Babiole et Joblot (Eugène SCRIBE - Joseph-Xavier Boniface SAINTINE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 11 octobre 1844.

 

Personnages

 

MARCEL, tapissier

JOBLOT, son garçon

LE VICOMTE DE LAVARENNE, vieux dandy

LE COMTE ERNEST, son parent

CÉLINE D’AUBERIVE

BABIOLE, ouvrière, filleule de Marcel

 

La scène est à Paris, chez Marcel, au premier acte. À l’hôtel d’Auberive, au deuxième acte.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un magasin de tapissier. Porte au fond. Portes latérales.

 

 

Scène première

 

MARCEL, BABIOLE

 

Babiole est debout, occupée à auner du galon. Marcel est devant une table, la plume à la main et n’écrivant pas.

MARCEL.

Je le répète ! il n’est bon à rien !

BABIOLE.

Cependant, mon parrain, soyez juste, M. Joblot est bon ouvrier, bon dessinateur, et je vous ai entendu dire à vous même que pour ce qui est du goût et de l’arrangement, il n’a peut-être pas son pareil dans tout Paris.

MARCEL.

J’ai dit ça... j’ai dit ça autrefois ! et aujourd’hui je dis autrement...

BABIOLE.

Alors... ce n’est pas lui... c’est vous qui êtes changé...

MARCEL.

Ah ! ça... je crois, mademoiselle Babiole, que vous me tenez tête. Qui vous a chargée de prendre sa défense ?

BABIOLE.

Il n’est pas là !

MARCEL.

Parbleu ! il n’y est jamais, a présent.

BABIOLE.

Mais...

MARCEL.

Taisez-vous !...

Regardant son livre.

Encore une année où les recettes ont baissé... C’est étonnant comme le bon goût s’en va... et les pratiques aussi !... Où vont-elles donc ? Où va la tapisserie moderne, je vous le demande ?... Moi, un des premiers tapissiers-ébénistes de l’Empire !... moi qui ai résisté encore sous la Restauration, je me vois débordé par le rococo, le Louis XIV et le Pompadour !

BABIOLE.

Dame ! le siècle marche et vous restez en place...

MARCEL.

Oui, je tiens à mes fauteuils... à mes anciens fauteuils, moi... je leur ai prouvé que quand je voulais... je faisais aussi du Boule... et des incrustations. Témoin le secrétaire que j’ai vendu, dans le temps, à feu le général Balthasar Lavarenne... une de mes dernières pratiques impériales... Un chef-d’œuvre de style et de combinaison... un morceau d’étude qui suffirait à élever la réputation d’un tapissier !

BABIOLE, à part.

Et qui n’a pas empêché la sienne de descendre !...

MARCEL.

J’avais espéré, en prenant avec moi ce Joblot... qui est jeune... intelligent et actif... que cela relèverait un peu ma maison... et, pendant quelque temps, en effet... ça allait déjà mieux...

BABIOLE.

Vous voyez bien !...

MARCEL.

Mais, depuis que j’ai eu la faiblesse d’augmenter ses gages de cinquante francs, M. Joblot se croit un grand personnage... Il ne traverserait plus la rue en costume d’ouvrier !

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Arlequin Joseph.)

Il ne songe qu’à sa toilette ;

Il abdique, le renégat !
Le tablier et la casquette,
Les insignes de son état.
Oui, monsieur se donne des grâces,
Et, toujours à se mignarder,
Je suis sûr qu’il use mes glaces
À force de s’y regarder !

Je crois, ma parole d’honneur, qu’il a des idées d’amour !

BABIOLE, à part, avec joie.

Je le crois aussi !

MARCEL.

Ou de mariage !

BABIOLE, de même.

Je l’espère bien !...

MARCEL.

Ah ! mon Dieu !... est-on passé chez M. le vicomte de Lavarenne ?

BABIOLE.

Je n’en sais rien !... M. Joblot est sorti pour cela, peut-être...

MARCEL.

Comment, peut-être ?... Mais M. Anatole de Lavarenne, seul héritier du général Balthasar, son parent... est actuellement notre meilleur client... un client pour lequel j’ai meublé deux ou trois boudoirs, rue Notre-Dame-de-Lorette... client d’autant plus précieux, qu’il change souvent de... mobilier... Il est venu avant-hier... je ne sais pas pourquoi, et hier encore, demander qu’on lui portât aujourd’hui des étoffes choisies... un nouveau boudoir, peut-être... qui est pressé... ça l’est toujours... Et si on le fait attendre... il se pourvoira ailleurs... Voilà comme ma maison s’en va chez les voisins... par la faute de Joblot, de ce misérable Joblot !

BABIOLE.

Eh ! ne criez pas tant, mon parrain... Voici M. le vicomte en personne.

 

 

Scène II

 

MARCEL, BABIOLE, LE VICOMTE, la cravache à la main

 

MARCEL.

Monsieur le vicomte... qui vient chez moi... qui daigne y venir lui-même... Joblot, mon garçon, est passé chez vous ?

LE VICOMTE.

Non, vraiment !

BABIOLE.

Ah ! bien ! monsieur... il y est en ce moment. Vous vous serez croisés.

MARCEL, bas à Babiole, avec un geste de tête approbatif.

C’est comme ça qu’il faut dire !...

Haut.

Babiole... un siège...

À Babiole qui prend une chaise.

un fauteuil à monseigneur !...

LE VICOMTE.

Mademoiselle Babiole est charmante... aussi gentille que son nom !...

BABIOLE, faisant la révérence.

Babiole est comme son nom... elle ne vaut pas grand’chose...

LE VICOMTE.

Si vraiment... pour ceux qui s’y connaissent !

MARCEL, s’approchant du vicomte, qui est assis, et tournant le dos à Babiole, qui a pris son panier à ouvrage, travaille et n’entend pas la conversation suivante.

C’est encore un temple que nous allons meubler ?

LE VICOMTE, se balançant sur son fauteuil, pour essayer de voir Babiole, que lui cache Marcel.

Je crois, mon cher... que j’y renonce. Je commence à me lasser des passions dont il faut payer les mémoires.

MARCEL.

Passions de grands seigneurs... Ce sont les bonnes !

LE VICOMTE.

Oui !... pour les tapissiers...

MARCEL.

Vous êtes si riche ! surtout depuis l’héritage du général... Dépenser, c’est amusant !

LE VICOMTE.

Dépenser... pour soi... je ne dis pas ; mais pour d’autres... c’est ennuyeux !... Tu sais bien, notre joli appartement au second.

MARCEL.

Le boudoir jaune ?...

LE VICOMTE.

Oui, j’ai trouvé ces jours-ci la porte fermée...

MARCEL.

Ça ne regarde plus le tapissier... c’est le serrurier !...

LE VICOMTE.

Mais l’autre... le dernier.

MARCEL.

Le boudoir bleu ?...

LE VICOMTE.

Oui !... j’ai trouvé la porte ouverte... et plus personne... Un engagement pour la Russie... Elles y sont toutes !...

Air de l’Incognito.

L’autocrate qui les entraîne
Fait un appel, et l’on y va !
Toutes nos nymphes de la Seine
Prennent leur vol vers la Néva.
Pauvres amours ! vous devez, je présume,
Arriver là tout grelottants ?
Amours transis... dont le feu se rallume
Au feu des diamants.

Oui, mon cher ; on est parti... sans m’en prévenir.

MARCEL.

En vérité !...

LE VICOMTE.

À telles enseignes qu’il y a aujourd’hui, pour cause de départ... une vente superbe, où doit se rendre la meilleure société de Paris... et ce sont nos meubles...

MARCEL.

Des meubles tout neufs !

LE VICOMTE.

Que l’on va mettre aux enchères.

MARCEL.

Si vous les rachetiez ?

LE VICOMTE.

Allons donc !

MARCEL.

Vous les auriez à bon compte et ça peut resservir...

LE VICOMTE.

Veux-tu te taire !... J’ai dit que je renonçais à tout cela... Mes amis politiques et autres veulent absolument me marier... une bonne famille... une jeune personne extrêmement riche qui ne dépend que de sa grand’mère... à qui même j’ai parlé de toi.

MARCEL.

Est-il possible ?

LE VICOMTE, se levant.

Madame la marquise d’Auberive, rue de Grenelle-Saint-Germain, 58 ; elle était mécontente de son tapissier... je lui ai enseigné le mien.

MARCEL, qui a été à son bureau inscrire l’adresse.

Une nouvelle pratique.

LE VICOMTE.

Il faudra demain passer chez elle... elle attendra vos ouvriers.

MARCEL.

On n’y manquera pas !... Et c’est de ce côté que M. le vicomte prendrait femme ?...

LE VICOMTE.

Je ne suis pas encore décidé... Mais je n’ai que trente-cinq ans... je puis attendre...

MARCEL.

Sans contredit.

LE VICOMTE.

Et si, d’ici là... je rencontre... non plus quelque sylphide... c’est trop brillant... c’est trop en vue...

Regardant Babiole.

mais quelque beauté modeste... et ignorée... une figure naïve et un cœur idem...

BABIOLE, qui s’est levée depuis quelques instants, s’approche du vicomte, et lui présente des échantillons.

Monsieur le vicomte a demandé des échantillons...Voici, je crois, des couleurs qui vous iraient : grenat ou scabieuse.

LE VICOMTE.

Ah ! ce sont des couleurs d’automne.

BABIOLE, avec naïveté.

Et vous trouvez que c’est trop jeune ?...

LE VICOMTE.

Du tout... j’adore la jeunesse... et ce que je voudrais...

MARCEL.

Je vais vous chercher d’autres nuances...

LE VICOMTE, à Babiole, pendant que Marcel cherche des échantillons.

Ce que je voudrais... je suis venu déjà deux ou trois fois pour te le dire... mais il y avait là du monde.

BABIOLE.

Qu’est-ce que ça fait ?

LE VICOMTE.

Ce Joblot... le garçon tapissier.

BABIOLE.

Il vous aurait compris mieux que moi !

MARCEL, lui présentant des étoffes.

Voilà du damas de soie.

LE VICOMTE.

Non !

MARCEL.

De la brocatelle...

LE VICOMTE.

Non ! un autre...

Air du Luth galant qui chanta les amours.

À Babiole.

Voyons, choisis celles que tu voudras.

BABIOLE.

Ça vous regarde !... ou satin ou damas,
Mon parrain en aura pour vous et par douzaines !

Lui montrant des échantillons.

Ces couleurs à la mode...

LE VICOMTE.

Elles sont trop anciennes !...

BABIOLE.

Bah !...

LE VICOMTE.

Je veux des couleurs roses comme les tiennes.

BABIOLE.

Mon parrain n’en tient pas. (Bis.)

À Marcel.

Est-ce que vous en tenez, mon parrain ?...

LE VICOMTE.

Non... non... rien !... ne vous dérangez pas... Du reste, voici ma commande.

Il laisse tomber une lettre dans le panier à ouvrage de Babiole.

Ensemble.

MARCEL.

Mon magasin est assez assorti !...
Pour un boudoir, voyez la belle affaire !
Claude Marcel est connu, Dieu merci !

Vous reviendrez, monseigneur, je l’espère.

BABIOLE, à part.

Tiens, ce sournois ! qu’a-t-il ?... ce papier-ci
À mon parrain s’adresse, je l’espère.
Mais pourquoi donc me le remettre ainsi ?
Une facture n’est jamais un mystère !

LE VICOMTE.

Vous n’êtes pas assez bien assorti ;
Je reviendrai, vous dis-je ; à cette affaire
Je tiens beaucoup, beaucoup ! Puissé-je ici,
En revenant, trouver ce que j’espère !

Marcel accompagne le vicomte qui sort par le fond. Marcel sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

BABIOLE, seule

 

Qu’est-ce que ça signifie ?... Voilà déjà plusieurs fois qu’il me regarde d’une manière... et puis c’te commande qu’il me donne au lieu de la remettre à mon parrain... Tiens ! elle est cachetée !... Ah ! ça, est-ce qu’il voudrait me commander des meubles... pour moi-même ?... Non pas... non pas ! il n’y a pas moyen, car j’en aime un autre, mon bon petit Joblot, si gai, si bon enfant... et qui m’aime aussi, j’en suis sûre ; mais il n’ose pas me le dire, et c’est là ce qui le tourmente et lui donne parfois un air malheureux... Hein ! ose donc, je t’ai deviné, va !...

Air : On n’offense point une belle.

Au soin que tu prends pour me plaire
En te parant de mieux en mieux ;
Et puis à certaine lumière
Que je vois briller dans tes yeux,
Oui, dans ton âme ainsi que dans la mienne,
Mon cher Joblot, je puis lire sans peine.
Est-il donc besoin de discours ? (Bis.)
Oui, tu m’aimes, j’en suis certaine...
Mais c’est égal, dis-le toujours !

Mais pourquoi n’est-il pas encore de retour ?... M. Marcel a raison, c’est mal à lui de s’absenter si longtemps du magasin...

