Un Homme de bien (Émila AUGIER)

Comédie en trois actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, à la Comédie-Française, le 18 novembre 1845.

 

Personnages

 

FÉLINE, 40 ans

BRIDAINE, 60 ans

OCTAVE, 25 ans

ROSE, 25 ans, femme de Féline

JULIETTE, 17ans, nièce de Bridaine

UN DOMESTIQUE.

 

La scène est à Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Un salon chez Féline.

 

 

Scène première

 

FÉLINE, seul

 

Ah ! qu’une conscience est un grand embarras,

Et qu’on serait heureux si l’on n’en avait pas !

Un autre ne verrait ici rien que d’honnête :

Moi, je suis tellement scrupuleux, ou si bête,

Que, pour effaroucher mon honneur, il suffit

Qu’aux méfaits du voisin je trouve du profit.

Car quelle est autrement ma part dans cette affaire ?

Sauf le gain que j’en tire, elle m’est étrangère.

Que Juliette aime Octave, est-ce ma faute ? en rien ;

Qu’Octave, d’autre part, soit un fieffé vaurien,

Qui se rit de l’honneur des femmes et des filles,

Et traite ses noirceurs d’aimables peccadilles,

Je n’en suis pas coupable ; et, certes, ce n’est point

Mon exemple qui l’a corrompu sur ce point,

Moi qui n’ai jamais eu d’aventure galante

Qu’en sortant du collège... avec une servante.

Si donc il perd Juliette et ne l’épouse pas,

Je ne suis nullement responsable du cas.

– Oui ; mais, comme Juliette une fois mal notée,

Par notre oncle commun serait déshéritée,

Et que j’y gagnerais cinquante mille écus,

Ma conscience prend la mouche là-dessus,

Et m’objecte qu’on est le complice hypocrite

Du mal qu’on laisse faire alors qu’on en profite.

– À l’héritage entier j’ai cependant bien droit !

L’honneur veut-il – je dis l’honneur le plus étroit

Veut-il donc que dix ans de constance exemplaire

Aux humeurs d’un vieillard restent sans un salaire ?

Et quel vieillard encor ! si rogue, si quinteux,

Si bourru, si taquin et si sentencieux !

Ce que j’ai supporté de l’aigre personnage

Eût été peu payé par tout son héritage ;

Et, parce qu’une nièce, où l’on ne songeait pas,

Vient tout à coup tomber orpheline en ses bras,

Parce qu’elle est mignarde et qu’elle le caresse,

L’ingrat vieillard l’égale à moi dans sa tendresse,

Et, mettant à néant mon dévouement ancien,

Comme son amitié veut partager son bien !...

Par la corbleu ! mon oncle, est-ce ainsi que l’on triche ?

– Mais baste ! au demeurant je me trouve assez riche

Pour relâcher un peu mon droit de sa rigueur

Et d’un trait généreux me donner la douceur.

Ce n’est pas un argent mal placé dont j’achète

L’orgueil de me sentir et de me dire honnête,

Et nul n’aura payé d’un tel prix, j’en réponds,

Le beau droit de crier haro sur les fripons !

Allons, tandis que rien n’est encore bien grave,

Allons ouvrir les yeux à l’oncle sur Octave.

Il se lève et prend son chapeau.

Ouf ! je suis tout gaillard de ma belle action,

Et j’en refuserais, je crois, un million...

Car, outre la fierté dont elle m’emplit l’âme,

Elle me remettra dans l’esprit de ma femme.

 

 

Scène II

 

FÉLINE, ROSE

 

ROSE.

Vous sortez ?

FÉLINE.

M’allez-vous demander où je vais ?

ROSE.

Chez votre oncle, toujours ?

FÉLINE.

Vous le trouvez mauvais ?

ROSE.

Nullement, mon ami ; je vous loue, au contraire :

Votre oncle, je le sais, est votre second père.

FÉLINE.

Second père, plus père encor que le premier.

ROSE.

On est d’autant plus fils qu’on est plus héritier ;

Vous avez bien raison.

FÉLINE.

Je m’étonnais, Madame,

Que vous ne m’eussiez pas encor fait d’épigramme.

ROSE.

Quoi ! ma réflexion vous semble un méchant trait ?

Est-ce que par hasard elle vous atteindrait ?

Elle était générale.

FÉLINE.

Oui ! faites l’innocente !

ROSE.

Pouvais-je deviner qu’elle vous est blessante ?

Il fallait, mon ami, m’en avertir d’abord

Que votre oncle à vos yeux n’était qu’un coffre-fort.

FÉLINE.

Quoi, d’abord ? mais jamais ! c’est une calomnie !

ROSE.

Pourquoi donc soupçonner mes propos d’ironie,

Alors ?

FÉLINE.

C’est que je sais votre malignité

À tout interpréter par le méchant côté.

ROSE.

Moi, mon ami ? Je crois que t’affection pure

Vous met près de votre oncle en cette humble posture.

FÉLINE.

Eh non, Madame !...

ROSE.

Non ? Quel motif en ce cas... ?

FÉLINE.

Morbleu ! Je vous dis : Non, vous ne le croyez pas.

ROSE.

Est-il, à votre avis, impossible d’y croire ?

FÉLINE.

Hein ?

ROSE.

Cette opinion n’est pas à votre gloire !

FÉLINE.

Aussi je ne dis pas... Vous moquez-vous de moi

Morbleu !

ROSE.

Si vous criez, je vais me tenir coi.

FÉLINE.

Qu’il faut de patience et de philosophie !...

Vous ne voulez donc pas que je me justifie ?

ROSE.

Et de quoi, s’il vous plaît ?

FÉLINE.

Mon Dieu ! vous le savez.

ROSE.

Ma foi ! je ne sais rien, sinon que vous rêvez.

FÉLINE.

Puisqu’il faut parler net et rompre ici la glace,

Je suis dans votre esprit un héritier rapace,

Là !

ROSE.

Sur quel fondement ?... Est-ce que vos façons

Ont donné lieu jamais à de pareils soupçons ?

FÉLINE.

Non pas !

ROSE.

Eh bien, alors ?

FÉLINE, à part.

Pas moyen de la prendre !

Je me sens méprisé sans pouvoir me défendre.

ROSE.

Votre soumission au fantasque vieillard

N’est que condescendance et que pieux égard ;

Voilà ce que je crois. Ai-je tort ?

FÉLINE.

Non, Madame.

ROSE.

Je suis bien sûre aussi que vous trouvez infâme

Tout coureur d’héritage et flatteur de mourant

Qui fonde son espoir sur la mort d’un parent.

FÉLINE.

Il est vrai.

À part.

C’est pour moi ! Cet entretien m’assomme.

ROSE.

Si parmi nos amis vous aviez un tel homme,

Ne vous croiriez-vous pas envers lui délié

De tout devoir d’estime et de bonne amitié ?

FÉLINE.

Mais... oui...

À part.

Ce préambule est mauvais, et je tremble...

ROSE.

Comme nos sentiments s’accordent bien ensemble !

Si j’avais un mari de cette humeur, je croi

Que j’aurais de la peine à lui garder ma foi.

FÉLINE.

Oh ! morbleu ! c’en est trop !

ROSE.

Qu’est-ce donc qui vous fâche ?

Sommes-nous pas d’accord à mépriser ce lâche ?

FÉLINE, se contraignant.

Sans doute, mais pourtant...

À part.

Ne pouvoir éclater !

ROSE.

Une femme de cœur peut-elle respecter

L’homme qui perd ainsi le respect de lui-même ?

Répondez donc !

FÉLINE.

Euh ! euh ! c’est aller à l’extrême.

À part.

J’enrage !

ROSE.

Lui peut-il reprocher son honneur,

Après l’avoir vendu lui même sans pudeur ?

Voyons, parlez.

FÉLINE.

De fait...

ROSE.

Avouez qu’il invite

Sa femme à le trahir pour être quitte à quitte.

Hein ?

FÉLINE.

J’avoue...

ROSE.

Allons donc ! – Je retiens cet aveu.

Maintenant allez voir votre oncle, en bon neveu.

FÉLINE.

Ah ! vous en convenez ! C’était à mon adresse

Qu’allait sournoisement votre attaque traîtresse ?

ROSE.

J’en conviens, mon ami, pour vous faire plaisir.

FÉLINE.

Ainsi vous vous croyez en droit de me trahir ?

ROSE.

C’est votre avis.

FÉLINE.

Je n’ai qu’un mot à vous répondre :

Mais ce mot suffira peut-être à vous confondre.

Savez-vous quel motif chez mon oncle aujourd’hui

Me mène ?

ROSE.

Non, Monsieur, mais restez, car c’est lui.

 

 

Scène III

 

FÉLINE, ROSE, BRIDAINE, JULIETTE

 

BRIDAINE.

Bonjour ! On entre ici comme dans une auberge,

Féline, et l’on ne sait où trouver le concierge.

FÉLINE.

Je le ferai chasser.

BRIDAINE.

Le chasser ? pourquoi donc ?

A-t-il commis un crime indigne de pardon ?

FÉLINE.

C’est juste ; s’il sortait...

BRIDAINE.

Il ne faut pas qu’il sorte !

FÉLINE.

La place d’un portier, au fait, est sur la porte.

BRIDAINE.

Voulez-vous qu’il y soit cloué comme un oiseau ?

JULIETTE.

Laissons là ce portier, mon oncle.

FÉLINE, à part.

Quel fléau !

BRIDAINE.

Nous sommes dans le fait ici pour autre chose.

JULIETTE.

Je voulais vous prier, chère madame Rose,

De venir avec moi respirer le beau temps,

Car mon oncle n’a plus ses jambes de vingt ans.

FÉLINE.

Vous vous moquez ! il est encor des plus ingambes.

BRIDAINE.

Il est vrai, c’est le temps qui manque, et non les jambes,

À Rose.

Et vous m’obligerez de promener l’enfant.

JULIETTE.

Il ne vous déplaît pas de sortir ?

ROSE.

Nullement,

Au contraire. Passons chez moi, que je m’habille.

Elles entrent toutes deux chez Rose.

 

 

Scène IV

 

FÉLINE, BRIDAINE

 

BRIDAINE.

Avouez que Juliette est une aimable fille.

FÉLINE.

Charmante ! Je vous dois parier à son sujet.

BRIDAINE.

