André del Sarto (Alfred de MUSSET)
Drame en trois actes.
Première version en trois actes publiée en 1833, puis reprise en deux actes pour être jouée, pour la première fois, à paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 21 octobre 1850.
Personnages
ANDRÉ
CORDIANI, peintre, élève d’André
LIONEL, peintre, élève d’André
DAMIEN, peintre, élève d’André
GRÉMIO, concierge
MONTJOIE, gentilhomme français
MATHURIN, domestique
JEAN, domestique
PAOLO
CÉSARIO, élève d’André
LUCRETIA DEL FEDE, femme d’André
SPINETTE, suivante
UN MÉDECIN
PEINTRES
VALTES, etc.
La scène est à Florence.
ACTE I
Scène première
La maison d’André. Une cour, un jardin au fond.
GRÉMIO, sortant de la maison du concierge.
Il me semble, en vérité, que j’entends marcher dans la cour : à quatre heures du matin, c’est singulier. Hum ! hum ! que veut dire cela ?
Il avance ; un homme enveloppé d’un manteau descend d’une fenêtre du rez-de-chaussée.
GRÉMIO.
De la fenêtre de Madame Lucrèce ? Arrête, qui que sois.
L’HOMME.
Laisse-moi passer, ou je te tue !
Il le frappe et s’enfuit dans le jardin.
GRÉMIO, seul.
Au meurtre ! au voleur ! Jean, au secours !
DAMIEN, sortant en robe de chambre.
Qu’est-ce ? qu’as-tu à crier, Grémio ?
GRÉMIO.
Il y a un voleur dans le jardin.
DAMIEN.
Vieux fou ! tu te seras grisé.
GRÉMIO.
De la fenêtre de Madame Lucrèce, de sa propre fenêtre, je l’ai vu descendre. Ah ! je suis blessé ! il m’a frappé au bras de son stylet.
DAMIEN.
Tu veux rire ! ton manteau est à peine déchiré. Quel conte viens-tu faire, Grémio ? Qui diable veux-tu avoir vu descendre de la fenêtre de Lucrèce, à cette heure-ci ? Sais-tu, sot que tu es, qu’il ne ferait pas bon l’aller redire à son mari ?
GRÉMIO.
Je l’ai vu comme je vous vois.
DAMIEN.
Tu as bu, Grémio ; tu vois double.
GRÉMIO.
Double ! je n’en ai vu qu’un.
DAMIEN.
Pourquoi réveilles-tu une maison entière avant le lever du soleil ? et une maison comme celle-ci, pleine de jeunes gens, de valets ! T’a-t-on payé pour imaginer ce mauvais roman sur le compte de la femme de mon meilleur ami ? Tu cries au voleur, et tu prétends qu’on a sauté par sa fenêtre ? Es-tu fou ou es-tu payé ? Dis, réponds : que je t’entende.
GRÉMIO.
Mon Dieu ! mon Seigneur Jésus ! je l’ai vu ; en vérité de Dieu, je l’ai vu. Que vous ai-je fait ? je l’ai vu.
DAMIEN.
Écoute, Grémio. Prends cette bourse, elle peut être moins lourde que celle qu’on t’a donnée pour inventer cette histoire-là. Va-t’en boire à ma santé. Tu sais que je suis l’ami de ton maître, n’est-ce pas ? je ne suis pas un voleur, moi ; je ne suis pas de moitié dans le vol qu’on lui ferait. Tu me connais depuis dix ans comme je connais André. Eh bien ! Grémio, pas un mot là-dessus. Bois à ma santé ; pas un mot, entends-tu ? ou je te fais chasser de la maison. Va, Grémio, rentre chez toi, mon vieux camarade. Que tout cela soit oublié.
GRÉMIO.
Je l’ai vu, mon Dieu ! sur ma tête, sur celle de mon père, je l’ai vu, vu, bien vu.
Il rentre.
DAMIEN, s’avançant seul vers le jardin et appelant.
Cordiani ! Cordiani !
Cordiani paraît.
Insensé ! en es-tu venu là ? André, ton ami, le mien, le bon, le pauvre André !
CORDIANI.
Elle m’aime, ô Damien, elle m’aime ! Que vas-tu me dire ? Je suis heureux. Regarde-moi, elle m’aime. Je cours dans ce jardin depuis hier ; je me suis jeté dans les herbes humides ; j’ai frappé les statues et les arbres, et j’ai couvert de baisers terribles les gazons qu’elle avait foulés.
DAMIEN.
Et cet homme qui te surprend ! À quoi penses-tu ? Et André ! André, Cordiani !
CORDIANI
Que sais-je ? je puis être coupable, tu peux avoir raison ; nous en parlerons demain, un jour, plus tard ; laisse-moi être heureux. Je me trompe peut-être, elle ne m’aime peut-être pas ; un caprice, oui, un caprice seulement, et rien de plus ; mais laisse-moi être heureux.
DAMIEN.
Rien de plus ? et tu brises comme une paille un lien de vingt-cinq années ? et tu sors de cette chambre ? Tu peux être coupable ? et les rideaux qui se sont refermés sur toi sont encore agités autour d’elle ? et l’homme qui te voit sortir crie au meurtre ?
CORDIANI.
Ah ! mon ami, que cette femme est belle !
DAMIEN.
Insensé ! insensé !
CORDIANI.
Si tu savais quelle région j’habite ! comme le son de sa voix seulement fait bouillonner en moi une vie nouvelle ! comme les larmes lui viennent aux yeux au-devant de tout ce qui est beau, tendre et pur comme elle ! Ô mon Dieu ! c’est un autel sublime que le bonheur. Puisse la joie de mon âme monter à toi comme un doux encens ! Damien, les poètes se sont trompés : est-ce l’esprit du mal qui est l’ange déchu ? C’est celui de l’amour, qui, après le grand œuvre, ne voulut pas quitter la terre, et, tandis que ses frères remontaient au Ciel, laissa tomber ses ailes d’or en poudre aux pieds de la beauté qu’il avait créée.
DAMIEN.
Je te parlerai dans un autre moment. Le soleil se lève ; dans une heure, quelqu’un viendra s’asseoir aussi sur ce banc ; il posera comme toi ses mains sur son visage, et ce ne sont pas des larmes de joie qu’il cachera. À quoi penses-tu ?
CORDIANI.
Je pense au coin obscur d’une certaine taverne où je me suis assis tant de fois, regrettant ma journée. Je pense à Florence qui s’éveille, aux promenades, aux passants qui se croisent, au monde où j’ai erré vingt ans comme un spectre sans sépulture, à ces rues désertes où je me plongeais au sein des nuits, poussé par quelque dessein sinistre ; je pense à mes travaux, à mes jours de découragement ; j’ouvre les bras, et je vois passer les fantômes des femmes que j’ai possédées, mes plaisirs, mes peines, mes espérances ! Ah ! mon ami, comme tout est foudroyé, comme tout ce qui fermentait en moi s’est réuni en une seule pensée : l’aimer ! C’est ainsi que mille insectes épars dans la poussière viennent se réunir dans un rayon de soleil.
DAMIEN.
Que veux-tu que je te dise, et de quoi servent les paroles après l’action ? Un amour comme le tien n’a pas d’ami.
CORDIANI.
Qu’ai-je eu dans le cœur jusqu’à présent ? Dieu merci, je n’ai pas cherché la science ; je n’ai voulu d’aucun état, je n’ai jamais donné un centre aux cercles gigantesques de la pensée ; je n’y ai laissé entrer que l’amour des arts, qui est l’encens de l’autel, mais qui n’en est pas le dieu. J’ai vécu de mon pinceau, de mon travail ; mais mon travail n’a nourri que mon corps ; mon âme a gardé sa faim céleste. J’ai posé sur le seuil de mon cœur le fouet dont Jésus-Christ flagella les vendeurs du temple. Dieu merci, je n’ai jamais aimé ; mon cœur n’était à rien jusqu’à ce qu’il fût à elle.
DAMIEN.
Comment exprimer tout ce qui se passe dans mon âme ? Je te vois heureux. Ne m’es-tu pas aussi cher que lui ?
CORDIANI.
Et maintenant qu’elle est à moi, maintenant qu’assis à ma table, je laisse couler comme de douces larmes les vers insensés qui lui parlent de mon amour, et que je crois sentir derrière moi son fantôme charmant s’incliner sur mon épaule pour les lire ; maintenant que j’ai un nom sur les lèvres, ô mon ami ! quel est l’homme ici-bas qui n’a pas vu apparaître cent fois, mille fois, dans ses rêves, un être adoré, fait pour lui, devant vivre pour lui ? Eh bien ! quand un seul jour au monde on devrait rencontrer cet être, le serrer dans ses bras et mourir !
DAMIEN.
Tout ce que je puis te répondre, Cordiani, c’est que ton bonheur m’épouvante. Qu’André l’ignore, voilà l’important !
CORDIANI.
Que veut dire cela ? Crois-tu que je l’aie séduite ? qu’elle ait réfléchi et que j’aie réfléchi ? Depuis un an que je la vois tous les jours, je lui parle, et elle me répond ; je fais un geste, et elle me comprend. Elle se met au clavecin, elle chante, et moi, les lèvres entr’ouvertes, je regarde une longue larme tomber en silence sur ses bras nus. Et de quel droit ne serait-elle pas à moi ?
DAMIEN.
De quel droit ?
CORDIANI.
Silence ! j’aime et je suis aimé. Je ne veux rien analyser, rien savoir ; il n’y a d’heureux que les enfants qui cueillent un fruit et le portent à leurs lèvres sans penser à autre chose, sinon qu’ils l’aiment et qu’il est à portée de leurs mains.
DAMIEN.
Ah ! si tu étais là, à cette place où je suis, et si tu te jugeais toi-même ! Que dira demain l’homme à l’enfant ?
CORDIANI.
Non ! non ! Est-ce d’une orgie que je sors, pour que l’air du matin me frappe au visage ? L’ivresse de l’amour est-elle une débauche, pour s’évanouir avec la nuit ? Toi, que voilà, Damien, depuis combien de temps m’as-tu vu l’aimer ? Qu’as-tu à dire à présent, toi qui es resté muet, toi qui as vu pendant une année chaque battement de mon cœur, chaque minute de ma vie se détacher de moi pour s’unir à elle ? Et je suis coupable aujourd’hui ? Alors pourquoi suis-je heureux ? Et que me diras-tu d’ailleurs que je ne me sois dit cent fois à moi-même ? Suis-je un libertin sans cœur ? suis-je un athée ? Ai-je jamais parlé avec mépris de tous ces mots sacrés, qui, depuis que le monde existe, errent vainement sur les lèvres des hommes ? Tous les reproches imaginables, je me les suis adressés, et cependant je suis heureux. Le remords, la vengeance hideuse, la triste et muette douleur, tous ces spectres terribles sont venus se présenter au seuil de ma porte ; aucun n’a pu rester debout devant l’amour de Lucrèce. Silence ! on ouvre les portes ; viens avec moi dans mon atelier. Là, dans une chambre fermée à tous les yeux, j’ai taillé dans le marbre le plus pur l’image adorée de ma maîtresse. Je veux te répondre devant elle ; viens, sortons ; la cour s’emplit de monde, et l’académie va s’ouvrir.