Elle va vers la porte du magasin et regarde dans la rue.

Mais le voilà ! qu’est-ce qu’il fait encore à regarder dans ce beau landau ?

Poussant un cri.

Ah ! mon Dieu ! deux voitures qui se croisent... Il va être pris entre les deux ! Joblot... Joblot, prenez donc garde !

On entend un grand bruit de voitures et des cris perçants. Babiole, effrayée, tombe sur une chaise, placée près de la porte de la boutique.

JOBLOT, en dehors.

Gare ! gare ! que je passe !...

 

 

Scène IV

 

BABIOLE, JOBLOT

 

JOBLOT, entrant.

Filé entre les quatre roues !... il n’y a pas de mal...

Descendant la scène et à part.

Si, il y en a, car je me suis trompé ! ce n’était pas elle !... Mais je crois la voir partout !...

BABIOLE, descendant.

Ah ! je l’ai cru écrasé !...

JOBLOT, vivement et gaiement.

Écrasé, qui ?

BABIOLE, toute tremblante.

Cette voiture !...

JOBLOT.

Comment, cette voiture ? Elle craint que je n’écrase les voitures !

BABIOLE.

Ah ! que vous devez avoir eu peur...

JOBLOT, se rapprochant d’elle et la prenant sous le bras.

Alors, ma petite Babiole, faites-moi un grand verre d’eau... sans sucre... et vous le boirez, car vous voilà encore toute tremblante.

BABIOLE.

Vous plaisantez ; mais le bourgeois ne plaisantait pas tout à l’heure.

JOBLOT.

Bah !

BABIOLE.

Non, monsieur... Oh ! il est furieux contre vous.

JOBLOT.

Pourquoi ?

BABIOLE.

Parce que vous êtes trop longtemps dehors.

JOBLOT.

Eh bien ! me v’là !

Mettant son tablier.

Et à la besogne !

BABIOLE.

Il a dit que vous étiez un paresseux !

JOBLOT.

Il a dit ça ? Ça m’est égal, excessivement égal, prodigieusement égal ! ah ! grand Dieu ! que ça m’est égal !

À part.

Ce matin, je l’ai aperçue à la fenêtre de son hôtel ! voilà du bonheur pour toute ma journée ! Où est mon roman ?

BABIOLE.

Comment, vous allez lire ?

JOBLOT.

Qu’est-ce que ça vous fait !

Il prend un petit tabouret, qu’il est en train de confectionner, et y met quelques clous d’épingles qu’il tire d’une pelote rouge attachée à son habit par un cordon de même couleur.

BABIOLE.

A-t-il mauvaise tête, aujourd’hui ! Mais pendant votre absence, il peut se passer bien des choses, ici.

JOBLOT.

Ça m’est égal !

BABIOLE.

D’abord, les pratiques s’en, vont mécontentes, car elles ne veulent avoir affaire qu’à vous.

JOBLOT.

Ça m’est égal !

BABIOLE

Puis, on m’écrit des lettres... et ça m’a bien l’air de lettres d’amour.

JOBLOT, quittant son travail.

Vrai ? une lettre d’amour... qui donc ?

BABIOLE, à part.

Ah ! ça ne lui est plus égal.

Haut.

Un grand seigneur ! rien que ça !

JOBLOT.

Ah !... et vous dites qu’il s’appelle ?

BABIOLE.

Vous êtes bien curieux ! Cependant, je n’ai rien de caché pour vous... Mais vous ne vous mettrez pas en colère ?

JOBLOT.

Moi ?

BABIOLE.

C’est M. de Lavarenne !

JOBLOT.

Le vieux ?

BABIOLE.

Tiens, le vieux ! il n’a que trente-cinq ans.

JOBLOT.

À ce qu’il dit !... Un galantin... un séducteur... qui est aimé de toutes les demoiselles d’Opéra... à ce qu’il dit, comme MM. les lions, ses amis ! Ils adorent tous des demoiselles d’Opéra !... Pas possible... il n’y en aurait pas assez !...

Retournant à sa besogne, et feuilletant son livre au lieu de travailler.

Voyez-vous, Babiole, je vous le dis en ami... cet homme là vous rendra malheureuse.

BABIOLE.

Mais puisque je vous dis que je ne l’aime pas !

JOBLOT.

Ah ! si c’était M. Ernest de Lavarenne, son cousin, qui est aussi de nos pratiques... à la bonne heure !

BABIOLE.

Bien obligée.

JOBLOT.

Mais l’autre ! Ah ! Babiole... je vous plains !

BABIOLE.

Mais puisque je vous dis...

JOBLOT.

Je sais d’abord par ses gens qu’il est prodigue envers eux de coups de cravache !... On dit même qu’un jour avec sa danseuse... Cet homme-là vous battra, Babiole.

BABIOLE.

Est-il ennuyeux... Quand je vous répète...

JOBLOT, changeant de ton et s’interrompant.

Voyons donc sa lettre ; je ne serais pas fâché...

BABIOLE.

Tiens !... Mais je ne l’ai pas lue moi-même.

JOBLOT, se levant.

Pas possible !...

BABIOLE, la lui montrant

Voyez plutôt, vilain soupçonneur... elle est encore cachetée.

JOBLOT, la lui enlevant des mains.

Merci !

BABIOLE, à part.

Est-il jaloux !

JOBLOT, à demi-voix.

J’ai besoin de savoir comment ça se tourne, une déclaration d’amour.

BABIOLE.

Est-ce que vous en avez une à faire ?

JOBLOT.

Peut-être.

BABIOLE.

Eh bien ! Joblot, je ne m’y connais pas, moi ! mais il me semble qu’au lieu de faire des phrases d’écriture... il vaut mieux dire tout uniment la chose...

JORLOT.

Vous croyez ça, vous !... On voit bien que vous n’êtes pas à ma place... sans ça, vous verriez qu’il n’est pas facile de dire aux gens en face...

Lisant.

« Gentille Babiole... je vous aime... »

BABIOLE.

Vraiment ?

JOBLOT.

C’est le vicomte qui dit ça !...

BABIOLE, avec désappointement.

Ah ! Et vous, monsieur Joblot... qu’est-ce que vous dites ?

JOBLOT, avec colère.

Je dis que c’est une indignité... Il prétend qu’il a un boudoir Pompadour... à décorer dans son hôtel... et il compte sur vous... et il ose vous demander une réponse...

BABIOLE.

Là... j’étais sûre qu’il allait s’emporter...

JOBLOT.

Et vous recevez des lettres comme ça ?... Après tout... ça vous regarde... je vous ai avertie... vous ferez ce que vous voudrez.

Voulant lui rendre la lettre.

BABIOLE.

Gardez-la.

JOBLOT.

Au fait... je suis bien aise d’avoir un modèle... ça n’est pas mal tourné...

Il s’assied et reprend son ouvrage.

BABIOLE.

Le v’là fâché, à présent !... Mais réfléchissez donc, monsieur Joblot, que si j’aimais ce vilain seigneur... je ne vous aurais pas montré sa lettre... Et vous me soupçonnez... moi qui ne pense qu’à vous...

JOBLOT, vivement.

Quoi ! vous...

Se reprenant.

Ne dites pas ça, mam’selle Babiole... ne dites pas ça !

À part, en se levant.

V’là qu’elle me fait une déclaration à présent !... Mais tout le monde sait donc en faire... excepté moi !

Haut.

Moi aussi, ma bonne petite Babiole... ah ! j’ai bien de l’amitié pour vous !

BABIOLE.

De l’amitié ?

JOBLOT.

Oui, parce que vous êtes une bonne et brave fille ! Mais si vous saviez... il y a comme ça des circonstances où on se dit : La femme qu’il me faudrait pour être heureux... la v’là !...

BABIOLE, avec joie.

Nous nous comprenons donc, à la fin...

JOBLOT.

Eh bien, non ! nous ne nous comprenons pas du tout !

BABIOLE.

Et pourquoi ça ?

JOBLOT.

Parce que...

BABIOLE.

Parce que vous êtes un jaloux ! voilà le mot...

JOBLOT.

Moi ? moi ? Ah !

BABIOLE.

Oui, vous !

Apercevant Ernest, qui vient d’entrer sur les dernières paroles.

Quelqu’un !

 

 

Scène V

 

BABIOLE, JOBLOT, ERNEST

 

JOBLOT.

Ah ! c’est monsieur Ernest ?

À part.

Bon enfant, celui-là !...

ERNEST.

Allons ! je vois que j’arrive au milieu d’une querelle d’amoureux...

BABIOLE.

Nous ne nous querellions pas...

JOBLOT.

Non, nous causions politique... et quand on parle politique... on a toujours l’air...

ERNEST.

Mademoiselle, voulez-vous prier M. Marcel de régler mon compte... Je viens le solder.

JOBLOT, qui s’est remis à travailler.

Tiens ! déjà ?... À peine si la fourniture est livrée.

ERNEST.

Je vais quitter Paris, et je tiens à mettre de l’ordre dans mes affaires.

JOBLOT.

C’est bien, ça... monsieur Ernest.

À part.

J’aimerais assez à mettre aussi de l’ordre dans mes affaires.

Brusquement, à Babiole.

Eh bien ! avez-vous entendu ?

BABIOLE.

On y va !

À part.

Oh ! comme il est méchant... j’ai eu tort de lui montrer la lettre... ça ne m’arrivera plus... Je croyais bien faire.

JOBLOT, lui secouant le bras.

Mais allez donc... monsieur attend !

BABIOLE, parlant toujours à part.

Et ça l’a rendu furieux... et ça va nous reculer encore.

À Ernest, lui faisant la révérence.

Monsieur, je vous salue bien !

 

 

Scène VI

 

ERNEST, JOBLOT

 

JOBLOT, montrant Babiole, qui s’en va.

C’est une bonne fille... mais quand elle y est, elle en dit...

À part, avec un soupir.

Elle en dit trop...

Haut.

Et vous, monsieur Ernest, vous allez donc nous quitter ?...

ERNEST.

Oui... je pars... dès aujourd’hui... pour l’Afrique...

JOBLOT.

Et qu’allez-vous y faire ?

ERNEST, avec agitation, à lui-même.

Me faire tuer... si je puis...

JORLOT.

Est-il possible ?

ERNEST, se reprenant.

Je veux dire... me battre... faire mon chemin et devenir général... comme mon oncle Balthasar...

JOBLOT.

À la bonne heure !... ça vaut mieux... car c’était un brave homme que votre oncle Balthasar...

ERNEST.

Tu dis vrai.

JOBLOT.

Une de nos pratiques... et je me souviens toujours de la dernière facture que je lui ai portée à son hôtel.

Rêvant.

C’était, je crois, après... non... qu’est-ce que je dis... c’était avant le coup de sang dont il est mort !... Ce qui me fit plaisir, je l’avoue, c’est que pour la facture qui était de quatre cent cinquante francs... il me donna un billet de cinq cents francs, en me disant : Garde le reste pour toi !... Je n’y suis retourné qu’une seule fois depuis, poser des stores... le lendemain, il était parti... il n’y était plus !

ERNEST.

Pour mon malheur ! Aussi, je quitte Paris...

Portant la main à son cœur.

J’en ai besoin !

JOBLOT.

Je comprends... quelque amour... que vous avez là...

ERNEST.

Oui !... un amour impossible !

JOBLOT.

Connu !... je sais ce que c’est ! Et moi aussi, je devrais partir pour l’Afrique... ça vaudrait mieux que de tomber ici entre les mains des Arabes qui me menacent de la rue de Clichy.

ERNEST.

Quoi !... tu as des dettes... tu es malheureux ?...

JOBLOT.

Par amour...

ERNEST.

Pour cette jeune fille...

JOBLOT.

Ah ! bah !

ERNEST.

Qui est charmante, et qui a l’air de t’aimer.

JOBLOT.

Il ne me manquait plus que ce malheur-là ! Ce n’est pas d’elle qu’il s’agit.

ERNEST.

Qu’est-ce donc ?... Parle !... je ne suis pas bien riche... mais si pour t’aider !... Est-ce l’argent qui te manque ?

JOBLOT.

L’argent... je m’en moque bien ! c’est-à-dire, non, je ne m’en moque pas ! Mais ça n’est rien que ça.

ERNEST.

Serait-elle mariée ?...

JOBLOT.

Ça ne serait encore rien ! parce que j’aurais une chance... elle pourrait devenir veuve ! Et je n’en ai pas, de chance... ou bien peu... parce que c’est une grande dame, et que les grandes dames, veuves ou non, n’épousent pas des garçons tapissiers.

ERNEST.

Ah ! aussi, pourquoi as-tu été t’amouracher d’une grande dame ?...

JOBLOT.

Eh ! parbleu !... si je pouvais faire autrement... Est-ce que c’est de ma faute ?

ERNEST, à part.

Il a raison !

JOBLOT.