J’ai moi-même à vous dire aussi certain projet

Que j’ai pendant longtemps ruminé dans ma tête,

Et que j’arrête enfin : c’est d’adopter Juliette.

FÉLINE.

Comment ? que dites-vous ?

BRIDAINE.

En êtes-vous fâché ?

FÉLINE.

J’en conviens. Non qu’au bien je sois fort attaché ;

La pauvreté n’est rien pour les âmes constantes.

BRIDAINE.

Surtout quand elles ont dix mille écus de rentes.

FÉLINE.

Mais ce qui m’a frappé d’un coup inattendu,

C’est de voir que pour moi votre cœur est perdu.

BRIDAINE.

Pas du tout, mon neveu ; votre amitié s’abuse.

FÉLINE.

Vous m’avez préféré cependant... une intruse.

BRIDAINE.

C’est ma nièce, que diable ! Elle est pauvre, de plus,

Tandis que vous avez, vous, deux cent mille écus.

FÉLINE.

Ne parlons pas d’argent ; je me trouve assez riche ;

Mais votre procédé dans le monde m’affiche.

On cherchera pourquoi je suis déshérité,

Et peut-être on croira que je l’ai mérité.

BRIDAINE.

S’il ne tient qu’à cela, je saurai bien réduire

Les médisants au point de ne pouvoir médire,

Et je leur prouverai notre bonne amitié,

En fréquentant chez vous plus souvent de moitié.

FÉLINE.

Quoi ! vous viendrez...

BRIDAINE.

Dîner quatre fois par semaine.

FÉLINE.

Je n’entends pas pourtant vous causer nulle gêne.

BRIDAINE.

Point, point.

FÉLINE.

J’aime mieux être un peu calomnié...

BRIDAINE.

Point, vous dis-je. C’est fait, je me tiens pour prié.

Que diable ! laissez-moi vous rendre ce service.

FÉLINE.

Puisque vous le voulez, il faut que j’obéisse.

BRIDAINE.

De plus, je vous promets quelque bon souvenir,

Un gage d’amitié qui vous fera plaisir.

FÉLINE, à part.

Enfin !

BRIDAINE.

J’ordonnerai, par volonté dernière,

Qu’on vous donne ma canne avec ma tabatière :

Ce sont meubles sur moi que j’ai toujours portés.

FÉLINE, à part.

Le tout vaut trente francs.

Haut.

Voilà trop de bontés !

Je ne veux rien de plus de tout votre héritage.

BRIDAINE.

Ne m’attendrissez pas ; c’est malsain à mon âge.

Adieu, mon cher Féline.

FÉLINE.

Adieu, mon oncle, adieu.

Il le reconduit jusqu’à la porte.

 

 

Scène V

 

FÉLINE, seul

 

Ouf ! je suis seul, et puis me dégonfler un peu !

Il s’assied.

J’en ai les bras cassés et l’âme anéantie !

Quoi ! dix ans employés à faire sa partie,

À lire ses journaux, à lui donner le bras...

Et d’excellents dîners qu’il ne me rendait pas !...

Il se lève.

Oui, viens dîner chez moi, maintenant, vieux corsaire,

Tu verras les repas que je te ferai faire

Ah ! tu veux enrichir Juliette à mes dépens ?

Ah ! tu m’as attiré dans un tel guet-apens !

Eh bien, soit ! nous verrons, ta chère favorite,

Quel honneur te fera son honnête conduite !

Qu’Octave maintenant la prenne dans ses lacs,

Je ne veux pas aider, mais je n’empêche pas.

Il se rassied.

C’est le favoriser pourtant que de me taire,

Car de pareils desseins ont besoin de mystère,

Et l’on est leur complice en étant leur témoin.

Bah ! l’affaire d’autrui ne me regarde point :

Je ne suis pas chargé de rendre la justice.

D’ailleurs, il n’est pas sur qu’Octave réussisse ;

Juliette est vertueuse. – Oui ; mais, s’il réussit,

Je me connais, je sais ma faiblesse d’esprit ;

J’aurai tout le remords de Juliette perdue,

Comme si je l’avais en plein marché vendue ;

Ma conscience est là, pédagogue taquin,

Qui, sans entendre rien, m’appellera coquin !

Perdons cent mille écus plutôt que d’être en guerre

Avec cette revêche et criarde mégère ;

C’est un de ces voisins contre qui je crois bon

De ne plaider jamais, qu’on ait tort ou raison.

Sauvons Juliette, hélas ! pour assurer mon somme...

Mais qu’il est dur parfois d’être trop honnête homme !

Contre ma femme au moins par là je me défends.

Il se lève et parcourt vivement le théâtre.

Ma femme ! J’oubliais ma femme !... et mes enfants !

Car le ciel quelque jour m’en enverra, j’espère,

Et je dois avant tout me conduire en bon père !

Ah ! mon aveuglement était grand, j’en conviens ;

Sauver Juliette, c’est sacrifier les miens ;

Et je n’ai pas le droit, quelque appât qui me tente,

De faire à leurs dépens une chose éclatante.

Ils me reprocheraient avec sévérité

De les avoir aimés moins que ma vanité ;

Car, j’en dois convenir, c’est par orgueil extrême,

Et pour avoir le droit de m’admirer moi-même,

Que je m’abandonnais follement à l’attrait

D’agir mieux qu’à ma place un autre n’agirait ;

Et cette extrémité, pour être généreuse,

Au véritable honneur n’est que plus dangereuse.

J’ouvre les yeux à temps pour éviter l’écueil,

Grâce au ciel ! – Si quelqu’un souffre de mon orgueil,

Que ce soit moi, non pas mes enfants et ma femme,

Cette chair de ma chair, cette âme de mon âme.

Abandonnons Juliette ; il faut bien le vouloir !

Ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir.

Mon Dieu ! pourquoi faut-il qu’elle soit une entrave... ?

 

 

Scène VI

 

FÉLINE, ROSE, JULIETTE, puis OCTAVE

 

ROSE.

Nous sortons.

FÉLINE.

Bon voyage.

Entre Octave par le fond. À part.

Octave !

JULIETTE, à part.

Octave !

ROSE, à part.

Octave !

FÉLINE.

Bonjour, mon jeune ami.

OCTAVE.

J’arrive à contretemps ;

Ces dames vont sortir ?

ROSE.

Nous fêtons le printemps.

Féline est dans un coin du théâtre, Rose dans l’autre, et Juliette au milieu ; Octave se trouve du côté de Rose, il s’approche d’elle et la salue en tournant le dos aux autres personnages.

OCTAVE.

Madame !

ROSE.

Sans adieu.

OCTAVE, bas, lui glissant une lettre.

Prenez.

Rose la met furtivement dans sa poche ; Octave fait quelques pas vers Juliette, en tournant le dos à Rose, et la salue.

Mademoiselle !

JULIETTE, bas.

Ma réponse.

Elle lui glisse une lettre.

OCTAVE, bas.

Merci.

Il met la lettre dans sa poche. Les deux femmes sortent.

 

 

Scène VII

 

FÉLINE, OCTAVE

 

OCTAVE, déployant la lettre de Juliette, à part.

Voyons quelle nouvelle.

Il lit.

« Si vous m’aimez, Monsieur, ce n’est pas à moi qu’il faut le dire, mais à mon oncle. Tout ce que je peux, c’est de vous autoriser à lui demander ma main. »

Il froisse la lettre.

La sotte !

FÉLINE.

Qu’est-ce donc ?

OCTAVE.

J’ai perdu le pari ;

Lisez elle consent que je sois son mari,

Rien de plus.

FÉLINE.

Qui ?

OCTAVE.

Juliette.

FÉLINE.

Et quel pari ?

OCTAVE.

Le nôtre.

FÉLINE.

Qu’ai-je donc parié ?

OCTAVE.

Faites le bon apôtre !

Ne vous souvient-il plus m’avoir mis au défi

De séduire Juliette ?

FÉLINE.

Ah ! fi, jeune homme, fi !

Ne dites pas cela.

OCTAVE.

Si j’ai bonne mémoire,

C’était...

FÉLINE.

Allons !

OCTAVE.

Comment !

FÉLINE.

Je ne puis du tout croire

Qu’un homme comme moi, pour ses mœurs respecté,

Ait pu faire un pari de cette énormité.

Non, non, j’ai sur l’honneur des principes trop termes.

OCTAVE.

Un homme comme vous m’a dit en propres termes,

Dans le propre salon d’un homme comme vous,

Un soir que nous parlions de maris loups-garous...

FÉLINE.

Ah ! oui, je m’en souviens, vous attaquiez les femmes.

OCTAVE.

Oui-da.

FÉLINE.

Je combattais vos maximes infâmes...

OCTAVE.

Comme doit tout mari de sa femme content.

FÉLINE.

Je vous aurai cité Juliette ; et, la citant,

Possible qu’il me soit échappe de vous dire

« Je vous défierais bien, elle, de la séduire ! »

C’est façon de parler usitée en tel cas,

Figure du discours, mais un pari... non pas !

OCTAVE.

Ma foi, j’ai le défaut de tout prendre à la lettre.

FÉLINE.

Diable ! mais n’allez pas au moins me compromettre !

OCTAVE.

Non ! non !

FÉLINE.

Vous avez pris mes discours de travers.

OCTAVE.

Oui.

FÉLINE.

Si vous triomphez dans vos desseins pervers,

Je m’en lave les mains.

OCTAVE.

Lavez !

FÉLINE.

Je répudie

Toute complicité dans votre perfidie !

OCTAVE.

Bon !

FÉLINE.

Je suis honnête homme !

OCTAVE.

On ne conteste point.

FÉLINE.

Homme à contrecarrer vos projets au besoin !

OCTAVE.

Gardez pour d’autres temps votre sainte colère :

Je n’ai plus de projets qui vous puissent déplaire.

FÉLINE.

Hein ?... Quoi ! vous renoncez ?...

OCTAVE.

Je me tiens pour battu ;

Je respecte Juliette et prise sa vertu ;

Êtes-vous satisfait enfin ?

FÉLINE.

À la bonne heure !

Mais est-ce tout de bon au moins ?

OCTAVE.

Oui, que je meure !

Je renonce à regret ! mais quoi me ! marier,

C’est proprement plonger le diable au bénitier.

FÉLINE.

Ma foi ! vous seriez donc, en effet, bien à plaindre

D’avoir à vos cotes une Agnès faite à peindre ?