Ils sortent. Les peintres traversent la cour en tous sens. Lionel et Césario s’avancent.
LIONEL.
Le maître est-il levé ?
CÉSARIO, chantant.
Il se levait de bon matin,
Pour se mettre à l’ouvrage ;
Tin taine, tin tin.
Le bon gros père Célestin,
Il se levait de bon matin,
Comme un coq de village.
LIONEL.
Que d’écoliers autrefois dans cette académie ! comme on se disputait pour l’un, pour l’autre ! quel événement que l’apparition d’un nouveau tableau ! Sous Michel-Ange, les écoles étaient de vrais champs de bataille ; aujourd’hui elles se remplissent à peine, lentement, de jeunes gens silencieux. On travaille pour vivre, et les arts deviennent des métiers.
CÉSARIO.
C’est ainsi que tout passe sous le soleil. Moi, Michel-Ange m’ennuyait ; je suis bien aise qu’il soit mort.
LIONEL.
Quel génie que le sien !
CÉSARIO.
Eh bien ! oui, c’est un homme de génie ; qu’il nous laisse tranquilles. As-tu vu le tableau de Pontormo ?
LIONEL.
Et j’y ai vu le siècle tout entier : un homme incertain entre mille chemins divers, la caricature des grands maîtres ; se noyant dans son propre enthousiasme, capable de se retenir, pour s’en tirer, au manteau gothique d’Albert Dürer.
CÉSARIO.
Vive le gothique ! Si les arts se meurent, l’antiquité ne rajeunira rien. Tra deri da ! Il nous faut du nouveau.
ANDRÉ DEL SARTO, entrant et parlant à un valet.
Dites à Grémio de seller deux chevaux, un pour lui et un pour moi. Nous allons à la ferme.
CÉSARIO, continuant.
Du nouveau à tout prix, du nouveau ! Eh bien ! maître, quoi de nouveau ce matin ?
ANDRÉ.
Toujours gai, Césario ? Tout est nouveau aujourd’hui, mon enfant ; la verdure, le soleil et les fleurs, tout sera encore nouveau demain. Il n’y a que l’homme qui se fasse plus vieux, tout se fait plus jeune autour de lui chaque jour. Bonjour, Lionel ; levé de si bonne heure, mon vieil ami ?
CÉSARIO.
Alors les jeunes peintres ont donc raison de demander du neuf, puisque la nature elle-même en veut pour elle et en donne à tous.
LIONEL.
Songes-tu à qui tu parles ?
ANDRÉ.
Ah ! ah ! déjà en train de discuter ? La discussion, mes bons amis, est une terre stérile, croyez-moi ; c’est elle qui tue tout. Moins de préfaces et plus de livres. Vous êtes peintres, mes enfants ; que votre bouche soit muette, et que votre main droite parle pour vous. Écoute-moi cependant, Césario. La nature veut toujours être nouvelle, c’est vrai ; mais elle reste toujours la même. Es-tu de ceux qui souhaiteraient qu’elle changeât la couleur de sa robe, et que les bois se colorassent en bleu ou en rouge ? Ce n’est pas ainsi qu’elle l’entend ; à côté d’une fleur fanée naît une fleur toute semblable, et des milliers de familles se reconnaissent sous la rosée aux premiers rayons du soleil. Chaque matin, l’ange de la vie et de la mort apporte à la mère commune une nouvelle parure, mais toutes ses parures se ressemblent. Que les arts tâchent de faire comme elle, puisqu’ils ne sont rien qu’en l’imitant. Que chaque siècle voie de nouvelles mœurs, de nouveaux costumes, de nouvelles pensées ; mais que le génie soit invariable comme la beauté. Que de jeunes mains, pleines de force et de vie, reçoivent avec respect le flambeau sacré des mains tremblantes des vieillards ; qu’ils la protègent du souffle des vents, cette flamme divine qui traversera les siècles futurs, comme elle a fait des siècles passés. Retiendras-tu cela, Césario ? Et maintenant, va travailler ; à l’ouvrage ! à l’ouvrage ! la vie est si courte !
Il le pousse dans l’atelier. À Lionel.
Nous vieillissons, mon pauvre ami. La jeunesse ne veut plus guère de nous. Je ne sais si c’est que le siècle est un nouveau-né, ou un vieillard tombé en enfance.
LIONEL.
Mort de Dieu ! il ne faut pas que vos nouveaux venus m’échauffent par trop les oreilles ! je finirai par garder mon épée pour travailler.
ANDRÉ.
Te voilà bien, avec les coups de rapière, brave Lionel ! On ne tue aujourd’hui que les moribonds ; le temps des épées est passé en Italie. Allons, allons, mon vieux, laisse dire les bavards, et tâchons d’être de notre temps jusqu’à ce qu’on nous enterre.
Damien entre.
Eh bien ! mon cher Damien, Cordiani vient-il aujourd’hui ?
DAMIEN.
Je ne crois pas qu’il vienne, il est malade.
ANDRÉ.
Malade, lui ! Je l’ai vu hier soir, il ne l’était point. Sérieusement malade ? Allons chez lui, Damien. Que peut-il avoir ?
DAMIEN.
N’allez pas chez lui, il ne saurait vous recevoir. Il s’est enfermé pour la journée.
ANDRÉ.
Oh ! non pas pour moi. Allons, Damien.
DAMIEN.
Sérieusement, il veut être seul.
ANDRÉ.
Seul ! et malade ! tu m’effrayes. Lui est-il arrivé quelque chose ? une dispute ? un duel ? violent comme il est ! Ah ! mon Dieu ! mais qu’est-ce donc ? il ne m’a rien fait dire ; il est blessé, n’est-ce pas ? Pardonnez-moi, mes amis...
Aux peintres qui sont restés et qui l’attendent.
Mais vous le savez, c’est mon ami d’enfance, c’est mon meilleur, mon plus fidèle compagnon.
DAMIEN.
Rassurez-vous ; il ne lui est rien arrivé. Une fièvre légère ; demain, vous le verrez bien portant.
ANDRÉ.
Dieu le veuille ! Dieu le veuille ! Ah ! que de prières j’ai adressées au Ciel pour la conservation d’une vie aussi chère ! Vous le dirai-je, ô mes amis ! dans ces temps de décadence où la mort de Michel-Ange nous a laissés, c’est en lui que j’ai mis mon espoir ; c’est un cœur chaud, et un bon cœur. La Providence ne laisse pas s’égarer de telles facultés ! Que de fois, assis derrière lui, tandis qu’il parcourait du haut en bas son échelle, une palette à la main, j’ai senti se gonfler ma poitrine, j’ai étendu les bras, prêt à le serrer sur mon cœur, à baiser ce front si jeune et si ouvert, d’où le génie rayonnait de toutes parts ! Quelle facilité ! quel enthousiasme ! mais quel sévère et cordial amour de la vérité ! Que de fois j’ai pensé avec délices qu’il était plus jeune que moi ! Je regardais tristement mes pauvres ouvrages, et je m’adressais en moi-même aux siècles futurs : voilà tout ce que j’ai pu faire, leur disais-je, mais je vous lègue mon ami.
LIONEL.
Maître, un homme est là qui vous appelle.
ANDRÉ.
Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?
UN DOMESTIQUE.
Les chevaux sont sellés ; Grémio est prêt, Monseigneur.
ANDRÉ
Allons, je vous dis adieu ; je serai à l’atelier dans deux heures. Mais il n’a rien ?
À Damien.
Rien de grave, n’est-ce pas ? Et nous le verrons demain ? Viens donc souper avec nous ; et si tu vois Lucrèce, dis-lui que je vais à la ferme, et que je reviens.
Il sort.
Scène II
Un petit bois. André dans l’éloignement.
GRÉMIO, assis sur l’herbe.
Hum ! hum ! je l’ai bien vu pourtant. Quel intérêt pouvait-il avoir à me dire le contraire ? Il faut cependant qu’il en ait un, puisqu’il m’a donné...
Il compte dans sa main.
Quatre, cinq, six... diable ! il y a quelque chose là-dessous. Non, certainement, pour un voleur, ce n’en était pas un. J’avais bien eu une autre idée : mais... oh ! mais c’est là qu’il faut s’arrêter. Tais-toi, me suis-je dit, Grémio ; holà ! mon vieux, point de ceci. Cela serait drôle à penser ! penser n’est rien : qu’est-ce qu’on en voit ? on pense ce qu’on veut.
Il chante.
Le berger dit au ruisseau :
Tu vas bien vite au moulin.
As-tu vu, as-tu vu la meunière
Se mirer dans tes eaux ?
ANDRÉ, revenant.
Grémio, va remettre les brides à ces pauvres bêtes ; il faut reprendre notre voyage ; le soleil commence à baisser, nous aurons moins chaud pour revenir.
Grémio sort.
ANDRÉ, seul, s’asseyant.
Point d’argent chez ce juif ! des supplications sans fin, et point d’argent ! Que dirai-je quand les envoyés du roi de France... Ah ! André, pauvre André, comment peux-tu prononcer ce mot-là ? Des monceaux d’or entre tes mains ; la plus belle mission qu’un roi ait jamais confiée à un homme ; cent chefs-d’œuvre à rapporter, cent artistes pauvres et souffrants à guérir, à enrichir ! le rôle d’un bon ange à jouer ! les bénédictions de la patrie à recevoir, et, après tout cela, avoir peuplé un palais d’ouvrages magnifiques, et rallumé le feu sacré des arts, prêt à s’éteindre à Florence ! André ! comme tu te serais mis à genoux de bon cœur au chevet de ton lit le jour où tu aurais rendu fidèlement tes comptes ! Et c’est François Ier qui te les demande ! lui, le chevalier sans reproche, l’honnête homme, aussi bien que l’homme généreux ! lui, le protecteur des arts ! le père d’un siècle aussi beau que l’antiquité ! Il s’est fié à toi, et tu l’as trompé ! Tu l’as volé, André ! car cela s’appelle ainsi, ne t’abuse pas là-dessus. Où est passé cet argent ? Des bijoux pour la femme, des fêtes, des plaisirs plus tristes que l’ennui !
Il se lève.
Songes-tu à cela, André ? tu es déshonoré ! Aujourd’hui te voilà respecté, chéri de tes élèves, aimé d’un ange. Ô Lucrèce ! Lucrèce ! Demain la fable de Florence ; car enfin il faut bien que tôt ou tard ces comptes terribles... Enfer ! et ma femme elle-même n’en sait rien ! Ah ! voilà ce que c’est que de manquer de caractère ! Que faisait-elle de mal en me demandant ce qui lui plaisait ? Et moi je le lui donnais, parce qu’elle le demandait, rien de plus : faiblesse maudite ! pas une réflexion. À quoi tient donc l’honneur ? et Cordiani ? pourquoi ne l’ai-je pas consulté ? lui, mon meilleur, mon unique ami, que dira-t-il ? L’honneur ?... ne suis-je pas un honnête homme ? j’ai fait un vol cependant. Ah ! s’il s’agissait d’entrer la nuit chez un grand seigneur, de briser un coffre-fort et de s’enfuir ; cela est horrible à penser, impossible. Mais quand l’argent est là, entre vos mains, qu’on n’a qu’à y puiser, que la pauvreté vous talonne, non pas pour vous, mais pour Lucrèce ! mon seul bien ici-bas, ma seule joie, un amour de dix ans ! et quand on se dit qu’après tout, avec un peu de travail, on pourra remplacer... Oui, remplacer ! le portique de l’Annonciade m’a valu un sac de blé !
