... ce n’est pas mon affaire. »

Le regardant.

Mais c’est étonnant que je n’aie pas deviné tout de suite...

À part.

À la bonne heure ! voilà une ressemblance frappante !... Il fait très ressemblant, ce petit peintre-là !...

GABRIEL, tout étourdi.

Ah ça ! qu’est-ce qu’il dit ? qu’est-ce qu’il dit ?...

AMANDA.

Maintenant, monsieur, éloignez-vous... car si mon mari...

BOQUILLON.

Il est très brutal, je sais.

AMANDA.

Il n’a rien compris, heureusement !... Comptez sur ma reconnaissance...

BOQUILLON.

Laissez donc ! vous êtes trop bonne... Je n’ai droit à rien... qu’au remboursement de mes avances...

GABRIEL, étonné.

Vos... avances ?

BOQUILLON.

Quarante francs...

Riant.

que je voulais faire payer au toiles-peintes !... C’eût été drôle !... Ah ! ah ! ah ! ah !

GABRIEL, dont la surprise est au comble.

Qu’est-ce que vous dites ?

AMANDA.

Monsieur !

BOQUILLON.

Ah ! pardon !... pardon, belle dame... Je ne vous parle pas du sucre, du savon... des misères... ça ne vaut pas la peine de...

GABRIEL.

Mais, Boquillon...

BOQUILLON.

Au reste, vous serez enchantée de la nourrice.

GABRIEL.

Grand Dieu ! est-ce qu’il croirait...

AMANDA.

Une nourrice... Pour qui ?

BOQUILLON.

Mais... pour... votre... enfant.

AMANDA.

Mon enfant !...

GABRIEL, avec violence, en lui serrant le bras.

Vous tairez-vous, bourreau !... Ne l’écoutez pas, madame, il radote...

À Boquillon.

Comment diable cette idée vous est-elle venue ?

BOQUILLON, élevant la voix.

Mais lâchez donc !... Ce n’est pas une idée qui m’est venue !

Lecourtaud paraît à la porte de son cabinet.

C’est, ma foi, bien un enfant !... Le vôtre, mon cher !

 

 

Scène XII

 

AMANDA, BOQUILLON, GABRIEL, LECOURTAUD, ensuite GODEFROY

 

LECOURTAUD, s’arrêtant.

Hein ?

AMANDA, apercevant son mari.

Ah !

GABRIEL, sans voir Lecourtaud.

Vous osez croire...

BOQUILLON, de même.

Ou, du moins, le fils de madame...

LECOURTAUD, s’élançant.

Le fils de...

GABRIEL.

Ciel !

BOQUILLON.

Le mari ! Oh !...

Ils demeurent tous immobiles. Godefroy paraît, suivant Lecourtaud.

BOQUILLON, ne pouvant soutenir le regard de Lecourtaud.

J’allais prendre mon parapluie... J’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonjour...

LECOURTAUD.

Vous ne sortirez pas !

GODEFROY, les regardant.

Qu’est-ce donc ?... que se passe-t-il ?...

LECOURTAUD, suffoquant.

Que disiez-vous là ?... Cet enfant... le fils de mad...

AMANDA, vivement.

Vous osez supposer !...

GABRIEL.

Permettez...

LECOURTAUD.

Je ne vous parle pas, monsieur !...

À Boquillon.

Répondez !...

AMANDA.

Expliquez-vous !...

LECOURTAUD, le faisant tourner de son côté.

Je l’ordonne !

AMANDA.

Je le veux !

GABRIEL, le tirant par le bras.

Et moi, je l’exige !...

BOQUILLON, tiraillé dans tous les sens.

Ah ! mais ! ah ! mais ! ça ne va pas finir ?... Vous me faites tourner, là, à droite, à gauche... comme un chasseur... Je ne sais rien, je n’ai rien à dire, je ne suis pour rien là-dedans... c’est une affaire de famille... arrangez-vous !

LECOURTAUD, avec violence.

Oh ! vous répondrez !... ou, morbleu !

GODEFROY.

Lecourtaud !...

BOQUILLON, saisissant son parapluie et se mettant en défense.

Ventre-saint-gris ! ne touchez pas !...

AMANDA.

Ah ! je vais me trouver mal !

GODEFROY.

Madame...

LECOURTAUD, se contenant.

Je vois clair, maintenant... Cette carte, qui était dans les mains de cet homme... cette écriture...

À Amanda.

et votre émotion de ce matin !... Oui, vous étiez émue !

AMANDA, éclatant.

Eh ! monsieur, est-ce ma faute, à moi, si d’autres que vous songent à protéger, à défendre votre femme !

LECOURTAUD.

D’autres que moi !

BOQUILLON, intervenant.

Eh ! oui... Est-ce la faute de madame... si un jeune homme s’est battu pour elle ce matin ?...

Bas à Amanda.

Je vous sauve !

LECOURTAUD, furieux.

Un jeune homme !... qui se bat pour ma femme !... J’en apprends de belles !... Mais alors, qu’est-ce que vous me chantiez tout à l’heure ?...

BOQUILLON.

D’abord, monsieur, je ne chantais pas... je ne chante que chez moi... le soir... Je me trompais, ça peut arriver à tout le monde... Que diable ! il y a dans le quartier une intrigue d’amour... très avancée...

GODEFROY, à part.

Que dit-il ?

AMANDA, bas.

Monsieur !...

BOQUILLON, de même.

On dépose chez moi, en secret, sur mon lit, un fruit anonyme...

Bas à Amanda, qui lui fait des signes.

Laissez donc ! je vous sauve !

GODEFROY, très agité, à part.

Eh mais !... quel rapport !

BOQUILLON.

Bref ! je suis amené ici... par une erreur...

LECOURTAUD.

Par une carte !...

BOQUILLON.

Je veux bien... par une carte, adressée à monsieur...

Montrant Gabriel.

qui se battait, ce matin...

GABRIEL, bas.

Malheureux !...

BOQUILLON, bas, à Gabriel.

Laissez donc ! je vous sauve !...

LECOURTAUD.

Gabriel ! c’était Gabriel !...

BOQUILLON, haut et continuant.

