André Chénier (Jules BARBIER)
Étude historique en trois tableaux et en vers.
Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Porte Saint-Martin, le 16 mars 1849.
Personnages
ANDRÉ CHÉNIER
MARIE-JOSEPH CHÉNIER
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER
CONDORCET
ROUCHER
DEUX GEÔLIERS
MADEMOISELLE DE COIGNY
PRISONNIERS
La scène se passe à Paris.
Premier Tableau
1790.
Chez André Chénier. Une petite chambre ; table servie, éclairée par des bougies ; à gauche, un canapé.
MARIE-JOSEPH, CONDORCET, ROUCHER, ANDRÉ, attablés
ROUCHER.
Eh bien ! cher voyageur, qu’une humeur vagabonde
A fait courir six ans aux quatre coins du monde,
Te voilà donc enfin revenu parmi nous !
ANDRÉ.
Oui, Roucher, pour toujours, et ce retour m’est doux.
France ! je te revois, mais plus grande et plus belle !
Dans tes veines circule une sève nouvelle ;
J’ai retrouvé tes fils libres et purs d’affront,
Et quelques jours à peine ont rajeuni ton front.
Combien as-tu changé ! Qui pourrait reconnaître
Ce que tu fus jadis dans ce que tu vas être ?
Je te quittai : Partout un débile ouvrier
Penché sur la charrue ou sur le dur métier,
Labourant, sans l’aimer, la terre maternelle,
Disputait à l’impôt quelque maigre javelle.
Misérable, honteux, sans fierté, sans désirs,
D’oisifs voluptueux il payait les plaisirs,
Et voyait le travail de ses mains assidues
Courir en fleuve d’or chez des filles perdues,
Alimenter des grands l’impitoyable orgueil,
Et nourrir des palais, quand lui mourait au seuil.
Pourtant il se taisait, et croyait son partage
Des maux qu’il acceptait ainsi qu’un héritage.
Combien as-tu changé depuis ce temps ancien !
Où l’esclave a vécu renaît un citoyen,
Étonné de ses droits et fier de les connaître.
La loi reprend un peuple au bon plaisir d’un maître,
Et, révélée au monde avec la liberté,
Range tous les humains sous son égalité.
Au fils d’un portefaix il n’est plus téméraire
De me parler en homme et de m’aimer en frère ;
Son langage n’est plus servilement flatteur,
Et ce que dit sa bouche est sorti de son cœur.
Il se lève.
Ah ! ton ciel est plus beau, ta lumière plus pure,
Ton air plus enivrant, ô France ! la nature
Semble avoir pris sa part de ton soudain réveil,
Et ce vin, mes amis, est tombé plus vermeil
Sous le pressoir joyeux de la grappe mûrie.
C’est à toi que je bois, ô France ! ô ma patrie !
Ô ma mère !
JOSEPH, se levant avec Roucher et Condorcet.
Buvons ! Ton grand cœur, cher André,
Dans tous les cœurs français trouve un écho sacré.
Et le vin se plaît mieux à ces mâles paroles
Qu’à noyer les refrains de quelques chants frivoles ;
Buvons !
André, Joseph et Roucher choquent leurs verres.
CONDORCET.
Je crains bientôt que l’amour du pays
Ne vous mène plus loin qu’il ne faut, mes amis.
Déjà votre œil se trouble à lui trop faire fête.
ROUCHER.
Le vin qu’on boit à lui ne trouble pas la tête ;
Il l’échauffe et prépare aux grandes actions.
CONDORCET.
Faisons trêve pourtant à ces libations ;
Pour servir la patrie il n’est pas que de boire.
Tout est beau, glorieux, sublime à vous en croire.
Pour moi dont l’œil plus sûr voit aussi de plus loin,
Les factions déjà s’agitent dans leur coin.
Impuissantes encor, leurs clameurs incertaines
N’arrivent jusqu’à nous que vagues et lointaines ;
Mais toutefois veillons ! Sauvons la loi ! demain
Les factions pourraient nous barrer le chemin.
Dans la vaste carrière où l’intérêt les guide
Toutes les passions vont se lâcher la bride.
Qui sait jusqu’où pourra ce torrent indompté
Dans les excès sanglants pousser la liberté ?
À ceux-là qui voudraient retourner en arrière
Que la loi forte et calme oppose une barrière !
Ton berceau, liberté, doit rester innocent.
JOSEPH.
Tu l’as dit, Condorcet ; des lois, et non du sang !
Laissons les partisans des anciens privilèges
Assiéger un Dieu sourd de leurs vœux sacrilèges,
Se faire une vertu de leur antiquité,
Pleurer dans leurs châteaux leur gibier dévasté,
Gémir effrontément sur l’autel qu’on outrage,
S’ils ne sont encensés d’un clergé de village,
Et crier qu’il n’est plus enfin d’honnêtes gens,
S’ils perdent le plaisir d’être sots et méchants.
Il suffit du mépris. Le droit sans violence
Doit faire vers le peuple incliner la balance.
Marchons tous à ce but, et ce Dieu qu’à genoux
Ils prennent à témoin, ce Dieu marche avec nous.
Condorcet s’étend sur le canapé.
ROUCHER.
Bien, Joseph ! opposons aux factions nombreuses
Cet unanime accord des âmes généreuses.
Le peuple est bon en soi, mais se laisse égarer.
Sur ses vrais ennemis nous devons l’éclairer ;
Et, tant que sous nos mains elle est encor docile,
Imprimer la vertu dans cette noble argile.
ANDRÉ.
Je l’ai dit dans mes vers à David. Il m’est doux
Que vous le répétiez, l’ayant dit avant vous.
À ces hommes nouveaux dont la main ferme et sûre
Ressuscite nos droits nés avec la nature,
Je disais :
« Mais au peuple surtout sauvez l’abus amer
« De sa subite indépendance !
« Contenez dans son lit cette orageuse mer :
« Par vous seuls dépouillé de ses liens de fer,
« Dirigez sa bouillante enfance !
« Vers les lois, le devoir, et l’ordre et l’équité,
« Guidez, hélas ! sa jeune liberté !