OCTAVE.

Les Agnès, une fois en pouvoir de mari,

Sont sujettes, dit-on, à prendre de l’esprit,

Et profitent si bien de ces leçons nouvelles,

Que le maître est bientôt trop peu savant pour elles.

FÉLINE.

Vous ne croyez à rien !

OCTAVE.

Si fait ; d’un front hardi,

Je soutiendrais partout qu’il fait jour à midi.

Pour le reste, je dis modestement : Que sais-je ?

FÉLINE.

Voilà de mes roués en sortant du collège !

Les jeunes gens du jour ont ce travers commun

D’affubler leur candeur d’un vêtement d’emprunt ;

De faire les lurons à qui rien n’en impose,

Et dont l’œil voit d’abord le fond de toute chose.

De ne pas sembler neufs sottement occupés,

Ils mettent de l’orgueil à se croire trompés,

Perdant ainsi, pour feindre un peu d’expérience,

La douceur d’être jeune et d’avoir confiance !

Au surplus, tout le monde à votre âge en est là

Moi-même, dans mon temps, me suis pris à cela ;

Mais j’ai bientôt connu que toute ma rouerie

N’était qu’une impuissante et vaine théorie

Faite pour m’attirer affront dessus affront ;

Qu’un masque de don Juan ne va pas à tout front,

Qu’il faut beaucoup d’esprit pour ce rôle, et qu’en somme,

Il est moins difficile et mieux d’être honnête homme.

J’en ai pris mon parti, je me suis marié ;

Je vis tranquillement, par le monde oublié,

En bon bourgeois, sans faste, avec économie ;

Je trouve dans ma femme une sincère amie ;

J’ai peu d’ambition, sachant que le moyen

D’avoir ce qu’on attend est de n’attendre rien ;

Je prends de l’intérêt au beau temps, à la pluie,

À l’heure du dîner, et jamais ne m’ennuie.

Je vivrai de la sorte en modérant mes goûts,

Et mourrai satisfait d’avoir joint les deux bouts.

Ma foi ! je suis heureux lorsque je me contemple,

Et vous engage fort à suivre mon exemple.

OCTAVE.

Votre exemple est sans doute à suivre plein d’appâts,

Mais tenez pour certain qu’on ne le suivra pas !

Je n’ai pas, par bonheur, l’âme assez vertueuse

Pour savoir m’amuser d’une vie ennuyeuse ;

Je me crois ici-bas pour mes menus plaisirs,

Et, loin de modérer aucun de mes désirs,

Je leur lâche la bride et je les aiguillonne

Pour que ma vie en soit d’autant plus courte et bonne.

Je suis jeune, je suis riche, très riche... Eh bien,

Dans dix ans je prétends qu’il ne m’en reste rien !...

Car ces bons jeunes gens ne me font nulle envie

Qui d’un conseil prudent thésaurisent la vie,

Afin d’avoir de quoi prolonger plus longtemps

La saison d’être laids, tristes et mal portants.

Moi, je veux mourir jeune, aux bras d’une maitresse,

En riant et faisant la figue à la vieillesse !

Peut-être, après cela, comme vous l’avez dit,

Ne suis-je pas don Juan, faute d’assez d’esprit ;

Mais on s’amuse à moins il est plus d’une Elvire

Que, sans être don Juan, on peut encor séduire,

Et, si j’y tâchais bien, ce beau mur de vertu,

Que l’on m’oppose ici serait vite abattu,

Et nous verrions alors si toute ma rouerie

N’est qu’une impertinente et vaine théorie.

FÉLINE.

Quelle pitié !... comment vous y prendriez-vous,

Don Juan ?

OCTAVE.

C’est mon affaire, et je sais de bons coups.

FÉLINE.

Lesquels encor ?

OCTAVE.

Parbleu ! je vais vous en instruire !

FÉLINE.

Je les devine assez et pourrais vous les dire.

OCTAVE.

Ah ! voyons.

FÉLINE.

Vous allez l’oncle demander

Sa nièce de façon qu’il ne puisse accorder.

OCTAVE.

Ensuite ?

FÉLINE.

Vous direz à la petite fille

Qu’un barbare tuteur la retient sous la grille,

Que vous voulez mourir si vous ne l’obtenez,

Enfin, tout ce qu’on dit !

OCTAVE.

Comme vous devinez !

À part.

L’idée est bonne au fait.

FÉLINE.

Mais je ne peux pas croire

Que vous poussiez à bout une action si noire ;

Au moment décisif, le cœur vous faiblira,

Ou plutôt c’est l’honneur qui se révoltera.

OCTAVE.

L’honneur n’a rien à faire avec une amourette.

FÉLINE.

Vous ne frémissez pas de perdre ainsi Juliette ?

D’arracher une enfant encor pure, au devoir ?

De vouer sa jeunesse aux pleurs, au désespoir ?

OCTAVE.

Je ne suis pas si laid, qu’elle soit bien à plaindre.

D’ailleurs, je suis discret elle ne doit rien craindre.

FÉLINE.

Ah ! je vois maintenant que vous aviez raison !

Le vice en votre cœur a versé son poison !

Brisons là, s’il vous plait. Ma bonne renommée

Par vos débordements pourrait être entamée.

Je ne vous connais plus. Adieu, cœur endurci !

OCTAVE, riant.

Tout comme il vous plaira.

À part.

Je t’aime mieux ainsi.

J’avais quelque scrupule à courtiser sa femme

En me mettant dehors il m’en ôte le blâme.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

FÉLINE, seul

 

Voilà pourtant, voilà comme des cœurs bien nés

Au mal, à leur insu, se trouvent entraînés !

Voilà comme chacun dupe sa conscience

Et la met au besoin de son intelligence,

L’un par l’extérieur regardant l’action,

Lorsque la honte en git dans son intention,

L’autre des motifs seuls sachant se rendre compte,

Quand c’est dans les effets que réside la honte.

Mais le plus étonnant, c’est que jamais remords

Ne fait, à ces gens-là, reconnaître leurs torts.

Octave, par exemple, est un vaurien en somme,

Et je suis sur, pourtant, qu’il se croit honnête homme.

Tant pis pour lui, ma foi ! qu’il prenne son parti ;

Je m’en lave les mains ! Je l’ai bien avertie ;

Je l’ai même tancé d’un ton un peu sévère,

Et, si j’ai là-dessus un reproche à me faire,

C’est d’avoir mal tenu ma résolution

D’abandonner Juliette à la séduction.

Je n’ai pu m’empêcher de plaindre la victime

Et de dissuader Octave de son crime,

Et je crois que jamais je n’aurai la vigueur

De fermer mon oreille aux conseils de mon cœur.

C’est ma faiblesse hélas ! nous avons tous la nôtre,

Et cet excès, en somme, est préférable à l’autre.

 

 

ACTE II

 

Un salon chez l’oncle Bridaine.

 

 

Scène première

 

ROSE, JULIETTE

 

ROSE.

Allez ne croyez pas que cette adoption

Soit un effet chez lui de pure affection :

Il se défend par là contre la solitude

Et veut prendre sur vous un droit de servitude

Qui vous empêche un jour, cherchant un sort plus doux,

De quitter la maison pour celle d’un époux.

JULIETTE.

Quoi ! si j’aimais quelqu’un, mais d’un amour si tendre

Qu’il verrait mon bonheur et ma vie en dépendre...

ROSE.

D’abord, ces vieilles gens au cœur muet et sourd

Sont très persuadés qu’on ne meurt pas d’amour ;

À grand’peine croient-ils qu’on meure de vieillesse !

Quant à vous voir heureuse en saison de jeunesse,

Votre père adoptif consent de bon cœur.

Pourvu qu’à le soigner vous mettiez le bonheur.

JULIETTE.

Non, non, vous vous trompez, Rose ; mon oncle m’aime.

ROSE.

Il n’a qu’un seul ami – d’enfance – et c’est lui-même.

JULIETTE.

Vous verrez le contraire, et peut-être aujourd’hui...

ROSE.

Vous êtes avertie ; ensuite...

 

 

Scène II

 

ROSE, JULIETTE, OCTAVE

 

JULIETTE, à part.

Déjà lui !

OCTAVE, saluant.

Mesdames...

ROSE.

Vous, Monsieur ? jamais vous ne me dites

Que vous eussiez ici commerce de visites.

OCTAVE.

C’est la première fois que j’y viens, en effet,

Et j’y suis amené par un grave intérêt.

JULIETTE, à part.

Mon cœur !

OCTAVE.

Votre oncle est-il ici, Mademoiselle ?

JULIETTE.

Je crois, Monsieur... Je vais l’avertir...

À part.

Je chancelle.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

ROSE, OCTAVE

 

ROSE.

Peut-on savoir, Monsieur qui me faites la cour,

Quel si grave intérêt vous survient en un jour ?

OCTAVE, à part.

Déployons un aplomb au-dessus de mon âge.

Haut.

Je viens pour demander Juliette en mariage.

ROSE.

Cette plaisanterie est d’assez mauvais goût.

OCTAVE.

Je ne plaisante pas, Madame, pas du tout :

Vos rigueurs à la fin ont lassé ma constance ;

Vous ne m’avez pas même accordé d’espérance !

Tout ce que j’ai gagne, par l’ardeur de mes feux,

C’est la permission d’être très malheureux,

De vous glisser parfois des lettres... sans réponse,

Et de mourir un jour de chagrin !... J’y renonce.

ROSE.

Vous ne mourrez pas ?

OCTAVE.

Non.

ROSE.

Quel désappointement !

Je comptais là-dessus pour clore mon roman.

OCTAVE.

Raillez !

ROSE.

Mon soupirant à mes yeux se marie

Et ne soupire plus ce n’est pas raillerie.

OCTAVE.

La perte ne vaut pas...

ROSE.

Si fait ! ma vanité

Souffre fort à vous voir tourner d’autre côté.

Le dépit que j’en ai fait taire mon scrupule,

Et, pour vous ramener à moi, je capitule ;

Car je n’aperçois rien des pièges qu’on me tend,

Et tout ce qu’on me dit me semble argent comptant.

OCTAVE.

Quoi ! vous imaginez que c’était un manège ?...

ROSE.

Vous n’imaginiez pas que je verrais le piège ?

OCTAVE, à part.

Diable !

Haut.

Je ne prends pas de détours superflus

Et ne fais pas semblant de ne vous aimer plus !