GRÉMIO, revenant.
Voilà qui est fait. Nous partirons quand vous voudrez.
ANDRÉ.
Qu’as-tu donc, Grémio ? Je te regardais arranger ces brides : tu te sers aujourd’hui de ta main gauche.
GRÉMIO.
De ma main ?... Ah ! ah ! je sais ce que c’est. Plaise à Votre Excellence, j’ai le bras droit un peu blessé. Oh ! pas grand-chose ; mais je me fais vieux, et dame ! dans mon temps... j’aurais dit...
ANDRÉ.
Tu es blessé, dis-tu ? Qui t’a blessé ?
GRÉMIO.
Ah ! voilà le difficile. Qui ? Personne ; et cependant je suis blessé. Oh ! ce n’est pas à dire qu’on puisse se plaindre, en conscience...
ANDRÉ.
Personne ? toi-même, apparemment !
GRÉMIO.
Non pas, non pas ; où serait le fin sans cela ? Personne, et moi moins que tout autre.
ANDRÉ.
Si tu veux rire, tu prends mal ton temps. Remontons à cheval et partons.
GRÉMIO.
Ainsi soit-il. Ce que j’en disais n’était point pour vous fâcher, encore moins pour rire. Aussi bien riait-il fort peu ce matin, quand il me l’a donné en courant.
ANDRÉ.
Qui ? que veut dire cela ? qui te l’a donné ? Tu as un air de mystère singulier, Grémio.
GRÉMIO.
Ma foi, au fait, écoutez. Vous êtes mon maître ; on aura beau dire, cela doit se savoir ; et qui le saurait, si ce n’est vous ? Voilà l’histoire : j’avais entendu marcher ce matin dans la cour vers quatre heures ; je me suis levé ; et j’ai vu descendre tout doucement de la fenêtre un homme en manteau.
ANDRÉ.
De quelle fenêtre ?
GRÉMIO.
Un homme en manteau, à qui j’ai crié d’arrêter ; j’ai cru naturellement que c’était un voleur ; et donc, au lieu de s’arrêter, vous voyez à mon bras ; c’est son stylet qui m’a effleuré.
ANDRÉ.
De quelle fenêtre, Grémio ?
GRÉMIO.
Ah ! voilà encore : dame ! écoutez, puisque j’ai commencé ; c’était de la fenêtre de Madame Lucrèce.
ANDRÉ.
De Lucrèce ?
GRÉMIO.
Oui, Monsieur.
ANDRÉ.
Cela est singulier.
GRÉMIO.
Bref, il s’est enfui dans le parc. J’ai bien appelé et crié au voleur ! mais là-dessus voilà le fin : M. Damien est arrivé, qui m’a dit que je me trompais, que lui le savait mieux que moi ; enfin il m’a donné une bourse pour me taire.
ANDRÉ.
Damien ?
GRÉMIO.
Oui, Monsieur, la voilà. À telle enseigne...
ANDRÉ.
De la fenêtre de Lucrèce ? Damien l’avait donc vu, cet homme ?
GRÉMIO.
Non, Monsieur ; il est sorti comme j’appelais.
ANDRÉ.
Comment était-il ?
GRÉMIO.
Qui ? monsieur Damien ?
ANDRÉ.
Non, l’autre.
GRÉMIO.
Oh ! ma foi, je ne l’ai guère vu.
ANDRÉ.
Grand, ou petit ?
GRÉMIO.
Ni l’un ni l’autre. Et puis, le matin, ma foi !...
ANDRÉ.
Cela est étrange. Et Damien t’a défendu d’en parler ?
GRÉMIO.
Sous peine d’être chassé par vous.
ANDRÉ.
Par moi ? Écoute, Grémio : ce soir, à l’heure où je me retire, tu te mettras sous cette fenêtre ; mais caché, tu entends ? Prends ton épée, et si par hasard quelqu’un essayait... tu me comprends ? Appelle à haute voix, ne te laisse pas intimider, je serai là.
GRÉMIO.
Oui, Monsieur.
ANDRÉ.
J’en chargerais bien un autre que toi ; mais vois-tu, Grémio, je crois savoir ce que c’est : c’est de peu d’importance, vois-tu ; une bagatelle, quelque plaisanterie de jeune homme. As-tu vu la couleur du manteau ?
GRÉMIO.
Noir, noir ; oui, je crois, du moins.
ANDRÉ.
J’en parlerai à Cordiani. Ainsi donc, c’est convenu ; ce soir vers onze heures, minuit : n’aie aucune peur ; je te le dis, c’est une pure plaisanterie. Tu as très bien fait de me le dire, et je ne voudrais pas qu’un autre que toi le sût ; c’est pour cela que je te charge... – Et tu n’as pas vu son visage ?
GRÉMIO.
Si ; mais il s’est sauvé si vite ! et puis le coup de stylet...
ANDRÉ.
Il n’a pas parlé ?
GRÉMIO.
Quelques mots, quelques mots.
ANDRÉ.
Tu ne connais pas la voix ?
GRÉMIO.
Peut-être ; je ne sais pas. Tout cela a été l’affaire d’un instant.
ANDRÉ.
C’est incroyable ! Allons, viens ; partons vite. Vers onze heures. Il faudra que j’en parle à Cordiani. Tu es sûr de la fenêtre ?
GRÉMIO.
Oh ! très sûr.
ANDRÉ.
Partons ! Partons !
Ils sortent.
Scène III
LUCRÈCE, SPINETTE
LUCRÈCE.
As-tu entr’ouvert la porte, Spinette ? as-tu posé la lampe dans l’escalier ?
SPINETTE.
J’ai fait tout ce que vous m’aviez ordonné.
LUCRÈCE.
Tu mettras sur cette chaise mes vêtements de nuit, et tu me laisseras seule, ma chère enfant.
SPINETTE.
Oui, Madame.
LUCRÈCE, à son prie-Dieu.
Pourquoi m’as-tu chargée du bonheur d’un autre, ô mon Dieu ? S’il ne s’était agi que du mien, je ne l’aurais pas défendu, je ne t’aurais pas disputé ma vie. Pourquoi m’as-tu confié la sienne ?
SPINETTE.
Ne cesserez-vous pas, ma chère maîtresse, de prier et de pleurer ainsi ? Vos yeux sont gonflés de larmes, et depuis deux jours vous n’avez pas pris un moment de repos.
LUCRÈCE, priant.
L’ai-je accomplie, ta fatale mission ? ai-je sauvé son âme en me perdant pour lui ? Si tes bras sanglants n’étaient pas cloués sur ce crucifix, ô Christ, me les ouvrirais-tu ?
SPINETTE.
Je ne puis me retirer. Comment vous laisser seule dans l’état où je vous vois ?
LUCRÈCE.
Le puniras-tu de ma faute ? Ce n’est pas lui qui est coupable ; il n’a prononcé aucun serment sur la terre ; il n’a pas trahi son épouse ; il n’a point de devoirs, point de famille ; il n’a rien fait qu’aimer et qu’être aimé.
SPINETTE.
Onze heures vont sonner.
LUCRÈCE.
Ah ! Spinette, ne m’abandonne pas ! mes larmes t’affligent, mon enfant ? Il faut pourtant bien qu’elles coulent. Crois-tu qu’on perde sans souffrir tout son repos et son bonheur ? Toi qui lis dans mon cœur comme dans le tien, toi pour qui ma vie est un livre ouvert dont tu connais toutes les pages, crois-tu qu’on puisse voir s’envoler sans regret dix ans d’innocence et de tranquillité ?
SPINETTE.
Que je vous plains !
LUCRÈCE.
Détache ma robe ; onze heures sonnent. De l’eau, que je m’essuie les yeux ; il va venir, Spinette ! Mes cheveux sont-ils en désordre ? Ne suis-je point pâle ? Insensée que je suis d’avoir pleuré ! Ma guitare ! place devant moi cette romance ; elle est de lui. Il vient, il vient, ma chère ! Suis-je belle, ce soir ? lui plairai-je ainsi ?
UNE SERVANTE, entrant.
Monseigneur André vient de passer dans l’appartement ; il demande si l’on peut entrer chez vous.
ANDRÉ, entrant.
Bonsoir, Lucrèce, vous ne m’attendiez pas à cette heure, n’est-il pas vrai ? Que je ne vous importune pas, c’est tout ce que je désire. De grâce, dites-moi, alliez-vous renvoyer vos femmes ? j’attendrai, pour vous voir, le moment du souper.
LUCRÈCE.
Non, pas encore, non, en vérité !
ANDRÉ.
Les moments que nous passons ensemble sont si rares ! et ils me sont si chers ! Vous seule au monde, Lucrèce, me consolez de tous les chagrins qui m’obsèdent. Ah ! si je vous perdais ! Tout mon courage, toute ma philosophie est dans vos yeux.
Il s’approche de la fenêtre et soulève le rideau. À part.
Grémio est en bas, je l’aperçois.
LUCRÈCE.
Avez-vous quelque sujet de tristesse, mon ami ? Vous étiez gai à dîner, il m’a semblé.
ANDRÉ.
La gaieté est quelquefois triste, et la mélancolie a le sourire sur les lèvres.
LUCRÈCE.
Vous êtes allé à la ferme ? À propos, il y a une lettre pour vous ; les envoyés du roi de France doivent venir demain.
ANDRÉ.
Demain ? Ils viennent demain ?
LUCRÈCE.
L’apprenez-vous comme une fâcheuse nouvelle ? Alors on pourrait vous dire éloigné de Florence, malade ; en tout cas, ils ne vous verraient pas.
ANDRÉ.
Pourquoi ? je les recevrai avec plaisir ; ne suis-je pas prêt à rendre mes comptes ? Dites-moi, Lucrèce, cette maison vous plaît-elle ? Êtes-vous invitée ? L’hiver vous paraît-il agréable cette année ? Que ferons-nous ? Vos nouvelles parures vont-elles bien ?
On entend un cri étouffé dans le jardin et des pas précipités.
Que veut dire ce bruit ? qu’y a-t-il ?
Cordiani, dans le plus grand désordre, entre dans la chambre.
Qu’as-tu, Cordiani ? qui t’amène ? Que signifie ce désordre ? Que t’est-il arrivé ? tu es pâle comme la mort !
LUCRÈCE.
Ah ! je suis morte !
ANDRÉ.
Réponds-moi, qui t’amène à cette heure ? As-tu une querelle ? faut-il te servir de second ? As-tu perdu au jeu ? veux-tu ma bourse ?
Il lui prend la main.
Au nom du Ciel, parle ! tu es comme une statue.
CORDIANI.
Non... non... je venais te parler,... te dire... en vérité, je venais... je ne sais...
ANDRÉ.
Qu’as-tu donc fait de ton épée ? Par le Ciel ! il se passe en toi quelque chose d’étrange. Veux-tu que nous allions dans ce salon ? ne peux-tu parler devant ces femmes ? À quoi puis-je t’être bon ? réponds, il n’y a rien que je ne fasse. Mon ami, mon cher ami, doutes-tu de moi ?