Je remarque que madame est préoccupée... que vous êtes peu aimable !

Mouvement de Lecourtaud.

Faites excuse, vous n’avez pas l’air... Vous l’êtes peut-être, mais vous n’avez pas l’air... Et, tout naturellement, je suppose... Y a-t-il de quoi crier ?... c’est très commun, ça arrive dans tous les ménages.

LECOURTAUD.

Mais alors, cette carte... ces mots : « Sauvez tout ce que j’aime ! » c’était pour...

GABRIEL.

Eh ! monsieur, vous pouviez vous battre à ma place !

BOQUILLON.

Voilà !

À part.

Ce n’est pas du tout le sens... mais...

Haut.

Voilà !

AMANDA.

Mais vous, monsieur, qui m’avez soupçonnée... si je vous accusais, à mon tour ?... si je vous disais...

BOQUILLON, intervenant de nouveau.

Oui, au fait !... car madame a raison... Si elle vous attribuait le petit ?... tandis que le vôtre est un grand garçon... Oscar... brigadier... maréchal-des-logis... 3e dragons...

LECOURTAUD.

Mais taisez-vous donc !

TOUS.

Qu’entends-je ?

AMANDA, à son mari.

Ah ! vous avez un fils !

LECOURTAUD, à sa femme.

Ah ! l’on se bat pour vous !

TOUS LES DEUX.

Quelle horreur ! quelle indignité !

Ensemble.

Air : Affreux commissaire ! (La Tête de singe.)

LECOURTAUD, à Amanda.

J’étouffe de rage !
Pour moi quel outrage !
Craignez d’un époux
Et le courroux
Et les transports jaloux !

AMANDA, à Lecourtaud.

J’étouffe de rage !
Pour moi quel outrage !
Trop coupable époux,
Crains mon courroux
Et mes transports jaloux !

BOQUILLON, à part.

Chacun d’eux enrage !
Quel joli ménage !
Vite, sauvons-nous !
De leur courroux
Je crains les contrecoups.

GABRIEL.

J’étouffe de rage !
Voilà votre ouvrage !
Un seul mot de vous
Vient d’exciter mille transports jaloux !

GODEFROY, à part.

Mon cœur, plein de rage,
Pressent un outrage !
Mes soupçons jaloux
Le font déjà palpiter de courroux !

La musique continue.

BOQUILLON, s’en allant.

C’est cela ! allez !... J’ai bien l’honneur de vous souhaiter le bonjour.

GODEFROY, ramenant Boquillon.

Halte-là, monsieur !... je ne vous quitte pas !... et, puisque vous connaissez l’intrigue d’amour qui a eu lieu dans ce quartier... puisque c’est chez vous qu’on a déposé cet enfant inconnu... morbleu ! vous me direz...

BOQUILLON.

Ah ! bien ! qu’est-ce qu’il lui prend aussi, à celui-là ?... les autres l’ont mordu !

Reprise de l’ensemble.

 

 

Scène XIII

 

AMANDA, BOQUILLON, GABRIEL, LECOURTAUD, GODEFROY, MADAME GRICHARD

 

MADAME GRICHARD, accourant, essoufflée.

Où est-il ? où est-il ?... Ah ! le voilà !...

BOQUILLON.

La Grichard !... Elle me tombe du ciel !

MADAME GRICHARD, s’arrêtant.

Excusez, monsieur, madame, la compagnie... mais je suis si t’émue !...

TOUS.

Qu’est-ce que c’est ?

MADAME GRICHARD, à Boquillon.

Je tiens un fil, monsieur !... je tiens un fil !

BOQUILLON.

Vous tenez un fil ?

Aux autres.

C’est ma concierge, messieurs... la Grichard... Elle tient un fil... ordinairement, c’est un...

Il fait signe de tirer le cordon.

Parlez, la Grichard !

MADAME GRICHARD, avec emphase.

Ah ! monsieur, quel roman ! quel mélodrame ! Jamais, à l’Ambigu-Comique...

Apercevant Gabriel et changeant de ton.

Tiens ! M. Gabriel !

BOQUILLON.

Oui, votre Michel-Ange... Allez donc !

MADAME GRICHARD.

M’y v’là... Hier, ou plutôt, cette nuit, en sortant de chez vous, avec la nourrice et le petit...

BOQUILLON.

Pauvre enfant ! il va bien ?

MADAME GRICHARD.

Comme un charme !

BOQUILLON.

Après ?

MADAME GRICHARD.

J’avais cru entendre du bruit... mais bah ! je me dis : « Mon Dieu ! que je suis bête !... » Et je ferme la porte... que je n’ai rouverte qu’à ce matin... et alors, j’ai trouvé... Devinez, monsieur !

BOQUILLON.

Vous avez trouvé ?...

MADAME GRICHARD.

Une jeune fille, qui y était cachée !

TOUS.

Chez lui !

BOQUILLON.

Une jeune fille !

MADAME GRICHARD.

Je lâche un cri... elle en pousse un autre... Elle se sauve... je cours après... Elle descend quatre à quatre... j’appelle mon homme...

BOQUILLON, aux autres.

Son homme, c’est son mari... un imbécile...

MADAME GRICHARD.

Monsieur !

BOQUILLON.

Après ?

MADAME GRICHARD.

Il la suit... Elle traverse la rue... il traverse la rue... et, ici, au tournant...

Attention générale.

il la perd !

BOQUILLON.

Qu’est-ce que je disais ? un imbécile !

MADAME GRICHARD.

C’est-à-dire-, il assure qu’elle s’est réfugiée...

BOQUILLON.

Où donc ?

MADAME GRICHARD.

Dans le magasin de modes, en face !

LECOURTAUD, vivement.

Là ? en face ?

GABRIEL.

Chez les modistes ?

Il court lever le store de la glace.

BOQUILLON, joyeux.

C’est ça ! c’est ça !... Comment n’y ai-je pas songé ?... des marchandes de modes !... Je tiens le père ! c’est une d’elles qui est le... Au fait, puisque ce n’est ni vous, ni lui, ni... c’est ça !... Nous allons voir !... Ah ! mesdames mesdemoiselles !