Je vous aime toujours avec idolâtrie,

Je ne m’en cache pas ; et, si je me marie,

C’est que je désespère enfin que mon amour

De votre cœur de roche obtienne du retour.

ROSE.

Avec vous une affaire au moins est bientôt faite.

OCTAVE.

Oui, j’ai toujours été sujet aux coups de tête ;

Je n’aime pas traîner les choses en longueur,

Et les demi-partis me répugnent au cœur.

ROSE.

Bref, vous ne marchandez jamais une folie ?

OCTAVE.

Jamais, Madame, avant qu’elle soit accomplie.

ROSE.

Et vous avez raison, quitte à vous repentir.

OCTAVE.

De celle d’aujourd’hui j’espère mieux sortir.

La femme que je prends est de tout point charmante...

Moins que vous... mais peut-être est-elle plus aimante.

ROSE.

Merci du compliment... mais les gens délicats

Veulent-ils épouser celle qu’ils n’aiment pas ?

OCTAVE.

Mais j’aimerai Juliette, avec le temps, j’espère ;

Elle a reçu du ciel tout ce qu’il faut pour plaire,

Si bonne qu’elle peut se passer de beauté,

Si belle qu’elle peut se passer de bonté.

ROSE.

Vous l’aimez déjà ?

OCTAVE.

Non, mon cœur vous est fidèle ;

Mais, si quelqu’un vous peut faire oublier, c’est elle.

ROSE.

Eh vite ! épousez-la ! Si c’est pour m’oublier,

Je serai la première à vous le conseiller.

J’aime à voir toutefois que l’amour effroyable,

Dont vous comptiez mourir, n’était pas incurable.

OCTAVE.

Vous m’avez ordonné cent fois de me guérir ;

Et, si j’y tâche enfin, c’est pour vous obéir.

Votre rigueur a fait la moitié de la cure,

Juliette achèvera...

ROSE.

Pour cela, j’en suis sure.

Vous avouerez du moins que cette guérison

À toutes mes rigueurs donne cent fois raison

Où serais je, bon Dieu ! si d’une âme trop prompte

De votre amour en l’air j’avais fait plus de compte ?

OCTAVE.

On vous seriez ? Hélas si vous aviez voulu,

Vous auriez fait de moi ce qu’il vous aurait plu ;

J’eusse été trop heureux de vivre votre esclave.

ROSE.

Mais ces esclaves-là coûtent trop cher, Octave.

OCTAVE.

Non, non, je ne suis pas de ces ambitieux

Qui prétendent au prix excessif de leurs vœux :

En échange de tout, de mon sang, de mon âme,

Je ne vous demandais qu’un peu d’espoir, Madame...

Un peu d’espoir qu’un jour une douce pitié

Vous donnerait pour moi plus que de l’amitié !

ROSE.

N’était-ce déjà pas assez de complaisance

Que de vous écouter sans trop d’impatience ?

Et devais-je humblement, ainsi qu’à mon seigneur,

Vous dire : « Grand merci, ce m’est beaucoup d’honneur ! »

OCTAVE.

Non, ce n’est pas cela que vous deviez me dire,

Mais vous pouviez au moins m’écouter sans sourire,

Sans plaisanter...

ROSE.

Qui sait si j’aurais toujours ri !

Il fallait laisser faire au temps, à mon mari.

OCTAVE.

Eh ! qu’aurait fait le temps ? mon cœur était au vôtre

Un divertissement, un jouet, et rien autre !

ROSE.

Vous êtes fou !

OCTAVE.

Mon Dieu ! vous n’avez pas besoin

De vous justifier. Je ne vous en veux point.

ROSE.

Pourquoi vous marier ?

OCTAVE.

Hélas que vous importe ?

ROSE.

S’i ! m’importait ?

OCTAVE.

Alors j’agirais d’autre sorte ;

Mais pourquoi supposer... ?

ROSE.

Vous êtes un enfant ;

Ne vous mariez pas.

OCTAVE.

Mais.

ROSE.

Je vous le défend.

OCTAVE.

Ô bonheur ! se peut-il que vous m’aimiez, Madame ?

ROSE.

Doucement !

OCTAVE.

Puis-je croire à ce prix de ma flamme ?

Aimé de vous ! aimé !

ROSE.

Je n’ai pas dit cela.

Vous vouliez seulement de l’espoir... en voilà.

OCTAVE.

Et, pour ce seul espoir, à jamais j’abandonne

Tout le bonheur que l’homme au monde ambitionne,

La famille, l’hymen et les paisibles jours,

Et je suspends ma vie à vos yeux pour toujours !

ROSE.

C’est bien mais comment faire ici votre retraite ?

Mon oncle va venir.

OCTAVE.

Je demande Juliette.

ROSE.

Comment !

OCTAVE.

Attendez donc je vais la demander,

Mais de telle façon qu’il ne puisse accorder :

On déplaît aisément au digne patriarche.

ROSE.

C’est vrai : mais à quoi bon cette fausse démarche ?

OCTAVE.

À ceci, que monsieur Féline, votre époux,

Ne prenne désormais aucun soupçon sur nous.

ROSE.

Est-ce que par hasard mon mari me soupçonne ?

OCTAVE, à part.

Il aurait tort !

Haut.

Il n’a confiance en personne.

ROSE.

Oui, vous avez raison. Défiant et trompeur !

Jusqu’ici mieux que lui j’ai gardé son honneur,

Pour ne lui pas donner un prétexte à me rendre

Les mépris que de moi sou humeur peut attendre ;

Mais, s’il m’en récompense en soupçonnant ma foi...

Octave, souhaitez qu’il doute un jour de moi !

Adieu !

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, seul

 

Ce mot lâché la fait rougir de honte.

Dans huit jours, sans remise, elle est à moi : j’y compte

S’il ne faut pour cela que son mari jaloux.

Voila faire, je crois, d’une pierre deux coups !

Ah ! ah ! monsieur Féline ! je suis un novice !

Un écolier qui fait étalage de vice !

Le masque de don Juan ne sied pas à tous fronts ?

Nous verrons ce qui sied au vôtre, nous verrons !

Sur Juliette à présent pointons ma batterie ;

Je suis passe grand maître en cette artillerie.

Voici le patriarche... À nos pièces, morbleu !

 

 

Scène V

 

OCTAVE, BRIDAINE

 

BRIDAINE.

Je vous ai fait attendre ?

OCTAVE.

Un peu, Monsieur, un peu.

BRIDAINE.

Que voulez-vous de moi, Monsieur ? car mon temps presse.

En deux mots, s’il vous plaît.

OCTAVE.

En deux mots ? Votre nièce.

BRIDAINE.

Oui ? Ma nièce n’est pas à marier... Bonsoir.

OCTAVE.

Un peu de patience, et veuillez vous asseoir ;

La politesse au moins à m’ouïr vous oblige.

BRIDAINE.

Ma nièce ne veut pas se marier, vous dis-je.

OCTAVE.

Erreur ! Pour demander sa main, j’ai son aveu.

BRIDAINE.

Se pourrait-il ?

OCTAVE.

Lisez mon oncle.

Il lui donne la lettre du premier acte.

BRIDAINE, à part, après avoir lu.

Ventrebleu !

OCTAVE.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

BRIDAINE.

Je dis que cette lettre

Aux mains d’un étourdi pourrait la compromettre,

Et je la garde.

OCTAVE.

Soit. Au moins n’avez-vous plus

De prétexte plausible à fonder vos refus.

BRIDAINE.

Qu’est-ce à dire, prétexte ? Il semble, à vous entendre,

Que j’aie aucunement des comptes à vous rendre !

OCTAVE.

On ne refuse pas sans dire ses raisons.

BRIDAINE.

Oui-da ! prétendez-vous me faire des leçons ?

Apprenez que jamais je n’en ai reçu.

OCTAVE.

Peste !

À qui le dites-vous ? cela se voit du reste.

BRIDAINE.

Vous perdez le respect, Monsieur !... Des cheveux blancs

Imposaient autrefois silence aux insolents.

OCTAVE.

Autrefois ; mais, Monsieur, dans ce temps diabolique,

Des cheveux ne sont plus des raisons sans réplique.

Donnez d’autres motifs si vous me refusez.

BRIDAINE.

Eh bien, j’ai pour motif que vous me déplaisez ;

Cela suffit, je crois.

OCTAVE.

Il n’importe à l’affaire.

Et ce n’est pas à vous que j’ai besoin de plaire.

Je ne crois pas avoir demandé votre main.

BRIDAINE.

Savez-vous... – Brisons là, Monsieur ; mon médecin

Me défend la colère à cause de ma bile.

OCTAVE.

Permettez...

BRIDAINE.

Non, vous dis-je, et tout est inutile,

Vous n’aurez pas ma nièce.

OCTAVE.

Eh bien, si ! je l’aurai !

Vous me l’accorderez, Monsieur, bon gré mal gré !

BRIDAINE.

Je veux être pendu si jamais je l’accorde !

OCTAVE.

Parbleu ! vous le serez s’il n’y faut d’autre corde,

Mon oncle !

BRIDAINE.

Moi votre oncle ? oncle d’un tel neveu ?

Sortez !

OCTAVE.

Non pas avant que vous m’ayez.

BRIDAINE.

Morbleu !

OCTAVE.

Je suis à vos genoux !

BRIDAINE.

Sortez !

OCTAVE.

J’attends ma grâce !

BRIDAINE.

De peur de m’emporter, je vous cède la place.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

OCTAVE, seul, puis JULIETTE

 

OCTAVE.

Tout va bien ! me voici proprement installé

Dans mon poste d’amant tragique et désolé,

Beau poste d’où je puis bombarder mon infante

De phrases de roman sans qu’elle me plaisante.

Es-tu content, don Juan ? deux intrigues de front :

La pêche aura du prix, si le filet ne rompt.

La voici... du maintien.

JULIETTE, entrant et faisant mine de se retirer.

Pardon !

OCTAVE.

Mademoiselle,

Demeurez, par pitié ! cette heure est solennelle.

JULIETTE.

Monsieur !

OCTAVE.

Oh ! demeurez ! c’est la dernière fois

Qu’il me sera donné d’entendre votre voix ;

Vous m’êtes sans ressource et pour jamais ravie.

JULIETTE.

Que dites-vous ? mon oncle...

OCTAVE.

Il a brisé ma vie.

