Belphégor (Marc-Antoine LEGRAND)
Comédie-ballet en un trois actes, en prose.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Loge de Pellegrin, le 24 août 1721.
Personnages de la Comédie
BELPHÉGOR, Démon, sous la figure de Rodric
TRIVELIN, Paysan, amoureux de Colette
COLETTE, jeune Paysanne
JACQUET, jeune Paysan, Rival de Trivelin
LE MAGISTER, Père de Colette
DEUX SERGENT et PLUSIEURS ARCHERS
PLUTON, Dieu des Enfers
PROSERPINE, sa femme
MINOS, Juge infernal
RHADAMANTE, Juge infernal
ASCALAPHE, Habitant des Enfers
ARLEQUI N, Valet de Belphégor
L’OMBRE DE VIOLETTE, femme d’Arlequin
MONSIEUR TURCARET, riche Agioteur
MADAME TURCARET, sa femme
LE DOCTEUR, Ami de M. Turcaret
Personnages du Divertissement
TROUPE DE BERGERS, DE PAYSANS, D’OMBRES, DE LUTINS, DE DÉMONS et DE MASQUES, chantants et dansants
ACTE I
Le Théâtre représente un Bocage, la Maison de Trivelin est dans le fonds.
Scène première
TRIVELIN, seul
Dieux inexorables, que vous me traitez cruellement dans ce jour ! Je vous ai imploré tous, les uns après les autres ; diable emporte si aucun s’est remué de sa place pour me rendre service. Tous les sacrifices que j’ai fait à Mercure ont été inutiles, tout l’encens que j’ai brûlé dans le Temple de l’Amour s’en est allé en fumée. Il n’y a pas jusqu’à Vulcain qui a refusé de me mettre de sa confrérie ; c’est pourtant une grâce qu’il accorde généreusement à tout le monde, et même à beaucoup qui ne lui demandent pas. Enfin malgré tous mes vœux et toutes mes prières, le jeune Jacquet épouse aujourd’hui Colette à ma barbe, après l’avoir amusée deux ans entiers du doux son de ma musette. Jacquet l’a charmée dans un moment avec son flageolet. Mais voici l’infidèle.
Scène II
TRIVELIN, COLETTE
COLETTE.
Qu’as-tu donc, Trivelin, il semble que tu sois fâché à cause que j’épouse Jacquet auparavant toi ?
TRIVELIN.
J’ai grand tort en effet.
COLETTE.
Va, va ; laisse faire : sitôt que je serai veuve, je t’épouserai en secondes noces.
TRIVELIN.
Voilà une belle assurance que tu me donnes-là.
COLETTE.
Sans doute. La Bohémienne qui passa dernièrement dans notre Village, m’assura que mon mari mourrait le premier ; et tu dois m’avoir obligation de ne pas vouloir t’exposer à ce malheur.
TRIVELIN.
Tu n’aimes donc pas Jacquet, puisque tu l’exposes à te rendre veuve ?
COLETTE.
Oh ! c’est que j’aime Jacquet par rapport à moi, et toi je t’aime par rapport à toi-même.
TRIVELIN.
C’est-à-dire par pitié, par une espèce de reconnaissance ; (qui croirait que dans un Village on fit ces distinctions-là ?) mais après tout tu aimes donc l’un et l’autre ?
COLETTE.
Il me semble qu’oui ; et je voudrais qu’il me fut permis de vous épouser tous deux à la fois, pour ne point faire de mécontent.
TRIVELIN.
Voilà une fille bien charitable. C’est pour le coup que tu voudrais nous contenter tous deux, par rapport à toi-même. Mais je t’avertis que si tu épouse Jacquet, j’en serai si chagrin que je ne vivrai pas huit jours.
COLETTE.
Ah ! si je revois cela, je t’épouserais le premier.
TRIVELIN.
À ce que je vois, tu as autant d’envie d’être veuve que mariée. Il n’importe, quoiqu’il en soit, je veux bien m’exposer à remplir la prédiction qui t’a été faite.
COLETTE.
Et moi je ne veux pas.
TRIVELIN.
Ah ! traitresse, tuas beau déguiser. Je connais que tu aimes plus Jacquet que moi.
COLETTE.
En vérité, Trivelin, je crois que tu as raison.
TRIVELIN.
Cependant je suis le premier en date.
COLETTE.
Hé ! c’est à cause de cela : il y avait deux ans que nous nous aimions, cela commençait à m’ennuyer ; et si tu étais devenu mon mari, je connais que dans la suite cela m’aurait bien ennuyé davantage.
TRIVELIN.
Ainsi il faudra que j’attende que Jacquet t’ait ennuyée à son tour ; encore si jusqu’à ce temps tu voulais que je fusse toujours ton amant, je prendrais patience.
COLETTE.
Paix, voici Jacquet.
Scène III
TRIVELIN, JACQUET, COLETTE
JACQUET.
Quel marché faites-vous donc-là ensemble ?
TRIVELIN.
Nous parlions du temps passé, et nous prenions des mesures pour l’avenir.
JACQUET.
Il me semble, Mademoiselle Colette, que je vous avais défendu de parler à Monsieur Trivelin.
TRIVELIN.
Comment, tu es déjà jaloux ? mes affaires iront bien.
JACQUET.
Qu’entendez-vous par là ?
TRIVELIN.
J’entends que si tu es jaloux, c’est signe que tu auras raison de l’être, et je ne suis plus si fâché que je l’étais. Les jaloux sont comme les bouchons qui enseignent le bon vin.
JACQUET.
Est-ce que je ne puis pas être jaloux sans sujet ?
TRIVELIN.
Cela est bien rare.
JACQUET.
Et si je veux l’être sans raisons ?
TRIVELIN.
La raison vient avec le temps, et Colette dans la suite justifiera tes soupçons.
JACQUET.
Hé bien ! moi, je vous déclare que je me marie pour avoir une femme à moi seul.
TRIVELIN.
Tes intentions sont fort bonnes.
JACQUET.
C’est ce que mon amour se propose en épousant Colette.
TRIVELIN.
Dans le mariage l’Amour propose, mais Vulcain dispose. Par exemple, je me proposais d’épouser Colette, et tu me l’enlèves. Tu te proposes qu’elle sera pour toi seul, et j’espère que tu auras à ton tour compté sans ton hôte.
JACQUET.
Si je savais cela...
COLETTE.
Va, va, Jacquet, ne crains rien, je te répond de tout.
JACQUET.
Ah ! d’abord que Colette m’en répond, je compte là-dessus, une honnête femme n’a que sa parole.
TRIVELIN.
Une honnête femme n’a que sa parole, mais elle n’est plus obligée de la tenir quand elle veut cesser de l’être.
JACQUET.
Tout ce que tu dis est pour me faire enrager, parce que tu enrage toi-même de ce que j’épouse Colette. Tu as beau dire, je ne t’écoute plus, et je ne vais songer qu’à ma noce.
TRIVELIN.
Va, va songer à ta noce, et moi je songerai au lendemain.
Seul.
Quelque mine que je fasse, je suis au désespoir, et je crois que je me donnerais volontiers au diable pour empêcher ce mariage ; mais que cherche ici cet étranger, il me paraît bien effaré.
Scène IV
BELPHÉGOR, sous la figure de Rodric, TRIVELIN
BELPHÉGOR.
Ah ! mon ami, je n’ai recours qu’à toi, je suis poursuivi par nombre d’Archers qui me veulent prendre prisonnier. Il est bien vrai qu’ils sont encore loin d’ici ; mais ils ne manqueront pas de prendre ce chemin-ci à coup sur. Je suis perdu si je tombe entre leurs mains, je ne peux courir davantage.
TRIVELIN.
Je le crois bien. De quoi Diable aussi vous êtes-vous avisé, de prendre des bottes pour courir la poste à pied ?
BELPHÉGOR.
Mon cheval était trop las pour pouvoir pousser plus loin, je l’ai abandonné dans le bois prochain, et je suis venu jusqu’ici comme j’ai pu pour te demander asile. Ta fortune est faite et ton bonheur assuré, si tu peux me cacher dans quelque endroit où l’on ne puisse me trouver.
TRIVELIN.
N’êtes-vous point quelque Agioteur qui se sauve en pays étranger.
BELPHÉGOR.
Au contraire, je suis un pauvre diable qui n’ai pas le fol, et qui fuit sa femme et ses créanciers.
TRIVELIN.
Vous avez bien raison, ce sont de terribles animaux ; mais vous parlez de faire ma fortune, et vous n’avez pas un sol.
BELPHÉGOR.
Il n’importe.
TRIVELIN.
Il est vrai que vous ne seriez pas le premier qui aurait fait la fortune des autres, sans avoir l’esprit de faire la sienne.
BELPHÉGOR.
Je ferai plus pour toi que si je te donnais de l’argent comptant.
TRIVELIN.
Il n’y a pourtant rien au-dessus de cela aujourd’hui.
BELPHÉGOR.
Et si dans ce moment je te faisais épouser Colette.
TRIVELIN.
Diable, ce serait un grand coup. Mais d’où savez-vous que j’aime Colette.
BELPHÉGOR.
Il n’y a guères de choses cachées pour moi dans le monde.
TRIVELIN.
Vous êtes donc sorcier.
BELPHÉGOR.
Je suis bien plus que tout cela ; je suis Lutin, Démon.
TRIVELIN.
Ah ! je tremble.
BELPHÉGOR.
