Le Billet de mille (Georges FEYDEAU)

Monologue en vers dit par Saint-Germain du Gymnase.

 

À A. Cohen.

 

 

Je tirais, depuis quelque temps,

Un peu le diable par la queue,

Quand je touche, hier, mille francs

En belle paperasse bleue,

« Eh ! fis-je, heureux comme un gamin,

Allons faire un tour par la ville

Et jetons l’or à pleine main...

Avec mon beau billet de mille ! »

Et me voilà, le cœur joyeux,

M’étalant dans mon importance,

Croyant qu’on peut voir dans mes yeux

Quel est l’état de mes finances.

Pour me réchauffer l’estomac,

J’entre acheter un bon manille

Chez la marchande de tabac,

Avec mon beau billet de mille !

Je choisis, je prends, je remets,

Je fais craquer tous les cigares

Avec cet air des fins gourmets

Méprisant les fumeurs barbares.

– Là ! mon choix est fait ! Payez-vous !

– Pas de monnaie ? – Ah ! quelle tuile !

Je ne puis donner quatre sous

Avec mon beau billet de mille !

« Ah ! bah ! me dis-je, allons toujours

Dîner, nous fumerons ensuite.

Et d’abord à nous les amours !

Je connais certaine petite ;

Courons l’inviter à dîner ! »

Chez Ninette aussitôt je file...

Comme on va gaîment festiner

Avec mon beau billet de mille !

Tous deux, bras dessus, bras dessous,

– Contrefaçon de l’hyménée, –

Nous partons comme deux époux,

L’âme d’amour tout imprégnée.

On se sent charitable et bon :

Un pauvre tend sa main débile ;

Je veux lui donner... quel guignon !

Rien que mon beau billet de mille !

« – Tu n’aurais pas deux sous sur toi ?

Fais-je à l’enfant, la moindre somme ?

– Je ne prends jamais rien sur moi,

Lorsque je sors avec un homme ! »

Reste à filer piteusement !

Vrai, mon argent m’est bien utile

Si je suis pauvre, franchement,

Avec mon beau billet de mille !

Et ce billet m’est un fardeau !

L’avoir et n’en pouvoir rien faire !

J’en voudrais donner un lambeau

À chaque pauvre de la terre.

Tout me tente, ce que je vois !

Tentation bien inutile !

Je suis bien avancé, ma foi,

Avec mon beau billet de mille !

Ici, c’est un joli blondin

Qui contemple, avec convoitise,

L’étalage d’un magasin

Fort tentant pour sa gourmandise,

Moi, je pourrais le contenter :

Un ou deux gâteaux, c’est facile...

Mais je ne puis rien acheter

Avec mon beau billet de mille !

Là, c’est un enfant qui me tend

Un frais bouquet de violette.

Deux sous ça n’est pas cher vraiment,

Pour faire plaisir à Ninette.

Tiens ! je sais fort bien que c’est peu !

Quand on les a, c’est très facile,

Si l’on peut me rendre, parbleu,

Voici mon beau billet de mille.

Puis un fiacre vient à passer

Qui, sur sa route m’éclabousse.

Vite, il faut me faire brosser :

« Eh ! l’Auvergnat à la rescousse ! »

Il vient ; non ! je dois déclarer

Que sa présence est inutile

Je ne puis me faire cirer

Avec mon beau billet de mille !

Enfin mon supplice a sa fin :

Un restaurant ! C’est notre affaire ;

Ninette et moi mourons de faim :

Quel bon dîner nous allons faire !

En cabinet particulier

Nous nous mettons : c’est plus tranquille !

Et je puis bien me le payer

Avec mon beau billet de mille !

Nous eûmes un dîner exquis !

Et Ninette aussi fut exquise !

Elle m’avait vraiment conquis ;

Je l’avais tout-à-fait conquise...

« – Ah ! parle, dis ce que tu veux ! »

Murmurais-je, – touchante idylle ! –

« Je puis exaucer tous tes vœux

Avec mon beau billet de mille ! »

Et le fait est qu’il me semblait

Plus doux encor de me voir riche ;

Elle aura tout ce qui lui plaît,

Et je puis ne pas être chiche ;

Comme, alors, son oeil s’animait !

Que son regard était fébrile !

C’est pour moi seul qu’elle m’aimait,

Pas pour mon beau billet de mille.

Bref, en passant, elle parla

Qu’elle avait bien certaine dette ;

Une dette ! Qu’est-cela ?

Je m’en charge ; c’est chose faite !

« Tiens, nous allons tout arranger,

Fis-je, mignonne, c’est facile ;

Et je n’ai qu’à faire changer

Avec mon beau billet de mille. »

« – Hein ! fit-elle, qu’est-ce ceci ?

Pour moi, je ne veux pas qu’on change

Eh ! laissez ce billet ici ! »

Moi, je dus céder à cet ange.

Digne, au garçon elle arracha

Le billet, puis calme et tranquille

Distraitement elle empocha...

V’lan ! tout mon beau billet de mille.

Je fus un instant ahuri !

Moi j’avais compris d’autre chose...

Mais bah ! que faire ?... J’en ai ri !

C’est égal, Ninette est très forte !

Pourtant, je ne puis soupçonner

Qu’elle eut l’intérêt pour mobile,

Car elle a payé le dîner

Avec mon beau billet de mille !

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