J’ai prié, j’ai pleuré, j’ai serré ses genoux...

En vain... Il ne veut pas que je sois votre époux.

JULIETTE, à part.

Rose avait donc raison !

OCTAVE.

Sa porte m’est fermée.

Je ne vous verrai plus, vous que j’ai tant aimée !

Souvenez-vous parfois encor d’un malheureux,

Juliette, et recevez mes suprêmes adieux.

JULIETTE.

Adieu, Monsieur Octave.

À part.

Hélas !

OCTAVE, à part.

Elle soupire.

Haut.

J’avais, en vous quittant, cent choses à vous dire ;

Mais j’ai tout oublié.

JULIETTE.

Cherchez.

OCTAVE.

De quoi sert-il ?

Je ne dois plus songer maintenant qu’à l’exil.

Oh ! faites qu’il soit court, abrégez ma souffrance,

Mon Dieu ! la vie est lourde où n’est plus l’espérance.

JULIETTE.

Du courage !

OCTAVE.

À quoi bon ! ne suis-je pas maudit ?

Contre l’arrêt du sort bien fou qui se raidit.

J’ai, depuis le berceau, trouvé la vie amère ;

La tristesse m’a pris sur le sein de manière,

Et la mélancolie a creusé dans mon cœur

Des gouffres qu’eut seul pu combler un grand bonheur...

Je l’attendais de vous ; mais un oncle barbare

De ma seule espérance à jamais me sépare.

Heureusement pour moi, cet oncle ne peut pas,

Ainsi que votre cœur me fermer le trépas.

JULIETTE.

Que dites-vous ?

OCTAVE.

Je dis que j’ai mal fait de naître,

Et que je veux mourir.

JULIETTE.

En êtes-vous le maître ?

OCTAVE.

Je n’ai pas de parents, pas d’amis !

JULIETTE.

Pas d’amis !

OCTAVE.

Et, sauf quelques maisons où mon couvert est mis,

Ma place nulle part ne demeurera vide.

JULIETTE.

Nulle part, dites-vous ?

OCTAVE, à part.

Elle en a l’œil humide.

Haut.

Tous, au bout de huit jours, auront sèche leurs pleurs,

Et ceux que j’ai servis, et vous pour qui je meurs.

JULIETTE.

Vous m’oublieriez donc, vous, si je mourais moi-même ?

OCTAVE.

Quelle comparaison entre nous ! je vous aime.

JULIETTE.

Dieu tout-puissant ! il croit que je ne l’aime pas.

Moi qui n’ai plus d’ami que lui seul ici-bas !

Hélas ! hélas ! mon Dieu !

OCTAVE.

Vous pleurez ?

JULIETTE.

Oui, je pleure,

Malheureuse ! à quoi bon me contraindre à cette heure ?

Tout m’abandonne ! ainsi, coulez, coulez, mes pleurs,

Seuls et derniers amis fidèles aux douleurs !

OCTAVE.

Juliette !

JULIETTE.

Non, c’est trop, je n’ai plus de courage.

Ma mère m’a quittée au milieu de son âge ;

On m’a conduite ici, loin de mes chers vergers,

Étrangère parmi des parents étrangers,

Leur pitié n’allait pas jusques à la tendresse,

Et près d’eux tristement j’ai grandi sans caresse,

Comparant au ton sec et froid de leur bienfait

La douceur dont ma mère autrefois me grondait !

OCTAVE, à part.

Pauvre fille !

JULIETTE.

Vous seul, après quatre ans d’attente,

Vous seul m’avez parlé d’une voix indulgente ;

Mais je vois que mon sort est de toujours souffrir :

Ma mère est morte, Octave, et vous voulez mourir.

Oui, je pleure !

OCTAVE, à part.

Ceci passe la raillerie.

JULIETTE.

Adieu, dernier espoir ! ma jeunesse est flétrie

Mourez, ingrat, mourez, s’il ne vous suffit pas

Que partout votre image accompagne mes pas.

J’ai moins d’orgueil que vous : je me fusse estimée

Trop heureuse déjà de me savoir aimée.

OCTAVE, à part.

Je ne m’attendais pas à des accents si vrais.

Haut.

Calmez-vous, je vivrai ; Juliette.

JULIETTE.

Vous vivrez ?

OCTAVE.

Est-ce que j’ai le droit de rejeter la vie ?

Ne vous est-elle pas à jamais asservie ?

Pardonnez-moi ces pleurs de vos yeux répandus...

JULIETTE.

Est-ce que j’ai pleuré ? Je ne m’en souviens plus.

OCTAVE, à part.

Sortons, car si je reste un moment davantage,

Je vais m’abandonner à quelque enfantillage.

Haut.

Adieu.

JULIETTE.

Vous me quittez ?

OCTAVE.

Votre oncle peut venir ;

Mais j’emporte avec moi votre cher souvenir.

JULIETTE.

Ne vous verrai-je plus ?

OCTAVE, à part.

Il vaudrait mieux peut-être.

Haut.

Mettez-vous quelquefois le soir à la fenêtre.

JULIETTE.

Adieu donc.

OCTAVE, lui baise la main.

Pauvre enfant !

À part.

Baste ! elle m’oubliera !

C’est égal, je voudrais n’avoir pas fait cela...

Il sort.

 

 

Scène VII

 

JULIETTE, seul

 

Oui, Rose avait raison : sous couleur de tendresse,

Mon oncle me réserve à soigner sa vieillesse.

Mais je rends grâce au ciel encor que sa rigueur

N’arrête que ma main sans contraindre mon cœur.

Il me m’ôtera pas, me tint-il enfermée,

La secrète douceur d’aimer et d’être aimée ;

Et je suis sûre, au moins, s’il se met entre nous,

De n’être pas forcée au choix d’un autre époux.

À d’odieux hymens tant d’autres condamnées

Ont pleuré cependant et se sont résignées !

Mais, je le sens, jamais en telle extrémité

Je n’aurais ce courage ou cette lâcheté.

À trahir mon amant plutôt qu’être réduite,

J’appellerais à moi la révolte et la fuite.

Peut-être me serait-ce un bonheur que le coup

Dont l’extrême rigueur m’affranchirait de tout.

Et me donnerait droit de secouer l’entrave

Qui me retient ici loin de mon cher Octave.

 

 

Scène VIII

 

JULIETTE, BRIDAINE

 

BRIDAINE.

Juliette, écoutez moi...

À part.

Dois-je l’intimider,

Ou si par la douceur il vaut mieux procéder ?

JULIETTE.

Que voulez-vous me dire ?

BRIDAINE.

Attendez.

JULIETTE, à part.

C’est, sans doute,

D’Octave qu’il s’agit.

BRIDAINE.

Écoutez-moi.

JULIETTE.

J’écoute.

BRIDAINE.

Dites-moi, mon enfant...

À part.

Non, il faut l’étourdir.

Ma douceur contre moi la pourrait enhardir

Jusqu’à me supplier de lui donner ce drôle,

Ce qui redoublerait l’embarras de mon rôle ;

Car elle me dirait que sa vie en dépend,

Et j’aurais l’air d’un ogre en le lui refusant.

Ôtons-lui tout espoir par un ton de colère.

Haut.

Savez-vous, impudente...

À part.

Oui, mais ce ton sévère

En la désespérant la pourrait enhardir

Jusqu’à se révolter et me désobéir.

Plus j’examine tout, moins je me détermine !

À qui me conseiller là-dessus ?

Entre Féline.

Ah ! Féline.

Haut, à Juliette.

Laissez-nous pour l’instant. Je vous dirai plus tard

Ce que j’ai sur le cœur.

JULIETTE, à part.

Oh ! le méchant vieillard !

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

BRIDAINE, FÉLINE

 

BRIDAINE.

J’ai besoin, mon neveu, qu’un bon conseil m’éclaire ;

Vous arrivez à point.

FÉLINE.

Qu’est-ce ?

BRIDAINE.

Voici l’affaire :

Octave veut ma nièce, et d’elle il est voulu ;

Mais il ne l’aura pas, c’est un point résolu.

Reste à voir maintenant, pour rompre l’amourette,

Si par crainte ou douceur je dois prendre Juliette.

FÉLINE.

Il me vient une idée...

BRIDAINE.

Ah !

FÉLINE.

Laissez-m’y songer.

BRIDAINE.

Faites.

FÉLINE, à part.

Elle n’est pas peut-être sans danger ;

Mais elle peut tourner au commun avantage.

Si mon oncle est prudent, et si Juliette est sage,

Mon conseil est très bon ; s’ils sont fous tous les deux

Et s’il advient malheur, qu’ils n’en accusent qu’eux.

BRIDAINE.

Est-ce fait ?

FÉLINE.

Oui. Juliette est dans l’âge d’attente

Où de se marier toute fille est contente,

N’importe à quel mari, pourvu que c’en soit un.

BRIDAINE.

Oui, tous morceaux sont bons pour estomac à jeun.

Il rit.

FÉLINE, riant aussi.

Ah ! toujours de l’esprit !

BRIDAINE.

J’en fais parfois encore.

FÉLINE.

Or donc, pour faire suite à votre métaphore,

Ce cœur à jeun, qui prend le premier plat venu,

Consent facilement qu’on change le menu.

BRIDAINE.

Parlez plus clairement, mon neveu.

FÉLINE.

Sans figure,

Octave vous déplait par sa désinvolture :

C’est un mauvais sujet, et vous avez raison ;

Mais donnez à Juliette un honnête garçon...

BRIDAINE.

Qui me l’enlèvera ? Ce n’est pas mon affaire ;

J’aime trop cette enfant pour jamais m’en défaire.

FÉLINE.

Eh ! si vous l’aimez tant que d’en être jaloux,

Au lieu de l’adopter que ne l’épousez-vous ?

BRIDAINE.

Vous vous moquez de moi !

FÉLINE.

Non, je vous le conseille.

BRIDAINE.

Épouser une enfant !

FÉLINE.

Vaut-il mieux une vieille ?

BRIDAINE.

À mon âge !

FÉLINE.

Parbleu ! c’est la bonne saison.

Voyez le roi David et le roi Salomon.

N’est-il pas raisonnable, en froideur de vieillesse,

De se regaillardir au feu de la jeunesse ?

David et Salomon le crurent sagement,

Et Caton le Censeur fut de leur sentiment,

Qui sur ses derniers jours honora de sa couche

Une jeune servante et vertement fit souche.