C’est de la sienne... ou plutôt, c’est de la faute des bains de Dieppe...Aussi les bains de Dieppe... je voudrais que le diable... Non ! les bains de Dieppe je les aime... c’est là que je l’ai vue pour la première fois ! Je ne sais pas si vous êtes bête comme moi... pardon... mais cet amour-là a beau me rendre malheureux ; on me dirait : Joblot, tu vas être nommé ministre des finances, qui est une belle place, bien supérieure à celle de garçon tapissier, mais tu ne la verras plus... Oh ! oui, oui, j’aime les bains de Dieppe ! si jamais je fais un coup de désespoir, c’est là que j’irai me noyer ; il me semble que ça me sera plus agréable qu’autre part ! Elle aussi, a failli s’y noyer ! Pauvre jeune fille ! à dix-huit ans, monsieur, hein ?

ERNEST.

Puisque tu as commencé ton histoire... achève donc... parle !

JOBLOT.

Justement, c’est que j’ai besoin d’en parler... Donc, alors, j’étais à Dieppe, de la part de M. Marcel, pour meubler à neuf l’hôtel de la sous-préfecture, qui en a besoin... Voici qu’un jour je vois descendre d’une berline... Ah ! monsieur Ernest... c’était elle !... Non, jamais, au grand jamais, je n’ai vu une figure, une tournure, des cheveux, des yeux !... Il n’y a qu’elle ! Pour vous en donner une idée... Connaissez-vous, au musée, la première salle à droite, en entrant, un ange qui tient les mains comme ça ?...

ERNEST.

Oui, oui, je crois me rappeler...

JOBLOT.

Eh ! bien... Mais non, ça ne lui ressemble pas... du tout, du tout. Je la vois encore descendre de sa berline !... J’en suis resté de là !... la bouche ouverte... pendant deux heures. Le lendemain, comme j’avais eu une nuit agitée et que ça me brûlait en dedans, je vas, pour me rafraichir, me baigner à la mer ; et comme je faisais ma coupe, au large, en grand nageur... caleçon rouge... j’entends des cris du côté du bain des femmes : au secours ! au secours ! Dans un endroit superbe où on avait pied, quelqu’un se noyait... Quel bonheur !... c’était elle !...

ERNEST.

Et tu l’as sauvée ?

JOBLOT.

Je crois bien, ramenée au rivage, à moitié évanouie... Et comme elle me demandait mon nom et mon rang, qu’on ne pouvait pas deviner à mon costume... je n’osai jamais dire : Joblot, garçon tapissier... ça me fut impossible... et je balbutiai le nom de Saint-Aubin.

ERNEST.

Quelle bêtise ! Saint-Aubin !...

JOBLOT.

Un nom de baigneur !... et un saint comme un autre. Tous les noms distingués commencent par des saints... comme dans le calendrier... Et quelques jours après... ici, à Paris, sur le boulevard Italien... ce jour-là, par bonheur, j’avais un habit.

ERNEST.

Comment ?

JOBLOT.

J’aurais pu être en veste !... mais il y a un Dieu pour les amoureux... je m’entends appeler par mon nom... monsieur de Saint-Aubin, je me retourne, et, dans un joli coupé, je vois deux vieilles marquises, dont une jeune !... C’était elle qui me dit qu’elle sera charmée de me recevoir à son hôtel pour me remercier... Vous comprenez bien que cet hôtel, je n’ai jamais osé y entrer... mais je m’y promène... en dehors... quand je peux... pour l’apercevoir... J’en arrive ! Et le soir, quand j’ai congé ou que je peux m’échapper... je vais à l’Opéra... et je suis là comme tout le monde... je m’ennuie et ça me coute cher... mais je la vois ! Sans compter que je mets des gants jaunes... et que je me fais beau... ce qui me ruine... Mais dès qu’elle m’aperçoit... elle me salue... et souvent même, à la sortie du spectacle... elle me dit quelques mots... des mots tendres... affectueux... bonsoir monsieur... Ça me suffit... et depuis ce moment là... j’en perds la tête ! voilà !

ERNEST.

Pauvre garçon !... et tu ne fais rien pour te guérir ?

JOBLOT.

Si, monsieur... je m’instruis... je lis beaucoup... l’ouvrage va comme elle peut... mais je lis des romans... des bons romans... qui me donnent de la patience et de l’espoir... un surtout ; celui ci...

Il tire un volume de sa poche.

Deux garçons menuisiers... qui font leur tour de France, et qui, chemin faisant, sont adorés par des filles de duc et pair...

ERNEST.

Est ce que c’est possible ?

JOBLOT.

Certainement ! La personne qui l’a écrit, a tant de talent, de style et de génie... si ça n’était pas... elle ne le dirait pas... Ça se voit tous les jours dans la bonne société.

ERNEST.

Allons donc !

JOBLOT.

Ce qui est bien consolant et encourageant pour moi... parce qu’enfin, un menuisier... fi donc !... Je suis bien au dessus de cela...

ERNEST.

Toi ?

JOBLOT.

À coup sûr... notre état est bien plus noble... tapissier !... Ça touche au salon... Et les salons les plus beaux... les plus élevés... tous ceux même du faubourg Saint-Germain n’existeraient pas sans nous !...Ainsi, il ne faut pas qu’ils fassent les fiers !

ERNEST, souriant.

C’est juste ! Et avec ces illusions-là... où en es-tu ?

JOBLOT.

J’en suis !... j’en suis que mes dépenses ont excédé mes revenus... J’ai une lettre de change, et...

ERNEST.

Pauvre garçon !

JOBLOT.

Ce n’est pas que l’hôtel de Clichy me fasse peur, on y est bien, à ce qu’il paraît... Mais ce qui me fait peur... c’est de ne plus la voir... Ah ! monsieur Ernest, ne plus la voir !...

ERNEST.

Combien dois-tu ?

JOBLOT.

En tout... quatre cent soixante-dix-sept francs cinquante centimes... juste !

ERNEST.

Quatre cent soixante-dix-sept francs ?

JOBLOT.

Cinquante centimes !... Pour les cinquante centimes, je ne suis pas embarrassé !

ERNEST, lui donnant un billet.

Tiens, voici de quoi te tirer d’affaire.

JOBLOT, hésitant.

Laissez donc... Ça n’est pas possible... Non pas que je refuse... mais vous ?...

ERNEST.

Tu me le rendras à mon retour d’Afrique... si j’en reviens, sinon, c’est à toi !

JOBLOT.

Juste comme votre oncle, le général Balthasar... Voilà une famille !... Ils ont tous des sentiments... et des billets de cinq cents francs...

Lui serrant la main.

Monsieur Ernest... c’est maintenant entre nous, à la vie, à la mort.

 

 

Scène VII

 

ERNEST, JOBLOT, MARCEL

 

MARCEL.

Monsieur Ernest, soyez le bienvenu, comme tous ceux qui m’apportent des fonds... Voici le mémoire des meubles fourni pour votre petit appartement de garçon... J’y ai porté les à-comptes déjà reçus...

ERNEST.

Mon mémoire ?

À part.

Ah ! diable, je n’y avais plus pensé.

Haut.

C’est que je n’ai plus d’argent.

MARCEL.

Pardon ! c’est Babiole qui m’avait dit...

JOBLOT, bas à Ernest, lui présentant le billet.

Payez ! payez !

ERNEST, bas.

Non !

Haut.

Et pour terminer ce compte, je vais écrire un mot à mon banquier.

MARCEL.

Très bien !

JOBLOT, à part.

Oh ! s’il a un banquier...

ERNEST.

Vous le ferez porter.

MARCEL.

Il suffit ! entrez là...

Il lui désigne une porte à droite.

Vous y trouverez du papier, une plume.

JOBLOT, qui a ouvert la porte.

Il y a même deux plumes !...

MARCEL.

Mais auparavant, je vous prie d’examiner en détail mon mémoire !... quoique ce soit un peu long !

ERNEST, troublé.

N’importe...je vais lire... examiner... et en même temps, un dernier adieu... Non... non, je partirai sans la voir et sans lui écrire.

Il entre dans le cabinet à droite.

 

 

Scène VIII

 

MARCEL, JOBLOT

 

JOBLOT, à part.

Quel brave garçon !

MARCEL.

Te voilà, paresseux ! encore les bras croisés ?

JOBLOT.

C’est bien le plaisir de dire ! je les avais en l’air, au contraire, les bras ; je disais : Quel brave garçon ! comme ça... C’est vous qui avez les bras croisés !...

MARCEL.

Il ne s’agit pas de tout ça !... Où as-tu été ce matin... Je t’avais dit de passer chez M. le vicomte de Lavarenne... pour des échantillons...

JOBLOT.

Justement, j’y suis allé...

MARCEL.

Ce n’est pas vrai... Il sort d’ici !

JOBLOT.

Preuve de plus ! S’il était ici, il ne pouvait pas savoir si j’étais là-bas...

MARCEL.

Mais... oui... c’est juste !...

JOBLOT, à part.

Il n’est pas fort, le bourgeois... Et voilà nos tyrans !...

Haut.

Et après ?

MARCEL.

Après... Écoute ici !... Il y a aujourd’hui une vente... à l’Hôtel des commissaires-priseurs... près la Bourse...Une vente superbe... et à bon compte... Tu iras...

JOBLOT.

Moi ?

MARCEL.

Oui, toi !... Pour racheter... en conscience et au meilleur marché possible, une partie du mobilier... de la dernière passion du vicomte.

JOBLOT.

Mlle Mimi Sandwich...

MARCEL.

Oui, Sandwitz !...

JOBLOT.

Sandwich !

MARCEL.

Un drôle de nom... Une étrangère, sans doute !

JOBLOT.

Une Française ! ainsi nommée à cause de son goût pour ce genre de comestibles... Ça se sert comme les glaces... dans les bals...

MARCEL.

Oui...

JOBLOT.

Une tartine de jambon... C’est rafraîchissant... c’est léger...

MARCEL, s’impatientant.

Oui.

JOBLOT.

Ça convient à une danseuse...

MARCEL.

Ça suffit !

JOBLOT.

Elles n’en ont que plus de mérite à danser après cela !...

MARCEL.

Je te dis qu’en voilà assez !

JOBLOT.

Jamais on n’en a assez !

MARCEL.

Ce n’est pas tout... Tu iras demain...

JOBLOT.

Vous avez dit aujourd’hui.

MARCEL.

C’est autre chose !... une autre commande... Il ne s’agit plus de Mlle Mimi Sandwitz...

JOBLOT.

Sandwich !

MARCEL.

Oui... mais d’une marquise... Nous avons une nouvelle et illustre pratique... chez laquelle nous allons demain travailler... Tu y porteras nos échelles et nos outils, etc. etc.

JOBLOT.

Comme c’est agréable... l’échelle sur le dos... et où ça ?

MARCEL, allant consulter son registre.

Rue de Grenelle-Saint-Germain.

JOBLOT.

Rue de Grenelle ?

MARCEL.

Numéro cinquante-huit.

JOBLOT, stupéfait.

Comment ? cinquante-huit... cinquante-huit... Qu’entendez-vous par là ? Ce n’est pas possible !... vous embrouillez les chiffres... c’est quatre-vingt cinq que vous voulez dire ?

MARCEL, avec impatience.

Tu vas te rendre rue de Grenelle...

JOBLOT, avec affirmation.

Quatre-vingt-cinq.

MARCEL.

Cinquante-huit, je te dis !

JOBLOT.

Quarante-huit, peut-être... ou soixante-huit... je ne dis pas ; mais cinquante-huit, c’est absurde !

À part.

C’est son hôtel ! c’est chez elle !

MARCEL.

Madame la marquise d’Auberive...

JOBLOT, poussant un cri.

Ah ! plus de doute...

À part.

Et j’irais là, sous ses yeux... en tablier...

Haut, à Marcel.

Je n’irai pas !

MARCEL.

Comment ! tu n’iras pas ?

JOBLOT, à part.

Avec les clous à tête d’épingle et les marteaux, placer des draperies... ou des bâtons dorés...

Haut.

Je n’irai pas !

MARCEL.

Qu’est-ce que ça signifie ?

JOBLOT.

Plutôt mourir, que de subir un pareil affront !... plutôt être percé de mille flèches ! que d’en poser une seule !... Je n’irai pas !

MARCEL.

Et moi, monsieur, ancien tapissier de l’empire, je ne souffrirai pas une pareille infraction à la discipline... Je vous l’ordonne comme votre bourgeois... Vous irez !

JOBLOT.

Ça m’est égal !

MARCEL.

Comme votre ancien et votre chef...

JOBLOT.

Ça n’y fait rien !

MARCEL.

Et si la révolte éclate dans ma boutique...

JOBLOT.

Ça vous regarde.

MARCEL.

Si elle me fait perdre mes meilleures pratiques...

JOBLOT.

C’est votre affaire !

MARCEL.

Si ma dignité est méconnue...

