Une Femme à la mode (Virginie ANCELOT)

Comédie en un acte.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 12 janvier 1843.

 

Personnages

 

M. DE SAINT-DIDIER

M. LAMBERT, son ami

ANGÉLINE DE MÉRANGES

MADAME DUMONSEL, sa belle-sœur

ALIX

DOMESTIQUE

SOPHIE, femme de chambre

INVITÉS

INVITÉES

 

La scène se passe à Paris, chez madame de Méranges.

 

Le théâtre représente un très petit salon qui s’ouvre sur un grand par trois portières. Au lever du rideau Angéline est assise devant une toilette arrangée avec de la mousseline, et très élégante sur laquelle est un coffret, encrier, plumes, vases de fleurs, etc., etc., le tout très coquet. Meubles très élégants. À gauche du spectateur, un canapé, et derrière une cheminée sur laquelle sont des flambeaux à plusieurs branches allumés. Le salon du fond est éclairé par plusieurs lustres. Une femme baissée ajuste quelque chose au bas de sa robe ou rattache une fleur. Sophie rajuste sa coiffure ; une autre femme, debout tient une grande pelote quelle présente aux autres. Madame Dumonsel, en toilette de bal un peu chargée est assise sur le canapé de l’autre côté, avec Alix, aussi en toilette de bal.

 

 

Scène première

 

MADAME DUMONSEL, ALIX, ANGÉLINE, SOPHIE, et DEUX FEMMES DE CHAMBRE

 

Ensemble.

Air : de la Favorite.

SOPHIE et DEUX FEMMES DE CHAMBRE.

Voici le moment,
Attendons gaiement,
Des jeux et du bal,
Le premier signal.
Mais, armons-nous bien,
Ne négligeons rien
Comme un bon soldat.
S’apprête au combat.

SOPHIE et LES AUTRES FEMMES DE CHAMBRE.

Voici le moment,
Attendez gaiement,
Des jeux et du bal,
Le premier signal :
Mais, armez-vous bien,
Ne négligez rien,
Comme un bon soldat
S’apprête au combat.

ANGÉLINE, gaiement regardant Alix.

Ma bonne Alix...

À madame Dumonsel.

Ma chère belle-sœur... oui, je suis heureuse... Voir d’abord ceux que j’aime... cela doit porter bonheur... Puis, ce soir, dans quelques heures !... une foule brillante et parée... l’élite du monde élégant, les hommes les plus illustres, les femmes les plus charmantes, se réuniront ici.

Elle se lève.

Avez-vous parcouru l’hôtel ? Avez-vous vu des fleurs de toutes les saisons et de tous les pays ? Une illumination délicieuse dans le jardin, des lumières à profusion dans les salons de danse ? Un orchestre merveilleux, un souper excellent.

Riant.

Puis, nous aurons quelques femmes laides, pour faire valoir les jolies... quelques personnes ridicules pour laisser aux autres le plaisir de s’en moquer. Oh ! j’ai pensé à tout... aussi c’est à qui cherchera à se faire inviter ; car, à Paris, on court vraiment partout après le plaisir, comme si l’on ne pouvait l’atteindre nulle part...

Revenant en scène.

Sophie, mon éventail... mon mouchoir... mon bouquet...

MADAME DUMONSEL.

Où donc trouverait-on le plaisir et la gaieté, si ce n’était chez vous ?... Veuve, riche et jolie, vous n’avez rien à désirer.

ANGÉLINE, gaiement.

Vous croyez qu’il y a là de quoi satisfaire les plus exigeantes ?... Jolie, riche et veuve !

MADAME DUMONSEL.

Puis vous êtes, en ce moment, la femme la plus à la mode !

ANGÉLINE, gaiement.

Peut-être parce que je suis celle qui y pense le moins...

MADAME DUMONSEL.

Que les autres imitent.

ANGÉLINE, riant.

Parce que je n’imite personne.

MADAME DUMONSEL.

Dont tout le monde s’occupe.

ANGÉLINE, riant.

Parce que personne ne peut m’occuper.

MADAME DUMONSEL.

Mais savez-vous... que votre fête... d’aujourd’hui... m’a causé une insomnie ?... J’ai pensé... que vous aviez oublié le plus important, le lion ; oui, un personnage extraordinaire, qu’on n’ait encore vu nulle part... Je me suis tourmentée à en chercher un... Je n’en ai pas dormi... Ah ! si l’on avait pu avoir Abd-el-Kader... ça eût bien fait !... Mais enfin, à défaut d’Abd-el-Kader, je vous ai ménagé un autre lion... je ne le nomme pas... c’est mon secret... une surprise... Il y a deux choses que j’adore... les surprises et les célébrités...

ANGÉLINE, gaiement.

Allons, vivent les célébrités et les surprises.

À Sophie qui lui donne son éventail.

Qu’avez-vous, Sophie, vous avez pleuré ?...

SOPHIE, avec un gros soupir.

Madame la Comtesse est bien bonne de s’en apercevoir.

ANGÉLINE.

Qu’y a-t-il donc ?

SOPHIE.

Hélas !...

ALIX.

Sophie n’osera pas vous le dire ; mais je sais ce qui la chagrine ; elle devait épouser... le valet de chambre de M. le duc de Clairval... et son maître lui a dit, ce matin, qu’il ne voulait pas à son service de gens mariés...

ANGÉLINE, l’examinant très sérieuse.

Et alors ?...

SOPHIE.

Alors... plus de mariage... je n’irai pas faire perdre sa place à Antoine... Il est si difficile d’en trouver de bonnes comme celle-là !

ANGÉLINE, de même avec attention.

Et lui, que dit-il ?

SOPHIE.

Lui ?... Qu’est-ce qu’il peut faire, que de se chagriner aussi ? Quand on n’a rien, on ne peut pas se marier.

ANGÉLINE a fait un mouvement de chagrin qu’elle réprime.

Et vous ne lui en voulez pas ?

SOPHIE.

Ce n’est pas sa faute s’il est pauvre comme moi !

ANGÉLINE, fait encore un mouvement de chagrin qu’elle réprime.

Vous êtes une bonne fille, Sophie...

Elle réfléchit.

Dites à...

SOPHIE.

Antoine.

ANGÉLINE.

Dites à Antoine que je le prends aux mêmes gages qu’il a chez monsieur le duc de Clairval...

Mouvement.

J’ai besoin d’un valet de chambre, Joseph est vieux et malade, il restera dans la maison... sans rien faire...

Souriant.

Le mariage dans quinze jours, n’est-ce pas Sophie ?

SOPHIE, transportée essuyant une larme.

Oh ! que madame la comtesse est généreuse ! Comment la remercier ?...

ANGÉLINE, doucement et affectueusement.

Pas de remerciements !... laissez-nous !

À madame Dumonsel, pendant que les femmes de chambres sortent.

Une pauvre fille, jolie, bonne, honnête... dans toute la jeunesse, peut-être, serait triste et malheureuse, parce qu’elle manquerait d’un peu d’argent pour épouser celui qu’elle aime !... ah ! ce serait affreux !

Elle a une expression très triste à ces derniers mots, mais elle passe la main sur son front comme pour chasser une idée pénible.

Air.

Triste et pénible image
Loin de nous sans retour !
Et chassons le nuage
Qui ternit un beau jour !
Que je retrouve de charmes
À combler ses désirs !
En séchant quelques larmes
Nous doublons nos plaisirs.

ENSEMBLE.

Triste et pénible, etc.

Angéline sort vivement par une porte latérale.

MADAME DUMONSEL.

Moi, je sors aussi, j’ai deux visites à faire, puis, je parais au concert, je me montre aux Italiens... et j’arrive ici, ver minuit.

Elle va pour sortir.

 

 

Scène II

 

MADAME DUMONSEL, M. LAMBERT, ALIX

 

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Lambert.

MADAME DUMONSEL.

Alors, je reste. Je veux lui parler.

Lambert est entré et a salué.

Monsieur Lambert, combien me placez-vous de billets de bal ? Vous le savez, je suis patronnesse pour les bals des Anglais, des Polonais, des Lyonnais, des... c’est moi aussi qui quête dimanche à Saint-Roch ; puis, la semaine prochaine, je tiens une boutique à la vente que nous faisons pour les pauvres... Il faut que je sois de tout et partout !... J’avais eu l’idée de vous choisir pour garçon de boutique, mais, il les faut plus jeunes... nous avons décidé cela à l’unanimité... Croiriez-vous que madame de Méranges refusait d’en être ? elle, qui emploie, je lésais, de grosses sommes pour les pauvres... Je parierais qu’elle y consacre un tiers de sa fortune, sans qu’il y paraisse... tandis que moi j’ai l’air d’en faire mille fois davantage, et cela ne me coûte jamais rien.

M. LAMBERT, souriant.

Parlez-moi de faire l’aumône à ce prix-là ! Mais je suis tout à vos ordres, Madame... J’aurais cependant voulu parler à madame la comtesse de Méranges.

MADAME DUMONSEL.

Elle va venir... attendez-la quelques moments avec nous.

M. LAMBERT.

Je ne demande pas mieux.

ALIX, riant.

Ainsi, M. Lambert vient au bal avant que !a maîtresse de la maison ait fini sa toilette ?... voilà ce que c’est que d’être un savant, un philosophe, un antiquaire !

M. LAMBERT, riant.

N’est-ce pas ? on étudie le passé ! on devine l’avenir !... Quant au présent, on n’en sait rien... pas même à l’heure qu’il est... mais ce lui regarde votre brillante amie madame la comtesse de Méranges ?... ce qu’était son mari, ce qu’elle...

MADAME DUMONSEL.