BRIDAINE.

Il fit souche ?

FÉLINE.

Oui, mon oncle, et Plutarque en fait foi,

À quatre-vingt-dix ans.

BRIDAINE.

C’était plus vieux que moi !

Mais n’en mourut-il pas ?

FÉLINE.

Il toucha la centaine.

BRIDAINE.

Il faut que ces Romains fussent en cœur de chêne !

FÉLINE.

Mon Dieu ! pas plus que vous.

BRIDAINE.

Ce n’est pas l’embarras,

Je suis d’une famille où l’on ne vieillit pas,

Et mon père, dit-on, passait la soixantaine

Qu’en jeune homme il courait encor la prétantaine.

FÉLINE.

Pour moi, je gagerais, si vous vous mariez,

Que vous aurez bientôt deux ou trois héritiers.

BRIDAINE.

Deux ou trois ? Vous croyez ?

FÉLINE.

Peut-être même quatre.

BRIDAINE.

Quatre, ce serait trop.

FÉLINE.

Nous pouvons en rabattre

Mettons trois.

BRIDAINE.

Trois garçons, pas de fille.

FÉLINE.

C’est dit.

BRIDAINE.

Les filles ne sont pas d’un facile débit ;

Tandis que les garçons, lorsqu’on ne sait qu’en faire,

On les fait avocats, et vogue la galère !

FÉLINE.

C’est juste. Mais voyez l’heureux arrangement :

Ce que vous redoutiez, c’était l’isolement,

Et voilà que Juliette, à votre sort unie,

Vous prête nuit et jour sa douce compagnie ;

Vous avez des enfants à qui laisser vos biens...

BRIDAINE.

C’est charmant, mon ami, c’est charmant, j’en conviens ;

Mais, comme dit Panurge, il me reste un scrupule

Au seul penser duquel malgré moi je recule.

Me mariant si tard, suis-je bien assuré

De n’avoir pas d’enfants plus que je n’en voudrai ?

FÉLINE.

À quoi pensez-vous donc ?

BRIDAINE.

À ce qu’en bon langage

Nos pères tout crûment appelaient cocuage.

FÉLINE.

C’est un terme aboli chez les gens comme il faut.

BRIDAINE.

Tant pis, mon cher, tant pis ! je regrette ce mot.

À mon sens, il est bon, et pour plus d’une cause,

Que le mot soit vilain quand vilaine est la chose.

Comme on en trompe aussi, de ces pauvres maris !

Et des gens encor bien, des gens à peine gris !

Que sera-ce de moi ?

FÉLINE.

Mais c’est ce qui vous sauve :

On trompe volontiers un mari gris ou chauve ;

Mais un front de vieillard, imposant à l’aspect,

Des moins respectueux commande le respect :

Souiller des cheveux, blancs passe pour sacrilège.

BRIDAINE.

En êtes-vous bien sûr ?

FÉLINE.

Eh ! mon oncle, voudrais-je

Exposer votre nom à de sots accidents ?

L’honneur de la famille est en jeu là dedans.

D’ailleurs, Juliette est sage, et c’est lui faire injure

Que de craindre avec elle une mésaventure.

BRIDAINE.

Le fait est, mon ami, que je n’ai pas connu

De meilleur naturel ni de plus ingénu.

FÉLINE.

Son mari, quel qu’ii soit, peut s’assurer en elle.

BRIDAINE.

Oui, je crois comme vous qu’elle serait fidèle...

FÉLINE.

J’en mettrais dans le feu les deux mains que voilà.

BRIDAINE.

Ah ! l’honnête garçon de neveu que j’ai là !

Au gré de vos désirs comme il vous persuade !

Pour la peine je veux vous donner l’accolade.

FÉLINE, à part.

On dit vrai : les baisers sont monnaie à vilain.

BRIDAINE.

De mon premier enfant vous serez le parrain.

FÉLINE.

D’abord, mon oncle, il faut que Juliette consente.

BRIDAINE.

Bon, bon ! nous saurons bien la rendre obéissante.

FÉLINE.

Quoi ! la violenter ?...

BRIDAINE.

N’est-ce pas pour son bien ?

Vaut-il mieux lui laisser épouser un vaurien

Comme Octave ?

FÉLINE.

Il est vrai ; pourtant.

BRIDAINE.

Un jour, je pense

Qu’elle me saura gré de cette violence.

Je vais la préparer à faire son devoir.

Merci, mon cher ami, de l’idée. Au revoir.

Il entre chez Juliette.

 

 

Scène X

 

FÉLINE, seul

 

Mon idée était, certes, heureuse pour Juliette,

Et son meilleur ami la trouverait parfaite ;

Mon oncle est un parti superbe ! – Mais j’ai peur

Que le brutal ne cause ici quelque malheur.

Juliette a l’âme fière, et cette violence

Pourrait bien la pousser à quelque extravagance.

Je l’ai dit mon oncle. Après, tant pis pour lui ;

Je ne me mêle pas des affaires d’autrui.

 

 

ACTE III

 

Un salon chez Octave, le soir.

 

 

Scène première

 

OCTAVE, seul

 

Je suis décidément un sot que je méprise.

Je suis un sot ?... Enfin j’ai fait une sottise.

Juliette était, au point de me tout accorder ;

Il fallait seulement me faire marchander,

Et mettre une rançon un peu chère à ma vie,

Peut-être même au fond en avait-elle envie

Les femmes aiment tant à se sacrifier !

Mais Féline a raison, je suis un écolier,

Et je n’ai pas encor cette fermeté d’âme

Qu’il faut pour résister aux larmes d’une femme.

Dès que je vois pleurer des yeux pleins de langueur

L’humidité me gagne et m’amollit le cœur,

Et j’oublie aussitôt que toute femme tendre

Pleure, comme le cerf, au moment de se rendre.

Peste soit du chasseur dont l’ardeur a faibli

Au moment souhaité de sonner l’hallali !

Enfin Juliette ici par ma faute m’échappe ;

Mais la leçon m’est bonne, et, si l’on me rattrape

À ces fausses pitiés, je veux être pendu

Au rameau le plus vert de l’arbre défendu.

Entre un domestique.

LE DOMESTIQUE.

Une lettre, Monsieur.

Il sort.

OCTAVE, ouvrant la lettre.

C’est de Rose !... Ô fortune !

Contre les maladroits tu n’as pas de rancune.

Il lit.

« Mon mari me dit qu’il vous a fermé sa porte et ne m’en donne pas de motif, sinon que vous êtes un homme sans principes. Je devine assez ce qui l’anime contre vous, et ce prétexte transparent cache mal sa jalousie. Je ne veux pas que son humeur ombrageuse vous prive de me voir, et, puisqu’il défend que ce soit chez lui, ce sera chez vous. Je suivrai cette lettre de prés ; mais n’en concevez aucun espoir, je ne veux pas emporter de remords. »

Rose ici ! tout à l’heure ! à ma discrétion !

Ô joie inespérée ! Ô compensation !

Le mari !... Saurait-il ? Peste du trouble-fête !

 

 

Scène II

 

OCTAVE, FÉLINE

 

FÉLINE.

Vous ne m’attendiez pas !

OCTAVE, à part.

Il vient sauver sa tête.

Haut.

Non, Monsieur.

FÉLINE.

Ma visite est peu de votre goût.

OCTAVE.

J’en conviens franchement : vous me gênez beaucoup.

FÉLINE.

J’en suis fâche, Monsieur.

OCTAVE.

Moins que moi, je vous jure.

FÉLINE.

Mais vous nous avez mis en telle conjoncture,

Que, malgré mon serment de ne plus vous revoir,

J’y suis encor forcé par un triste devoir.

Que ma présence ou non vous soit désagréable,

Je viens pour prévenir un malheur effroyable.

OCTAVE.

De quoi s’agit-il donc ?

FÉLINE.

De Juliette.

OCTAVE, à part.

Très bien !

De son propre malheur il ne soupçonne rien

Délivrons-nous de lui.

Haut.

La démarche m’étonne ;

Car vous êtes, Monsieur, la dernière personne

Par qui je souffrirais me voir admonesté,

Après l’aigre façon dont vous m’avez traité.

FÉLINE.

Aussi ne sont-ce plus des conseils que j’apporte ;

Je viens en suppliant frapper à votre porte,

Pour qu’il ne puisse pas m’être un jour reproché

D’avoir négligé rien qui vous aurait touché.

Mon orgueil d’honnête homme à vos pieds s’humilie.

Je ne m’indigne plus maintenant, je supplie ;

Juliette est en vos mains, et tel est son danger,

Que vous seul contre vous la pouvez protéger.

OCTAVE.

Juliette entre mes mains ?

FÉLINE.

Tout conspire à sa chute...

Pour être son mari l’oncle la persécute ;

Elle pleure, elle hésite; une lettre de vous

Pourrait à sa vertu porter les derniers coups ;

Je viens vous supplier de lie lui pas écrire.

OCTAVE.

Vous êtes maladroit de me si bien instruire.

FÉLINE, troublé.

Qu’entendez-vous par là ? Dans cette extrémité,

Où puis-je recourir qu’à votre loyauté ?

Si vous me repoussez, j’aurai fait une faute,

Mais c’est de vous tenir en estime trop haute,

De vous croire capable encor d’un peu de bien

En un mot de juger votre cœur par le mien.

Je suis, à vous entendre, un niais, ou tout comme ?

Soit, Monsieur ! quand on traite avec un honnête homme,

Le chemin le plus sur est toujours le plus droit :

C’est donc tant pis pour vous si je suis maladroit.

OCTAVE.

Mais vous vous emportez !

FÉLINE.

Oui. Monsieur, je m’emporte,

À voir interpréter mes actes de la sorte !

OCTAVE.

Que me parlez-vous là d’interprétation ?

FÉLINE.

Et que signifiait votre observation,

Si ce n’est, que je viens en effet vous instruire

Que, pour perdre Juliette, il vous suffit d’écrire ?

OCTAVE.

D’où diable voulez-vous que j’aie eu ce soupçon ?

Un mari qui viendrait au secours d’un garçon ?

Vous surtout dont je sais i horreur pour le scandale,

Qui m’avez si souvent et tant t’ait la morale !

FÉLINE, radouci.

Oui, je vous ai toujours parte comme j’ai dû.

Nous n’en serions pas là, si l’on m’eut entendu.

