Marguerite (Virginie ANCELOT)

Comédie en trois actes, en prose.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 3 octobre 1840.

 

Personnages[1]

 

LE COMTE ALBERT DE SAINT-MÉRY

BONNARD, négociant, oncle de Marguerite

JULES DE BEAUSÉJOUR, ami d’Albert

FORSTER, riche Américain

MARGUERITE DE SENNEVILLE, COMTESSE DE SAINT-MÉRY

LA CHANOINESSE DE SAINT-MÉRY, tante d’Albert

AMÉLIE BEAUVAL

UN DOMESTIQUE

 

L’action se passe au château du comte Albert de Saint-Méry, en 1840.

 

 

À MADAME CHARLES REYBAUD

 

C’est un double plaisir pour moi de mettre votre nom à ce nouvel ouvrage, car ce nom rappelle en même temps à mon cœur un cher souvenir qui le touche, et à mon esprit un talent brillant qui le charme.

Je voudrais pouvoir donner a mes comédies cette variété piquante, cette simplicité naïve, cette couleur locale et saisissante qui font de chacun de vos récits un drame plein d’intérêt et de vérité ; je serais plus assurée de mon succès, et ce n’est jamais sans une grande frayeur que j’offre une nouvelle comédie au public, quelque indulgence qu’il m’ait montrée, et quelques soins que je mette à travailler consciencieusement mes ouvrages. J’attache d’autant plus d’importance à les voir réussir, qu’ils sont l’expression de ma pensée intime, et que, même dans des sujets frivoles, j’aime à me montrer fidèle a mes convictions sérieuses.

Mon désir de placer Marguerite sous vos auspices lui a porté bonheur ; et je suis bien contente de pouvoir ajouter au plaisir du succès celui de vous offrir un témoignage de mon tendre dévouement.

 

Virginie Ancelot.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon élégant. À gauche du spectateur, sur le devant, une table avec tout ce qu’il faut pour écrire, et une bougie près de finir qui brûle encore. Porte au fond ; portes latérales ; une fenêtre à droite du public.

 

 

Scène première

 

MARGUERITE, endormie, ALBERT

 

Au lever du rideau, Marguerite est endormie dans une causeuse à côté de ta table, devant elle est une lettre ouverte qu’elle vient d’écrire ; Albert entre par la porte du fond ; il jette sur une chaise son manteau mouillé et son chapeau.

ALBERT, à lui-même, sans voir Marguerite.

Quel temps !... Que les nuits sont longues quand on souffre !... Je reviens malgré moi après une absence de trois jours... J’arrive de Paris à cheval, la fatigue me donnera peut-être enfin-quelques heures de ce sommeil dont j’ai tant besoin... il calmerait l’agitation qui me tue !...

Il s’est dirigé vers la porte de droite et tourne ainsi le dos à Marguerite.

La chambre de Marguerite... de ma femme !... elle est là... tranquille !... elle dort sans regrets et sans inquiétude... elle...

Il se retourne pour se diriger vers la porte de gauche qui est supposée conduire à sa chambre à lui, et il aperçoit Marguerite.

Ciel ! Marguerite ici ! à cette heure !... Elle ne s’est donc pas couchée ?... Elle a veillé, là, seule !...

Il regarde sur la table.

Elle a écrit... et le sommeil l’a surprise !... Quelle inquiétude a-t-elle donc ?

MARGUERITE, dormant.

Albert !

ALBERT.

Mon nom !

MARGUERITE, dormant.

Amélie, ma chère Amélie !

ALBERT.

Amélie ? son amie d’enfance !...

Il prend le papier écrit qui est sur la table.

C’est à elle qu’elle a écrit avant de s’endormir. Si je lisais ? non ! respectons ses secrets !... Mais ses secrets, sa pensée, son bonheur, tout ne doit-il pas m’appartenir ? n’est-elle pas ma femme ? j’ai droit !... non, je n’ai aucun droit... Je veux savoir si elle ne me hait pas... si elle aurait pu m’aimer !...

Lisant.

« Ma chère Amélie... »

S’arrêtant.

Que vais-je lire ?

Il se décide à continuer.

« Je n’ai pu t’écrire encore que peu de mots depuis mon mariage : c’est à peine si je me rends compte à moi-même de ce qui m’est arrivé. Tu sais, Amélie, que je fus toujours malheureuse. Mon père, absent, avant ma naissance, ne revint dans notre pays que pour y trouver la mort. »

Parlant.

Hélas !...

Lisant.

« Ma mère ne lui survécut que peu de temps, et me confia en mourant à la supérieure du couvent où je fus élevée avec toi. Je ne voyais d’autre avenir que de m’y faire religieuse, quand une amie de la supérieure, la chanoinesse de Saint-Méry, vint me demander en mariage pour son neveu, le comte Albert de Saint-Méry. Je l’avais vu, Amélie, et toi qui le connais, qui l’as rencontré dans le monde, depuis deux ans que tu es mariée, tu sais si je n’ai pas dû regarder comme une faveur inespérée du ciel d’être choisie pour la compagne du comte Albert. »

Parlant.

Chère Marguerite !...

Continuant de lire.

« Ses regards, ses paroles, et mille soins pleins de tendresse, m’apprenaient combien j’étais aimée : il avait désiré vivre dans la solitude de son château de Saint-Méry, et en sortant de l’église nous montâmes en voiture. À quatre heures nous étions ici, à vingt lieues de Paris. Mais à peine arrivé, Albert ne fut plus le même... Inquiet, triste et indifférent, il semble même éviter d’être avec moi. Peut-être ai-je fait, dans mon ignorance, quelque chose qui lui aura déplu. Si tu étais près de moi, Amélie, tu pourrais sans doute m’apprendre ce qu’il faudrait faire pour regagner le cœur d’Albert, que je tremble d’avoir perdu !... Ton amie, Marguerite de Senneville, comtesse de Saint-Méry. »

Il baise le papier, le rejette sur la table, et tombe à genoux devant Marguerite.

Ah ! elle m’aime !... son amour eût payé tout le mien !... elle aussi !... Pauvre Marguerite !

MARGUERITE, s’éveillant.

C’est sa voix qui m’appelle !... c’est lui !...là... près de moi !... 

Elle passe la main sur ses yeux.

Est-ce que je rêve encore ? Albert !...

ALBERT, se relevant.

Marguerite !

MARGUERITE, s’asseyant, de couchée à demi qu’elle était.

C’est lui ! comme dans mon sommeil, je retrouve sur sa figure cette expression si tendre que je ne voyais plus que dans mes rêves !... Oh ! quel bonheur.

ALBERT, s’asseyant près d’elle sur la causeuse.

Quoi ! mon image se retraçait à votre pensée.

MARGUERITE.

Là, tout à l’heure, je me croyais à ce jour où dès le matin on me para de ma belle toilette de mariée, de ces perles, de ces bijoux précieux qui m’auraient éblouie...

Souriant.

si j’avais pu voir autre chose que celui qui m’avait tout donné.

ALBERT.

Marguerite !...

MARGUERITE.

Oui, je me voyais en songe à cet instant où l’on nous unissait à jamais, pour le bonheur comme pour l’adversité, et je me disais : Pourtant il semble parfois souffrir, et ne me donne pas ma part de ses peines... ce qui les lui rendrait plus légères !

Albert fait un mouvement, prend la main de Marguerite, la baise, puis la repousse et prend un air froid et contraint.

ALBERT, à part, se levant.

Ah ! cachons mon secret !

MARGUERITE, se levant aussi.

Lui qui m’a fait partager sa fortune et son rang, il me refuse ce qui m’appartient, sa confiance et son affection !... Oh ! laissez-moi vous interroger, Albert !... Qu’avez-vous ? parlez !... parlez, je vous en supplie !

ALBERT, se contraignant et très froid.

Marguerite, ce que vous dites me prouve la bonté de votre cœur, que je connaissais déjà, et toute votre amitié, qu’il m’est doux de connaître ! Mais vous vous trompez ! il ne faut point laisser entrer dans votre esprit des craintes chimériques qui troubleraient votre repos.

MARGUERITE, tristement.

Alors c’est moi qui vous ai déplu, Albert !... vous ne me croyez pas digne de votre amitié.

ALBERT.

Mais vous vous trompez encore, Marguerite ! chassez ces idées... occupez vos loisirs. Vous avez des amies, rapprochez-les de vous !... Madame Beauval...

Au ton froid d’Albert, Marguerite avait reculé, et à mesure qu’il parlait s’était éloignée de lui en l’écoutant avec étonnement : elle se rapproche au nom de madame Beauval.

MARGUERITE.

Amélie ?

ALBERT.

Je l’ai vue hier... elle viendra.

MARGUERITE, avec joie.

Quel bonheur !

ALBERT.

D’autres personnes encore vont arriver aujourd’hui.

MARGUERITE, tristement.

Vous avez engage du monde ?

ALBERT, souriant.

Déjà ma tante s’ennuyait de notre solitude.

MARGUERITE.

Depuis six jours seulement qu’elle est ici !... Il est vrai qu’elle n’a personne à aimer !... Mais je préférais être seule, moi !... je pouvais penser à vous en liberté, et j’espérais toujours qu’il viendrait un moment, comme aujourd’hui, où j’oserais vous parler, où vous m’adresseriez quelques mots d’amitié, où j’apprendrais pourquoi vous ne m’en adressiez plus !...

ALBERT, d’un ton de reproche amical.

Enfant ! moi, je veux que vous soyez heureuse, que des plaisirs nouveaux vous entourent. Savez-vous, Marguerite, que j’ai choisi pour vous hier à Paris de jolies parures ?

MARGUERITE.

Moi qui ne songeais plus à ma toilette !... Mais je m’en occuperai pour tâcher de vous paraître jolie !... Oh ! je ne dois pas l’être aujourd’hui !... j’ai veillé là toute cette nuit.

ALBERT.

Oh ! pourquoi cela ?

MARGUERITE.

Vous étiez parti sans rien me dire. Je ne savais ni où vous étiez, ni quand je vous reverrais... mais hier soir j’ai vu votre valet de chambre, mieux instruit que moi, hélas ! allumer du feu et veiller pour vous attendre ; alors je suis restée ici dans ce salon que vous traversez pour rentrer chez vous... je voulais être la première à vous voir, et vous dire : Bonsoir, Albert !... J’ai essayé de lire, d’écrire à Amélie, puis le sommeil est venu !... bien tard !... car il y avait bien des heures que j’attendais... et j’avais fini par pleurer.

ALBERT, avec amour.

Chère Marguerite !

MARGUERITE.

Albert !

Il a fait un mouvement pour s’approcher d’elle ; elle se jette dans ses bras.

ALBERT, la repoussant et se contraignant.

Je dois vous gronder d’exposer ainsi votre santé. Soyez raisonnable !... Vous êtes pâle... fatiguée !... Allez prendre du repos.

MARGUERITE, qui a encore reculé, avec étonnement.

Vous voulez que je m’éloigne ?

ALBERT.

Je l’exige... pour vous qui avez besoin de vous reposer un peu avant qu’il vienne du monde.

MARGUERITE.

Vous l’ordonnez ?

ALBERT.

Je vous en prie.

MARGUERITE.

Eh bien ! je me retire, je ne veux rien que ce qui vous convient, Albert.

Elle se dirige vers sa chambre à droite du spectateur, et, arrivée près de la porte, elle s’arrête.

ALBERT.

J’entends déjà quelqu’un.

MARGUERITE, à part.

Je suis sûre qu’il m’en veut encore un peu !... oh ! il finira par me pardonner, quoi ?... je n’en sais rien, mais il ne peut avoir tort, lui !

Avec gentillesse.

À revoir, Albert, à bientôt ! je vais me reposer et me parer... pour vous.

Elle sort.

ALBERT.

Qu’elle est charmante !

JULES DE BEAUSÉJOUR, dans la coulisse.

Bien... annoncez-moi.

ALBERT.

Cette voix ne m’est pas inconnue.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur Jules de Beauséjour.

ALBERT.

Je m’étais trompé, je ne connais personne de ce nom ; mais faites entrer.

Le domestique sort ça emportant la bougie qu’il a éteinte.

 

 

Scène II

 

ALBERT, JULES DE BEAUSÉJOUR

 

BEAUSÉJOUR.

C’est moi !... vous ne m’attendiez pas, Albert ?

ALBERT, surpris.

Quoi !... c’est Bouri...

BEAUSÉJOUR, riant.

Chon... Vous alliez dire Bourichon... Arrêtez, mon ami, et ne prononcez plus ce nom désormais impossible.

ALBERT.

Comment ?

BEAUSÉJOUR.

Regardez-moi, et dites si l’on peut porter l’horrible nom de Cadet Bourichon, avec une tournure comme celle-là ?

ALBERT, riant.

Mais ce nom...

BEAUSÉJOUR.

Était celui de mon père, c’est vrai... et voilà le seul tort qu’il ait jamais eu, le cher homme, le plus honnête des hommes, le plus excellent des pères !... il m’a laissé près d’un million... amassé... le dirai-je ?... Oui, puisque vous le savez. Albert... amassé à vendre des bonnets de coton. Faut-il qu’on en porte de ces bonnets-là !... et c’est heureux, car je suis riche, je suis élégant, je suis à la mode, je m’appelle Jules de Beauséjour.

ALBERT, riant.

Ah !

BEAUSÉJOUR.

Et je viens vous voir, vous, un ami de collège ! je me souviens du passé, et je vous sais gré de m’avoir aimé jadis sans vous soucier de ce que votre père était riche et comte, pendant que le mien était pauvre et bonnetier ; sans vous embarrasser de ce que vous vous nommiez Albert de Saint-Méry, et moi Cadet Bourichon.

ALBERT.

Je n’ai pas oublié non plus notre amitié d’enfance.

BEAUSÉJOUR.

Moi, de cadet, je suis devenu fils unique, et mon père a emporté avec lui dans la tombe le nom de Bourichon : personne ne le porte plus, souvenez-vous en bien, Albert... il n’y a plus de cadet, plus de Bourichon, plus de marchand de bonnets de coton... mais il y a Jules de Beauséjour, du nom de sa belle terre de Beauséjour en Picardie, ayant quarante mille livres de rentes, un superbe château à trente lieues de Paris, un délicieux logement dans la Chaussée-d’Antin, des habits qui devancent la mode d’une année, une loge aux Italiens, des chevaux pur sang, des amours dans la finance, et si vous le voulez, un ami dans la noblesse.

Il tend la main à Albert, qui la serre cordialement.

Qu’est-ce que vous pensez de tout cela ?

ALBERT, souriant.

Je pense que la bonne gaieté de...

BEAUSÉJOUR.

Jules de Beauséjour... Allons, dites le mot tout de suite pour vous y accoutumer.

ALBERT.

Jules de Beauséjour sera d’une grande ressource pour son ami... à présent comme autrefois.

BEAUSÉJOUR.

Vous êtes donc toujours mélancolique ?... Ah ! vous êtes marié, vous !

ALBERT.

Oui, sans doute.

BEAUSÉJOUR.

C’est cela !... moi, je suis encore garçon, c’est plus commode et plus gai.

ALBERT.

Mais comment avec-vous su que j’étais ici ?... comment y êtes-vous venu ?

BEAUSÉJOUR.

Vous ne m’avez donc pas reconnu avant-hier au Steeple-Chase ?... la course au clocher.

ALBERT.

Je ne vous ai pas vu.

BEAUSÉJOUR.

Je le crois bien !... Mais vous auriez pu m’entendre.

ALBERT.

Il m’a semblé, en effet, que mon nom était sorti tout à coup d’un fossé.

BEAUSÉJOUR.

C’était moi.

ALBERT.

Bah !

BEAUSÉJOUR.

Je vais vous conter tout cela ; d’abord, quand je me suis vu riche, j’ai dit : il faut que je m’amuse.

ALBERT.

C’est assez bien vu.

BEAUSÉJOUR.

Que je voie le monde élégant, et pour commencer, j’ai pris le nom de ma terre... j’ai même eu un moment l’idée de prendre le titre de baron.

ALBERT.

Sans avoir le droit de le porter ?

BEAUSÉJOUR.

À présent ça se fait !... quand on est riche, il faut bien se donner quelques douceurs.

ALBERT, riant.

Ah !

BEAUSÉJOUR.

J’ai pris aussi les grandes manières ; je fais courir, j’ai un attelage du plus grand prix, et l’année prochaine, à Longchamp, j’irai à quatre chevaux, avec une voiture étonnante ; il faudra voir cela.

ALBERT.

Je n’y manquerai pas.

BEAUSÉJOUR.

J’ai un cheval anglais qui me jette par terre régulièrement une fois par semaine, mais je commence à m’y habituer... Je le montais avant-hier, et je vous ai reconnu au moment où il tombait avec moi dans le fossé qu’il devait sauter... nous nous serions tués si le fond n’eût été liquide... une bête magnifique ! je ne m’en serais pas consolé... Je suis encore tout moulu ; mais quand on est riche, il faut bien...

ALBERT, riant.

Se donner quelques douceurs, n’est-ce pas ?

BEAUSÉJOUR.

Que voulez-vous, mon ami ? je désirais voir ce qu’on appelle la bonne compagnie, je n’avais point de famille, point d’appui, je n’étais rien, je ne tenais à rien... alors j’ai fait quelques folies et quelques sottises... cela m’a bien placé dans le monde.

ALBERT.

Vous croyez ?

BEAUSÉJOUR.

C’est le moyen le plus court et le plus sûr.

ALBERT.

Et comment pouvez-vous attacher de l’importance à plaire à un monde où l’on réussit de cette manière ?

BEAUSÉJOUR.

J’aime mieux rire avec les fous que m’attrister tout seul de leur folie ; j’aime mieux chercher à plaire aux femmes que de faire de la morale, et m’amuser des fêtes et des plaisirs que de tonner contre le luxe... Ceux qui de notre temps prennent la vie au sérieux, qui s’irritent de l’injustice, qui se mettent en colère du bonheur des fripons, et se désolent du malheur des honnêtes gens, finissent par se brûler la cervelle ou par mourir du spleen... et je n’ai pas envie de faire comme eux.

