Juana (Virginie ANCELOT)

Sous-titre : le projet de vengeance

Comédie en deux actes, mêlée de chant.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 4 juillet 1838.

 

Personnages

 

JUANA, marquise de Montémar

MATHEA, sa cousine

LA COMTESSE DE VILLAMAYOR

DONA DOLORÈS, mère de Juana

EMMANUEL DE SILVA

PÉREZ

FERDINAND, prince royal

UN HUISSIER DU PALAIS

ANTONIO, domestique du palais

 

La scène est à Madrid, en 1806, le premier acte chez dona Dolorès, le second au palais.

 

 

À MADAME AGLAÉ DE CORDAY

 

J’aime à placer un nom qui m’est cher en tête de chacun de mes ouvrages, comme on attache un mot réveillant de doux ou brillants souvenirs à l’esquif qu’on abandonne aux chances incertaines de la mer.

Votre nom, ma chère Aglaé, rappelle pour moi une amitié déjà éprouvée par le temps, et pour tous, il rappelle les vers gracieux que nous aimerions pour eux-mêmes quand ils n’auraient pas le grand mérite de venir de ce que nous aimons.

Que cette petite comédie paraisse donc sous vos auspices : c’est lui donner du prix pour moi ; mon amitié, je l’espère, lui en donnera pour vous.

 

Virginie Angelot.

Paris, le 4 juillet 1838.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon simple. À gauche, une table avec tout ce qu’il faut pour écrire. À droite, une corbeille dans laquelle est un ouvrage de femme ; une guitare ornée d’un bouquet. Une petite table.

 

 

Scène première

 

EMMANUEL, endormi, MATHEA, en costume andalous, entrant en fredonnant un air de boléro

 

Au lever du rideau, Emmanuel est assis sur un canapé près de la table ; on voit qu’il s’est endormi en écrivant ; son sommeil est agité : il parle en dormant.

MATHEA, s’arrêtant étonnée.

Monsieur Emmanuel !... il dort !...

Elle s’est approchée de lui.

Pourquoi donc est-il là ?

Emmanuel prononce en dormant quelques mots inintelligibles.

Il parle en dormant !... Serait-ce mal d’écouler ?... Oh ! non !... Il est défendu d’écouter aux portes, d’écouter quand on parle bas ; mais les gens qui dorment ?... Si personne ne les écoutait, il y aurait des paroles perdues, et ma vieille tante Dolorès dit qu’il ne faut rien laisser perdre.

EMMANUEL, endormi.

La comtesse de Villamayor !...

MATHEA, qui a entendu, et cherchant à se souvenir.

La comtesse de Villamayor !... Ah ! cette grande dame si riche, qui dispose de tout à la cour !...

Elle vient sur le devant.

À qui va-t-il rêver, je vous le demande ?... Au lieu de penser à ma cousine Juana, qui l’aime tant !...

EMMANUEL, endormi.

Vous arriverez à tout, Emmanuel !

MATHEA, qui s’était rapprochée de lui, revient sur le devant.

Il aura peut-être été lui demander une belle place, afin d’épouser ma cousine ?... Ah ! ce serait bien !... Mais... j’ai des soupçons.

EMMANUEL, endormi et très agité.

Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire ?...

MATHEA.

Comme il est agité !... Ah ! voici ma cousine Juana !

 

 

Scène II

 

EMMANUEL, profondément endormi, JUANA, MATHEA

 

JUANA, allant sur la pointe des pieds près d’Emmanuel.

Il y est encore !... Emmanuel ! cher Emmanuel !

Air : Le trouble et la frayeur dont mon âme est atteinte, (Couplets d’Angèle, premier acte du Domino Noir.)

Il goûte du sommeil la douceur bienfaisante
Je puis le contempler sans trouble et sans effroi :
Peut-être à sa pensée un songe me présente ?
Il doit !... il dort !... et rêve de moi !
Oui, peut-être il rêve de moi.
À travailler ainsi passer la nuit entière !...
Mon noble fiancé, je veille auprès de toi ;
C’est moi que tu verras en rouvrant ta paupière :
Dors bien ! dors bien !... et rêve de moi !
Mon Emmanuel, rêve de moi !

Comme il est pâle et fatigué !...

MATHEA.

Je le crois bien !... les bals...

JUANA.

Les bals ?... lui !... es-tu folle ?... Je n’ai jamais pu parvenir à le faire retourner une seconde fois à Las Delicias, où je l’avais conduit. Comme il regardait tout cela dédaigneusement !... et pourtant les plus jolies personnes de Madrid, la danse, la musique...

MATHEA.

Oui ! mais c’étaient de jeunes filles comme nous, toutes simples !... Écoute.

Elle l’emmène sur le devant et continue d’un ton de confidence.

Hier, il y avait un bal magnifique... là-bas.

Elle indique du geste une fenêtre.

JUANA.

Au palais ?

MATHEA.

Oui, au palais !... et la belle comtesse de Villamayor en faisait les honneurs.

JUANA.

Qu’importe ?

MATHEA.

Je parie que M. Emmanuel y est allé avec M. Pérez, mon prétendu.

JUANA, riant.

Je te répète que tu deviens folle, Mathea !... Emmanuel au palais ? au bal de la cour ?... lui qui n’est rien ?... qui ne connaît personne ?... qui ne sort jamais ?... qui ne sait que travailler et...

MATHEA.

Et t’aimer, n’est-ce pas ?... Ah ! ma pauvre cousine ! si tu savais ?... Tiens, il faut que je te dise tout !... aussi bien, depuis trois jours, je ne sais pas comment je vis : j’ai là un secret qui m’étouffe.

JUANA, souriant.

Parle donc vite.

MATHEA, la regardant en face avec gravité.

Juana, ma cousine, par sainte Mathea, ma patronne, je t’assure que nos amoureux nous trompent.

JUANA, souriant et l’imitant.

Mathea, ma cousine, c’est toi qui pourrais bien te tromper.

MATHEA.

Oh ! je connais beaucoup mieux que toi les amoureux.

JUANA.

Chercher à me faire soupçonner Emmanuel...      

MATHEA.

Hier au soir, à dix heures, il est sorti de la maison.

JUANA.

Comment le sais-tu ?

MATHEA.

Je prenais le frais, ou plutôt je réfléchissais là, sur ce balcon, parce que, dit-on, la nuit porte conseil ; eh bien ! M. Emmanuel est sorti ; M. Pérez l’attendait, et ils ont descendu ensemble la rue d’Alcala, qui mène juste au palais.

JUANA, souriant.

Comme si elle ne menait que là ?

MATHEA, avec colère.

D’abord, je crois M. Pérez capable de tout.

JUANA.

Pourquoi donc ?

MATHEA.

Un homme qui doit m’épouser et qui passe des journées entières sans me dire un mot d’amour, sans voir que je suis jolie !... Cela n’est pas naturel.

JUANA, souriant.

Je suis de ton avis.

MATHEA.

Il y a trois mois que ma tante Dolorès, ta bonne mère, m’a fait venir d’Andalousie pour épouser, à Madrid, M. Pérez, qui est secrétaire au palais... moi, orpheline, élevée ici près de toi, et qui m’ennuyais à mourir dans le couvent où l’on me tenait enfermée depuis trois ans ; j’accepte le mari, quoiqu’il ne soit pas beau, je me mets à l’aimer... un peu, quoiqu’il ne soit guère aimable ; mais c’était pour toi...