Rassure-toi, je ne suis pas un Démon malfaisant, je me nomme Belphégor ; il y a dix ans que Pluton m’a envoyé des Enfers sur la Terre, pour savoir par moi-même si tous les maris qui se plaignaient là-bas de leurs femmes avaient raison.
TRIVELIN.
Il ne fallait pas rester ici dix ans pour en être convaincu. Hé bien ! l’avez-vous éprouvé enfin ?
BELPHÉGOR.
Que trop, j’ai, sous le nom de Rodric, épousé une certaine Madame Honesta, qui m’a ruiné.
TRIVELIN.
Quoi ! vous êtes le Seigneur Rodric, cet Étranger si renommé par ses malheurs, et par les chagrins que lui a causé sa femme ? Je savais votre histoire furie bout du doigt, sans avoir l’honneur de vous connaître. Et de quoi s’agit-il ?
BELPHÉGOR.
Il s’agit de me cacher promptement où tu pourras, car j’entends déjà le pas des chevaux de ceux qui me poursuivent. Si tu me sers fidèlement, j’emploierai mon pouvoir de Lutin pour te faire épouser Colette dans ce jour, et te procurer une fortune considérable.
TRIVELIN.
Allons, cela me détermine Commencez donc par entrer dans ma cour.
BELPHÉGOR.
Après ?
TRIVELIN.
Après ? vous trouverez un gros tas de fumier à la porte de l’écurie.
BELPHÉGOR.
Hé bien ?
TRIVELIN.
Hé bien ? vous vous fourrerez dedans.
BELPHÉGOR.
Comment donc ?
TRIVELIN.
Et j’irai vous recouvrir le plus proprement qu’il me sera possible.
BELPHÉGOR.
Tu te moques de moi avec ta propreté.
TRIVELIN.
Faisons mieux, j’allais mettre le pain dans notre four, je vous enfournerai en même temps.
BELPHÉGOR.
Mal peste ! il y ferait trop chaud.
TRIVELIN.
Est-ce que les Démons craignent la brûlure ?
BELPHÉGOR.
En prenant la figure d’homme, j’en ai pris toute la sensibilité.
TRIVELIN.
Hé bien ! jetez-vous dans notre puits, il est froid comme glace.
BELPHÉGOR.
Tu vas d’une extrémité à l’autre.
TRIVELIN.
Est-ce ma faute, si vous ne pouvez souffrir ni le froid ni le chaud ?
BELPHÉGOR.
N’as-tu pas un grenier ?
TRIVELIN.
Et des plus grands, il y a plus d’un millier de soin.
BELPHÉGOR.
Je ne demande pas autre chose, et je vais m’y tacher au plus vite.
TRIVELIN.
Allez donc ; moi je vais cependant faire passer outre ceux qui vous poursuivent.
Scène V
TRIVELIN, seul
Après tout, je ne sais pas si je fais bien de me fier à un Lutin, c’est une engeance bien maligne. S’il m’allait tordre le col pour ma récompense. Mais non, ce Démon-là m’a l’air d’un honnête homme ; d’ailleurs l’espoir d’épouser Colette, et de m’enrichir, m’ôte la crainte de tous les malheurs qui pourraient m’arriver. Voici apparemment le troupeau de Sergents qui le poursuivent, il faut un peu m’en divertir ; en voilà trois qui mettent pied à terre : ils me paraissent bien résolus, mais ils n’ont pas affaire à un sot.
Scène VI
UN SERGENT, PLUSIEURS ARCHERS, TRIVELIN
LE SERGENT.
Hé ! l’ami, dis-nous un peu ?...
TRIVELIN.
Messieurs, je n’ai rien à vous dire, je n’ai point vu l’homme que vous cherchez pour le mettre en prison.
LE SERGENT.
Ah ! ah ! et qui t’a dit que nous cherchions un homme pour le mettre en prison ?
TRIVELIN.
C’est vous qui le dites.
LE SERGENT.
Nous ne t’avons point encore parlé de cela.
TRIVELIN.
Non ! Je l’ai donc rêvé.
LE SERGENT.
Hé bien, tu as rêvé juste ; et nous allons t’assommer, si tu ne nous dis tout à l’heure où il peut être.
TRIVELIN.
N’est-ce pas un homme à Cheval, vêtu de rouge.
LE SERGENT.
Justement.
TRIVELIN.
Hé bien ! celui que j’ai vu est à pied, vêtu de noir.
LE SERGENT.
Vêtu de rouge, ou vêtu de noir, à pied ou à cheval, où est-il enfin ?
TRIVELIN.
Il est bien loin, s’il court toujours.
LE SERGENT.
Et de quel côté a-t-il tourné ?
TRIVELIN.
Voyez-vous bien ce moulin à main droite ?
LE SERGENT.
Oui.
TRIVELIN.
Hé bien ! il a tourné vers ce bois à main gauche.
LE SERGENT.
Y a-t-il longtemps ?
TRIVELIN.
Il y a environ cinq ou six jours.
LE SERGENT.
Ce Faquin-là se moque de nous ? et l’homme que nous poursuivons n’est parti que de ce matin.
TRIVELIN.
Que de ce matin ? Ce n’est donc pas celui-là ?
LE SERGENT.
Oh ! parbleu, nous t’allons rouer de coups, si tu ne nous réponds comme il faut. N’est-il point dans ta maison ?
TRIVELIN.
Oh ! pour cela non, il n’y a ici ni homme ni chevaux, que moi et vous.
LE SERGENT, aux Archers.
Je vois bien que la menace ni fera rien, et qu’il faut toucher une autre corde : tiens mon ami, voilà deux pièces d’or que jeté donne, dis-nous la vérité, et nous enseigne où est celui que nous cherchons ?
TRIVELIN.
Ah ! vous parlez tout d’or. Hé bien, l’homme en question vient de passer par ici, il a pris le chemin de la montagne, et c’est tout ce qu’il peut avoir fait, que d’y être à présent ; car son cheval était crevé, Messieurs.
LE SERGENT.
Allons, Camarades, remontons à cheval, et faisons diligence, nous l’aurons bientôt attrapé. Je savais bien qu’avec ces sortes de gens, on ne faisait rien qu’à force d’argent.
TRIVELIN.
Messieurs, bon voyage. Le Ciel vous tienne en joie.
Scène VII
TRIVELIN, seul
Voilà de l’argent bien gagné. C’est toujours un commencement de fortune ; après tout je suis un drôle bien habile, de tirer de l’argent de ceux qui ruinent les autres.
Scène VIII
BELPHÉGOR, TRIVELIN
TRIVELIN.
Hé bien, ne vous ai-je pas servi comme il faut ?
BELPHÉGOR.
Tu as fait des merveilles, et il n’y a rien que je ne fasse à mon tour pour reconnaître le service que tu viens de me rendre.
TRIVELIN.
Ma foi, si vous voulez me rendre service, il faut vous hâter ; car j’entends déjà les violons qui vont se rendre ici, où l’on va célébrer les noces de Jacquet et de Colette.
BELPHÉGOR.
J’ai envoyé ce matin mon valet Arlequin aux Enfers, pour demander à Pluton la permission de me rendre invisible pour le temps qui me reste à demeurer sur la terre.
TRIVELIN.
Vous avez envoyé Arlequin aux Enfers ? je crois qu’il y a bien loin d’ici en ce pays-là.
BELPHÉGOR.
Pas trop, on y va dans un moment.
TRIVELIN.
Je le crois. Mais c’est le retour qui est difficile, à ce que je m’imagine ?
BELPHÉGOR.
Oh que non ! étant allé de ma part, Pluton lui fournira une voiture pour s’en revenir par les airs.
TRIVELIN.
Quelque diligence qu’il fasse, j’ai bien peur qu’il n’arrive trop tard, car voici déjà tous les Gens de la noce assemblés.
BELPHÉGOR.
J’ai ici près un Lutin de mes amis qui a pouvoir sur les éléments, je vais le prier de troubler la fête.
TRIVELIN.
Parbleu vous me la donnez belle ; et si cela était, que ne les priiez-vous tantôt d’arrêter les Sergents qui vous poursuivaient ?
BELPHÉGOR.
Il n’en aurait rien fait ; ce Lutin-là a été Sergent lui-même ; et c’est en récompense de ses services que Pluton lui a donné le pouvoir de tourmenter les ombres aux Enfers, comme il tourmentait autrefois les Corps sur la terre.
TRIVELIN.
Et que fait-il à présent dans ce monde ?
BELPHÉGOR.
C’est lui qui fait grêler sur les vignes en faveur de ceux qui ont fait de grosses provisions.
TRIVELIN.
J’entends : c’est le Démon des Marchands de vin. Et sera-ce lui qui m’enrichira ?
BELPHÉGOR.
Non, c’est moi qui prendrai ce soin. Quand j’aurai le pouvoir de me rendre invisible, je passerai dans le corps de Monsieur Turcaret.
TRIVELIN.
Quelle bête est-ce que Monsieur Turcaret ?
BELPHÉGOR.
C’est le plus riche et le plus inhumain de tous les Agioteurs. C’est celui qui me fait poursuivre avec tant de cruauté pour les femmes que je lui dois, et dont je prétends m’en venger en t’enrichissant à ses dépens.
TRIVELIN.
Et comment vous y prendrez-vous ?
BELPHÉGOR.
Je t’instruirai de cela dans un autre temps. Voici la noce qui s’avance, ne songeons maintenant qu’à te faire épouser à Colette ; demeure ici, et ne t’embarrasse de rien, tu auras bientôt de mes nouvelles.