CORDIANI.
Tu l’as deviné, j’ai une querelle. Je ne puis parler ici. Je te cherchais ; je suis entré sans savoir pourquoi. On m’a dit que... que tu étais ici, et je venais... Je ne puis parler ici.
LIONEL.
Maître, Grémio est assassiné !
ANDRÉ.
Qui dit cela ?
Plusieurs domestiques entrent dans la chambre.
UN DOMESTIQUE.
Maître, on vient de tuer Grémio ; le meurtrier est dans la maison. On l’a vu entrer par la poterne.
Cordiani se retire dans la foule.
ANDRÉ.
Des armes ! des armes ! prenez ces flambeaux, parcourez toutes les chambres ; qu’on ferme la porte en dedans.
LIONEL.
Il ne peut être loin ; le coup vient d’être fait à l’instant même.
ANDRÉ.
Il est mort ? mort ? Où donc est mon épée ? Ah ! en voilà une à cette muraille.
Il va prendre une épée. Regardant sa main.
Tiens ! c’est singulier ; ma main est pleine de sang. D’où me vient ce sang ?
LIONEL.
Viens avec nous, maître ; je te réponds de le trouver.
ANDRÉ.
D’où me vient ce sang ? ma main en est couverte. Qui donc ai-je touché ? je n’ai pourtant touché que... tout à l’heure... Éloignez-vous ! sortez d’ici !
LIONEL.
Qu’as-tu, maître ? pourquoi nous éloigner ?
ANDRÉ.
Sortez ! sortez ! laissez-moi seul. C’est bon ; qu’on ne fasse aucune recherche, aucune, cela est inutile ; je le défends. Sortez d’ici, tous ! tous ! obéissez quand je vous parle !
Tous se retirent en silence.
ANDRÉ, regardant sa main.
Pleine de sang ! je n’ai touché que la main de Cordiani !
ACTE II
Scène première
CORDIANI, UN VALET
Le jardin. Il est nuit. Clair de lune.
CORDIANI.
Il veut me parler ?
LE VALET.
Oui, Monsieur, sans témoin ; cet endroit est celui qu’il m’a désigné.
CORDIANI.
Dis-lui donc que je l’attends.
Le valet sort ; Cordiani s’assoit sur une pierre.
DAMIEN, dans la coulisse.
Cordiani ! où est Cordiani ?
CORDIANI.
Eh bien ! que me veux-tu ?
DAMIEN.
Je quitte André ; il ne sait rien, ou du moins rien qui te regarde. Il connaît parfaitement, dit-il, le motif de la mort de Grémio, et n’en accuse personne, toi moins que tout autre.
CORDIANI.
Est-ce là ce que tu as à me dire ?
DAMIEN.
Oui ; c’est à toi de te régler là-dessus.
CORDIANI.
En ce cas, laisse-moi seul.
Il va se rasseoir. Lionel et Césario passent.
LIONEL.
Conçoit-on rien à cela ? Nous renvoyer, ne rien vouloir entendre, laisser sans vengeance un coup pareil ! Ce pauvre vieillard qui le sert depuis son enfance, que j’ai vu le bercer sur ses genoux ! Ah ! mort Dieu ! si c’était moi, il y aurait eu d’autre sang de versé que celui-là.
DAMIEN.
Ce n’est pourtant pas un homme comme André qu’on peut accuser de lâcheté.
LIONEL.
Lâcheté ou faiblesse, qu’importe le nom ? Quand j’étais jeune, cela ne se passait pas ainsi. Il n’était, certes, pas bien difficile de trouver l’assassin ; et, si l’on ne veut pas se compromettre soi-même, par mon patron ! on a des amis.
CÉSARIO.
Quant à moi, je quitte la maison ; je suis venu ce matin à l’académie pour la dernière fois ; y viendra qui voudra, je vais chez Pontormo.
LIONEL.
Mauvais cœur que tu es ! pour tout l’or du monde, je ne voudrais pas changer de maître.
CÉSARIO.
Bah ! je ne suis pas le seul ; l’atelier est d’une tristesse ! Julietta n’y veut plus poser. Et comme on rit chez Pontormo ! toute la journée on fait des armes, on boit, on danse. Adieu, Lionel, au revoir.
DAMIEN.
Dans quel temps vivons-nous ! Ah ! Monsieur, notre pauvre ami est bien à plaindre. Soupez-vous avec nous ?
Ils sortent.
CORDIANI, seul.
N’est-ce pas André que j’aperçois là-bas entre ces arbres ? Il cherche ; le voilà qui approche. Holà, André ! par ici !
ANDRÉ, entrant.
Sommes-nous seuls ?
CORDIANI.
Seuls.
ANDRÉ.
Vois-tu ce stylet, Cordiani ? Si maintenant je t’étendais à terre d’un revers de ma main, et si je t’enterrais au pied de cet arbre, là, dans ce sable où voilà ton ombre, le monde n’aurait rien à me dire ; j’en ai le droit, et ta vie m’appartient.
CORDIANI.
Tu peux le faire, ami, tu peux le faire.
ANDRÉ.
Crois-tu que ma main tremblerait ? Pas plus que la tienne, il y a une heure, sur la poitrine de mon vieux Grémio. Tu le vois, je le sais, tu me l’as tué. À quoi t’attends-tu à présent ? Penses-tu que je sois un lâche, et que je ne sache pas tenir une épée ? Es-tu prêt à te battre ? n’est-ce pas là ton devoir et le mien ?
CORDIANI.
Je ferai ce que tu voudras.
ANDRÉ.
Assieds-toi, et écoute. Je suis né pauvre. Le luxe qui m’environne vient de mauvaise source : c’est un dépôt dont j’ai abusé. Seul, parmi tant de peintres illustres, je survis jeune encore au siècle de Michel-Ange, et je vois de jour en jour tout s’écrouler autour de moi. Rome et Venise sont encore florissantes. Notre patrie n’est plus rien. Je lutte en vain contre les ténèbres, le flambeau sacré s’éteint dans ma main. Crois-tu que ce soit peu de chose pour un homme qui a vécu de son art vingt ans, que de le voir tomber ? Mes ateliers sont déserts, ma réputation est perdue. Je n’ai point d’enfants, point d’espérance qui me rattache à la vie. Ma santé est faible, et le vent de la peste qui souffle de l’Orient me fait trembler comme une feuille. Dis-moi, que me reste-t-il au monde ? Suppose qu’il m’arrive dans mes nuits d’insomnie de me poser un stylet sur le cœur. Dis-moi, qui a pu me retenir jusqu’à ce jour ?
CORDIANI.
N’achève pas, André !
ANDRÉ.
Je l’aimais d’un amour indéfinissable. Pour elle, j’aurais lutté contre une armée ; j’aurais bêché la terre et traîné la charrue pour ajouter une perle à ses cheveux. Ce vol que j’ai commis, ce dépôt du roi de France qu’on vient me redemander demain, et que je n’ai plus, c’est pour elle, c’est pour lui donner une année de richesse et de bonheur, pour la voir, une fois dans ma vie, entourée de plaisirs et de fêtes, que j’ai tout dissipé. La vie m’était moins chère que l’honneur, et l’honneur que l’amour de Lucrèce ; que dis-je ? qu’un sourire de ses lèvres, qu’un rayon de joie dans ses yeux. Ce que tu vois là, Cordiani, cet être souffrant et misérable qui est devant toi, que tu as vu depuis dix ans errer dans ces sombres portiques, ce n’est pas là André del Sarto ; c’est un être insensé, exposé au mépris, aux soucis dévorants. Aux pieds de ma belle Lucrèce était un autre André, jeune et heureux, insouciant comme le vent, libre et joyeux comme un oiseau du Ciel, l’ange d’André, l’âme de ce corps sans vie qui s’agite au milieu des hommes. Sais-tu maintenant ce que tu as fait ?
CORDIANI.
Oui, maintenant.
ANDRÉ.
Celui-là, Cordiani, tu l’as tué ; celui-là ira demain au cimetière avec la dépouille du vieux Grémio ; l’autre reste, et c’est lui qui te parle ici.
CORDIANI, pleurant.
André ! André !
ANDRÉ.
Est-ce sur moi ou sur toi que tu pleures ? J’ai une faveur à te demander. Grâce à Dieu, il n’y a point eu d’éclat cette nuit. Grâce à Dieu, j’ai vu la foudre tomber sur mon édifice de vingt ans, sans proférer une plainte et sans pousser un cri. Si le déshonneur était public, ou je t’aurais tué, ou nous irions nous battre demain. Pour prix du bonheur, le monde accorde la vengeance, et le droit de se servir de cela doit tout
Jetant son stylet.
remplacer pour celui qui a tout perdu. Voilà la justice des hommes ; encore n’est-il pas sûr, si tu mourais de ma main, que ce ne fût pas toi que l’on plaindrait.
CORDIANI.
Que veux-tu de moi ?
ANDRÉ.
Si tu as compris ma pensée, tu sens que je n’ai vu ici ni un crime odieux, ni une sainte amitié foulée aux pieds ; je n’y ai vu qu’un coup de ciseau donné au seul lien qui m’unisse à la vie. Je ne veux pas songer à la main dont il est venu. L’homme à qui je parle n’a pas de nom pour moi. Je parle au meurtrier de mon honneur, de mon amour et de mon repos. La blessure qu’il m’a faite peut-elle être guérie ? Une séparation éternelle, un silence de mort (car il doit songer que sa mort a dépendu de moi), de nouveaux efforts de ma part, une nouvelle tentative enfin de ressaisir la vie, peuvent-ils encore me réussir ? En un mot, qu’il parte, qu’il soit rayé pour moi du livre de vie ; qu’une liaison coupable, et qui n’a pu exister sans remords, soit rompue à jamais ; que le souvenir s’en efface lentement, dans un an, dans deux, peut-être, et qu’alors moi, André, je revienne, comme un laboureur ruiné par le tonnerre, rebâtir ma cabane de chaume sur mon champ dévasté.
CORDIANI.
Ô mon Dieu !
ANDRÉ.
Je suis fait à la patience. Pour me faire aimer de cette femme, j’ai suivi durant deux années son ombre sur la terre. La poussière où elle marche est habituée à la sueur de mon front. Arrivé au terme de la carrière, je recommencerai mon ouvrage. Qui sait ce qui peut advenir de la fragilité des femmes ? Qui sait jusqu’où peut aller l’inconstance de ce sable mouvant, et si vingt autres années d’amour et de dévouement sans bornes n’en pourront pas faire autant qu’un ennui de débauche ? Car c’est d’aujourd’hui que Lucrèce est coupable, puisque c’est aujourd’hui, pour la première fois depuis que tu es à Florence, que j’ai trouvé ta porte fermée.
CORDIANI.
C’est vrai.
ANDRÉ.
Cela t’étonne, n’est-ce pas, que j’aie un tel courage ? Cela étonnerait aussi le monde, si le monde l’apprenait un jour. Je suis de son avis. Un coup d’épée est plus tôt donné. Mais j’ai un grand malheur, moi : je ne crois pas à l’autre vie ; et je te donne ma parole que si je ne réussis pas, le jour où j’aurai l’entière certitude que mon bonheur est à jamais détruit, je mourrai n’importe comment. Jusque-là, j’accomplirai ma tâche.