JOBLOT.

Je m’en moque !

Ensemble.

Air : Noble état, dont je suis fier. (La Sirène.)

MARCEL.

Sors d’ici, sors, Lucifer !
Puisqu’il a l’air
De faire ainsi le fier,
Je te chasse, ton compte est clair,
Car ma maison deviendrait un enfer !

JOBLOT.

Oui, je sors, vieux Lucifer !
Puisqu’il a l’air
De faire ainsi le fier !
Oui, je sors, le fait est clair ;
Cette maison, pour moi, s’rait un enfer !

 

 

Scène IX

 

MARCEL, JOBLOT, BABIOLE, accourant

 

BABIOLE.

Chassé ! qui donc ?

MARCEL.

Ce garnement !
Qu’il m’obéisse, ou qu’il sorte à l’instant !

JOBLOT.

C’est dit, je pars !...

BABIOLE, se trouvant mal.

Ô ciel !

JOBLOT, la recevant dans ses bras.

Dieu ! Babiole !

MARCEL.

À l’autre ! Bon ! sur ma parole,
C’est à perdre la tête ! Et j’oublie à présent
Ce monsieur Ernest qui m’attend !

Parlé.

Ah ! j’en perdrai l’esprit !

JOBLOT.

C’est fait !... fait... ah ! fait !

Ensemble.

MARCEL.

Sors d’ici, sors, Lucifer ! etc.

JOBLOT.

Oui, je sors, vieux Lucifer ! etc.

Marcel sort par la droite.

 

 

Scène X

 

JOBLOT, BABIOLE

 

JOBLOT, qui a reçu Babiole dans ses bras.

C’est donc bien vrai ? elle m’aime, cette pauvre fille !... Ah ! je suis un misérable... c’est elle que je devrais aimer... elle seule.

Changeant de ton.

Elle n’est pas mal lourde comme ça, à la longue.

L’appelant pour la faire revenir.

Babiole ! Babiole ! ma chère petite Babiole !...

Avec impatience.

Oui, je t’aime ! je t’adore !... Elle n’entend rien...

À part.

Je n’en suis pas fâché.

BABIOLE, se relevant et à demi-voix.

Si, j’ai entendu...

JOBLOT, à part.

Ah !... ça m’est égal.

CÉLINE, au fond, dans la rue, à la cantonade.

Non, ce n’est pas la peine.

JOBLOT, regardant à la porte du fond et apercevant Mlle d’Auberive.

Dieu ! que vois-je ? Tout me tombe à la fois sur la tête...

Regardant Babiole.

et sur les bras.

Montrant le fond.

Ma grande dame qui arrive,

Montrant Babiole.

et celle-ci qui n’est pas encore revenue...

Il traîne Babiole jusqu’à un fauteuil à droite, où il la place ; puis il dénoue et jette à la hâte son tablier, se passe les mains dans les cheveux, et cherche à se donner une contenance ; tout cela se fait pendant les premières lignes de la scène suivante.)

 

 

Scène XI

 

CÉLINE, JOBLOT, BABIOLE, dans le fauteuil

 

CÉLINE, sur le pas de la porte, et se retournant vers la rue où se tient un domestique en livrée.

Puisque la voiture ne peut pas approcher davantage, veillez sur ma grand’mère ; empêchez-la de descendre : je vais parler pour elle à son nouveau tapissier, et je remonte...

Faisant quelques pas dans le magasin et apercevant Joblot.

Ah ! quelle bonne rencontre... c’est monsieur de Saint-Aubin.

JOBLOT, embarrassé.

Mademoiselle, enchanté...

À part.

Ah ! grand Dieu ! non, je ne le suis pas... enchanté.

Croisant son habit pour cacher sa pelote.

Diable de pelote !

Un bout du ruban de la pelote se montre à la boutonnière de Joblot, qui semble être décoré du ruban de la Légion d’Honneur.

CÉLINE.

Par quel hasard ici ?

JOBLOT, déconcerté.

Oh ! oh ! ce n’est pas précisément un hasard... ou, du moins, c’est un hasard heureux.

À part.

Oh ! non, il n’est pas heureux... le hasard.

CÉLINE.

Est-ce que vous auriez le même tapissier que nous ?

JOBLOT, de même.

Oui, oui, je suis ici pour des meubles... à faire. C’est un article...

CÉLINE.

Bien dispendieux.

JOBLOT, cherchant à se donner de l’assurance.

Oui, pour les pratiques... pour ceux qui les paient.

CÉLINE.

Est-ce que vous ne payez pas votre tapissier, monsieur de Saint-Aubin ?

JOBLOT.

Moi ! au contraire ; c’est lui...

S’interrompant.

Qu’est-ce que j’allais dire ? Ah ! je suis bien mal à mon aise !...

CÉLINE, regardant vers le fond.

C’est singulier, je ne vois personne dans ce magasin.

À Joblot.

Voulez-vous avoir la bonté d’appeler...

JOBLOT, à part.

Oh ! ciel !...

Haut.

Volontiers...

Appelant à demi-voix.

Holà ! quelqu’un !...

CÉLINE.

Ils ne vous entendront pas ainsi.

JOBLOT, de même.

Holà ! quelqu’un !... C’est que probablement il n’y a personne !... personne, que cette jeune fille qui dort...

BABIOLE, qui peu à peu est revenue à elle.

Je ne dors pas, monsieur Joblot.

JOBLOT, à part.

Aïe !...

CÉLINE.

Vous vous nommez Joblot ?

JOBLOT.

Joblot de Saint-Aubin... Oui... oui...

Il fait des signes à Babiole.

BABIOLE, à part.

Tiens !

Bas à Joblot.

Est ce que c’est vrai ?

JOBLOT, de même.

Oui... oui...

Se tournant, tout troublé, vers Céline.

Oui...

CÉLINE, passant près de Babiole à droite.

Mademoiselle... voulez-vous dire à M. Marcel votre maître... que je désire lui parler... de la part de ma grand’mère... qui est là dans sa voiture... Mme la marquise d’Auberive.

BABIOLE.

Ça suffit... mademoiselle.

À part, s’en allant.

Quel bonheur !... je m’appellerai madame de Saint-Aubin.

Joblot, pendant ce qui précède, a aperçu le chapeau et les gants blancs qu’Ernest a laissés sur la table à gauche, s’en empare vivement et essaye de mettre les gants.

JOBLOT.

Trop étroits !... Je ne peux pas les mettre !

CÉLINE, d’un air aimable.

Quoi !... monsieur... vous partez déjà ?

JOBLOT.

Mais je vous avoue que ce Marcel... ce tapissier n’arrivant pas...

CÉLINE.

Mais il va venir, sans doute...

JOBLOT, à part.

C’est bien pour cela !

 

 

Scène XII

 

CÉLINE, JOBLOT, ERNEST, sortant du cabinet à droite

 

ERNEST, à la cantonade.

Ainsi, monsieur Marcel... billets et mémoires, tout est réglé entre nous ?...

Se retournant.

Dieu ! Céline !

CÉLINE, de même, avec émotion.

Monsieur Ernest...

JOBLOT, essayant d’ôter ses gants.

Trop étroits !... Je ne peux pas les ôter !

ERNEST, il fait un pas vers elle.

Mademoiselle !...

Puis il salue froidement, et dit avec émotion.

Ah ! partons !...

À demi-voix à Joblot qui met son chapeau derrière son dos.

Adieu, Joblot !

Se retournant vers la table à gauche, il veut prendre son chapeau qu’il ne trouve pas, et le cherche au fond du théâtre. Pendant ce temps, Céline s’approche vivement de Joblot qui est sur le devant.

JOBLOT, à part.

Il cherche son chapeau ; si je pouvais, sans être vu...

CÉLINE, à mi-voix.

Quoi ! monsieur, vous connaissez M. Ernest de Lavarenne ?...

JOBLOT.

Intimement !

À part.

Ça me remonte !

Haut.

Il venait me faire ses adieux avant son départ pour l’Afrique.

CÉLINE, à part.

Ô ciel !...

Haut.

Il part ?...

JOBLOT.

Aujourd’hui même !

CÉLINE, de même.

Sans nous voir !... sans nous parler...

Bas à Joblot.

Et c’est un ami... à vous ?...

JOBLOT.

Deux amis !... deux camarades... deux têtes dans...

ERNEST, s’approchant de lui.

Mon chapeau ?

JOBLOT, le lui remettant, ainsi que les gants.

Pardon !... une distraction !... Je croyais que c’était... ma casquette.

Ernest salue de nouveau Céline, s’éloigne et sort.

CÉLINE, fait une révérence ; elle le suit du regard avec inquiétude, puis regardant Joblot avec hésitation, elle dit à part.

Ah !... si j’osais !... mais non... c’est impossible !

JOBLOT, qui a accompagné Ernest jusqu’à la porte, dit, quand il est hors de vue.

Adieu, Ernest !... adieu, mon cher !...

 

 

Scène XIII

 

CÉLINE, JOBLOT, MARCEL, entrant, BABIOLE

 

MARCEL, avec empressement et saluant, à Céline.

Pardon, mademoiselle, de vous avoir fait attendre...

CÉLINE.

Du tout... nous nous rendons à une vente qui ne commence que dans une heure... Ma grand’mère vous verra demain, monsieur Marcel.

Joblot s’éloigne et tâche de gagner la porte du fond, à gauche ; mais Babiole, qui arrive de ce côté, lui barre le passage et le ramène.

Mais, comme nous avons tantôt une grande soirée, elle voudrait que vous vinssiez aujourd’hui décorer nos salons...

MARCEL.

Comment donc ?... on s’y rendra dès ce matin...

Appelant.

Joblot !

JOBLOT, s’oubliant.

Voilà !... Oh !...

CÉLINE.

Qu’est-ce donc ?...

JOBLOT, à part.

Il ne mourra que de ma main !

MARCEL.

J’appelle Joblot... mon premier garçon...

CÉLINE, regardant Joblot avec étonnement.

Comment... c’est là ?...

BABIOLE, avec joie.

Monsieur Joblot de Saint-Aubin !

JOBLOT.

Et elle aussi !...

CÉLINE, causant avec Marcel et Babiole, en souriant.

En vérité ?...

JOBLOT, à part, avec rage.

C’est ça... c’est ça... voilà qu’on lui dit tout...

Air : Ô Dieu des flibustiers ! (La Sirène.)

Ô Dieu des tapissiers !
Ô Dieu de la moquette !
Ah ! ma honte est complète ;
Je m’tuerais volontiers !

CÉLINE, passant près de lui.

Quoi, vraiment ?

JOBLOT, baissant les yeux.

Oui, mam’selle !

CÉLINE, à voix basse.

C’est bien !...

JOBLOT, étonné.

Ah ! que dit-elle ?

CÉLINE, de même.

Quoi ! garçon tapissier ?...

JOBLOT, avec humilité.

C’est là mon seul métier !

CÉLINE, à voix basse.

Je le préfère... tant mieux !

JOBLOT.

Ah ! qu’entends-je grands dieux ?
Ô Dieu des tapissiers !
Mon ivresse est complète ;
Comme de la moquette,
On nous foulait aux pieds ;
Je raccommode par ton secours
Et les tapis et les amours !

CÉLINE, bas à Joblot.

Il faut que je vous parle ! à vous... vous seul !...

JOBLOT.

Ô ciel !

CÉLINE.

À deux heures... tantôt...

JOBLOT.

Moi ?

CÉLINE.

Tantôt, à l’hôtel !...

Haut à Marcel.

Je pars !...

JOBLOT, à part.

Ô bonheur qui m’enivre !
Car à présent qu’elle sait mon métier,
Elle m’aime pour moi !... C’est comme dans mon livre,
Du garçon menuisier.

Ensemble.

JOBLOT.

Ô Dieu des tapissiers !
Mon ivresse est complète.
Maintenant je rejette
Des amours roturiers !
Maintenant je rejette
Des amours roturiers,
Ô Dieu de la moquette,
Ô Dieu des tapissiers !

MARCEL.

Ô Dieu des tapissiers,
Ô Dieu de la moquette !
Ma clientèle est faite
Dans les hôtels princiers.
Maintenant je rejette
Les clients roturiers,
Ô Dieu de la moquette,
Ô Dieu des tapissiers !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon de l’hôtel d’Auberive. Une échelle à gauche.

 

 

Scène première

 

BABIOLE, occupée à travailler, puis LE VICOMTE, qui entre par le fond

 

BABIOLE.

Le bourgeois l’a chassé !... mais l’instant d’après il n’y pensait plus !... il ne peut pas se passer de lui... Aussi je lui ai apporté sa veste et son tablier de travail, car il est parti en beau monsieur et sans rien me dire... il se tait toujours !... Il ne me dit : « Je vous aime, » que quand je me trouve mal ! et quelque plaisir que ça me fasse... je ne peux pas à chaque instant...

S’interrompant et changeant de ton.