OCTAVE.

J’en conviens.

FÉLINE.

J’ai fait tout pour assainir votre âme

Et pour en extirper votre projet infâme.

OCTAVE.

J’en pourrais témoigner.

FÉLINE.

Rien n’a mordu sur vous,

Ni raison ni sarcasme, encor moins le courroux.

OCTAVE.

Vous pouvez m’accuser d’avoir un cœur de roche.

FÉLINE.

Au jour du repentir vous n’aurez nul reproche

À m’adresser.

OCTAVE.

Aucun, sinon d’être têtu.

FÉLINE.

Un autre à tant d’échecs se tiendrait pour battu.

Et se croirait en droit de prendre du relâche ;

Mais je suis obstiné sur une noble tâche !

Après avoir de tout vainement essayé,

Je tente le dernier recours de la pitié.

Ayez compassion de cette pauvre fille

Qui vous aime et n’a plus qu’un oncle pour famille.

Contentez-vous d’avoir son sort en votre main ;

Que votre orgueil lui souffre un asile et du pain.

OCTAVE.

Si je croyais vraiment.

FÉLINE.

Je sais bien qu’elle est belle

Et que je vous demande une chose cruelle

Il est dur de se voir maître de tant d’appas,

Et par pure vertu de n’en profiter pas.

OCTAVE.

Certes !...

FÉLINE.

Mais, à défaut d’une autre récompense,

Vous pouvez êtes sur de ma reconnaissance.

OCTAVE.

Beau dédommagement !

FÉLINE.

Et, si de jeunes fous

Ont assez peu de cœur pour se moquer de vous,

Vous vous retrancherez contre leur injustice

Dans le contentement d’un si beau sacrifice.

OCTAVE.

Vous m’y faites songer... quelle proie aux railleurs !

FÉLINE.

Le sage s’émeut-il d’un quolibet ? – D’ailleurs,

Plus le renoncement est grand, plus il honore.

OCTAVE.

Certes et j’aurais plaisir à voir lever l’aurore...

Mais quoi ! mon cher Monsieur, je dors jusqu’à midi.

FÉLINE.

Vous êtes, je l’avoue, un cruel étourdi.

OCTAVE.

Plut au ciel, le fussé-je encore davantage !

Car, si je me mêlais une fois d’être sage,

Je trouverais partout quelque bonne raison

De ne me divertir en aucune façon.

De scrupule en scrupule et de fil en aiguille,

Je n’aurais à la fin femme, veuve, ni fille.

À déesse Vertu j’adresserai des vœux,

Mais plus tard, quand j’aurai perdu dents et cheveux.

D’ici là, trouvez bon que je ne m’inquiète

D’aucun raisonnement qui troublerait la fête.

FÉLINE.

Que répondre à cela ?

OCTAVE.

De sensé ? rien du tout.

FÉLINE.

J’aurai du moins rempli mon devoir jusqu’au bout :

Le reste est entre vous et votre conscience.

OCTAVE.

Hélas ! elle n’a pas, Monsieur, votre éloquence.

Entre un domestique.

LE DOMESTIQUE.

Une dame, Monsieur, demande à vous parler.

OCTAVE.

Vous comprenez...

FÉLINE.

Très bien... que je dois m’en aller.

À part.

C’est elle !

OCTAVE.

Excusez-moi d’en agir de la sorte.

Au domestique.

Reconduisez Monsieur par la petite porte.

FÉLINE, à part.

Allons chercher mon oncle afin de la sauver.

Il sort.

 

 

Scène III

 

OCTAVE, seul, puis ROSE

 

OCTAVE, seul.

S’il savait devant qui je le fais s’esquiver !

Pauvre homme !

Il va à la porte.

Vous pouvez entrer sans nulle crainte,

Madame.

À part.

Dans ses yeux quelle émotion peinte !

ROSE s’assied ; après un moment de silence.

Que pensez-vous de moi ?

OCTAVE.

Madame...

ROSE.

Franchement ?

OCTAVE.

Que vous êtes ici par un saint dévouement,

Qu’il n’est rien que de noble et de grand dans votre âme.

ROSE.

Non, Monsieur ; vous pensez que je suis une infâme,

Que je viens vous livrer l’honneur de mon mari,

Qu’en quittant sa maison peut-être j’ai souri.

OCTAVE.

Quel méprisable cœur ce soupçon me suppose !

ROSE.

Est-ce que vous pouvez en penser autre chose ?

Ne suis-je pas chez vous ? pourquoi vaudrais-je mieux

Que tant d’autres à qui se sont ouverts ces lieux ?

Car plus d’une avant moi sans doute y fut reçue,

Et ce n’est pas pour rien qu’ils ont la double issue.

OCTAVE.

Ah ! croyez que nulle autre avant vous...

ROSE.

C’est bien pis

Si j’ose la première affronter ce logis

– Ne vous défendez pas, ce n’est point un reproche. –

Qu’un crime vu de loin est moins laid qu’à l’approche !

Quand je vous écrivais de m’attendre chez vous,

Je ne comprenais pas ce qu’est un rendez-vous.

J’accusais mon mari d’une cruelle offense,

Et n’étais attentive alors qu’à la vengeance.

Mais ici j’ai senti que tout allait changer,

Et qu’au seuil je perdais le droit de me venger.

Il m’a semblé soudain devenir une femme

Pareille de tous points à celles que je blâme,

Et je serais partie aussitôt, si ce n’est

Que vous n’auriez pas eu sur moi l’esprit bien net.

J’ai voulu vous donner la clef de ma conduite

C’est fait ; et maintenant pour jamais je vous quitte.

Elle se lève.

OCTAVE.

Pour jamais ?

ROSE.

Vous revoir, c’est tromper mon époux.

OCTAVE.

Je ne vous verrai plus ? quoi pas même chez vous ?

ROSE.

Vous n’y pourriez venir qu’à t’insu de mon maitre ;

Il me faudrait mentir, et vous cacher peut-être

Ce serait peu de joie et beaucoup de remords.

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, ROSE, FÉLINE, BRIDAINE

 

BRIDAINE, à la cantonade.

Non, je n’écoute rien que mes justes transports !

ROSE.

Ô ciel !

OCTAVE, se précipitant vers la porte.

On n’entre pas !

BRIDAINE, le repoussant.

Te voilà donc, coquine !

Rose se retourne vers lui.

Rose !

FÉLINE.

Ma femme !

BRIDAINE.

Eh bien, que disait donc Féline.

FÉLINE.

C’est affreux !

BRIDAINE.

Ce n’est pas moi qui suis... Pauvre ami !

Oppose à ton malheur un courage affermi.

C’est l’instant de montrer de la philosophie...

Moi, je ne fus jamais si joyeux de ma vie !

FÉLINE.

Je ne l’aurais pas cru quand on me l’aurait dit,

Tant sur ma confiance elle avait de crédit !

Aussi je lui veux être un juge impitoyable.

BRIDAINE.

Doucement... après tout sa faute est excusable

De l’indulgence !

FÉLINE.

Non je n’en veux pas avoir

Il en coûte si peu de faire son devoir !

À Rose.

Tremblez, car je saurai me venger de l’offense.

OCTAVE.

C’est sur moi seul que doit tomber votre vengeance ;

Je suis prêt, s’il vous plaît, à vous rendre raison.

FÉLINE.

Il ne me plait pas, moi.

BRIDAINE.

C’est la seule façon

D’en sortir à ta gloire... en montrant du courage.

FÉLINE.

Non, ce n’est pas ainsi qu’on lave un tel outrage :

Le duel est immoral ; l’arme que je choisis

Pour venger mon honneur, Monsieur, c’est le mépris.

ROSE.

Le mépris !

FÉLINE.

Qu’avez-vous à réclamer, Madame ?

De vous plus que d’une autre un tel crime est infâme !

Vous aviez un mari dont le nom eût été

Par toute autre que vous saintement respecté,

Le plus homme de bien, certes que je connaisse...

Je le dis fièrement, car c’est la ma noblesse,

Et, sous le coup fatal dont je suis abattu,

Je sens grandir en moi l’orgueil de ma vertu !

Si, pour vous excuser, j’interroge ma vie,

Je n’y trouve rien, non, rien qui vous justifie :

Je ne vous ai donné qu’exemples de bonté,

Et de délicatesse, et de fidélité ;

Pour moi, mais plus encor pour vous, j’ai sans relâche

Veillé sur mon honneur, et, l’ai gardé sans tâche ;

Et ce trésor sur quoi j’avais ainsi veillé,

Vous l’avez en un jour honteusement pillé !

Et vous vous révoltez contre votre sentence ?

OCTAVE.

J’affirme sur l’honneur, Monsieur, son innocence.

FÉLINE.

Sur l’honneur ! quel honneur ? le vôtre, par hasard ?

OCTAVE, avec colère.

Monsieur !

FÉLINE.

De mon mépris subissez votre part,

Vous qui vous êtes fait, par ma bonté trop prompte,

L’hôte de ma maison pour y planter la honte,

Qui creusiez sous mes pas un piège souterrain,

Et ne rougissiez point en me serrant la main !

OCTAVE, confus.

Monsieur !...

FÉLINE.

À votre avis, c’est une espièglerie

Sans doute, un joyeux tour dont il faut que l’on rie.

L’honneur n’a rien à voir là dedans en effet !

Surprendre l’amitié d’un homme, c’est parfait,

Et cette fourbe n’est d’aucun homme suivie,

Quand c’est pour lui voler le bonheur de sa vie !

Pour m’enlever, Monsieur, mon bonheur sans retour,

Vous n’aviez même pas l’excuse de l’amour !

Vous cherchiez seulement à faire une conquête,

Et vous preniez ma femme à défaut de Juliette !

À Rose.

Oui, Madame, et cela déjà me venge assez,

Il vous trahit autant que vous me trahissez.

Il convoitait aussi Juliette...

BRIDAINE.

L’insolence !

FÉLINE, à Rose.

Si vous ne m’en croyez, croyez-en son silence !

BRIDAINE.

C’est clair !

FÉLINE, à Octave.

Oseriez-vous dire que j’ai menti ?

BRIDAINE.

Il est au pied du mur !

OCTAVE, à part.

Je suis anéanti !

ROSE, à part.

Ô juste châtiment de ma faute !

BRIDAINE.

Ah ! le traître !

À part.

Je voudrais le pouvoir jeter par la fenêtre !