...
« Ah ! ne le laissez pas, dans sa sanglante rage,
« D’un ressentiment inhumain
« Souiller sa cause et votre ouvrage !
« Ah ! ne le laissez pas, sans conseil et sans frein,
« Armant, pour soutenir ses droits si légitimes,
« La torche incendiaire et le fer assassin,
« Venger la raison par des crimes !
« Peuple, ne croyons pas que tout nous soit permis !
« Craignez vos courtisans avides,
« Ô peuple souverain !...[1] »
JOSEPH.
Nobles vers qui sont partis du cœur !
Mais quoi ! de la vertu le crime est-il vainqueur ?
Amis, nous poursuivons sans doute des chimères,
Et créons des périls encore imaginaires.
Attendons pour frapper. – Lorsqu’une nation,
Lasse de la misère et de l’oppression,
Secouant à la fin sa longue léthargie,
Rassemble en un grand coup toute son énergie,
Elle ne peut d’abord s’établir ferme et bien
Dans cet ordre nouveau qui succède à l’ancien ;
La forte impulsion imprimée à la masse
La fait quelques instants vaciller dans l’espace ;
Mais, entre les partis un moment suspendu,
L’État retrouvera l’équilibre perdu !
ANDRÉ.
Espérons-le, mon frère, et que la paix publique
Ait bientôt rassuré le foyer domestique ;
Que tous soient dévoués à tous, et que chacun
Fonde ses intérêts dans l’intérêt commun ;
Car, ne l’oublions pas, cette mère féconde,
La France, est grosse encor de l’avenir du monde.
L’Europe nous regarde avec étonnement,
Et de ce grand spectacle attend l’événement,
Curieuse, inquiète, attentive, troublée.
Si nous réussissons, elle en est ébranlée ;
La couronne s’agite au front pâle des rois,
Et les peuples unis se lèvent dans leurs droits ;
La liberté s’étend et vole et se propage,
Et le nom de la France est béni d’âge en âge :
Mais si l’ambition et l’indocilité,
L’oubli de toute règle et de toute équité,
La haine des partis, l’impunité du crime,
Après de vains efforts, nous poussent dans l’abîme,
France, nous te perdons et le monde avec toi.
Les peuples à venir en sont glacés d’effroi ;
On rendra de tes maux la liberté coupable ;
Elle-même, à leurs yeux, ne sera plus que fable.
Vain rêve, dira-t-on, fils de l’oisiveté !
Et le droit éternel, l’ordre, la vérité,
La raison n’oseront rentrer dans leur domaine,
Que ton nom disparu de la mémoire humaine.
JOSEPH.
Loin de nous ce malheur, André ! j’augure mieux
D’un peuple dont le front est marqué par les dieux.
ROUCHER.
Et moi.
ANDRÉ.
Moi comme vous.
Les quatre amis se rassoient à table.
CONDORCET.
La France grande et sage
Fera mentir sans doute un si fatal présage.
Nous travaillerons tous à raffermir l’État ;
Et je m’en veux promettre un meilleur résultat.
JOSEPH.
Oui ! que ma plume aussi ne soit pas inutile !
Je voue à la patrie une muse fertile,
Et, payant quelque jour ma dette au genre humain,
Je veux ressusciter ce vieux peuple romain.
Je te ferai parler, Brutus, et que ta bouche
Retrouve encor l’accent de ta vertu farouche !
S’ils servent le pays, mes vers sont assez beaux.
Allons, debout ; c’est moi, sortez de vos tombeaux,
Romains !
ROUCHER.
Heureux celui qu’un Dieu puissant inspire !
Mon cœur palpite aussi, mais plus humble est ma lyre.
Il ne me siérait pas de prétendre si haut,
Et chanter les saisons est tout ce qu’il me faut.
C’est manque de génie et non pas de courage.
Vous, du moins, mes amis, par quelque grand ouvrage,
Marchant du même pas à la postérité,
Soyez frères aussi par l’immortalité !
ANDRÉ.
Non ; comme toi, je suis indolent de la gloire,
Roucher, et ne veux pas de place dans l’histoire.
Irai-je contre un nom chèrement acheté
Changer ma vie oisive et mon obscurité ?
J’ai bien pu, dans l’ardeur d’un élan magnanime,
Chanter le Jeu de paume et son serment sublime,
Et, dans l’occasion, ma muse une autre fois
Ferait entendre encor les éclats de sa voix ;
Mais le ciel m’a créé d’un esprit débonnaire ;
Je rentrerais bientôt dans l’ombre qui m’est chère,
Et j’y retrouverais les chansons que j’aimais,
Mes vieux papiers chargés de poussière et de paix,
Et m’attendant rêveuse au foyer domestique,
Sous son voile à longs plis, la belle muse antique.
« Te voilà ! » dirait-elle, et ses deux bras ouverts
Me redemanderaient des baisers et des vers !
Puis les fleurs, et l’automne, et le guéret fertile,
Et bergers et sylvains, et l’amoureuse idylle,
Et que sais-je !... Camille, à qui la volupté
Prête encor plus de grâce, amis, que la beauté !
Camille à qui mes vers !... Camille à qui ma vie !...
Que toi, pourtant, au gré d’une plus noble envie,
Mon frère, pour former un grand peuple aux vertus,
Tu prennes son épée et sa langue à Brutus,
C’est bien !... moi, retournant de Camille à l’étude,
Je me veux endormir dans ma douce habitude,
Et vers un bonheur calme acheminer mes jours !...
Mais... nous ne buvons plus !...
JOSEPH.
Buvons à tes amours !
Ils se lèvent et choquent de nouveau leurs verres.
Deuxième Tableau
1792.
Chez Monsieur Louis de Chénier. Un salon.
Scène première
MONSIEUR LOUIS DE CHENIER, ANDRÉ
Au lever du rideau, ils sont assis à gauche.
ANDRÉ, se levant.
Qui ? moi ? garder encore un silence complice ?...
Non, mon père, pas même en face du supplice ;
Et c’est un crime enfin, à l’heure du danger,
Aux gens de bien de fuir ou de se ménager.