Mon frère ?... il était millionnaire, cela répond à tout... Angéline était très noble et très pauvre ! Quand il l’épousa, on le fit comte... de Méranges, une belle terre où ils se fixèrent... tant que mon frère a vécu... Angéline n’a jamais voulu revenir ici ! Une jolie jeune femme qui a un vieux mari infirme... et qui refuse d’habiter Paris... cela se conçoit-il ?...

M. LAMBERT.

Elle est un peu singulière... mais depuis la fin de son deuil... près d’un an... qu’elle a quitté sa terre... pour ce charmant hôtel... elle... a fixé l’attention générale et excité... le plus vif de tous les sentiments... la curiosité.

MADAME DUMONSEL.

Comment ?

M. LAMBERT.

Le monde ne sait encore que penser de cette femme venue tout-à-coup pour l’étonner et le séduire : il perd son insouciance pour s’informer de ce qui la regarde, pendant qu’elle passe insouciante au milieu de ceux, qu’elle inquiète.

ALIS.

Que dites-vous ?

M. LAMBERT.

Oui, ce monde que cherche la comtesse de Méranges, ces plaisirs qu’elle fait naître, ne semblent pas la satisfaire...

MADAME DUMONSEL.

Vous vous trompez !

M. LAMBERT.

Je ne me trompe pas... elle apporte souvent au milieu des fêtes une élégante parure... son visage respire... la joie et l’espérance... ses yeux... paraissent... chercher les hommages, son esprit... est brillant et animé : et je ne sais quelle agitation fiévreuse le rend plus vif et plus soudain... tous les regards se lisent sur elle, tous les vœux tendent à attirer une part de son attention... puis tout-à-coup, sa voix s’arrête ; son sourire disparaît ; pâle, triste, glacée, elle quitte le bal... sans un mot, sans un regard pour ceux qui se pressaient autour d’elle, pour qui elle était aimable, et qui croyaient l’être à ses yeux... et tous alors restent stupéfaits et effrayés de cette indifférence ; ils croient que ce dédain pour leur mérite vient de quelque chose de surnaturel... vous voyez, mademoiselle Alix, que mes études sur les curiosités d’autrefois ne m’empêchent pas d’observer ce qui est curieux aujourd’hui.

MADAME DUMONSEL, réfléchissant.

Mais... ce que vous dites-là... est-ce qu’il serait possible ?... Elle... la femme à la mode !...

M. LAMBERT.

C’est peut-être pour cela qu’elle est la favorite de cette puissance inexplicable, frivole, et capricieuse comme elle, qui s’appelle la mode !... et j’avoue, moi, que plus je vois madame de Méranges, et moins je sais ce que je dois en penser.

ALIX, très vivement.

Ah ! pensez, Monsieur, que c’est la meilleure et la plus aimable des femmes ! Il suffit de voir la douceur si pure de ses regards et la dignité si gracieuse de ses paroles pour se convaincre qu’elle n’eut jamais rien à se reprocher ?... Mais est-il aussi sûr qu’elle n’eut jamais aucun chagrin ? j’en doute !... parfois il me semble que cette vie de plaisirs et de folies n’est pas celle... qui lui convient... hier encore elle me disait :

Air : de Préville et Taconnet.

Un toit modeste à l’abri du malheur,
De simples vœux des plaisirs qu’on partage,
Des cœurs amis qui cherchent notre cœur...
C’est offenser le ciel que vouloir davantage...
Un fol espoir nous paiera-t-il demain
Ce qu’aujourd’hui sa promesse nous coûte ?
Quand le bonheur est au bout du chemin...
Il est cruel de se tromper de route.

Et j’ai peur qu’Angéline ne se soit trompée.

M. LAMBERT, s’approchant vivement avec curiosité.

Que voulez-vous dire ?... Expliquez-vous !...

MADAME DUMONSEL, s’approchant vivement avec inquiétude.

Angéline ne serait pas heureuse ?... le chagrin ! les regrets attristeraient sa vie ? et... je ne l’aurais pas su, je n’aurais pas deviné... ce qui l’affligeait ?...

On entend un éclat de rire. Madame Dumonsel reprend l’air content.

Oh ! la voilà !... riante... et toute joyeuse !... Je vous le disais bien... Vous m’aviez effrayée, Alix... regardez... comme elle est contente et gaie.

 

 

Scène III

 

MADAME DUMONSEL, M. LAMBERT, ALIX, ANGÉLINE[1]

 

Air.

ANGÉLINE.

Vive le temps présent !
À tout moment
Il nous étonne !
Des surprises qu’il donne ;
Que le spectacle est amusant !
Chaque jour au jour qui va suivre
Lègue quelque objet merveilleux,
Et, vraiment, pour aimer à vivre,
Il suffit d’être curieux.

Reprise.

ENSEMBLE.

Vive le temps présent, etc.

Elle écrit et montre des lettres ouvertes.

Voyez ce que c’est que d’inviter quatre cents amis que l’on ne connaît pas ! Des lettres qu’on rapporte. L’un des invités est aux Indes depuis cinq mois ! Un autre ?... Personne ne sait ce qu’il est devenu ! Et celui-là est mort depuis six semaines ! Mais, pour parer à cet inconvénient, écoutez ceci.

Elle lit.

« 7 février. Madame la Comtesse. Depuis l’invention des clubs, les danseurs sont très rares dans les bals, et la plupart d’entre eux, au lieu de s’occuper de la danse, se mettent au jeu, préférant au plaisir de danser avec une jolie femme, celui de gagner quelqu’argent à son mari. Une société philanthropique et industrielle s’est donc formée par actions... pour fournir de danseurs cet hiver les plus brillantes réunions de la capitale... Suivant les prix, on aura des cavaliers plus ou moins distingués, de dix heures du soir a quatre heures du matin ; ils danseront toutes les contredanses, ne parleront pas, ne mangeront guère, et ne joueront jamais. »

M. LAMBERT.

Comme l’industrie fait des progrès de notre temps...

ANGÉLINE, riant.

Conçoit-on une pareille folie !... et qu’on m’adresse une semblable lettre.

M. LAMBERT.

C’est qu’aussi l’on ne parle que de votre fête dans tout Paris, et je vous réponds que le monde s’en occupera longtemps.

ANGÉLINE, avec dédain.

Oui, un jour, une heure !... une minute peut-être pour quelques uns !... pas du tout sans doute pour les autres ?... Mais qu’importe. Le but n’est pas là.

M. LAMBERT.

Est-il dans la nouvelle que je viens vous annoncer ?

ANGÉLINE.

Quelle nouvelle ?

M. LAMBERT.

Vous aurez ce soir à votre bal un ministre. M. Georges de Saint-Didier.

ANGÉLINE, à part avec une joie amère.

Enfin !

ALIX.

M. de Saint-Didier !

MADAME DUMONSEL, étonnée et fâchée.

Ah ! ah !

ANGÉLINE, d’un air insouciant et gai.

Mon but est la gaité et le plaisir, voilà tout, il ne peut y en avoir d’autre.

M. LAMBERT, à part.

Elle nous trompe !

MADAME DUMONSEL, à M. Lambert d’un ton de reproche.

Ah ! M. Lambert, ceci est affreux !... me voler mon lion !... Prévenir Angéline... moi qui avais préparé cette surprise...

ALIX.

Il semblait que c’était comme un fait exprès ! Angéline ne venait jamais chez ma tante les jours où M. de Saint-Didier s’y trouvait !... Une seule fois... on l’annonça... mais elle sortit à l’instant.

MADAME DUMONSEL.

Ainsi ils ne se sont jamais vus ?... Je savais cela !...

M. LAMBERT, à Madame Dumonsel.

Vous connaissez donc M. de Saint-Didier ?

MADAME DUMONSEL.

Si je le connais !... puisqu’il est ministre !... Moi je connais toujours les ministres, ceux qui donnent des bals surtout... M. de Saint-Didier, jeune... aimable...

M. LAMBERT.

Oui, mais son ambition, sa vanité étonnent et effraient ses meilleurs amis... car, vous le savez... il est de mes amis.

ANGÉLINE.

Oh ! cela se voit tout de suite.

M. LAMBERT.

Et moi, je vois aussi...

ANGÉLINE, riant.

Quelque chose dans l’intérêt de la science peut-être ?...

M. LAMBERT.

Non ! j’ai découvert qu’il n’est pas étonnant qu’un homme attache tant de prix à la grandeur, puisque les femmes les plus brillantes et les plus aimables se laissent éblouir par elle.

ANGÉLINE.

Oh !... comme vous avez envie de dire quelques malices !

M. LAMBERT.

Et les femmes n’aiment guère qu’on les devine, n’est-il pas vrai ?... Mais de notre temps plus de secrets ! La coquetterie est comme la politique, elle se joue cartes sur table.

ANGÉLINE, souriant.

Cela n’empêche pas ceux qui sont habiles de gagner.

M. LAMBERT.

Je vais donc vous chercher, Madame, un adversaire digne de vous.

MADAME DUMONSEL, à Madame de Méranges.

Un mot à dire à vous seule !...

ALIX.

Moi, je vais donner un coup d’œil aux préparatifs de la fête.[2]

Air.

ENSEMBLE.

Bientôt la vive ritournelle
Doit éclater en sons joyeux,
Plus de retard, soyons fidèle
À son appel harmonieux,
Il faut se presser d’être heureux.

Alix sort avec Lambert.

 

 

Scène IV

 

ANGÉLINE, MADAME DUMONSEL

 

ANGÉLINE.

Eh bien !

MADAME DUMONSEL.

Vous allez être toute surprise de mon habileté.

ANGÉLINE, à part.

Oh ! que j’ai peur de quelque maladresse.

MADAME DUMONSEL.

M. Lambert m’a volé une partie de ma surprise, je vais vous dire le reste : il vous amène M. de Saint-Didier ; mais moi...

ANGÉLINE.

Vous ?

MADAME DUMONSEL.

Vous m’aurez bien une autre obligation.