JUANA, souriant.

Et aussi pour être madame Pérez, la femme d’un secrétaire, habiter Madrid, et ne plus rester au couvent.

MATHEA.

Les deux premiers mois, passe encore !... Il était empressé !... mais maintenant !... il semble qu’il oublie notre mariage ; c’est toujours M. Emmanuel qu’il cherche ; ils ont toujours des secrets à se dire, et c’est mauvais signe de les voir ainsi se cacher de nous.

JUANA.

Tu sais bien que M. Pérez est naturellement mystérieux ; il croit qu’on n’arrive qu’avec des finesses, et tu vas lui prouver qu’il a raison, car tu le cherches depuis qu’il semble se cacher, et tu t’occupes de lui d’autant plus qu’il s’occupe moins de toi.

MATHEA.

Moi, je n’aime que la franchise, et je lui disais hier encore que vouloir attraper les autres est une bonne raison d’être attrapé par eux ; car je lui dis ses vérités : je ne suis pas comme toi, qui adores en silence le divin Emmanuel, qui le regardes avec admiration, trouvant superbe tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, et ne pouvant croire qu’il ait jamais le moindre tort.

JUANA, jetant des regards passionnés sur Emmanuel endormi.

Ah !... conviens qu’Emmanuel est le plus noble et le meilleur des hommes !...

Tous les cœurs doivent lui céder,
Le mien l’épreuve en sa présence.
Son seul regard sait commander
Et l’auteur et l’obéissance.

MATHEA.

Tais-toi donc !... À l’objet chéri
Faire voir à quel point on l’aime,
C’est gâter d’avance un mari
Qui se gâtera bien lui-même.

Aussi, c’est ta faute si depuis quelque temps il a des distractions, et si...

EMMANUEL, faisant un mouvement en dormant.

Juana !...

JUANA.

Mon nom !...

Elles s’approchent toutes deux, Juana met sa main sur la bouche de Mathea.

EMMANUEL, très agité et s’éveillant à la fin de sa phrase.

Juana, c’est toi que j’aime... toi seule es digne de mon amour... nous séparer... non, non, jamais !...

JUANA, tombant à genoux près de lui.

Emmanuel !...

EMMANUEL, la reconnaissant, la relevant et la pressant dans ses bras avec agitation.

C’est elle !... c’est mon ange protecteur !... Ah ! jamais !... jamais !...

JUANA.

Oui, jamais Juana n’aimera qu’Emmanuel !

MATHEA, à part.

Les voilà qui m’attendrissent !... Si seulement M. Pérez...

EMMANUEL, avec passion.

Ce serment, répétons-le !... qu’il nous engage devant le ciel et les hommes.

JUANA.

Nos cœurs l’ont l’ait depuis longtemps.

EMMANUEL, toujours un peu agité et comme voulant chasser une autre idée.

Depuis le jour où le désespoir avait brisé mon âme, où sans appui, sans fortune, sans ressources, j’allais mettre fin à des jours trop malheureux.

JUANA.

Oh ! quel affreux souvenir !

EMMANUEL.

Le modeste asile où vous viviez paisible s’ouvrit alors à la misère.

JUANA.

Au bonheur, puisque vous vîntes l’habiter.

EMMANUEL.

Vous seule avez calmé, Juana, l’agitation de ma fièvre ambitieuse ; la paix entra dans mon cœur ?

JUANA.

Et l’amour dans le mien.

EMMANUEL.

Oh ! oui ! dites que vous m’aimez, Juana.

JUANA.

Pour moi, depuis un an, il n’existe au monde qu’Emmanuel !

EMMANUEL, la pressant contre son cœur.

Bonne ! bien bonne amie !

MATHEA, à part.

C’est pourtant joli de s’aimer !... et si M. Pérez... ah ! le voilà justement !

 

 

Scène III

 

PÉREZ, EMMANUEL, JUANA, MATHEA

 

PÉREZ, à lui-même et mécontent, dans le fond.

Il n’est pas seul !...

Il s’avance et salue.

Bonjour, mes belles demoiselles !... toujours charmantes !...

MATHEA, à part.

Allons, ça ne commence pas mal.

PÉREZ, bas à Emmanuel.

Il faut que je vous parle.

EMMANUEL, bas.

Plus tard.

PÉREZ, de même.

Non, à l’instant...

EMMANUEL, de même.

Impossible.

MATHEA, à demi-voix, à Juana.

Tiens, regarder... déjà des secrets !

JUANA, de même.

Des affaires peut-être...

PÉREZ, bas à Emmanuel.

La comtesse vous attend.

EMMANUEL, de même, et souriant.

Elle attendra.

PÉREZ, bas et avec stupéfaction.

Elle ? êtes-vous fou ? cette lettre...

Il la tire mystérieusement de sa poche.

MATHEA.

Qu’avez-vous donc à dire ainsi...

Pérez renfonce la lettre dans sa poche.

tout bas ?

PÉREZ.

Ne faut-il pas dire ses secrets tout haut ? Prudence est mère de sûreté ! Mais cette fois, ce n’est rien.

MATHEA.

C’est-à-dire quelque chose, et quelque chose d’important, car M. Emmanuel a eu l’air tout troublé.

JUANA, s’approchant d’Emmanuel.

Mon ami, auriez-vous quelque inquiétude, quelque chagrin !

EMMANUEL.

Aucun !

MATHEA, à Juana, et la tirant à part.

Il faut le forcer à le dire tout.

PÉREZ, profitant du mouvement de Mathea et tendant la lettre à Emmanuel avec mystère.

De la comtesse !

MATHEA, se plaçant entre les deux hommes et saisissant la lettre.

Une lettre ! tiens, Juana !

Elle la lui donne.

JUANA, d’un ton de reproche.

Ah ! Mathea !

Elle remet la lettre à Emmanuel.

MATHEA.

Oh ! tu ne regardes seulement pas l’écriture ! Mais quelles belles armes sur le cachet !

PÉREZ.

Cela vient de la cour, et pour affaires.

MATHEA, reprenant sa place.

De la cour ? Là ! voilà maintenant que vous devenez intrigant, comme le disait hier le vieil alcade, votre ami, à qui vous ne parlez plus, depuis qu’il a perdu sa place.

PÉREZ.

Bah ! les maladroits appellent intrigants tous ceux qui réussissent.

JUANA, à Emmanuel, qui a mis la lettre dans sa poche.

S’il s’agit d’affaires, il faut lire tout de suite.

MATHEA.

Et nous n’avons pas le droit d’y rien voir. Mais M. Emmanuel... des affaires...

Elle rit.

EMMANUEL, avec amertume et ironie.

Il est trop obscur et trop pauvre pour avoir le droit d’être utile à son pays, n’est-ce pas ?

JUANA.

Oh ! elle ne veut pas dire cela, et un jour vos talents...

EMMANUEL.

Des talents ! il faut partir de haut pour arriver loin, ou bien, avant qu’on puisse les mettre en lumière, ces talents, on meurt à la peine.

JUANA.

Encore ces plaintes amères ! encore ces regrets et ces idées pénibles !

MATHEA.

Il est ambitieux ! Mais, tiens, cela vaut mieux encore que d’être infidèle.

EMMANUEL, faisant un mouvement, à part.

Infidèle !

JUANA.

Voici ma bonne mère.