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER, se levant
Hélas ! mon fils, qui sait où leur aveugle rage...
ANDRÉ.
Plus grand est le péril, plus grand soit le courage !
Quoi ! je verrais d’un œil calme ces furieux
Remplir les carrefours de cris séditieux !
Chaque jour, dans Paris, sur leurs pas accourues,
Des troupes de bandits ensanglanter les rues !
Et leur Marat, cet homme aux sinistres desseins,
Dans un hideux journal vanter des assassins !
Non ! jamais !... non... non, dis-je !...
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
Eh ! mon fils, pour ta mère,
Pour moi, laisse passer cette chaleur première !
Viens, mon enfant, approche, et donne-moi ta main.
Aujourd’hui, c’est prudence ; il sera temps demain.
C’est assez que déjà, poussé par sa jeunesse,
Ton frère ait partagé cette commune ivresse.
Et vois... vous combattrez dans des rangs ennemis,
Vous, honnêtes tous deux, vous, par le sang unis !
ANDRÉ.
Il est vrai !... mais, jetés dans des partis contraires,
Nous ne cesserons pas de nous aimer en frères.
Je l’estime, et ce nom de frère m’est sacré.
Cependant il s’égare, et je le combattrai.
Mon silence est coupable, et ce mot de prudence
Est un voile à couvrir la lâche indifférence.
Je comprends que chez vous les ans aient refroidi
Ce que votre jeunesse avait de plus hardi ;
Mais la même prudence, aux vieillards coutumière,
Deviendrait peur chez moi qui suis jeune, mon père ;
Oui, cette peur qui fait son temple de Paris,
Qui souffle l’égoïsme aux plus nobles esprits,
Par qui chacun retire en son coin solitaire
L’argent qui, tout d’un coup, semble rentrer sous terre,
Et, par la faim publique augmentant le danger,
Livre les intérêts qu’il croyait ménager ;
Si bien que le parti jacobin et le vôtre
De leurs communs excès s’excusent l’un sur l’autre.
Alors qu’arrive-t-il ? De sanglants écrivains,
Bien sûrs qu’à s’élever leurs efforts seraient vains
S’ils laissaient reposer les humeurs populaires,
Du peuple mécontent aigrissent les colères ;
Hommes sans foi, sans cœur, ennemis de tout frein,
Gens à qui la clémence est un cuisant chagrin,
Qui déjà, s’entourant d’une foule mutine,
Veulent dans nos cités planter la guillotine ;
Aimant la liberté pour la prostituer ;
Aux bourreaux affamés montrant de quoi tuer ;
Et, lâches courtisans des tribunes fiévreuses,
Les caressant le soir de clameurs amoureuses.
Peuple ! peuple ! criera le monstre frémissant ;
Par grâce, par pitié, baigne-moi dans du sang !...
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
Mon fils !...
ANDRÉ.
La vérité s’exprime par ma bouche :
Un grand cœur ne sait pas farder ce qui la touche :
Et pour moi, je ne veux, au péril de mes jours,
Ramper dans les palais ni dans les carrefours.
Et plût au juste ciel qu’avec plus de sagesse
On sût lutter aussi de courage et d’adresse,
Et que les gens de bien, sans attendre à demain,
Dans un noble complot se tinssent par la main !
Mais il n’est que trop vrai que ces luttes publiques
Trouvent plus vigilants les brouillons faméliques
Qui, d’un air de vertu masquant leur attentat,
Veulent faire d’abord leur chose de l’État :
Voyant là seulement l’intérêt de personne,
Tout moyen leur est bon, toute arme leur est bonne.
Hardis, entreprenants, prêts à tout, sans repos,
Ils savent reculer ou charger à propos ;
Parfois victorieux, quittes, si Dieu nous venge,
À retomber demain de plus haut dans la fange ;
Tandis que l’honnête homme, espérant trop du temps,
Craintif, ne sait pas mettre à profit les instants,
Et s’endort, en repos avec sa conscience,
Dans son zèle immobile et dans son innocence.
Le courage du sang, vos ennemis l’ont eu ;
Et vous, vous n’avez pas celui de la vertu !
MONSIEUR LOUIS DE CHENIER.
Ils te tueront, mon fils ! c’en est fait !
ANDRÉ.
Quoi ! mon père,
Faut-il que votre cœur déjà se désespère,
Et ne puis-je compter sur ceux que je défends ?
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
Ô révolution ! épargne tes enfants !
Il sort.
Scène II
ANDRÉ, seul
Ah ! vieillard, devais-tu, par ce fatal présage,
De mon cœur incertain amollir le courage !
De quel dégoût profond je me sens accabler !
Que faire ?... Tous, oui, tous ne sauront que trembler,
Épouvantés au point de ne plus se défendre !
Si quelqu’un plus hardi tâche à se faire entendre,
Quel sera son loyer ? Les malédictions
D’un peuple devenu l’arme des factions,
Bourreau de ses amis qu’il ne sait plus connaître !
Je serai traître !... Eh bien ! Cicéron n’est qu’un traître,
Au sens de Clodius et de Catilina ;
Pourtant, que devient-on s’il a peur ?...
Scène III
ANDRÉ, MARIE-JOSEPH, CONDORCET
ANDRÉ.
Te voilà,
Joseph ? toi, Condorcet ?...
CONDORCET.
Oui, j’ai suivi ton frère,
Et, bercé d’un espoir peut-être téméraire,
Je tente le hasard d’un raccommodement.
On dit que tu nous veux combattre ouvertement ?
ANDRÉ.
Il est vrai.
CONDORCET.
Je crois donc que ton zèle s’égare,
Et je viens en ami...
ANDRÉ.
Pourquoi ? Tout nous sépare.
Demeure dans ton camp, je reste dans le mien.
CONDORCET.
André, je t’ai pourtant connu bon citoyen.
ANDRÉ.
En m’éloignant de vous, ai-je cessé de l’être ?
Pour avoir cent tyrans, autant valait un maître.
JOSEPH.
Ainsi, tu vas combattre avec nos ennemis,
Avec ceux du pays !...
ANDRÉ.