ANGÉLINE.

Quoi donc ?

MADAME DUMONSEL.

Je vous le fais épouser.

ANGÉLINE, stupéfaite et reculant.

Épouser !...

MADAME DUMONSEL.

Oui, M. Georges de Saint-Didier vient ici pour vous voir d’abord, puisqu’il ne vous a jamais vue, pour vous plaire ensuite, et pour vous épouser après.

ANGÉLINE, portant la main à son front et à part avec le plus grand trouble, en s’asseyant sur le canapé.

M’épouser !... lui ?... Georges ?... Ô mon Dieu

MADAME DUMONSEL.

Qu’avez-vous ? Il n’y aura rien de bien merveilleux dans ce mariage : il a un ministère, vous avez des millions !... Et les millions ont toujours leur puissance et leur mérite... dans tous les partis et sous tous les gouvernements.

ANGÉLINE, reprenant un air indifférent et gai.

Ce projet... impossible !

MADAME DUMONSEL.

Comment, impossible ?... Mais pas le moins du monde ! D’abord, il a déjà été marié, il en a l’habitude : il épousa jadis la fille d’un homme en faveur... mademoiselle... mademoiselle...

ANGÉLINE, vivement.

Adélie Belmont.

MADAME DUMONSEL.

Vous le savez ?... Vous l’avez connue peut-être ?

ANGÉLINE, avec embarras.

Oui... je l’ai vue... autrefois... dans mon enfance...

MADAME DUMONSEL.

Il dut à ce mariage la possibilité de faire connaître ses talents et d’arriver au pouvoir. Mais cet homme charmant, aimable, spirituel... une tournure distinguée, des manières élégantes... Oh ! il n’a pas du tout l’air d’un homme en place.

ANGÉLINE.

Ah !...

MADAME DUMONSEL.

Ensuite, moi, j’ai la main heureuse !... c’est inconcevable ce que j’ai fait de mariages dans ma vie...

ANGÉLINE, souriant.

Et ils sont tous heureux ?

MADAME DUMONSEL.

Je n’en doute pas... mais on est si ingrat ! Tous ceux que j’ai mariés se sont brouillés avec moi : vous ne ferez pas de même, surtout si je vous fais épouser un ministre.

ANGÉLINE.

Quelle folie !

Elle se lève.

MADAME DUMONSEL, à demi-voix.

Mais je devine.

Mouvement d’Angéline.

J’ai deviné vos idées et vos projets... vous êtes ambitieuse.

ANGÉLINE, riant.

Ah !

MADAME DUMONSEL.

Vous voulez être la femme d’un ministre.

ANGÉLINE, riant.

Et que voulez-vous, ma chère, que je fasse de a puissance ?... Ai-je quelques lois à faire passer ?...

MADAME DUMONSEL.

Je ne sais, mais vous n’ayez recherché monsieur Lambert que du jour où il parla de monsieur de Saint-Didier... Et que de questions ! sur ses talents, son pouvoir, sa réputation ?... J’ai même remarqué que vous ne vous inquiétiez pas de sa personne... d’où j’ai conclu que vous étiez ambitieuse et que vous vouliez être ce qu’on appelle une femme politique... Il y en a plusieurs à Paris.

ANGÉLINE, riant.

Pauvres femmes, sans doute, qui cherchent la puissance et l’intrigue parce que le bonheur leur a manqué... Mais si votre amitié... avait été imprudente, si elle m’avait compromise !... près de lui ! Oh ! ce serait affreux !...

MADAME DUMONSEL.

Ne craignez rien !... J’apprends qu’il veut se marier... Je fais adroitement prononcer votre nom, et je sais qu’il est tout occupé de cette heureuse idée !... Et il viendra avec empressement, tout disposé à aimer et épouser l’aimable et brillante comtesse de Méranges.

 

 

Scène V

 

ANGÉLINE, seule, elle est agitée et reste un moment silencieuse

 

Oui, la comtesse de Méranges, qu’il ne connait pas, mais, Angéline ?... Oh ! que dira-t-il ? Et moi, ne tremblerai-je pas ?... Enfin, après dix ans, je vais le revoir !... je vais entendre cette voix dont les paroles décidèrent de ma vie ! Revoir ces traits où je lus ma destinée !... Ces traits...

Elle va à la toilette, regarde si personne ne la voit, elle tire un portrait du petit coffret.

que voilà... C’est bien lui !... Georges et Angéline !... Nos deux noms unis... Oui, ils devaient l’être à jamais... et pourtant, depuis dix ans, ils ont été tellement séparés, que Georges ne sait pas même que la femme qu’il vient aujourd’hui chercher ici, est Angéline !... Que pensera-t-il ?... Quel sentiment, quel souvenir réveillerai-je en son cœur ?... Mais, du sang froid !... ma résolution est inébranlable, le jour de ma vengeance est arrivé, et, quoi qu’il fasse je ne lui pardonnerai jamais.

Elle va vers la toilette et revient sur le devant après avoir regardé. 

Alix !

 

 

Scène VI

 

ALIX, ANGÉLINE

 

ALIX, accourant.

Quel bonheur ! je vous trouve seule... Écoutez-moi... Anghéline... vous êtes triste et rêveuse... Ouvrez-moi votre cœur...

ANGÉLINE.

Moi ?...

Air : Les saisons (Romagnesi).

Quand pour tous ici le plaisir s’avance,
Ah ! réalisez ma seule espérance !
Voici le moment de la confiance ;
Il faut à mon cœur
Votre bonheur !

ENSEMBLE.

Quand pour tous ici le plaisir s’avance,
Quels sont donc vos vœux et votre espérance,
Oui, vous avez droit à ma confiance ;
Il faut à mon cœur
Votre bonheur !

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur de Saint-Didier et monsieur Lambert.

 

 

Scène VII

 

ALIX, MADAME DUMONSEL, entrant par la porte latérale, ANGÉLINE, M. DE SAINT-DIDIER, M. LAMBERT

 

MADAME DUMONSEL, bas à Angéline qui ne l’écoute pas.

J’accours pour assister à l’entrevue.

M. LAMBERT, présentant M. de Saint-Didier.

L’impatience de vous voir...

SAINT-DIDIER, s’inclinant et d’un ton gracieux.

Bien grande, je l’avoue, madame, ne m’a pas empêché pourtant de remarquer ce bon goût, qui est la grâce de la richesse. Permettez-donc...

ANGÉLINE, gracieuse et sans émotion apparente.

Il y a de la générosité à ne pas faire attendre la faveur qu’on accorde...

SAINT-DIDIER, à part stupéfait.

Me trompe-je ? Non... C’est elle !

MADAME DUMONSEL, bas avec joie à Angéline.

Quelle surprise !

ANGÉLINE, toujours gracieuse.

Le temps est si précieux pour vous ! qu’une minute peut avoir de l’importance, amener un incident imprévu.

MADAME DUMONSEL.

Oh ! certainement !

SAINT-DIDIER, à part.

Est-ce possible ?... Angéline !...

M. LAMBERT.

Eh bien ! qu’avez-vous donc ?

ANGÉLINE, malignement.

Mais un homme d’État est préparé à tout.

SAINT-DIDIER, souriant.

Pourtant... il se rencontre de singulières circonstances... et d’anciens souvenirs peuvent encore troubler... un homme d’État... comme vous dites.

ANGÉLINE, riant.

Oh ! il a toujours la ressource de manquer de mémoire.

M. LAMBERT.

Sans doute.

ANGÉLINE.

Les femmes sont parfois curieuses d’observer l’empire qu’un homme habile a sur lui-même.

SAINT-DIDIER, souriant.

La coquetterie en apprend là-dessus aux femmes autant que nous en pouvons savoir.

M. LAMBERT.

Oh ! l’ambition a quelquefois des ruses !

ANGÉLINE, riant.

Ne dites pas de mal de l’ambition : c’est la coquetterie des hommes.

Regardant Saint-Didier.

Elle sied aussi bien après trente ans que le dévouement à dix-huit.

Très gaie.

Il y a aussi la gaieté qui sied bien il tous, un jour de bal, et que nous allons retrouver dans les salons où il faut nous rendre.

MADAME DUMONSEL.

Et je suis sûre qu’Alix voudrait y être déjà.

ANGÉLINE, à Alix.

Allez donc les premières.

ENSEMBLE.

Air du grand Valentin.

Déjà l’orchestre vous invite,
Songez-y, le plaisir est là !
Il est si rare, et fuit si vite !
Savons-nous ce qui le suivra ?

ANGÉLINE.

De ces lieux il faut bannir
Ennui, chagrin, souvenir !
Je ne veux à mon côté
Enchaîner que la gaîté !

ENSEMBLE.

Déjà l’orchestre nous invite.
Songeons-y, le plaisir est là !
Il est si rare, il fuit si vite !
Savons-nous ce qui le suivra ?

Lambert donne la main à madame Dumonsel et à Alix, Saint-Didier à Angéline ; on marche vers le fond ; mais arrivés à la porte et quand les autres sont passés, ils s’arrêtent.

ANGÉLINE.

Que voulez-vous ?

SAINT-DIDIER.

Ah ! Madame, un moment... je vous en prie...

Ils reviennent sur le devant.

 

 

Scène VIII

 

ANGÉLINE, SAINT-DIDIER

 

ANGÉLINE, maligne et souriant.

Mais... vous semblez tout troublé, Monsieur ?

SAINT-DIDIER.

Comment ne pas l’être ?... Comment ne pas désirer une explication ?...

ANGÉLINE, sur un ton insouciant et moqueur.

Une explication ?... un jour de bal !... Oh !...

SAINT-DIDIER.

Ah ! ne sentez-vous pas quo je veux, que je dois vous parler ?...

ANGÉLINE, très insouciante.

Et de quoi donc ?