CORDIANI.
Quand dois-je partir ?
ANDRÉ.
Un cheval est à la grille. Je te donne une heure. Adieu.
CORDIANI.
Ta main, André, ta main !
ANDRÉ, revenant sur ses pas.
Ma main ? À qui ma main ? T’ai-je dit une injure ? T’ai-je appelé faux ami, traître aux serments les plus sacrés ? T’ai-je dit que toi qui me tues, je t’aurais choisi pour me défendre, si ce que tu as fait tout autre l’avait fait ? T’ai-je dit que cette nuit j’eusse perdu autre chose que l’amour de Lucrèce ? T’ai-je parlé de quelque autre chagrin ? Tu le vois bien, ce n’est pas à Cordiani que j’ai parlé. À qui veux-tu donc que je donne ma main ?
CORDIANI.
Ta main, André ! Un éternel adieu, mais un adieu !
ANDRÉ.
Je ne le puis. Il y a du sang après la tienne.
Il sort.
CORDIANI, seul, frappe à la porte.
Holà, Mathurin !
MATHURIN.
Plaît-il, Excellence ?
CORDIANI.
Prends mon manteau ; rassemble tout ce que tu trouveras sur ma table et dans mes armoires. Tu en feras un paquet à la hâte, et tu le porteras à la grille du jardin.
Il s’assoit.
MATHURIN.
Vous partez, Monsieur ?
CORDIANI.
Fais ce que je te dis.
DAMIEN, entrant.
André, que je rencontre, m’apprend que tu pars, Cordiani. Combien je m’applaudis d’une pareille détermination ! Est-ce pour quelque temps ?
CORDIANI.
Je ne sais. Tiens, Damien, rends-moi le service d’aider Mathurin à choisir ce que je dois emporter.
MATHURIN, sur le seuil de la porte.
Oh ! ce ne sera pas long.
DAMIEN.
Il suffit de prendre le plus pressant. On t’enverra le reste à l’endroit où tu comptes t’arrêter. À propos, où vas-tu ?
CORDIANI.
Je ne sais. Dépêche-toi, Mathurin, dépêche-toi.
MATHURIN.
Cela est fait dans l’instant.
Il emporte un paquet.
DAMIEN.
Maintenant, mon ami, adieu.
CORDIANI.
Adieu ! adieu ! Si tu vois ce soi, – je veux dire, – si demain, ou un autre jour...
DAMIEN.
Qui ? que veux-tu ?
CORDIANI.
Rien, rien. Adieu, Damien, au revoir.
DAMIEN.
Un bon voyage !
Il l’embrasse et sort.
MATHURIN.
Monsieur, tout est prêt.
CORDIANI.
Merci, mon brave. Tiens, voilà pour tes bons services durant mon séjour dans cette maison.
MATHURIN.
Oh ! Excellence !
CORDIANI, toujours assis.
Tout est prêt, n’est-ce pas ?
MATHURIN.
Oui, Monsieur. Vous accompagnerai-je ?
CORDIANI.
Certainement. – Mathurin !
MATHURIN.
Excellence ?
CORDIANI.
Je ne puis partir, Mathurin.
MATHURIN.
Vous ne partez pas ?
CORDIANI.
Non. C’est impossible, vois-tu.
MATHURIN.
Avez-vous besoin d’autre chose ?
CORDIANI.
Non, je n’ai besoin de rien.
Un silence.
CORDIANI, se levant.
Pâles statues, promenades chéries, sombres allées, comment voulez-vous que je parte ? Ne sais-tu pas, toi, nuit profonde, que je ne puis partir ? Ô murs que j’ai franchis ! terre que j’ai ensanglantée !
Il retombe sur le banc.
MATHURIN.
Au nom du Ciel, hélas ! il se meurt. Au secours ! au secours !
CORDIANI, se levant précipitamment.
N’appelle pas ! viens avec moi.
MATHURIN.
Ce n’est pas là notre chemin.
CORDIANI.
Silence ! viens avec moi, te dis-je ! Tu es mort si tu n’obéis pas.
Il l’entraîne du côté de la maison.
MATHURIN.
Où allez-vous, Monsieur ?
CORDIANI.
Ne t’effraye pas ; je suis en délire. Cela n’est rien ; écoute ; je ne veux qu’une chose bien simple. N’est-ce pas à présent l’heure du souper ? Maintenant ton maître est assis à sa table, entouré de ses amis, et en face de lui... En un mot, mon ami, je ne veux pas entrer ; je veux seulement poser mon front sur la fenêtre, les voir un moment. Une seule minute, et nous partons.
Ils sortent.
Scène II
ANDRÉ, LUCRÈCE, assise
Une chambre. Une table dressée.
ANDRÉ.
Nos amis viennent bien tard. Vous êtes pâle, Lucrèce. Cette scène vous a effrayée.
LUCRÈCE.
Lionel et Damien sont cependant ici. Je ne sais qui peut les retenir.
ANDRÉ.
Vous ne portez plus de bagues ? Les vôtres vous déplaisent ? Ah ! je me trompe, en voici une que je ne connaissais pas encore.
LUCRÈCE.
Cette scène, en vérité, m’a effrayée. Je ne puis vous cacher que je suis souffrante.
ANDRÉ.
Montrez-moi cette bague, Lucrèce ; est-ce un cadeau ? est-il permis de l’admirer ?
LUCRÈCE, donnant la bague.
C’est un cadeau de Marguerite, mon amie d’enfance.
ANDRÉ.
C’est singulier, ce n’est pas son chiffre ! pourquoi donc ? C’est un bijou charmant, mais bien fragile. Ah ! mon Dieu, qu’allez-vous dire ? je l’ai brisé en le prenant.
LUCRÈCE.
Il est brisé ? mon anneau brisé ?
ANDRÉ.
Que je m’en veux de cette maladresse ! Mais, en vérité, le mal est sans ressource.
LUCRÈCE.
N’importe ! rendez-le-moi tel qu’il est.
ANDRÉ.
Qu’en voudriez-vous faire ? l’orfèvre le plus habile n’y pourrait trouver remède.
Il le jette à terre et l’écrase.
LUCRÈCE.
Ne l’écrasez pas ! j’y tenais beaucoup.
ANDRÉ.
Bon, Marguerite vient ici tous les jours. Vous lui direz que je l’ai brisé, et elle vous en donnera un autre. Avons-nous beaucoup de monde ce soir ? notre souper sera-t-il joyeux ?
LUCRÈCE.
Je tenais beaucoup à cet anneau.
ANDRÉ.
Et moi aussi j’ai perdu cette nuit un joyau précieux ; j’y tenais beaucoup aussi... Vous ne répondez pas à ma demande ?
LUCRÈCE.
Mais nous aurons notre compagnie habituelle, je suppose : Lionel, Damien et Cordiani.
ANDRÉ.
Cordiani aussi !... Je suis désolé de la mort de Grémio.
LUCRÈCE.
C’était votre père nourricier.
ANDRÉ.
Qu’importe ? qu’importe ? Tous les jours on perd un ami. N’est-ce pas chose ordinaire que d’entendre dire : Celui-là est mort, celui-là est ruiné ? On danse, on boit par là-dessus. Tout n’est qu’heur et malheur.
LUCRÈCE.
Voici nos convives, je pense.
Lionel et Damien entrent.
ANDRÉ.
Allons, mes bons amis, à table ! Avez-vous quelque souci, quelque peine de cœur ? il s’agit de tout oublier. Hélas ! oui, vous en avez sans doute : tout homme en a sous le soleil.
Ils s’assoient.
LUCRÈCE.
Pourquoi reste-t-il une place vide ?
ANDRÉ.
Cordiani est parti pour l’Allemagne.
LUCRÈCE.
Parti ! Cordiani ?
ANDRÉ.
Oui, pour l’Allemagne. Que Dieu le conduise ! Allons, mon vieux Lionel, notre jeunesse est là-dedans.
Montrant les flacons.
LIONEL.
Parlez pour moi seul, maître. Puisse la vôtre durer longtemps encore, pour vos amis et pour le pays !
ANDRÉ.
Jeune ou vieux, que veut dire ce mot ? Les cheveux blancs ne font pas la vieillesse, et le cœur de l’homme n’a pas d’âge.
LUCRÈCE, à voix basse.
Est-ce vrai, Damien, qu’il est parti ?
DAMIEN, de même.
Très vrai.
LIONEL.
Le Ciel est à l’orage ; il fait mauvais temps pour voyager.
ANDRÉ.
Décidément, mes bons amis, je quitte cette maison : la vie de Florence plaît moins de jour en jour à ma chère Lucrèce, et quant à moi, je ne l’ai jamais aimée. Dès le mois prochain, je compte avoir sur les bords de l’Arno une maison de campagne, un pampre vert et quelques pieds de jardin. C’est là que je veux achever ma vie, comme je l’ai commencée. Mes élèves ne m’y suivront pas. Qu’ai-je à leur apprendre qu’ils ne puissent oublier ? Moi-même j’oublie chaque jour, et moins encore que je ne le voudrais. J’ai besoin cependant de vivre du passé ; qu’en dites-vous, Lucrèce ?
LIONEL.
Renoncez-vous à vos espérances ?
ANDRÉ.
Ce sont elles, je crois, qui renoncent à moi. Ô mon vieil ami, l’espérance est semblable à la fanfare guerrière : elle mène au combat et divinise le danger. Tout est si beau, si facile, tant qu’elle retentit au fond du cœur ! mais le jour où sa voix expire, le soldat s’arrête et brise son épée.
DAMIEN.
Qu’avez-vous, Madame ? vous paraissez souffrir.
LIONEL.
Mais, en effet, quelle pâleur ! nous devrions nous retirer.
LUCRÈCE.
Spinette ! entre dans ma chambre, ma chère, et prends mon flacon sur ma toilette. Tu me l’apporteras.
Spinette sort.
ANDRÉ.
Qu’avez-vous donc, Lucrèce ? Ô Ciel ! seriez-vous réellement malade ?
DAMIEN.
Ouvrez cette fenêtre, le grand air vous fera du bien.
Spinette rentre épouvantée.
SPINETTE.
Monseigneur ! Monseigneur ! un homme est là caché.
ANDRÉ.
Où ?
SPINETTE.
Là, dans l’appartement de ma maîtresse.
LIONEL.
Mort et furie ! voilà la suite de votre faiblesse, maître : c’est le meurtrier de Grémio. Laissez-moi lui parler.
SPINETTE.
J’étais entrée sans lumière. Il m’a saisi la main comme je passais entre les deux portes.
ANDRÉ.
Lionel, n’entre pas, c’est moi que cela regarde.
LIONEL.
Quand vous devriez me bannir de chez vous, pour cette fois je ne vous quitte pas. Entrons, Damien.
Il entre.
ANDRÉ, courant à sa femme.
Est-ce lui, malheureuse ? est-ce lui ?
LUCRÈCE.
Ô mon Dieu, prends pitié de moi !
Elle s’évanouit.
DAMIEN.
Suivez Lionel, André, empêchez-le de voir Cordiani.
ANDRÉ.