Scène IX
TRIVELIN, seul
Ma foi, je crains bien que Monsieur le Lutin ne se soit moqué de moi. Mais tout coup vaille, voyons jusqu’au bout.
Premier divertissement
UNE NOCE DE VILLAGE : JACQUET, COLETTE, LE MAGISTER, TROUPE DE BERGERS et DE BERGÈRES, et DE GENS DE LA NOCE qui entrent en dansant
LE CHŒUR.
Vive Jacquet, vive Colette,
Et vive Colette et Jacquet.
UN BERGER.
Colette, quitte la Musette,
Pour écouter le Flageolet,
Jacquet déniche la fauvette,
Qu’un autre attend au trébucher.
LE CHŒUR.
Vive Jacquet, vive Colette,
Et vive Colette et Jacquet.
UNE BERGÈRE.
Parmi la grandeur inquiète,
L’Amour ne règne qu’à regret,
Il aime mieux notre retraite,
Il y goûte un plaisir parfait.
LE CHŒUR.
Vive Jacquet, vive Colette,
Et vive Colette et Jacquet.
UN BERGER.
Avec la Bergère folette,
Ce Dieu va cueillir le muguet,
Il fait des traits de sa houlette,
Un bandeau de son bavolet.
LE CHŒUR.
Vive Jacquet, vive Colette,
Et vive Colette et Jacquet.
Entrée de Paysans.
Il s’élève une Tempête, et le Tonnerre gronde.
LE CHŒUR chante pendant la Tempête.
Ah ! quels terribles coups !
La grêle et le tonnerre,
Vont ravager la terre,
La vigne est sans dessus dessous,
Bacchus, Bacchus, secourez-nous.
UN LUTIN paraît est l’air, et chante.
Contre un injuste hymen le Destin se déclare,
La vigne va périr dans cet orage affreux.
Si dans ce jour Trivelin n’est heureux ;
Qu’à lui donner la main Colette se prépare.
Le Lutin disparaît.
LE CHŒUR.
Obéissons au Destin dans ce jour,
Craignons qu’il ne se venge ;
Aux dépens de l’Amour,
Conservons la vendange.
JACQUET.
Je me moque de cela, j’aime mieux ne boire que de l’eau, que d’abandonner Colette.
LE MAGISTER.
Oh parbleu, Monsieur Jacquet, buvez de l’eau tant qu’il vous plaira, nous n’en voulons pas boire nous, et je donne ma fille en mariage à Trivelin.
JACQUET.
Y consens-tu, Colette ?
COLETTE.
Il le faut bien : tout ce que je peux faire pour toi, c’est de te donner les mêmes espérances, que je donnais à Trivelin, quand je croyais devenir sa femme.
JACQUET.
Hé ! quelles espérances ?
COLETTE.
De t’épouser quand je serai Veuve.
JACQUET.
Oh ! sur ce pied-là, je me console ; et te voyant dans ces sentiments, je ne désespère pas de t’épouser même avant sa mort.
TRIVELIN.
L’épouser avant ma mort ?
JACQUET.
À la cérémonie près.
TRIVELIN.
Oh ! je ne crains rien, je ne suis pas jaloux comme toi. Allons, allons, continuons nos danses et nos chants.
BELPHÉGOR, bas à Trivelin.
Tu peux aussi achever ton mariage, et nous partirons ensuite pour nous rendre chez Monsieur Turcaret, où mon Valet Arlequin se doit trouver à son retour des Enfers.
Le divertissement continue.
Vaudeville.
JACQUET.
Colette, je ressens pour toi
Plus que de la tendresse,
Un trouble, une ardeur qui me presse,
Qui me fera mourir je crois ;
Ah ! c’est un certain je ne sais qu’est-ce,
Ah ! c’est un certain je ne sais quoi.
LE CHŒUR.
Ah ! c’est un certain je ne sais qu’est-ce,
Ah ! c’est un certain je ne sais quoi.
COLETTE.
Jacquet, quoiqu’un autre ait ma foi,
Laissez-moi faire, laisse,
Je me reprocherais sans cesse
Que quelqu’Amant fût mort pour moi,
Faute d’un certain je ne sais qu’est-ce,
Faute d’un certain je ne sais quoi.
LE CHŒUR.
Faute d’un certain je ne sais qu’est-ce,
Faute d’un certain je ne sais quoi.
UN BERGER.
La beauté ne saurait de soi,
Attirer ma tendresse,
L’esprit et la délicatesse
Peuvent encore moins sur moi ;
Il faut un certain je ne sais qu’est-ce,
Il faut un certain je ne sais quoi.
LE CHŒUR.
Il faut un certain je ne sais qu’est-ce,
Il faut un certain je ne sais quoi.
UN BERGER.
Pour attirer la dupe à soi,
Iris fait la tigresse ;
Montrer d’abord trop de tendresse,
C’est faire mai valoir l’emploi ;
Il faut un certain je ne sais qu’est-ce,
Il faut un certain je ne sais quoi.
LE CHŒUR.
Il faut un certain je ne sais qu’est-ce,
Il faut un certain je ne sais quoi.
UNE BERGÈRE.
En vain tu voudrais tout pour toi,
Importune Sagesse,
Quand l’Amour de ses traits nous blesse,
L’occasion enfreint ta loi ;
On cède à certain je ne sais qu’est-ce,
On cède à certain je ne sais quoi.
LE CHŒUR.
On cède à certain je ne sais qu’est-ce,
On cède à certain je ne sais quoi.
TRIVELIN, au Parterre.
Que le Public de bonne foi
Applaudisse une Pièce,
Le fâcheux critique ne cesse
D’exercer toujours son emploi,
Il trouve un certain je ne sais qu’est-ce,
Il blâme un certain je ne sais quoi.
LE CHŒUR.
Il trouve un certain je ne sais qu’est-ce
Il blâme un certain je ne sais quoi.
ACTE II
Le Théâtre représente les Enfers.
Scène première
PLUTON, MINOS, RHADAMANTE
PLUTON.
Qui, depuis que Belphégor a quitté les Enfers par mon ordre, pour aller habiter là-haut parmi les hommes, dix ans se sont écoulés, si j’ai bonne mémoire. Qu’en dites-vous, Minos.
MINOS.
Oui, Seigneur, le terme que vous lui avez prescrit pour rester sur la terre, finit dans le jour ; et il ne peut retourner ici, s’il n’envoyé quelqu’un vous en demander la permission.
PLUTON.
Remettons donc à demain à prononcer l’Arrêt que tous les maris mécontents de leurs femmes attendent depuis si longtemps.
RHADAMANTE.
Pourquoi ne le pas prononcer aujourd’hui ? Vous êtes suffisamment instruit.
PLUTON.
Mon cher Rhadamante, je ne puis rien faire sans le consentement de Proserpine ; elle prend un si grand intérêt à son sexe, que je n’ose lui déplaire.
MINOS.
Quoi ! le Maître des Enfers aura la faiblesse des Juges de la Terre, et une femme lui dictera ses Arrêts ?
PLUTON.
Je suis le Maître des Diables, mais ma femme est une Diablesse devant qui je n’ose souffler ; je l’ai épousée par amour, je n’ose lui résister.
RHADAMANTE.
Cependant vous devez rendre la Justice.
PLUTON.
Le terme n’est pas long d’ici à demain, attendons le retour de Belphégor, selon son rapport je me déterminerai.
MINOS.
Qu’en avez-vous besoin ? ce génie qui lui servait autrefois de Coureur, ne vous en a-t-il pas assez rapporté ? C’est par lui que vous avez su que Belphégor, sous la figure de Rodric avait épousé Madame Honesta, la plus honorable femme de son temps, et que cette femme raisonnable lui avoir fait perdre la raison, en poussant à bout sa diabolique patience.
RHADAMANTE.
Bon ! Et tous ces petits Diablotins déguisés en Pages, qui grossissaient son train, n’ont-ils pas mieux aimé revenir aux Enfers, que de servir plus longtemps une telle Maîtresse !
PLUTON.
Cela ne prouve rien ; il suffit d’avoir l’habit de Page pour ne pouvoir longtemps demeurer en place ; et je trouve même que tous les Diablotins sont devenus plus malins depuis qu’ils ont eu la livrée, qu’ils n’étaient auparavant. Mais que nous veut Ascalaphe !
Scène II
PLUTON, MINOS, RHADAMANTHE, ASCALAPHE
ASCALAPHE.
Ah ! Seigneur Pluton, tout est perdu, un chétif Mortel ayant eu l’audace d’escroquer le tribu qu’il devait à la mort, vient d’arriver vivant dans votre Empire. Sa figure et les propos sont si bouffons, qu’à son arrivée toutes nos tristes Ombres se sont mises à rire.
PLUTON.
Hé ! que vient chercher, ici ce téméraire ?
ASCALAPHE.
Vous le saurez de lui-même ; le voilà.
Scène III
PLUTON, MINOS, RHADAMANTHE, ASCALAPHE, ARLEQUIN
ARLEQUIN, entrant comme à tâtons.
Gare le pot au noir. Bonsoir, Monsieur Pluton ; car il serait inutile de vous souhaiter le bonjour, puisqu’il n’y en a point chez vous.
PLUTON.
L’abord est familier.
ARLEQUIN.
Que le Diable vous emporte de bon cœur, Seigneur Pluton ; Parbleu, vous devriez bien faire allumer les lanternes dans votre Empire ; je n’ai jamais vu d’Enfer si mal policé ; ce n’est pourtant pas manque que vous n’ayez ici nombre de Commissaires.