C’est l’inégalité des conditions qui l’empêche de parler... c’est sûr !... Il me croit plus riche que lui... il croit que mon parrain me donnera une dot... Il ne connaît pas mon parrain... Tout ce que je puis espérer de ce côté-là, c’est sa bénédiction, et à condition encore que ça n’entrera pas dans la communauté... car toute la journée il est à maudire ce pauvre Joblot... Hein ! qui vient là ? M. le vicomte...

LE VICOMTE.

Ma gentille ouvrière dans l’hôtel d’Auberive...

BABIOLE.

Je suis à coudre des rideaux

Montrant l’échelle et le tablier de tapissier qui sont à gauche.

que mon parrain, M. Marcel, va revenir poser dans ce salon.

LE VICOMTE.

C’est juste, il y a grand monde ce soir... Et quand penseras-tu à moi ? à mon boudoir ?... Car tu sais que je t’attends...

BABIOLE.

Vous n’attendrez pas longtemps.

LE VICOMTE.

En vérité ?

BABIOLE.

Mon parrain ira... dès demain !...

LE VICOMT E.

Et toi ?

BABIOLE, avec fierté.

Moi... monsieur ?...

LE VICOMTE, vivement.

Ne me réponds pas... tu dois refuser.

BABIOLE, de même.

Oui, sans doute !

LE VICOMTE.

Ça commence toujours comme ça... Aussi ma chère, il faut bien se défier des premiers mouvements...

BABIOLE.

Comment ?...

LE VICOMTE, à part.

Parce que presque toujours ils sont bons !... Heureusement, les seconds nous viennent en aide...

BABIOLE, avec force.

Apprenez que j’aime Joblot, le premier garçon de mon parrain... et que je veux l’épouser...

LE VICOMTE.

À merveille... je ne m’y oppose pas... je ne demande pas mieux que de faire sa fortune... car je ne suis pas l’ennemi de Joblot ni du mariage... au contraire...

BABIOLE.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?

LE VICOMTE.

Moi, qui te parle, on veut me donner, ici, une jeune héritière... charmante...Je ne dis pas oui !... je ne dis pas non... Rien ne presse !... je n’ai que trente-cinq ans... J’attendrai ! tu réfléchiras... et tu répondras à ma lettre !

BABIOLE, qui s’est remise à coudre.

Impossible !

LE VICOMTE, secouant la tête.

Oh ! impossible !

BABIOLE, appuyant.

Impossible !...

LE VICOMTE, à part.

Au fait ! elle ne sait peut-être pas écrire... et, dans ce cas-là, il faut ménager la pudeur...

Haut.

Écoute... je vais faire visite à Mme d’Auberive, la douairière, et à Mlle Céline, sa petite-fille... Si avant mon départ tu avais changé d’idée... Tiens, vois-tu cette rose ?...

Détachant une rose de sa boutonnière.

Joblot te dirait que c’est ton portrait... point du tout...

Montrant la fleur.

ce serait trop d’honneur pour la rose...

La posant sur la table où travaille Babiole.

Si tu me la renvoies... je t’attendrai !

BABIOLE, avec indignation.

Jamais ! jamais !

LE VICOMTE.

Air du Vaudeville de l’Homme vert.

Des grisettes c’est le système,
Et leur premier mot est : jamais !
De leur rigueur je vois l’emblème
Dans la rose que je t’offrais !
Oui, pareille est leur destinée...

À part.

Car leur vertu, j’ai cru le voir,
Brille toute une matinée
Et se meurt dès que vient le soir !
Elle expire quand vient le soir !

Adieu, adieu, à ce soir !

Il entre par la porte placée à la droite du spectateur.

BABIOLE, jetant avec colère la rose par terre.

A-t-on jamais vu !... parce qu’on est dans la couture, ces grands seigneurs croient qu’on peut tout nous dire !... Quelle différence avec Joblot ! il ne dit jamais rien, celui-là !...

Elle se remet à travailler en poussant un soupir.

 

 

Scène II

 

BABIOLE, JOBLOT, entrant par la porte du fond

 

JOBLOT, réfléchissant.

Je suis sorti de la boutique sans parler à personne !... car elle a dit : à deux heures dans son hôtel... Les tapissiers ne sont jamais exacts... mais les amants... c’est autre chose...

Apercevant Babiole qui lui tourne le dos.

C’est une de ses femmes... une fille de chambre, sans doute ! elle va m’annoncer...

S’avançant.

Mademoiselle...

BABIOLE.

Ah ! mon Dieu !...

JOBLOT.

C’est Babiole !...

BABIOLE.

C’est lui !

JOBLOT, à part.

Encore elle !...

Haut.

Qu’est-ce que vous faites donc ici ?

BABIOLE.

Vous le savez bien... Nous y travaillons, parce que Mme d’Auberive, la grand’mère, a du monde ce soir !

JOBLOT, à part.

Et sa petite-fille en attend ce matin... C’est gênant !

BABIOLE.

Vous êtes bien gentil...

JOBLOT, appliquant ces mots à sa toilette.

Je le pense !...

BABIOLE.

D’être venu nous aider, et d’avoir oublié votre dispute avec le bourgeois... Il est là, dans l’autre pièce...

JOBLOT.

Et lui aussi !...

BABIOLE.

Oui, j’ai apporté votre veste et votre tablier !

JOBLOT.

Allons ! je suis comme le colimaçon, je traine ma boutique après moi ; ce n’était pas la peine de la quitter !

BABIOLE, lui montrant l’échelle à gauche et le tablier de Marcel, qui est resté sur un des échelons.

Ôtez donc votre habit... pour travailler...

JOBLOT, à lui-même.

Joli négligé pour un rendez-vous avec une grande dame !

Regardant la rose qui est à ses pieds.

Qu’est-ce que je vois là ?... Vous foulez les roses aux pieds...

BABIOLE.

Justement... Ce grand seigneur... ce vicomte de Lavarenne veut toujours...

JOBLOT.

Que vous alliez décorer son boudoir... Je crois bien ! un ornement comme celui-là...

BABIOLE.

Et il ose demander pour réponse, que je lui renvoie cette rose...

JOBLOT.

C’est galant !... c’est vicomte !... c’est Pompadour... comme nos fauteuils à médaillon !... Et vous qui êtes simple et naïve, vous pourriez donner là-dedans ! croyez-moi, Babiole !

Air : Faut l’oublier, disait Colette. (Romagnési.)

Que chacun s’mesure à son aune ;
Ne consultez que la raison,
Et fuyez la séduction
Et du gant blanc, et du gant jaune !
Choisissez, dans votre intérêt,
Un mari d’un bon caractère.
Qu’il soit confiant, bon sujet !
Et même un peu jobard... ma chère !

BABIOLE, le regardant avec tendresse.

Vous l’ savez bien... mon choix est fait,
Il n’en est qu’un qui puisse me plaire,
Mon choix est fait ! (Bis.)

JOBLOT.

Ah ! j’oubliais !... c’est vrai, Babiole ; mais c’est impossible... et vous ne savez pas...

BABIOLE.

Si, monsieur ! je sais bien la peine que ça vous fait... et à moi aussi... Ça n’est pas possible main tenant puisque vous n’avez rien... et moi autant... Ça n’est pas assez pour s’établir !... Mais j’attendrai... j’ai de la patience... Et quand ça ne devrait arriver que dans vingt ans... ça m’est égal... pourvu que ça arrive !

JOBLOT.

Babiole !... Ma chère Babiole.

BABIOLE.

Après ça... de rester vieille fille, ça vous enlaidit, ça vous maigrit... Je le sais bien... Mais vous direz : c’est pour moi qu’elle est comme ça... Vous me pardonnerez de ne pas être belle et même ça vous fera plaisir... n’est-ce pas ?

JOBLOT, avec un mouvement négatif.

Hi ! hi !

BABIOLE.

Moi, d’abord... ça me produit cet effet-là... Je vous aime mieux quand vous êtes laid... et mon amour augmente tous les jours...

JOBLOT.

Tenez Babiole, quand vous me parlez comme ça... je ne sais ce que j’éprouve... C’est comme un regret... et en même temps un plaisir qui fait que...

À part.

Et l’autre grande dame qui m’attend... Quel malheur, mon Dieu, d’être lancé dans les grandeurs... sans cela, ma parole d’honneur !...

BABIOLE.

Quoi donc ?...

JOBLOT.

Plus je vous regarde... et plus il me semble que si je pouvais là... vous épouser comme un simple particulier.

BABIOLE, faisant un mouvement vers lui.

Dame !... Voyez !

JOBLOT.

Non, non, ça ne se peut point !...

MARCEL, en dehors.

Babiole !...

JOBLOT, à part.

Je ne m’appartiens plus !

MARCEL, en dehors.

Babiole !...

JOBLOT.

Voilà M. Marcel... votre bourgeois et le mien, qui vous appelle dans l’autre salon...

BABIOLE.

J’y vais... j’y vais... Adieu, monsieur Joblot... et du courage... Moi d’abord, vous savez... Je vous...

JOBLOT.

Eh oui !... c’est connu !...

Babiole sort.

 

 

Scène III

 

JOBLOT, seul

 

Elle fait bien de s’en aller... L’autre qui va venir ! et seul en tête-à-tête, qu’est-ce que je vais lui dire ?... surtout, si c’est moi qui commence... Cherchons quelques phrases de circonstance.

Tirant le livre de sa poche et lisant.

« À travers les marais Pontins...» Non...

Lisant un autre passage.

« Guirlande de roses et de chèvrefeuille...» Ça ne peut pas commencer par là... Il faut encore amener ça... Dieu ! que c’est gênant le style de boudoir... Tandis qu’avec Babiole... je suis à mon aise... ça va tout seul... C’est toujours elle qui parle...

Avec frayeur.

On vient !...

Avec satisfaction.

Non, pas encore... grâce au ciel !

Air : Ô bonheur des cieux. (Duc d’Olonne.)

Ô jour de bonheur !
Je tremble de peur...
J’ l’aime tant,
Que vraiment,
Si j’osais,
Je m’en irais !

Ô jour de bonheur,
Moment enchanteur,
Je m’ sens frémir
Et de frayeur et de plaisir !
Mes jamb’s, raid’ comme des tringles,
Ne peuvent faire un pas,
Et mille clous d’épingles
Me piqu’ du haut en bas.

Ô jour de bonheur, etc.

CÉLINE, en dehors.

C’est bien !... Placez-le là, dans ma chambre, il sera à merveille... Là... près de la cheminée...

JOBLOT.

Cette fois, c’est elle, la voici !

Il s’appuie sur un fauteuil.

 

 

Scène IV

 

JOBLOT, CÉLINE, entrant par la porte à gauche du spectateur

 

CÉLINE, entrant.

Il faut que je remercie ma grand’mère de son cadeau...

Apercevant Joblot.

Ah ! c’est vous, monsieur... Je vous sais gré de votre exactitude...

JOBLOT, avec embarras.

Vous êtes bien bonne, mam’selle, et il n’y a pas de quoi...

CÉLINE.

Si, vraiment... Il s’agit de mon avenir et de mon bonheur, monsieur Joblot... Car, malgré votre autre nom qui m’effrayait...

JOBLOT.

En vérité ?

CÉLINE.

Et malgré vos relations... avec des gens du monde, vous êtes bien monsieur Joblot... un garçon tapissier ?

JOBLOT.

Pas autre chose...

CÉLINE.

J’en suis ravie !

JOBLOT, à part.

Ce n’est pas moi qui la blâmerai.

Haut.

Oui, mam’selle... simple garçon tapissier... Mais ça n’empêche pas les sentiments... pas plus que l’estime des gens comme il faut...

CÉLINE.

Oui... je vous ai vu dans votre boutique... avec le jeune comte Ernest de Lavarenne, que vous connaissez...

JOBLOT.

Intimement... un ami... C’est donc pour vous dire, mam’selle, que je vous connais aussi... que je vous ai devinée...

CÉLINE.

Devinée ?... Eh bien ! oui... je n’ai pas besoin alors de vous en apprendre davantage... Parlez, monsieur Joblot, parlez... Je vous écoute...

JOBLOT, à part.

Quel embarras... faut que je commence.

Haut.

D’abord, mam’selle... parce que je veux être franc avec vous... et ne pas vous abuser sur ma position sociale... Mon père... je ne l’ai jamais connu...

CÉLINE.

Peu m’importe... votre père, votre famille...

JOBLOT, à part.

Quel bonheur ! ça ne lui fait rien !

Haut.

Mais j’ai deux oncles maternels, du côté de ma mère, des hommes... bien ! Deux oncles, ça vaut un père ! L’un est fermier, il est riche !... l’autre est professeur de clarinette... il est moins riche... parce que les artistes... la clarinette surtout... vous savez... ou plutôt...

Se troublant.

Allons, bon !... je ne sais plus où je voulais en venir !...

CÉLINE.