ALBERT, souriant.

En cela du moins vous n’avez pas tort.

BEAUSÉJOUR.

Et vous avez raison, vous, Albert, quoique vous ayez choisi un bonheur bien différent... La retraite... une femme jeune, belle, charmante, que vous aimez, qui vous aime, que vous avez épousée il y a un mois... Ainsi, parlez-moi de vous, de votre mariage.

ALBERT, avec quelque embarras.

Puisque vous connaissez...

BEAUSÉJOUR.

Je connais... votre cœur d’abord !... il a besoin d’affection, et je ne sais personne qui soit plus fait que vous pour en inspirer.

ALBERT.

Vous riez.

BEAUSÉJOUR.

Je ne ris pas, Albert ; je respecte votre caractère grave, votre sévérité pour vous-même, l’austérité de vos principes... car vous avez des principes sévères... trop peut-être... mais il y a des gens qui n’en ont pas assez, cela fait compensation... J’ai du respect pour tout ce qui est noble et beau, et ce n’est pas ma faute si je rencontre peu de choses que je puisse respecter. Parlez-moi donc sans crainte de tout ce qui vous intéresse : je peux vous comprendre, soyez-en sûr.

ALBERT, triste et embarrassé.

Merci, mon ami, mais je n’ai rien à dire...

Beauséjour fait un mouvement.

que vous ne sachiez... puis... On vient, je crois ?

Il va vers le fond.

BEAUSÉJOUR, à part sur le devant.

Il a certainement quelque chose, mais n’insistons pas, je le saurai plus tard. 

À Albert qui revient.

Il faut que je vous dise une des raisons qui m’amènent, car ce n’est pas la seule... J’ai reçu une invitation de madame la chanoinesse de Saint-Méry, votre tante.

ALBERT.

Vous la connaissez ?

BEAUSÉJOUR.

Grâce à mon nom de Beauséjour, à mes folies, à ma réputation d’homme à la mode et de lion.

ALBERT, souriant.

Elle aime tant les curiosités !

BEAUSÉJOUR.

Oh ! je lui ai des obligations.

ALBERT.

Son bon cœur fait excuser ses...

BEAUSÉJOUR.

Extravagances ! je dis le mot, moi qui ne suis pas son neveu ; elle m’a présenté dans plus d’un noble salon.

ALBERT.

Oui, elle a la manie des présentations.

BEAUSÉJOUR.

Trois personnes comme la chanoinesse de Saint-Méry, et tout Paris ne ferait plus qu’une seule société !... elle connaît tout le monde ; elle a tout vu, depuis les Pyramides d’Égypte jusqu’aux Catacombes de Paris ; depuis les plus grands hommes jusqu’aux plus petites marionnettes ; elle ferait cent lieues pour apercevoir le nez d’un personnage célèbre ou quelque monument grotesque. On ne peut entrer dans son appartement, tant il est encombré d’oiseaux, de singes empaillés, de figures chinoises, que sais-je ?... elle a des album impitoyables, des curiosités assommantes, et des autographes de quatorze mille célébrités de sa connaissance.

ALBERT.

Il faut au moins lui rendre une justice ! Jeune encore, faite pour plaire, libre de ses actions, sa conduite fut irréprochable ; elle ne prêta jamais à la plus légère médisance.

BEAUSÉJOUR, riant.

Bah !... Il n’y a pas plus de place pour l’amour au milieu de ses idées bizarres, que pour un mari au milieu de ses magots... Mais la voici, je crois ?

 

 

Scène III

 

LA CHANOINESSE DE SAINT-MÉRY, BEAUSÉJOUR, ALBERT

 

La chanoinesse tient deux oiseaux empaillés sur une branche, un paquet de fleurs étrangères, un petit carton à dessin et un petit bateau à vapeur : en parlant, elle dépose le tout sur la table.

LA CHANOINESSE.

J’apprends en rentrant que vous êtes arrivé, monsieur de Beauséjour : soyez le bienvenu, vous qui êtes le premier à égayer notre solitude.

BEAUSÉJOUR.

Déjà sortie ce matin, Madame ?

LA CHANOINESSE, passant au milieu entre Albert et Beauséjour.

Dès quatre heures !... Le vieil amiral d’Alincour m’a donné ces oiseaux pour ma collection... Ah ! vous êtes de retour, Albert ?

ALBERT.

Sans doute, ma chère tante.

LA CHANOINESSE, sans l’écouter ni le regarder.

C’est heureux !... J’apporte des choses très rares... d’abord des fleurs chinoises cueillies dans les serres de l’amiral... puis le petit modèle d’un bateau à vapeur pour naviguer dans l’air... c’est une nouvelle invention... quarante lieues à l’heure !... parlez-moi de cela !... On pourra voyager enfin !... Savez-vous, Albert, que depuis six jours que je suis chez vous, vous en avez passé trois dehors ?

ALBERT.

Et vous, ma tante ?

LA CHANOINESSE.

Moi ?... deux seulement chez madame de Chably, qui m’a donné un autographe d’Abd-et-Kader... puis, j’ai fait une excursion aux ruines du château d’Avilie, d’où j’ai rapporté un chapiteau gothique. J’ai été aussi deux jours et demi absente pour remonter la Seine dans le bateau à vapeur jusqu’à une vallée dont je voulais prendre le croquis.

BEAUSÉJOUR, souriant.

Ainsi, sur six jours...

LA CHANOINESSE.

Je ne me suis absentée que... cinq... ah ! cinq et demi, c’est vrai.

ALBERT.

Et Marguerite est restée seule ?

LA CHANOINESSE.

Elle n’a jamais voulu venir avec moi ; rien ne l’amuse !... elle est triste, cette jeune femme !... elle a quelque chose qui la chagrine.

BEAUSÉJOUR, à part, en examinant Albert.

Ah !...

ALBERT.

Vous vous trompez.

LA CHANOINESSE.

Non !... j’y pensais ce matin, et c’est pour cela que je suis revenue, car enfin, c’est moi qui ai fait ce mariage... J’aime à faire des mariages, mais j’entends qu’ils soient heureux ; et je veux savoir ce qui tourmente Marguerite ! Je le saurai... je vais l’interroger ici, à l’instant.

ALBERT.

Quelle folie !

LA CHANOINESSE.

Elle avait pleuré le jour où je suis arrivée.

ALBERT, avec quelque impatience.

Vous rêvez, ma tante !... Marguerite est calme, elle n’a pas votre activité, et vous prenez ses goûts paisibles pour de la tristesse.

LA CHANOINESSE.

C’est ce que je saurai.

Elle va vers la porte de la chambre de Marguerite et appelle.

Marguerite !...

BEAUSÉJOUR, mystérieusement et en souriant.

L’interroger ?... mais pensez donc qu’une nouvelle mariée et une chanoinesse...

LA CHANOINESSE, haussant les épaules.

Allons donc, monsieur de Beauséjour !...

ALBERT.

Laissez Marguerite à sa toilette, et venez avec nous, ma tante ; le déjeuner doit être servi.

LA CHANOINESSE.

Mon neveu, Marguerite est ma nièce, je crois ? j’ai le droit de lui parler, et si vous cherchiez à m’en empêcher, je penserais qu’il y a quelque secret important qu’on veut me cacher.

ALBERT, d’un ton calme, après avoir réprimé un mouvement d’impatience.

Mon Dieu !... parlez, interrogez !...

LA CHANOINESSE.

À la bonne heure !... cette confiance me rassure !... d’ailleurs, je ne veux lui dire qu’un mot ; j’espère qu’il me tranquillisera tout à fait. Et maintenant, Messieurs, le déjeuner vous attend... nous vous rejoindrons, Marguerite et moi... elle ne mange pas, et moi j’ai déjà déjeuné deux fois !... Allez donc !... à tout à l’heure !

BEAUSÉJOUR.

Allons, Albert, il faut obéir.

Il salue et emmène Albert, qui semblait vouloir rester : la voix de la chanoinesse les arrête à la porte du fond.

LA CHANOINESSE.

À propos, mon neveu, je vous préviens que M. Forster arrive ce matin : il m’a fait demander la permission de me présenter quelqu’un qui désire me parler pour affaire importante, et vous pensez bien que je ne puis rien refuser...

BEAUSÉJOUR.

Ah ! M. Forster !... cet admirable millionnaire américain à qui nous apprenons à donner des fêtes, et qui a la bonté d’éloigner ses amis pour inviter les nôtres !... oh ! il est le bien venu partout, n’est-ce pas, Albert ?

ALBERT.

Sans doute !... sans doute.

LA CHANOINESSE.

J’y comptais !... À revoir donc, Messieurs.

Ils saluent et sortent.

 

 

Scène IV

 

LA CHANOINESSE, MARGUERITE

 

LA CHANOINESSE, retournant ma porte de Marguerite.

Marguerite !...

MARGUERITE.

Ah ! c’est vous, ma tante ?

LA CHANOINESSE.

Oui, ma nièce ; nous voilà seules, et nous avons à causer. Voyons : il faut me parler avec confiance ; est-ce qu’il y a eu quelque dispute dans le ménage ?

MARGUERITE.

Jamais.

LA CHANOINESSE.

Ne craignez pas de tout me dire !... Il est vrai que vous êtes mariée, et que moi je suis encore... mais vous avez à peine dix-sept ans, et j’en ai trente... Parlez donc, et dites-moi ce qui est arrivé.

MARGUERITE.

Mais rien, que je sache.

LA CHANOINESSE.

Votre mari était parti sans vous dire quand il reviendrait ; déjà plusieurs absences l’ont éloigné de vous, depuis un mois que vous êtes mariés. Albert n’a nul devoir, nulle affaire... Où va-t-il ?

MARGUERITE.

Je n’oserais pas le lui demander.

LA CHANOINESSE.

Puis, j’ai su par Julie...

MARGUERITE.

Ma femme de chambre ?

LA CHANOINESSE.

Oui, cette bonne fille que je vous ai donnée, et qui déjà vous est fort attachée... J’ai donc su par elle que mon neveu n’est presque jamais avec vous.

MARGUERITE.

Je ne m’en suis plaint à personne.

LA CHANOINESSE.

Presque toujours seule, que faites-vous ?

MARGUERITE.

Quand il vient, je suis heureuse ; quand je suis seule, je pense à lui... et je l’attends.

LA CHANOINESSE.

Enfin, je vous ai vue pleurer... et Julie dit que cela vous arrive souvent.

MARGUERITE.

Si j’ai pleuré, c’est sans cause, sans raison... des caprices.

LA CHANOINESSE.

Des caprices ?... des chagrins sans cause ?... Écoutez, Marguerite !... ces choses-là sont peut-être bonnes à dire aux hommes... mais, entre nous, ma chère, il faut parler franchement. Les femmes n’ont point de caprices sans cause, ni de chagrins sans raison ; et même ce qui paraît le plus inconséquent dans leurs actions est la conséquence de secrets qu’elles ne disent pas. Ainsi, l’on rit de mes courses lointaines et de mon activité pour des riens ?...

Mystérieusement.

Écoutez-moi !... Ne vaut-il pas mieux qu’on s’occupe de cela que de dire : « Victorine de Saint-Méry était jeune, jolie, bonne et raisonnable ; elle espérait être la femme heureuse et aimée d’un homme distingué ; mais elle était pauvre ! Elle a vu avec chagrin les autres filles de son âge, même les plus laides, même les plus sottes, préférées par ces hommes distingués qui avaient besoin de leur fortune pour arranger leur situation. Une ou deux espérances trompées ont attristé, désenchanté toute sa vie, et ne lui ont laissé aucune chance de bonheur. » On se moquerait d’elle, ma chère, ou bien on la plaindrait avec une fausse pitié, la pauvre fille, et j’aime mieux qu’on parle de mes oiseaux empaillés que des blessures de mon cœur !... Voilà le secret de bien des ridicules et de bien des torts peut-être !... ce qui touche au fond de notre âme se cache sous des caprices ! 

Elle lui prend affectueusement la main.

Vous, Marguerite, vous êtes unie depuis peu à un homme digne d’estime et d’amour... vous êtes raisonnable... vous l’aimez, et vous pleurez ?... Albert a donc des torts envers vous ?

MARGUERITE.

Je ne crois pas.

LA CHANOINESSE.

J’espère aussi que non, mais enfin ce n’est pas impossible... un mari !... qu’est-ce qui vous inquiète ?... de la jalousie peut-être ?

MARGUERITE.

Oui... parfois je crains qu’une autre femme...

LA CHANOINESSE.

Quelque ancien amour ?

MARGUERITE, vivement.

Oh ! ce serait affreux !

LA CHANOINESSE.

Ce serait affreux... mais ça s’est vu.

MARGUERITE.

Ne dites pas cela !... j’en mourrais.

LA CHANOINESSE.

On n’en meurt pas, quoique ce soit fort désagréable.

MARGUERITE, réfléchissant.

Il aimerait une autre femme ?...

LA CHANOINESSE.

Je ne dis pas que cela soit... mais enfin, voyons : lui qui était si empressé, si amoureux avant le mariage, comment a-t-il changé si vite ? De quelle époque date cette froideur ?

MARGUERITE.

Albert n’est pas changé : il a toujours été le même depuis notre mariage. Dès le lendemain, il ne vint pas au déjeuner ; il était parti pour une affaire, à ce que me dirent les domestiques.

LA CHANOINESSE.

Qu’est-ce que j’apprends là ? mais enfin ?...

MARGUERITE.

Quoi donc ?

LA CHANOINESSE.

Et... depuis ?...

MARGUERITE.

Depuis ?... il n’a presque jamais manqué au déjeuner et au dîner... c’est même le seul moment où nous causions intimement.

LA CHANOINESSE.

Devant les domestiques ?...

MARGUERITE.

Nous restons seuls au dessert.

LA CHANOINESSE.

Et le soir ?...

MARGUERITE.

Le soir, nous faisons des promenades dans les environs, quand Albert est ici... mais il y est rarement le soir.

LA CHANOINESSE.

C’est singulier !

Elle lui prend la main.

Cette pauvre petite femme !... cela m’intéresse.... Mon neveu a tort !... Mais quand il y est ? quand vous rentrez ensemble de la promenade ?...

MARGUERITE, riant.

Alors il est si tard que chacun rentre chez soi pour dormir.

LA CHANOINESSE.

Hein ?

MARGUERITE.

Ce n’est pas le moment de causer quand on est si fatigué.

LA CHANOINESSE, à part.

Il faut que je sache...

Haut.

Votre appartement est là ?

MARGUERITE.

Oui !... ma chambre est charmante, le château superbe ?... Quand je compare cela au couvent où je devais passer ma vie, je ne puis assez bénir celui qui a tant fait pour moi. Albert est si bon !

LA CHANOINESSE.

Si bon !... si bon!... mais son appartement... à lui ?

MARGUERITE.

Il est de l’autre côté du château.

LA CHANOINESSE.

Mais...

MARGUERITE.

Eh bien ?...

LA CHANOINESSE.

Écoutez, Marguerite !... autrefois... dans les bons ménages... on n’avait... qu’un appartement.

MARGUERITE.

Ah !...

LA CHANOINESSE.

Et l’on ne se quittait jamais !... car enfin on est marié, ou on ne l’est pas.

MARGUERITE.

Comment ?...

LA CHANOINESSE, à part.

Allons, voilà que c’est moi qui vais lui apprendre... je devrais lui dire au contraire qu’elle est heureuse, que rien ne lui manque et ne doit la chagriner... mais c’est qu’aussi... Ah ! mon neveu !... mon neveu !...

MARGUERITE.

Je vois que vous me plaignez... que vous l’accusez !... vous savez tout peut-être ?... il aura aime une femme qu’il regrette ? Il m’aura épousée dans un moment de dépit ?... Il l’aura revue ?... Il retourne à elle ?... Ô mon Dieu !...

Elle pleure.

LA CHANOINESSE.

Il faut lui parler... vous plaindre... le forcer à s’expliquer.

MARGUERITE.

Me plaindre ?... à lui ?... oh ! jamais !... Si vous saviez... ce matin, il paraissait m’aimer encore... il me regardait comme autrefois... et j’osai lui dire que je regrettais ce passé si doux ! Eh bien ! alors il s’est éloigné et n’a pas voulu m’entendre.

LA CHANOINESSE.

Oh ! ce n’est pas possible.

MARGUERITE.

Je ne puis pas me tromper sur l’expression d’Albert ! Et maintenant je ne veux plus risquer de lui déplaire !... Mais, s’il en aime une autre, je mourrai !... oui, chaque jour mes regrets et mes larmes abrégeront la vie de celle qu’il n’aime plus... Il sera libre alors d’être tout à celle qu’il aime !

LA CHANOINESSE.

Voilà-t-il assez de folies ?... Là, mariez donc une enfant de seize ans, pour gâter ainsi le mariage !... ça ne sait pas faire valoir ses droits.

 

 

Scène V

 

MARGUERITE, LA CHANOINESSE, BEAUSÉJOUR

 

BEAUSÉJOUR.

Je reviens trouver ces dames... car Albert est d’une tristesse...

MARGUERITE, l’apercevant.

Quelqu’un !...

Elle fait un mouvement vers sa chambre et essuie ses yeux.

BEAUSÉJOUR, approchant.

Et l’on pleure ici ? ah !...

LA CHANOINESSE.

Non, non !... vous vous trompez !... seulement, quelques soins de toilette nous forcent de vous quitter... Venez, ma nièce.

Elles entrent dans la chambre de Marguerite à droite du public.