PLUTON.
Je te conseille de te plaindre.
ARLEQUIN.
J’en ai sujet. J’ai pensé cent fois me rompre le col pour arriver jusqu’ici. En entrant je me suis donné du nez contre l’âme d’un Procureur, qui était dure comme une enclume ; et sans vos Furies qui ont eu la charité de m’éclairer un bout de chemin avec leurs flambeaux, je ne ferais arrivé de trois heures.
PLUTON.
Tu es encore arrivé trop tôt pour ton malheur.
ARLEQUIN.
Oh ! je ne crains rien, je viens ici de bonne part.
PLUTON.
Et qui peut t’avoir envoyé ?
ARLEQUIN.
Un Lutin de vos amis, le Seigneur Belphégor, dont j’ai l’honneur d’être le premier Valet de Chambre.
MINOS.
Il vient de la part de Belphégor. Ah ! nous allons apprendre des nouvelles.
PLUTON.
J’en ai autant d’impatience que vous ; mais je suis encore plus curieux de savoir comment ce misérable a pu faire pour pénétrer jusqu’ici.
ARLEQUIN.
Je vais vous l’apprendre : J’ai commencé par enivrer le bonhomme Caron, j’avais apporté un morceau de fromage d’un appétit charmant qui lui a fait oublier que j’avais un corps. Heureux Mortel ! s’est-il écrié en le grugeant, que j’envie votre bonheur, de pouvoir vous rassasier de mets si délicieux ! Puis vidant en deux coups deux bouteilles de vin de Champagne : ah ! que toutes les eaux du Stix, a-t-il dit, ne sont-elles semblables ?
PLUTON.
Mais, comment as-tu fait pour endormir mon chien Cerbère ?
ARLEQUIN.
Je me suis servi d’un autre stratagème. Je suis un homme de précaution, voyez-vous ; et je n’aime point à m’embarquer sans biscuit. Ayant appris là-haut que votre chien Cerbère était de complexion amoureuse, j’ai amené avec moi ma petite chienne qui est amoureuse comme une chatte.
PLUTON.
En voici bien d’un autre.
ARLEQUIN contrefait la chienne et le gros mâtin.
Je l’ai fait passer devant moi, elle a été amoureusement agacer votre Mâtin, oua, oua, oua. Monsieur Cerbère aussitôt lui a répondu tendrement, aou, aou, aou : ils ont fait plusieurs caracoles ensemble ; et tandis qu’il lui contait son glorieux martyre, zeste, j’ai franchi le pas de la porte.
PLUTON.
Ah ! malheureux, qu’as-tu fait ?
ARLEQUIN.
Ne vous fâchez pas, ma chienne est de bonne race, et Madame Proserpine en aura un épagneul.
PLUTON.
Un épagneul ?
ARLEQUIN.
Ou bien un Arlequin ; c’est à présent la grande mode.
PLUTON.
Peut-on rien de plus extravagant ! En faveur de l’invention je te le pardonne ; mais sans courir tant de risque, que ne te dépouillais-tu de ton corps pour venir ici ?
ARLEQUIN.
C’est ce qu’un Médecin de mes amis m’avait conseillé, il s’était même offert à me prêter son assistance ; mais mon corps m’est si cher, et me va si bien, que je n’ai jamais pu me résoudre à m’en séparer.
PLUTON.
Revenons à Belphégor, Qu’as-tu à m’apprendre de sa part ?
ARLEQUIN.
Il sera demain ici.
PLUTON.
Hé comment se porte-t-il ?
ARLEQUIN.
Hélas ! le pauvre diable est bien chagrin, et Madame Honesta sa femme lui a fait bien des malhonnêtetés.
PLUTON.
On dit qu’elle était si vertueuse ?
ARLEQUIN.
Il a payé bien cher cette vertu-là. C’est une marchandise bien rare au moins, que la vertu dans le pays d’où je viens, nous n’avons point de Marchand qui en tienne de magasin.
PLUTON.
Achevé donc.
ARLEQUIN.
Monsieur Belphégor est devenu amoureux de sa femme après son mariage : malheur le plus grand qui puisse arriver à un honnête homme ! C’est ce qui fait aussi que les maris d’aujourd’hui se gardent le plus qu’ils peuvent de tomber dans ce cas.
PLUTON.
Mais quel mal lui a-t-elle fait encore ?
ARLEQUIN.
Oh ! tous les maux ensemble. Et pour vous le persuader, il suffit de vous dire qu’elle avait plus de malice que Satan, plus de fourberie qu’Astarot, et plus d’orgueil que Lucifer.
PLUTON.
C’est beaucoup dire, et comment pouvait-il souffrir cela ?
ARLEQUIN.
Quand il osait lever la crête, il avait pour réponse ; Je suis honnête femme.
PLUTON.
Que ne la quittait-il ?
ARLEQUIN.
C’est ce qu’il a voulu faire plusieurs fois ; mais elle avait le diable au corps pour le venir trouver par tout où il était.
PLUTON.
Il fallait s’en séparer par Justice.
ARLEQUIN.
Elle était jolie femme, elle aurait toujours gagne son procès.
PLUTON.
Et que fait à présent ce malheureux ?
ARLEQUIN.
Quand je suis parti de l’autre monde, il se préparait encore à prendre la suite pour se dérober d’elle et de ses Créanciers ; il attendait avec impatience la fin du temps que vous lui aviez prescrit pour s’en revenir ici, et jusques-là il vous prie de lui permettre de se rendre invisible, et c’est pour cela qu’il m’a député vers vous.
PLUTON.
Je lui accorde. Minos, allez promptement lui en expédier la permission. Et vous, Rhadamante, dressez un passeport pour que cet homme s’en retourne sûrement dans l’autre monde.
Scène IV
PLUTON, ARLEQUIN
PLUTON.
Mais, mon ami, tu me surprends de me dire que Belphégor avait des Créanciers. Qu’a-t-il donc fait de tout l’or et l’argent qu’il a emporté des Enfers ?
ARLEQUIN.
Madame Honnesta l’a dissipé dès la première année, elle en a employé une partie à ses ajustements, une autre à avancer sa nombreuse famille, et le reste au jeu.
PLUTON.
Et ce benêt de Mari souffrait tout cela tranquillement ?
ARLEQUIN.
Il avait une honnête femme.
PLUTON.
Ah ! je commence à voir que les maris ont quelque raison de se plaindre ; et quoique Proserpine en puisse dire... Mais la voici.
Scène V
PLUTON, PROSERPINE, ARLEQUIN
PROSERPINE.
Que vient-on de m’apprendre mon mari ! On dit que malgré mes prières tu te prépares à prononcer un Arrêt contre notre Sexe ? Voudrais-tu me faire ce chagrin-la, mon cher Plutonichet ?
PLUTON.
Que veux-tu, ma chère Proserpinette, il faut bien que je rende justice.
PROSERPINE.
Vous avez d’autres causes à juger, sans vous embarrasser de celles-là. D’ailleurs, pourquoi condamner les femmes dont la plupart travaillent tous les jours à grossir votre Empire, en faisant mourir leurs maris de chagrin ?
PLUTON.
Quelque obligation que je puisse leur avoir, je ne pourrai me dispenser de prononcer contre elles.
PROSERPINE.
Par la mort non d’un diable, ne vous en avisez pas ; vous vous en repentiriez, vous et tous vos Juges infernaux.
ARLEQUIN, à part.
Peste, Madame Proserpine est une maîtresse Diablesse, à ce que je vois c’est une seconde Honnesta.
PROSERPINE.
Et quand vous prononceriez contre les femmes, à quel supplice pouvez-vous les condamner ? En est-il de plus rude pour elles que celui qu’elles souffrent dans votre Empire ?
PLUTON.
Quel supplice extraordinaire les femmes souffrent-elles dans les Enfers ?
PROSERPINE.
Celui de ne pouvoir parler.
PLUTON.
Ah ! vous avez raison.
PROSERPINE.
Mais je parle assez pour toutes, et ce n’est qu’à cette condition que je n’ai pas voulu profiter du semestre que Jupiter m’avait accordé pour retourner sur la terre. C’était pourtant un grand avantage pour une femme que d’être six mois de l’année absente de son mari, et je vous déclare que je m’en servirai si vous ne me contentez pas sur ce que je vous demande.
PLUTON.
Mais que voulez-vous de moi, ma chère femme ?
PROSERPINE.
Je veux mon mari, que vous traîniez cette affaire en longueur, si vous ne la trouvez pas à notre avantage.
PLUTON.
Fort bien.
PROSERPINE.
Ou que vous la jugiez sur le champ, si vous y pouvez donner un bon tour.
ARLEQUIN.
Ma foi c’est une bagatelle que ce que Madame vous demande ; et nous avons là-haut des Rapporteurs qui ne se sont point de scrupule de ces fortes de vétilles.
PROSERPINE.
Ah ! ah ! quel est ce Diable de nouvelle espèce, que je ne connais point ?
ARLEQUIN.
Ah ! Madame, je ne suis pas si Diable que je suis noir.
PLUTON.
C’est un homme, ma Mie, qui vient ici de la part de Belphégor.
PROSERPINE.
C’est encore un bon impertinent que votre Belphégor. Hé bien, mon ami, tu viens apparemment nous dire qu’il est bien mécontent de sa femme.
ARLEQUIN.