Les deux femmes vont au-devant de Dolorès, qui entre et les baise au front.

 

 

Scène IV

 

PÉREZ, EMMANUEL, JUANA, DOLORÈS, MATHEA

 

DOLORÈS.

Bonjour, mes enfants.

PÉREZ, à Emmanuel.

Eh bien ?

EMMANUEL, bas.

Pérez, je dois épouser Juana.

PÉREZ, faisant un mouvement.

Vous !

EMMANUEL, bas.

Suis-moi, tu sauras tout.

MATHEA, à Dolorès.

Déjà sortie ?

DOLORÈS.

Je viens de l’église de San Martin, prier pour votre bonheur à tous, demander que le ciel bénisse cette journée qui doit être décisive pour toi, ma Juana.

JUANA.

Comment ?

DOLORÈS.

Oui, je veux te parler, ma fille.

EMMANUEL.

Je rentre dans ma chambre.

PÉREZ.

J’ai quelques mots à vous dire, monsieur Emmanuel, et je reviendrai présenter mes hommages à ces dames si elles me le permettent.

MATHEA.

Moi, je vais m’amuser sur le balcon à regarder les beaux équipages qui viennent du palais pour aller au Prado.

Elle passe sur une fenêtre de côté où se trouve un balcon ; Emmanuel et Pérez sortent de l’autre côté à gauche.

 

 

Scène V

 

JUANA, DOLORÈS

 

Dolorès s’assied dans un grand fauteuil ; Juana se place sur un petit siège près d’elle, penchée vers sa mère et toute caressante.

DOLORÈS.

Juana, le moment est venu de songer à ton sort ; moi, ta pauvre mère, qui te reste seule au monde, je vieillis : il te faut donc un protecteur pour l’avenir.

JUANA, gaiement.

Non pas, mais un entant de plus pour vous aimer à présent.

DOLORÈS, étonnée.

Ah ! tu devines qu’il est question de mariage ? Eh bien ! écoute : une grande fortune, un rang élevé, un noble nom te sont offerts.

JUANA, riant.

Vous riez, bonne mère ?

DOLORÈS, lui remettant une lettre.

Non. Tiens, lis.

JUANA, jetant les yeux sur la lettre et allant à la signature.

Le marquis de Montémar !

DOLORÈS.

Il n’est plus jeune, tu le sais ; il vit retiré dans sa terre de Castel Franco ; jadis ton pauvre père, mon cher Philippe, est mort à ses côtés en lui sauvant la vie : c’est lui qui me fit avoir cette pension considérable qui nous donne l’aisance, mais qui finira avec moi.

JUANA.

Je sais tout cela.

DOLORÈS.

Mais tu sembles avoir oublié que le moment est venu où nous allons tous les ans passer quelques jours à la terre de ce vieil ami.

JUANA.

Partir ? cette année, c’est impossible.

DOLORÈS.

Sa voiture est arrivée pour nous chercher comme à l’ordinaire, et maintenant il faut que je te dise qu’il vent s’acquitter tout à fait envers notre famille en te procurant un sort digne de tes vertus et de ta beauté : que Dieu le récompense et toi aussi, en lui donnant ton cœur !

JUANA.

Puis-je donner ce qui n’est plus à moi ?

DOLORÈS.

Que dis-tu ?

JUANA.

Je ne reviens pas de ma surprise, ma mère ! Est-ce qu’Emmanuel n’est pas là depuis un an ?

DOLORÈS.

Emmanuel !

JUANA.

Vous me permettiez de le voir tous les jours, n’était-ce pas pour me permettre de l’aimer ?

DOLORÈS.

Comment ?

JUANA.

Hier encore, vous disiez : Juana, tu vas être heureuse ! Cela ne voulait-il pas dire : Tu vas être sa femme ?

DOLORÈS.

Sa femme ! à lui, qui n’a rien ?

JUANA.

Qu’importe ?

DOLORÈS.

À qui j’ai offert un asile lorsque son vieux père, don Balthazar de Sylva, est venu à mourir !

JUANA, lui prenant les mains.

Comme vous êtes bonne !

DOLORÈS.

Don Balthazar était l’ami de Philippe, qui me disait à son lit de mort : Que va devenir Emmanuel ?

JUANA.

Et Emmanuel, seul et découragé, voulait mourir aussi ; nous le sauvâmes de son désespoir ; il vous aime comme une mère.

DOLORÈS.

Et je lui en tiendrai lieu jusqu’à ce que ses talents lui aient procuré un sort heureux et indépendant ; car il a des talents et l’envie de parvenir. Il arrivera.

JUANA.

N’est-ce pas, ma mère ?

DOLORÈS.

Mais il faut du temps, et jusqu’à présent, sans Pérez, qui lui apporte du palais je ne sais quel travail d’écriture, il n’aurait aucune ressource : il a refusé de petites places.

JUANA.

Il dit que les accepter serait s’ôter les moyens d’en avoir de grandes.

DOLORÈS.

C’est possible.

JUANA.

Son sort changera.

DOLORÈS.

En attendant, Juana, cet amour de jeune fille est une folie qu’il faut oublier, car, mon consentement, tu ne l’auras ja...

JUANA, lui mettant la main sur la bouche, et d’un ton caressant.

N’achevez pas ! Et puisque nous ne sommes pas d’accord aujourd’hui, au lieu de me gronder, bonne mère, parlez-moi d’autrefois. Vous savez ? quand vous aimiez tant la danse !

DOLORÈS, se radoucissant.

Que vas-tu chercher la ?

JUANA, souriant.

Et que le beau Philippe... car vous m’avez dit qu’on appelait ainsi le bel officier don Philippe de Gasco, mon noble père !

DOLORÈS, riant, et lui donnant sur la joue une petite tape.

Tais-toi donc, enfant !

JUANA.

Il vous aimait ; il avait refusé pour vous un grand mariage.

DOLORÈS.

Ah ! c’est vrai ! une riche veuve qui voulait faire sa fortune ! et cela pour m’épouser, moi qui ne lui apportais en dot que de l’amour.

JUANA.

Et du bonheur ! c’est bien quelque chose.

DOLORÈS.

Oui, nous fûmes heureux.

JUANA.

Pourtant, des privations...

DOLORÈS.

Nous ne les sentions pas ! Toujours ensemble jusqu’à ce triste moment...

Elle s’attendrit.

un moment affreux, Juana ! On le rapporta blessé, mourant ; car, depuis longtemps déjà, le sol de notre pauvre patrie montre souvent des scènes sanglantes.

JUANA.

Ah ! vous voyez donc bien qu’il faut aussi parfois y montrer un peu de bonheur ! Ma mère, Emmanuel est beau comme était mon père ; il m’aime comme mon père vous aimait ; laissez donc votre enfant être heureuse comme vous l’avez été.

DOLORÈS.

Là ! là ! voilà où elle en voulait venir, la petite flatteuse !

JUANA, l’embrassant.

Oui, vous souriez. Ah ! votre consentement, vous l’accordez ! et je suis la plus heureuse des filles !

Elle court vers la chambre d’Emmanuel et l’appelle.

Emmanuel ! Emmanuel ! venez !

 

 

Scène VI

 

JUANA, DOLORÈS, EMMANUEL

 

EMMANUEL, entrant.

Me voici.

JUANA.

Venez remercier ma bonne mère ! elle consent à notre mariage.

EMMANUEL, contraint.

Est-il vrai ?