 

 

Scène VI

 

BEAUSÉJOUR, seul

 

Ah ça ! c’est ainsi qu’on s’amuse dans ce château ?... Et voilà le bonheur de nos nouveaux mariés !... Albert n’a pas touché au déjeuner... Il éludait mes questions, montrait de l’inquiétude et de l’impatience... Oh ! cela ne se passera pas ainsi !... je l’aime, je suis sûr que mes conseils lui seraient utiles... je saurai son secret !... Ah ! le voici... il ne me voit seulement pas.

 

 

Scène VII

 

BEAUSÉJOUR, ALBERT

 

ALBERT, à lui-même, au fond.

Cette situation ne peut durer...

Il soupire et va s’asseoir à droite du public.

BEAUSÉJOUR.

Eh bien ! Albert ?...

ALBERT, sans l’entendre.

Que faire ?...

BEAUSÉJOUR, allant à lui et prenant vivement sa main.

Albert !...

ALBERT.

Vous étiez là ?...

BEAUSÉJOUR.

Vous souffrez ?... un chagrin oppresse votre cœur ?... Dites-le-moi... cela soulage !... Puis nous serons deux pour cacher un secret que vous trahissez à chaque instant.

ALBERT.

Merci, mon ami.

BEAUSÉJOUR.

Qui est-ce qui n’a pas un malheur à côté de ses joies ? N’ai-je pas, moi, mon nom de Bourichon toujours là... comme un spectre ?

ALBERT.

Votre insouciance est un grand bien que j’envie !...

BEAUSÉJOUR.

Oh ! je sais que vous prenez au sérieux toutes les choses de la vie ! Vous avez de grandes qualités, des vertus même... et aussi des passions !... Toutes choses avec lesquelles on a mille occasions d’être malheureux !... mais d’abord, de quel genre est votre malheur ?... D’ambition ?... Bah ! en voyant ceux qui réussissent, on ne doit désespérer de rien.

ALBERT, avec dédain.

De l’ambition ?... moi !...

BEAUSÉJOUR.

L’amour de la gloire ?... de la gloire littéraire peut-être ?... Eh bien ! l’envie a beau garder tous les chemins, boucher toutes les issues, elle n’empêche pas le vrai talent d’arriver.

ALBERT, de même.

Moi !... la gloire littéraire !...

BEAUSÉJOUR, se plaçant devant lui comme quelqu’un qui devine.

Allons !... je vais dire franchement la vérité ! Albert, votre femme pleure !... vous prononcez son nom avec chagrin ?... c’est là, c’est dans ce mariage, que vous venez de faire par amour, qu’est tout le mal !... Vous voyez que je sais assez de votre secret pour que vous n’ayez rien à perdre et tout à gagner à me dire le reste. Parlez donc !

ALBERT, se levant.

L’amitié soulage le cœur qui souffre.

BEAUSÉJOUR.

La confiance encore plus.

ALBERT.

Je ne vous la refuse pas.

BEAUSÉJOUR.

Eh bien ! voyons, parlez !

ALBERT.

Ah ! mon ami, qu’allez-vous apprendre ?... Vous savez déjà que je suis l’unique fils du comte Hermann de Saint-Méry ; que je perdis ma mère en naissant, et que mon père, vivant dans la plus grande dissipation, s’occupa peu de mon enfance. Il y a quinze ans à peu près, mes études avançaient, lorsque j’appris vaguement que les prodigalités de mon père avaient alarmé notre famille, qui voyait des créanciers menacer en même temps d’envahir ses propriétés et celles que m’avait laissées ma mère. Un conseil de famille s’assembla : mon père y présenta non-seulement des comptes de tutelle très en règle, mais encore il prouva une immense fortune qui surprit au dernier point ceux qui l’avaient accusé. À cette époque, il me fit partir pour une petite ville d’Allemagne, afin d’y achever mes études dans une savante université. Là, j’eus peu de ses nouvelles. Un jour seulement, une de ses lettres me parla d’ennemis acharnés à sa perte, de procès intenté, de calomnies absurdes... Plus tard, il me fit voyager longtemps... je ne le revis qu’à de longs intervalles, et pour peu de jours. Il m’éloignait sans cesse, et ce fut à Londres que j’appris sa mort, il y a un peu plus de trois ans.

BEAUSÉJOUR.

C’est après cette époque que je vous revis quelquefois à Paris.

ALBERT.

Je trouvai un bel héritage qui ne me consola ni de la perte de mon père, ni de sa rigueur à mon égard. Je cherchai à rassembler quelques détails sur lui et sur ses derniers instants. Sa mort avait été prompte, inattendue !... Il avait, me dit le médecin que j’interrogeai, parlé de testament, de volonté qui devait réparer une injustice... mais on n’avait recueilli que des mots incohérents !... Seulement un nom, répété distinctement et à plusieurs reprises, était resté dans la mémoire de ceux qui l’entouraient !... Ce nom était celui de Marguerite de Senneville !... Il le prononçait avec anxiété, en recommandant à son fils celle qui le portail !... Voilà ce que j’appris de cette heure suprême, où n’ayant plus rien à craindre de l’injustice des hommes, on ne pense qu’à la justice de Dieu.

BEAUSÉJOUR.

Marguerite de Senneville ? mais c’est le nom de votre femme.

ALBERT.

Quand vous m’avez revu à Paris il y a trois ans, quand je courais les salons et que ma curiosité pénétrait partout, c’était une idée fixe qui me poussait ! je cherchais Marguerite de Senneville ! Après trois années d’infructueuses recherches, ce nom, je l’entendis enfin prononcer par ma tante, et peu après je connus la charmante jeune fille qui le portait. L’effet que produisit sa vue, l’émotion qu’elle me causa, et bientôt, s’il faut tout dire, l’amour...

Il soupire.

tout me lit croire que c’était le vœu du ciel que je remplissais en lui offrant ma fortune et ma main.

BEAUSÉJOUR.

Elle était orpheline ?

ALBERT.

Aucun parent n’avait réclamé mademoiselle de Senneville, ma demande fut donc acceptée avec empressement ; Marguerite partagea bientôt tout l’amour qu’elle m’inspirait.

BEAUSÉJOUR.

Il n’y a pas là de quoi se désoler.

ALBERT.

Aussi, je n’ai pas tout dit.

BEAUSÉJOUR, avec inquiétude.

Vous êtes pâle et tremblant, Albert !...

ALBERT, lui prenant la main.

Ah ! dans les recherches que j’ai faites pendant trois années, mon ami, je me suis convaincu d’une affreuse vérité !... S’il était permis de pénétrer dans les familles, d’y lire au fond des cœurs, d’y connaître tous les secrets, on serait étonné de ce qu’il y a de situations cruelles amenées par des fautes incroyables et inconnues !

BEAUSÉJOUR.

Quelque secret de ce genre pèse sur vous ?

ALBERT.

Oserai-je le dire !

BEAUSÉJOUR.

Albert, je ne suis plus ici l’étourdi qui se moque des autres et de lui-même... je suis un homme d’honneur dévoué à un ami malheureux, et dont les conseils calmeront peut être son cœur agité.

ALBERT.

Le jour de mon mariage, en sortant de l’église, j’amenai Marguerite dans ce château que l’on venait d’arranger par mes ordres pour la recevoir. Je n’y étais pas venu depuis la mort de mon père, et je regardai comme un devoir d’aller visiter pieusement la chambre où il avait rendu le dernier soupir, et qui n’avait pas été ouverte depuis qu’il l’avait quittée pour toujours. Un gentiment involontaire me saisit à l’aspect de cette chambre et des objets qui m’entouraient !... Je m’approchai du bureau, où un livre ouvert, une lettre commencée, des brochures éparses semblaient attester et rendre encore présente la vie qui s’était éteinte depuis plus-de trois années !... Sur l’une de ces brochures, un nom me frappa... je ne pouvais le méconnaître... c’était le nom prononcé par mon père, cherché par moi, porté par ma femme... c’était le nom de Senneville !

BEAUSÉJOUR.

Cette brochure...

ALBERT.

Je lus, je dévorai cet écrit où il était répété à chaque page ce nom !... et cet écrit, c’était le mémoire d’un habile avocat, pour justifier mon père qui, dans un duel sans témoins, avait tué M. de Senneville au moment où il rentrait en France.

BEAUSÉJOUR.

Je me souviens maintenant, en effet, d’avoir entendu parler de cet événement... d’un procès, de circonstances singulières qui m’échappent.

ALBERT.

Quoi ! l’on a su, et l’on peut se rappeler encore cette affaire !... Mais on doit se souvenir aussi, il est vrai, que mon père fut pleinement justifié !... son honneur... Ah ! je ne sais en vérité si je peux oser prononcer ce mot... car il fut justifié aux dépens de celui d’une femme... de la femme de Senneville !

BEAUSÉJOUR.

Sans doute !... Il fut prouvé que M. de Senneville, trop justement jaloux, n’était revenu que pour se venger sur sa femme... sur l’enfant né depuis son départ, et sur votre père !... Et, en effet, c’était au retour, avant d’être rentre chez lui et d’avoir été vu par personne, qu’il attaqua sur la route le comte de Saint-Méry, votre père.

ALBERT.

Et il fut prouvé que mon père n’avait pu sauver sa vie qu’aux dépens de celle de son adversaire !... Mon père fut donc absous !... La femme était morte au commencement du procès... et l’enfant, hélas ! fut abandonné !... Mais son souvenir, qui s’était effacé de la pensée de mon père pendant les plaisirs de sa vie dissipée, revint ajouter un remords aux angoisses de ces derniers instants !... Quand il m’implorait pour Marguerite, et qu’il me priait d’assurer son sort, c’était le cœur d’un père qui comprenait enfin ce qu’il aurait dû faire, et qui voulait qu’un de ses enfants réparât ses torts envers l’autre ! C’était un frère... oui, mon ami, un frère à qui il recommandait sa sœur.

BEAUSÉJOUR, lui prenant la main.

Albert !...

ALBERT.

Oui, Marguerite est ma sœur, et je l’aime... je l’aime à en perdre la raison. Et depuis un mois elle est là, près de moi, ignorant ce secret, se désolant de mon indifférence, m’aimant et me cherchant avec son amour plein d’innocence et de charme !... Et moi, je la fuis, je la repousse ! je remplis d’inquiétude cette âme si pure... je fais couler des larmes de ces yeux si beaux... moi, qui donnerais ma vie pour que la sienne fût heureuse !...

BEAUSÉJOUR.

Calmez-vous !... La voici !...

 

 

Scène VIII

 

LA CHANOINESSE, MARGUERITE, AMÉLIE BEAUVAL, BEAUSÉJOUR, ALBERT

 

MARGUERITE.

Viens, Amélie, viens.

Elle remarque l’émotion d’Albert et s’arrête.

Albert !
LA CHANOINESSE.

Est-ce que c’est à nous de vous chercher, Messieurs ?

AMÉLIE, apercevant Beauséjour, à part.

Il est venu !

BEAUSÉJOUR.

Madame Beauval !

ALBERT, encore ému, à Beauséjour.

L’amie de Marguerite que j’ai priée de venir égayer notre retraite.

MARGUERITE, qui a remarqué le mouvement d’Amélie, et qui le croit causé par l’aspect d’Albert placé à côté de Beauséjour, à Amélie.

Qu’as-tu donc ?

À part.

comme Albert est troublé !

 

ALBERT, s’approchant d’Amélie.

Merci, Madame, de votre empressement à vous rendre à nos désirs !

LA CHANOINESSE.

Oui, et personne pour la recevoir. Vous êtes par trop à la mode, Messieurs ; vous devenez insociables.

MARGUERITE, à part.

Si c’était elle qu’il aime !

BEAUSÉJOUR, à Marguerite.

Vous pâlissez, Madame ?

MARGUERITE.

Moi ? non, c’est Amélie qui me semble troublée, interdite !...

ALBERT, à Amélie.

Comme on sera heureux de votre présence ici !

LA CHANOINESSE.

Venez donc, Messieurs : la matinée est superbe ; nous allons faire une charmante promenade.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. Forster et M. Bonnard.

LA CHANOINESSE.

Ah !... Eh bien ! ils nous accompagneront !... Mais que faites-vous donc, Marguerite ?

Marguerite s’est rapprochée de la table, elle a saisi la lettre qu’Albert a lue à la première scène, mais sans cesser d’avoir les yeux fixés sur Amélie et sur Albert qui ont échangé bas des regards et un mot. Alors Marguerite déchire sa lettre.

MARGUERITE.

C’est une lettre adressée à une personne que je croyais mon amie... mais je m’étais trompée.

LA CHANOINESSE, allant à elle.

Marguerite !

MARGUERITE, à demi-voix en désignant Amélie.

Regardez ! c’est celle qu’il aime.

LA CHANOINESSE, à demi-voix.

Vous croyez ?

MARGUERITE, allant à Beauséjour et lui offrant sa main.

Allons donc à la promenade, Messieurs.

Albert offre sa main à Amélie.

LA CHANOINESSE.

Moi, je vous suivrai avec M. Forster et son ami que je vais recevoir. 

À part, en les regardant passer.

Quand on voit l’intérieur des ménages, ça console un peu de ne pas être mariée.

 

 

ACTE II

 

Même décoration qu’au premier acte. Seulement la causeuse qui était près de la table à gauche du public a été remplacée par un fauteuil.

 

 

Scène première

 

LA CHANOINESSE, BONNARD, FORSTER

 

LA CHANOINESSE.

Ainsi, Messieurs, vous ne voulez pas être de la promenade, et il faut que je vous accorde une audience particulière ?

FORSTER, très froid, très solennel et ne souriant jamais.

C’est pour cela, madame la comtesse, que mon ami, M. Bonnard, arrivé d’Amérique, des bords du lac Ontario.

LA CHANOINESSE, riant.

Pour cela ?

BONNARD.

Oui, Madame.

FORSTER, bas à Bonnard.

Dites donc madame la comtesse !

Haut.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, madame la comtesse, il arrive du pays de la liberté et de l’égalité ; c’est un homme très riche que mon ami Bonnard.

BONNARD.

Pas aussi riche que vous, monsieur Forster.

FORSTER, avec orgueil.

C’est vrai ; moi je suis le plus riche propriétaire de la Louisiane et j’ai plus de deux mille esclaves.

LA CHANOINESSE, riant.

Parlez-moi du pays de la liberté et de l’égalité ! aussi, je m’étonne que vous ayez pu le quitter, monsieur Forster.

FORSTER, très grave.

Pour jouir de ma fortune et donner des fêtes, ce qui n’est pas permis chez nous, à cause...

LA CHANOINESSE.

De la liberté ?... Les femmes trouvent ici que la bonne est celle qui permet de s’amuser, et Monsieur vient sans doute aussi la chercher à Paris ?

BONNARD.

M’amuser, moi ?... Quelle folie !... Non, un intérêt qui m’est bien cher m’a ramené dans ma patrie et me conduit près de vous, Madame...

FORSTER, bas et le poussant.

Madame la comtesse.

BONNARD, avec impatience, en reculant.

Eh bien ! madame la comtesse !... que diable, m’interrompre pour une bêtise !

LA CHANOINESSE, à Forster, en souriant.

Il est un peu sauvage, votre ami !

BONNARD, qui a pris la gauche du public.

Sauvage !... j’en ai vu des sauvages, mais ce n’est pas avec eux que j’ai pris mes idées, c’est au contraire parmi les gens civilisés, c’est-à-dire ceux qui ont mis un tas de folles vanités à la place de la raison, mille petites finesses à la place de la vérité, et au milieu desquels, si l’on n’a pas un esprit observateur et l’art de deviner, on risque bien autant de se perdre que dans les forêts du Nouveau-Monde.

LA CHANOINESSE, un peu moqueuse.

Mais vous avez l’esprit observateur, et le talent de bien deviner.

BONNARD.

Je m’en flatte !... et j’aime mieux me faire connaître tel que je suis ; il sera peut-être plus facile après cela de nous entendre.

LA CHANOINESSE.

Veuillez d’abord vous asseoir, Monsieur.

Ils s’asseyent.

BONNARD.

Vous êtes une belle dame du faubourg Saint-Germain, une comtesse... moi, je suis un marchand... 

Elle fait un petit mouvement.

un marchand bonnetier !... je me nomme Bonnard, la maison Bonnard et Bourichon...

LA CHANOINESSE, reculant un peu son siège.

Ah !

BONNARD.

Autrefois à Paris, rue du Petit-Lion...

Elle recule encore un peu.

À l’étranger, mon commerce a si bien prospéré qu’au bout de peu d’années je n’étais plus marchand, mais négociant... plus tard j’ai fait de grandes affaires, et à présent je suis banquier.

LA CHANOINESSE, se rapprochant un peu.

Banquier !

BONNARD.

Je déteste la noblesse.

FORSTER, très grave.

Nous détestons la noblesse, madame la comtesse.

LA CHANOINESSE, souriant.

C’est pour cela que vous n’invitez à vos fêtes que des gens titrés !

FORSTER, tirant sa montre et se levant.

Monsieur Bonnard, combien de temps parlerez-vous ?

BONNARD.

Je ne sais pas... je ne peux pas savoir au juste.

FORSTER, regardant se montre.

Nous avons aux États-Unis des gens qui parlent pendant sept heures, il y en a même qui ont été jusqu’à onze.

BONNARD.

Nous ne sommes pas encore de cette force-là en France, et je ne dirai rien d’inutile.

FORSTER.

C’est différent !... je ne ferai donc qu’un tour dans le parc, puis je reviens vous chercher, et ma voiture vous reconduit à Paris... moi, je reste ; ainsi, à l’honneur de vous revoir, madame la comtesse, car je n’ai que faire ici, et je ne veux pas être indiscret. Mais je vais vous envoyer une petite boîte remplie d’objets que vous me permettrez d’ajouter à votre collection de curiosités.

LA CHANOINESSE.

Oh ! que c’est aimable !

FORSTER.

Des porcelaines de Chine et quelques oiseaux empaillés... J’ai l’honneur, madame la comtesse, de vous présenter mes respectueux hommages.