Moi, Madame, point du tout, je suis plus poli que cela ; je vous dirai seulement qu’il brûle d’impatience de revenir aux Enfers.
PROSERPINE.
C’est-à-dire, qu’il a la maladie du Pays.
ARLEQUIN.
Cela est assez naturel, le pays est si beau ! Mais vous le verrez demain qui vous en informera lui-même.
PROSERPINE.
Je ne veux m’informer de rien. Il suffit que je recommande à Monsieur mon mari l’affaire dont il s’agit, et que la recommandation d’une Déesse comme moi, doit l’emporter sur tous les bons droits du monde.
ARLEQUIN.
Sans doute, et Monsieur Pluton doit y avoir égard. Un Dieu de sa figure ne doit rien refuser à une Déesse de la vôtre, et il doit tout sacrifier pour vous plaire.
PROSERPINE.
Ce garçon-là a de l’esprit ; je gage qu’il ne se plaint pas des femmes, lui ?
ARLEQUIN.
Moi, Madame, je n’ai garde, j’en ai toujours été trop bien traité. J’en avais une pour mon compte. Ah ! la bonne femme ! la bonne femme !
PROSERPINE.
Où est : Monsieur Pluton pour entendre un mari se louer de sa femme ? Et quelle plus grande preuve t’a-t-elle donné de sa bonté ?
ARLEQUIN.
Celle de se laisser mourir au bout de l’année.
PROSERPINE.
Tu l’as bien pleuré, je crois ?
ARLEQUIN.
Oh ! tant pleuré, que je serais au désespoir de la retrouver ; cela rappellerait tous mes chagrins.
PROSERPINE.
Il bouffonne agréablement ? Comment te nommes-tu, mon ami ?
ARLEQUIN.
Madame, on m’appelle Arlequin.
PROSERPINE.
Arlequin ! voilà un nom qui me réjouit ! J’ai envie de te retenir à mon service.
ARLEQUIN.
Je suis votre serviteur, Madame, j’ai aussi la maladie du Pays. Il faut que je m’en retourne au plus vite.
PROSERPINE.
Mais comme tu viens de faire un grand voyage, il faut du moins te rafraîchir auparavant.
ARLEQUIN.
Et quel rafraichissement peut-on trouver ici parmi les feux et les flammes.
PROSERPINE.
Si tu veux boire un coup, nous avons ici du vin de Nuits charmant ? Nos caves sont d’une fraîcheur.
ARLEQUIN.
Elles sont assez profondes du moins ; mais votre vin n’est-il point frelaté ?
PROSERPINE.
Pourquoi ?
ARLEQUIN.
C’est que vous avez ici bien des Cabaretiers.
PROSERPINE.
Ils n’ont pas dans ce pays la même liberté qu’en l’autre monde.
ARLEQUIN.
Cependant, quand on trouve du vin mauvais, on dit voilà du vin du Diable.
PROSERPINE.
Je vois bien que le récit qu’on t’a fait des Enfers t’a prévenu contre la beauté de notre Empire, mais nous t’allons faire voir les plaisirs qu’on y goûte. Il faut que tu saches que nous avons ici les plus excellents Maîtres de tous les Arts. Nous avons surtout un Opéra des plus complets...
ARLEQUIN.
C’est donc ce qui a si fort affaibli les nôtres.
PROSERPINE.
Et puisque tu as eu le bonheur de me plaire, je veux que tu rapporte quelque chose des Enfers, je te veux faire un don.
ARLEQUIN.
Et quel don s’il vous plaît ?
PROSERPINE.
Celui d’être Poète et Musicien.
ARLEQUIN.
Je vous remercie, je suis déjà assez fou sans cela.
PROSERPINE.
Hé bien je te donne donc la science de dire la bonne aventure, de deviner (en regardant dans la main) le passé, le présent, et le futur.
ARLEQUIN.
Ah ! bon pour celui là.
PROSERPINE.
Va prendre place pour voir le Divertissement. Impitoyables Furies, cessez de tourmenter les criminels ; et vous Ombres fortunées, faites de votre mieux pour régaler le Seigneur Arlequin, qui a eu le bonheur de gagner les bonnes grâces de Proserpine.
ARLEQUIN, à part.
Voilà une bonne Déesse ! Je crois ma foi que si je restais plus longtemps ici, je ferais Pluton cocu.
Divertissement
TROUPE D’OMBRES
Entrée de Lutins.
UN LUTIN chante.
Que les Ombres se réjouissent ;
Chantez, dansez, Peuple démon ;
Que de Sifiphe et d’Ixion
Aujourd’hui les tourments finissent :
Que les Danaïdes remplissent
Leurs brocs et leurs cruches de vin ;
Et que Tantale puisse enfin,
Sans que les Enfers l’en punissent,
Boire à la santé d’Arlequin.
Scène VI
ARLEQUIN, L’OMBRE DE VIOLETTE, TROUPE D’OMBRES et DE LUTINS
L’OMBRE DE VIOLETTE.
Arlequin : quel nom a frappé mon oreille ! Est-ce donc pour lui que la fête se fait ! Serait-ce un second Orphée qui viendrait chercher son épouse aux Enfers !
ARLEQUIN.
Non, je vous assure, ce serait plutôt un second Rhadamiste, qui viendrait noyer la sienne dans le Cocite, il elle n’était pas morte tout-à-fait. Mais. Dieu merci, nous avons une bonne quittance du Juré-Crieur.
L’OMBRE DE VIOLETTE, à part.
Ah ! l’indigne époux !
ARLEQUIN.
Morbleu, ne serait-ce pas là l’Ombre de ma femme ? Il faut que cela soit, car je sens une certaine révolution par tout le corps.
L’OMBRE DE VIOLETTE.
C’est sûrement Arlequin mon mari, car mon âme est agitée d’une manière... Mais il faut filer doux, et comme il est dans les bonnes grâces de Proserpine, tâcher qu’il lui demande la permission de m’emmener ; je ne serais pas fâchée de revoir la lumière, quand ce ne serait que pour le faire encore enrager.
ARLEQUIN.
La mort n’a point détruit ses bonnes intentions pour moi, et je vois bien quelle n’a pas encore bu de l’eau du Fleuve d’oubli.
L’OMBRE DE VIOLETTE.
C’est donc toi, mon cher Arlequin ! Quel excès de tendresse d’avoir entrepris un si grand voyage pour venir chercher ta chère Violette ! car je ne doute point que tu ne viennes ici demander ta femme à Pluton.
ARLEQUIN.
Ah ? voyez donc.
L’OMBRE DE VIOLETTE.
Le bon mari ! es-tu venu seul !
ARLEQUIN.
Et qui diable m’aurait voulu tenir compagnie supposé que je fusse venu aux Enfers pour y chercher ma femme ? ce n’aurait pas été à coup sur les Maris veufs du Pays d’où je viens. Oui ma mie, je suis venu très seul, et je m’en retournerai de même.
L’OMBRE DE VIOLETTE.
Quoi ! mon cher petit mari, tu aurais la cruauté de me laisser ici où je m’ennuie à la mort.
ARLEQUIN.
Pour vous désennuyer, vous n’avez qu’à faire des nœuds.
L’OMBRE DE VIOLETTE.
Toi qui peux tout auprès de Proserpine...
ARLEQUIN.
Hé bien pour vous procurer de l’emploi dans ce Pays-ci, je prierai le Seigneur Pluton de créerai votre faveur une quatrième Charge de Furie.
L’OMBRE DE VIOLETTE.
Quoi ! traître, scélérat, infâme, tu oses...
ARLEQUIN.
Hé ! là, là, bellement notre femme. Il semble que vous croyez être encore en vie ?
L’OMBRE DE VIOLETTE lui ôte sa batte, et le frappe.
Il faut que je t’étrangle, ou que je t’arrache les yeux.
ARLEQUIN.
À l’aide, au secours, on m’assomme.
PROSERPINE.
Comment ! quel bruit est-ce là ?
ARLEQUIN.
C’est l’Ombre de ma femme qui fait le Diable à quatre.
PROSERPINE.
Comment ?
ARLEQUIN.
Elle voulait que je vous priasse de la laisser retourner avec moi en l’autre monde ; mais je vous prie au contraire de la garder bien soigneusement. C’est un trésor pour les Enfers qu’une femme de son humeur, elle servira à tourmenter les damnés.
L’OMBRE DE VIOLETTE.
Apprends, maraud, que je me moquais de toi, que je suis trop heureuse ici, que j’y jouis d’un repos que rien ne pouvait troubler que ta maudite présence, et que le véritable enfer des femmes est celui de vivre avec des maris faits comme toi.
ARLEQUIN riant.
Ah, ah, ah, la plaisante ombre !
L’OMBRE DE VIOLETTE le contrefaisant.
Ah, ah, ah, le drôle de corps !
PROSERPIN, à Violette.
Allons, qu’on se retire, et qu’on achevé la fête que cette Ombre est venue troubler assez mal à propos.
ARLEQUIN, se plaignant.
Elle m’a étrillé de la bonne sorte, et je m’en sentirai longtemps. Ah ! ouf !
PROSERPINE.
Êtes-vous fou de vous imaginer qu’elle vous ait fait du mal ? Avez-vous oublié que ce n’est qu’une ombre ?
ARLEQUIN, riant.
Cela est vrai, je n’y songeais pas. Parbleu il faut que je sois bien fou en effet de croire que cette Ombre m’ait pu faire du mal, parce que j’en ressens ! Ce n’est que mon bâton qui par malheur s’est trouvé un corps, et des plus durs.