GODEFROY.

Mais, monsieur...

BOQUILLON.

Laissez-moi donc tranquille, inconnu !... Courons !...

Il se précipite vers la fenêtre du fond, à droite, l’ouvre et s’élance.

AMANDA, poussant un grand cri.

Malheureux ! où allez-vous ?

LECOURTAUD.

Ce n’est pas une porte !

GABRIEL.

C’est une fenêtre !

BOQUILLON, épouvanté.

Une fenêtre !... ventre-saint-gris !... Je ne sais plus où j’ai la tête... et les pieds !

Il se précipite vers la gauche, et ouvre la seconde fenêtre. Un second cri l’arrête. À Lecourtaud, avec rage.

Vous n’avez donc que des fenêtres chez vous !

Il gagne la porte, et sort en courant.

 

 

Scène XIV

 

AMANDA, LECOURTAUD, GODEFROY, GABRIEL et MADAME GRICHARD, regardant aux fenêtres du fond

 

LECOURTAUD.

Mais c’est un enragé !

AMANDA.

C’est un vilain homme !

GABRIEL.

Il va révolutionner le magasin de modes !

GODEFROY, très troublé.

Oh ! n’importe !... je le rejoins... Je veux...

LECOURTAUD.

Eh ! mon ami !... quelle agitation !... qu’avez-vous ?

GODEFROY.

Laissez-moi !... Ce rapport entre l’intrigue dont il parlait et ce qui se passe chez moi !...

AMANDA, vivement.

Ah ! mon Dieu !... est-ce que vous mêleriez cela avec l’histoire des Prés Saint-Gervais ?...

GABRIEL, se rapprochant tout à coup.

Que dites-vous ?... quelle histoire ?...

LECOURTAUD, à Godefroy.

Comment !... cette aventure dont vous me parliez tout à l’heure ?...

AMANDA, à part.

Et Charlotte qui est encore là !...

LECOURTAUD.

Cette intrigue près de votre campagne ?...

GABRIEL, éclatant.

Aux Prés Saint-Gervais !... mais alors... ce père, que Boquillon cherche...

GODEFROY, vivement.

Vous le connaissez ?

GABRIEL.

Je n’ai pas dit cela !...

À part.

Ah ! le malheureux !...

Haut.

D’abord, il faudrait savoir quelle est cette jeune fille trouvée chez lui...

GODEFROY.

Ah ! oui... cette femme, qui tout à l’heure...

À Mme Grichard.

Parlez, madame, parlez...

MADAME GRICHARD.

Voilà ce que c’est... Ce matin, en allant faire sa chambre, comme à l’ordinaire... je vois... (j’en palpite encore...) je vois l’armoire qui remue et qui s’ouvre toute seule !... et alors, une jeune fille... qui n’avait pu s’échapper la nuit, c’est clair... s’est élancée de cette armoire...

GODEFROY.

Et vous avez vu...

MADAME GRICHARD.

Si bien vu... que je la reconnaitrais entre...

CHARLOTTE, rentrant par la porte des magasins.

Enfin, il est sorti, et...

MADAME GRICHARD, bondissant.

C’est elle !... la v’là !

CHARLOTTE, poussant un cri.

Ah !...

Elle se sauve.

AMANDA, qui l’a vue.

Charlotte !

GODEFROY, se retournant.

Hein ?... Charlotte ?

LECOURTAUD.

Votre cousine ?

GABRIEL.

C’est impossible !

On entend un grand bruit dans le magasin de modes.

Mais quel bruit... ! quelle dispute !

GODEFROY.

J’avais deviné !... Ah ! je la rejoindrai !

Il sort, en courant, par la porte des magasins, pendant que les autres courent au fond, ouvrent les fenêtres et cherchent à voir ce qui se passe en face. Le bruit redouble.

MADAME GRICHARD, qui a gagné le fond.

Ô ciel !... M. Boquillon !... notre maître !...

LECOURTAUD et AMANDA.

Le voilà !

GABRIEL.

Il se fait une affaire !

Ils sont tous au fond, près des fenêtres ouvertes et de la glace sans tain. Boquillon, poursuivi par les cris des modistes, paraît sur le balcon, en criant.

BOQUILLON.

La mère de l’enfant !

Le dragon s’élance vers lui, mais une des jeunes filles se jette entre eux et les tient à distance. Tableau.

LECOURTAUD, pendant ce dernier mouvement.

Ciel !... Oscar !

AMANDA.

Votre fils !

BOQUILLON, ouvrant son parapluie, et se mettant en défense.

On ne m’aura qu’avec ma vie !...

Gabriel et la mère Grichard tombent assis en riant. Amanda et Lecourtaud se regardent avec colère et le rideau baisse sur ce tableau.

 

 

ACTE III

 

La scène se passe chez Godefroy.

Un salon, au fond d’un magasin au rez-de-chaussée. La porte principale au fond, donnant sur le magasin, où l’on voit étalées des robes brodées, des blondes, des dentelles, etc. Portes latérales. De chaque côté de la porte du fond, des consoles sur lesquelles sont des cartonniers. Une table à droite. Sur cette table, tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

CHARLOTTE, puis GODEFROY

 

Musique agitée, suite de l’entr’acte. Charlotte arrive tout essoufflée, suivie d’une fille de magasin.

CHARLOTTE.

Mademoiselle Justine... si Godefroy, mon cousin, me demande... dites-lui que je ne suis pas sortie de cette arrière-boutique... où je travaille...

La jeune fille sort, Charlotte va s’asseoir près de la table.

Oh ! mon Dieu !... comme le cœur me bat !... j’ai tant couru !... C’est une fatalité !... après avoir vu sortir M. Boquillon, le moyen de croire qu’un nouveau danger... et au moment où j’ouvre la porte !...

Godefroy paraît au fond.

Mon cousin !...

La musique s’arrête. Charlotte, pour se donner une contenance, prend des dentelles sur la table et feint de s’en occuper.

GODEFROY, à part.

C’est elle !... contenons-nous.

Il s’approche, et lui frappe légèrement sur l’épaule.

CHARLOTTE.