Il salue et sort par le fond.

LA CHANOINESSE, qui l’a reconduit et vient se rasseoir.

Un excellent homme !... qui a des millions !...

 

 

Scène II

 

BONNARD, LA CHANOINESSE, assise

 

LA CHANOINESSE.

Nous disions donc, Monsieur ?...

BONNARD.

Je disais, Madame, que je déteste la noblesse ; malheureusement j’avais un frère qui n’était pas du même avis, qui fit la folie de s’amouracher d’une comtesse, et qui en fut aimé.

LA CHANOINESSE, se rapprochant un peu.

Ah ! la comtesse l’aima ?

BONNARD.

J’aurais bien voulu voir qu’il en fût autrement ! un garçon charmant, beau, aimable, qu’on ne pouvait s’empêcher d’aimer !... aussi, pour qu’il fût heureux, je donnai tout ce que j’avais gagné en douze années, deux cent mille francs... la noble famille voulait cela pour consentir au mariage.

LA CHANOINESSE, se rapprochant encore.

C’est une belle action.

BONNARD.

Non, Madame, car les belles actions sont, si je ne me trompe, celles qui servent au bonheur de quelqu’un, et mon frère ne fut pas heureux !... Au bout de deux ans, grâce aux habitudes de sa nouvelle famille, il n’avait plus le sou. Moi, j’étais dans l’Inde, ignorant son malheur. Il souffrit donc tous les maux de la pauvreté au milieu d’une société riche et noble où il avait vingt amis, qui, à eux vingt, il est vrai, ne lui eussent pas prêté vingt louis, s’il avait osé les leur demander.

LA CHANOINESSE.

Oh ! Monsieur !

BONNARD.

Plus tard, une lettre de lui me parvint enfin au milieu de mes voyages ; il m’apprenait qu’après trois années de pauvreté, l’héritage considérable d’un oncle de sa femme, qu’il venait de recueillir aux colonies, lui permettait d’espérer une vie heureuse et paisible... Puis, après cette lettre, je n’en reçus plus ; j’écrivis en vain, pas de réponse ! Hélas ! ce pauvre frère, il n’était plus !... avant qu’il pût revoir sa femme et son enfant, une mort violente avait frappé le malheureux Senneville.

LA CHANOINESSE, étonnée.

Senneville !

BONNARD.

Oui, Madame, Senneville était le nom de mon père : officier avant la révolution, la première, il se ruina pendant ses quartiers d’hiver à Paris, et je repris le nom bourgeois de ma mère pour me faire marchand.

LA CHANOINESSE, à part.

Ah ! mais il est de famille noble !...

Haut.

Ainsi, M. de Senneville était votre frère ?

BONNARD.

Frère chéri, que j’aimais d’une tendresse toute paternelle, car Senneville, plus jeune que moi de dix années, était resté enfant sous ma seule surveillance ; je l’avais élevé, marié suivant ses désirs, et je revenais avec l’espoir d’apporter l’opulence dans sa maison et de vieillir près de lui et de ses enfants... j’arrive, et je n’ai plus de frère ! un duel me l’a enlevé, et un mariage m’enlève sa fille unique... Pendant que je prenais des informations sur sa mort, dont j’ignore encore et l’auteur et la cause, j’apprends par M. Forster que vous venez de marier à je ne sais quel comte une jeune personne nommée Marguerite de Senneville... Plus de doute, c’est ma nièce... Je monte en voiture avec Forster, et je viens vous demander quel est ce comte... ce mauvais sujet, sans doute ?

LA CHANOINESSE.

Monsieur !

BONNARD.

Voilà pourquoi j’ai voulu vous voir, vous parler à vous-même, Madame ; à vous qui avez disposé, m’a-t-on dit, du sort de Marguerite de Senneville.

LA CHANOINESSE, se levant.

Monsieur, je ne sais rien des parents de Marguerite, car, moi aussi, j’ai longtemps voyagé hors de France ; quant à elle, mon neveu, le comte Albert de Saint-Méry...

BONNARD, l’interrompant.

Le comte de Saint-Méry ?... Mais je me souviens de ce nom, et jadis... il y a vingt ans...

LA CHANOINESSE.

Vous avez connu mon frère, peut-être ? Hermann de Saint-Méry ?... le père d’Albert ?

BONNARD.

Oui !... Hermann !... C’est bien cela !... je l’ai vu avec Senneville à l’époque du mariage... et j’en suis fâché pour vous, comme pour son fils, mais c’était bien le plus mauvais sujet !

LA CHANOINESSE.

Monsieur !

BONNARD.

Et si son fils lui ressemble ?... Mais où voulez-vous donc en venir ?

LA CHANOINESSE.

Je voulais dire, Monsieur, qu’il me pria de demander en mariage pour lui une jeune personne...

BONNARD.

Ciel ! ma nièce peut-être ?... Et vous y avez consenti ?

LA CHANOINESSE.

Moi, Monsieur, je ne manquerais pour rien au monde une occasion de marier une demoiselle, ce serait contre mes principes !... Marguerite de Senneville est la femme de mon neveu.

BONNARD.

Je me doutais qu’il était arrivé malheur à cette pauvre enfant !... c’est de famille !

LA CHANOINESSE.

Aucune vue intéressée n’a pu déterminer Albert ; Marguerite est sans fortune.

BONNARD.

Cela n’est pas possible !

LA CHANOINESSE.

C’est certain !... et son bonheur...

BONNARD.

S’il est aussi certain que sa pauvreté ?...

LA CHANOINESSE.

Avec vos préventions !...

BONNARD.

Prouvez-moi que j’ai tort.

LA CHANOINESSE.

Je l’espère bien !

BONNARD.

Et moi je ne demande pas mieux.

LA CHANOINESSE.

Si vous vouliez seulement...

BONNARD.

Quoi donc ?

LA CHANOINESSE.

Rester ici, dans ce château, pendant quelques jours.

BONNARD.

Moi ?... au milieu de tous vos gens titrés ?... et quand les renseignements que je cherche m’attendraient à Paris ?

LA CHANOINESSE.

Je vous en donnerai de meilleurs.

UN DOMESTIQUE, entrant par la porte de droite.

Je viens dire à Madame que sa nièce, madame la comtesse de Saint-Méry, qui rentre de la promenade, désirerait lui parler.

BONNARD, faisant un mouvement.

Elle est ici !...

LA CHANOINESSE, le retenant.

Restez !...

Au domestique.

Je me rends près d’elle.

Le domestique sort.

Monsieur Bonnard, pas de trouble !... pas de scène !... soyez calme ?... oui, c’est votre nièce !... moi, je voulais que vous la vissiez, ainsi que mon neveu, sans les connaître et sans être connu ; vous vous seriez tous jugés sans prévention ; chacun y eût gagné, j’en suis sûre.

BONNARD.

Ma nièce est ici, Madame !... Je puis la voir aujourd’hui, à l’instant ?... cela m’a tout troublé !... ah ! qu’il soit fait comme vous le souhaiterez ; je me livre aveuglément à vous, je reste, je...

LA CHANOINESSE.

Eh bien ! je crois que vous êtes un brave homme, monsieur Bonnard, quoique vous ayez des préventions injustes... Enfin, nous les détruirons, j’espère, si vous voulez seulement pendant vingt-quatre heures regarder ce qui se passe autour de vous avec l’idée d’être juste pour tout le monde. Moi, je vous annoncerai ici comme... comme un amateur de curiosités, venu pour en causer avec moi, qui suis folle des choses bizarres.

BONNARD.

Va pour l’amateur de curiosités... moi qui cherche un bon ménage.

LA CHANOINESSE.

C’est convenu !...

Elle fait un pas et revient.

Mais n’auriez-vous pas, en effet, quelques objets rares, recueillis dans vos voyages ?... quelques morceaux des rochers des Cordillères ?... quelques fleurs des bords de l’Ohio, ou quelques magots de la Chine ?

BONNARD.

Ma foi, non !... J’avoue que je n’ai pensé à rapporter de l’étranger qu’un peu d’expérience et beaucoup d’argent.

LA CHANOINESSE.

C’était bien la peine d’aller si loin !... Enfin, cela n’empêchera pas nos projets !... Attendez un moment ; mais du calme en voyant votre nièce, pas de préventions contre mon neveu !... c’est un charmant jeune homme !...

Elle sort par la porte de droite.

 

 

Scène III

 

BONNARD, seul

 

Un charmant jeune homme !... nous savons ce que cela veut dire !... Toujours occupé de plaire au monde et de l’effet qu’il produit... mais ennuyé de sa famille, désagréable à ses parents et insupportable pour sa femme !... Oh ! ces beaux jeunes gens du grand monde, je les connais bien !... je les reconnaîtrais entre mille !... Quelqu’un ?... Le comte de Saint-Méry, peut-être ?... Voyons !...

 

 

Scène IV

 

BONNARD, BEAUSÉJOUR

 

Beauséjour reste sur le seuil au fond, sans regarder dans le salon ; il parle à un groom élégant qu’on aperçoit en dehors de la porte.

BEAUSÉJOUR.

James, tu vas partir à l’instant.

BONNARD, sur le devant, à part.

Il tutoie ses gens ?... ce doit être cela.

BEAUSÉJOUR, de même.

Je reste ici huit jours encore... entends-tu ?... huit jours !... Il me faut assez de toilettes, gilets, pantalons, cravates, pour n’être pas habillé deux fois de même.

BONNARD, à part, sur le devant.

C’est bien ça !... ce que la tante appelle un charmant jeune homme.

BEAUSÉJOUR, de même.

Il est bien entendu que je m’habille trois fois par jour.

BONNARD, à part, et haussant les épaules.

Vrai grand seigneur !

BEAUSÉJOUR, ayant toujours l’air de chercher s’il n’oublie rien, et tirant de sa poche un petit portefeuille où il prend un billet ; au groom avec un mystère affecté.

Ce billet chez la marquise de Montade.

BONNARD, à part.

Rien n’y manque !... quel mari !

BEAUSÉJOUR, au groom.

Va aussi chez le major Wickson, ou plutôt au club, et tu sauras le jour de sa course avec Sélicourt : je suis engagé de deux cents louis dans le pari.

BONNARD, à part.

Il ruinera ma nièce, c’est sûr.

BEAUSÉJOUR.

Va vite, et crève un cheval, s’il le faut !...

Il entre dans le salon et regarde.

Tiens !... elle n’y est pas !... J’aurai dit tout cela pour rien.

Il appelle le groom qui reparaît.

James ! James !... pas de bavardages sur tout ceci avec la femme de chambre de madame Beauval !...

Il le congédie d’un geste et se frotte les mains.

Quand je lui défends de parler d’une chose, je suis bien sûr que c’est la première qu’il va dire.

BONNARD, à part.

Le fat !... comme son père !... il lui ressemble... mais le père était mieux.

BEAUSÉJOUR, s’avançant.

Pardon, Monsieur !... je ne vous voyais pas... Vous êtes ?...

BONNARD.

Un amateur des choses bizarres.

BEAUSÉJOUR, regardant de temps en temps autour de lui comme attendant quelqu’un.

Les choses bizarres ?... J’en suis bien fâché, Monsieur, mais elles ne sont plus de mode.

BONNARD, le regardant.

Il paraît que si.

BEAUSÉJOUR.

Je vous jure non ! Les curiosités ?... Bah ! c’est fini, usé !... Le gothique est chez les couturières ; le chinois chez les vieilles filles ; les cristaux dans les cafés, et les dorures chez les agents de change... nous n’en voulons plus !... 

À part.

Madame Beauval se fait bien attendre.

BONNARD, à part.

Qu’on dise encore que les nobles ne sont plus dédaigneux ! Le père était poli au moins.

BEAUSÉJOUR.

Tout cet amas de curiosités dans un appartement fait ressembler celui qui l’habite à un marchand retiré qui n’a pu se défaire de son fonds de magasin ; et certes nous ne voulons pas ressembler à des marchands retirés... fi donc !

BONNARD, à part.

Ils n’étaient pas de cette force-là autrefois.

BEAUSÉJOUR.

Monsieur semble étonné ?... il ne va pas dans le monde, peut-être ?

BONNARD.

J’en ai fait deux fois le tour depuis vingt ans, Monsieur.

BEAUSÉJOUR, riant.

Ah ! bon ! bien ! délicieux !... mais nous ne comptons le monde que de la rue Saint-Lazare à la rue de Varennes, en élaguant encore les trois quarts de ce qui est renfermé dans cet espace.

BONNARD, à part.

Ils sont cent fois plus insolents et plus ridicules qu’ils ne l’ont jamais été.

BEAUSÉJOUR, à part.

Madame Beauval ne peut tarder ; il faut que je me débarrasse de l’importun.

Haut.

Monsieur, nous sommes maintenant amateurs de la nature.

BONNARD.

Pourquoi pas du naturel ?

BEAUSÉJOUR.

Nous donnons des fêtes champêtres pour qu’on en rende compte dans les journaux de Paris, et nos plaisirs sont en proportion du nombre des abonnés.

BONNARD.

Ma foi, Monsieur, il me semble que quand j’étais jeune on s’amusait tout simplement pour s’amuser, et je me rappelle qu’à l’époque où le père Bourichon...

BEAUSÉJOUR, vivement.

Hein ?... quel nom dites-vous là ?

BONNARD.

Le nom de Bourichon !... oh ! cela n’a pas un air aristocratique, n’est-ce pas ? et les gens comme vous ne connaissent pas un pareil nom ?

BEAUSÉJOUR, à part.

Plût à Dieu !...

BONNARD.

La maison Bonnard et Bourichon, bonnetiers, rue du Petit-Lion.

BEAUSÉJOUR, à part.

C’est bien ça !... je vais me trouver mal !...

BONNARD.

Vous semblez contrarié ?... qu’avez-vous donc ?

BEAUSÉJOUR.

Moi ?... rien !... rien !... que puis-je avoir ?

BONNARD.

Le père Bourichon, Monsieur, a laissé une grande fortune, et un fils qui, dit-on, rougit du nom de son père !... Il s’est donné un nom de fantaisie... Beaucour... Bontour... je ne sais pas au juste... seulement ça finit en our... mais je le saurai !...

BEAUSÉJOUR, à part.

Oh ! le bourreau !

BONNARD.

Moi qui suis observateur, qui devine à la première vue, que je le rencontre seulement... et nous rirons !... pas lui peut-être ?... Quelle grimace faites-vous donc ?... c’est cela qui vous choque ?... ah ! je le crois bien !... vous, un grand seigneur !...

BEAUSÉJOUR, à part.

Se moque-t-il ? ou se trompe-t-il ?

BONNARD.

Vous êtes comme votre père !...

BEAUSÉJOUR.

Mon père ?...

BONNARD.

Je l’ai connu.

BEAUSÉJOUR.

Vous connaissez donc... ?

BONNARD.

Je connais les pères, moi, oui, Monsieur ! J’aimerais autant, je l’avoue, être d’âge à ne connaître que les fils ; mais il y a vingt ans que j’ai quitté la France, et je suis en arrière d’une génération ! Votre père, et j’ai peur que vous ne suiviez son exemple, a plus d’une fois porté le trouble dans les ménages et la séduction dans les cœurs.

BEAUSÉJOUR, à part.

Le père Bourichon ?... le plus vertueux bonnetier du quartier des Innocents ?

BONNARD.
Il abusait un peu des avantages que la nature lui avait donnés.

BEAUSÉJOUR, souriant.

Est-ce que j’abuse, moi, des avantages que m’a donnés la nature ?... c’est possible !

BONNARD.

Oh ! c’était un véritable grand seigneur !... Le jeu, le luxe, les femmes !...

BEAUSÉJOUR.

Oh ! oh ! Monsieur !... 

À part.

Il y a erreur !... c’est sûr !...

BONNARD.

Du scandale ! des duels !...

BEAUSÉJOUR, à part.

Si mon pauvre père Bourichon a, de sa vie, touché une épée...

BONNARD.

Oui, Monsieur, j’ai connu le comte de Saint-Méry.

BEAUSÉJOUR, à part.

Il me prend pour le comte ? j’aime mieux ça !

BONNARD.

Et je crains que son fils...

BEAUSÉJOUR.

Son fils, Monsieur, est un homme d’honneur.

BONNARD.

Homme d’honneur !... fort beau mot, qui ne signifie pas grand’chose ! Aussi j’aimerais mieux un homme vertueux, et, comme disait le père Bourichon...

BEAUSÉJOUR, à part.

Encore !...

BONNARD.

J’aime à citer son gros bon sens, et je m’étonne que son fils en ait manqué !... Aussi je veux le trouver, et je n’aurai pas de repos que je n’aie vu Cadet Bourichon... c’est ainsi que nous le nommions !

BEAUSÉJOUR, à part.

Oh !... il faut que je l’emmène d’ici.

Haut.

Mais venez donc, Monsieur, visiter les curiosités du pays !

 

 

Scène V

 

BONNARD, BEAUSÉJOUR, AMÉLIE

 

AMÉLIE, entrant tout doucement par la chambre de Marguerite.

J’échappe enfin !

BONNARD.

Quelqu’un ?... une jeune femme !...

Il va vers elle au moment où cite allait se retirer en l’apercevant.

BEAUSÉJOUR.

Madame Beauval !

BONNARD, s’arrêtant à ce mot, à lui-même.

Ce n’est pas ma nièce !

BEAUSÉJOUR, bas à Amélie.

C’est un personnage qui m’est insupportable !...

Haut.

Nous disions donc, Monsieur, que nous allions nous promener dans le parc.

AMÉLIE, bas à Beauséjour.

Vous sortez ?....

BEAUSÉJOUR, bas à Amélie.

Je l’éloigne !... il faut que je le perde à ne jamais le retrouver !

À part.

Me faire manquer un rendez-vous, et savoir le nom de Bourichon ! Ah ! le coquin !...

Haut, d’un air aimable.

Venez donc, Monsieur !...

BONNARD.