Avec ceux du pays,
Mon frère ?... Et qui sont-ils ? car, si je ne m’abuse,
On convainc assez mal tous ceux que l’on accuse.
Croyez-vous que, sans trêve, ardents à se venger,
Ces ennemis déjà nous veuillent égorger ?
Sans doute, à quelques-uns, blessés dans leur fortune,
La révolution devait être importune ;
Et comparant le calme où dormait autrefois
Le pays opprimé sous la main de ses rois
Aux excès dont la France, en un jour affranchie,
Poursuit jusqu’au tombeau la vieille monarchie,
Ils ont pu supposer que, de nécessité,
Le pillage et le sang suivaient la liberté.
Que ne détrompez-vous leur fatale ignorance
En leur montrant la paix et la concorde en France,
Les biens en sûreté, chacun libre chez soi,
Et tous les citoyens défendus par la loi ?
Ne doutez pas qu’alors le cœur le plus rebelle
N’aime encor la patrie et ne batte pour elle.
CONDORCET.
Écoute cependant : j’espérai, comme toi,
Qu’au pays chancelant tous garderaient leur foi,
Et que la liberté rallerait autour d’elle
Tous ceux qu’elle effraya de son premier coup d’aile.
Je m’abusais. Partout je vois se relever
Prêtres et courtisans, prêts à nous entraver ;
Et, s’ils ne sont les chefs d’une révolte ouverte,
En arrière, du moins, conspirant notre perte,
De la France, d’ailleurs, s’inquiétant fort peu,
Et voyant dans le prince une personne en Dieu
Qui garde bien leurs droits féodaux, et qui mène,
Ainsi qu’un grand troupeau, toute l’espèce humaine ;
De nos mépris enfin leur orgueil s’est accru,
Et, quand elle respire un air libre, ils ont cru
Faire vers le passé rétrograder la France.
Réduisons à néant cette folle espérance,
Et montrons, sans garder plus de ménagement,
Qu’on ne fait pas outrage au peuple impunément.
ANDRÉ.
Montrez plutôt ce peuple au-dessus de l’outrage.
Quelques méchants esprits lui feront-ils ombrage ?
Entouré de vautours, l’aigle, au peuple pareil,
Sans détourner son vol, monte vers le soleil.
JOSEPH.
Encor ne faut-il pas que l’air manque à ses ailes ?
Le mépris ne saurait châtier ces rebelles ;
Et ne les vois-tu pas assez forts et nombreux
Pour nous livrer enfin un combat dangereux ?
Car ce n’est pas assez que leurs sourdes menées
Ameutent contre nous les villes mutinées,
Beaucoup s’en vont, trainant leur orgueilleux chagrin,
Et cherchant des vengeurs sur les rives du Rhin.
Nos voisins avec eux s’arment contre l’empire ;
Du fond de ses foyers tout le reste conspire,
Et chaque jour enfin prouve assez clairement
Que la cour et Coblentz complotent sourdement.
ANDRÉ.
Eh ! laissez ces valets se recruter des maîtres !
Ils émigrent, c’est bien. Qu’ils nous purgent des traîtres !
Et s’ils osent un jour contre nous s’engager...
Un bras français n’est fort qu’à frapper l’étranger.
Qu’ils viennent ! Nos cités les attendent aux portes,
Et du pavé contre eux surgiront des cohortes !
Pour tout dire en un mot, un peuple convaincu
Qu’il peut périr, mais non servir, n’est pas vaincu.
Et l’Autriche, d’ailleurs, chez elle a fort à faire ;
La Prusse en veut au Rhin ; l’Espagne et l’Angleterre
Restent neutres encore. Ils poursuivent chacun
Des intérêts divers, et nous n’en avons qu’un.
Non, nos vrais ennemis sont ceux dont l’Assemblée
Dans ses graves débats est chaque jour troublée :
Qui, jusque sur leurs bancs forçant nos députés,
Veulent nous imposer toutes leurs volontés ;
Ce sont vos partisans, c’est vous !
Joseph s’assied.
CONDORCET.
Donc, à t’en croire,
La révolution a tout fait pour sa gloire ?
ANDRÉ.
Sans doute !... Et, si toujours vous éloignez la paix,
La Révolution ne finira jamais.
Accoutumez longtemps cette foule au tumulte,
Ne comprenez-vous pas tout ce qu’il en résulte ?
Les ouvriers oisifs, travaillés par la faim ;
Les ateliers déserts et la terre sans pain ;
Le pillage atteignant le foyer domestique,
Et, par le bien privé, la fortune publique ;
L’infâme banqueroute éclatant brusquement ;
Plus d’impôt, et dès lors plus de gouvernement ;
Tous armés contre tous, et partout des victimes ;
Le vol, l’assassinat, les vengeances, les crimes ;
Ces même ennemis, aujourd’hui sans danger,
Victorieux ; nos murs livrés à l’étranger ;
Et d’un grand peuple enfin, qui pouvait être sage,
Les restes dispersés voués à l’esclavage !...
Voilà votre avenir.
CONDORCET.
Cet éloquent courroux
Ne saurait m’ébranler, si le peuple est pour nous.
ANDRÉ.
Nommes-tu peuple aussi ces brigands sans famille,
Sans enfants, sans foyer, les premiers où l’on pille ?
Vos séides fervents, hommes sans foi ni loi,
Qui dans toute la France ont répandu l’effroi ;
Dont le nom seul a mis la province en alarmes,
Et les femmes en pleurs, et les hommes en armes,
Les plus hardis du moins ! le reste se cachait,
Moins pâles de terreur si la peste approchait !
Non, je connais le peuple et l’ai vu magnanime :
Ses bras sont au travail et ne sont pas au crime.
Vainqueur, il sait montrer au riche épouvanté
Qu’indigent il le passe en générosité ;
Il obéit aux lois qu’il s’impose à lui-même.
Voilà quel est le peuple ; et celui-là, je l’aime :
CONDORCET.
Mais ce torrent, enfin, il faut le diriger !
Si nous lui résistons, il va nous submerger :
Comprends-tu ? Le pouvoir, autrement, nous échappe.