Ah !... ah ! que vous m’avez fait peur !... Quand on ne s’attend pas...

Souriant.

C’est vous, mon cousin ?

GODEFROY, ironiquement.

Eh ! mais... comme vous êtes calme !... pour une personne qui a tant couru !...

CHARLOTTE.

Moi, j’ai couru ?... quand ça ?...

À part.

Ô mon Dieu !...

GODEFROY.

En sortant de chez Lecourtaud.

CHARLOTTE.

De chez Lecourtaud ?

GODEFROY, avec colère.

Charlotte !... je vous ai vue.

CHARLOTTE, avec reproche, en se levant.

En vérité, cousin, c’est contrariant... on ne peut rien vous cacher.

GODEFROY.

Comment cela ?

CHARLOTTE.

Ou ne peut pas faire le moindre petit complot, sans que... Eh bien ! oui, monsieur, oui... votre sœur et moi, nous voulions vous ménager une surprise... en changeant la tenture de votre cabinet de travail... et c’est pour cela...

GODEFROY, avec violence.

Charlotte !...

Plus calme.

Vous me trompez !... vous cherchez à détourner mes soupçons !

CHARLOTTE.

Quels soupçons ?

GODEFROY.

Où étiez-vous, depuis hier au soir ?... Je vous ai demandée ce matin... vous n’étiez pas là...

Charlotte veut parler.

Vous allez mentir l... Vous êtes l’amie de ma sœur, sa confidente... sa complice !...

CHARLOTTE, à part.

Ciel !

GODEFROY.

De ma sœur... qui n’est pas allée à Fécamp... qui est restée à Paris... cachée.

CHARLOTTE.

Ah ! quelle calomnie !

GODEFROY.

On l’a vue !... Elle m’a trompé aussi... au moment où je rêvais pour elle un riche mariage !... elle a craint ma colère... Ah ! elle a bien fait !... car, si j’ai deviné juste... malheur au misérable !... Mais elle sera moins habile que vous... je lui arracherai son secret.

Il fait un pas pour sortir.

CHARLOTTE, le suivant.

Mon cousin !...

GODEFROY, se retournant.

Ne me suivez pas !... attendez-moi.

Il sort à droite.

 

 

Scène II

 

CHARLOTTE, seule

 

Tout est perdu !... cette pauvre Louise ! si timide, si douce... elle avouera !... et c’est encore trop tôt... il faut d’abord que...

Écoutant.

Mais qu’est-ce que j’entends ?...

Courant au fond.

Quelle foule !

Cris et rires au dehors.

Un homme qu’on poursuit !... qui se jette dans le magasin !...

Le reconnaissant.

Dieu ! M. Boquillon !...

 

 

Scène III

 

CHARLOTTE, BOQUILLON, puis LÉONARD

 

BOQUILLON, entrant à reculons, et se défendant avec son parapluie cassé.

Le premier qui approche... je lui brûle la cervelle !...

CHARLOTTE, effrayée.

Mais qui donc l’attaque ?

LÉONARD, à la cantonade, en riant.

Mais laissez-le donc tranquille... au diable !...

Il ferme la porte du magasin, puis, se croisant les bras.

Eh ! bien ! c’est gentil, mon oncle !

CHARLOTTE, à part.

Son oncle !

BOQUILLON, se rajustant.

Oui, c’est très gentil... parlons-en !

LÉONARD, riant.

Comment ! j’arrive tout exprès de Saint-Pétersbourg... en passant par Naples et Alger... pour vous trouver aux prises avec un magasin de modes ?... Ah ! ah ! ah !...

BOQUILLON, encore ému.

Je ne sais pas si tu as passé par Alger, Maroc ou Mostaganem... mais tu tombes bien à propos, mon pauvre Léonard !

CHARLOTTE, vivement, en se rapprochant.

Comment ?

BOQUILLON, effrayé.

Hein ?... Ah ! pardon, mademoiselle ! mille pardons !... Je vous prenais pour une marchande de modes... pour une de ces harpies qui voulaient me déchirer...

S’apercevant d’un accroc à son habit.

qui m’ont déchiré, parbleu !

LÉONARD, au fond.

Elles vous attendent encore !

BOQUILLON, élevant la voix.

Oh ! qu’elles viennent ! je n’ai pas peur !...

Plus bas.

Fermez bien la porte !

LÉONARD.

Ah ! ah ! ah !

CHARLOTTE, qui n’a pas quitté des yeux Léonard.

Ne craignez plus rien, je vais les chasser du magasin.

BOQUILLON, la suivant.

Merci, mademoiselle, merci, de me donner l’hospitalité dans cette boutique, pour un instant... Ce ne sera pas perdu pour vous... J’ai besoin de dentelles, de petits bonnets, de béguins... toute une layette !

À Léonard, quand Charlotte est sortie.

Comprends-tu ça, mon ami ?... En sortant de chez Lecourtaud, un brutal qui voulait me jeter par la fe...

LÉONARD.

Ah ! un négociant ?

BOQUILLON.

Oui, négociant... patenté... juré... marié... et cætera !... Bref, je me présente dans l’établissement des modistes... à l’autre bout de la rue... je me découvre, j’adoucis mon organe, et je demande poliment : « Laquelle de vous, s’il vous plaît, mesdemoiselles, est la mère du petit bonhomme ? »

LÉONARD, étonné.

Du petit ?

BOQUILLON.

Il n’est guère possible de s’exprimer plus clairement.

LÉONARD, riant.

Non ! c’est clair comme le jour !

BOQUILLON.

Eh bien ! te croirais-tu ?... à peine ai-je articulé ce préambule, que je reçois à la tête trois bonnets et deux chapeaux... de femme !

LÉONARD.

Vraiment ?

BOQUILLON.

Plus, une tête à poupée, qui me bosselle la mienne... Je veux expliquer la chose, elles poussent des hurlements... Alors, je vois sortir... de je ne sais où... un casque de cuivre, un habit vert... enfin, quelque chose comme un dragon !

LÉONARD, riant.

Parbleu ! je l’ai vu.

BOQUILLON.

De la troupe, mon ami !... de la cavalerie !... qui me charge, comme un rassemblement de Kabyles !