Oui... aussi bien, comme disait le père Bourichon...

BEAUSÉJOUR, l’interrompant.

Monsieur !...

À part.

Oh ! le scélérat !

BONNARD, à part.

Ah ! ma pauvre nièce !... Et moi ?... pourrai-je vivre avec un pareil fat ?

BEAUSÉJOUR.

Passez donc !

Bas à Amélie.

Je reviens !... si je ne le noie pas dans la pièce d’eau, il aura du bonheur !

 

 

Scène VI

 

AMÉLIE, avec un peu de dédain

 

Il va revenir !... Dans sa confiance, il croit déjà que je lui ai donné un rendez-vous !... que je l’aime peut-être ? parce que j’ai voulu qu’il ne fût pas toujours avec madame de Léville ?... Cette femme m’est insupportable !... Elle ne sera plus si dédaigneuse quand elle verra qu’on peut aussi avoir des succès.

Elle s’est assise près de la table à gauche du public, et semble réfléchir.

 

 

Scène VII

 

LA CHANOINESSE, AMÉLIE, MARGUERITE

 

Marguerite ouvre la porte de sa chambre ; Amélie, plongée dans sa rêverie, ne la voit pas ; la Chanoinesse vient après Marguerite, et semble vouloir la retenir. Un domestique porte une grande boîte, qu’il va déposer sur la table.

MARGUERITE, à demi-voix.

Laissez-moi l’interroger encore... deviner si elle aime Albert, si elle en est aimée !... mon sort en dépend.

LA CHANOINESSE.

Allons !...

AMÉLIE, se levant.

Ah !... ces dames ?...

LA CHANOINESSE, près de la table.

Je vais examiner tout ce que M. Forster m’apporte, et qui vient du Nouveau-Monde : Marguerite vous cherchait, et nous pourrons causer ainsi entre nous.

MARGUERITE.

Oui, c’est bien nécessaire !... Depuis notre sortie du couvent, nous sommes si changées, Amélie et moi !

LA CHANOINESSE.

Oh ! madame Beauval est une femme...

MARGUERITE, souriant.

Une femme incomprise, peut-être ? comme on dit à présent.

LA CHANOINESSE, tirant de la boîte un oiseau empaillé, et l’examinant.

C’est une curiosité d’un nouveau genre... un drôle d’oiseau !

MARGUERITE, souriant.

Ah ! vous mêlez vos oiseaux à notre conversation ?

LA CHANOINESSE.

Pardon ! je me tais... continuez vos confidences de jeunes femmes... à chacun ses affaires !... moi, pourvu que ma collection s’enrichisse...

AMÉLIE.

C’est comme mon mari !... pourvu qu’il s’enrichisse... Il ne pense qu’à cela.

MARGUERITE.

Il ne te refuse rien ! c’est beaucoup !

AMÉLIE.

Ce n’est pas assez.

MARGUERITE.

Comment ?

AMÉLIE.

Est-ce que cela m’empêche de m’ennuyer ?

MARGUERITE.

Et... pour te distraire ?...

AMÉLIE.

Je veux faire comme les femmes qui ne s’ennuient pas... les femmes qui sont à la mode.

MARGUERITE.

Qu’est-ce que cela, une femme à la mode ?

LA CHANOINESSE, tenant un oiseau, à elle-même.

Une petite perruche qui a des plumes de toutes les couleurs.

AMÉLIE.

Une femme à la mode est invitée, suivie, fêtée partout ; elle a pour se désennuyer une foule d’adorateurs.

LA CHANOINESSE, se levant, et s’approchant d’elle.

Et savez-vous ce que c’est que des adorateurs ? Ce sont des créanciers qui vous poursuivent, sans qu’on leur doive rien, et qui pourtant finissent presque toujours par se faire payer.

MARGUERITE.

Je ne comprends pas. Seulement, je vois que tu veux être aimée... adorée, comme tu dis... mais de qui donc ?

AMÉLIE, souriant.

Cela t’inquiète ?

LA CHANOINESSE.

Sur qui exercez-vous vos coquetteries ?

AMÉLIE, riant.

Vous questionnez aussi ?

MARGUERITE.

Et crois-tu réussir ? t’aime-t-on déjà ?

LA CHANOINESSE.

Qui s’est soumis à votre empire ?

AMÉLIE, riant.

Oh ! c’est trop fort !... Je suis, moi, soumise ici à l’inquisition !... De peur de trahir mes secrets, je quitte la place, et je vais préparer pour le dîner une toilette digne de mes projets !... À revoir, Mesdames.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

LA CHANOINESSE, MARGUERITE

 

LA CHANOINESSE.

C’est une folle qui veut qu’on s’occupe d’elle, et dont on ne parlera peut-être que trop !... elle hésite encore entre les sottises qu’elle voit dans le monde et les folies qu’elle lit dans les romans... mais ce n’est pas là une rivale pour vous, Marguerite. 

MARGUERITE.

Je l’espère.

LA CHANOINESSE.

Et je parie, moi, qu’il n’y a entre vous et Albert que quelque malentendu qu’un mot ferait disparaître, si vous vouliez ! Mais pas de tristesse ni de larmes !... les maris les regardent comme des reproches ; cela leur déplaît ; et quant au monde, il ne faut jamais qu’il se doute qu’une femme peut pleurer ! Il faut être gaie, avoir l’air heureux ! cela donne de la considération !... Voyez-moi ! on est persuadé que je ne désire rien avec mes magots et mes oiseaux empaillés... que cela suffit à mon cœur !...

Elle soupira et prend la main de Marguerite.

Mais croyez moi, Marguerite, raccommodez-vous avec Albert !... Qu’avez-vous donc ?

MARGUERITE, regardant par la fenêtre.

C’est lui ! il vient ici... Laissez-moi, ma tante. Oui, je suivrai vos avis, et je disputerai, s’il est possible, le bien qu’on veut me ravir.

LA CHANOINESSE.

C’est cela !... jolie, bonne et l’aimant ! mais vous êtes sûre du succès. 

À part, on sortant par la porte de droite.

L’oncle trouvera sa nièce la plus heureuse personne du monde.

 

 

Scène IX

 

ALBERT, MARGUERITE

 

Marguerite est debout à droite contre un fauteuil, et dans l’attitude d’une personne qui réfléchit.

ALBERT, entrant par le fond, un billet ouvert à la main, et sans voir Marguerite ; il s’assied près de la table.

Que veut dire cet étourdi de Bour... de Beauséjour ?... Il m’écrit que, dans sa crainte d’être connu sous son véritable nom, il a été forcé de prendre le mien devant un monsieur Bonnard, ancien ami de son père !... Ah ! je ne le démentirai pas ! sa joyeuse amitié m’a fait du bien. 

Apercevant Marguerite.

Ah ! vous étiez là !... et toute rêveuse !

MARGUERITE.

Albert, je réfléchissais au malheur que j’ai d’être jeune.

ALBERT, souriant, et toujours assis.

C’est un malheur regardé généralement comme un bonheur.

MARGUERITE, très gracieuse.

Quand il est passé, peut-être...

ALBERT, souriant.

Et pourquoi cela ?

MARGUERITE, de même.

C’est un si grand embarras de ne pas savoir au juste ce qu’il faut direct faire pour...

ALBERT.

Pour...

MARGUERITE.

Pour être aimée.

ALBERT.

On le devine à tout âge.

MARGUERITE, avec coquetterie.

Et si l’on se trompait ?

ALBERT, troublé par son regard.

Vous avez de l’esprit, Marguerite... vous avez des talents délicieux ; la peinture, la musique...

MARGUERITE, allant à lui avec une joie enfantine.

Vous le savez ?... Je n’ai donc pas perdu mon temps !... Quel bonheur !

ALBERT, à part.

Elle est charmante !

MARGUERITE, de même.

Il a l’air de m’aimer un peu. 

Haut, avec amour et gentillesse.

Les arts, a dit un poète, viennent du ciel pour charmer sur la terre celui qu’on aime.

ALBERT.

Marguerite !...

Il a pris sa main, puis il la laisse retomber.

MARGUERITE, étonnée.

Qu’y a-t-il ? Oh ! ne craignez pas que ma pensée se perde dans les nuages poétiques ! En votre absence, j’ai veillé sur les détails de la maison, Albert... j’ai donné des ordres pour des arrangements intérieurs.

Avec gaieté.

Et vous ne savez pas ce qui est arrivé ?

ALBERT.

Quoi donc ?

MARGUERITE, gaiement.

Ne s’est-il pas trouvé que vous aviez eu juste les mêmes idées que moi ! ma volonté, c’était la vôtre ! Oh ! j’étais bien fière !...

ALBERT.

C’est moi qui suis heureux !

MARGUERITE.

Il en est ainsi dans les plus petits détails !... J’ordonne qu’on mette les plus belles fleurs sous les fenêtres de votre appartement... Vous aviez donné l’ordre, vous, qu’on les plaçât près du mien !... Et que je vous remercie encore, Albert, d’avoir, comme je le souhaitais, fait communiquer le joli pavillon du parc avec mon appartement !... j’y vais, chaque matin, lire et rêver... Oh ! que je voudrais pouvoir faire pour vous tout ce que vous faites pour moi !...

ALBERT.

Ainsi, chère Marguerite, nous pensons ensemble.

MARGUERITE.

Quand vous parlez, cela me semble toujours ainsi, même sur des choses auxquelles je n’avais jamais songé !... L’autre jour, la politique, la guerre, les affaires...

ALBERT, souriant.

Vraiment ? vous vous occupez de la politique et des affaires publiques !... ce sera heureux pour la patrie.

MARGUERITE.

Ne vous moquez pas !...

Elle s’appuie avec grâce sur son épaule et dit tendrement.

Tenez, il y a des mots qui prennent un sens pour moi quand vous les dites !... La patrie, par exemple ! je l’aime à présent !... c’est le sol qui vous a vu naître, dont votre voix discute les intérêts, que votre courage défendrait, et où la gloire vous récompensera !... c’est le pays où vous vivez, où l’on vous honore, et où je vous aime !

ALBERT, la pressant contre son cœur.

Ma bien-aimée !

MARGUERITE, riant.

C’est ainsi pourtant que je comprends toute la politique.

ALBERT.

Les femmes n’ont pas besoin de l’entendre autrement.

MARGUERITE, gaiement.

Puis vous ne voyez en moi qu’une petite pensionnaire craintive !... Eh bien ! savez-vous qu’en vous regardant parfois de ma fenêtre franchir à cheval de grands espaces, et gravir des montagnes escarpées, j’ai eu l’envie d’en faire autant ?

ALBERT.

Vous ?

MARGUERITE, tendrement.

Afin de ne pas vous quitter, et de vous arrêter au moment du péril... alors je me suis essayée en votre absence.

ALBERT.

Comment ?

MARGUERITE.

Jérôme, le vieux palefrenier de votre père, m’a donné des leçons ; je monte déjà très bien, à ce qu’il dit, votre cheval Soliman.

ALBERT, se levant.

Ciel ! il s’emporte quelquefois, et votre frayeur pourrait alors exposer votre vie.

MARGUERITE, avec gentillesse.

Vous voyez donc bien qu’il faut me laisser à vos côtés !... je n’aurais pas peur alors ; et, s’il y avait de vrais dangers, oh ! je craindrais tant pour vous que je ne penserais pas à moi.

ALBERT, très troublé.

Marguerite !...

MARGUERITE.

Puis, voyez Albert !... Ah ! vous détournez les yeux !... Mais regardez-moi donc ! je me suis parée de vos présents. Cette coiffure vous plaît-elle ? ma robe est-elle jolie ?

ALBERT, avec amour.

Bien moins que toi... si belle et si gracieuse !

MARGUERITE, avec joie, lui prenant la main.

Vrai ?

ALBERT, lui tenant la main dans les siennes, avec passion.

Bien moins que tes yeux si beaux, que ton sourire charmant, que tes grâces ravissantes !... Mon Dieu ! que je l’aim... 

Il recule dans le plus grand trouble.

Mais je ne sais plus ce que je dis !... Ah ! laisse-moi ! ne me regarde pas ainsi ! ne me dis pas : Regardez-moi !... ne me parle pas de ton amour ! ne me dis rien qui me force à m’éloigner encore !...

MARGUERITE, étonnée.

Oh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? vous aurais-je déplu ou offensé sans le savoir ?

ALBERT.

M’avoir offensé ? toi, l’amour et la bonté même ! toi, qui ne m’en veux pas quand tu peux me croire injuste et insensible !... toi qui dois regretter d’avoir uni ton sort au mien !

MARGUERITE.

Grand Dieu ! chaque jour, au contraire, je bénis le ciel de ce qu’il m’a liée à vous !... c’est le bonheur !...

ALBERT.

Bonheur qu’un mot peut détruire.

MARGUERITE.

Quel malheur pouvez-vous craindre ? Êtes-vous persécuté ? votre fortune, vos jours sont-ils menacés ? Ah ! dans mon ignorance de la vie, je ne sais pas même quels malheurs on peut éprouver ! Pour moi, il n’y en a qu’un.... ne plus vous voir !

ALBERT.

Et si c’était ?...

MARGUERITE.

Quoi donc ?

ALBERT.

C’est cruel à dire, Marguerite... mais il eût mieux valu pour tous deux ne pas nous rencontrer.

MARGUERITE, vivement.

Ah ! comment pouvez-vous dire cela !...

ALBERT.

Pourtant, le serment que j’ai fait devant Dieu de te protéger et de te rendre heureuse, celui-là du moins, rien ne peut l’anéantir !... je le renouvelle ici du fond du cœur, et je ferai tout pour l’accomplir !... Désires-tu quelque chose ?... veux-tu voir Paris et ses plaisirs ?... veux-tu des fêtes, des voyages, des parures ? que sais-je, moi ! tout ce que peut souhaiter une femme ; tout ce qui peut faire sa joie, ses plaisirs et son bonheur ; le veux-tu ? parle, parle ! je te le donnerai !...

MARGUERITE, étonnée.

Comment ?... mais ma joie, mes plaisirs, mon bonheur, est-ce que tout n’est pas dans votre amour, Albert ? qu’est-ce que le reste auprès d’un tel bien ?

ALBERT, très troublé.

Ne dis pas cela, Marguerite... ne le dis pas !... car il peut y avoir un secret qui se place entre nous pour m’éloigner de toi.

MARGUERITE, avec un cri d’effroi.

Albert !

ALBERT, allant à elle, avec passion.

Mais non, non, c’est impossible !... Tu seras toujours là, près de moi... tu seras mon amie, ma compagne adorée, ma...

MARGUERITE, se jetant dans ses bras.

Oui, près de toi !... toujours sur ton cœur !... c’est là que je dois vivre et mourir !...

Souriant.

Oh ! comme tu m’avais fait peur !...

Elle essuie une larme.

ALBERT, la repoussant.

C’est toi qui m’effraies, Marguerite !...

MARGUERITE, portant son mouchoir à ses yeux, à elle-même avec étonnement.

Encore !... mais il y a quelque chose que je ne puis comprendre !... Et s’il s’éloignait en effet ?...

 

 

Scène X

 

ALBERT, BONNARD, MARGUERITE

 

BONNARD, au fond.

Une femme en pleurs !

Il s’arrête et n’est pas vu.

MARGUERITE.

Ah ! la pauvre Marguerite alors n’aurait plus personne sur la terre.

BONNARD, s’avançant.

Mais pardieu si, vous auriez quelqu’un, car je suis là !

Mouvement d’Albert et de Marguerite.

MARGUERITE, étonnée.

Que dites-vous, Monsieur ?

BONNARD.

Oui, vous avez en moi un protecteur, un ami dévoué à Marguerite de Senneville.

MARGUERITE.

Vous savez mon nom ?

ALBERT.

Qui êtes-vous donc, Monsieur ?

BONNARD.

Qui je suis ? eh ! qu’importe ?... je trouve ici une charmante personne toute en larmes... moi, Monsieur, je ne peux pas voir le malheur sans le secourir et le chagrin sans le consoler... et parce que les yeux sont beaux, ce n’est pas une raison pour les laisser pleurer !... au contraire.

Il s’avance vers Marguerite.

Je viens ici pour vous.

MARGUERITE.

Pour moi ?

BONNARD.

Oui, pour vous... Marguerite de Senneville, n’est-ce pas ?

MARGUERITE.

Sans doute !

BONNARD, à lui-même.

C’est mon cœur qui la devine, et celui-là ne peut pas se tromper.

À Marguerite, toujours de côté, pendant qu’Albert les examine.

Votre mariage fut-il volontaire ?

MARGUERITE.

Oh ! oui.

BONNARD.

Mais déjà le chagrin l’a troublé ?

MARGUERITE, reculant.

Monsieur !

ALBERT.

L’indiscrétion de semblables questions...

BONNARD.

Je viens ici uniquement pour savoir ; il est donc juste que j’interroge quand je ne peux pas deviner...

Regardant attentivement Marguerite.

Avec quel plaisir je la regarde ! 

À Albert.

C’est qu’elle est ma foi bien jolie, n’est-ce pas ?

ALBERT.

Ah ! sans doute !

BONNARD, allant à Albert.

Voyez donc son embarras !... quelle charmante femme ! et quel dommage qu’elle ne soit pas heureuse !

ALBERT, vivement.

Ah ! vous avez raison, Monsieur, personne mieux qu’elle ne mérite de l’être.

BONNARD.

J’avais vu cela sur son aimable physionomie... Je parie qu’elle a toutes les vertus.

ALBERT, vivement.

Et vous ne vous trompez pas.

BONNARD, lui prenant la main.

Merci, Monsieur, pour ces bonnes paroles, et pour l’intérêt que vous montrez à cette jeune femme ; cela vous a gagné ma confiance. 

À demi-voix.

Tenez, entre nous, n’est-ce pas un malheur qu’on l’ait mariée à ce comte ?

ALBERT, soupirant.

Ah !