Frappe, si tu ne veux que toi-même on te frappe ;
Ou, tout au moins, pardonne à ces mêmes excès
Qui de nos libertés assurent le succès.
ANDRÉ.
Non, je n’aurai jamais cette lâche indulgence.
Je ne compose pas avec ma conscience,
Et n’aurai pas recours à ces méchants moyens.
JOSEPH, se levant.
Ainsi, nous sommes, nous, de mauvais citoyens,
Des traîtres ? – Qu’à ce point André nous méconnaisse !
ANDRÉ.
Non, j’excuse chez toi la bouillante jeunesse.
Tu répugnes à croire aux maux que je prévoie,
Et, si je blâme ici quelqu’un, ce n’est pas toi :
C’est celui qui, plus mûr par l’esprit et par l’âge,
Flatte un peuple égaré pour gagner son suffrage,
Et conseille, oubliant ses anciennes vertus,
Des excès qu’autrefois lui-même a combattus.
CONDORCET.
André !...
ANDRÉ.
Toi, Condorcet !
CONDORCET.
Guerre donc ! guerre ouverte !
ANDRÉ.
La guerre, soit !
CONDORCET.
Mais crains d’y rencontrer ta perte !
JOSEPH, ému.
Condorcet !
Condorcet sort.
ANDRÉ.
Toi, Joseph, viens encor dans mes bras ;
Sans nous être embrassés ne nous séparons pas.
Ils s’embrassent.
JOSEPH.
Qui de nous a raison ?
Marie-Joseph sort.
Scène IV
ANDRÉ, seul
Oui, Condorcet, la guerre !
Et ne m’estime pas un combattant vulgaire.
Suive ou non le succès, je fais ce que je dois.
Merci ! Tu m’as rendu le courage et la voix.
Et toi, muse, souci de mes jeunes années,
Adieu ! Le vent m’emporte à d’autres destinées,
Et ce n’est plus le temps de vivre parmi vous,
Muses, amours, chansons, plaisirs qui m’étiez doux !
En ces jours de combat la plume est une épée
Dans les mâles vertus solidement trempée.
S’il peut être sauvé, qu’elle sauve l’État,
Et, si je dois mourir, que je meure en soldat !
Scène V
ANDRÉ, ROUCHER
ANDRÉ.
Roucher ! jusques à quand verrons-nous en silence
Sur nous insolemment régner la violence ?
ROUCHER.
Qu’as-tu ?
ANDRÉ.
Jusques à quand, Roucher, les factions
Nous vont-elles frapper de leurs proscriptions ?
ROUCHER.
André !
ANDRÉ.
Jusques à quand, effrayés de nos tâches,
L’un et l’autre, Roucher, resterons-nous des lâches ?
Parle jusques à quand ?
ROUCHER.
Apaise ce transport !
ANDRÉ.
Seras-tu mon second ?
ROUCHER.
C’est courir à la mort.
ANDRÉ.
C’est courir à la mort, tu l’as dit. Qu’est la vie
De tant de déshonneur et d’opprobre suivie ?
Pour moi, quand la taverne et quand les mauvais lieux
Nous vomissent le flot de leurs ambitieux,
Quand des législateurs sortent de cette fange,
Vertu, de tant d’affronts il faut que je te venge !
Il faut que l’avenir sache qu’un citoyen,
Chénier, n’a pas rougi d’être un homme de bien,
En plein jour ; que, témoin des triomphes du vice,
Il osa cependant lui parler de justice,
Et que nulle terreur enfin ne l’a forcé
De ployer le genou devant le sang versé.
Allons, viens !
ROUCHER.
Ton courage aussi gagne mon âme.
Oui, Chénier, tu dis vrai, c’est assez vivre infâme !
France, si nos efforts demeurent impuissants,
Si nous devons mourir encore qu’innocents,
Ô France ! ô mon pays ! reçois le sacrifice
Du sang de deux amis frappés à ton service ;
Et, les joignant encore à leurs derniers instants,
Fais-les mourir ensemble !... Ils se tiendront contents !
Ils sortent.
Troisième Tableau
1794.
Saint-Lazare. Une salle commune. Porte au fond. Portes latérales. À gauche, une fenêtre. Sur le premier plan une table avec des papiers. Au lever du rideau, on entend le Chant du Départ, dont les dernières notes se perdent dans l’éloignement.
Scène première
CHÉNIER, seul, écoutant près de la fenêtre
Plus rien. Ah ! noble chant où s’exalte mon âme !
Sublimes vers, Joseph ! j’y reconnais la flamme
Que d’un contact impur ton cœur sut préserver.
C’est un dernier effort peut-être à me sauver,
Si des chansons pouvaient fléchir des tigres même ! –
Oui, lève-toi, combats, chante, peuple que j’aime !
Tandis que des bourreaux souillent la liberté,
Va couvrir de soldats le Rhin épouvanté !
Regagne à ton pays cette terre usurpée ;
Fais-les trembler, ces rois !... Ah ! que n’ai-je une épée !
Que ne puis-je frapper ceux qui nous ont trahis !
Que ne puis-je mourir aussi pour mon pays !
Et, par un beau trépas illustrant ma mémoire,
Succomber noblement dans un jour de victoire ! –
Triste sort ! Végéter au fond d’une prison,
Sans honneur, sans soleil, sans air, sans horizon ! –
Allons, résignons-nous !
Il s’approche de la table et s’assied.
Ô mes vers ! douce étude !
Vous pouvez réjouir encor ma solitude,
Vous qui me rappelez, ô vers ! le temps heureux
Où je bornais ma gloire à des chants amoureux.
Du moins je veux qu’un jour on puisse reconnaître
Dans le peu que je fus ce que je pouvais être. –
Mais la plume aujourd’hui me tombe de la main :
Laissons en paix mes vers, j’y reviendrai demain.
Il se lève.
Demain !... vivrai-je encor ? serai-je encor près d’elle ?
Près de vous, chère enfant, si charmante et si belle,
Si jeune hélas ! – Mon sort était d’aimer toujours :
Jusque dans ma prison j’ai logé mes amours,
Et je retrouve encore à mon heure dernière
Cette même tendresse à mon cœur coutumière.