FÉLINE, à Rose.

Vous connaissez enfin celui que vous aimiez ;

Apprenez qui je suis, moi que vous accusiez.

Si Juliette séduite était à votre place,

Mon oncle à son malheur ne ferait pas de grâce.

BRIDAINE.

Certes !

FÉLINE.

Il la chasserait en la déshéritant !

BRIDAINE.

Corbleu ! je le crois bien sans conteste ! à l’instant !

FÉLINE.

Eh bien, moi, ce flatteur, ce coureur d’héritage...

À Octave.

Parlez, Monsieur, parlez ! rendez-moi témoignage !

N’ai-je pas invoqué l’honneur et la raison

Pour vous dissuader de votre trahison ?

OCTAVE.

Oui.

FÉLINE.

Comme mon enfant j’ai défendu Juliette,

N’est-il pas vrai ?

OCTAVE.

C’est vrai.

BRIDAINE.

Bon Féline ! homme honnête !

FÉLINE.

Et voilà mon loyer ! soyez honnête et bon !

Ô vertu ! c’est donc vrai que tu n’es qu’un vain nom ?

ROSE.

Que n’ai-je su plus tôt...

FÉLINE.

Ce n’est pas ma manière

De triompher partout du bien que je peux faire ;

De mes œuvres j’ai honte à réclamer un prix,

Et je trouve plus fier d’accepter le mépris.

BRIDAINE.

L’antiquité n’a rien qui soit plus magnanime !

ROSE.

Ah ! Monsieur ! maintenant je comprends tout mon crime.

FÉLINE.

C’est trop tard.

ROSE.

Non, Monsieur, le ciel m’en est témoin !

FÉLINE.

Quoi ! prétendriez-vous... ?

ROSE.

Vous ne me croyez point,

Et je ne m’en plains pas l’apparence m’accable.

Cependant je n’ai rien commis d’irréparable.

J’en jure par ma mère – et son souvenir saint

M’est trop cher et sacré pour t’invoquer en vain –

Votre honneur est intact : un moment égarée,

J’allais sortir d’ici... comme j’étais entrée,

Car la honte, sinon le remords, m’étouffait.

BRIDAINE, à part.

S’il la croit, je dirai qu’il a l’esprit bien fait.

FÉLINE, à part.

Elle ne peut mentir sur le nom de sa mère...

Outre que je ne puis me mieux tirer d’affaire.

À Rose.

Vous avez l’esprit faux, mais le cœur fier et droit,

Et sur votre serment tout le monde vous croit.

BRIDAINE, à part.

Pas moi, toujours.

ROSE.

Merci de cette confiance.

FÉLINE.

Mon oncle et vous, Monsieur, promettez le silence !

OCTAVE.

Je le jure !

BRIDAINE.

Aussi moi.

 

 

Scène V

 

OCTAVE, ROSE, FÉLINE, BRIDAINE, JULIETTE

 

BRIDAINE.

Juliette !

À Féline.

Soutiens-moi !

OCTAVE, à part.

La pauvre enfant !

BRIDAINE.

J’en tiens !... – Sexe ingrat et sans foi !

FÉLINE.

De la philosophie !...

BRIDAINE.

Ah ! laisse-moi tranquille !

FÉLINE.

Vous disiez tout à l’heure...

BRIDAINE.

Au diable l’imbécile !

Tes consolations ne font que m’achever.

À Juliette.

Tu ne t’attendais pas, vilaine, à me trouver !

JULIETTE.

La rencontre n’a rien dont je sois interdite,

Et je ne rougis pas, Monsieur, de ma conduite.

Vous m’avez mise au point de ne rien ménager.

BRIDAINE.

Nous verrons !

JULIETTE.

Mon mari saura me protéger.

BRIDAINE.

Votre mari ! Parbleu ! je vais vous faire rire.

Apprenez qu’il voulait seulement vous séduire,

Qu’il courtisait...

FÉLINE.

Une autre en même temps que vous.

JULIETTE.

Se serait-il offert pour être mon époux ?

BRIDAINE, embarrassé.

Il est vrai que par lui vous fûtes demandée...

ROSE.

De sorte à ne pouvoir jamais être accordée.

Il cherchait un refus qui le mit en état

De se désespérer à vous avec éclat...

JULIETTE.

Hélas ! j’ai tant souffert ! faut-il souffrir encore !

BRIDAINE, à Juliette.

Cela vous apprendra, romanesque pécore !

À part.

Mais non, je réfléchis : parlons-lui doucement,

Et gagnons son amour par un doux traitement.

Haut.

Vous voyez ce que sont les jeunes gens, ma chère.

Peut-être je devrais me montrer plus sévère ;

Mais je pardonne tout parce que je suis bon,

Et je vous offre encor ma personne et mon nom.

JULIETTE.

Tant de bonté, Monsieur, me touche et me pénètre,

Mais...

BRIDAINE.

Mais ?

JULIETTE.

Je ne pourrais assez la reconnaitre.

Vous seriez malheureux, je le sens.

BRIDAINE.

Pour ceci,

C’est mon affaire.

JULIETTE.

Et moi je le serais aussi.

BRIDAINE, prenant Féline à part.

Féline, parle-lui ; ma faiblesse est extrême ;

Elle ne m’aime pas, et je sens que je l’aime.

Va, plaide en ma faveur.

FÉLINE.

Oui, mon oncle.

Il prend Juliette à part.

Pensez,

Mon enfant, au bonheur qu’ici vous repoussez.

Notre oncle a soixante ans, mais le cœur encor tendre,

Et puis cent mille écus sont toujours bons à prendre.

JULIETTE.

Ah ! Monsieur !

FÉLINE.

Croyez-m’en : réfléchissez.

JULIETTE.

Jamais !

Si je ne puis pas être à celui que j’aimais,

Je ne serai du moins la femme de personne.

OCTAVE, à part.

Noble cœur !

BRIDAINE.

C’est ainsi ?... Va donc ! je t’abandonne,

Ingrate !...

À Féline.

Tu seras mon unique héritier.

À Juliette.

Vilaine !

FÉLINE.

Calmez-vous.

BRIDAINE.

Eh ! laisse-moi crier !

À Juliette.

Il te faut des muguets, impudente !

ROSE.

De grâce !

BRIDAINE.

Qu’elle ne rentre plus chez moi !

ROSE.

Mais...

BRIDAINE.

Je la chasse !

FÉLINE.

Qui la recueillera ?

BRIDAINE.

C’est mon moindre souci.

ROSE.

Mais enfin...

BRIDAINE.

Après tout elle est chez elle ici ;

Qu’elle y reste ! Bonsoir.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

FÉLINE, OCTAVE, ROSE, JULIETTE

 

JULIETTE, se laissant aller sur un fauteuil.

Oh ! mon Dieu ! que d’outrage !

ROSE.

Nous le ramènerons, mon enfant ; du courage.

D’ici là, vous aurez un asile chez nous.

JULIETTE.

Merci, mes seuls amis ; votre intérêt m’est doux :

Mais je n’attendrai pas que mon oncle s’apaise.

Mon épreuve est trop rude, et le monde me pèse ;

Ma mère m’a laissé, je crois, un peu d’argent,

Assez pour en payer ma dot dans un couvent...

FÉLINE.

Mais ne m’avez-vous pas, d’ailleurs, chère Juliette ?

JULIETTE.

C’est là que je voudrais chercher une retraite.

FÉLINE, à Rose.

Elle a raison c’est là qu’est la tranquillité.

JULIETTE, pensive.

J’aurai mes dix-sept ans à la fin de l’été.

ROSE.

Allons-nous-en d’ici. Venez, l’heure s’avance.

Au moment où tout le monde fait mine de partir, Octave vient au milieu.

OCTAVE.

Avant de me quitter, prenez votre vengeance,

Juliette : je vous aime et vous me haïssez.

ROSE.

N’a-t-elle pas sujet ?

OCTAVE.

C’est juste, je le sais,

Et l’on ne fléchit pas une haine si fière ;

Aussi vous n’entendrez ni plainte ni prière.

J’ai voulu seulement vous dire à deux genoux,

Juliette, que je suis plus malheureux que vous,

Car c’est ma lâcheté qui nous perd l’un et l’autre.

Et je porte à la fois ma douleur et la vôtre.

Mais je suis moins coupable encore que puni,

De votre âme angélique à tout jamais banni,

Et me sentant trop bien déchu de votre estime

Pour que vous m’accordiez de réparer mon crime.

Adieu donc, laissez-moi le remords qui m’est dû

Et l’amer souvenir de votre amour perdu !

FÉLINE.

La réparation que vous m’avez offerte,

Faites-la-moi, Monsieur, en réparant sa perte.

J’ai le droit d’exiger quelque chose de vous.

ROSE, bas à Féline.

C’est bien !

OCTAVE.

Me voudrait-elle accepter pour époux ?

Je serais trop heureux !

FÉLINE.

Juliette, il vous adore !

JULIETTE.

Je ne peux plus le croire.

FÉLINE, à Octave.

Elle vous aime encore.

OCTAVE.

S’il était vrai !

FÉLINE.

Voyons, pas de fausse pudeur,

Enfants ; dépêchez-vous de renaître au bonheur.

Vous vous aimez tous deux ! Faut-il que j’intervienne ?

À Juliette.

Donnez-lui votre main avant qu’il ne la prenne.

Juliette tend la main à Octave.

OCTAVE.

Ah ! que je suis heureux !

FÉLINE.

Heureux de ma façon !

ROSE, à part.

Et j’ai pu mépriser cet homme honnête et bon !

FÉLINE, à part.

Juliette, grâce à moi, fait un beau mariage,

Je puis donc sans scrupule accepter l’héritage.

JULIETTE, à Féline.

C’est vous qui ramenez la paix dans la maison !

OCTAVE.

Que n’ai-je cru plus tôt votre haute raison !

JULIETTE.

Sans vous, Monsieur, sans vous, n’étais-je pas perdue ?

OCTAVE.

Vous m’avez éclairé.

JULIETTE.

Vous m’avez défendue.

ROSE.

Ah ! plus je vous connais... Quelle était mon erreur !

OCTAVE.

Si bon et si modeste à pratiquer l’honneur !

ROSE.

Plus d’un ne le vaut pas que bien haut on renomme.

FÉLINE, à part.

Parbleu ! j’étais bien sûr que je suis honnête homme !

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