BONNARD, à part.

Je gagerais que celui-là n’est pas un grand seigneur, ça se voit tout de suite.

ALBERT, à lui-même.

Ah ! c’est ce M. Bonnard qui a pris Beauséjour pour moi.

BONNARD.

Pourquoi diable avoir été choisir le mari de cette jeune femme parmi les descendants de ces grands d’autrefois, si frivoles et si dangereux ? c’était risquer son bonheur... mais me voici pour la protéger, et même pour l’arracher, s’il le faut, au sort malheureux qui la menace.

MARGUERITE.

Ciel !

ALBERT.

Et de quel droit, Monsieur, osez-vous ainsi vous ériger en censeur de la conduite des autres ?

BONNARD.

Monsieur, quand on a honorablement acquis par son travail une fortune qu’on emploie utilement, on a le droit de blâmer les folies des gens oisifs et inutiles ; quand on est honnête homme, on a aussi le droit de démasquer les actions qui ne sont pas honnêtes ; mais j’ai de plus que tout cela, Monsieur, un droit incontestable... c’est que le seul intérêt qui reste à ma vie est placé entre les mains d’un de ces hommes qui ont appris de leurs pères à tout sacrifier à leurs plaisirs et à leurs passions, et je tremble, Monsieur, que les vices de ces aïeux n’aient été transmis, avec leur héritage, au jeune comte de Saint-Méry.

MARGUERITE.

Oh !

ALBERT.

C’en est trop !... et...

BONNARD.

Ne vous emportez pas, Monsieur.

ALBERT, reprenant avec calme.

Non !... c’est avec calme que j’oserai vous dire qu’il sied mal à un homme raisonnable d’attaquer ainsi en général les riches et les puissants d’autrefois. Avant de condamner sans pitié les torts du passé, regardez bien si le présent en est tout à fait exempt ! Mon Dieu, parce que les fortunes datent d’hier, sont-elles toujours bien acquises ?... parce qu’on ne paie pas magnifiquement ces folies, en est-on plus sage ? Parce que l’on condamne les duellistes, au lieu de se battre, en est-on plus noble ?... Si les manières sont plus grossières, couvrent-elles une plus rigide vertu ? et le luxe, les broderies et les parfums ne valent-ils pas bien l’odeur de l’écurie et celle du cigare ?

BONNARD, souriant.

C’est possible !

ALBERT.

Laisser la passion accuser les grands d’autrefois ; la raison, Monsieur, voit clairement que les plus petits les imitent bien vite dès qu’ils sont à leur place... Qu’un de vos jeunes républicains ait un peu d’argent, il achète des meubles Louis XV, et singe des airs de Richelieu ! n’accusez donc des travers qui vous froissent que la faiblesse commune à tous... et s’il est des hommes comme vous, Monsieur, qui gardent dans l’opulence toutes les idées généreuses, nous les en estimons d’autant plus que c’est réellement une vertu bien peu commune.

BONNARD.

Pour un homme de votre âge, voilà des paroles pleines de sagesse... mais, pour me comprendre, il faudrait savoir ce que le nom de Saint-Méry éveille de tristes souvenirs ; car jadis, parmi les amis du vieux comte, amis de plaisirs, bien entendu, il eu fut un nommé Senneville.

MARGUERITE.

Mon père ?

ALBERT, troublé.

Senneville ?

BONNARD.

Senneville, que de dangereuses amitiés ont perdu, Monsieur !... Sa fille pourrait-elle m’apprendre au juste le sort de son père ?

MARGUERITE.

J’étais enfant, Monsieur, quand mon père me fut subitement enlevé par un accident, m’a-t-on dit.

BONNARD.

Oui, par un duel !... avec quelques compagnons de ses folies, sans doute.

ALBERT.

Les années ont passé sur ce triste événement ; pourquoi donc en rappeler les détails devant sa fille ?

BONNARD.

C’est que la fille devait, à la mort de son père, hériter d’une fortune considérable.

MARGUERITE.

Jamais !... Ma mère mourut sans ressources, et la charité seule a pris soin de mon enfance.

BONNARD.

Qui donc a ravi la fortune de Senneville ?

ALBERT, très ému.

Était-il riche, en effet ?

BONNARD.

J’en ai la certitude !... Celui qui a tué Senneville, je ne le connais pas encore, mais je le connaîtrai.

ALBERT, à part.

Ah !

BONNARD, étonné.

Vous semblez interdit, Monsieur !

ALBERT, essayant de cacher son trouble.

De vos étranges questions... de cette étonnante curiosité qui vous fait fouiller dans un passé que le temps a dû effacer.

BONNARD.

Et pourquoi, Monsieur, le temps effacerait-il un crime dont la victime n’est pas vengée ?... Pourquoi les richesses de Senneville ne reviendraient-elles pas à son enfant !... Pourquoi la honte et le malheur ne s’attacheraient-ils pas enfin au coupable qui a joui si longtemps de l’impunité ?... Est-ce parce que son nom serait noble, honoré, brillant ?... raison de plus pour lui arracher un masque d’honneur qu’il n’aurait pas le droit de porter.

ALBERT.

Monsieur !...

MARGUERITE, à part.

Comme Albert est ému !

ALBERT, reprenant un peu de calme.

Mais pour jeter le trouble dans une famille et le scandale au monde, il ne faudrait pas, Monsieur, écouter de vains bruits ou une aveugle haine... il faudrait même qu’un intérêt bien puissant...

BONNARD.

Ah ! l’intérêt le plus cher, le plus sacré me conduit, Monsieur !... et pourtant, j’ai voulu voir, examiner, interroger !... J’ai voulu savoir tout ce qui regardait le malheureux Senneville et son enfant !... et j’en ai le droit, Monsieur, car Senneville, c’était mon frère !... et cette femme, c’est ma nièce !

ALBERT.

Qu’entends-je ?

MARGUERITE.

Est-ce possible ?

BONNARD, prenant Marguerite dans ses bras.

Mon frère est mort, Monsieur, et ma nièce est en pleurs !... Demander compte de la mort de Senneville et du bonheur de son enfant, voilà toute ma vie !... voilà pourquoi je suis venu !... pourquoi j’interroge !... pourquoi je reste !... Cela vous suffit-il, Monsieur ?

ALBERT, très troublé.

À moi comme à tous !... et cependant, avant d’initier le public à de terribles secrets, voudrez-vous me tout confier ?... me parler à moi ?... m’entendre ?

BONNARD.

Sans doute !

MARGUERITE, avec dignité.

Je ne sais pas ce que je dois craindre, mais je dois attester ici que le comte de Saint-Méry m’a offert sa main, à moi pauvre fille orpheline ! que j’ai promis à Dieu et à lui de le laisser à jamais disposer de mon sort !... que, bonheur ou malheur, j’accepte la destinée qu’il voudra me faire, et que je n’aurai point d’autre volonté que la sienne !

BONNARD, à lui-même.

Ces mauvais sujets ont-ils du bonheur !... s’il y a une femme parfaite, c’est pour un mari qui la rend malheureuse !

 

 

Scène XI

ALBERT, BONNARD, MARGUERITE, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE.

M. Forster reçoit à l’instant un exprès de Paris apportant des lettres pour monsieur Bonnard.

BONNARD.

J’y vais, et bien vite !... ce sont peut-être les renseignements que j’ai demandés ?... mais je vous les communiquerai, Monsieur ; car vous, du moins, vous me semblez calme et raisonnable.

ALBERT, à part.

Oh ! j’en deviendrai fou !

BONNARD.

Je reviens, ma chère nièce !... Je vous l’ai dit, vous êtes maintenant mon seul intérêt dans le monde.

 

 

Scène XII

 

MARGUERITE, ALBERT

 

MARGUERITE, qui a regardé Albert avec attention.

Albert !...

ALBERT, très agité.

Hélas ! les événements sont-ils plus affreux encore que je ne le croyais ?

MARGUERITE, allant à lui et lui prenant la main.

Albert, votre front est pâle et votre main tremblante ?... vous souffrez ? Je ne vous demande pas votre secret... mais la présence de mon oncle vous trouble et vous effraie ?... je devine qu’elle peut apporter du malheur !... et moi je ne connais dans ce monde que vous seul !... Eh bien, fuyons !... partons ensemble !... à l’instant !... Vous m’avez donné un rang et de la fortune... mais vous pouvez bien plus encore !

ALBERT.

Comment ?

MARGUERITE.

Laissez-moi, près de vous, partager vos chagrins et vous en consoler !... Et s’il fallait braver les dangers, la misère, Albert, j’aurais fait un bel échange !... je n’étais que riche, je ferais heureuse !

ALBERT.

Ah ! si je n’avais à supporter que des infortunes ordinaires, que tu les effacerais vite !... mais mon cœur, depuis un mois, lutte à tes côtés entre un devoir qui commande et une passion violente qui m’agite !

MARGUERITE, à part, avec angoisse.

Ah ! c’était donc vrai ?

ALBERT.

Longtemps j’hésitai avant d’initier votre cœur si pur à de tristes et coupables événements !... Vous ne savez de la vie, Marguerite, que ses rêves doux et tendres !... que ce qu’elle a d’idéal ! car vous en êtes encore à l’espérance sur toutes choses ; et il m’était cruel de détruire en un jour tant de belles illusions !

MARGUERITE.

Qu’avez-vous donc à dire ?

ALBERT, hésitant.

Puis j’avais espéré que nous pourrions rester ainsi ensemble ; que l’éclat d’un nom honorable, les plaisirs du monde et mon amitié pourraient rendre votre existence brillante et heureuse !... mais la curiosité froide et cruelle de ce qui nous entoure, l’arrivée de ce parent qui vient chercher une vérité qu’il eût fallu cacher... enfin une crainte nouvelle et terrible... mon nom que je crus sans tache, qui doit l’être, j’en suis sûr !... qu’aucune action de ma vie n’a pu flétrir !... eh bien, s’il était attaqué... déshonoré ?...

MARGUERITE.

Grand Dieu !...

ALBERT.

Que t’aurais-je donc apporté, Marguerite, à toi dont la vie devait être heureuse et paisible à toi dont le cœur a besoin de tendresse et d’amour !... je t’aurais apporté un cœur agité, combattu, qui renferme un secret cruel !... puis je t’aurais donné un nom dont tu rougirais... et peut-être une fortune qui ne m’appartient pas !... ah ! c’est affreux !

MARGUERITE.

Arrêtez, Albert !... Et que m’importent un rang et une fortune ?... Mais vous aviez raison... j’en suis encore aux rêves et aux illusions, car je croyais que mon mari serait heureux de mon amour ! que cela suffirait à son bonheur comme au mien !... enfin que j’en serais aimée comme je l’aimais !

Elle s’assied et se cache la tête dans les mains en pleurant.

ALBERT, allant à elle.

Ah ! je dois tout vous dire !... sachez donc...

 

 

Scène XIII

 

MARGUERITE, ALBERT, LA CHANOINESSE

 

LA CHANOINESSE, riant.

En tête à tête depuis plus de deux heures ?... c’est trop !... Il y a dans le salon vingt personnes qui vous attendent.

ALBERT.

Moi ?

LA CHANOINESSE.

Ce sont mes invités !... Albert, allez-y bien vite... Je dis un mot à votre femme, et nous vous rejoignons.

ALBERT.

Oui, je sors en effet, mais ne comptez pas sur moi pour recevoir en ce moment !... 

À part, en sortant.

Ah ! voyons ce qu’il me faudra faire.

Il sort par la porte de gauche.

 

 

Scène XIV

 

MARGUERITE, LA CHANOINESSE

 

LA CHANOINESSE.

Comment ? elle pleure encore après deux heures de tête à tête ?

MARGUERITE.

Je comprends tout enfin... il ne m’aime pas !

LA CHANOINESSE.

Ah ! je le renierais pour mon neveu !

MARGUERITE, d’un ton confidentiel.

On dit que son père jadis eut aussi de grands torts ?... quels sont-ils ?

LA CHANOINESSE.

S’il faut l’avouer, mon frère ne fut pas un mari bien fidèle.

MARGUERITE.

Il aimait une autre femme que la sienne ?

LA CHANOINESSE.

Hélas ! il les aimait toutes.

MARGUERITE, reculant.

Ah ! c’est affreux !

LA CHANOINESSE.

Oui !... mais n’en aimer aucune, c’est...

MARGUERITE, confidentiellement et avec vivacité.

Ah ! si Albert, en effet, n’en aimait aucune, rien ne serait désespéré !... mais il parle de secret... de passion combattue... que vous dirai-je ? ce que je voulais vous cacher ce matin, eh bien ! mon chagrin me l’arrache !... Depuis un mois, Albert me fuit ; il n’est jamais seul avec moi !

LA CHANOINESSE.

Par exemple !...

MARGUERITE.

S’il est touché de ma tristesse, et semble parfois m’aimer, l’instant d’après il paraît me haïr.

LA CHANOINESSE.

Vous haïr ?...

MARGUERITE.

Son amour, il l’avait sans doute promis, donné à une autre avant de me connaître, et il va la trouver, pendant que seule ici je passe mon temps à pleurer !... Mon cœur éprouve tous les tourments de l’abandon et de la jalousie !... mais qui aime-t-il ?... où est-elle ?... moi, qui ne savais qu’aimer, je sens que je puis haïr celle qu’il aime !... oui, j’ai de la colère, de la haine !... je suis jalouse enfin... et j’aurais du plaisir à me venger !

 

 

Scène XV

 

MARGUERITE, BONNARD, LA CHANOINESSE

 

BONNARD, qui a entendu la dernière phrase.

Vengez-vous donc !... Ils sont ensemble, je les ai surpris.

MARGUERITE, très agitée.

Qui donc ?

BONNARD.

J’allais chercher Forster, quand je vois le comte de Saint-Méry accourir et entrer mystérieusement dans un pavillon ici près, sur les pas de cette jeune femme qui, ce matin, paraissait si mécontente de me trouver ici avec lui.

MARGUERITE, avec désespoir.

Amélie !... ô mon Dieu !...

BONNARD.

Et moi, sans prendre le temps de m’informer des nouvelles que j’attendais, je les enferme, je viens vous avertir, et je laisse à la porte du pavillon Forster indigné et appelant des témoins de ce rendez-vous.

MARGUERITE, passant au milieu.

Mais elle serait perdue, cette femme !

LA CHANOINESSE, à Bonnard.

Ce que vous avez fait là est tout à fait sauvage, et depuis deux ans que M. Forster est à Paris, je le croyais plus civilisé.

BONNARD.

Laisser en pleurs une charmante personne pour aller trouver une autre femme !...

LA CHANOINESSE.

C’est vrai, cela est très mal !

MARGUERITE, prenant très vivement la main de la chanoinesse, et parlant avec une grande agitation.

Taisez-vous !... Ne voyez-vous pas que mon cœur bat avec violence ?... que ma main tremble et que mes yeux sont pleins de larmes ?... Ah ! vous ne savez donc pas ce que c’est que d’être jalouse ?... Vous ne savez pas qu’on peut devenir cruelle et méchante quand on souffre ainsi ; et que cette femme peut perdre à la fois par un éclat sa réputation et son repos pour toujours ?

LA CHANOINESSE.

Elle !... votre amie !... oh ! c’est affreux !

MARGUERITE.

Dites-moi donc, au contraire, ce qui peut l’excuser !... dites-moi qu’elle n’est qu’étourdie et imprudente !... Dites-moi bien plus ; dites que c’est lui qu’elle aime !... lui qu’on ne peut s’empêcher d’aimer !... afin que je l’excuse, que je lui pardonne et que je la sauve !

BONNARD.

Que dites-vous ?

LA CHANOINESSE.

Ah !... voilà qui est bien !

MARGUERITE, comme ayant l’air de se souvenir, et allant près de la porte de la chambre.

Non !... ni Albert ni Amélie n’auront à rougir devant personne !

BONNARD.

Quand je le disais !... les femmes aiment toujours ceux qui les rendent malheureuses.

MARGUERITE, à Bonnard.

À présent, allez retrouver M. Forster, entrez avec lui, si vous voulez, dans le pavillon !

BONNARD.

Sans doute il a déjà rassemblé bien du monde devant la porte.

MARGUERITE.

Raison de plus !... Allez, je vous en prie, sans questions... sans retard !...

BONNARD.

Je ne comprends pas !

LA CHANOINESSE.

Eh bien ! il faut obéir sans comprendre !... C’est la seule obéissance dont sachent gré les dieux, les rois et les femmes !

Elle pousse Bonnard vers la porte du fond.

BONNARD, sortant.

Allons !

MARGUERITE, elle a ouvert la porte de sa chambre très vite, avant d’entrer.

Et vous, ma tante, éloignez-vous !... Une porte masquée conduit, par une galerie, de ma chambre au pavillon... qu’Amélie ne trouve personne ici en y arrivant !... moi-même je m’éloignerai dès que j’aurai ouvert et qu’ils connaîtront leur danger !...

Elle entre vivement dans sa chambre.

 

 

Scène XVI

 

LA CHANOINESSE, seule

 

Quelle femme !... Mais aimez donc votre mari ! Ayez la beauté et les vertus d’un ange pour rencontrer un infidèle !... Décidément, c’est un bonheur de n’être pas mariée !

Elle soupire.

Éloignons-nous comme elle le désire... car je l’entends !

Elle sort par le fond, pendant qu’on voit la porte de la chambre de Marguerite se rouvrir doucement.

 

 

Scène XVII

ALBERT, MARGUERITE

 

MARGUERITE, regardant.

N’y a-t-il personne ?

Après avoir jeté ses regards sur la scène, elle se tourne vers sa chambre ; en ce moment, la porte latérale vis-à-vis s’ouvre et Albert en sort. Marguerite le voit et son étonnement la force de s’appuyer sur un siège.

MARGUERITE, poussant un cri de surprise.

Ciel !... Albert ici !...

ALBERT, indiquant la chambre d’où il sort.