SAINT-DIDIER.

Mais... le passé ?...

ANGÉLINE, de même.

Et pourquoi me parleriez-vous du passé ?...

SAINT-DIDIER, un peu déconcerté.

Ah !... depuis dix années...

ANGÉLINE, riant.

Dix années !... Qui a jamais commencé une  phrase par ces mots-là ?... Comment ne savez-vous pas que la vie d’une femme n’a jamais de passé ?... elle date toujours de la veille.

SAINT-DIDIER, souriant.

Datons-la d’aujourd’hui si vous voulez !... et dites-moi pourquoi vous m’avez cherché ?

ANGÉLINE.

Cherché ?... ah ! voilà de la fatuité.

SAINT-DIDIER, avec quelqu’impatience.

Enfin... vous m’avez invité ?... vous avez voulu me revoir ?

ANGÉLINE.

Ne faut-il pas, quand on donne une fête, tâcher de rassembler tout ce qu’il y a de curieux dans Paris ?

SAINT-DIDIER.

Ah ! Angéline !...

ANGÉLINE, reculant et d’un ton blessé.

M. de Saint-Didier !...

SAINT-DIDIER.

Quoi ?... ne voudrez-vous donc rien me dire ?

ANGÉLINE.

Mais qu’ai-je avons apprendre ? Notre situation à tous deux est parfaitement claire et connue. M. de Saint-Didier est au pouvoir ; c’est-à-dire que, suivant son caprice, et d’après le degré de sa bonne ou mauvaise humeur, il peut tourmenter ou rendre contents bon nombre de gens qui se pressent dans ses salons... Eh bien ! madame de Méranges, par un de ces hasards qui donnent par fois la faveur à ceux qui ne l’ont pas cherchée, se trouve être à la mode, et la foule assiège aussi son hôtel : ceux qui s’empressent autour d’elle en attendent aussi quelque chose ; seulement chez vous on demande des places, des faveurs, de l’argent !... Chez moi, l’amusement, l’oubli des chagrins, des paroles d’amitié, des espérances d’amour peut-être !... Mon ministère ne vaut-il pas mieux que le vôtre ?... D’autant plus qu’il est certaines petites boules noires dont la quantité plus ou moins grande pourrait disperser la cour de M. de Saint-Didier, tandis que, pour être adoptées, les lois que j’impose n’ont pas besoin d’être votées par les Chambres.

SAINT-DIDIER, avec impatience.

Ah ! cette froide ironie... cette moquerie sans pitié...

ANGÉLINE.

Ce sont mes armes à moi ! Ne pouvez-vous pas persécuter celui qui vous déplaît, vous offense on vous menace ?... Eh bien ! moi aussi je peux punir les sots, les égoïstes et les méchants par un mot, une plaisanterie qui en fait justice en les livrant au ridicule... Je puis aussi, par de douces paroles, consoler le malheur et encourager le talent ; et cet empire qui s’exerce sur la pensée et sur le cœur vaut bien toute autre puissance... Venez donc.

Elle fait un mouvement pour s’en aller.

SAINT-DIDIER, soumis.

Je reconnais la vôtre... je m’y soumets et je l’implore pour qu’elle m’accorde encore un moment.

ANGÉLINE, souriant.

Impossible... La foule m’attend pendant que vous obtenez une audience particulière. Eh ! savez-vous qu’elles sont demandées à une femme avec autant d’instance qu’à un ministre. Aussi doit-elle faire comme lui, en donner rarement... les abréger le plus qu’elle peut. ... ne pas promettre tout ce qu’on lui demande, et ne pas accorder tout ce qu’elle a promis..... Suivez-moi au bal à l’instant.

Elle lui présente la main.

SAINT-DIDIER.

Quelles que soient les merveilles de la fête ne vous flattez pas maintenant d’ajouter à ma surprise.

ANGÉLINE.

C’est ce que nous verrons.

Air : valse de Mikaeli.

Venez donc, venez donc, c’est le bal que j’entends,
Du plaisir qui s’enfuit savourons les instants !
À jamais effacé
Pour mon cœur le passé
N’est plus rien,
Le présent est mon bien.

SAINT-DIDIER.

Souffrez, Madame,
Que de votre âme
Mon cœur réclame
Un souvenir.

ANGÉLINE.

Quelle folie,
Dans cette vie,
Que tout s’oublie
Hors le plaisir !

Ensemble.

ANGÉLINE.

Venez donc, venez donc, c’est le bal que j’entends,
Du plaisir qui s’enfuit savourons les instants !
À jamais effacé
Pour mon cœur le passé
N’est plus rien,
Le présent est mon bien.

SAINT-DIDIER.

Quoi ! c’est elle aujourd’hui que je vois, que j’entends !
Le plaisir et le bal charment tous ses instants.
À jamais effacé,
Pour son cœur le passé
N’est plus rien ;
Le présent est son bien.

Ils sortent ensemble par le fond Lambert entre par une des portes latérales.

 

 

Scène IX

 

M. LAMBERT, seul

 

La foule arrive, et moi je viens ici pour l’éviter. Je m’étonne toujours qu’on ait inventé la manière de s’amuser la plus stupide... chez le peuple le plus spirituel de l’univers... à ce que nous disons... Mais... j’ai bien un autre sujet d’étonnement dans M. de Saint-Didier... C’est son émotion à la vue de madame de Méranges ; il est vrai qu’elle attire souvent ainsi l’attention générale ! Mais lui, c’est l’homme le moins capable d’observation ! Ainsi conçoit-on qu’il n’ait pas songé à dire à un ami comme moi qu’il voit tous les jours... mon cher, le conseil d’État ne peut se passer de vous !... Non, il me répète sans cesse depuis qu’il est au pouvoir : « Vous êtes satisfait... Vous ne demandez rien vous êtes philosophe. » C’est vrai, on est philosophe... on ne demande rien... mais on accepterait volontiers quelque chose : mais on voudrait qu’un ami sût vous apprécier a votre juste valeur. Cela lui ferait honneur à lui... Ah ! le voici comme il est préoccupé...

Il s’assoit sur le canapé.

 

 

Scène X

 

M. LAMBERT, SAINT-DIDIER

 

SAINT-DIDIER, sans voir M. Lambert.

Est-ce possible ? Qui se serait attendu à la revoir si belle et si séduisante ! Angéline !...

M. LAMBERT, à part étonné.

Que dit-il ? Il la connaissait !...

Il se lève.

SAINT-DIDIER, allant vivement à Lambert qu’il aperçoit.

Ah ! c’est vous mon ami, répondez-moi. Que savez-vous d’elle ? Qu’en avez-vous appris ?

LAMBERT.

De madame de Méranges ?

SAINT-DIDIER.

Sans doute.

M. LAMBERT.

Je la vois dans les salons depuis un an, et chez elle depuis un mois : elle est riche, coquette et jolie, voilà pour le monde ! Elle est spirituelle, gaie, prête à se moquer des autres, comme si elle avait peur qu’on ne la devançât, voilà pour ses amis !... Elle est capricieuse comme un enfant gâté, dédaigneuse comme une femme à la mode, et insouciante comme quelqu’un qui n’a jamais rien aimé : voilà pour celui qui cherche a lui plaire !... Cela ne pourrait-il pas vous regarder ?

SAINT-DIDIER.

Ah ! je la vis jadis bien différente !... C’était l’âme pure d’un ange, avec toute la tendresse d’une femme.

M. LAMBERT.

Ah, je devine ! vous avez aimé cette femme, et vos projets ambitieux vous ont séparés.

SAINT-DIDIER.

Vous ne comprenez pas l’ambition, vous qui ne voulez rien, qui ne demandez rien.

M. LAMBERT.

Je ne demande rien, c’est vrai, mais...

SAINT-DIDIER.

Hélas ! il y a parfois dans l’âme une telle passade parvenir...

LAMBERT.

Eh bien vous êtes parvenu !... Il y a des gens qui emploient la première partie de leur vie à s’amuser, et qui tâchent de faire fortune ensuite ; il y en a d’autres qui font fortune d’abord, et qui s’amusent après ; il y en a qui n’ont jamais l’esprit de faire ni l’un, ni l’autre ; mais vous...

SAINT-DIDIER, l’interrompant.

Écoutez-moi, Lambert !... Tout enfant, les jeux et les études me voyaient le premier parmi les autres enfants... Alors on ne sait rien de la vie et des avantages de la puissance, et pourtant quelles joies dans les victoires du collège !...

M. LAMBERT.

Peut-être aussi est-ce le seul combat où l’intelligence et le talent luttent à armes égales, et où le plus digne ait des chances de l’emporter.

SAINT-DIDIER.

Ah ! je l’appris bien vite, moi ! j’étais le pauvre enfant d’un officier tué à Leipsick ; un ami généreux se chargea de moi ; mes études furent si brillantes que je me sentais, à dix-huit ans, l’habitude d’une supériorité que mes compagnons proclamaient les premiers. Je croyais en arrivant dans le monde, y retrouver la même place que je n’avais pas, un seul instant, cessé d’occuper au-dessus des autres, et quand j’appris que mon protecteur venait de mourir loin de la France, je regrettais son amitié et non une protection que je croyais inutile !... Pourtant, bientôt ces mêmes enfants ignorants ou stupides que j’avais tant surpassés, je les retrouvais... maintenant que nous étions hommes... je les retrouvais tous avant moi dans le chemin des affaires, du pouvoir et de la fortune. L’un avait eu des aïeux dont le nom protégeait encore leurs descendants ; l’autre avait trouvé de l’or amassé par son père, et cet or lui avait fait tout obtenir ; celui-ci arrivait au pouvoir par le crédit d’un parent ; l’intrigue de sa famille avait placé celui-là ; et moi, qui avais toujours marché le premier parmi eux, moi seul, sans appui, sans parents, sans fortune, je n’obtenais rien, je ne pouvais arriver à rien !...