Cordiani ! Cordiani ! Mon déshonneur est-il si public, si bien connu de tout ce qui m’entoure, que je n’aie qu’un mot à dire pour qu’on me réponde par celui-ci : Cordiani ! Cordiani !
Criant.
Sors donc, misérable, puisque voilà Damien qui t’appelle !
Lionel rentre avec Cordiani.
ANDRÉ, à tout le monde.
Je vous ai fait sortir tantôt. À présent je vous prie de rester. Emportez cette femme, Messieurs. Cet homme est l’assassin de Grémio.
On emporte Lucrèce.
C’est pour entrer chez ma femme qu’il l’a tué. Un cheval !... Dans quelque état qu’elle se trouve, vous, Damien, vous la conduirez à sa mère... ce soir, à l’instant même. Maintenant, Lionel, tu vas me servir de témoin. Cordiani prendra celui qu’il voudra ; car tu vois ce qui se passe, mon ami !
LIONEL.
Mes épées sont dans ma chambre. Nous allons les prendre en passant.
ANDRÉ, à Cordiani.
Ah ! vous voulez que le déshonneur soit public ! Il le sera, Monsieur, il le sera. Mais la réparation va l’être de même, et malheur à celui qui la rend nécessaire !
Ils sortent.
Scène III
MATHURIN, seul, puis JEAN
Une plate-forme, à l’extrémité du jardin. Un réverbère est allumé.
MATHURIN.
Où peut être allé ce jeune homme ? Il me dit de l’attendre, et voilà bientôt une demi-heure qu’il m’a quitté. Comme il tremblait en approchant de la maison ! Ah ! s’il fallait croire ce qu’on en dit !
JEAN, passant.
Eh bien ! Mathurin, que fais-tu là à cette heure ?
MATHURIN.
J’attends le seigneur Cordiani.
JEAN.
Tu ne viens pas à l’enterrement de ce pauvre Grémio ? On va partir tout à l’heure.
MATHURIN.
Vraiment ! J’en suis fâché ; mais je ne puis quitter la place.
JEAN.
J’y vais, moi, de ce pas.
MATHURIN.
Jean, ne vois-tu pas des hommes qui arrivent du côté de la maison ? On dirait que c’est notre maître et ses amis.
JEAN.
Oui, ma foi, ce sont eux. Que diable cherchent-ils ? Ils viennent droit à nous.
MATHURIN.
N’ont-ils pas leurs épées à la main ?
JEAN.
Non pas, je crois. Si fait, tu as raison. Cela ressemble à une querelle.
MATHURIN.
Tenons-nous à l’écart, et si je ne m’entends pas appeler, j’irai avec toi.
Ils se retirent. Lionel et Cordiani entrent.
LIONEL.
Cette lumière vous suffira. Placez-vous ici, Monsieur ; n’aurez-vous pas de second ?
CORDIANI.
Non, Monsieur.
LIONEL.
Ce n’est pas l’usage, et je vous avoue que pour moi j’en suis fâché. Du temps de ma jeunesse, il n’y avait guère d’affaires de cette sorte sans quatre épées tirées.
CORDIANI.
Ceci n’est pas un duel, Monsieur ; André n’aura rien à parer, et le combat ne sera pas long.
LIONEL.
Qu’entends-je ? voulez-vous faire de lui un assassin ?
CORDIANI.
Je m’étonne qu’il n’arrive pas.
ANDRÉ, entrant.
Me voilà.
LIONEL.
Ôtez vos manteaux ; je vais marquer les lignes. Messieurs, c’est jusqu’ici que vous pouvez rompre.
ANDRÉ.
En garde !
DAMIEN, entrant.
Je n’ai pu remplir la mission dont tu m’avais chargé. Lucrèce refuse mon escorte : elle est partie seule, à pied, accompagnée de sa suivante.
ANDRÉ.
Dieu du Ciel ! quel orage se prépare !
Il tonne.
DAMIEN.
Lionel, je me présente ici comme second de Cordiani. André ne verra dans cette démarche qu’un devoir qui m’est sacré ; je ne tirerai l’épée que si la nécessité m’y oblige.
CORDIANI.
Merci, Damien, merci.
LIONEL.
Êtes-vous prêts ?
ANDRÉ.
Je le suis.
CORDIANI.
Je le suis.
Ils se battent. Cordiani est blessé.
DAMIEN.
Cordiani est blessé !
ANDRÉ, se jetant sur lui.
Tu es blessé, mon ami ?
LIONEL, le retenant.
Retirez-vous, nous nous chargeons du reste.
CORDIANI.
Ma blessure est légère. Je puis encore tenir mon épée.
LIONEL.
Non, Monsieur ; vous allez souffrir beaucoup plus dans un instant ; l’épée a pénétré. Si vous pouvez marcher, venez avec nous.
CORDIANI.
Vous avez raison. Viens-tu, Damien ? Donne-moi ton bras, je me sens bien faible. Vous me laisserez chez Manfredi.
ANDRÉ, bas à Lionel.
La crois-tu mortelle ?
LIONEL.
Je ne réponds de rien.
Ils sortent.
ANDRÉ, seul.
Pourquoi me laissent-ils ? Il faut que j’aille avec eux. Où veulent-ils que j’aille ?
Il fait quelques pas vers la maison.
Ah ! cette maison déserte ! Non, par le Ciel, je n’y retournerai pas ce soir ! Si ces deux chambres-là doivent être vides cette nuit, la mienne le sera aussi. Il ne s’est pas défendu. Je n’ai pas senti son épée. Il a reçu le coup, cela est clair. Il va mourir chez Manfredi.
C’est singulier. Je me suis pourtant déjà battu. Lucrèce partie, seule, par cette horrible nuit ! Est-ce que je n’entends pas marcher là-dedans ?
Il va du côté des arbres.
Non, personne. Il va mourir. Lucrèce seule, avec une femme ! Eh bien ! quoi ? je suis trompé par cette femme. Je me bats avec son amant. Je le blesse. Me voilà vengé. Tout est dit. Qu’ai-je à faire à présent ?
Ah ! cette maison déserte ! cela est affreux. Quand je pense à ce qu’elle était hier au soir ! à ce que j’avais, à ce que j’ai perdu ! Qu’est-ce donc pour moi que la vengeance ? Quoi ! voilà tout ? Et rester seul ainsi ? À qui cela rend-il la vie, de faire mourir un meurtrier ? Quoi ? répondez ? Qu’avais-je affaire de chasser ma femme, d’égorger cet homme ? Il n’y a point d’offensé, il n’y a qu’un malheureux. Je me soucie bien de vos lois d’honneur ! Cela me console bien que vous ayez inventé cela pour ceux qui se trouvent dans ma position ; que vous l’ayez réglé comme une cérémonie ! Où sont mes vingt années de bonheur, ma femme, mon ami, le soleil de mes jours, le repos de mes nuits ! Voilà ce qui me reste.
Il regarde son épée.
Que me veux-tu, toi ? On t’appelle l’amie des offensés. Il n’y a point ici d’homme offensé. Que la rosée essuie ton sang !
Il la jette.
Ah ! cette affreuse maison ! Mon Dieu ! mon Dieu !
Il pleure à chaudes larmes. L’enterrement passe.
ANDRÉ.
Qui enterrez-vous là ?
LES PORTEURS.
Nicolas Grémio.
ANDRÉ.
Et toi aussi, mon pauvre vieux, et toi aussi, tu m’abandonnes !
ACTE III
Scène première
LIONEL, DAMIEN et CORDIANI, entrant
Une rue. Il est toujours nuit.
CORDIANI.
Je ne puis marcher ; le sang m’étouffe. Arrêtez-moi sur ce banc.
Ils le posent sur un banc.
LIONEL.
Que sentez-vous ?
CORDIANI.
Je me meurs, je me meurs ! Au nom du Ciel, un verre d’eau !
DAMIEN.
Restez ici, Lionel. Un médecin de ma connaissance demeure au bout de cette rue. Je cours le chercher.
Il sort.
CORDIANI.
Il est trop tard, Damien.
LIONEL.
Prenez patience. Je vais frapper à cette maison.
Il frappe.
Peut-être pourrons-nous y trouver quelque secours, en attendant l’arrivée du médecin. Personne !
Il frappe de nouveau.
UNE VOIX, en dedans.
Qui est là ?
LIONEL.
Ouvrez ! ouvrez, qui que vous soyez vous-même. Au nom de l’hospitalité, ouvrez !
LE PORTIER, ouvrant.
Que voulez-vous ?
LIONEL.
Voilà un gentilhomme blessé à mort. Apportez-nous un verre d’eau et de quoi panser la plaie.
Le portier sort.
CORDIANI.
Laissez-moi, Lionel. Allez retrouver André. C’est lui qui est blessé et non pas moi. C’est lui que toute la science humaine ne guérira pas cette nuit. Pauvre André ! pauvre André !
LE PORTIER, rentrant.
Buvez cela, mon cher seigneur, et puisse le Ciel venir à votre aide !
LIONEL.
À qui appartient cette maison ?
LE PORTIER.
À Monna Flora del Fede.
CORDIANI.
La mère de Lucrèce ! Ô Lionel, Lionel, sortons d’ici !
Il se soulève.
Je ne puis bouger ; mes forces m’abandonnent.
LIONEL.
Sa fille Lucrèce n’est-elle pas venue ce soir ici ?
LE PORTIER.
Non, Monsieur.
LIONEL.
Non ? pas encore ! cela est singulier !
LE PORTIER.
Pourquoi viendrait-elle à cette heure ?
Lucrèce et Spinette arrivent.
LUCRÈCE.
Frappe à la porte, Spinette, je ne m’en sens pas le courage.
SPINETTE.
Qui est là sur ce banc, couvert de sang et prêt à mourir ?
CORDIANI.
Ah ! malheureux !
LUCRÈCE.
Tu demandes qui ? C’est Cordiani !
Elle se jette sur le banc.
Est-ce toi ? est-ce toi ? Qui t’a amené ici ? Qui t’a abandonné sur cette pierre ? Où est André, Lionel ? Ah ! il se meurt ! Comment, Paolo, tu ne l’as pas fait porter chez ma mère ?
LE PORTIER.
Ma maîtresse n’est pas à Florence, Madame.
LUCRÈCE.
Où est-elle donc ? N’y a-t-il pas un médecin à Florence ? Allons, Monsieur, aidez-moi, et portons-le dans la maison.
SPINETTE.
Songez à cela, Madame.
LUCRÈCE.
Songer à quoi ? es-tu folle ? et que m’importe ? Ne vois-tu pas qu’il est mourant ? Ce ne serait pas lui que je le ferais.
Damien et un médecin arrivent.
DAMIEN.
Par ici, Monsieur. Dieu veuille qu’il soit temps encore !
LUCRÈCE, au médecin.
Venez, Monsieur, aidez-nous. Ouvre-nous les portes, Paolo. Ce n’est pas mortel, n’est-ce pas ?
DAMIEN.
Ne vaudrait-il pas mieux tâcher de le transporter jusque chez Manfredi ?
LUCRÈCE.