Remettez-vous, monsieur Joblot ! moi-même, je suis troublée aussi... je l’avoue !...

JOBLOT.

Vrai ?

À part.

Oh ! je la trouble...

Haut.

Eh bien ! voyons... remettons-nous, remettons-nous !

Comme se rappelant.

Ah ! c’était pour vous dire, mam’selle, que si je suis ouvrier, c’est que, d’après le système de l’Émile... encore un garçon menuisier... Vous connaissez l’Émile ?

CÉLINE.

Non.

JOBLOT.

Ah ! l’Émile de Jean-Jacques Rousseau... citoyen de Gênes... et puis un autre... Jean de M. Paul de Kock... Connaissez-vous Jean, mam’selle ?...

CÉLINE.

Non !

JOBLOT.

C’est bien étonnant.

À part.

Elle n’a donc rien lu ?...

Haut.

Il faut lire Jean, mam’selle, c’est bien ! c’est moral ! ça a eu le prix de vertu à l’Académie royale de Musique... Jean a sauvé la vie à une jeune dame...

CÉLINE, avec impatience.

Monsieur Joblot, je n’ai pas besoin que vous me rappeliez le service que vous m’avez rendu.

JOBLOT.

Ce n’est pas de ça que je parle.

CÉLINE.

Et moi, je veux vous en parler... j’aurais dû commencer par là... D’abord, vous pouvez être sûr que je n’aurai jamais d’autre tapissier que vous, et que pour votre établissement...

JOBLOT, stupéfait.

Moi... tapissier !... C’est pour cela que vous m’avez fait venir ?...

CÉLINE.

Non, pas pour cela seulement.

JOBLOT, à part.

J’ai eu peur !...

CÉLINE.

Car, j’ai confiance en vous... en votre honneur !

JOBLOT.

Et vous avez raison, mam’selle... Pour vous, je me jetterais au feu comme je me suis jeté à l’eau... Oh ! oui... avec plaisir... avec bonheur...

CÉLINE.

Eh bien ! puisque vous m’avez devinée, je le dis à vous, à vous seul... J’aime quelqu’un.

JOBLOT.

Je m’en doutais...

CÉLINE.

Quelqu’un que vous connaissez...

JOBLOT.

Oui... oui...je le connais... Et il vous aime bien aussi, celui-là !

CÉLINE.

En êtes-vous sûr ?

JOBLOT.

Je vous le jure !...

CÉLINE.

Ah ! que nous me rendez heureuse.

JOBLOT, à part.

Et s’entendre dire cela...

CÉLINE, vivement.

Pourquoi alors s’est-il éloigné de nous ?... Pourquoi ne revient-il plus chez ma grand’mère ? voilà ce que je veux savoir.

JOBLOT, étonné.

Ah ! mon Dieu !

CÉLINE.

Il est déshérité, je le sais... et on veut me marier à un autre ! mais nous avons été élevés ensemble... mais sa naissance est égale à la mienne...

JOBLOT, à part.

Je ne vois plus clair...

CÉLINE.

Et me fuir !... c’était me dire qu’il ne m’aimait plus... qu’il est infidèle... Mais puisque vous me rassurez... puisqu’il m’aime encore... Dites-lui, vous qui le connaissez intimement, dites à Ernest...

JOBLOT, stupéfait.

Ernest !...

CÉLINE, vivement.

Eh ! oui... Ernest de Lavarenne...

JOBLOT, poussant un grand cri.

Ah !...

CÉLINE.

Voulez-vous ne pas crier ainsi... Ma grand’mère vous entendrait... Dites à Ernest qu’il vienne ce soir, nous avons beaucoup de monde... Tant mieux... je pourrai lui parler... et c’est essentiel... car on veut me faire épouser le vicomte de Lavarenne, son parent...

JOBLOT, poussant un cri.

Ah !...

CÉLINE.

Taisez-vous donc !... Adieu... adieu !...

 

 

Scène V

 

JOBLOT, qui vient de tomber dans un fauteuil

 

J’ai donné bien des coups de marteau dans ma vie, mais jamais un pareil à celui que je viens de recevoir... M. Ernest !

Air de M. Hormille.

Lui que j’ croyais de mes amis !
Mon protecteur ! fiez-vous donc aux hommes !
Mais les femmes, c’est encor pis !
Qu’est-ce donc que la terre où nous sommes !
Un repair’ dont je veux sortir !
Autour de moi déjà s’étend un crêpe !
Je sens le besoin de mourir,
Je vais faire un voyage à Dieppe.
Ah ! oui ! oh ! oui ! je veux mourir !

J’ vas m’ dépêcher d’ courir bien vite pour r’tenir ma place pour Dieppe !

 

 

Scène VI

 

JOBLOT, BABIOLE

 

JOBLOT, anéanti.

Ah... je défaille ! je flageole !...

BABIOLE, accourant et essayant de le soutenir.

Qu’a-t-il donc ?... Est-ce que c’est lui qui va se trouver mal à présent ! Monsieur Joblot !... monsieur Joblot ! Ah ! mon Dieu... il ne m’entend pas !...

JOBLOT.

Si... j’ai entendu... mais attendez un instant...

BABIOLE.

Mais qu’est-ce qu’il a donc ?...

JOBLOT, se redressant tout à coup.

Ce que j’ai !... Elle me demande ce que j’ai ! ce n’est donc pas une indignité ? une sournoiserie ? prendre ainsi les gens au traquenard !

BABIOLE.

Quelqu’un vous a pris au traquenard, monsieur Joblot ?

JOBLOT.

Cette grande dame qui aime un comte, un grand seigneur !

BABIOLE.

Eh bien ?...

JOBLOT.

Ah ! pitié ! et elle dédaigne un pauvre ouvrier !

BABIOLE.

C’est tout naturel... une grande dame...

JOBLOT.

Un jeune homme laborieux !

BABIOLE.

Si elle n’a pas d’ouvrage à lui donner !

JOBLOT.

Vous n’y entendez rien, Babiole... Mais si cet ouvrier l’avait tirée du sein des flots ?...

BABIOLE.

Au péril de sa vie ?...

JOBLOT.

Non, il sait nager !... Mais c’est égal... quand on est amoureux... comme un insensé... comme une bête... Vous le voyez.

BABIOLE, effrayée.

Je le vois ?... Et de qui donc parlez-vous ?...

JOBLOT, troublé, et se reprenant.

De qui ?... de qui ?... Je dis, vous le voyez... là... dans ce livre...

Le tirant de sa poche.

Dans ce roman que je parcours.

BABIOLE, riant et respirant.

Ah ! c’est dans un livre !... Contez-moi donc ça...

Lui prenant le bras.

Vous dites donc qu’il l’a sauvée ?

JOBLOT.

Oui... du sein des flots.

BABIOLE.

Et puis ?

JOBLOT.

C’est tout !... Elle repousse son amour !

BABIOLE.

Dame !... si toutes celles qu’on sauve de l’eau devenaient amoureuses de vous, les mariniers ne sauraient à laquelle entendre ! Tenez, votre ouvrier n’a pas le sens commun !

JOBLOT.

Comment ?

BABIOLE.

C’est la grande dame qui eût été folle, d’être folle de lui ! C’est comme moi si j’épousais un duc et pair ! Quand l’éducation n’est pas la même... quand les habitudes ne vont pas ensemble... tout va mal ; il rougirait bien vite de moi, comme votre grande dame aurait rougi de son galant en tablier !...

JOBLOT, avec indignation.

Hein !...

BABIOLE.

Les grands avec les grands ! les petits avec les petits ! et les Joblot avec les Babiole...

Elle lui prend le bras.

JOBLOT, à part, immobile.

Qu’est-ce qu’elle dit là ?...

MARCEL, en dehors.

Babiole !

BABIOLE.

Voilà ! voilà, mon parrain ! ce sont les ciseaux qu’il demande.

Les prenant sur la table et sortant.

On ne peut pas parler un seul instant raison !

 

 

Scène VII

 

JOBLOT, seul et resté immobile

 

Est-ce qu’elle aurait dit vrai ?... Est-ce que je serais un imbécile ?... Tout me porte à le croire ! Voilà ce que c’est que de lire des romans !... On pense en être quitte pour du temps perdu et quatre sous par volume. On se dit : Ça m’intéresse, ça m’amuse !... On finit par croire que le monde est fait comme ça... et quand on se réveille, on trouve devant soi une mademoiselle d’Auberive qui vous dit : Oui, j’aime quelqu’un... mais ça n’est pas vous §... C’est bien fait !... car c’t’amour-là m’a rendu ingrat envers cette pauvre Babiole... une honnête fille qui vaut mieux que moi !... C’t’amour-là ma rendu méchant... car j’étais presque content tout à l’heure... Ça me vexait, mais ça me vengeait, d’apprendre que c’vieux vicomte, ce vieux pannât, ce grand trumeau allait épouser mademoiselle d’Auberive.

Avec colère.

Non ! non ! ça ne sera pas !...

Air de Renaud de Montauban.

J’dois avant tout enfoncer c’vieux Judas,
Un tel mari la rendrait malheureuse,
Car il serait capable... et pourquoi pas,
Il a bien battu sa danseuse !
Un autre seul pourrait fair’ son bonheur ;
Mais celui-là, c’est mon rival, ell’ l’aime !
Eh bien ! Joblot, poursuis ta rout’ tout d’ même,
Car cet autre est ton bienfaiteur ;
Ton rival c’est ton bienfaiteur !

Bien dit, Joblot, te voilà redevenu honnête homme !... tu me fais plaisir... tu me plais comme ça... Embrasse-moi, mon garçon... Ah ! je deviens fou !... Mais que faire ? que faire ? Abdiquer d’abord...

Il ôte son habit.

et reprendre le tablier.

Il prend le tablier qui est sur un des bâtons de l’échelle, à gauche.

 

 

Scène VIII

 

JOBLOT, ERNEST

 

JOBLOT.

Dieu ! que vois-je ?... C’est lui !... M. Ernest !...

ERNEST.

Joblot ! dans cet hôtel !

JOBLOT.

Oui... oui... je travaille de mon état... Mais vous qui n’y venez jamais...

ERNEST.

Aussi je tiens à ne pas être vu ! je veux seulement parler à M. le vicomte de Lavarenne, mon parent, qui n’est pas chez lui. L’on m’a assuré que je le trouverais ici, et comme j’ai quelques papiers à lui remettre avant mon départ...

JOBLOT.

Ah !... vous voulez toujours partir ?

ERNEST.

Oui, puisque je suis seul au monde et sans amis...

JOBLOT.

Sans amis... et moi donc ! moi qui tout à l’heure encore... Enfin, suffit !... Moi que vous avez obligé !... Un ami qui porte le marteau et le tablier... mais qui a de ça !...

Se frappant le cœur.

Et vous n’avez pas confiance en moi... ça n’est pas bien ! Vous ne m’avez pas tout dit... vous ne m’avez pas dit que vous aimiez une personne...

ERNEST.

Qui ne m’aime pas !

JOBLOT, avec émotion.

Ça n’est pas vrai !

ERNEST.

Qui m’a trahi !...

JOBLOT, de même.

Ça n’est pas vrai !

ERNEST.

Abandonné en même temps que la fortune...

JOBLOT, avec désespoir.

Ça n’est pas vrai ! ça n’est pas vrai !

ERNEST.

Qui te l’a dit ? Qu’en sais-tu ?

JOBLOT, lui montrant Céline, qui vient d’entrer.

Demandez-lui plutôt !

CÉLINE, entrant par la porte à gauche, et apercevant Ernest.

Dieu ! c’est lui ! Merci, Joblot !

ERNEST.

Céline !

JOBLOT.

Qui vous aime ! qui vous a toujours aimé !

À part.

Pour mon malheur !

 

 

Scène IX

 

JOBLOT, ERNEST, CÉLINE

 

CÉLINE.

Air des Diamants de la Couronne.

Ah ! je le retrouve
Et je le revois !
Quel bonheur j’éprouve ;
Mais répondez-moi.

ERNEST.

Ah ! je la retrouve
Et je la revois !
Quel bonheur j’éprouve ;
Mais répondez-moi.

JOBLOT, remontant sur son échelle.

Malgré moi j’ m’afflige
De leur contentement !
Grand Dieu ! que ne suis-je
Aveugle en ce moment !...

ERNEST.

Oui, mon cœur plus tendre...

À Joblot, qui frappe avec son marteau.

Tais-toi donc, Joblot !
On ne peut s’entendre !...

CÉLINE, de même.

Taisez-vous donc, Joblot !
On ne peut s’entendre !...

JOBLOT, à part.

Je n’entends que trop !
Pan ! pan ! pan ! pan !

ERNEST et CÉLINE.

Toujours
Mêmes amours !...
Oui, croyez, au lieu de serment,
Mon cœur qui bat en ce moment.

JOBLOT.

Ah ! les cruels ! ah ! les ingrats !
C’est comme si j’ n’existais pas.
Pan ! pan ! pan ! pan !