M. LAMBERT.

Alors vient le découragement, la colère !... Alors on regarde autour de soi s’il n’est point quelque route détournée, périlleuse même...

SAINT-DIDIER.

Oh ! que vous dirai-je ? Il me semblait que ce pouvoir, ce droit de commander aux autres, d’imposer sa volonté, m’appartenait plus qu’a eux ; car moi, j’avais des projets, des plans, des idées pour servir noblement mon pays, et je trouvais que c’était mon droit, qu’on me l’enlevait injustement.

M. LAMBERT.

Alors on trouve aussi que tout est légitime pour le reprendre, et tout chemin bon pour l’atteindre.

SAINT-DIDIER, faisant un mouvement.

Ah ! on ne sait pas toujours ce qu’il en coûte...

M. LAMBERT.

Oui, lorsqu’on marche vite, on ne voit pas très bien où l’on pose le pied !... Malheur alors aux principes ou aux affections qui embarrassent la route ! on les détruit, on les brise ! c’est ce qu’on appelle apprendre à vivre, devenir habile. ... n’est-il pas vrai ?

SAINT-DIDIER, souriant en le regardant.

C’est donc là le seul moyen d’arriver ?

M. LAMBERT.

Que voulez-vous ?... les portes des palais ont beau être plus hautes que les autres, il faut toujours se baisser un peu pour y entrer.

SAINT-DIDIER.

Souvent de cruels sacrifices... Oui, moi j’aimais Angéline ; je l’avais aimée dans mes jours de trompeuses espérances !... Tant de difficultés m’entouraient... qu’il fallut y renoncer.

M. LAMBERT.

Pour épouser une belle place.

SAINT-DIDIER.

Vous dire quelles douleurs j’éprouvais alors, est aussi impossible que d’exprimer ce que je sens aujourd’hui ; car savez-vous ce qui m’attirait ici ? Des amis officieux répétaient depuis quelque temps autour de moi qu’il était une femme charmante, sage et jolie ; que son amour placerait le bonheur à côté de mon pouvoir... Je viens pour la disputer à une coquetterie, à une insouciance dont personne, dit-on, n’a pu triompher, et je retrouve en elle la seule femme que j’aie aimée !... Angéline !... Celle qui m’aima !... Oui, Lambert, j’en fus aimé ! Maintenant, tout vous est expliqué !... L’éclat du rang et de la puissance n’avait pu effacer le souvenir de celle qui m’aima quand je n’avais ni rang ni puissance à lui offrir, et cette image d’amour, de regret... de remords peut être, glaçait mon cœur pour toute autre affection.

M. LAMBERT.

Ah ! je comprends enfin ce qu’il y a de mystérieux dans votre existence et dans la sienne ! Hélas ! bien souvent la vie est divisée ainsi en deux parts.

Air : De la robe et les bottes.

L’une étale un bonheur factice ;
L’autre cache un malheur réel ;
Trop semblable au feu d’artifice
Qu’en l’admirant notre œil suit jusqu’au ciel :
Un moment il efface l’ombre,
Et nul ne voit, dès qu’il s’évanouit,
La charpente immobile et sombre
D’où s’échappait tant d’éclat et de bruit !

SAINT-DIDIER, vivement.

Jugez donc, mon ami, combien, je dois être surpris et troublé en la retrouvant !

M. LAMBERT.

La voici... mais elle n’est pas seule.

 

 

Scène XI

 

LAMBERT, MADAME DUMONSEL, SAINT-DIDIER, ANGÉLINE, ALIX

 

ANGÉLINE.

Faut-il venir jusqu’ici pour trouver M. de Saint-Didier ?

MADAME DUMONSEL.

Oui, nous vous cherchions, monsieur le Ministre : on sait que j’ai l’honneur de vous connaître ; on a vu que vous causiez avec moi tout à l’heure au bal, et je me suis chargée...

Elle tient des papiers.

ANGÉLINE, riant.

Oh !... cela !... c’est défendu... ici... Grâce pour ce soir !... Le bal est un lieu d’asile où les affaires sont suspendues, et où la coquetterie a seule le droit de continuer les hostilités.

MADAME DUMONSEL, serrant ses autres papiers.

Une autre fois alors !

ALIX, à M. de Saint-Didier en souriant.

Les sollicitations ne sont-elles pas un grand inconvénient de la puissance ?

SAINT-DIDIER.

Ou un grand avantage, si elles donnent l’occasion d’être utile ou agréable a ceux auxquels on voudrait plaire.

ALIX.

Sans doute !... Aussi, un pouvoir noblement exerce n’inspire-t-il que du respect. Mais il est peut-être des ambitieux pour qui aucun engagement ne fut sacré, qu’aucun sentiment n’arrêta.

ANGÉLINE, avec intention, mais gaie.

M. de Saint-Didier ne sait pas cela ! Il ignore que l’ambition peut faire trahir des promesses ; qu’elle peut rendre insensible et cruel.

MADAME DUMONSEL.

Est-ce que Monsieur ne vit pas dans le monde ?... Est-ce que l’on n’y voit pas tous les jours l’envie de parvenir faire manquer à des engagements ?... En fait de mariages, par exemple ?

SAINT-DIDIER, avec embarras.

Parfois des circonstances impérieuses...

MADAME DUMONSEL.

C’est si commun, qu’en vérité personne n’y fait attention.

ANGÉLINE.

Excepté la pauvre jeune fille dont on ne voit pas les longues heures de solitude et de souffrances... Combien y en a-t-il dont le cœur garde a jamais un secret qui détruit bonheur et joie pour toute leur vie !

SAINT-DIDIER.

Ah ! voyez les jeunes femmes fraîches et brillantes qui remplissent vos salons ; s’il en est une seule désolée ; vivent les regrets qui rendent si belle et si coquette.

ANGÉLINE, souriant.

Ah ! les femmes ont toutes de la gaieté un jour de bal, comme les hommes ont tous du courage un jour de bataille.

SAINT-DIDIER.

Sans doute !...

ANGÉLINE.

Vous voyez donc bien qu’il ne faut pas fuir les lieux où l’on oublie... jusqu’aux chagrins.

Air.

TOUS, excepté SAINT-DIDIER.

Le bal nous convie,
S’en écarter serait fort mal ;
Allons, la folie
Nous rappelle au milieu du bal.

Madame Dumonsel, Lambert, Alix sortent, Angéline les accompagne jusqu’à la porte.

SAINT-DIDIER, sur le devant.

Sa vue et ses paroles ont jeté le trouble dans mon âme !

 

 

Scène XII

 

SAINT-DIDIER, ANGÉLINE

 

ANGÉLINE, revenant très gaie.

Pourquoi donc ne rentrez-vous pas avec nous dans le bal ?

SAINT-DIDIER.

Madame, quels souvenirs, quelles émotions renaissent à votre voix ! Mes torts, mes regrets, mon amour... vous évoquez tout le passé ! Quels projets avez-vous donc ?

ANGÉLINE, d’un ton gracieux et indifférent.

Moi ?... aucun !... à moins qu’à mon insu un peu de curiosité...

SAINT-DIDIER.

Comment ?

ANGÉLINE, souriant.

Peut-être... un léger désir de savoir si mon cœur... battrait... en vous revoyant... Mais il est parfaitement tranquille.

SAINT-DIDIER.

Ah !... moi !... la vue de celle que j’aimai pour la première, pour la seule fois de ma vie, me ramène à ces beaux jours de ma jeunesse, à ces rêves, à ces joies des premières années !... Dix ans sont effacés !... J’aime encore Angéline... et je l’aime pour toujours. Regardez-moi comme autrefois... Que je revoie ce sourire enchanteur qui me révéla l’amour.

Air : de Téniers.

Premier regard, premier mot d’une femme,
Où de son cœur s’échappe le secret,
Rayon divin que l’âme adresse à l’âme,
Amour sans fin, rêve qu’on adorait,
Qui vous remplace ?... et qui vous oublierait ?
L’ambition, la puissance et la gloire
Perdent bientôt leur charme séducteur ;
Mais pour toujours il vit dans la mémoire,
Le premier mot qui fit battre le cœur.

ANGÉLINE.

Mais prenez-donc garde !... vous allez froisser les fleurs de ma robe.

SAINT-DIDIER.

Ciel ! seriez-vous devenue ainsi... frivole et insensible ?

ANGÉLINE.

Pourquoi pas ?... Et si mon cœur s’est glacé pour ne plus souffrir, à qui la faute ? Si tout mon bonheur à moi, maintenant, est d’être coquette, étourdie, frivole ?... de chercher les têtes, les plaisirs, les hommages ?..... de ne jamais penser, de ne plus rien sentir ? enfin de vivre de cette vie bruyante qui ne laisse place ni aux souvenirs, ni à la tendresse ?

SAINT-DIDIER.

Ah ! si cela était, combien vous seriez changée !

ANGÉLINE.

Je vaudrais moins... mais je serais plus heureuse...

SAINT-DIDIER.

Vous ? heureuse, ainsi ! Vous me trompez.

ANGÉLINE, riant.

Je vous trompe en ayant l’air d’être insensible..... Ah ! vous avez vraiment trop bonne opinion...

SAINT-DIDIER.

De vous ? de votre cœur !... Oui, j’espère que l’obtiendrai mon pardon. Écoutez-moi... Angéline ; ce rang, dont le vain éclat m’éblouit jadis, partagez-le ce nom que je voulus rendre illustre, qu’il soit le vôtre !

ANGÉLINE.

Un rang ? un nom ? Etait-ce là ce que j’aimais en vous.

SAINT-DIDIER.

Ce pouvoir qu’on attaque... cet éclat qu’on envie... je sais maintenant leur juste valeur.