Oui... là !... je n’ai pas quitté cette chambre.

MARGUERITE.

Ah !...

Elle se laisse aller sur le siège.

ALBERT, avec passion.

J’ai tout entendu !... que de vertu !... que d’amour et de dévouement pour celui que tu devais croire ingrat !... Ah ! tu es un ange, Marguerite !...

Il tombe à genoux devant elle.

MARGUERITE, avec émotion et joie.

Mon Dieu !... m’aimerait-il donc ?

ALBERT.

Est-ce qu’il est possible que j’en aime une autre, et que mon amour ne soit pas à toi seule ?

MARGUERITE, avec transport.

Ah !... que je suis heureuse !

En ce moment, Beauséjour paraît à la porte de la chambre de Marguerite : il voit ce qui se passe.

BEAUSÉJOUR.

Albert !...

Albert se lève vivement, s’éloigne du Marguerite qui se lève aussi ; Beauséjour reste à la porte de la chambre, le visage tourné vers la coulisse, comme pour empêcher quelqu’un d’entrer : la toile tombe.

 

 

ACTE III

 

Même décoration qu’aux deux premiers actes.

 

 

Scène première

 

FORSTER, BEAUSÉJOUR, LA CHANOINESSE, MARGUERITE, AMÉLIE

 

Au lever du rideau, Marguerite est assise à la droite du public ; près d’elle, à sa gauche, Amélie est assise sur un siège plus bas, et la chanoinesse se tient debout à sa droite : Marguerite a sur ses genoux un album ouvert dans lequel les deux autres femmes jettent les yeux de temps en temps durant la scène. De l’autre côté du théâtre, près de la table où sont restées les curiosités de la chanoinesse ; au deuxième acte, Beauséjour est assis et Forster est debout à son côté. Ces deux groupes sont séparés par toute la largeur du théâtre.

LA CHANOINESSE, se penchant vers les deux femmes et indiquant le projet d’isoler les deux hommes de leur conversation.

Il paraît que M. Bonnard lit dans le parc les lettres qui viennent de lui arriver de Paris, qu’Albert est occupé à écrire dans sa chambre, et que nous pouvons causer ici comme si nous étions seules... M. Forster est si sérieux, et M. Beauséjour si étourdi, que nous avons bien fait de les bannir !... Nous ne parlerons pas de la journée à M. de Beauséjour, pour le punir d’avoir compromis madame Beauval.

AMÉLIE, riant.

Et moi qui n’avais rien vu de dangereux dans ce rendez-vous !... on fait comme cela mille imprudences, parce qu’on ne vous instruit pas du tout de ces choses-là dans les couvents.

MARGUERITE, riant.

Folle !... veux-tu donc qu’il y ait une classe...

LA CHANOINESSE, riant.

Pour traiter des rendez-vous, peut-être ?

MARGUERITE, posant la main sur la tête d’Amélie.

Ah ! si cette bonne tête-là pouvait être aussi raisonnable qu’elle est jolie !... Mais il y a là un peu de folie, vraiment !

AMÉLIE.

Tu me donneras de la raison, toi qui en as pour deux.

MARGUERITE.

Non !... mais, en ce moment, j’ai de la joie au cœur à en vouloir donner à tout ce qui m’entoure !... Et je souhaiterais tant que tu fusses heureuse, toi !...

LA CHANOINESSE.

Si madame Beauval s’ennuie, que ne se fait-elle une collection de choses curieuses, au lieu de faire des coquetteries ?... Mon Dieu, le temps, la peine et l’argent qu’elle emploierait à se procurer des magots et des perroquets ne seraient pas perdus !... cela lui resterait toute la vie !... tandis que les adorateurs sont de beaux oiseaux de passage, dont il ne reste pas même une plume !... et, du moins, on ne se compromet pas avec les oiseaux empaillés.

Les trois femmes rient.

BEAUSÉJOUR, à Forster en souriant.

Il paraît que là-bas on conspire contre nous ?... la tante est le chef de la conspiration : c’est une vieille rancune.

FORSTER, très grave et très froid.

Vous plaisantez toujours, Monsieur, même avec les choses les plus sérieuses : la haine ou l’amour des femmes, leur bonheur et leur réputation !... Aux États-Unis, nous ne plaisantons pas avec cela. 

BEAUSÉJOUR.

Oh ! vous ne plaisantez avec rien !... mais votre gravité américaine ne veut-elle donc pas comprendre que c’est justement à ce qui est triste qu’il faut mettre de la gaieté ? Ainsi, voyez !... ces dames me boudent, elles veulent que je reste là, loin d’elles, tout seul... j’ai essayé de m’approcher... Oh !

Il fait signe qu’on l’a repoussé.

Si je demandais pardon, on refuserait.

LA CHANOINESSE, de loin.

Certainement ! c’est très sérieux !

BEAUSÉJOUR, bas à Forster.

Aussi, j’en ris.

LA CHANOINESSE, de loin.

Une femme se compromet en vous permettant de venir près d’elle.

BEAUSÉJOUR, bas à Forster.

Avant un quart d’heure, elles auront toutes trois quitté leur place pour se rendre à mes côtés.

FORSTER, haut et très grave.

Oh ! oh !... je parie cent louis que cela ne sera pas.

BEAUSÉJOUR.

Je tiens !... et je ne demande même que cinq minutes.

FORSTER.

Alors, je parie deux cents louis.

BEAUSÉJOUR, lui serrant la main.

Merci !

LA CHANOINESSE, aux femmes.

Quel est donc ce pari que Monsieur est si sûr de gagner ?

BEAUSÉJOUR, très haut.

Oui, mon cher monsieur Forster, toutes les choses rares qui sont sur cette table, tout ce que vous avez apporté d’Amérique, en y comprenant vos millions, ne vaut pas ce que j’ai dans ma poche.

FORSTER.

Bah !

BEAUSÉJOUR.

M. du Sommerard n’a rien de pareil dans sa collection, et la marquise de Montade prétend qu’elle se brouillera avec moi, si je ne le lui donne pas pour la sienne.

LA CHANOINESSE.

Qu’est-ce que cela peut être ?

Beauséjour prend dans sa poche un petit portefeuille, en tire un papier plié en quatre, l’ouvre et montre une mèche de cheveux.

FORSTER.

Une mèche de cheveux !

LA CHANOINESSE.

De qui donc ?

Elle s’avance un peu et cherche à voir.

BEAUSÉJOUR.

Une mèche de cheveux d’un des Templiers brûlés sous Philippe-le-Bel !... authentique !... Regardez plutôt !... puis voilà un papier qui le prouverait, si cela pouvait avoir besoin de preuves !

LA CHANOINESSE, s’approchant.

Monsieur de Beauséjour, apporter ici pareille chose est bien obligeant !

FORSTER, la voyant s’approcher.

Oh !...

BEAUSÉJOUR, à part.

Et d’une !...

LA CHANOINESSE, regardant les cheveux.

Comme ils sont conservés !... on ne dirait pas qu’ils datent de si loin !...

BEAUSÉJOUR, à part.

Je le crois bien !

Il a abandonné la mèche à la chanoinesse qui l’examine : il tire la Mode de sa poche.

Voilà le dernier numéro de la Mode !... La gravure est justement la toilette qu’avait hier soir madame de Léville, et qui a tant fait parler quand elle a été sortie de chez madame de Belmare.

AMÉLIE, qui s’est levée au nom de madame de Léville, et qui accourt.

Elle a parfois des toilettes si bizarres ! voyons donc !

FORSTER.

Oh !...

BEAUSÉJOUR, à part.

Et de deux !

Il laisse la Mode entre les mains d’Amélie et tire un autre journal de sa poche.

Ah ! ce journal est pour Albert qui veut savoir où l’on souscrit pour les incendiés de la Creuze !... Ce diable d’Albert, je ne sais pas comment il fait, il a toujours de l’argent pour tous les malheureux !

Marguerite s’est levée au nom d’Albert, et elle s’approche à mesure que Beauséjour en parle.

Il n’y en a guère comme lui !... ordinairement, ceux qui sont généreux n’ont pas d’argent, et ceux qui ont de l’argent ne sont pas généreux !... Mais Albert ! oh ! c’est un homme à part !... je ne connais personne de meilleur et de plus parfait au monde !

MARGUERITE, arrivée tout près de Beauséjour et s’appuyant sur le dossier de son fauteuil.

N’est-ce pas ?

FORSTER.

Oh !...

BEAUSÉJOUR, à part.

Et de trois !

Haut en se levant.

Vous étiez là, Madame ?

Il rit.

Eh bien ! monsieur Forster ?...

FORSTER.

Vous avez gagné !...

Il prend gravement dans sa poche un paquet de bank-notes.

LA CHANOINESSE.

Comment ?... qu’a donc gagné M. de Beauséjour ?

FORSTER.

Le pari qu’il avait fait qu’après l’avoir repoussé quand il allait près de vous, Mesdames, vous arriveriez toutes trois près de lui !

LES TROIS FEMMES, en s’éloignant.

Ah !...

FORSTER, lui donnant les bank-notes.

Voilà votre somme !

BEAUSÉJOUR.

Merci ! J’en achèterai le petit alezan dont Rodolphe d’Harcourt veut se défaire. Ces jeunes gens de la haute société me vendent tous leurs mauvais chevaux pour un peu de bonne amitié qu’ils me donnent, et ils croient que je ne m’en aperçois pas !... Ils se trompent ! j’ai mis cela dans le chapitre des dépenses perdues, et je les fais payer à M. Forster avec des paris... C’est pour lui un amusement et pour moi une économie.

FORSTER, très grave.

Vraiment ? Il plaisante toujours.

BEAUSÉJOUR.

Au reste, il est juste que vous payiez aujourd’hui pour le mauvais tour que vous nous aviez joue en nous amenant cette espèce d’Iroquois arrivé des bords du lac Ontario... M. Bonnard !

Les femmes, qui causaient ensemble, se rapprochent.

MARGUERITE.

Que dites-vous de M. Bonnard ?

BEAUSÉJOUR.

Je dis que, grâce à Dieu, nous en sommes débarrassés, il est parti ?

LA CHANOINESSE.

Parti, lui ? Oh ! vous ne le connaissez pas !

BEAUSÉJOUR.

Comment ?

FORSTER.

Sans doute !... Il va passer plusieurs jours au château. Tenez, demandez plutôt à M. le comte Albert que voici.

 

 

Scène II

 

FORSTER, BEAUSÉJOUR, ALBERT, MARGUERITE, AMÉLIE, LA CHANOINESSE

 

Albert arrive pâle, triste et rêveur, par la porte à gauche du public.

BEAUSÉJOUR, allant à lui.

Albert, je prends la poste et je vous rends votre nom que j’ai un peu compromis peut-être pendant les deux heures où je l’ai porté pour M. Bonnard. Puisque cet individu s’installe ici, moi, je n’ai rien de mieux à faire que d’en sortir.

ALBERT.

Mon ami, je veux vous parler.

MARGUERITE, très gracieuse.

Mais que ce soit pour retenir M. de Beauséjour, Albert !... c’est vôtre ami !... il vous connaît dès l’enfance, et sait bien vous apprécier !... puis sa gaieté vous distraira !... Je veux que tout le monde ici s’amuse et soit content !... Venez, Mesdames ! M. Forster vous accompagnera... ces deux messieurs causeront ici, et moi je vais chercher M. Bonnard.

ALBERT.

Que lui voulez-vous ?

MARGUERITE, étant déjà près de la porte, fait passer les deux autres femmes, puis elle revient à Albert et lui dit à demi-voix.

Je veux lui dire, à lui qui m’a vue pleurer, que sa nièce est la plus heureuse femme qu’il y ait sur la terre.

Elle le quitte très vite et sort avec Forster sur les pas des autres.

 

 

Scène III

 

BEAUSÉJOUR, ALBERT

 

ALBERT.

Sa gaieté me fait mal, car il faudra la détruire !... il faudra voir encore couler ses larmes !... Notre situation devient, de jour en jour, plus difficile, et l’arrivée de M. Bonnard la rend même impossible. 

BEAUSÉJOUR.

M. Bonnard ? Ah ça ! ce diable d’homme est donc ici pour le malheur de tout monde...

ALBERT.

Il a connu mon père.

BEAUSÉJOUR.

Je le sais bien !... Mais, parbleu, ne s’avise-t-il pas aussi d’avoir connu le mien... le père Bourichon, et de chercher partout le fils !... C’était bien la peine de quitter les habitants du Nouveau-Monde pour s’informer de ceux de la rue du Petit-Lion !... Que diable ! il n’y a plus de Bourichon !... la race en est éteinte !... et celle des Beauséjour commence !...

D’un ton sérieux et inquiet.

Mais, Albert, que s’est-il passé ? vous souffrez !

ALBERT.

Pouvez-vous donc vous en étonner, vous à qui j’ai tout confié !...

BEAUSÉJOUR.

En effet, cette conviction où vous êtes que Marguerite de Senneville est votre sœur...

ALBERT.

Et ce monsieur Bonnard, savez-vous qui il est, lui ?

BEAUSÉJOUR.

Je sais que c’est un homme insupportable.

ALBERT.

C’est l’oncle de Marguerite, le frère de M. de Senneville !

BEAUSÉJOUR.

Bah !

ALBERT.

Il sait que ce frère périt dans un duel, mais il ignore encore la main qui l’a frappé, et il écrit partout pour s’informer...

BEAUSÉJOUR.

Il a donc la rage des informations ?

ALBERT.

Et il vient de recevoir des lettres qui sans doute lui auront tout appris !... C’est un homme honnête ! je l’ai jugé tel dès le premier abord, et je viens de savoir par M. Forster qu’on citait sa bonté et la loyauté de son caractère... mais il a cette brusque franchise de la probité bourgeoise... il fera une esclandre que je voudrais éviter.

BEAUSÉJOUR.

Si je vous suis utile, Albert, disposez de moi ! je resterai.

ALBERT.

Merci !

BEAUSÉJOUR.

Mon dévouement est tel, que pour vous j’affronterais plus que la mort... j’affronterais, je crois, le nom de Bourichon !

ALBERT.

Déjà ce que vous aviez imaginé comme une plaisanterie a servi des intérêts bien graves !... ne me connaissant pas sous le nom du comte de Saint-Méry, il m’a vu sans défiance, et j’ai su ce qui nous menace... Je veux lui parler encore ainsi sans en être connu... puis me décider enfin au sacrifice que ce retour m’imposera.

BEAUSÉJOUR.

S’il ne s’agit que de continuer à m’appeler le comte de Saint-Méry, ça me va on ne peut mieux ? il faut même que je prenne garde de ne pas trop m’y habituer !...

Il regarde par la fenêtre.

Albert, j’aperçois notre ennemi commun se dirigeant de ce côté... je crois devoir m’éloigner. Comme il a l’air sombre, agité !... Je crains vraiment de vous laisser seul avec lui.

ALBERT, lui prenant la main.

Ah ! ce n’est pas lui que je crains !... Laissez-moi !... Plus tard peut-être j’aurai recours à votre amitié, lorsque enfin j’aurai résolu quelque chose pour l’avenir.

Beauséjour sort.

L’avenir qui eût été si doux avec son amour !... si beau avec un nom honorable et qui eût pu devenir glorieux !... Et rien !... rien !... C’est lui !...

 

 

Scène IV

 

BONNARD, ALBERT

 

BONNARD.

Je vous cherchais, Monsieur.

ALBERT.

Et moi, je vous attendais.

BONNARD.

Merci... car vous avez tout de suite gagné ma confiance par l’intérêt que vous semblez prendre à ma nièce. Puis, Monsieur, il faut dire la vérité, chacun ici, dans mon propre pays, m’est aussi inconnu que vous !... C’est une triste chose que d’avoir été vingt ans absent !... Dans ce temps-ci, où tout va si vite, on ne retrouve plus même les monuments et les rues à leur place ! jugez donc des hommes !... Ceux qui ne sont pas morts ne se souviennent plus que j’existe !... Quelques affaires m’avaient lié avec Forster aux États-Unis, et je l’ai retrouvé à Paris, où, sans lui, je n’aurais su à qui m’adresser... à Paris, Monsieur, où je suis resté pendant les trente premières années de ma vie, et où pourtant aucun ami ne m’attendait... où il n’y a pas un foyer où ma place soit marquée... où il n’y a pas eu, Monsieur, un seul de mes compatriotes qui ait pu me tendre une main amie à mon arrivée.

ALBERT.

Ah ! ce que vous dites là...

BONNARD.

Est bien triste, Monsieur !

ALBERT.

Pour ceux dont le cœur est, comme le vôtre, plein de bonté. Car je vous connais déjà, Monsieur, et quoique je vous sois inconnu, quoique mon âme soit bien troublée en ce moment, et que nous nous voyions pour la dernière fois...

BONNARD.

Comment ?

ALBERT.

Il ne sera pas dit qu’un homme de bien, estimé à l’étranger pour ses travaux et sa probité, sera rentré dans ce pays qui nous est commun sans qu’un de ses compatriotes ait béni son retour !... Donnez-moi votre main, Monsieur, et que votre vie soit heureuse dans notre patrie... que je vais, moi, quitter peut-être pour toujours.

BONNARD, avec effusion.

Ah ! vous êtes un bon jeune homme ! que cela vous porte bonheur aussi.

ALBERT.

Maintenant Monsieur, qu’avez-vous à dire ? ces lettres que vous avez reçues ?...

BONNARD, tirant des papiers de sa poche.

Ce qu’elles contiennent, Monsieur, est de nature à me décider à emmener ma nièce dès aujourd’hui.

ALBERT.

Comment ?

BONNARD.

Ce que j’ai vu du fils, ce que j’ai appris du père, et que le fils doit savoir...

Mouvement d’Albert.