LÉONARD.

C’est mon ami Oscar !

BOQUILLON.

Oscar ?

LÉONARD.

Le fils de Lecourtaud !

BOQUILLON.

Ah ! c’est le petit Lecourtaud ?... Charmant enfant !... bien élevé !... dans le genre de son père...

Montrant son parapluie cassé.

Voilà comme il a arrangé mon meuble !

LÉONARD.

Mon pauvre oncle !

BOQUILLON.

Voilà comme il m’aurait arrangé moi-même, sans toi !

Lui tendant la main.

Brave garçon !

Changeant de ton.

Comment vas-tu ?... bien ?... tant mieux !... Tu as fait un bon voyage, de bonnes affaires ?... Ah ! voyages-tu aussi pour les parapluies ?... il m’en faudra un...

LÉONARD.

Je m’en charge... Mais ne vous faites donc plus de querelles avec les modistes et les sous-officiers de dragons.

BOQUILLON.

Avec personne !... Maintenant, vois-tu, je ne demanderais pas à un enfant de deux ans : « Mon petit ami, est-ce vous qui êtes le papa ?... » J’y renonce, je ne cherche plus le père, je ne veux plus le trouver !

LÉONARD, riant.

Le père ?

Air : J’ai vu le Parnasse des dames.

Ah ! ça, mais quel diable de conte ?...

BOQUILLON.

C’est une histoire !... C’est fini :
Je vais, sans demander mon compte,
Retrouver mon café chéri,
Mes trois vieux joueurs... qu’il me tarde
D’instruire de ce roman-là...

LÉONARD.

Et vos dominos...

BOQUILLON.

Dieu m’en garde !
J’ai bien assez posé comm’ ça !

Vivement.

Hein ? Ah ! c’est la petite...

 

 

Scène IV

 

BOQUILLON, LÉONARD, CHARLOTTE

 

CHARLOTTE, s’approchant.

Monsieur Léonard ?

LÉONARD.

C’est moi, mademoiselle.

BOQUILLON.

C’est lui.

CHARLOTTE.

Commis-voyageur ?

LÉONARD.

C’est moi.

BOQUILLON.

C’est lui.

CHARLOTTE, contenant un mouvement.

Ah !... On vous demande, monsieur.

Elle indique une porte latérale à gauche.

LÉONARD, étonné.

Qui donc ?

CHARLOTTE.

Une des personnes qui poursuivaient...

Elle regarde Boquillon.

BOQUILLON, relevant son parapluie.

Est-ce le dragon ?

CHARLOTTE, vivement.

Je crois que oui.

BOQUILLON, vivement.

Vas-y, mon neveu !

LÉONARD.

J’y cours, mon oncle... Ensuite, j’ai une petite excursion à faire... mais je vous reverrai.

Il sort à gauche.

CHARLOTTE, à Boquillon.

Adieu, monsieur...

Voyant entrer Godefroy.

Ah !

Elle suit précipitamment Léonard.

 

 

Scène V

 

BOQUILLON, GODEFROY

 

GODEFROY, qui a vu Charlotte.

Encore !...

Voyant Boquillon.

Elle, avec cet homme !... Plus de doute !...

BOQUILLON, se promenant sans le voir.

Oui, assez posé !... c’est-à-dire qu’à présent, on viendrait me dire : voilà le père, le voilà !... que je ne détournerais pas la tête pour...

GODEFROY, qui s’est approché, lui arrêtant le bras.

Enfin, monsieur, c’est vous !

BOQUILLON, surpris.

Plaît-il ?... Ah ! je vous remets... Bonjour !...

À part.

Encore une jolie connaissance que j’ai là !...

GODEFROY.

J’allais chez vous.

BOQUILLON.

Trop bon !

S’esquivant.

Moi aussi, j’allais...

GODEFROY, brusquement.

Rien qu’un mot !... je n’ai pas de temps à perdre.

BOQUILLON.

Ni moi...

S’esquivant.

Je dîne en ville.

GODEFROY.

C’est ce que nous verrons.

BOQUILLON.

Comment !... c’est ce que... Je vous dis que je dîne chez mon ami Piperon... professeur de clarinette.

GODEFROY, le serrant de près.

Et je vous dis, moi... que je sais la moitié du secret !

BOQUILLON.

Quel secret ?

GODEFROY.

L’existence de l’enfant !

BOQUILLON, interdit.

Vous savez... la moitié... de l’enfant ?...

GODEFROY, baissant la voix.

Je connais sa mère.

BOQUILLON.

Ah ! bah !

GODEFROY.

Silence !

BOQUILLON.

Ah ! mais, bravo !... J’y renonçais... Mais, du moment que vous connaissez...

Le pressant.

Vous la nommez ?... c’est madame... mademoiselle ?...

GODEFROY.

Allons donc, monsieur !... vous la connaissez comme moi, puisque vous voilà...

Boquillon le regarde.

Mais ce que vous savez aussi... et ce que je ne sais pas !... c’est le nom du...

Avec force.

Nommez-moi le père, monsieur !...

BOQUILLON, riant.

Ah ! bien !... On me demande, à moi !... à moi !... Mais, c’est... c’est... Le mot m’échappe...

À Godefroy.

Comment ! vous savez quelque chose... vous ne me dites pas ce que vous savez... et vous voulez que moi, qui ne sais rien, je vous dise... ce que je ne sais pas !... C’est illogique... j’ai trouvé le mot, c’est illogique...

À part.

C’est bête !... voilà le vrai mot !...

GODEFROY, furieux.

Pas de bruit, pas de phrases !... nommez-le moi, monsieur !... et je vous déclare d’avance... que je le tuerai !

BOQUILLON, tranquillement.

Ah ! votre intention, bien arrêtée d’avance, est de le...

GODEFROY.

Et, si vous ne me le faites pas connaître... ici... à l’instant !... c’est vous que je tuerai à sa place !

BOQUILLON.

Ventre-saint-gris !

GODEFROY, marchant sur lui.

Parlez donc !... ou je ne réponds plus de moi !

BOQUILLON, mettant son chapeau.