DOLORÈS.

Mais je n’ai pas dit cela ! il faudra voir, attendre ; tu n’as, Juana, d’autre héritage que cette modeste maison.

JUANA.

Cette maison ! vous y fûtes heureuse, ma mère ; cette maison ! elle a vu ma joyeuse enfance ! Depuis un an, il l’habite avec nous... Ah ! elle vaut mieux qu’un palais !

Elle prend Emmanuel par la main, se place avec lui au milieu du théâtre, devant la fenêtre.

Voyez plutôt celui-ci qui termine la rue de l’Arsenal ! un ministre puissant l’habite, mais il a six fois changé de maître, ce palais, pendant que je grandissais dans notre paisible demeure ! mais il a vu des troubles, du bruit, des scènes cruelles. Un jour, mon père y alla, mon père qui était si heureux ici, il alla dans ce palais que le peuple attaquait, c’était son devoir, à lui ! Emmanuel, il en revint sanglant, il en revint pour mourir ! Dans la modeste maison, il avait trouvé le bonheur, il trouva la mort dans le palais.

EMMANUEL, vivement.

Ah ! il faut donc qu’il change encore une fois de maître, puisque le ministre qui l’habite ne sait pas y faire régner la paix.

JUANA, étonnée.

Ô ciel ! que dites-vous ?

EMMANUEL.

Rien, ma Juana, mon amie, ma bien-aimée !

JUANA.

Oh ! n’est-ce pas ?

Air : Vaudeville de Préville et Taconnet.

Un toit modeste à l’abri du malheur,
De simples vœux, des plaisirs qu’on partage,
Des cœurs amis qui cherchent notre cœur !...
C’est offenser le ciel que vouloir davantage.
Un fol espoir nous paiera-t-il demain
Ce qu’aujourd’hui sa promesse nous coûte ?
Quand le bonheur est au bout du chemin,
Il est cruel de se tromper de route.

DOLORÈS, à part.

Elle a une manière de dire les choses qui vous entraîne malgré vous, cette chère enfant ! qu’elle soit heureuse !

 

 

Scène VII

 

JUANA, DOLORÈS, EMMANUEL, MATHEA, puis PÉREZ

 

MATHEA, sur le balcon et criant.

Ô mon Dieu ! il va arriver un malheur !

Elle se tourne vers la scène.

Mais viens donc, Juana ! ma tante, venez donc !

Les deux femmes s’approchent de la fenêtre ainsi qu’Emmanuel.

Les magnifiques chevaux andalous ! ah ! ils sont effrayés par une bande de picadores ivres qui agitent leurs drapeaux... ils prennent le mors aux dents !

Ensemble.

MATHEA.

Air : Finale du deuxième acte de l’Ange gardien.

Viens, Juana, venez, ma tante :
Les chevaux ont pris l’épouvante,
Le cocher ne peut les dompter ;
Ne va-t-on pas les arrêter ?

JUANA et DOLORÈS, qui sont allées au balcon.

Les chevaux ont pris l’épouvante,
Nul défenseur ne se présente,
Le cocher ne peut les dompter,
Ne va-t-on pas les arrêter ?

EMMANUEL, regardant aussi au balcon.

Les chevaux ont pris l’épouvante.
Nul défenseur ne se présente,
Le cocher ne peut les dompter,
Il faut, il faut les arrêter.

Il sort vivement par le fond ; Pérez est arrivé par la porte de gauche.

JUANA.

Regardez !... tout le monde court.

MATHEA.

C’est un carrosse de la cour.

JUANA.

Quel danger ! cruelles alarmes !...
Regardez !

TOUS.

Regardons !

MATHEA.

Je reconnais les armes.

JUANA.

Ah ! le cocher est renversé,

Et contre la maison le carrosse est brisé.

TOUS.

Courons ! courons !
Nous les protégerons !

JUANA, jetant encore un regard vers le balcon.

Je frémis !... Emmanuel !... mon Dieu ! quelle imprudence !
Vers les chevaux le voila qui s’élance !

Ensemble.

MATHEA, JUANA, DOLORÈS.

Quittons, quittons cette fenêtre !
Et là-bas portons des secours !
De ceux qui sont blessés peut-être
Nos soins pourront sauver les jours.

PÉREZ.

Quittez, quittez cette fenêtre.
Et là-bas portez des secours !
De ceux qui sont blessés peut-être
Vos soins pourront sauver les jours.

Les trois femmes sortent vivement par le fond.

 

 

Scène VIII

 

PÉREZ, seul

 

On n’a pas besoin de moi.

Il s’assied.

Pérez, mon ami, je suis content de vous, vous savez résister à la fougue de vos passions. Au lieu de ne consulter que votre courage en risquant de vous faire casser bras et jambes pour arrêter des chevaux furieux, vous restez tranquille sur cette chaise ! c’est bien, très bien, Pérez ! De même, au lieu de vous laisser prendre aux beaux yeux de cette petite Mathea, qui vous remuait tant le cœur, mais qui n’a que vingt mille réaux, et d’être déjà marié comme un sot, vous vous éloignez prudemment ; vous la fâcherez, elle s’impatientera, renoncera à vous, et vous voilà libre. Alors, votre ami Emmanuel, car il est votre ami, et c’est une chose bien agréable que l’amitié, votre ami, dis-je, vous donne une belle place ; vous épousez la nièce du corrégidor, qui a soixante mille réaux, et vous voilà riche et grand seigneur, comme va le devenir Emmanuel !

Il regarde autour de lui avec crainte et inquiétude.

Chut ! si l’on savait qu’une jeune veuve charmante, la brillante comtesse de Villamayor, la favorite du prince, protège...

Souriant.

oui, protège Emmanuel, qu’il est ébloui, subjugué, entraîné, et prêt à rompre les liens qui l’attachaient ici ! mais il hésite encore à s’éloigner de Juana... il le faut cependant : en restant dans cette maison, il risque tout, et c’en est fait de ma fortune ! s’exposer à me ruiner ! l’imprudent ! ce qu’il m’a fallu de ruses et d’adresse depuis un mois est incroyable, mais j’espère le décider aujourd’hui et je touche au terme de nos inquiétudes. Ah ! ils reviennent.

 

 

Scène IX

 

PÉREZ, EMMANUEL, JUANA et UN DOMESTIQUE, apportant la COMTESSE DE VILLAMAYOR, évanouie

 

JUANA.

Ici !

On la place sur un canapé.

PÉREZ, à part, sur le devant à droite, avec surprise et effroi.

Ce n’est pas possible, mes yeux me trompent... la comtesse ici, et Juana ! Ô mon Dieu, Emmanuel entre elles deux : tout est perdu.

JUANA.

Elle est sans connaissance... la frayeur... car elle n’est pas blessée.

EMMANUEL.

Elle ne peut ; revenir à elle.

PÉREZ, à part.

Ô mon patron, vous qui tenez les clés pour entrer en Paradis, donnez-m’en une pour sortir d’embarras.

EMMANUEL.

Que faire ?

JUANA.

Un peu d’eau.

PÉREZ.

Ce qu’il y aurait de mieux à faire, ce serait de la reporter dans sa voiture ; M. Emmanuel l’accompagnerait chez elle, où elle recevrait des soins.

JUANA.

Oh ! dans cet état ! d’ailleurs, la voiture est brisée, le cocher est tellement blessé que ma mère et Mathea sont à le secourir en attendant le médecin.