Qui est-ce, Manfredi ? Me voilà, moi, qui suis sa maîtresse. Voilà ma maison. C’est pour moi qu’il meurt, n’est-il pas vrai ? Eh bien donc ! qu’avez-vous à dire ? Oui, cela est certain, je suis la femme d’André del Sarto. Et que m’importe ce qu’on en dira ? ne suis-je pas chassée par mon mari ? ne serai-je pas la fable de la ville dans deux heures d’ici ? Manfredi ? Et que dira-t-on ? On dira que Lucretia del Fede a trouvé Cordiani mourant à sa porte, et qu’elle l’a fait porter chez elle. Entrez ! entrez !
Ils entrent dans la maison emportant Cordiani.
LIONEL, resté seul.
Mon devoir est rempli ; maintenant, à André ! Il doit être bien triste, le pauvre homme !
André entre pensif et se dirige vers la maison.
Qui êtes-vous ? où allez-vous ?
André ne répond pas.
C’est, vous, André ? Que venez-vous faire ici ?
ANDRÉ.
Je vais voir la mère de ma femme.
LIONEL.
Elle n’est pas à Florence.
ANDRÉ.
Ah ! où est donc Lucrèce, en ce cas ?
LIONEL.
Je ne sais ; mais ce dont je suis certain, c’est que Monna Flora est absente : retournez chez vous, mon ami.
ANDRÉ.
Comment le savez-vous ? et par quel hasard êtes-vous là ?
LIONEL.
Je revenais de chez Manfredi, où j’ai laissé Cordiani, et en passant, j’ai voulu savoir...
ANDRÉ.
Cordiani se meurt, n’est-il pas vrai ?
LIONEL.
Non ; ses amis espèrent qu’on le sauvera.
ANDRÉ.
Tu te trompes, il y a du monde dans la maison ; vois donc ces lumières qui vont et qui viennent.
Il va regarder à la fenêtre.
Ah !
LIONEL.
Que voyez-vous ?
ANDRÉ.
Suis-je fou, Lionel ? J’ai cru voir passer dans la chambre basse Cordiani, tout couvert de sang, appuyé sur le bras de Lucrèce !
LIONEL.
Vous avez vu Cordiani appuyé sur le bras de Lucrèce ?
ANDRÉ.
Tout couvert de son sang.
LIONEL.
Retournons chez vous, mon ami.
ANDRÉ.
Silence ! Il faut que je frappe à la porte.
LIONEL.
Pour quoi faire ? Je vous dis que Monna Flora est absente. Je viens d’y frapper moi-même.
ANDRÉ.
Je l’ai vu ! laisse-moi.
LIONEL.
Qu’allez-vous faire, mon ami ? êtes-vous un homme ? Si votre femme se respecte assez peu pour recevoir chez sa mère l’auteur d’un crime que vous avez puni, est-ce à vous d’oublier qu’il meurt de votre main, et de troubler peut-être ses derniers instants ?
ANDRÉ.
Que veux-tu que je fasse ? Oui, oui, je les tuerais tous deux ! Ah ! ma raison est égarée. Je vois ce qui n’est pas. Cette nuit tout entière, j’ai couru dans ces rues désertes au milieu de spectres affreux. Tiens, vois, j’ai acheté du poison.
LIONEL.
Prenez mon bras et sortons.
ANDRÉ, retournant à la fenêtre.
Plus rien ! Ils sont là, n’est-ce pas ?
LIONEL.
Au nom du Ciel, soyez maître de vous. Que voulez-vous faire ? Il est impossible que vous assistiez à un tel spectacle, et toute violence en cette occasion serait de la cruauté. Votre ennemi expire, que voulez-vous de plus ?
ANDRÉ.
Mon ennemi ! lui, mon ennemi ! le plus cher, le meilleur de mes amis ! Qu’a-t-il donc fait ? il l’a aimée. Sortons, Lionel, je les tuerais tous deux de ma main.
LIONEL.
Nous verrons demain ce qui vous reste à faire. Confiez-vous à moi ; votre honneur m’est aussi sacré que le mien, et mes cheveux gris vous en répondent.
ANDRÉ.
Ce qui me reste à faire ? Et que veux-tu que je devienne ? Il faut que je parle à Lucrèce.
Il s’avance vers la porte.
LIONEL.
André, André, je vous en supplie, n’approchez pas de cette porte. Avez-vous perdu toute espèce de courage ? La position où vous êtes est affreuse, personne n’y compatit plus vivement, plus sincèrement que moi. J’ai une femme aussi, j’ai des enfants ; mais la fermeté d’un homme ne doit-elle pas lui servir de bouclier ? Demain, vous pourrez entendre des conseils qu’il m’est impossible de vous adresser en ce moment.
ANDRÉ.
C’est vrai, c’est vrai ! qu’il meure en paix ! dans ses bras, Lionel ! Elle veille et pleure sur lui ! À travers les ombres de la mort, il voit errer autour de lui cette tête adorée ; elle lui sourit et l’encourage ! Elle lui présente la coupe salutaire ; elle est pour lui l’image de la vie. Ah ! tout cela m’appartenait ; c’était ainsi que je voulais mourir. Viens, partons, Lionel.
Il frappe à la porte.
Holà ! Paolo ! Paolo !
LIONEL.
Que faites-vous, malheureux ?
ANDRÉ.
Je n’entrerai pas.
Paolo paraît.
Pose ta lumière sur ce banc ; il faut que j’écrive à Lucrèce.
LIONEL.
Et que voulez-vous lui dire ?
ANDRÉ.
Tiens, tu lui remettras ce billet ; tu lui diras que j’attends sa réponse chez moi ; oui, chez moi : je ne saurais rester ici. Viens, Lionel. Chez moi, entends-tu ?
Ils sortent.
Scène II
JEAN, MONTJOIE
La maison d’André. Il est jour.
JEAN.
Je crois qu’on frappe à la grille.
Il ouvre.
Que demandez-vous, Excellence ?
Entrent Montjoie et sa suite.
MONTJOIE.
Le peintre André del Sarto.
JEAN.
Il n’est pas au logis, monseigneur.
MONTJOIE.
Si sa porte est fermée, dis-lui que c’est l’envoyé du roi de France qui le fait demander.
JEAN.
Si Votre Excellence veut entrer dans l’académie, mon maître peut revenir d’un instant à l’autre.
MONTJOIE.
Entrons, Messieurs. Je ne suis pas fâché de visiter les ateliers et de voir ses élèves.
JEAN.
Hélas ! Monseigneur, l’académie est déserte aujourd’hui. Mon maître a reçu très peu d’écoliers cette année, et à compter de ce jour personne ne vient plus ici.
MONTJOIE.
Vraiment ? on m’avait dit tout le contraire... Est-ce que ton maître n’est plus professeur à l’école ?
JEAN.
Le voilà lui-même, accompagné d’un de ses amis.
MONTJOIE.
Qui ? cet homme qui détourne la rue ? Le vieux ou le jeune ?
JEAN.
Le plus jeune des deux.
MONTJOIE.
Quel visage pâle et abattu ! quelle tristesse profonde sur tous ses traits ! et ces vêtements en désordre ! Est-ce là le peintre André del Sarto ?
LIONEL.
Seigneur, je vous salue. Qui êtes-vous ?
MONTJOIE.
C’est à André del Sarto que nous avons affaire. Je suis le comte de Montjoie, envoyé du roi de France.
ANDRÉ.
Du roi de France ? J’ai volé votre maître, Monsieur. L’argent qu’il m’a confié est dissipé, et je n’ai pas acheté un seul tableau pour lui.
À un valet.
Paolo est-il venu ?
MONTJOIE.
Parlez-vous sérieusement ?
LIONEL.
Ne le croyez pas, Messieurs. Mon ami André est aujourd’hui... pour certaines raisons... une affaire malheureuse... hors d’état de vous répondre et d’avoir l’honneur de vous recevoir.
MONTJOIE.
S’il en est ainsi, nous reviendrons un autre jour.
ANDRÉ.
Pourquoi ? Je vous dis que je l’ai volé. Cela est très sérieux. Tu ne sais pas que je l’ai volé, Lionel ? Vous reviendriez cent fois que ce serait de même.
MONTJOIE.
Cela est incroyable.
ANDRÉ.
Pas du tout ; cela est tout simple. J’avais une femme... Non, non ! Je veux dire seulement que j’ai usé de l’argent du roi de France comme s’il m’appartenait.
MONTJOIE.
Est-ce ainsi que vous exécutez vos promesses ? Où sont les tableaux que François Ier vous avait chargé d’acheter pour lui ?
ANDRÉ.
Les miens sont là-dedans ; prenez-les, si vous voulez ; ils ne valent rien. J’ai eu du génie autrefois, ou quelque chose qui ressemblait à du génie ; mais j’ai toujours fait mes tableaux trop vite, pour avoir de l’argent comptant. Prenez-les cependant. Jean, apporte les tableaux que tu trouveras sur le chevalet. Ma femme aimait le plaisir, Messieurs. Vous direz au roi de France qu’il obtienne l’extradition, et il me fera juger par ses tribunaux. Ah ! le Corrège ! voilà un peintre ! Il était plus pauvre que moi ; mais jamais un tableau n’est sorti de son atelier un quart d’heure trop tôt. L’honnêteté ! l’honnêteté ! voilà la grande parole. Le cœur des femmes est un abîme.
MONTJOIE, à Lionel.
Ses paroles annoncent le délire. Qu’en devons-nous penser ? Est-ce là l’homme qui vivait en prince à la cour de France, dont tout le monde écoutait les conseils comme un oracle en fait d’architecture et de beaux-arts ?
LIONEL.
Je ne puis vous dire le motif de l’état où vous le voyez. Si vous en êtes touché, ménagez-le.
On apporte les deux tableaux.
ANDRÉ.
Ah ! les voilà. Tenez, Messieurs, faites-les emporter. Non pas que je leur donne aucun prix. Une somme si forte, d’ailleurs ! de quoi payer des Raphaël ! Ah ! Raphaël ! il est mort heureux, dans les bras de sa maîtresse.
MONTJOIE, regardant.
C’est une magnifique peinture.
ANDRÉ.
Trop vite ! trop vite ! Emportez-les ; que tout soit fini. Ah ! un instant !
Il arrête les porteurs.
Tu me regardes, toi, pauvre fille !
À la figure de la Charité que représente le tableau.
Tu veux me dire adieu ! C’était la Charité, Messieurs. C’était la plus belle, la plus douce des vertus humaines. Tu n’avais pas eu de modèle, toi ! Tu m’étais apparue en songe, par une triste nuit, pâle comme te voilà, entourée de tes chers enfants qui pressent ta mamelle. Celui-là vient de glisser à terre, et regarde sa belle nourrice en cueillant quelques fleurs des champs. Donnez cela à votre maître, Messieurs. Mon nom est au bas. Cela vaut quelque argent. Paolo n’est pas venu me demander ?
UN VALET.
Non, Monsieur.
ANDRÉ.
Que fait-il donc ? ma vie est dans ses mains.
LIONEL, à Montjoie.
Au nom du Ciel ! Messieurs, retirez-vous. Je vous le mènerai demain, si je puis. Vous le voyez vous-mêmes, un malheur imprévu lui a troublé l’esprit.
MONTJOIE.
Nous obéissons, Monsieur ; excusez-nous et tenez votre promesse.