ANGÉLINE.

S’ils ne vous séduisent plus, comment me séduiraient-ils encore, moi ?

SAINT-DIDIER.

Vous leur redonnerez du prix en les partageant !

ANGÉLINE.

Jamais !

SAINT-DIDIER.

Oh ! ne dites pas cela !

ANGÉLINE.

Ce rang ? mais n’est-ce point pour y parvenir que vous avez brisé nos liens ? Cette fortune ? mais ne l’avez-vous pas préférée à moi ? Mais tout dans cet éclat qui vous entoure rappellerait à mon âme... les profondes et secrètes douleurs qui l’ont dévorée si longtemps ! Il n’est pas jusqu’aux lieux que votre pouvoir vous force d’habiter, jusqu’à cet hôtel ouvert à tant de trompeuses espérances, où tant d’ambitions se sont succédées, et où rien n’a de durée et de stabilité, qui n’effraieraient la tendresse et ne glaceraient le cœur.

SAINT-DIDIER.

Ah !... il est bien glacé, ce cœur...jadis si bon... Ce n’est plus Angéline... celle qui m’aima !

ANGÉLINE, émue, elle s’assoit devant la toilette.

Oui ! j’aimai autrefois... ah ! j’aimai avec toutes les forces de mon âme... il fut un temps où il n’y avait au monde que lui... Georges...

Elle tire le portrait du coffret.

Georges ! tel qu’il est encore là...

SAINT-DIDIER, avec joie.

Mon portrait !

ANGÉLINE, les yeux fixés sur le portrait.

Mais là seulement ! sans puissance, sans fortune, sans renommée.

SAINT-DIDIER.

Angéline... vous avez gardé ce portrait !

ANGÉLINE, regardant le portrait.

Quelles espérances il me rappelle ! beaux jours où il n’y avait pas de passé, où je ne devinais pas l’avenir.

SAINT-DIDIER.

Ces beaux jours reviendront.

ANGÉLINE, de même.

Heures où nos destinées me semblaient liées pour cette vie et pour d’autre.

SAINT-DIDIER.

Qu’il en soit encore ainsi !

ANGÉLINE, de même.

Bonheur éternel qui reposait sur un seul bien !

SAINT-DIDIER.

Il est encore à vous, à vous pour jamais ! Revenez à moi, Angéline ! Revenez à notre amour avec toute la tendresse de votre cœur, avec tous les trésors de votre esprit...

ANGÉLINE, en se levant, et avec trouble et émotion.

Y reviendrez-vous donc aussi avec toute la grandeur d’une âme indépendante, avec les sévères principes, avec la vertu et la noble pauvreté que j’aimais en vous ? Non, non ! tout est uni !

Elle regarde le portrait.

Georges ! Angéline ! vous n’existez plus !... Il n’y a plus ici qu’un ambitieux, M. de Saint-Didier, et une femme insensible... la comtesse de Méranges.

SAINT-DIDIER, très ému.

Ô ciel !... mais ce n’est pas possible... et mes regrets !... ma douleur !...

ANGÉLINE, s’efforçant de reprendre un air gai et moqueur.

Est-ce que l’ambition laisse place à tous ces beaux sentiments ?

SAINT-DIDIER, très ému.

Pas plus que la coquetterie...

ANGÉLINE, gaie.

Un ambitieux n’a que l’envie de commander.

SAINT-DIDIER, de même.

Une coquette n’a que le désir de plaire.

ANGÉLINE, de même.

C’est moins dangereux.

SAINT-DIDIER, de même.

Peut-être ! mais la mode passe souvent si vite...

ANGÉLINE, gaie.

Le pouvoir dure quelquefois si peu...

SAINT-DIDIER, vivement.

Quand on attend tout son bonheur des plaisirs et des succès de la vanité, on risque beaucoup.

ANGÉLINE, gaie.

Quand on a placé tout son avenir, dans les triomphes et les joies de la puissance, on court de terribles dangers.

SAINT-DIDIER, avec dépit.

Le bruit du monde laisse l’esprit bien vide.

ANGÉLINE.

L’éclat du pouvoir laisse le cœur bien froid.

SAINT-DIDIER.

La grandeur cache peut-être des chagrins.

ANGÉLINE.

La coquetterie cache certainement des malheurs.

La musique de la valse se fait entendre dans la coulisse.

SAINT-DIDIER.

Et peut-être aussi la réputation d’une femme à la mode ?...

ANGÉLINE, vivement et riant.

Est-elle comme la probité d’un homme au pouvoir... tous les jours mise en question, et en danger.

Alix entre par la porte latérale, en valsant avec un figurant, les portes restent ouvertes.

ANGÉLINE.

Le bal que nous oublions vient nous chercher jusqu’ici, et j’oubliais une valse que j’ai promise.

UN DANSEUR, à Angéline.

Vous oubliez la valse promise... je viens la réclamer.

Entre aussi madame Dumonsel et M. Lambert. Sur cet air de valse, Angéline prend le bras d’Emmanuel, et sort en commençant à valser avec lui.

 

 

Scène XIII

 

SAINT-DIDIER, s’appuyant sur la chaise de droite près de la toilette, dans le fond, causant ensemble, M. LAMBERT et MADAME DUMONSEL

 

SAINT-DIDIER, à lui-même.

Elle me brave !... elle se moque de moi, et cette femme que j’ai regrettée dix ans... qui m’a tant aimé... que tout Paris vante et admire..... je ne l’aurais retrouvée que pour la perdre à jamais !... Ah ! je désire maintenant Angéline comme j’ai désiré le pouvoir !... avec cette ardeur qui fait tout sacrifier ! Oui, à peine le cœur est-il satisfait sur un point qu’il lui semble que le bonheur est dans ce qui lui manque !... Mais ce pouvoir qui éblouirait une autre femme... elle lui en veut... Cette grandeur qui déciderait une autre qu’elle, eh bien !... Angéline la dédaigne... Cette femme est au-dessus de la vanité... au-dessus de l’ambition... et c’est pour cela que je veux réussir auprès d’elle... qu’il le faut... qu’il le faut à tout prix...

Il réfléchit absorbé.

MADAME DUMONSEL, à M. Lambert.[3]

Voici le moment...

M. LAMBERT.

Oui... je vais lui parler de vos protégés.

MADAME DUMONSEL.

Je vais le faire penser au conseil d’État.

M. LAMBERT.

Moi, c’est dans l’intérêt de la science.

MADAME DUMONSEL.

Et moi, c’est pour le plaisir d’obliger ! et en se rendant service ainsi mutuellement...

M. LAMBERT.

On garde le mérite de l’indépendance, avec les avantages de la faveur... Cela se fait.

SAINT-DIDIER, qui est resté absorbé, a l’air d’avoir trouvé une idée.

J’y suis !

Il va pour sortir, les deux autres se trouvent au milieu, et, se séparant, se placent l’un d’un côté et l’autre de l’autre de M. de Saint-Didier.

Ah !

MADAME DUMONSEL.

Monsieur le ministre...

M. LAMBERT, à Saint-Didier.

Permettez-moi !

SAINT-DIDIER, il ne les écoute pas, et, regardant d’un côté et d’autre... il voit un domestique passant dans le fond ; il lui dit.

Qu’on fasse avancer ma voiture !...

MADAME DUMONSEL.

Ciel !... moi qui voulais vous procurer l’occasion d’être utile à votre ami M. Lambert, et solliciter pour lui une place.

SAINT-DIDIER, vivement et s’éloignant pour s’en débarrasser.

Lui ?... mais il ne veut rien... il ne demande rien.

M. LAMBERT, à part.

Encore !... à la fin cela m’impatiente.

MADAME DUMONSEL lui fait des signes de parler pour elle.

Mais il accepterait bien quelque chose.

SAINT-DIDIER, à Lambert.

Est-te que vous deviendriez ambitieux ?

M. LAMBERT.

On n’est pas ambitieux parce qu’on désire être apprécié par un ancien ami... Voyez madame... elle voudrait, sur la liste de ses souscripteurs et sur ses pétitions, votre nom illustre.

MADAME DUMONSEL, presque ensemble.

Ça fait bien pour les protégés.

M. LAMBERT, presque ensemble.

Et pas mal pour la protectrice.

SAINT-DIDIER, il a regardé si l’on n’annonce pas sa voiture et dit d’un air distrait.

Vous disiez ?...

M. LAMBERT.

Je demandais pour madame...

MADAME DUMONSEL.

Je demandais pour monsieur...

SAINT-DIDIER, riant, mais vivement et avec un peu d’impatience.

Ah ! ah ! oui, vous demandez..... Qui est-ce qui ne demande pas ? qui est-ce qui est content ? Tout le monde veut quelque chose : Places, honneurs, titres, cordons... Si on pouvait faire aujourd’hui une loi qui rendit chacun millionnaire... il en faudrait une demain pour que tout le monde fût marquis.

M. LAMBERT.

Pourquoi pas ?

SAINT-DIDIER, le regardant.

Ainsi... vous seriez capable de désirer la puissance et la grandeur, malgré mon exemple et mes conseils !

M. LAMBERT, étonné.

Comment ?

SAINT-DIDIER.

Vous ne comprenez pas combien le pouvoir est fatiguant..... comme on s’en dégoûte..... comme on le quitterait avec plaisir !...

M. LAMBERT, étonné.

Vraiment !

SAINT-DIDIER.

Vous qui faites le philosophe..... vous ne le seriez pas assez pour quitter la puissance pour donner une démission.

M. LAMBERT, stupéfait et effrayé.

Une démission ? Est-ce qu’on donne une démission ?

SAINT-DIDIER, à part, riant.

Ce pauvre Lambert est tout effrayé et stupéfait.

M. LAMBERT, à part.

Est-ce qu’il serait amoureux au point d’en perdre la raison, la mémoire et l’ambition ?