PÉREZ, vivement.

Le médecin ? oui, c’est cela... si vous descendiez, mademoiselle Juana, pour l’amener ?

EMMANUEL.

Pérez a raison.

JUANA.

Mais elle n’est pas blessée, et si seulement j’avais le flacon...

Elle cherche sur la table à droite.

PÉREZ, qui s’est placé entre Emmanuel et Juana, bas à Emmanuel.

Il faut éloigner Juana.

EMMANUEL, bas à Pérez.

La comtesse se ranime.

PÉREZ, bas.

Si Juana reste, vous êtes perdu.

JUANA.

Impossible de trouver...

Se rapprochant.

Mais je crois qu’elle reprend ses couleurs.

PÉREZ, se plaçant de manière à l’empêcher de voir la comtesse.

Au contraire ! elle est plus évanouie que jamais... Et votre mère doit l’avoir, ce flacon.

JUANA.

Est-il nécessaire maintenant ?

EMMANUEL, bas à Pérez.

Elle revient à elle. 

PÉREZ, à Juana, vivement.

Elle se meurt !

Lui prenant la main.

Venez, venez avec moi chercher du secours.

JUANA, entraînée par Pérez.

Ô ciel ! allons !

Ils sortent vivement.

 

 

Scène X

 

LA COMTESSE, EMMANUEL

 

LA COMTESSE.

Où suis-je ? ah ! Emmanuel !

Elle regarde autour d’elle.

Seule avec lui ! ô mon ange, vous m’avez donc sauvée ! je vous dois la vie !

EMMANUEL, un peu embarrassé.

Inès ! ma belle Inès !

LA COMTESSE.

Je vous devais plus déjà, le bonheur... mais quelle est cette demeure ?

EMMANUEL.

La mienne.

LA COMTESSE, se levant et souriant.

Ces chevaux emportés avaient-ils donc l’instinct qu’ils m’entraînaient près de vous ? n’est-ce pas là qu’il faut que soit Inès pour vivre ou pour mourir ?

EMMANUEL.

Oh ! ce modeste asile n’est pas fait pour vous.

LA COMTESSE, d’un ton de reproche.

Comment ?

EMMANUEL.

Veuillez me permettre de vous reconduire au palais.

LA COMTESSE, sans l’écouter, regardant et parcourant lentement la chambre.

Laissez-moi donc regarder ce qui vous entoure !... Vous ne savez pas ce qu’il y a de bonheur à voir les lieux habités par ce qu’on aime, à reposer les yeux sur ce qui frappe les siens, à contempler la chambre où il vit, pense et rêve, le siège où il s’assied, la table où il travaille !... à se dire : Là, il eut des heures de joie, des moments de chagrin peut-être !...

Air : En amour comme en amitié.

Le cœur surprend ses vœux et ses projets,
Partout sa pensée est suivie ;
À chaque pas, les plus simples objets
Retracent à nos yeux chaque instant de sa vie :
À tout son sort on est associé,
Et d’un passé plein de joie ou de peine
À l’avenir on rattache la chaîne !...
On vit deux fois quand on vit de moitié.

Elle a tout examiné et se trouve près de la table où il y a un filet dans un petit panier à ouvrage. Vivement.

Mais... un ouvrage de femme !

EMMANUEL, à part.

Ciel ! l’ouvrage de Juana !...

 

 

Scène XI

 

EMMAMEL, PÉREZ, LA COMIESSE

 

PÉREZ.

Ah ! madame la comtesse est remise !...

Il voit ce qu’elle tient, et fait un mouvement.

LA COMTESSE.

Monsieur Pérez ici !...

PÉREZ.

Qui apportait ce flacon.

LA COMTESSE, inquiète, mais se contraignant.

C’est inutile ! Mais qui donc vit ici avec vous, monsieur Emmanuel ?

PÉREZ, vivement.

Sa famille... une vieille tante, bien vieille... Dona Dolorès de Gasco.

LA COMTESSE.

Ah !...

Elle laisse retomber le filet dans la corbeille et elle voit un bouquet de fleurs attaché à une guitare.

Quel joli bouquet !...

Avec ironie.

Est-ce la vieille tante aussi qui joue de cette guitare ornée de fleurs ?

PÉREZ, à part.

Ça va mal !... Quelle ruse employer !

EMMANUEL, vivement et allant près d’elle.

Ah ! Madame, vous le savez, Emmanuel de Sylva n’avait reçu de son père qu’un noble nom pour héritage, et vingt fois j’ai voulu vous apprendre...

LA COMTESSE.

Quoi donc ?

PÉREZ, à part.

Que va-t-il dire ?

EMMANUEL.

Un passé malheureux.

LA COMTESSE.

Ce passé, m’avez-vous dit, vous avait laissé pauvre et libre : j’ai repoussé tout autre aveu ; effacer jusqu’au souvenir du malheur était mon désir...

Gracieuse.

mon droit, Emmanuel.

EMMANUEL, avec passion, lui prenant la main.

Oh ! comment ne pas adorer cette angélique bonté ? comment ne pas céder à cette puissance invincible !... Qui donc aurait pu y résister ?

JUANA, en dehors.

Bien ! moi, je vais m’informer de cette dame.

EMMANUEL, à part.

Juana !

LA COMTESSE.

Quelle voix !

PÉREZ, à part.

Il faut le sauver.

 

 

Scène XII

 

PÉREZ, LA COMTESSE, JUANA, EMMANUEL

 

LA CONTESSE, allant à Pérez.

Quelle est cette charmante personne.

PÉREZ, à demi-voix à la comtesse, d’un côté du théâtre, pendant qu’Emmanuel va parler à Juana.

Mademoiselle Juana, la sœur d’Emmanuel, qui vit ici avec lui et sa tante.

LA COMTESSE, comme soulagée.

Ah !... sa sœur !... Pourquoi donc l’embarras de M. de Sylva ?...

PÉREZ, à demi-voix.

Leur peu de fortune, cette modeste demeure, révoltent et blessent sa fierté : il craint que cela ne vous déplaise.

LA CONTESSE.

Il me connaît mal !...

JUANA, s’approchant.

Madame est tout à fait bien ?...

LA COMTESSE, très affectueuse.

Oui, Mademoiselle, et je bénis l’accident qui m’a fait entrer dans cette demeure ; qu’il soit un jour de joie, le jour où commence notre amitié par la reconnaissance.

EMMANUEL, à part et étonné de son changement de ton.

Quel changement !

JUANA.

Il y a bien de la bonté, Madame, à mettre tant de prix à un si faible service.

LA COMTESSE, à Juana.

Quelle charmante personne !... je sens mon cœur tout porté à un sentiment qu’elle voudra bien, j’espère, ne pas repousser.

On entend un grand bruit au dehors.

Qu’est-ce donc ?...

 

 

Scène XIII

 

PÉREZ, JUANA, LA COMTESSE, DOLORÈS, EMMANUEL, MATHEA, DEUX PAGES au fond

 

DOLORÈS, accourant.

Un page de Son Altesse royale l’infant.

MATHEA, arrivant.

Bien plus !... le prince Ferdinand lui-même.

PÉREZ, effaré.

Le prince !... En voilà bien d’une autre !...

EMMANUEL, à part.

Ô ciel !

LE PRINCE, saluant tout le monde et allant à la comtesse.