Misérable insensé dont l’amour sans espoir
N’est pas sûr le matin de durer jusqu’au soir !
S’approchant de la porte de droite.
Elle est dans le préau... la voilà qui s’approche...
C’est elle !
Scène II
ANDRÉ, MADEMOISELLE DE COIGNY
ANDRÉ.
Vous ferai-je, amie, un doux reproche ?
Je vous vois ce matin plus tard qu’aux autres jours.
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Impatient !...
ANDRÉ.
Hélas ! nos moments sont si courts !
Qui nous peut assurer même d’une journée ?
Oubliez-vous sitôt que ma course est bornée ?
Que peut-être aujourd’hui...
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Malheureux ! taisez-vous !
Arrêtez votre esprit à des espoirs plus doux.
Vous vivrez, je le veux ; soyez heureux encore,
Cher André !
ANDRÉ.
Je le suis près de vous que j’adore :
J’oublie à vous parler ma vie avec mes pleurs,
Et les derniers instants en seront les meilleurs.
Hors vous, que puis-je encor souhaiter de la vie ?
Je suis heureux, vous dis-je, et je dois faire envie.
Votre voix fait tomber les murs de ma prison ;
Vous me rendez le ciel et la verte saison ;
Et, quand le riche été dans les champs se déploie,
Dieu me ramène aussi le soleil et la joie,
Me reporte avec vous au toit que j’ai quitté,
Et me fait, pour un temps, croire à la liberté.
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Ah ! pourquoi m’aimez-vous ? Insensé ! Dans une heure,
Peut-être la première il faudra que je meure !
Sur moi comme sur vous plane l’arrêt fatal,
Et femmes et vieillards s’en vont d’un pas égal !
ANDRÉ.
Vous, mourir ! vous ! grand Dieu ! Jamais ! Quelle pensée !
MADEMOISELLE DE COIGNY.
La mort vous fait donc peur quand j’en suis menacée ?
ANDRÉ.
Ah ! vous m’épouvantez !
MADEMOISELLE DE COIGNY.
C’est affreux ! n’est-ce pas ?
Si jeune, succomber, presque à son premier pas !
De quoi suis-je coupable ? à qui porté-je ombrage ?
Ô Dieu ! contre la mort je n’ai pas de courage !
« Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors,
« Tranquille je m’éveille ; et ma veille aux remords
« Ni mon sommeil ne sont en proie.
« Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux.
« Sur des fronts abattus, mon aspect en ces lieux
« Ranime presque de la joie.
« Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
« Je pars, et des ormeaux qui bordent mon chemin
« J’ai passé les premiers à peine.
« Au banquet de la vie à peine commencé,
« Un instant seulement mes lèvres ont pressé
« La coupe en mes mains encor pleine.
...
« Ô mort ! tu peux attendre : éloigne, éloigne-toi !
« Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,
« Le pâle désespoir dévore.
« Pour moi Palès encore a des asiles verts,
« Les amours des baisers, les muses des concerts :
« Je ne veux pas mourir encore[2] ! »
Elle se jette dans les bras d’André.
ANDRÉ.
Non, vous ne mourrez pas. Ô Dieu ! frapperas-tu
Tout ce que tu mis là de grâce et de vertu !
Impitoyable mort, s’il te faut une proie,
Me voilà !... je me donne, et le fais avec joie :
Heureux si, de sa vie épargnant le long cours,
De mes jours abrégés tu prolonges ses jours !
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Ah ! souhaitez plutôt que nous vivions ensemble,
Ingrat ! et que la vie ou la mort nous rassemble !
Mais, pour être accusé, qu’avez-vous fait ?
ANDRÉ.
Moi ? rien :
J’ai combattu le mal et conseillé le bien ;
J’ai défendu la loi : voilà mon plus grand crime.
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Mais votre frère peut vous tirer de l’abîme ;
Il est libre !... Pourquoi tarde-t-il si longtemps ?
ANDRÉ.
Je ne l’accuse pas, madame ; je l’attends.
Les malheurs de la France ont fini la querelle
Qui refroidit un temps notre amour fraternelle.
Vous le verriez déjà, s’il pouvait être ici ;
Mais ne doutez jamais de mon frère.
Scène III
ANDRÉ, MADEMOISELLE DE COIGNY, MARIE-JOSEPH, qu’UN GEÔLIER vient d’introduire
JOSEPH.
Merci.
ANDRÉ, se jetant à son cou.
Toi, cher Joseph ! – Eh bien ! vous trompé-je, madame ?
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Je vous laisse ; à bientôt.
Elle sort.
Scène IV
MARIE-JOSEPH, ANDRÉ
JOSEPH.
Qu’est cette jeune femme ?
ANDRÉ.
La fille de monsieur de Coigny.
JOSEPH.
Je crains bien
D’avoir interrompu quelque doux entretien.
ANDRÉ.
Il est vrai... Mais parlons de toi, de notre père.
JOSEPH.
Hélas ! il pleure.
ANDRÉ.
Il pleure ?
JOSEPH.
Oui, sur nous, sur ton frère,
Sauveur, ainsi que toi menacé de la mort ;
Sur moi, qui veux pour vous faire un dernier effort,
Si la proscription ne m’atteint pas moi-même.
ANDRÉ.
Toi, Joseph ?
JOSEPH.
Oui, je suis en un péril extrême :
Nos bourreaux sont déjà tout prêts à me frapper :
S’ils durent quinze jours, je ne puis échapper.
Le peuple, las enfin de tant de barbarie,
Demande qui de nous est traître à la patrie :
Une sédition va peut-être éclater ;
Voilà l’unique chance où nous puissions compter.
D’ici là, pas un mot, rien, si tu veux m’en croire,
Qui puisse ramener ton nom dans leur mémoire.
Tes ennemis sont morts, je le sais : le poison
A tué Condorcet, imprévoyant, mais bon ;
L’autre, Marat, n’est plus ; mais le plus redoutable,
Celui que tu marquas de ton vers implacable,
Collot d’Herbois existe, et, s’il te peut trouver,
Tout est perdu : l’oubli seul pourra te sauver.