PROSERPINE, aux Ombres.
Continuez vos jeux.
Le Divertissement continue
L’OMBRE D’UNE PUCELLE.
Je suis une Ombre du vieux temps,
Qui jadis fus aimable et belle ;
Rebutant toujours mes Amants,
Je suis enfin morte pucelle,
Pucelle à l’âge de trente ans !
Si des Dieux la bonté suprême
Me rappelait de mon tombeau,
En ferais-je encore de même ?
Diable-zot.
L’OMBRE D’UN AVARE.
Je suis l’Ombre d’un vieux Crésus,
Qui me plaignais le nécessaire ;
J’amassais écus sur écus,
Pour faire un Neveu légataire
Qui joue et fonds et revenus.
Si je repassais l’onde noire,
Mourrais-je auprès de mon magot,
Faute de manger et de boire ?
Diable-zot.
L’OMBRE D’UNE FEMME MARIÉE.
Je suis l’Ombre d’une beauté,
Femme d’un vieux jaloux sans bornes ;
Il était brutal, emporté,
Son front méritait bien des cornes,
Pourtant il n’en a pas porté.
Si j’avais encore la puissance,
Échapperait-il d’être sot ?
Aurais-je autant de patience ?
Diable-zot.
L’OMBRE D’UN COCU.
Vous voyez l’Ombre d’un Cocu,
Qui fut toujours d’humeur jalouse ;
Je méprisai le revenu
De la beauté de mon Épouse,
Et fut gueux tant que j’ai vécu.
Mais à présent que c’est la mode,
Que l’Époux partage au gâteau,
Voudrais-je n’être pas commode ?
Diable-zot.
L’OMBRE D’UN DÉBAUCHÉ.
Nous ne sommes pas sans désirs ;
Heureux dans ces demeures sombres,
Nos jeux sont mêlés de soupirs :
Les plaisirs que goûtent les ombres
Ne sont que l’Ombre des plaisirs.
Quand ces lieux seraient plus aimables,
Sans Bacchus et sans Isabeau,
Est-il de plaisirs véritables ?
Diable-zot.
L’OMBRE D’UNE VEUVE.
Aux Ombres s’il était permis
De prendre là-haut leur volée,
Combien de morts seraient surpris
De voir leurs veuves consolées
Par leurs Clercs ou par leurs Commis.
Près d’un mourant on se désole,
Jurant de le suivre au tombeau ;
Après sa Mort tient-on parole ?
Diable-zot.
ARLEQUIN.
Que je vais bien à mon retour,
À Belphégor chanter sa gamme !
Quoi m’envoyer dans ce séjour,
Pour m’y faire trouver ma femme !
C’est me jouer d’un vilain tour.
Lorsque là-haut il fuit la sienne,
Pourrait-il me croire assez sot,
Pour tirer d’ici bas la mienne ?
Diable-zot.
ACTE III
Le Théâtre représente un Jardin illuminé, où Monsieur Turcaret se prépare à donner le Bal.
Scène première
ARLEQUIN, en l’air, monté sur un Monstre qui jette du feu par les narines
Là, là, là, tout doux, mon ami, nous approchons de la terre ; prenons garde aux Ornières.
Il descend.
Voilà un animal si fatigué, qu’il ne bat plus que d’une aile. Holà, Valets, Servantes. Est-ce qu’il n’y a ici personne pour mener mon cheval à l’Écurie ? Mais le drôle a déjà pris son parti, et il s’en retourne aux Enfers au grand galop[1]. Mes baisemains à Madame Proserpine. Ma foi, voilà une voiture assez commode, cela ne coûte ni soin ni avoine. Pour moi j’aurais les dents bien longues si je n’avais eu de l’esprit : j’ai attrapé en chemin des Cailles à la voilée, et ne trouvant point de Rôtisseur sur la route, je les ai fait cuire au feu d’Enfer qui sortait de naseaux de mon cheval. Mais c’est ici le jardin où Monsieur Turcaret doit donner le Bal. Je ne sais si je trouverai mon maître Belphégor... Ah ! le voici.
Scène II
BELPHÉGOR, TRIVELIN, ARLEQUIN
ARLEQUIN.
Ah ! Seigneur Belphégor, que j’ai de joie de vous revoir.
BELPHÉGOR.
J’attendais ton retour avec impatience ; hé bien ! quelle nouvelle ? que t’a dit Pluton ?
ARLEQUIN.
Il vous attend demain à dîner ; il lui est arrivé du gibier, et il vous prépare un Greffier sauvage à la daube, avec une accolade de témoins du Mans qui sont d’un fumet excellent.
BELPHÉGOR.
Que tu es badin !
ARLEQUIN.
Et voilà votre permission de vous rendre invisible, bien signée, paraphée et scellée du grand Sceau infernal.
BELPHÉGOR.
Cela va à merveille.
ARLEQUIN.
Ce n’est pas tout, Madame Proserpine, (qui je crois est amoureuse de moi) m’a régalé comme un Prince, et m’a fait don du pouvoir de deviner, et de dire la bonne aventure.
TRIVELIN.
Ah ! Monsieur le Devin, dites-moi la mienne je vous prie.
ARLEQUIN.
Volontiers : il faut que j’éprouve mes talents sur toi ; donne-moi ta main.
TRIVELIN.
Vous ne me connaissez pas, dites-moi d’abord le passé, je verrai si je vous dois croire pour l’avenir.
ARLEQUIN, lui regardant dans la main.
Tu as été jusqu’ici un grand fripon ; tu sors de bon père et de bonne mère, mais tu ne vaux guères.
TRIVELIN.
Cela est vrai.
ARLEQUIN.
Cependant tu as servi fidèlement Belphégor, voilà le passé. Tu es marié par son secours à une jeune fillette de ton Village, voilà le présent. Il t’enrichira ce soir, voilà le futur.
TRIVELIN.
C’est la vérité.
ARLEQUIN, se réjouissant.
C’est la vérité. Ah ! Madame Proserpine, que je vous ai d’obligation.
TRIVELIN.
Devinez encore, je vous prie, et me dites quelque chose de plus positif.
ARLEQUIN, lui regardant encore dans la main.
Je le veux bien. Hier garçon, voilà le passé, aujourd’hui marié, voilà le présent, et demain cocu, voilà le futur, il n’y a rien de plus positif.
TRIVELIN.
Voici un avenir qui me chagrine.
ARLEQUIN.
Que tu es benêt, mon ami ! Ne vaut-il pas mieux être cocu, que d’avoir une femme vertueuse comme celle de mon Maître ?
BELPHÉGOR.
Arlequin a raison. Mais il ne s’agit pas de cela maintenant ; il faut songer à notre affaire. Monsieur Turcaret va donner le bal dans ce Jardin, et c’est le temps que je prends pour me venger de lui. Allez promptement vous déguiser, pour vous trouver à ce bal.
TRIVELIN.
Et quel déguisement prendrons-nous.
BELPHÉGOR.
Le premier qui vous viendra dans l’esprit ; déguisez-vous en Bohémiens. Mettez une espèce de toilette sur votre épaule, il n’en faut pas davantage.
ARLEQUIN.
C’est bien dit, et je dirai la bonne aventure si quelqu’un est curieux de la savoir. Et vous, qu’allez-vous devenir ?
BELPHÉGOR.
Je vais passer dans le corps de Monsieur Turcaret dont je ne forcirai que par le commandement de Trivelin, afin de lui procurer une somme considérable.
ARLEQUIN.
Que nous partagerons ensemble ?
TRIVELIN.
Ah ! j’y consens. Vous allez donc bien tourmenter ce Monsieur Turcaret ?
BELPHÉGOR.
Au contraire ce fera un possédé de bonne humeur qui ne fera que parler en chantant. Je ne suis pas un Démon malfaisant.
ARLEQUIN.
Cela est vrai.
BELPHÉGOR.
Cependant tout bon que je suis, je veux avertir Trivelin d’une chose ; c’est que quand je serai sorti du corps de Monsieur Turcaret pour entrer dans un autre par son commandement, il se garde bien de me commander rien davantage, je ne lui obéirais pas.
TRIVELIN.
Ne craignez rien, j’exigerai une somme si forte de Monsieur Turcaret pour vous faire sortir, que je n’aurai plus besoin de rien quand on me l’aura payée.
BELPHÉGOR.
Ce sont tes affaires : mais voici déjà des Masques ; le bal va commencer, éloignons-nous, et allons nous concerter ensemble sur la manière dont nous devons nous conduire dans tout ceci.
Scène III
LE BAL
Plusieurs Masques entre en dansant.
UN MASQUE chante.
La nuit tous chats sont gris,
Le Bal est l’assemblage
Des Jeux et des Ris,
Sous un beau masque un laid visage
Y passe souvent pour Cypris.
On y prend Fanchon pour Cloris,
Le Magot pour un Adonis,
L’Agioteur pour le Marquis,
Et le fou pour le Sage :
La nuit tous chats sont gris.
On danse.
Scène IV
ARLEQUIN et TRIVELIN, en Bohémiens, l’un a un Tambour de Basque, et l’autre des Cliquettes
Le Bal continue.
ARLEQUIN chante.
Au bruit de nos Tambours et de nos Cliquettes
Accourez, Amants curieux :
Si sur la foi de nos sornettes
Vous croyez devenir heureux,
Déjà vous l’êtes.