SAINT-DIDIER, très gracieux.

Mais... voyons...que désirez-vous ?... tous deux... Je suis prêt à faire ce qui peut vous être agréable.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

La voiture de son Excellence.

MADAME DUMONSEL, ensemble.

Le conseil d’État...

M. LAMBERT, ensemble.

Une souscription...

SAINT-DIDIER, à part s’en allant en les oubliant.

Ah ! je n’ai pas un instant à perdre.

Il s’en va vivement, les laissant la bouche ouverte et ne pensant plus à eux.

LAMBERT et MADAME DUMONSEL, stupéfaits.

Ah !

 

 

Scène XIV

 

MADAME DUMONSEL, M. LAMBERT

 

M. LAMBERT.

Ayez donc un ami ministre !

MADAME DUMONSEL.

Ayez donc une belle-sœur ravissante dont il est amoureux !...

M. LAMBERT.

Amoureux, c’est à merveille !... mais il ne faut pas que nous y perdions rien.

MADAME DUMONSEL.

Au contraire.

M. LAMBERT, à part la regardant.

Mais aussi, quelle idée ai-je eue là !... une vieille femme pour solliciter !...

MADAME DUMONSEL, à part.

J’ai eu tort... quelle folie de charger un savant. ... un maladroit...

M. LAMBERT, de même.

À la première occasion, je parlerai moi-même.

MADAME DUMONSEL, de même.

Une autre fois, je ne m’en rapporterai qu’à moi seule.

Haut.

Mais, ne retournons-nous pas dans le bal ?

M. LAMBERT.

Je vais y continuer mes observations.

MADAME DUMONSEL.

Les plus importantes sont finies, puisque monsieur de Saint-Didier n’y est plus.

M. LAMBERT.

Heureusement, car cet amour-là lui a mis dans l’esprit des idées inquiétantes, et s’il revoyait madame de Méranges, il faudrait trouver un moyen... je le trouverai... Penser à une démission, cela se conçoit-il.

MADAME DUMONSEL.

Il n’en est pas moins bien fâcheux que le ministre soit déjà parti.

Elle sort avec Lambert, Angéline, qui est entrée par une porte latérale, a entendu les dernières phrases.

 

 

Scène XV

 

ANGÉLINE, seule, tombe assise très triste

 

Parti !... en effet, j’ai parcouru tout le bal sans le retrouver ! Parti pour toujours, comme jadis... C’est ma faute... je l’ai offensé... blessé... j’étais trop moqueuse ! Mais, non, au contraire... j’étais trop bonne... il a vu mon trouble... mais comment aurai-je pu m’en défendre ?... Ah ! que de fois, depuis notre séparation, il m’avait semblé, tout-à-coup, dans le silence de la nuit, entendre le son de sa voix... ces phrases... ces mots... plein de tendresse, qu’il m’avait dits dans nos jours de bonheur... Rien qu’a cette image trompeuse... je tondais en larmes... et c’est lui... lui qui vient les redire avec le même accent...

Elle se lève.

Mais lui aussi était troublé...

Elle regarde par la porte, puis par la fenêtre.

Et parti !... sans un mot ! comme c’est triste !

Les portières des portes latérales se referment.

La fin d’un bal... cette foule qui s’éloigne... ces lumières qui s’éteignent... ces voitures qui se dispersent... En voici une qui rentre dans la cour... c’est la sienne !... il revient... ah ! oui, je comprends : maintenant qu’il a le pouvoir, il lui faudrait encore celle qu’il a trahie pour l’obtenir... Mais, cela ne sera pas ! il faut qu’il perde à la fois, l’un et l’autre !... je serai sans pitié pour lui comme il fut sans pitié pour moi !... Ce qui fait battre mon cœur... c’est le plaisir de la vengeance... n’ai-je pas dix années de malheur et de regret dont il me doit compte aujourd’hui ?... Que de trouble et de joie dans mon âme !... mais du calme...

 

 

Scène XVI

 

ANGÉLINE, SAINT-DIDIER

 

ANGÉLINE, sur le devant.

C’est lui !

SAINT-DIDIER, dans le fond.

C’est elle !

ANGÉLINE, à elle-même.

Oh ! Il a été trop cruel... je ne puis plus que le haïr !

SAINT-DIDIER, à lui-même dans le fond.

Oh ! elle est trop coquette ! ... il faut que je m’en fasse aimer !

Ils se retournent tous deux et se font un air très gracieux.

ANGÉLINE.

Votre retour !

SAINT-DIDIER.

C’est à peine si j’ose approcher !

ANGÉLINE, gracieuse et coquette.

Oh ! je devine !... je vois !... des préoccupations se lisent sur votre visage !... de grandes affaires, sans doute !... vous pouvez décider du destin... du bonheur peut-être de deux Puissances ennemies.

SAINT-DIDIER, tendre et souriant.

Ennemies !... est-ce possible ?

ANGÉLINE, riant.

En guerre, du moins.

SAINT-DIDIER, finement.

Mais, souvent, on ne fait la guerre que pour amener un bon traité de paix !

ANGÉLINE, elle indique en souriant la table où se trouve tout ce qu’il faut pour écrite.

Voyez !... il y a la tout ce qu’il faut pour le signer.

SAINT-DIDIER, s’approchant de la table et regardant.

Un miroir !... des bijoux, et des fleurs ?... m’offrir la paix au milieu des préparatifs de la guerre !...

Il reste près de la table.

ANGÉLINE, souriant avec gentillesse et malice.

C’est afin d’en imposer les conditions.

SAINT-DIDIER, s’asseyant et prenant une plume élégante qu’il examine.

Me voilà prêt à les écrire sous votre dictée.

ANGÉLINE, posant la main sur le dossier du siège de Saint-Didier.

Vous disiez tout à l’heure : la grandeur cache peut-être des chagrins.

SAINT-DIDIER.

Et vous ajoutiez : la coquetterie cache certainement des malheurs.

ANGÉLINE, finement.

Ne pourrait-on pas, alors, renoncer à la grandeur s’il n’y avait plus de chagrins à cacher ?

SAINT-DIDIER, avec finesse.

Comme à la coquetterie, s’il n’y avait plus de malheurs à dissimuler ?

ANGÉLINE.

Cela va sans dire !... le pouvoir ne vaut pas le mérite.

SAINT-DIDIER, souriant.

Mais il ne l’empêche pas non plus.

ANGÉLINE.

Et s’il empêchait le bonheur et l’amour ? s’il fallait y renoncer ? si l’on vous disait : cette ambition à laquelle je fus sacrifiée jadis, j’en demande aujourd’hui le sacrifice... complet ! réel !... une démission !... écrite... là !... voilà mes conditions !... Oh ! comme ce serait embarrassant, n’est-ce pas ?

SAINT-DIDIER, souriant.

Vous croyez ?

ANGÉLINE, gracieuse.

J’en ai peur !

SAINT-DIDIER, souriant.

Vraiment ?

ANGÉLINE.

Pourtant... la-puissance n’a-t-elle pas ses ennuis ?

SAINT-DIDIER, souriant avec finesse.

Et le repos, ses douceurs ?

ANGÉLINE.

Ne faudrait-il pas user sa vie à se défendre contre ceux qui vous envient et vous haïssent ?

SAINT-DIDIER, tendrement.

Quand on pourrait l’employer à être heureux près de ce qu’on aime.

ANGÉLINE.

Et dont on est aimé.

SAINT-DIDIER.

Que ne ferait-on pas pour un tel bonheur ?

ANGÉLINE, souriant et indiquant le papier.

Alors...

SAINT-DIDIER.

Que de travail, de calomnies, d’injustice n’ai-je pas à supporter tous les jours !

ANGÉLINE.

En renonçant à un pouvoir tant désiré par quelques uns...

SAINT-DIDIER.

On se met au-dessus de tous.

ANGÉLINE, indiquant le papier.

Reprenez votre place.

SAINT-DIDIER, prenant sa main.

Angéline !

ANGÉLINE, tendrement.

Ce nom de nos jeunes années rappelle nos plus beaux jours.

SAINT-DIDIER.

Ils peuvent revenir.

ANGÉLINE.

Si l’ambition s’en va.

SAINT-DIDIER.

Et avec eux, toutes les émotions, toutes les joies d’un cœur de vingt ans.

ANGÉLINE, indiquant le papier.

Écrivez donc !

SAINT-DIDIER.

Et si j’écris ?...

ANGÉLINE, s’éloignant, à part.

Oh ! non !... il n’écrira pas !... tous mes efforts seront inutiles... il ne se décidera jamais...

SAINT-DIDIER, se levant après avoir écrit, lui remettant le papier.

Que feriez-vous, si je disais...

Air : T’en souviens-tu.

De ce pouvoir, que votre cœur méprise,
Qu’un mot de vous me ferme les chemins,
Vous l’ordonnez, ma chaîne, je la brise,
Et maintenant, mon sort est dans vos mains ;
Oui, cet éclat que le vulgaire encense,
Est, près de vous, sans aurait pour mon cœur ;
À vos genoux je jette la puissance,
Et je reviens y chercher le bonheur !

ANGÉLINE, avec joie, à part.

Enfin ! tout ce que je voulais.

SAINT-DIDIER.

Angéline... regardez-moi...

ANGÉLINE.

Le bonheur ?... L’avez-vous donc cru possible ?... Oui, je vous ai cherché... dans ce monde, dans ces plaisirs, je poursuivais un but, un projet... mais ce n’était pas, ce ne pouvait pas être le bonheur et l’amour.

SAINT-DIDIER.

Qu’est-ce donc ?

ANGÉLINE.

Ne vous souvenez-vous plus du passé ?

SAINT-DIDIER.

Le passé !...

ANGÉLINE.