ANDRÉ.
Traites-tu maintenant mes craintes de folies,
Et mes prédictions sont-elles accomplies,
Joseph ? Tu t’en souviens, en quittant la maison,
Tu disais autrefois : Qui de nous a raison ? –
Qui vient là ?...
Scène V
MARIE-JOSEPH, ANDRÉ, MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER, introduit par UN GEÔLIER
ANDRÉ.
Vous ! mon père !
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
André !
Ils s’embrassent avec effusion.
ANDRÉ.
Quelle est ma joie !
Tous deux ensemble ! Un Dieu sans doute vous envoie !
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
Cher André, que de temps j’ai passé loin de toi !
Mais tout est oublié, puisque je te revois.
Ton père, ton vieux père a conjuré l’orage,
Et l’effroi de ta mort m’a donné du courage.
JOSEPH.
Comment ?...
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
Oui, j’ai couru, j’ai parlé, j’ai prié ;
J’ai remué chez eux un reste de pitié ;
J’ai tout dit sa vertu, son passé, sa jeunesse ;
Enfin ils ont promis mon fils à ma vieillesse ;
Ils te rendront à moi bientôt, demain, ce soir...
Cher enfant, qu’un moment j’ai cru ne plus revoir !...
Ainsi, plus de douleur ni de tristesse amère ;
Je te reconduirai sain et sauf à ta mère.
André, la pauvre femme est là-bas qui t’attend
Au foyer paternel ; et je mourrai content.
JOSEPH, à part.
Dieu !...
ANDRÉ, bas, en lui serrant la main.
Tais-toi !
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
Mais ton front se couvre d’un nuage...
Réjouis-toi, te dis-je, et fais-moi bon visage.
ANDRÉ.
Je crains que cet espoir, trop aisément conçu,
Par les événements ne soit bientôt déçu,
Et que...
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
Non, ce n’est pas une espérance vaine,
Et je n’ai pas reçu de parole incertaine.
Tu vivras, est-ce dit ? Je veux aller chercher
Loin, bien loin dans les champs, un coin où nous cacher,
Et nous serons encor, malgré le ciel contraire,
Heureux avec Sauveur, et Joseph et ta mère.
Maintenant, que ma joie éclaire aussi tes yeux.
ANDRÉ.
Je vous crois donc, mon père, et me voilà joyeux.
LE GEÔLIER, s’avançant, à Monsieur Louis de Chénier.
Citoyen, il est temps de partir.
ANDRÉ.
Tout à l’heure.
LE GEÔLIER.
Il est temps !
MONSIEUR LOUIS DE CHÉNIER.
À bientôt, André !
ANDRÉ.
Pardon !... je pleure.
Mais... je ne puis parler... Mon père, embrassez-moi.
Il l’embrasse. À Joseph.
Adieu, mon frère.
JOSEPH.
Adieu, mon frère.
ANDRÉ, bas.
Contiens-toi.
Veille sur lui... Ta main !... Adieu !...
Monsieur Louis de Chénier et Marie-Joseph sortent par la gauche, sous la conduite du geôlier.
Scène VI
ANDRÉ, seul
Malheureux père !
Dieu te réservait-il cette angoisse dernière !
Ton amitié me perd, croyant me secourir,
Hélas ! et c’est ta main qui m’aura fait mourir !
Sois béni !... Puisses-tu, désormais, sans alarmes,
Te reposer du moins, mon père, dans tes larmes,
Et pleurer, au milieu de tes autres enfants,
Celui dont l’amitié manque à tes cheveux blancs !
Le sort en est jeté : que de moi Dieu dispose !
Mourir !...
Il se frappe le front.
Et cependant j’avais là quelque chose...
Mourir !... et cependant j’aime et je suis aimé !
Et tout meurt avec moi dans la tombe enfermé !
Et toi, France, où vas-tu ? Toi, liberté chérie ?
Quel terme à tant de maux ? Misérable patrie !
Qu’attendre, qu’espérer ? Que vas-tu devenir ?
Quels désastres nouveaux te promet l’avenir ?
« France, conserve encore un amant qui te venge !
« Mourir sans vider mon carquois,
« Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
« Ces bourreaux, barbouilleurs de lois,
« Ces tyrans effrontés de la France asservie,
« Égorgée !... Ô mon cher trésor !
« Ô ma plume ! Fiel, bile, horreur, dieux de ma vie,
« Par vous seuls je respire encor.
« Quoi ! nul ne restera pour attendrir l’histoire
« Sur tant de justes massacrés...
…
« Pour consoler leurs fils, leurs veuves et leurs mères ;
« Pour que des brigands abhorrés
« Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance,
« Pour descendre jusqu’aux enfers
« Chercher le triple fouet, le fouet de la vengeance
« Déjà levé sur ces pervers ;
« Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice !...
« Allons ! étouffe tes clameurs !
« Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice !
« Toi, vertu, pleure si je meurs[3] ! »
Scène VII
ANDRÉ, UN DEUXIÈME GEÔLIER, puis PRISONNIERS, ROUCHER et MADEMOISELLE DE COIGNY
LE DEUXIÈME GEÔLIER, à la porte du préau.
Il faut rentrer ; c’est l’heure.
ANDRÉ, à part.
Oui, le juge s’apprête.
Qui de nous aujourd’hui va lui porter sa tête ?
Peut-être moi... Du moins, que d’un pas assuré
Je marche à l’échafaud ! Allons !
Plusieurs prisonniers passent au fond du théâtre et sortent par la porte du milieu. André reconnaît Roucher parmi eux.
Roucher !
ROUCHER.
André !
Ils se serrent la main en silence. Roucher reprend en souriant.
« Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
« Ma fortune va prendre une face nouvelle,
« Et déjà son courroux semble s’être adouci
« Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici. »
ANDRÉ.
Malheureux ! Oses-tu parler de la fortune ?
ROUCHER.
Ami, quoique mauvaise, elle nous est commune.
ANDRÉ.
Dans quel moment cruel faut-il te retrouver !
ROUCHER.