Ils sortent.
ANDRÉ.
J’étais né pour vivre tranquille, vois-tu ! je ne sais point être malheureux. Qui peut retenir Paolo ?
LIONEL.
Et que demandez-vous donc dans cette fatale lettre, dont vous attendez si impatiemment la réponse ?
ANDRÉ.
Tu as raison ; allons-y nous-mêmes. Il vaut toujours mieux s’expliquer de vive voix.
LIONEL.
Ne vous éloignez pas dans ce moment, puisque Paolo doit vous retrouver ici : ce ne serait que du temps perdu.
ANDRÉ.
Elle ne répondra pas. Ô comble de misère ! Je supplie, Lionel, lorsque je devrais punir ! Ne me juge pas, mon ami, comme tu pourrais faire un autre homme. Je suis un homme sans caractère, vois-tu ! j’étais né pour vivre tranquille.
LIONEL.
Sa douleur me confond malgré moi.
ANDRÉ.
Ô honte ! ô humiliation ! elle ne répondra pas. Comment en suis-je venu là ? Sais-tu ce que je lui demande ? Ah ! la lâcheté elle-même en rougirait, Lionel ; je lui demande de revenir à moi.
LIONEL.
Est-ce possible ?
ANDRÉ.
Oui, oui, je sais tout cela. J’ai fait un éclat : eh bien ! dis-moi, qu’y ai-je gagné ? Je me suis conduit comme tu l’as voulu : eh bien ! je suis le plus malheureux des hommes. Apprends-le donc, je l’aime, je l’aime plus que jamais !
LIONEL.
Insensé !
ANDRÉ.
Crois-tu qu’elle y consente ? Il faut me pardonner d’être un lâche. Mon père était un pauvre ouvrier. Ce Paolo ne viendra pas. Je ne suis point un gentilhomme ; le sang qui coule dans mes veines n’est pas un noble sang.
LIONEL.
Plus noble que tu ne crois.
ANDRÉ.
Mon père était un pauvre ouvrier... Penses-tu que Cordiani en meure ? Le peu de talent qu’on remarqua en moi fit croire au pauvre homme que j’étais protégé par une fée. Et moi, je regardais dans mes promenades les bois et les ruisseaux, espérant toujours voir ma divine protectrice sortir d’un antre mystérieux. C’est ainsi que la toute-puissante nature m’attirait à elle. Je me fis peintre, et, lambeau par lambeau, le voile des illusions tomba en poussière à mes pieds.
LIONEL.
Pauvre André !
ANDRÉ.
Elle seule ! Oui, quand elle parut, je crus que mon rêve se réalisait, et que ma Galatée s’animait sous mes mains. Insensé ! mon génie mourut dans mon amour ; tout fut perdu pour moi... Cordiani se meurt, et Lucrèce voudra le suivre... Oh ! massacre et furie ! cet homme ne vient point.
LIONEL.
Envoie quelqu’un chez Monna Flora.
ANDRÉ.
C’est vrai. Mathurin, va chez Monna Flora. Écoute.
À part.
Observe tout ; tâche de rôder dans la maison ; demande la réponse à ma lettre ; va, et sois revenu tout à l’heure... Mais pourquoi pas nous-mêmes, Lionel ? Ô solitude ! solitude ! que ferai-je de ces mains-là ?
LIONEL.
Calmez-vous, de grâce.
ANDRÉ.
Je la tenais embrassée durant les longues nuits d’été sur mon balcon gothique. Je voyais tomber en silence les étoiles des mondes détruits. Qu’est-ce que la gloire ? m’écriais-je ; qu’est-ce que l’ambition ? Hélas ! l’homme tend à la nature une coupe aussi large et aussi vide qu’elle. Elle n’y laisse tomber qu’une goutte de sa rosée ; mais cette goutte est l’amour, c’est une larme de ses yeux, la seule qu’elle ait versée sur cette terre pour la consoler d’être sortie de ses mains. Lionel, Lionel, mon heure est venue !
LIONEL.
Prends courage.
ANDRÉ.
C’est singulier, je n’ai jamais éprouvé cela. Il m’a semblé qu’un coup me frappait. Tout se détache de moi. Il m’a semblé que Lucrèce partait.
LIONEL.
Que Lucrèce partait !
ANDRÉ.
Oui, je suis sûr que Lucrèce part sans me répondre.
LIONEL.
Comment cela ?
ANDRÉ.
J’en suis sûr ; je viens de la voir.
LIONEL.
De la voir ! Où ? comment ?
ANDRÉ.
J’en suis sûr ; elle est partie.
LIONEL.
Cela est étrange !
ANDRÉ.
Tiens, voilà Mathurin.
MATHURIN, entrant.
Mon maître est-il ici ?
ANDRÉ.
Oui, me voilà.
MATHURIN.
J’ai tout appris.
ANDRÉ.
Eh bien ?
MATHURIN, le tirant à part.
Dois-je vous dire tout, maître ?
ANDRÉ.
Oui, oui.
MATHURIN.
J’ai rôdé autour de la maison, comme vous me l’aviez ordonné.
ANDRÉ.
Eh bien ?
MATHURIN.
J’ai fait parler le vieux concierge, et je sais tout au mieux.
ANDRÉ.
Parle donc !
MATHURIN.
Cordiani est guéri ; la blessure était peu de chose. Au premier coup de lancette il s’est trouvé soulagé.
ANDRÉ.
Et Lucrèce ?
MATHURIN.
Partie avec lui.
ANDRÉ.
Qui, lui ?
MATHURIN.
Cordiani.
ANDRÉ.
Tu es fou. Un homme que j’ai vu prêt à rendre l’âme, il y a... c’est cette nuit même.
MATHURIN.
Il a voulu partir dès qu’il s’est senti la force de marcher. Il disait qu’un soldat en ferait autant à sa place, et qu’il fallait être mort ou vivant.
ANDRÉ.
Cela est incroyable. Où vont-ils ?
MATHURIN.
Ils ont pris la route du Piémont.
ANDRÉ.
Tous deux à cheval ?
MATHURIN.
Oui, Monsieur.
ANDRÉ.
Cela n’est pas possible ; il ne pouvait marcher cette nuit.
MATHURIN.
Cela est vrai, pourtant ; c’est Paolo, le concierge, qui m’a tout avoué.
ANDRÉ.
Lionel ? entends-tu, Lionel ? Ils partent ensemble pour le Piémont.
LIONEL.
Que dis-tu, André ?
ANDRÉ.
Rien ! rien ! Qu’on me selle un cheval ! Allons, vite, il faut que je parte à l’instant. Aussi bien j’y vais moi-même. Par quelle porte sont-ils sortis ?
MATHURIN.
Du côté du fleuve.
ANDRÉ.
Bien, bien ! mon manteau ! Adieu, Lionel.
LIONEL.
Où vas-tu ?
ANDRÉ.
Je ne sais, je ne sais. Ah ! des armes ! du sang !
LIONEL.
Où vas-tu ? réponds.
ANDRÉ.
Quant au roi de France, je l’ai volé. J’irais demain les voir que ce serait toujours la même chose. Ainsi...
Il va sortir et rencontre Damien.
DAMIEN.
Où vas-tu, André ?
ANDRÉ.
Ah ! tu as raison. La terre se dérobe. Ô Damien ! Damien !
Il tombe évanoui.
LIONEL.
Cette nuit l’a tué. Il n’a pu supporter son malheur.
DAMIEN.
Laissez-moi lui mouiller les tempes.
Il trempe son mouchoir dans une fontaine.
Pauvre ami ! comme une nuit l’a changé ! Le voilà qui rouvre les yeux.
ANDRÉ.
Ils sont partis, Damien ?
DAMIEN, à part.
Que lui dirais-je ? Il a donc tout appris ?
ANDRÉ.
Ne me mens pas ! je ne les poursuivrai point. Mes forces m’ont abandonné. Qu’ai-je voulu faire ? J’ai voulu avoir du courage, et je n’en ai point. Maintenant, vous le voyez, je ne puis partir. Laissez-moi parler à cet homme.
MATHURIN, s’approchant d’André.
Plaît-il, maître ?
ANDRÉ.
Aussi bien ne suis-je pas déshonoré ? Qu’ai-je à faire en ce monde ? Ô lumière du Ciel ! ô belle nature ! Ils s’aiment, ils sont heureux. Comme ils courent joyeux dans la plaine ! Leurs chevaux s’animent, et le vent qui passe emporte leurs baisers. La patrie ? la patrie ? ils n’en ont point ceux qui partent ensemble.
DAMIEN.
Sa main est froide comme le marbre.
ANDRÉ, bas à Mathurin.
Écoute-moi, Mathurin, écoute-moi, et rappelle-toi mes paroles : tu vas prendre un cheval ; tu vas aller chez Monna Flora t’informer au juste de la route. Tu lanceras ton cheval au galop. Retiens ce que je te dis. Ne me le fais pas répéter deux fois, je ne le pourrais pas. Tu les rejoindras dans la plaine ; tu les aborderas, Mathurin, et tu leur diras : « Pourquoi fuyez-vous si vite ? La veuve d’André del Sarto peut épouser Cordiani. »
MATHURIN.
Faut-il dire cela, monseigneur ?
ANDRÉ.
Va, va, ne me fais pas répéter.
Mathurin sort.
LIONEL.
Qu’as-tu dit à cet homme ?
ANDRÉ.
Ne l’arrête pas ; il va chez la mère de ma femme. Maintenant, qu’on m’apporte ma coupe pleine d’un vin généreux.
LIONEL.
À peine peut-il se soulever.
ANDRÉ.
Menez-moi jusqu’à cette porte, mes amis.
Prenant la coupe.
C’était celle des joyeux repas.
DAMIEN.
Que cherches-tu sur ta poitrine ?
ANDRÉ.
Rien ! rien ! je croyais l’avoir perdu.
Il boit.
À la mort des arts en Italie !
LIONEL.
Arrête ! quel est ce flacon dont tu t’es versé quelques gouttes, et qui s’échappe de ta main ?
ANDRÉ.
C’est un cordial puissant. Approche-le de tes lèvres, et tu seras guéri, quel que soit le mal dont tu souffres.
Il meurt.
Scène III
LUCRÈCE et CORDIANI, sur une colline
Les chevaux dans le fond. Bois et montagnes.
CORDIANI.
Allons ! le soleil baisse : il est temps de remonter.
LUCRÈCE.
Comme mon cheval s’est cabré en quittant la ville ! En vérité, tous ces pressentiments funestes sont singuliers.
CORDIANI.
Je ne veux avoir ni le temps de penser, ni le temps de souffrir. Je porte un double appareil sur ma double plaie. Marchons, marchons ! n’attendons pas la nuit.
LUCRÈCE.
Quel est ce cavalier qui accourt à toute bride ? Depuis longtemps je le vois derrière nous.
CORDIANI.
Montons à cheval, Lucrèce, et ne tournons pas la tête.
LUCRÈCE.
Il approche ! il descend à moi.
CORDIANI
Partons ! lève-toi et ne l’écoute pas.
Ils se dirigent vers leurs chevaux.
MATHURIN, descendant de cheval.
Pourquoi fuyez-vous si vite ? La veuve d’André del Sarto peut épouser Cordiani.