Scène V
ARLEQUIN, TRIVELIN, LE DOCTEUR, TROUPE DE MASQUES
LE DOCTEUR.
Ah ! Messieurs, tout est perdu ; Monsieur Turcaret est devenu fou, il ne peut plus dire un mot sans chanter.
TRIVELIN.
Bon, voilà un tour de Monsieur Belphégor ! hé contez-nous un peu cela ?
LE DOCTEUR.
Nous nous étions retirés ensemble au bout du Jardin pour concerter une mascarade, lorsque tout à coup son visage a changé ; il s’est plaine d’une colique affreuse, il est tombé évanoui sur un lit de gazon, et dans le temps que s’appelais du secours, il s’est relevé, et s’est mis à chanter.
ARLEQUIN, riant.
Mais vraiment, voilà une folie bien agréable.
LE DOCTEUR.
Comment, il semble que vous vous réjouissiez de son malheur.
ARLEQUIN.
Nous rions de votre erreur ; vous croyez Monsieur Turcaret fou, et il est possédé d’un Lutin.
LE DOCTEUR.
Possédé d’un Lutin ! qui vous a dit cela ?
ARLEQUIN.
Bon ! est-ce que nous ne devinons pas tout nous autres ?
LE DOCTEUR.
Mais pourquoi ce Lutin s’est-il adressé plutôt à Monsieur Turcaret qu’à un autre ?
ARLEQUIN.
Je devine que c’est pour le punir des cruautés qu’il exerce tous les jours envers le malheureux Rodric.
LE DOCTEUR.
Comment, ce Rodric a donc des amis en Enfer ?
ARLEQUIN.
Bon, tous les Diables sont ses confrères.
LE DOCTEUR.
Je n’entends point cette énigme-là ?
ARLEQUIN.
On vous l’expliquera.
LE DOCTEUR.
Quoiqu’il en soit, c’est moi qui fait les affaires de Monsieur Turcaret, et je vais le porter à se désister de ses poursuites, et à laisser en paix le malheureux Rodric, quoiqu’à parler franchement je ne le trouve guères en état d’entendre raison. Le voici, voyez comme il a les yeux hagards.
Scène VI
MONSIEUR TURCARET, LE DOCTEUR, ARLEQUIN, TRIVELIN, TROUPE DE MASQUES
MONSIEUR TURCARET entre en chantant.
Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il tonne,
Rien désormais ne m’étonne,
Je ne crains ni le froid ni le chaud,
J’ai réalisé comme il faut.
LE DOCTEUR.
C’est fort bien fait à vous, Monsieur Turcaret, mais laissez-là vos Chansons pour m’écouter ; vous n’êtes pas si heureux que vous pensez, croyez-moi.
MONSIEUR TURCARET chante.
J’ai toujours ma caisse remplie,
J’ai de la santé, je suis vigoureux ;
Tantôt Cloris, tantôt Silvie,
Je bois de tous vins, je joue à tous jeux.
Qui peut ainsi passer la vie,
Peut avec raison se dire heureux.
LE DOCTEUR.
Mais, Monsieur Turcaret, au milieu de l’opulence où vous êtes, je m’étonne que vous poursuiviez avec tant de rigueur le malheureux Rodric, pour les sommes que vous prétendez qui vous sont dues ; les intérêts que vous avez exigés de lui, ont passé de beaucoup le principal, il est dans la dernière misère, et vous devriez avoir pitié de lui.
MONSIEUR TURCARET chante.
C’est un plaisir pour mes semblables,
De voir les autres misérables,
Ils ne s’embarrassent que d’eux.
Et moi la pitié ne peut naître ;
Si tout le monde était heureux.
Quel plaisir aurais-je de l’être ?
LE DOCTEUR.
Hélas ! on voit bien que cet homme-là a le diable au corps. Mais à propos de diable, voici sa femme.
Scène VII
MONSIEUR TURCARET, MADAME TURCARET, LE DOCTEUR, ARLEQUIN, TRIVELIN, TROUPE DE MASQUES
MADAME TURCARET.
Ah ! Messieurs, que viens-je d’apprendre ! on dit que mon mari est possédé d’un Lutin !
LE DOCTEUR.
Il n’est que trop véritable.
MADAME TURCARET.
Et où est-il ce Lutin, que je lui arrache les yeux ?
LE DOCTEUR.
Il est dans le corps de votre mari.
MADAME TURCARET.
Oh ! je l’en ferai bien sortir à bons coups de bâton.
ARLEQUIN, frappant sur Monsieur Turcaret et sur le Docteur.
Je m’en vais me charger de ce soin. Allons Monsieur le Lutin, forcez au plus vite.
MADAME TURCARET.
Et à quoi songez-vous donc ? vous battez mon mari ?
LE DOCTEUR.
Et vous me frappez aussi ! avez-vous perdu l’esprit ?
ARLEQUIN.
C’est que je vouloir toucher le Diable par bricole.
LE DOCTEUR.
Cela n’est pas nécessaire, je vais le conjurer, moi. Esprit malin, dis-nous qui tu es ? Il nous va répondre par la bouche de Monsieur Turcaret apparemment !
BELPHÉGOR, par la bouche de Monsieur Turcaret, chante.
Je suis un Démon
Invisible,
Mais sensible :
Belphégor est mon nom.
LE DOCTEUR.
Belphégor ! ce Diable ne m’est pas inconnu...
BELPHÉGOR, par la bouche de Monsieur Turcaret, chante.
Je suis dans le Corps
De ce galant homme,
Et l’on ne m’en mettra dehors
Qu’avec une très grosse somme.
LE DOCTEUR.
Ah ! ah ! le diable est intéressé.
MADAME TURCARET.
Mais, pourquoi a-t-il choisi le corps de mon mari, plutôt qu’un autre ?
ARLEQUIN.
Il est permis de prendre son bien où l’on le trouve.
MADAME TURCARET.
Comment ?
TRIVELIN.
Hé ! oui : ne savez-vous pas qu’il y a longtemps que tout le monde donne votre mari à tous les Diables.
MADAME TURCARET.
Que je suis malheureuse ! mais, n’y a-t-il point de remède à cela !
LE DOCTEUR.
Laissez-moi faire, je vais conjurer l’esprit en latin, c’est une langue qui a beaucoup de force sur les Lutins : Cacodemon exi ex isto corpore.
BELPHÉGOR, par la bouche de Turcaret.
Nolo.
LE DOCTEUR.
Il dit qu’il ne veut pas en sortir. Et hoc te non tædet babitare ?
BELPHÉGOR, par la bouche de Turcaret.
Non tædeo.
LE DOCTEUR.
Ah ! Messieurs, le Diable a fait un solécisme, il ne sait pas la Grammaire, il ignore la règle des Verbes Panitet, Tædet, Pudet, Miseret.
ARLEQUIN.
Il n’est pas surprenant que le Diable devienne ignorant en parlant par la bouche d’un Financier.
TRIVELIN.
Assurément ; mais sans tant vous tourmenter, si l’on me veut payer la somme que je demanderai, je vais dans le moment envoyer le Diable à tous, les Diables.
MADAME TURCARET.
Comment ! Est-ce que vous avez pouvoir sur les Esprits ?
TRIVELIN.
Sans doute.
MADAME TURCARET.
Et que me demandez-vous, pour délivrer mon mari ?
TRIVELIN.
Rien, quand l’affaire sera faite.
MADAME TURCARET.
Voilà un galant homme.
TRIVELIN.
Mais je veux cent mille écus avant que de l’entreprendre.
MADAME TURCARET.
Cent mille écus ! il vaut autant que le Diable emporte mon mari.
ARLEQUIN.
Voilà une femme terriblement tendre.
LE DOCTEUR.
Allons, Madame, il faut faire un effort : si vous étiez en pareil cas, Monsieur Turcaret ne vous abandonnerait pas ainsi.
TRIVELIN.
C’est ce qu’il faut éprouver. Je vais faire passer le Lutin dans le corps de Madame ; mais quand il y sera, il n’en sortira pas si aisément, et il me faudra le double de ce que je demande.
MADAME TURCARET.
Ne vous avisez pas de me jouer ici quelque tour de votre métier.
TRIVELIN.
Allez donc me chercher les cent mille écus.
MADAME TURCARET.
Mais je voudrais savoir auparavant si vous avez le pouvoir que vous dites.
TRIVELIN.
Comment, vous en doutez ? je vais vous en donner des preuves. Hust, Must.
Le Théâtre paraît tout en feu, les Ifs du Jardin poussent des Gerbes d’artifice.
MADAME TURCARET.
Miséricorde ! qu’est-ce que tout ceci ? Voilà mon Jardin tout en feu ; il va se communiquer à la maison : je suis ruinée.
TRIVELIN.
Cela vous apprendra à douter de mon pouvoir.
ARLEQUIN.
Ma foi, cela est effroyablement beau.
MADAME TURCARET.
Ah ! Monsieur, je vais vous chercher les cent mille écus, éteignez au plutôt cet embrasement.
TRIVELIN.
Allez donc au plus vite.
Scène VIII
MONSIEUR TURCARET, LE DOCTEUR, ARLEQUIN, TRIVELIN, MASQUES
LE DOCTEUR.
Je suis tous effrayé de ce que je viens de voir ; mais Monsieur, qui vous a donné ce pouvoir surprenant ?
TRIVELIN.
C’est l’Astre prédominant, qui au jour de ma naissance... influant perpendiculairement... comme qui dirait... mais il est inutile de vous expliquer cela, vous n’y comprendriez rien.