Le ciel devait nous perdre ensemble ou nous sauver.
ANDRÉ.
Hélas ! Tant de vertus !
ROUCHER.
Hélas ! Tant de génie !
ANDRÉ.
La France te proscrit !
ROUCHER.
La France te renie !
Nouveau silence.
Ainsi par mille endroits se déchirant le flanc,
Elle perd tous les jours son plus généreux sang.
Ah ! par nos jeunes mains vainement défendue,
La liberté, Chénier, est à jamais perdue !
ANDRÉ.
Non, le terme viendra de tant d’impunité,
Et je ne doute pas de vous, ô Liberté !
Qu’un horrible parti pour un temps nous opprime ;
Qu’une autre royauté germe encor dans le crime ;
Que reviennent les rois sur des bras étrangers,
Peut-être !... Mais les rois sont oiseaux passagers.
Ayant courbé longtemps la tête sous l’orage,
Un jour, ô Liberté ! tu renaîtras plus sage,
Comme l’Hercule enfant, écrasant dans ta main
Le serpent qui voudrait te souffler son venin ;
Avec la pâle mort faisant enfin divorce,
Pure dans ta puissance et calme dans ta force !...
Heureux, Roucher, heureux si notre souvenir
Des malheurs du passé préserve l’avenir !
Nos enfants vous verront, jours souhaités !
ROUCHER.
Peut-être...
ANDRÉ.
Bientôt !...
Entre mademoiselle de Coigny.
LE DEUXIÈME GEÔLIER, dans la salle voisine.
Sont appelés ce jour à comparaître
Devant le tribunal : Houdetot.
Un homme passe devant la porte du fond.
ANDRÉ.
La voilà !
ROUCHER.
Qui ?
ANDRÉ.
Cette jeune femme. Ô Dieu, protège-la !
LE DEUXIÈME GEÔLIER.
Montmorency...
Un homme passe.
ANDRÉ.
Roucher ! Quelle pudeur naïve !
Vois monter à son front cette rougeur plus vive.
Il s’approche de mademoiselle de Coigny.
LE DEUXIÈME GEÔLIER.
Montalembert !
Un homme passe.
ANDRÉ, à mademoiselle de Coigny.
Un mot. Si je quitte ce lieu,
Souvenez-vous de moi... Soyez heureuse. Adieu !
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Vous ! cher André !
LE DEUXIÈME GEÔLIER.
Montcrif.
Un homme passe.
ANDRÉ, donnant un papier à mademoiselle de Coigny.
Voici des vers que j’aime.
Je vous laisse avec eux le meilleur de moi-même ;
Lisez-les quelquefois pour ne pas m’oublier.
MADEMOISELLE DE COIGNY.
Dieu ! vous me faites peur !...
LE DEUXIÈME GEÔLIER.
Roucher !... André Chénier !
Mademoiselle de Coigny pousse un sanglot étouffé et tombe sur une chaise. André lui jette un dernier regard, et les deux amis sortent appuyés l’un sur l’autre.
LE DEUXIÈME GEÔLIER.
Bourdeil !...
Le deuxième geôlier s’éloigne derrière les prisonniers ; mademoiselle de Coigny reste seule en scène, à demi évanouie ; on entend au loin le Chant du Départ jusqu’à la fin du tableau.
Scène VIII
MADEMOISELLE DE COIGNY, MONSIEUR DE CHÉNIER, MARIE-JOSEPH, LE PREMIER GEÔLIER
Au bout d’un moment Monsieur de Chénier rentre vivement par la gauche, suivi du premier geôlier et de Marie-Joseph.
LE PREMIER GEÔLIER.
Mais, citoyen...
MONSIEUR DE CHÉNIER.
Je resterai, vous dis-je !...
Si la règle à fermer vos portes vous oblige,
Eh bien ! soit !... fermez-les !... Je serai prisonnier !
LE PREMIER GEÔLIER.
Vous le voulez ?...
Il s’éloigne : Marie-Joseph fait un mouvement pour l’arrêter.
MONSIEUR DE CHÉNIER, lui saisissant le bras.
Tais-toi !... Laisse aller ce geôlier !...
Le premier geôlier sort.
MARIE-JOSEPH.
Mais...
MONSIEUR DE CHÉNIER.
Tu n’as donc pas vu dans ce corridor sombre
Cet homme qui nous a croisés ?... Son œil dans l’ombre
A, comme le couteau, fait passer un éclair !...
J’ai cru sentir le froid et le tranchant du fer ! –
Tu l’as vu comme moi, n’est-ce pas ?...
MARIE-JOSEPH.
Oui, mon père.
MONSIEUR DE CHÉNIER.
C’était ?...
MARIE-JOSEPH.
Collot d’Herbois.
MONSIEUR DE CHÉNIER, après un silence.
Je veux revoir ton frère !...
Pourquoi n’est-il plus là ?... J’ai peur !... oui, mes adieux
Ont fait soudain jaillir des larmes de ses yeux !...
Pourquoi ?...
MADEMOISELLE DE COIGNY, revenant à elle et d’une voix entrecoupée par les larmes.
Dieu !... Dieu !...
MONSIEUR DE CHENLER.
Quelle est cette femme qui pleure ?...
MARIE-JOSEPH.
Attendez !... Je l’ai vue avec lui tout à l’heure !...
MONSIEUR DE CHÉNIER, avec une terreur croissante.
Avec lui !... mon André !... mon fils !...
MADEMOISELLE DE COIGNY, se levant, reconnaissant Marie-Joseph et se tournant avec désespoir vers Monsieur de Chénier.
Votre fils ?... – Là !
Devant ses juges !... Là ! devant ses bourreaux !...
MONSIEUR DE CHÉNIER, poussant un cri.
Ah !...
Mon enfant... mon enfant !... Et c’est moi qui le tue !...
La guillotine à qui mérite une statue !...
Bourreaux de la patrie, assassins de la loi,
Joignez le père au fils !... frappez-moi ! frappez-moi !
Il tombe accablé sur une chaise ; Marie-Joseph le soutient ; mademoiselle de Coigny s’agenouille devant lui et lui prend les mains.