Croyez-vous me faire peur ?...

Fièrement.

Monsieur !... quand on a eu affaire à des marchandes de modes et à de la cavalerie !...

 

 

Scène VI

 

BOQUILLON, GODEFROY, LECOURTAUD, GABRIEL, MADAME GRICHARD

 

MADAME GRICHARD, entrant la première.

Oui, messieurs, c’est ici qu’il s’est ensauvé.

BOQUILLON.

Ah ! du renfort qui m’arrive !

GABRIEL, entrant.

Le voici !

LECOURTAUD, à part.

Chez Godefroy !... c’est un coup du sort !

BOQUILLON, courant à eux.

Garrottez ce monsieur !... il est enragé !...

GODEFROY.

Ah ! vous ne m’échapperez pas !

LECOURTAUD, le retenant.

Godefroy... mon ami... calmez-vous.

MADAME GRICHARD, à Boquillon.

Vous n’êtes pas blessé ?...

BOQUILLON.

Non, la Grichard... mon parapluie seulement est blessé... mortellement... Mais voici un inconnu qui veut me tuer en personne !... Il veut m’escarper !

GODEFROY.

Je veux que vous me nommiez le père de cet enfant mystérieux...

BOQUILLON.

Connais pas !... Bonsoir !

GABRIEL, l’arrêtant.

Restez !...

Il fait signe à Mme Grichard de s’éloigner. Elle remonte au fond.

LECOURTAUD, à Godefroy.

Il est encore plus coupable que vous ne pensez !...

GODEFROY.

Plus coupable ?

BOQUILLON.

Qu’est-ce qu’il dit ?... si c’est comme ça qu’il arrange les choses !...

LECOURTAUD.

Le père... c’est...

GABRIEL, serrant la main à Lecourtaud.

Lecourtaud !...

À Godefroy, avec calme.

Il vous le nommera.

BOQUILLON, criant.

Mais, connais pas !

GABRIEL.

Si fait !...

Le faisant reculer et l’amenant peu à peu sur l’avant-scène, et baissant la voix.

Vous le connaissez !

BOQUILLON.

Ce n’est pas vrai !

GABRIEL.

Si fait !...

BOQUILLON.

Hein ?...

GABRIEL, sévèrement, mais toujours à demi-voix.

Boquillon !... souvenez-vous de vos visites de l’an dernier aux Prés Saint-Gervais...

BOQUILLON, frappé.

Plus bas !

GABRIEL.

D’où vous reveniez si animé... le chapeau sur l’oreille...

BOQUILLON.

Mais...

GABRIEL.

Cette intrigue, dont vous vous vantiez en jeune homme...

BOQUILLON.

Oui !...

GABRIEL.

Dans le bois mystérieux...

BOQUILLON.

Eh bien ?

GABRIEL.

Avec une belle inconnue...

BOQUILLON.

Chut !...

GABRIEL.

C’était elle !...

BOQUILLON, très ému.

La mère ?

GABRIEL.

Et la sœur de Godefroy !

BOQUILLON, avec explosion.

Comment !... le père que je cherche...

Se touchant.

c’est ?...

GABRIEL.

Parbleu !...

BOQUILLON, poussant un grand cri et chancelant.

Ah !

Il tombe sur une chaise.

GODEFROY, s’élançant.

Il a nommé ?

GABRIEL, le repoussant doucement.

Venez !... vous saurez tout !...

MADAME GRICHARD, se rapprochant.

Monsieur !... il se pâme !... Du vinaigre !

BOQUILLON.

De l’air !... de l’air !...

Ensemble.

Air des Deux Brigadiers.

GABRIEL et LECOURTAUD, à Godefroy.

Venez, suivez-nous, de grâce !
Nous le retiendrons ici.
Et, surtout, pas de menace,
Puisqu’on vous répond de lui.

GODEFROY.

Mais expliquez-vous, de grâce !
Pourquoi m’éloigner d’ici ?
Je saurai ce qui se passe !
Et vous, répondez de lui !

MADAME GRICHARD.

Mais qu’est-ce donc qui se passe ?
Va-t-on se tuer ici ?
Le pauvre homme ! on le menace...
Et moi, je tremble pour lui !

Lecourtaud entraîne Godefroy. Ils sortent tous deux par la droite.

GABRIEL, à Boquillon.

Ne craignez rien... nous allons le préparer à la révélation... Vous, prenez votre parti en honnête homme... vous savez ce qu’il vous reste à faire !

Il sort sur les pas de Lecourtaud et Godefroy, qui ont disparu.

 

 

Scène VII

 

BOQUILLON, MADAME GRICHARD

 

BOQUILLON, d’une voix faible et tremblante.

Mon parti ?... ce qu’il me reste à faire ?... mais...

Avec force.

Mère Grichard !... bonne mère Grichard !... vous avez entendu ?...

MADAME GRICHARD, avec curiosité.

Non, monsieur... quoi ?...

BOQUILLON.

Ça ne vous regarde pas !...

Se promenant avec agitation.

Au fait... c’est ça !... Et moi, qui cherchais... qui demandais partout... je comprends à présent !... Les Prés Saint-Gervais... Oui !... tout devient rayonnant de lumière !... Je comprends pourquoi on a choisi mon entresol... mon lit... mon édredon !... C’est tout simple... il était chez lui... puisque le père... son père, la Grichard, c’était...

MADAME GRICHARD, avec joie.

Qui donc ?...

BOQUILLON.

Ça ne vous regarde pas !...

Changeant de ton et s’attendrissant par degrés.

Eh bien ! je le savais... je le pressentais... ça devait être... Est-ce que mon cœur, mes entrailles, tout aurait été ému, agité ?... quand il avait l’air de me regarder... de me sourire... en me tendant ses petits bras, comme pour me dire : pa...

Ne pouvant continuer.

Ah ! mon Dieu !... je ne sais ce qui se passe en moi... c’est quelque chose... qui me bouleverse... Je ne crois pas que je pleure... et pourtant... je ne peux plus par... parler... Je n’y vois plus... mes yeux se... se remplissent de...

Pleurant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

Il va tomber sur la chaise à gauche.