ERNEST.

Tais-toi donc, Joblot...

À Céline.

L’explication de ma conduite, la voici...

Il lui remet une lettre.

CÉLINE.

Une lettre de ma grand’mère !

La parcourant.

Elle vous invite à suspendre vos visites, attendu qu’il se présente un parti qui lui convient ainsi qu’à moi...  Ce n’est pas vrai, Ernest, ce n’est pas vrai ! je n’aime que vous...

Joblot, qui est en ce moment sur son échelle, pousse un grand soupir.

Et je repousserai tous les prétendants, même votre cousin, le vicomte, qui se met sur les rangs...

ERNEST.

Mais voyez plutôt... Elle ne consentira jamais à notre union, parce je suis sans fortune, parce que mon oncle m’a déshérité !...

CÉLINE.

Déshérité ! Quoi ! toute la fortune du général...

ERNEST.

Appartient au vicomte de Lavarenne, à qui il avait fait, il y a trois ans, une donation de tous ses biens.

CÉLINE.

Et pourquoi ?...

ERNEST.

Parce qu’alors, brouillé avec mon père, le général avait longtemps refusé de me voir ; mais, depuis, il m’avait rendu son affection. Il m’avait présenté partout comme son fils et son héritier ; par malheur, mon pauvre oncle est mort subitement, sans avoir pu faire de testament.

JOBLOT, qui est descendu de son échelle, et qui depuis quelque temps est sur le devant du théâtre à gauche, à replier une portière.

Un testament ?...

ERNEST.

Oui, il n’en a pas fait.

JOBLOT.

Je crois que si.

ERNEST.

Mais non !

JOBLOT.

Mais je vous dis que si !... Je ne sais pas si c’est pour vous, mais il en a fait un, j’en suis sûr.

ERNEST.

Qu’en sais-tu ?

CÉLINE.

Qui te l’a dit ?

JOBLOT.

Personne... que moi. Oui, moi ! J’ai mes idées. Je me rappelle, la dernière fois que j’ai vu le général, la veille de sa mort... j’étais dans son boudoir, sur une échelle, à travailler. Il entre : – « Qu’est-ce que tu fais là ? – Je pose des stores. – Va-t’en ! laisse-moi. » – Et, pendant que je range mes outils, il sonne ; on ne vient pas ; il resonne, et casse la sonnette. – « Allons, tous sortis ! va m’allumer une bougie, toi. – En plein jour ? que je lui dis. – Eh ! oui, » qu’il me répond, en levant sa canne qui m’en aurait fait voir des trente-six chandelles, en plein midi !

ERNEST et CÉLINE.

Eh bien ?

JOBLOT.

Eh bien ! je reviens avec de la lumière ; je le trouve devant son secrétaire, façon Boule, incrustations en cuivre, – c’est nous qui l’avions fourni, – achevant de parapher et de signer un papier ; ça fini, il le ploie, lui met une housse... une enveloppe, c’est-à-dire ; puis, avec de la cire noire, il y pose un cachet : et d’un. J’étais toujours là, tenant la bougie... puis un second cachet : et de deux ; un autre encore : et de trois ; comme ça jusqu’à cinq. – « Ah ben ! excusez ! que je lui dis, en voilà une lettre chargée ! – Oui, me réplique le général en clignant de l’œil d’une façon toute particulière, chargée de mes dernières volontés ! »

ERNEST.

Quoi !...

CÉLINE.

Serait-il vrai ?...

JOBLOT.

Vous voyez donc bien qu’il y a un testament ! il y en a un !

CÉLINE.

Mais alors...

ERNEST.

Tu t’es trompé, ce testament n’existe pas, ou aura été détruit, car on n’a rien trouvé, rien.

JOBLOT.

C’est qu’on aura mal cherché.

ERNEST.

Non, Céline, il ne me reste qu’un seul moyen de faire fortune, c’est de rejoindre l’armée.

JOBLOT.

Pour qu’en votre absence un autre épouse Mlle Céline ! pour que moi, Joblot, j’arrange l’hôtel et l’appartement de noces ! Non...

Avec jalousie.

je ne le pourrais pas ! je ne le souffrirais pas !...

À Céline.

Je ne vous permets d’épouser que lui !

ERNEST.

Mon bon Joblot !

JOBLOT, à part.

C’est déjà bien assez comme ça.

Haut.

Mais, pour partir, il ne partira pas !

ERNEST.

Eh ! que veux-tu faire ?

JOBLOT.

Ce que je veux... ce que je veux...

Air : Les chagrins, arrière ! (La Sirène.)

Ayez confiance,
Ayez espérance,
J’veux un dénouement
Dans mon genre et mon élément.
L’amitié m’inspire,
Et vous fera dire :
L’garçon tapissier
Connait vraiment bien son métier.

Ensemble.

CÉLINE et ERNEST.

Ayons confiance,
J’ignore la chance
Que son dévouement
Rêve en ce moment.
L’amitié l’inspire,
Et me fera dire
Que le tapissier
Connaît son métier.

JOBLOT.

Ayez confiance,
Ayez espérance,
J’veux un dénouement
Dans mon élément.
L’amitié m’inspire,
Et vous fera dire :
L’garçon tapissier
Connaît son métier.

Ernest et Céline sortent par la porte à droite.

 

 

Scène X

 

JOBLOT, se frottant toujours le front en se promenant avec agitation

 

Oui, j’ai là mon idée... c’en est une. Le général n’en aura pas changé du jour au lendemain. J’aime mieux croire (ça me fait plaisir) que les hommes d’affaires sont des imbéciles qui n’ont pas su découvrir toutes les cachettes de ce secrétaire. Il devait y en avoir, c’était le chef-d’œuvre du père Marcel, c’était son Cid ! il n’a jamais fait que ça... et s’est croisé les bras dans sa gloire ! et si on peut les connaitre par lui...

Apercevant Marcel qui paraît à la porte du fond, tenant à la main une housse de fauteuil.

Le voilà ! il n’y a pas de temps à perdre.

S’adressant à la porte à droite qui est restée ouverte, et par laquelle Céline et Ernest viennent de sortir.

Oui ! voilà du beau... du merveilleux !... et si le père Marcel, mon bourgeois, avait voulu...

 

 

Scène XI

 

MARCEL, JOBLOT, puis BABIOLE

 

MARCEL, regardant Joblot.

À qui en a-t-il donc, celui-là ?

JOBLOT.

À qui j’en ai ? à vous... Je me disais là : Est-il possible que le père Marcel, qui a eu du talent dans son temps ; le père Marcel, une des gloires de l’Empire... C’est la vérité, vous avez été, comme l’empereur, le premier dans votre genre.

Marcel se croise les bras derrière le dos, et prend un air d’importance.

Air de Madame Favart.

Tous deux fameux par divers privilèges,
Tous deux alors puissants par votre bras,
Vous vous chargiez, vous, de faire les sièges,
Il s’chargeait, lui, de livrer les combats.
Il fabriquait de nouvelles couronnes
Pour tous ces rois, sur lui parodiés ;
Mais il n’est point de rois sans trônes...
Et les trônes, vous les faisiez !
C’est lui qui distribuait les trônes,
Et c’est vous, vous, qui les faisiez !

MARCEL.

Je m’en vante ! avec du velours, et des clous dorés !...

JOBLOT.

Eh bien ! est-il possible, monsieur, je vous le demande, que le même homme qui avait dans la tête une foule de meubles plus nouveaux les uns que les autres, des commodes, des secrétaires, des lavabo... Eh bien non ! déménagé !... plus rien !...

MARCEL.

Qu’est-ce qu’il a donc, avec ses déménagements, ses lavabos ?...

JOBLOT, se retournant.

Hein ?...

MARCEL.

Et à qui diable disais-tu tout cela ?

JOBLOT.

À M. Ernest, qui me parlait tout à l’heure de meubles pour l’exposition... l’exposition des produits de l’Industrie, à laquelle vous n’avez seulement pas pensé... et si vous aviez eu un peu de ce chic...

MARCEL.

Ce chic ?

JOBLOT.

Ce truc...

MARCEL.

Ce truc ?

JOBLOT.

Je veux dire ce fion qui, dans les arts, fait le génie, vous auriez quelque morceau d’apparat ; mais... jamais... jamais !...

MARCEL.

Jamais ! et mon secrétaire pour le général Balthasar !

JOBLOT, à part.

Nous y voilà !

MARCEL.

Mon secrétaire, façon Boulle !

JOBLOT.

Ne parlez donc pas de votre Boulle ! c’est vieux ! rococo !... Ce n’est plus ça !... on ne veut plus de Louis XV. Ce qu’il faut maintenant, ce sont des secrétaires Louis XI, avec des secrets, des ressorts, des trappes mystérieuses...

MARCEL.

Et j’en avais, moi, que personne n’aurait jamais deviné !...

JOBLOT.

Laissez donc !...

MARCEL.

Si je te disais qu’il y avait d’abord...

JOBLOT.

Quoi donc ? eh bien, voyons ?... quoi donc ?

MARCEL, voyant entrer Babiole.

Oh !... Babiole !...

JOBLOT.

Dites-le donc !...

MARCEL.

Non... devant Babiole...

JOBLOT.

Oh ! parce qu’il n’y a rien !...

MARCEL.

Eh bien !...

Il lui parle à l’oreille.

JOBLOT.

Ah ! bah !...

MARCEL.

Puis ensuite...

Même jeu.

JOBLOT.

C’est connu ça ?...

MARCEL, même jeu.

Et enfin... on poussait, le ressort partait... et crac !...

Il finit la démonstration par un coup de pied qu’il frappe sur celui de Joblot.

JOBLOT, poussant un cri.

Aïe !...

À part, avec joie.

J’ai mon affaire !

MARCEL.

Et si je voulais exposer mon secrétaire, il serait encore temps !...

JOBLOT.

Si vous le pouviez... Mais où le trouver ?...

MARCEL.

Il doit toujours être dans le boudoir...

JOBLOT.

Quel boudoir ?

MARCEL.

De l’hôtel...

JOBLOT.

Quel hôtel ?...

MARCEL.

Du général.

JOBLOT.

Quel général ?

MARCEL.

Balthazar !...

MARCEL et JOBLOT, ensemble.

Dans le boudoir de l’hôtel du général, dont le vicomte a hérité !...

BABIOLE.

Mon parrain ! mon parrain !...

MARCEL.

Qu’est-ce que c’est ?...

BABIOLE.

Je ne peux pas attacher toute seule les tringles du haut, ni monter à l’échelle, vous comprenez...

MARCEL.

On y va ! on y va !

À Joblot.

J’y songerai !

À Babiole.

Apporte-moi ce fauteuil là-dedans !...

BABIOLE.

Oui, mon parrain.

MARCEL.

J’y songerai !

Il sort à droite.

 

 

Scène XII

 

BABIOLE, JOBLOT

 

Babiole s’approche du fauteuil que lui a désigné Marcel ; c’est celui sur lequel Joblot a déposé, à la fin de la scène V, son habit et son chapeau. Babiole prend ces deux objets, qu’elle porte dans la chambre à gauche ; puis elle rentre.

JOBLOT, pendant ce temps, se promenant avec agitation sur le devant du théâtre.

Oui, c’est dans ce meuble, dont je possède maintenant le secret...Mais comment, sans la permission du vicomte, pénétrer dans son hôtel et dans son boudoir...

Se frottant le front.

Quel moyen ?... quel moyen ?

Levant les yeux et apercevant Babiole qui revient de porter l’habit dans la chambre à gauche.

Ah !... Babiole... c’est le ciel qui me l’envoie.

BABIOLE, étonnée.

Qu’avez-vous donc encore ?...

JOBLOT, la regardant avec plaisir.

Rien... rien... Si bonne, si gentille, si dévouée !... jamais sa vue ne m’a produit un effet pareil... mais ne songeons pas à ça !

BABIOLE.

Au contraire, il faut y songer.

JOBLOT.

Il s’agit d’un autre sujet !... Babiole, m’aimez-vous ?

BABIOLE.

Il me semble que c’est toujours le même sujet.

JOBLOT.

Une fois ! deux fois ! trois fois ! Babiole m’aimez-vous ?

BABIOLE.

Eh ! là, vous le savez bien... je vous l’ai assez dit...

JOBLOT.

Ça ne suffit pas, il me faut des preuves.

BABIOLE, baissant les yeux.

Des preuves !... Et lesquelles s’il vous plaît ?... Voilà que vous m’effrayez...

JOBLOT.

M. de Lavarenne vous a dit qu’il vous attendait tantôt dans son boudoir...

BABIOLE.

Soyez tranquille ! je n’irai pas !...

JOBLOT.

Il ne s’agit pas de ça... il vous a dit... qu’en lui remettant cette rose... ça serait signe...

BABIOLE.

Que j’y consentais... mais rassurez-vous, monsieur Joblot, j’aimerais mieux mourir que de jamais... Oh ! Dieu de Dieu !... vous que je dois épouser...