En revenant du Prado, Madame, je vois votre voiture brisée, j’apprends l’accident...

LA COMTESSE.

Rien, Monseigneur, rien !... je suis remise de ma frayeur, car je n’ai eu à souffrir que cela, et je dois beaucoup à cette charmante famille.

LE PRINCE, regardant Juana.

En effet !... Ah ! Emmanuel ici !...

Dolorès, Juana et Mathea sont stupéfaites.

JUANA, à part.

Le prince connaît Emmanuel !...

LA COMTESSE.

Nous sommes chez lui, prince.

JUANA, à part.

Elle connaît aussi Emmanuel.

LE PRINCE, à la comtesse.

Cette famille est donc la vôtre ?...

Étonnement général qui se peint sur les physionomies.

JUANA, à la comtesse.

Que dit-il ?

LA COMTESSE, bas à Juana.

Silence !... vous saurez tout.

LE PRINCE.

Je ne dois plus m’étonner que la beauté soit un des avantages de cette famille ; mais je veux dire à tous l’intérêt que je prends à Emmanuel ; cet intérêt, il est vrai, m’a toujours semblé un pressentiment des services que j’attends de lui, et je crois qu’il ne se passera pas longtemps avant qu’il soit en position d’en rendre d’importants au roi et à l’Espagne.

JUANA, à part.

Qu’entends-je ?...

LE PRINCE, à la comtesse.

Madame la comtesse, ma voiture va vous ramener au palais... Emmanuel, suivez-nous.

LA COMTESSE, passant près de Juana, bas.

Je vais revenir, attendez-moi, tout vous sera révélé.

Haut.

Je remercie le ciel le ciel qui m’a conduite au milieu de vous.

À Dolorès.

J’ai l’honneur de vous saluer, Madame.

Au prince.

Votre Altesse royale, à qui j’ai déjà fait connaître depuis quelque temps les talents de don Emmanuel de Sylva, me devra bien quelque chose encore pour lui avoir fait admirer la beauté de sa sœur.

Cette phrase a été prononcée au moment où ils étaient contre la porte du fond, mais Juana, qui est très attentive, l’a entendue.

JUANA, à part.

Sa sœur !...

La comtesse, le prince et Emmanuel sont sortis.

 

 

Scène XIV

 

JUANA, seule

 

Sa sœur !... elle me croit sa sœur !... Elle connaît Emmanuel depuis longtemps, et il ne m’a jamais parlé d’elle !...

Dans la rêverie distraite où elle est plongée, elle n’a pas vu sortir Pérez.

Quel est ce mystère ? monsieur Perez !... Il est parti aussi... lui qui seul aurait pu m’expliquer tout !...

Avec explosion.

Ah ! cette femme... elle aime Emmanuel !... je l’ai deviné rien qu’à l’accent avec lequel elle prononçait son nom !... Et lui ?... il a dit que j’étais sa sœur !... pour lui cacher nos amours !... Mais comment l’a-t-il connue ? où se sont-ils vus ?... Quand Mathea disait qu’il s’absentait le soir, la nuit, je ne voulais pas le croire !... c’était donc vrai pourtant ?... Et quand j’étais tranquille et confiante en sa foi, il était près dune autre à lui parler d’amour !... Mais non, non, cela n’est pas, cela ne peut pas être !... ce mystère s’éclaircira, il se justifiera !... il faut tout savoir... par elle... qui me croit sa sœur !.. qui m’avouera tout à ce titre !... Une voiture ! déjà, oui, c’est elle, c’est la comtesse... Mon Dieu, soutenez-moi, soutenez moi... Point de lâche faiblesse !... S’il m’a trompée, qu’elle ne voie pas une larme, pas un regret !... qu’elle ne s’en pare point à ses yeux ! qu’ils ne s’en réjouissent pas ensemble !... Juana, ton cœur est noble et pur ; qu’il soit, s’il le faut, fier et courageux comme ceux des divines Espagnoles dont tu descends !

 

 

Scène XV

 

JUANA, LACOMTESSE

 

JUANA, à elle-même.

La voilà !... Oh ! tâchons de commander à mon agitation !

LA COMTESSE, arrivant en scène.

À peine le prince m’a-t-il quittée que je reviens vous parler, Juana, car je vous dois l’explication de ce qui sans doute vous a paru étrange.

JUANA.

Mon impatience n’est pas moins grande que la vôtre, Madame.

LA COMTESSE.

Oh ! ne vous inquiétez pas, c’est une amie que je viens chercher.

JUANA, avec contrainte.

Madame la comtesse...

LA COMTESSE.

Depuis un mois, je suis forcée de cacher la pensée qui occupe ma vie, et la sœur de M. de Sylva est peut-être la seule personne à qui je puisse oser la dire, si mon trouble...

JUANA, à part.

Je tremble !

LA COMTESSE.

Je veux m’expliquer avec franchise, et pourtant malgré moi j’hésite.

JUANA.

Pourquoi cet embarras ? ne sais-je pas déjà que vous venez me parler d’Emmanuel ?

LA CONTESSE.

De votre frère.

JUANA, faisant un mouvement.

Oui, de mon frère !

À part.

Du courage !

LA CONTESSE.

Ses talents et son caractère...

JUANA.

Mais comment Emmanuel vous fut-il connu, Madame ?... notre vie si retirée... la votre si brillante...

LA CONTESSE.

Je veux que vous sachiez tout... J’aime parfois à la quitter, cette vie d’apparat où tout est convenu d’avance, et à jeter quelque chose d’imprévu dans sa monotonie. Un des beaux soirs du printemps dernier, il y avait grande fête au palais, et je ne sais quelle folle préoccupation attristait ma pensée ; je voulus échapper un moment au bal en sortant des salons, et je m’enfonçai dans le parc... rêvant et marchant au hasard, au bruit lointain de la fête ; ces mots attireront bientôt mon attention : « Ma vie obscure et pauvre se passera-t-elle toujours dans la retraite ? ne verrai-je donc jamais ces splendeurs royales ? » Mes yeux se porteront alors sur un jeune homme dont la voix semblait oppressée par le regret.

JUANA, à part.

Ah ! j’avais surpris déjà ce désir insensé.

LA CONTESSE.

Qui êtes-vous ? m’écriai-je, votre nom ? votre rang ?... Emmanuel de Sylva, dont le cœur est aussi noble que le nom, répondit votre frère... Venez donc, lui dis-je. Il prit sans hésiter la main que je lui tendais, et tous deux nous marchâmes vers le palais. Il voulut parler, je ne lui laissai pas le temps d’exprimer sa crainte ou sa surprise, et rejetant dans le premier salon la mantille qui couvrait ma brillante parure, je rentrai dans le bal éblouissant de lumières, d’or et de diamants, et je présentai Emmanuel de Sylva à tous les grands d’Espagne qui peuplaient la tête donnée par le jeune prince.

JUANA.

Oh ! quelle dut être sa surprise !

LA CONTESSE.

Alors mes yeux s’attachèrent sur lui, pour m’amuser de son étonnement et rire de son embarras, car j’avais voulu seulement plaisanter ; mais, simple, calme et gracieux, rien ne semblait le troubler ; sa belle figure et ses nobles manières dominaient l’assemblée ; il connaissait tous les grands par leurs noms, leurs familles et leurs actions ; ses paroles les charmaient : les femmes attentives cherchaient déjà ses regards ; on s’empressait, on l’admirait, et tout, jusqu’à mon cœur, sentait la supériorité qui le plaçait au-dessus des autres.