MADAME GRICHARD, attendrie.

Vous pleurez, à présent !... Quel chagrin...

BOQUILLON, bondissant.

Du chagrin !... Oui, je pleure !... mais, c’est de joie ! de bonheur ! d’enivrement, entends-tu !...

Air : Qu’il est flatteur d’épouser celle.

Mon fils !... ce beau garçon, portière !...
C’est moi qui...

MADAME GRICHARD.

Le vôtre ?...

BOQUILLON.

Oui, vraiment !
Ce bel ange !... je suis son père !...
Il me ressemble, cher enfant !
C’est par moi qu’il vit, qu’il existe !...
Moi, qui croyais qu’un peintre... un rien !...
L’avait... Allons donc !... un artiste,
De nos jours, ne fait pas si bien !
Nos peintres ne font pas si bien !

Avec élan.

Je le garde... je l’élèverai... je l’établirai !

MADAME GRICHARD, entraînée.

À la bonne heure, sapristi !...

BOQUILLON.

Oui ! sapristi !...

Gaiement.

J’en ferai un militaire... un dragon... comme le petit Lecourtaud... Et s’il n’aime pas la cavalerie... eh bien ! il entrera dans la garde nationale... il montera la garde pour moi... c’est permis, c’est légal... Plus tard, quand il faudra le marier... car il se mariera... de bonne heure... il n’attendra pas aussi long-temps que son...

Tout à coup.

Ah ! ciel ! j’oubliais la mère !... je ne pensais plus à la maman !...

Il jette son parapluie et court à une table, à droite.

MADAME GRICHARD.

Ah ! bon !... la tête n’y est plus !...

BOQUILLON, quittant la table et emportant, dans sa préoccupation, la chaise sur laquelle il s’était assis.

Mais pourquoi ne m’a-t-elle pas révélé... pourquoi ne m’a-t-elle pas dit... Est-ce qu’elle a craint que je fusse assez lâche... Une mère !... une demoiselle si respectable !...

S’asseyant machinalement au milieu du théâtre, sur le bord de la chaise.

Ou plutôt, non, elle a craint que son frère... son chacal de frère... Eh bien ! qu’il me dévore, je vais...

Il retourne à la table, et s’assied.

MADAME GRICHARD.

Qu’est-ce que vous allez faire ?...

BOQUILLON, écrivant.

Ce que l’honneur m’ordonne !... Ah ! quelle mauvaise plume !... Ce que les lois, la morale et les convenances...

Signant.

« Jules Boquillon, rentier. »

À Mme Grichard, en pliant la lettre.

Je m’appelle Jules... il s’appellera Jules.

MADAME GRICHARD.

Mais, monsieur, c’est donc bien vrai que...

BOQUILLON, se levant.

Tôt ! tôt ! tôt !... la Grichard, cette lettre à M. Godefroy... allez... par là...

La rappelant.

Ah !... et puis, courez chez l’auvergnate... qu’elle apporte le petit !...

MADAME GRICHARD.

Oui, monsieur.

BOQUILLON, la rappelant encore.

Ah !... dites-lui que je donne soixante francs par mois... et quatre livres de sucre... dix livres, vingt livres... et du savon... s’il l’aime... qu’il en mange... Allez donc !

MADAME GRICHARD, empressée.

Oui, monsieur.

Elle sort à droite.

 

 

Scène VIII

 

BOQUILLON, puis LÉONARD

 

BOQUILLON, ne tenant plus en place.

C’est ça !... Pauvre enfant !...je le prendrai dans mes bras... je le montrerai à cet homme, pour le désarmer...

Léonard paraît par la petite porte, très agité.

Je lui dirai...

Élevant la voix.

C’est votre neveu ! c’est mo fils !... je l’adopte !...

LÉONARD, s’élançant vers lui.

Qu’entends-je !... Ah ! mon oncle... mon cher oncle !...

BOQUILLON.

C’est toi ?... Eh bien ! tu sais la révolution ?... ce petit...

LÉONARD, avec joie.

Oui, j’étais là... j’ai entendu... Vous l’adoptez ?

BOQUILLON.

Parbleu !... toute ma fortune est à lui...

Mouvement de Léonard.

Tant pis, j’en suis fâché, pauvre garçon... rien pour les autres !... rien pour toi !

LÉONARD, se jetant à son cou.

Oh ! merci !... merci !... vous êtes le meilleur des hommes !... Mais je ne serai pas ingrat, mon oncle !... tout ce que vous ferez, je vous le rendrai plus tard, quand je serai riche !

BOQUILLON.

Eh ! qui est-ce qui te demande quelque chose ?... tu ne lui dois rien !

LÉONARD, avec élan.

Je ne lui dois rien !... moi, son père !

BOQUILLON, reculant.

Hein !... le père de mon enfant !...

LÉONARD.

Du mien, mon oncle !... c’est mon fils !

BOQUILLON.

Ton...

Il chancelle et s’appuie sur une chaise.

LÉONARD, vivement.

Eh bien ?... eh bien ?... qu’est-ce qui vous prend ?

BOQUILLON.

Ton... ton fils ?...

LÉONARD.

Mais à qui donc ?

BOQUILLON.

Voyons, voyons, entendons-nous... car, depuis ce matin, on me fait aller, venir, passer par une foule d’émotions... On me donne des entrailles paternelles, et puis... Mais, tu es fou !... Léonard, rappelle-toi mes promenades aux Prés Saint-Gervais... car toi-même, un jour, tu m’accompagnais...

LÉONARD.

Juste !... ce jour-là, j’avais mon premier rendez-vous d’amour !... on m’attendait près de là !

BOQUILLON.

Ah ! toi aussi ?... Mais tu sais... cette demoiselle... avec laquelle tu me laissas en tête-à-tête imprudent !... sans te douter que depuis longtemps...

LÉONARD.

Juste !... la gouvernante... beauté mure et sévère...

BOQUILLON.

Mûre, je ne dis pas... mais sévère !...

Tendrement.

Nous nous aimions...

LÉONARD.

Je le savais... et pendant que vous causiez, je courus près de Louise, quelle ne gardait plus.

BOQUILLON.