Oui, Monsieur, il doit le savoir... et vous n’en douterez plus quand tout vous sera connu... m’a montré ce qu’il me reste à faire. Moi, Monsieur, je ne suis pas de ces gens du grand monde qui, dès l’enfance, ont appris à se contraindre ; qui savent sourire à ceux qu’ils détestent, et qui peuvent parler à ceux qu’ils méprisent... C’est mon âme qui s’exprime dans mes paroles, et je ne pourrais revoir le comte de Saint-Méry que pour lui montrer vivement mon indignation et ma colère... Car ce que j’ai à dire est terrible, Monsieur... S’il le prenait en riant, je ne sais pas ce dont je serais capable... et s’il avait, lui, assez de cœur pour sentir sa situation...

ALBERT, très vivement.

Alors, Monsieur ?...

BONNARD.

Ma foi, je ne sais pas si, moi, j’aurais le courage de le lui dire en face.

ALBERT.

Que voulez-vous donc faire ?

BONNARD.

Je veux... je veux lui écrire !... Aidez-moi, Monsieur... c’est un service d’ami que je vous demande !... Il faut avant tout que j’emmène ma nièce .... Plus tard, justice sera faite à chacun.

Il va près de la table où se trouve tout ce qu’il faut pour écrire.

Mais voyez, Monsieur ! ma main tremble, et mes yeux troublés me refusent le service. Auriez-vous la bonté d’écrire pour moi !

ALBERT.

Que j’écrive ?...

BONNARD.

En mon nom et sous ma dictée, au comte de Saint-Méry... pour lui apprendre les raisons qui vont me faire à l’instant même entraîner Marguerite loin de lui.

ALBERT, à part, en payant près de la table.

Ah ! il n’en a que trop appris !

BONNARD.

Vos conseils m’aideront.

ALBERT, qui se place à la table, d’un air résigné et abattu.

Me voilà prêt, Monsieur !

BONNARD, dictant.

« Monsieur, Senneville était mon frère ; il se lia avec le comte Hermann de Saint-Méry, votre père, qui fut pour lui un mauvais génie. »

ALBERT, s’interrompant.

Monsieur !

BONNARD.

Il faut bien que je lui dise tout cela !... Continuez, je vous prie.

Il dicte.

« D’abord, il se ruina avec lui... »

ALBERT, s’interrompant.

Mais, Monsieur...

BONNARD, dictant.

« Plus tard, Senneville revenait en France avec un million en portefeuille... »

ALBERT.

Monsieur....

BONNARD, dictant.

« Senneville ne rentra pas dans sa maison !... il fut tué et dépouillé... par le comte de Saint-Méry !.. »

ALBERT, se levant avec violence.

Cela n’est pas vrai !... cela n’est pas possible, entendez-vous ?... Et moi, Monsieur, je n’écrirai pas, je n’écrirai jamais un pareil men songe.

BONNARD, reculant étonné.

Qu’avez-vous ?

ALBERT, très vivement.

Ce que j’ai, Monsieur ? c’est que devant une pareille accusation il ne m’est plus permis de me taire !... c’est que je dois défendre l’honneur du comte de Saint-Méry au péril même de ma vie !... c’est que je suis son fils, Monsieur !

BONNARD.

Vous ?

ALBERT, plus calme.

Oui, c’est moi, Monsieur, qui suis le comte Albert de Saint-Méry ; c’est moi qui ai recueilli son héritage... moi qui suis l’époux de votre nièce !

BONNARD, très troublé.

Vous qui tout à l’heure me tendiez une main amie ?... vous, avec cette figure, cette bonté ?... Mais comment cela peut-il se faire ?... je ne sais plus vraiment ce que je dois penser.

ALBERT.

Une erreur, où je ne suis pour rien, vous a fait prendre un de mes amis pour moi, et au moment de vous détromper, je vous ai vu tellement irrité contre le nom que je porte, que j’ai voulu attendre un instant plus favorable pour m’expliquer... mais devant une accusation comme la vôtre, je n’ai pas pu me taire plus longtemps... Oui, je le répète, c’est moi qui suis l’époux de Marguerite.

BONNARD.

Ô mon Dieu !

ALBERT, avec une profonde douleur.

Ce ne fut qu’après avoir uni son sort au mien que j’appris ce duel.

Bonnard fait un geste de doute.

Oui, monsieur, ce duel... si funeste... où mon père fut le plus malheureux peut-être.

BONNARD, à lui-même, un peu sur le devant.

Sa profonde douleur m’embarrasse, et je n’ose plus soutenir... ce dont je suis bien certain pourtant !

Il indique les paniers qu’il tient.

ALBERT.

Et maintenant, Monsieur, je ne m’opposerai pas à votre volonté !... Vous pourrez... emmener votre nièce quand vous le voudrez !... Avant même que vous fussiez arrivé, j’avais déjà pensé à une séparation... nécessaire... c’était mon projet !

BONNARD, étonné.

Ah !

ALBERT.

Il est inutile, Monsieur, de revenir sur un passé cruel... 

Avec émotion.

Marguerite sera libre, son sort à elle peut encore être heureux... je l’espère !

BONNARD, très étonné.

Mais Marguerite ne serait plus qu’un enfant dépouillé de son héritage... une femme repoussée par son mari, et votre fortune...

ALBERT, l’interrompant.

Arrêtez, Monsieur !... votre volonté était d’abord d’emmener à l’instant votre nièce, et vous savez que mon devoir est d’y consentir... Quant à ma fortune, à moi, elle s’élève juste à la somme dont vous dites que votre frère fut dépouillé...

BONNARD.

Dans ces lettres, où s’en trouve une de sa femme, qui m’a déchiré le cœur... les preuves existent, Monsieur, que Senneville était bien porteur de cette somme, et ces preuves pourront servir devant les juges.

ALBERT.

Servir à quoi, Monsieur ? à déshonorer la mémoire de mon père et le nom que je porte ?... Ah ! vous ne me connaissez pas, si vous croyez que je laisserai traîner devant les tribunaux, pour le discuter publiquement, un honneur dont je n’ai jamais permis à personne de douter !... j’aime mieux la pauvreté qu’un pareil éclat !... d’ailleurs, qu’ai-je besoin de fortune à présent ? en m’éloignant, Monsieur, j’ordonnerai que tout ce que je possède au monde soit remis entre vos mains pour le donner à votre nièce... Maintenant, excusez-moi, Monsieur, je me retire !... supporter plus longtemps un pareil entretien est au-dessus de mes forces.

Il sort par la porte à gauche du public.

 

 

Scène V

 

BONNARD, seul

 

Et des miennes aussi... Qu’est-ce que j’ai entendu ?... qu’est-ce que j’ai dit ?... Quoi ! c’est là le comte Albert de Saint-Méry ?... Le père était un grand vaurien, c’est vrai ; mais je crois, ma parole d’honneur, que le fils est encore plus honnête homme que le père n’était coquin !... en l’écoutant, j’oubliais tous mes désirs de vengeance. Esprit, raison, bonté, noblesse de sentiments et d’idées, il a tout, ce jeune homme !... Ma nièce pourrait être heureuse avec lui... et ma foi... Mais ce projet de séparation formé même avant mon arrivée... il ne l’aime donc pas ?...

 

 

Scène VI

 

BONNARD, MARGUERITE

 

MARGUERITE, arrivant leste et joyeuse.

Mon oncle !...

BONNARD.

Ah ! ma charmante nièce, que ce nom d’oncle me fait de bien !... il ne faut pas moins que votre présence et l’espoir de votre amitié pour me remettre un peu.

MARGUERITE.

Mais c’est vrai !... vous paraissez tout troublé, c’est ma faute peut-être ?... Ce matin, je vous ai reçu dans un moment de chagrin : je suis encore un peu enfant, je pleure sans raison, et je vous aurai attristé ?... Allons, c’est à moi de dissiper cette tristesse.

BONNARD.

Qu’elle est gentille !

MARGUERITE, très gaie.

Vous craigniez que mon mariage n’eût pas été volontaire et ne fût pas heureux... soyez bien tranquille à ce sujet ; dès le premier jour où j’ai vu Albert, je l’ai aimé.

BONNARD, triste.

Je le comprends à présent.

MARGUERITE.

Le monde l’estime ; ses amis lui sont dévoués ; jusqu’aux gens qui te servent, tout vantent sa bonté, et moi je l’admire... ah ! je bénis le ciel d’avoir uni mon sort au sien.

BONNARD, à part.

Ah ! mon Dieu ! comment lui dire maintenant tout ce qui se passe ?

MARGUERITE.

Mais rassurez-vous donc !... une erreur vous a empêché de connaître Albert, et quand vous l’aurez vu...

BONNARD, triste.

Mais je l’ai vu !

MARGUERITE.

Quand vous lui aurez parlé...

BONNARD, soupirant.

Mais je lui ai parlé.

MARGUERITE.

Et qu’a-t-il donc dit qui puisse vous attrister ainsi ?

BONNARD.

Marguerite, s’il fallait que vous vinssiez avec moi, avec moi qui ai tant chéri votre père, et qui vous aime déjà de toute mon âme ?

MARGUERITE.

Eh bien, sans doute, nous irons... car à l’avenir nous resterons tous ensemble... notre maison sera la vôtre... Albert et moi, nous serons vos enfants...

BONNARD, à lui-même.

En vérité, c’est impossible à lui dire !

MARGUERITE.

Impossible ?... Mais il n’y a qu’une chose impossible en ce monde, c’est de se séparer d’Albert.

BONNARD.

Si je voulais... si je devais vous emmener loin d’ici... loin de lui ?

MARGUERITE.

Est-ce que j’y consentirais jamais ?

BONNARD.

Ou si des événements pénibles le forçaient à s’éloigner, lui ?

MARGUERITE.

Je le suivrais !

BONNARD.

Si le malheur l’avait frappé ?

MARGUERITE.

Je le suivrais malheureux !

BONNARD.

Et s’il ne vous aimait pas, ma pauvre enfant ?

MARGUERITE.

Ah ! s’il ne m’aimait pas ?... ô mon Dieu !

BONNARD.

Que feriez-vous ?

MARGUERITE.

Je le suivrais encore !...

BONNARD.

Et si c’est lui qui ordonne cette séparation ?

MARGUERITE.

Lui ?...

BONNARD.

S’il l’exige ?... s’il y pensait... depuis ce funeste mariage ?

MARGUERITE.

Je ne comprends pas !

BONNARD.

Ma foi, ni moi non plus !

 

MARGUERITE.

Dites-lui donc... non, ne lui dites rien !... mais où est-il ? que je le voie... que je lui parle... car vous vous êtes trompé.

BONNARD.

Oui, qu’elle lui parle !... qu’il la voie !... car devant ses larmes toute ma colère disparaît, à moi !...

Il va vers la porte de gauche.

Il est là !

MARGUERITE, courant à la porte.

Il est là ?... Albert !...

 

 

Scène VII

 

BONNARD, ALBERT, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Ah ! venez !... dites qu’il s’est trompé ; ou que j’entende au moins de vous-même l’arrêt qui me condamne !

ALBERT, triste et pâle.

Marguerite !

MARGUERITE, reculant.

Quelle pâleur !... ah ! tout est perdu !

BONNARD.

Je n’avais pas prévu tout cela, et je ne sais plus où j’en suis !

ALBERT, grave et triste.

Monsieur vous dira tout, Marguerite !... Vous saurez que nous ne pouvions pas rester ensemble plus longtemps sous le même toit !... Lui-même venait pour nous séparer !... J’ai obéi à lui, à la destinée !... nous aurions dû nous séparer plus tôt : mais, je l’avoue, je n’en avais pas le courage !

MARGUERITE, avec douleur.

Ah !...

ALBERT.

Que les jours paisibles auxquels je vous enlevai reviennent charmer votre vie !

MARGUERITE, avec désespoir.

Est-ce que c’est possible ?... vous devez bien le savoir, Albert, vous qui connaissez tout mon cœur... et je remercie le ciel d’avoir permis que je vous dise au moins combien je vous aimais !... Je ne maudis pas même mon sort, quelque triste qu’il doive être à l’avenir, c’est vous qui en aurez disposé !... vous m’aviez tout donné ; vous m’avez tout ôté !... que votre volonté soit faite ?

Elle tombe affaissée sur un fauteuil.

BONNARD, allant à elle.

Elle se trouve mal !

ALBERT.

Marguerite !

BONNARD, se plaçant entre eux et repoussant Albert.

Ah !... Ils ont toujours été cruels envers tous les liens, mon enfant !... Vois cette lettre, la dernière qu’écrivit ta pauvre mère !... Vois, écoute !... elle me l’adressait au lit de mort...je ne l’ai reçue qu’aujourd’hui.

Il lit.

« Je vous recommande ma fille, à vous, le frère de celui que j’ai tant aimé, de mon Senneville, du seul objet de mon fidèle amour ! »

ALBERT, comme réveillé par ces mots.

Qu’entends-je ?... mais que lisez-vous donc là, Monsieur ?

BONNARD.

La lettre de sa mère mourante !

ALBERT, très agité.

Et vous dites ?... ah ! relisez donc encore !...

BONNARD, étonné.

Quelle émotion !... 

Il lit.

« Senneville, le seul objet de mon fidèle amour !... ah ! j’avais tant pleuré la mort de votre frère !... »

Il s’interrompt.

C’est à moi qu’elle écrit... à moi qui l’avais méconnue !...

ALBERT, avec anxiété.

Ah ! poursuivez, de grâce !

BONNARD, lisant.

« J’avais tant pleuré la mort de votre frère ! eh bien ! il s’est encore trouvé pour moi de nouvelles souffrances auxquelles je n’ai pu résister !... oui... pour sauver l’honneur de celui qui frappa Senneville, on a sacrifié le mien ! »

ALBERT.

Est-ce possible ?

BONNARD, lisant.

« On a supposé qu’elle avait trahi son époux, celle qui meurt du regret de l’avoir perdu ! »

ALBERT, à lui-même.

Ah !... ce n’est donc pas vrai !

BONNARD, lisant.

« Monsieur, ayez pitié de la fille de votre frère ! et toi, Senneville, pardonne-moi de n’avoir pas eu le courage de vivre pour notre enfant !... et reçois-moi là-haut dans les bras, mon asile dans le ciel comme sur la terre ! »

ALBERT, lui prenant vivement la lettre.

Cette lettre !... cette lettre !...

Il la dévore des yeux.

MARGUERITE, se levant.

Ma pauvre mère !...

BONNARD.

Et sais-tu qui brisa ainsi le cœur de ta mère ?

ALBERT, vivement.

Arrêtez, Monsieur !... arrêtez !... elle ne doit plus rien savoir de tout cela !

BONNARD, le regardant avec surprise, puis s’adressant à Marguerite.

N’as-tu pas de courage, enfant, pour échapper au malheur en me suivant ?

ALBERT, avec transport.

Vous suivre ?... à présent ?...

BONNARD.

Il ne t’aime pas ! Viens avec moi, Marguerite !

ALBERT, s’élançant vers elle.

Ici !... près de moi !...

Il l’entoure de ses bras.

Savez-vous ce que c’est que cette jeune femme que vous dites sans courage ?... Elle a supporté l’injustice sans se plaindre ! le malheur sans se troubler !... Elle a sauvé celle qu’elle croyait sa rivale, quand son cœur était déchiré par la jalousie !... elle m’a aimé me croyant froid, injuste et ingrat !... mais regardez-la donc !... c’est la beauté telle qu’on la rêve ! la vertu telle, qu’on l’imagine !... c’est un trésor que le ciel m’a donné, et dont je ne me séparerai jamais !... c’est mon bien ! mon bonheur ! mes seules amours !... c’est ma femme !...

MARGUERITE, dans ses bras.

Mon Albert !...

BONNARD.

Eh bien !... que signifie ?...

ALBERT, à demi-voix.

Vous saurez tout, Monsieur !

BONNARD, comme frappé d’une idée subite.

Attendez !... Je devine !... Cette calomnie... votre trouble... votre émotion... oui, vous avez pu croire... ah ! vous êtes un honnête homme !... Eh bien ! pas un mot du passé, en faveur de l’avenir !... Soyez mon neveu, et que le fils répare les fautes du père !

Il déchire les papiers qu’il tient.

ALBERT.

Ah ! Monsieur !...

MARGUERITE, à Albert.

Méchant !... c’était donc une épreuve ?

BONNARD.

Mais qui diable est donc cet ami que j’ai pris pour vous ?

 

 

Scène VIII

 

BONNARD, LA CHANOINESSE, BEAUSÉJOUR, ALBERT, MARGUERITE

 

LA CHANOINESSE.

Mon neveu, M. de Beauséjour veut absolument nous quitter.

BONNARD.

Beauséjour... ah !

Il va à lui.

BEAUSÉJOUR, à part.

Je suis pris !...

BONNARD.

Beauséjour... oui... c’est bien cela... c’est bien le nom que s’est donné Cad...

ALBERT, l’interrompant en souriant.

Arrêtez !... pas un mot du passé !... vous l’avez dit... que tout le monde soit content à l’avenir !

BEAUSÉJOUR, allant à lui.

Content ?...

ALBERT, bas à Beauséjour.

Mon ami !... on avait calomnié sa mère !

BONNARD.

Voilà donc les grands seigneurs d’à présent !... soit !... mais pourquoi être fat, dédaigneux, dissipateur ?...

BEAUSÉJOUR, bas à Bonnard, en allant à lui.

Bah !... tout cela n’est pas plus vrai que mon nom !... Je suis un bon enfant !... touchez là !

BONNARD.

Je le veux bien, Cadet...

BEAUSÉJOUR, l’arrêtant.

Oh !...

BONNARD.

Cadet Beauséjour.

MARGUERITE, à la chanoinesse.

Quel dommage que vous n’ayez pas voulu vous marier, ma tante !

LA CHANOINESSE.

Il paraît que décidément ils seront heureux !


[1] Les personnages sont placés en tête de chaque scène comme ils doivent l’être au théâtre ; le premier indiqué occupe la gauche du spectateur.

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