JUANA, avec exaltation.

Ah ! je ne m’étais pas trompée !

LA COMTESSE.

En vain l’on m’entraîner au milieu des vifs boléros et de la gaieté bruyante, rien ne put me distraire ; mes yeux rencontraient sans cesse ceux d’Emmanuel, et malgré tout ce qui nous entourait l’un et l’autre, un lien mystérieux unissait déjà nos pensées ; il était là par moi, et je n’y étais plus que pour lui.

JUANA, à part, avec angoisse.

Ô mon Dieu !

LA COMTESSE, avec un peu d’embarras.

Cependant, je ne lui parlai plus durant toute la fête, mais quand je m’éloignai, il se précipita sur mes pas : « Madame, me dit-il avec cette voix qui trouble et qui commande, Madame, si la fête qui m’ouvrit ce palais, si les regards qui s’attachèrent sur moi avec un éclat si doux, ne devaient plus m’apparaître, savez-vous qu’à ce jeu elle aurait joué toute ma vie ? »

JUANA, douloureusement.

Il a dit cela ?

LA COMTESSE.

Et moi, qui tremblais qu’on ne vînt nous surprendre, et qui voulais pourtant le rassurer, je lui jetai le bouquet qui paraît ma ceinture, en lui disant : À demain !

JUANA, avec anxiété.

Et le lendemain ?

LA COMTESSE, avec embarras.

Le lendemain, à dix heures, je retrouvai Emmanuel dans les jardins du palais... et la nuit prêta souvent ainsi son ministère à nos entrevues.

JUANA, très vivement.

Mais cela n’est pas, cela ne peut pas être, Madame !

LA COMTESSE, étonnée.

Que dites-vous ?

JUANA.

Comment ! il osa vous aimer ?

LA COMTESSE, souriant.

Il osa !

JUANA.

Et il ne vous parla jamais...

LA COMTESSE.

De quoi donc ?

JUANA.

Du passé ?

LA CONTESSE.

Le passé ?... il fut malheureux, m’avait-il dit, et je ne voulus pas, en l’interrogeant, rappeler de tristes souvenirs.

JUANA, à part, avec douleur.

Le passé... malheureux !

LA COMTESSE.

Mais Emmanuel mérite de prendre place parmi ce que l’Espagne offre de plus grand ; j’inventai pour le prince...

Se reprenant.

pour la cour, et à l’insu d’Emmanuel, des liens de parenté ; vous l’avez vu, et il fallait bien tout vous apprendre... on pouvait mal interpréter m’accuser, me nuire près de...

JUANA, avec curiosité.

Près de qui donc, Madame ?

LA COMTESSE.

Près de la cour et d’un monde méchant ; mais grâce à ma ruse, je pus recevoir M. de Sylva chez moi ; il y obtint la faveur, l’amitié même du prince Ferdinand, et, admis dans son intimité, il ne tardera pas à l’être dans les affaires de l’État.

JUANA, à part, avec désespoir.

Oui, tout ce qu’il désirait, elle a pu le lui donner, elle.

LA COMTESSE.

Il me disait hier...

JUANA.

Hier !... Vous l’avez vu hier ?

LA COMTESSE.

Oui, sans doute ; jamais sa voix ne fut plus tendre et son cœur plus heureux... « Ici, disait-il, dans cette cour où vous régnez, où l’on vous adore, il me semble qu’un ciel aimé m’est ouvert par vous... oui, je suis comme l’exilé qui revoit enfin sa patrie. »

JUANA, à part, près de se trouver mal.

Mon Dieu ! mon Dieu ! secourez-moi !

LA CONTESSE.

Et quand aujourd’hui un accident m’a jetée au milieu de sa famille, je me suis sentie heureuse, Juana... vous, sa sœur... mais c’est une amie la sœur de celui que l’on aime ; vous m’aimerez aussi, quand ce ne serait qu’à cause de lui, car je ferai sa fortune ; il sera riche et grand par moi seule !

JUANA, à part.

C’en est trop ! je ne puis...

LA COMTESSE.

La puissance, il la désire ; la grandeur, la richesse, c’est sa vie ; il serait mort, m’a-t-il dit, s’il eût été condamné à la retraite et à l’obscurité.

JUANA, à part.

Il faut donc que ce soit moi qui meure !

LA COMTESSE.

Qu’avez-vous, Juana ?...

Elle la soutient.

Vous tremblez... quel mal subit ?...

JUANA, reprenant un peu de force et la repoussant doucement.

Un mal qui me tuera.

LA COMTESSE.

Oh ! non, non ! revenez à vous !... nos soins... notre amitié... vous viendrez près de moi habiter le palais.

JUANA.

Moi, le palais ?... le palais où fut tué mon père ? où...

LA COMTESSE.

Chassez ces idées ! Pour vous aussi, la cour aura des plaisirs, des succès !...

JUANA.

Oh !

 

 

Scène XVI

 

PÉREZ, JUANA, LA COMTESSE, MATHEA

 

PÉREZ, à part en entrant.

Ensemble !... elle a tout appris !...

LA COMTESSE.

Ah ! c’est ce bon Pérez !... c’est l’ami de votre frère !

PÉREZ, à part.

Elle ne sait rien !

MATHEA, à elle-même en entrant.

Encore monsieur Pérez qui me quitte pour quelque nouveau mystère !...

Reconnaissant la comtesse.

Ah !

LA COMTESSE.

Quelle est cette charmante personne ?

JUANA.

Ma cousine Mathea... la fiancée de M. Pérez.

LA COMTESSE, à Mathea.

Approchez !... Et le mariage se fait-il bientôt, ma belle enfant ?

MATHEA.

Dame !...

PÉREZ.

Si...

JUANA, vivement.

Il se fait aujourd’hui même, Madame.

PÉREZ, à lui-même.

Qu’est-ce qu’elle dit donc là ?

MATHEA.

Aujourd’hui ?... tu te moques, ma cousine !

JUANA, à part.

Oui, il le faut !... que je sois seule à souffrir !... que du moins elle soit heureuse, elle !

PÉREZ.

Permettez !...

JUANA, sévèrement.

Aujourd’hui, à l’instant !... Madame voudra bien peut-être nous faire l’honneur de signer au contrat ?

LA COMTESSE.

Je ferai plus, je veux que la noce ait lieu chez moi, au palais !... consentez-vous, Mathea ?

MATHEA.

Est-ce possible ?

PÉREZ.

C’est une plaisanterie... un mariage se faire ainsi !...

JUANA, bas à Pérez.

Aimez-vous mieux que je parle ?

PÉREZ, à part.

Ciel !...

Haut.

Je ne dis pas...

JUANA.

Depuis trois mois ce mariage est convenu, le contrat est dressé, tout est prêt.

MATHEA.

Ça c’est vrai, mais...

JUANA.

M. Pérez voulait te surprendre : qu’il me pardonne de l’avoir prévenu.

MATHEA, se plaçant entre Pérez et Juana.

Mon bon petit Pérez !... c’était donc là la cause des mystères. 

PÉREZ, embarrassé sous le regard de Juana.

Je ne dis pas non !

LA COMTESSE.

Un mariage est une aimable surprise.

MATHEA.

Cette fois, voilà des finesses bien placées !... Eh bien ! vrai, Pérez, je ne vous aurais pas cru aussi adroit, car je ne me doutais de rien.