LE DOCTEUR.
Non, assurément, de la manière dont vous vous engagez à me l’expliquer. Mais je conçois que votre pouvoir s’étend bien loin.
ARLEQUIN.
Oh ! si loin, que si vous voulez, il vous va faire prendre racine dans ce jardin, et vous y métamorphoser en concombre.
LE DOCTEUR.
Qu’il n’en fasse rien. Mais que cherchent ici ces gens ?
TRIVELIN.
Parbleu, ce sont les Sergents de ce matin qui poursuivaient Monsieur Belphégor, je les reconnais.
Scène IX
MONSIEUR TURCARET, LE DOCTEUR, ARLEQUIN, TRIVELIN, DEUX SERGENTS, PLUSIEURS ARCHERS et MASQUES
PREMIER SERGENT.
Bonsoir Monsieur le Docteur ; nous venions dire à Monsieur Turcaret que ce matin nous avons manqué son homme par la fourberie d’un certain manant qui s’est moqué de nous ; mais ce manant-là tombera quelque jour sous nos pattes.
TRIVELIN.
Tu passeras auparavant par les miennes.
ARLEQUIN, à Trivelin.
Change-moi ce drôle-là en cornichon.
LE DOCTEUR.
Ah ! Monsieur le Sergent, il n’est pas temps de parler d’affaires, Monsieur Turcaret est possédé d’un Lutin qui fait ici des ravages effroyables ; tout à l’heure ce Jardin était tout en feu.
UN SERGENT.
Ah ! que m’apprenez-vous ! Et ne peut-on pas remédier à cela ?
LE DOCTEUR.
Voilà un Magicien qui s’est engagé à le faire, moyennant cent mille écus que Madame Turcaret lui est allé chercher.
UN SERGENT.
Comment ! et c’est notre homme de ce matin ! Ne vous y fiez pas, c’est un coquin qui a reçu notre argent pour nous tromper ; et d’ailleurs comment aurait-il ce pouvoir ? c’est un Paysan.
ARLEQUIN, lui donnant de sa batte.
Apprenez à respecter la Magie.
Scène X
LE DOCTEUR, ARLEQUIN, TRIVELIN, DEUX SERGENTS, PLUSIEURS ARCHERS, MONSIEUR TURCARET, MADAME TURCARET, MASQUES
MADAME TURCARET, apportant deux sacs.
Tenez, Monsieur, voilà cent mille écus en or, bien comptés.
TRIVELIN.
Cela me va diablement charger.
ARLEQUIN, prenant un sac.
Je vais vous soulager de la moitié.
TRIVELIN, faisant quelques lazzis.
Remarquez bien, Messieurs, ce tour-ci. Démon, je te commande de sortir du corps de Monsieur Turcaret, et de passer dans celui d’un de ces Messieurs.
BELPHÉGOR, par la bouche de Monsieur Turcaret, chante.
Sans que rien me retienne
J’obéis à ta voix,
Mais qu’il te souvienne
Que c’est pour la dernière fois.
TURCARET.
Ah ! que je me sens soulagé ! où suis-je, et d’où viens-je !
PREMIER SERGENT chante, sentant Belphégor entrer dans son corps.
Ah ! je ressens des douleurs effroyables,
Je ne sais point ce que c’est que cela ;
J’ai dans mon corps une troupe de Diables,
Et c’est à qui plus me tourmentera :
L’un me déchire,
L’autre me tire,
Et je ne sais qui d’eux l’emportera.
DEUXIÈME SERGENT.
Qu’est-ce que cela signifie, et qu’est-ce que vous avez fait entrer dans le corps de mon camarade ?
ARLEQUIN.
Le Démon Belphégor : et comme il a trouvé la place occupée par d’autres Diables, ils se battent là-dedans... comme tous les Diables ? mais je vais les mettre d’accord.
Il donne des coups de sa batte sur le dos du Sergent.
DEUXIÈME SERGENT, à Trivelin.
Ah ! malheureux, qu’as-tu fait ?
TRIVELIN.
J’ai donné un Sergent au Diable, voyez-le grand malheur.
DEUXIÈME SERGENT.
Le malheur retombera sur toi, car je l’ai bien entendu ; ton pouvoir est fini, et nous t’allons mettre entre les mains de la justice pour te faire brûler comme Sorcier.
TRIVELIN, au premier Sergent.
Monsieur Belphégor ne souffrira pas cela, n’est-il pas vrai ?... Mais il ne répond rien.
ARLEQUIN.
C’est qu’il ne peut plus rien pour toi. Qu’il te souvienne de ce qu’il t’a dit tantôt.
TRIVELIN.
Ah ! je l’avais oublié : Seigneur Belphégor, ayez pitié de moi, et sortez promptement du corps que vous possédez.
ARLEQUIN.
Il n’en sortira pas, il s’y trouve trop bien.
TRIVELIN.
Et je vous promets de ne vous plus rien demander de ma vie, sortez, je vous en conjure.
ARLEQUIN.
Il n’en sera rien ; il est dans son creux.
TRIVELIN, aux Sergents.
Messieurs, vous voyez que je fais ce que je puis pour réparer la faute que j’ai faite.
DEUXIÈME SERGENT.
Nous ne nous embarrassons point de cela, nous t’allons mener en prison, si tu ne délivres tout à l’heure notre camarade.
TRIVELIN.
Seigneur Belphégor, encore un coup.
ARLEQUIN.
Comme si tu ne parlais pas.
TRIVELIN.
Est-ce-là la récompense de l’avoir servi si fidèlement ?
À part.
Mais je vois bien qu’il faut user ici de stratagème. Messieurs, que je vous dise un mot en particulier, éloignons-nous un peu.
Scène XI
MONSIEUR TURGARET, MADAME TURCARET, ARLEQUIN, TRIVELIN, LE DOCTEUR, SERGENTS, ARCHERS, MASQUES
ARLEQUIN, à part.
Que Diable va-t-il faire : je ne saurais le deviner sans lui avoir regardé dans la main. Que je plains ce misérable !
LE DOCTEUR.
Et pourquoi Belphégor ne sort-il pas d’où il est ?
ARLEQUIN.
Il faudrait qu’il retournât aux Enfers, il ne peut plus passer dans aucun corps, son pouvoir est limité.
LE DOCTEUR.
Quel malheur serait-ce pour lui de retourner aux Enfers, puisque c’est son pays ?
ARLEQUIN.
S’il y retournait avant le temps qui lui est prescrit, Pluton lui ferait souffrir des tourments terribles, il est sévère en diable sur ces matières ; mais quel bruit entends-je ?
On entend le bruit du Tambour.
Scène XII
MONSIEUR TURCARET, MADAME TURCARET, ARLEQUIN, TRIVELIN, LE DOCTEUR, PREMIER SERGENT, SECOND SERGENT, et les AUTRES ACTEURS
SECOND SERGENT.
C’est une femme qui fait battre la Caisse pour retrouver un mari perdu.
ARLEQUIN.
Ah ! bon pour cela. Il n’y a guère de mari qui en fit autant.
TRIVELIN.
Grande, grande nouvelle, Seigneur Belphégor, Madame Honesta votre femme, vient d’arriver, et c’est elle qui vous fait réclamer.
BELPHÉGOR par la bouche du premier Sergent.
Ah ! retournons au plus vite aux Enfers.
TRIVELIN.
Bon, le voilà parti, mon stratagème a réussi, je savais bien qu’il aimerait mieux retourner à tous les Diables, que de revoir sa femme.
LE DOCTEUR.
Expliquez-nous tout ceci : nous connaissons Madame Honesta, et son mari Rodric.
TRIVELIN.
Hé bien ! ce Rodric n’était autre que Belphégor, que Pluton avait envoyé sur la Terre pour éprouver si les maris qui se plaignaient de leurs femmes, avaient raison. Mais nous vous conterons tout cela une autre fois, ne songez maintenant qu’à vous réjouir, puisque le Diable vous a fait le plaisir de vous abandonner.
Vaudevilles
On continue le Bal, et le tout finit par des Vaudevilles.
PREMIER MASQUE.
Amants, que rien ne vous étonne,
Quoiqu’on oppose à vos raisons
Des chansons :
Lorsque l’Horloge carillonne,
L’heure du Berger n’est pas loin,
Ayez soin
De saisir l’instant qu’elle sonne.
DEUXIÈME MASQUE.
Il n’est qu’un certain temps pour plaire,
Iris, vendez cher aux Amants
Vos beaux ans ;
Vers la fin de votre carrière,
Vous payerez à votre tour
À l’Amour,
Tous les frais qu’il aura pu faire.
TROISIÈME MASQUE.
Lorsque dans l’Hymen on s’engage,
Tout plaît, parce qu’il est nouveau,
C’est le beau ;
Mais deux jours après on enrage
Du mauvais marché qu’on a fait.
C’est le laid :
On n’a plus d’espoir qu’au veuvage.
QUATRIÈME MASQUE.
Femme trop sage me désole,
Et sa vertu fait trop de bruit
Jour et nuit ;
J’aime mieux une jeune folle,
Et si je suis, d’être cocu,
Convaincu,
Nombre que je vois m’en console.
ARLEQUIN, au Parterre.
Si l’on vous demande à la porte,
Belphégor a-t-il réjoui ;
Dites, oui.
Si quelqu’un parle d’autre sorte,
Et veut par contradiction
Dire non,
Dites... Que le Diable l’emporte.
[1] Le Monstre s’envole.