Louise ?... quelle Louise ?... Qu’est-ce que c’est encore que celle-là ?

LÉONARD.

La sœur de M. Godefroy, la mère de mon fils, qui demeurait alors à la campagne, où je la croyais encore aujourd’hui... Je m’attendais si peu à la trouver dans cette maison !... et plus jolie que jamais, mon oncle !... Depuis huit mois que je suis absent, elle se croyait trahie, abandonnée !... et pour cacher à son frère...

BOQUILLON.

J’y suis ! j’y suis !... on flanquait sur les bras de l’oncle les péchés du neveu !

LÉONARD.

C’est tout naturel... Mais on dit qu’il est bien, mon fils... il me ressemble, n’est-ce pas ?

BOQUILLON, le regardant.

Oui, au fait ! oui !... Et moi qui ai cru... qui me suis imaginé...

À lui-même.

Fat que tu es !

LÉONARD.

Quoi donc ?... vous auriez pensé...

BOQUILLON.

Ah ! c’est dommage... je m’y faisais... il m’allait...

Naïvement.

Je l’avais déjà mis dans la cavalerie, et j’allais le marier... Tiens, vois-tu, j’éprouve là un...

Changeant brusquement de ton.

Ah ! ça, et la gouvernante ?

LÉONARD, gaiement.

Elle s’est mariée depuis.

BOQUILLON.

Ah ! bah !... Elle a épousé ?

LÉONARD, riant.

Un épicier en gros.

BOQUILLON, riant aux éclats.

Je l’aurais parié ! Ah ! ah ! ah !... Je lui donnerai ma pratique.

LÉONARD.

Bah ! est-ce que... Ah ! ah ! ah !

Ils rient tous deux aux éclats.

 

 

Scène IX

 

BOQUILLON, LÉONARD, CHARLOTTE, puis GODEFROY, LECOURTAUD, GABRIEL

 

CHARLOTTE, entrant précipitamment.

Silence !... le voici !...

Ils demeurent immobiles.

GODEFROY, croisant les bras et d’un ton solennel.

Ah ! monsieur !... un homme de votre âge !...

BOQUILLON.

Bien !

Mouvement de Lecourtaud et Gabriel.

GODEFROY, s’avançant.

Mais, sur les instances de ces messieurs, j’ai pardonné... Elle est à vous.

BOQUILLON, doucement.

Qui est-ce qui est à moi ?

GODEFROY.

Louise, ma sœur, que vous m’avez demandée.

LÉONARD, à part.

Ciel !

CHARLOTTE.

Que veut dire...

Léonard la fait taire.

LECOURTAUD, gaiement.

C’est arrangé.

GABRIEL, de même.

C’est convenu, vous épousez.

BOQUILLON.

Allons donc !

LECOURTAUD et GABRIEL, sévèrement.

Monsieur !

GODEFROY, avec violence.

Vous la refusez !... après l’avoir demandée !...

BOQUILLON.

Moi ?

GABRIEL, bas.

Il vous tuera !

Effroi de Boquillon.

GODEFROY, à Boquillon, en lui montrant sa lettre.

Osez nier...

BOQUILLON.

Mais non !... je l’ai demandée... pour... pour...

Apercevant tout à coup Léonard.

pour mon neveu !... Léonard, pas Jules !... le seul et véritable auteur de la chose !

GODEFROY.

Votre neveu ?

CHARLOTTE.

À la bonne heure !

LECOURTAUD.

Eh ! mais... mon commis-voyageur !

GODEFROY.

Un commis-voyageur ?... un homme sans fortune ?...Vous me trompiez !

BOQUILLON.

Mais non !... Une fortune ! une fortune !... D’abord, il a le petit bonhomme... à qui j’assure mes rentes cinq pour cent... Et, puisque vous me donniez votre sœur, à moi... vous ne la refuserez pas à un bon gros garçon, qui l’aime...

LÉONARD.

Oh ! oui !...

BOQUILLON, sans s’arrêter.

Qui la rendra heureuse... qui prolongera votre famille... Qu’est-ce que je dis donc ? qui l’a déjà prolongée !... Ouvrez-lui vos bras, appelez-le votre frère !... Embrassez-vous... Va donc !...

LECOURTAUD et GABRIEL.

Mon ami !

CHARLOTTE.

Mon cousin !

LÉONARD.

Mon frère !

GODEFROY, entouré et pressé par tout le monde.

Eh ! parbleu !... j’aime mieux celui-là que...

Il montre Boquillon.

BOQUILLON, saluant.

Merci !... toujours gentil !

 

 

Scène X

 

BOQUILLON, LÉONARD, CHARLOTTE, GODEFROY, LECOURTAUD, GABRIEL, MADAME GRICHARD et L’AUVERGNATE portant une bercelonnette

 

MADAME GRICHARD.

Monsieur ! monsieur ! voilà votre fils !

BOQUILLON.

C’est changé... ce n’est plus moi... j’ai cédé ma place...

LÉONARD, ému, à Charlotte.

Mon fils !...

L’AUVERGNATE.

Il boit ferme, le petiot bourgeois !

BOQUILLON.

Ah ! petit brigand ! petit gueusard !...

Regardant l’Auvergnate.

Elle est fort bien cette nourrice...

À l’enfant.

Tu peux te vanter de m’avoir fait courir !... Oh ! ta, ta, ta... tu as beau me tendre les bras... je ne donne plus dans cette pantomime-là petit roué !... Mais il faut que tu viennes à mon aide, à ton tour... pour réparer le mal que tu as fait à mon édredon... Viens un peu par ici...

Au public.

Air : Vaudeville des Frères de lait.

Voici, messieurs, cet enfant anonyme,
Que sur mes bras on osa déposer...
Grâce à mes soins, il sera légitime,
Et, dès ce soir, il faut le baptiser !
Votre présence est ici nécessaire...
Pauvre petit ! ah ! quel heureux destin
Pour lui... pour moi, qui suis presque son père,
Si vous daignez en être le parrain !

TOUS.

Pour cet enfant, quel avenir prospère,
Si vous daignez en être le parrain !
S’il a ce soir le public pour parrain !

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