JOBLOT.

Il ne s’agit pas de ça.

Prenant la rose qui est restée sur un guéridon.

Il s’agit de remettre cette rose à monsieur de Lavarenne...

BABIOLE.

Moi !... par exemple !... mais réfléchissez donc !...

JOBLOT.

Babiole !... l’amour ne réfléchit pas !

BABIOLE.

Et c’est vous, monsieur Joblot, qui me demandez...

JOBLOT.

Vous m’avez dit, Babiole, que vous m’aimiez...

BABIOLE.

Et c’est justement pour ça... Vouloir que j’aille dans ce boudoir avec lui...

JOBLOT, vivement.

Avec lui ! Plutôt l’étrangler et vous aussi !

BABIOLE.

Moi !...

JOBLOT.

Oui ! vous !

BABIOLE, avec joie.

À la bonne heure !... voilà de l’amour !

JOBLOT, avec chaleur.

Lui livrer mon bien, mon trésor ! la seule personne qui m’aime !... Non ! je serai là, avec vous ; je vous accompagnerai ; je ne vous quitterai pas...

BABIOLE.

Ce sera alors un tête-à-tête.

JOBLOT.

À trois !

BABIOLE.

À trois...Ça vaut mieux ! mais pourtant...

JOBLOT.

Il n’y a pas de pourtant !... vous arriverez, vous fermerez sur-le-champ la porte au verrou... aux deux verrous... et vous ouvrirez la fenêtre qui donne sur le jardin... Je la connais... J’y ai posé autrefois des stores... Je monte par le treillage... Vous comprenez ?...

BABIOLE.

Oui ; c’est-à-dire... non... je n’y comprends rien...

JOBLOT.

Ça revient au même ! il n’y a pas nécessité que vous compreniez... c’est un mystère !...

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Quoi qu’il arriv’, je prends sur moi le blâme.

BABIOLE, baissant les yeux.

Monsieur Joblot vous serez obéi !

JOBLOT, d’un air sévère.

Vous faites bien ! morbleu ! car une femme
Doit obéir à son mari !

BABIOLE, avec joie.

Ah ! quel bonheur d’être grondée ainsi !
Tout c’que j’y vois... vous m’aimez.

JOBLOT, avec chaleur.

Je t’adore !

BABIOLE, poussant un cri de joie.

Ah ! c’mot-là seul me ferait consentir ;
Et je suis prête à faire plus encore
Si ça vous fait plaisir !

JOBLOT.

Non, non... c’est assez. Voici le père Marcel et le vicomte lui-même, attention !...

 

 

Scène XIII

 

BABIOLE, JOBLOT, LE VICOMTE, MARCEL, sortant de la porte à droite

 

MARCEL, au vicomte.

Un mot... rien qu’un mot, monsieur le vicomte, c’est pour vous demander...

LE VICOMTE.

Je n’ai rien à te refuser.

Apercevant Babiole.

Dès que j’aperçois ta vertueuse filleule... la Pénélope de la couture...

JOBLOT, bas, à Babiole.

Allez donc... c’est le moment...

BABIOLE, à Joblot.

Vous croyez ? C’est pour vous au moins.

S’approchant du vicomte, les yeux baissés.

Monsieur le vicomte, voici... une rose... que tantôt vous avez oubliée ici !...

LE VICOMTE, souriant, à part.

Qu’est-ce que je disais !... elle y vient...

BABIOLE, regardant Joblot.

Et qu’on m’a dit de vous remettre...

LE VICOMTE, à part.

C’est charmant !

JOBLOT, à Babiole.

C’est bien... partez... Je vous rejoins...

LE VICOMTE, bas, à Babiole.

Partez ! je vous rejoins...

BABIOLE, étonnée, et regardant Joblot et le vicomte.

C’est drôle !...

Elle va prendre son mantelet, Joblot l’aide à s’ajuster.

LE VICOMTE, en riant, à Marcel.

Eh bien ! mon cher, que voulez-vous de moi ?...

MARCEL.

Ce beau meuble, façon Boulle, qui est dans votre hôtel... l’acajou est à vous, mais la gloire en est à moi... et je vous demande la permission de l’exposer... à l’admiration de mes concitoyens.

LE VICOMTE, faisant des signes à Babiole qu’il voit prête à sortir.

Désolé... mon cher... mais ce meuble n’est plus chez moi...

JOBLOT, avec effroi.

Ô ciel !

BABIOLE, qui vient de mettre son mantelet, passe près de Joblot et lui dit tout bas.

J’y vais !...

JOBLOT, la retenant vivement par la main.

Non pas ! restez... restez !...

BABIOLE, à voix basse.

Vous qui me disiez...

JOBLOT, de même.

Je vous le défends !... ne me quittez pas...

S’approchant du vicomte qui fait toujours signe à Babiole de s’en aller.

Pardon, monsieur le vicomte, pourrait-on savoir où est ce meuble ?

LE VICOMTE, avec humeur.

Vous êtes bien curieux... Que vous importe ?...

JOBLOT.

Ce n’est pas pour moi...

Montrant Marcel.

Mais pour un homme de talent...

MARCEL.

Oui.

JOBLOT.

Un homme vénérable...

MARCEL.

Oui.

JOBLOT.

À qui vous enlevez peut-être la petite ou la grande médaille...

MARCEL.

Oui.

JOBLOT, bas à Babiole.

Ôtez votre mantelet !

MARCEL.

Pauvre Joblot... comme il prend mes intérêts...

LE VICOMTE, avec impatience, et voyant Babiole qui ôte son mantelet.

J’en suis fâché pour lui... mais je ne puis vous le dire... Vous ne le saurez pas.

JOBLOT, s’échauffant.

Je le saurai !...

LE VICOMTE, avec hauteur.

Qu’est-ce à dire ?...

JOBLOT.

Je le saurai !...

BABIOLE, le calmant.

Monsieur Joblot... je vous en prie.

MARCEL, de loin, cherchant à le modérer.

Joblot... Joblot... c’est trop fort.

LE VICOMTE.

Voilà une audace !...

JOBLOT, à demi-voix, sur le devant du théâtre, pendant que Babiole et Marcel sont au fond.

Vous me le direz, ou je dis au père Marcel que vous attendez Mlle Babiole, sa filleule, dans votre boudoir.

LE VICOMTE.

Veux-tu bien te taire !...

BABIOLE, qui a redescendu le théâtre et qui s’est approchée d’eux.

Comment ?...

JOBLOT.

Et que le signal du rendez-vous est cette rose que vous avez là, et qu’elle vient de vous remettre...

Se retournant vers Babiole.

Fi !... mademoiselle, fi !...

BABIOLE.

Mais, c’est vous !...

JOBLOT, à Babiole.

Silence !...

BABIOLE, pleurant.

Ô mon Dieu ! il ne va plus m’aimer !

JOBLOT, bas.

Toujours ! toujours !...

BABIOLE, lui souriant aussitôt avec joie.

Ah ! ah !...

JOBLOT, au vicomte.

Je le dirai devant Mlle d’Auterive, votre prétendue.

LE VICOMTE.

On ne te croira pas.

JOBLOT, lui montrant une lettre.

Vous croira-t-on, vous, monsieur le vicomte ?

LE VICOMTE.

Ma lettre à Babiole... Qu’est-ce que tu veux ?... Qu’est-ce qu’il te faut ?...

JOBLOT.

Le nom de la personne à qui vous avez vendu votre secrétaire !

LE VICOMTE, voyant Céline et Ernest qui entrent par la droite. Céline s’assied sur un fauteuil à droite, et Ernest se tient debout près d’elle. À part.

Dieu ! Céline !...

Bas à Joblot

Une jeune danseuse de l’Opéra qui m’adorait, moi et les meubles Louis XV, Mlle Mimi Sandwich.

JOBLOT.

Ô ciel ! Mimi Sandwich qui est partie pour la Russie, et dont on vend les meubles aujourd’hui... Courons...

ERNEST, qui est debout près de Céline.

Où vas-tu donc ?...

JOBLOT.

Ne craignez rien, monsieur Ernest, j’ai toujours mon idée... Il sera encore temps.

Cherchant autour de lui.

Et mon habit pour sortir, et mon chapeau... ils étaient là !

MARCEL.

Son habit... son chapeau. !...

BABIOLE.

Je viens de les porter dans la chambre à côté.

CÉLINE.

Dans la mienne...

JOBLOT.

Il faut qu’elle touche à tout... moi qui suis si pressé...

MARCEL.

Il faut qu’elle touche à tout ! lui qui est si...

BABIOLE.

Eh ! qui vous presse tant ?...

JOBLOT.

Il faut que je coure après le chef-d’œuvre de votre parrain... que je trouverai à la vente de Mlle Mimi Sandwich.

Il entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène XIV

 

BABIOLE, LE VICOMTE, MARCEL

 

MARCEL.

C’est pourtant pour moi et ma réputation qu’il se donne tout ce mal-là !

ERNEST.

C’est vrai !

CÉLINE, qui vient de s’asseoir.

Et bien inutilement, j’en ai peur... Car la vente est finie depuis longtemps.

MARCEL.

Est-il possible, mademoiselle, et comment le savez-vous ?

CÉLINE.

C’est cette vente où nous allions ce matin avec ma grand’mère, et quand nous sommes arrivées, il n’y avait plus rien, tout avait été enlevé, excepté un meuble de Boulle... dont personne n’avait voulu.

MARCEL.

Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça !... Un chef-d’œuvre pareil !...

CÉLINE.

Un secrétaire dont ma grand’mère a voulu me faire cadeau, et qu’elle a fait porter tantôt... là, dans ma chambre...

L’orchestre exécute un air en sourdine ; on entend en dehors un grand cri, et Joblot s’élance pâle et tenant un papier cacheté à la main.

 

 

Scène XV

 

BABIOLE, LE VICOMTE, MARCEL, JOBLOT

 

JOBLOT.

Monsieur Ernest !... Tenez !... tenez !...

ERNEST, prenant le paquet cacheté que lui tend Joblot.

Que vois-je !... « À mon neveu, Ernest de la Lavarenne. »

JOBLOT.

Je vous avais bien dit que grâce au garçon tapissier !...

LE VICOMITE.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ?

JOBLOT.

Vous le saurez !... ne vous pressez pas...

À Babiole et à Marcel.

Il a le temps d’attendre ; il n’a que trente-cinq ans.

MARCEL, à Joblot.

Mais ma réputation, ma gloire, mon meuble !...

JOBLOT.

Tout est retrouvé !

MARCEL.

Ah ! mon ami !

Il se jette à son cou.

BABIOLE.

Qu’est-ce qu’ils ont donc ?

ERNEST, qui a ouvert le paquet, et parcouru le papier.

Joblot ! mon ami ! mon sauveur !

Il l’embrasse vivement.

BABIOLE.

Et lui aussi !... Ils vont me l’étouffer !

ERNEST, à Joblot.

Tout ce que je possède, je te le dois...

L’amenant au bord du théâtre, à voix basse.

Et cette passion dont tu me parlais ce matin... cette grande...

JOBLOT, l’arrêtant et regardant Babiole.

Halte-là ! comme l’a dit un philosophe que je connais : « Les grands avec les grands, les petits avec les petits, et les Joblot... »

BABIOLE, lui prenant le bras.

Avec les Babiole !

JOBLOT.

Tapissier ! pas autre chose !

CÉLINE.

Je leur promets alors la plus belle boutique du faubourg Saint-Antoine !

JOBLOT.

C’est différent, rien ne vous en empêche.

À Céline, avec un reste d’émotion.

Votre pratique, madame la comtesse.

À Ernest.

Votre amitié, monsieur Ernest !

Regardant Babiole.

Et à moi le bonheur, voilà ma femme !

BABIOLE.

Ah ! enfin !

JOBLOT.

Maintenant, du travail, de l’économie, plus de gants jaunes !... ça ne me convient pas.

ERNEST.

C’est juste.

JOBLOT.

Trop juste !

LE CHŒUR.

Air : Les chagrins, arrière ! (La Sirène.)

Ô douce espérance,
Une heureuse chance
Vient en même temps
Unir quatre amants !
Chacun, dans sa sphère,
Peut, à sa manière,
Trouver en tous lieux
L’art de vivre heureux !

JOBLOT, au public.

Air d’Yelva.

Au premier pas qu’il fait dans sa boutique,
Voici la peur qui prend le tapissier.
Malgré l’aplomb dont parfois il se pique,
Auprès de vous, il n’est qu’un écolier !
Montrez son art au nouveau qui s’installe,
Car vous pouvez, daignant vous en mêler,
Bien mieux que lui décorer notre salle,
Si vous venez chaque soir la meubler !
Pour décorer, pour orner notre salle,
Venez, chaqu’soir, mesdames, la meubler

LE CHŒUR.

Ô douce espérance, etc.

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