S’effacerait-il aussi de ma mémoire ?... Je ne sais... les souvenirs cruels qui ne me quittaient pas... en ce moment, je ne les retrouve plus... je les oublie !... ou mon cœur bat si vite qu’il m’empêche de les entendre !... Et pourtant le passé ?... il doit être là... devant mes yeux !... je n’en veux rien oublier !... Rappelez-le moi donc !... car vous le savez bien, M. de Saint-Didier !... Il y a dix ans, un pauvre jeune homme ignoré, ou repoussé de tous, souffrait de ces secrètes douleurs qui tourmentent l’âme ambitieuse et le talent méconnu, et cela, sans un cœur pour le comprendre, sans une voix pour le consoler !... Est-il vrai, M. de Saint-Didier ?

SAINT-DIDIER.

Cela est vrai !...

ANGÉLINE.

Une jeune fille, peu riche, mais de noble famille, à laquelle il n’osait pas prétendre, et qu’il osait pourtant aimer, essaya de le distraire, par sa tendresse, de ces peines de l’âme, qu’il faut soulager sans même avouer qu’on les devine !

Elle s’est émue par moments, s’est retournée, a essuyé ses yeux, et elle reprend ensuite avec un calme affecté.

Ils s’aimèrent !... Elle pouvait être riche avec un autre... elle voulut être pauvre avec lui !... Est-ce vrai, M. de Saint-Didier ?

SAINT-DIDIER.

C’est vrai !... mais... Madame...

ANGÉLINE.

Elle obtint enfin, de sa more, la permission de vouer toute sa vie à cet innocent et vertueux amour !... Alors...

S’arrêtant comme quelqu’un qui souffre.

mais ne pourriez-vous pas continuer, M. de Saint-Didier ?

SAINT-DIDIER, d’un ton suppliant.

Madame... au nom du ciel... épargnez.

ANGÉLINE.

Quoi donc ? Ne craignez rien !... Un mot expliquera tout... Ce mot décida de la destinée de la pauvre fille, de la conduite du jeune homme, et le justifie sans doute aux yeux du monde, comme aux siens !..... Il était ambitieux !... Amour, promesses, serments, tout avait menti !... Il était ambitieux !... Elle était honnête, et cet abandon la livrait à la honte !...

S’attendrissant, et avec trouble, jusqu’à la fin de la tirade.

Elle avait en une amie qu’elle chérissait dès l’enfance... Cette amie, elle devait la pleurer à jamais !... Son bonheur, sa confiance, sa joie de toute la vie, tout fut détruit ! Il était ambitieux !... Il resta insensible, cruel et sans pitié pour la pauvre fille mourante de son désespoir !... N’est-ce pas cela, M. de Saint-Didier ?... Ah ! dites-le donc !... Rappelez-moi les mots cruels, les froides paroles dont il se servit, et qui brisèrent le cœur qui l’aimait !...

SAINT-DIDIER.

Pourquoi ?

ANGÉLINE.

Si je voulais aussi les employer, moi ?...

SAINT-DIDIER.

Ô ciel !... que dites-vous !...

ANGÉLINE.

N’ai-je pas souffert d’incompréhensibles douleurs ?

SAINT-DIDIER, très troublé.

Mais je rapporte ce cœur qu’une folle ambition égara. J’offre cette puissance, cette grandeur... Disposez donc de tout !...

ANGÉLINE, d’un ton plus calme et plus décidé.

Ah ! ne fut-il pas un jour aussi où vous avez pu disposer de mon avenir, comme je puis en ce moment disposer du vôtre ?... Car cet amour que vous me rapportez, je peux le repousser à mon tour !... et ce papier, cette démission... vous avez cru peut-être que je ne l’enverrais pas ou qu’on la refuserait ? Vous vous trompiez !... Je l’enverrai !... elle sera reçue avec joie ! Vos talents ne vous sauveront pas... au contraire !...

Souriant et moqueuse.

À la longue, la supériorité importune, même ceux qui en profitent, et l’on est charmé de pouvoir s’en débarrasser sans ingratitude !... Vos ennemis seront triomphants !... Le monde vous trouvera ridicule !...

SAINT-DIDIER, d’un ton un peu colère.

Madame !...

ANGÉLINE, moqueuse.

Et vos amis ? après votre disgrâce, ils seront tous absents, ou malades, pendant si longtemps, qu’ils ne vous reconnaîtront plus après !... J’ai donc aussi, entre les mains, moi, votre sort, votre réputation,

Ici, grave et sévère.

votre bonheur ; comme vous avez eu mon sort, ma réputation, mon bonheur !...

SAINT-DIDIER.

Tout est perdu !...

ANGÉLINE.

Que direz-vous alors ?

SAINT-DIDIER, avec dignité.

Que madame la comtesse de Méranges est plus habile que M. de Saint-Didier... et qu’Angéline est bien vengée. Mais, avant de vous quitter pour toujours, je dois remplir un devoir... Cette lettre... il y a bien longtemps... me fût laissée pour vous...

ANGÉLINE, étonnée.

Une lettre... cachetée ?

SAINT-DIDIER.

Je ne vous ai retrouvée qu’aujourd’hui... Je suis allé la chercher... La voici !...

ANGÉLINE, ouvrant la lettre.

Ô ciel ! quelle écriture !... c ‘est d’elle ! Adélie Belmont ! l’amie de ma jeunesse... votre femme !...

Elle lit, très émue.

« À Angéline, sur mon lit de mort !...

« Je meurs à vingt ans, désespérée, après avoir fait le malheur de tout ce que j’aimais ! Ce n’était pas assez de l’ambition qui tourmentait Georges, pour le séparer de vous... il fallut, pendant une courte absence, profiter d’un jour de jalousie pour le tromper, d’un moment de découragement pour le vaincre et pour le lier irrévocablement à moi... Mais mon malheur surpassa le vôtre, Angéline... Georges ne cessa pas un moment de vous aimer... et je ne cessai pas de le savoir... Aussi, je n’ai plus qu’un désir en mourant, c’est que le mal causé par ma vie soit réparé par ma mort, et que le ciel réunisse un jour pour leur bonheur, ceux qu’il avait créés pour s’aimer... Angéline, sois heureuse près de Georges à présent, pour que Dieu me pardonne ton malheur passé !... Adélie. »

Un moment de silence.

 

 

Scène XVII

 

MADAME DUMONSEL, ANGÉLINE, SAINT-DIDIER, M. LAMBERT

 

M. LAMBERT.

Je vois à votre tristesse que vous savez tout.

SAINT-DIDIER.

Quoi donc ?

M. LAMBERT.

Une combinaison nouvelle... qui triomphe...

SAINT-DIDIER.

Comment ?...

M. LAMBERT.

Il n’est bruit que de cela dans les salons. On commence un bal sous un ministère, et on le finit sous un autre... Vous êtes remplacé.

SAINT-DIDIER, très vivement.

Quoi ! mes ennemis l’emportent !... Oh ! ce ne sera pas... je ne le souffrirai pas... je...

ANGÉLINE, souriant ; elle lui montre la démission.

Quoi ! déjà !

M. LAMBERT.

Pardonnez à ses regrets... Désormais sans pouvoir, il est aussi sans fortune.

SAINT-DIDIER, il fait un mouvement remettant calme avec beaucoup de dignité de fermeté.

Heureusement ! car s’il ne me restait pas m conscience d’honnête homme, je n’aurais plus rien au monde.

ANGÉLINE, qui l’a examiné avec attention, et qui est très émue.

Rien... Georges ? Et Angéline ?...

SAINT-DIDIER.

Ah !...

ANGÉLINE.

Folle que j’étais de croire la vengeance possible quand je le reverrais malheureux !

Air : d’Aristippe.

Son noble cœur, son âme grande et fière
Des vanités a fait taire la voix,
En retrouvant sa vertu tout entière,
J’ai reconnu mon ami d’autrefois.
Il peut tomber sous les coups de l’envie,
Fortune et rang peuvent l’abandonner ;
Mais moi jadis je lui vouai ma vie...
Et je reviens la lui donner !

GEORGES, tenant Angéline par la main et presque dans ses bras.

Je retrouve plus que je ne perds... Partons dès demain.

M. LAMBERT.

Et si par hasard... la nouvelle n’était pas au Moniteur ?

MADAME DUMONSEL, triomphante.

Et elle n’y sera pas.

Mouvement des autres.

M. LAMBERT, riant.

Vous voyant dégoûté du pouvoir, j’ai voulu lui redonner du prix à vos yeux, et je vous l’ai enlevé de ma propre autorité.

SAINT-DIDIER, souriant, montrant le papier qui est aux mains d’Angéline.

Trop tard... j’avais donné ma démission.

MADAME DUMONSEL, effarée, laissant tomber des papiers qu’elle tient à la main.

Ô mon Dieu ! et mes pétitions !...

M. LAMBERT, avec inquiétude, à Angéline, et montrant le papier qu’elle tient.

Et vous enverrez ce papier ?

ANGÉLINE, serrant le papier et souriant.

Quand il n’y aura plus de malheureux et de mécontents.

M. LAMBERT, très content.

Ah ! il restera longtemps ministre.

MADAME DUMONSEL, enchantée.

Et il épouse... Angéline !

S’approchant d’Angéline.

Mais pour une femme à la mode, reine des salons... se marier, c’est abdiquer.

ANGÉLINE, riant.

Plus d’un despote en fit autant..... Sylla et Charles-Quint quittèrent l’empire du monde.

M. LAMBERT.

Mais ils s’en repentirent...

ANGÉLINE, regardant Saint-Didier.

C’est qu’ils n’avaient personne à aimer.


[1] Madame Dumonsel, Lambert, Angéline, Alix.

[2] Lambert, madame Dumonsel, Angéline, Alix.

[3] Madame Dumonsel, Lambert, Saint-Didier.

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