PÉREZ, à part.

Oh ! la fille du corrégidor !...

JUANA.

Madame, votre présence dans cette maison aura du moins fait le bonheur de quelqu’un : vous protégerez M. Pérez, vous protégerez Mathea, vous l’avez promis !... Dans peu d’instants elle ira vous trouver au palais !... moi, si j’ai quelques droits...

LA COMTESSE.

Ah ! mon cœur vous les donne tous !... mais ce trouble, cette agitation.

JUANA.

Un secret qui ne concerne que moi... que vous saurez plus tard... je dois... je veux...

MATHEA.

Qu’as-tu donc ?

LA CONTESSE.

Expliquez-vous.

JUANA.

Non !... j’aperçois ma mère !...

Dolorès entre à droite.

Mathea, Pérez, éloignez-vous !... Je vous reverrai, Madame !... oui, nous nous reverrons !... mais, je vous le demande en grâce, laissez-moi seule avec ma mère !

LA CONTESSE.

J’obéis !... À bientôt, Juana !

Ensemble.

LA COMTESSE.

Air du deuxième acte d’Elle est folle (Ciel que j’implore.)

Oui, l’espérance
Vient en ce jour
Par ma présence
En ce séjour.

JUANA.

Toute espérance
Meurt en ce jour
Par sa présence
En ce séjour.

MATHEA.

Oui, l’espérance
Vient en ce jour
Par sa présence
En ce séjour.

PÉREZ.

Mon espérance
Meurt en ce jour
Par sa présence
En ce séjour.

LA COMTESSE, seule à Juana.

Pour revenir,
Je sollicite
Un souvenir.
Quand je vous quitte.

TOUS, reprennent.

Oui, l’espérance, etc.

Juana demeure immobile ; Pérez et Mathea conduisent la comtesse jusqu’à la porte du fond, et sortent par une porte à gauche.

 

 

Scène XVII

 

DOLORÈS, JUANA

 

DOLORÈS.

Que signifie donc tout cela, Juana ?

JUANA, se laissant aller à toute l’émotion qu’elle maîtrisait.

Cela signifie, ma mère, qu’il me trompait ! que tout est fini pour moi maintenant !... qu’il en aimait une autre !... qu’il aimait cette femme !...

DOLORÈS.

C’est impossible.

JUANA.

Je vous dis qu’il l’aime, qu’elle est veuve, qu’elle fera sa fortune, qu’il l’épousera !...

DOLORÈS.

Jamais !

JUANA.

Elle l’aime, vous dis-je, ma mère !

DOLORÈS.

Sais-tu qui elle est ?

JUANA.

La veuve du général comte de Villamayor.

DOLORÈS.

Oui... mais ce que tu ne sais pas...

JUANA.

C’est que ?

DOLORÈS.

C’est que cette femme est la favorite... la maîtresse du prince Ferdinand.

JUANA.

Ma mère !...

DOLORÈS.

Personne ne l’ignore à la cour, et chacun en parle dans Madrid.

JUANA.

Ma mère !...

DOLORÈS.

Tu vois donc bien que tu te trompes, Juana ?

JUANA, avec emportement.

Ma mère !... je ne me trompe pas !... il l’aime parce qu’elle habite un palais, qu’elle dispose du pouvoir, de la fortune !... et que, moi, je ne lui donnais qu’un nom sans tache et de l’amour !

DOLORÈS.

Juana !...

JUANA.

Mais dites donc encore que tout Madrid connaît sa honte !... qu’il la connaît aussi... afin que mon cœur n’ait plus ni regret, ni colère !... afin que je puisse lui rendre mépris pour mépris !

DOLORÈS.

Oh ! ma pauvre fille !...

JUANA.

Ne me plaignez pas !... je ne l’aime plus !... Mais partons, partons, ma mère !... ne m’avez-vous pas dit : La voiture du marquis de Montémar est là ?... Venez, venez à l’instant même !

DOLORÈS.

Il faut attendre, mon enfant !

JUANA.

Attendre ?... pour qu’il revienne ? pour que je le revoie ? Ah ! si vous saviez ce que j’ai souffert depuis une heure !... quels tourments ! quelles idées ! quelle torture, que jamais mon cœur n’avait devinés, et qui vont changer toute ma vie !... Ah ! s’il fallait rester un moment de plus dans cette maison ; s’il revenait, vous verriez votre fille expirer à vos yeux !... mais non !... la voiture attend !... mon pauvre cœur est mort, ma mère !... ma main reste... donnez-la à notre bienfaiteur !... Juana n’est plus !... je ne rentrerai dans Madrid que marquise de Montémar !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon du palais de Madrid ; le fond ouvre sur une galerie ; porte au fond, portes latérales.

 

 

Scène première

 

PÉREZ, MATHEA

 

Ils entrent vivement par le fond comme des gens qui ne querellent, mais gaiement ; Pérez poursuit Mathea, et ils font ainsi le tour du salon.

PÉREZ.

Madame Pérez !... madame Pérez !...

MATHEA, se retournant.

Vous êtes encore là ?...

PÉREZ.

Vous m’expliquerez votre conduite ; car enfin un mari a le droit...

MATHEA, riant.

De contrarier sa femme, c’est vrai !... mais il ne doit pas en abuser.

PÉREZ.

Depuis deux ans que nous sommes mariés, vous me cachez un secret.

MATHEA, riant.

Que de fois je vous ai entendu dire : C’est une grande vertu que la discrétion !

PÉREZ.

Maintenant, vous sortez tous les jours.

MATHEA.

C’est que j’aime à prendre l’air.

PÉREZ.

Aujourd’hui, dès huit heures, vous étiez dehors.

MATHEA.

La fraîcheur du matin est bonne à la santé.

PÉREZ.

Hier soir, à minuit, vous n’étiez pas rentrée.

MATHEA.

Le clair de lune me fait du bien.

PÉREZ, avec impatience.

Mais que je ne sache pas où vous allez ainsi, la nuit. 

MATHEA, gaiement.

Pérez, mon ami, vous êtes trop heureux !...

PÉREZ.

Trop heureux !... Expliquez-moi cela : je ne serais pas fâché d’en être convaincu.

MATHEA.

Air : S’il s’est éveillé, j’appréhende. (Ange Gardien.)

On cajole, on flatte sans cesse
Le mari qu’on veut attraper,
Il doit voir, sous chaque caresse,
Le désir de mieux le tromper.
L’époux d’une femme charmante
Serait heureux d’être battu !...
Car plus sa femme le tourmente,
Plus il est sûr de sa vertu.

PÉREZ.

À ce compte-là, madame Pérez, vous êtes terriblement vertueuse !

MATHEA.

La plus vertueuse peut-être de tout le royaume des Espagnes, royaume si vaste, qu’un de nos rois a pu dire que le soleil ne se couchait jamais dans ses états.

PÉREZ.

Et vous vous voulez faire comme le soleil.

MATHEA.

J’ai un secret, c’est vrai... mais

Soupirant.

ce secret, il va cesser.

PÉREZ.

Quel bonheur !...

MATHEA.

Quel malheur, au contraire... Depuis deux ans que Juana est partie...

PÉREZ.

Oui, deux ans de mystère, même avec moi, Mathea... m’avoir obstinément caché tout ce qui la regarde !...

MATHEA.

Juana tenait tant à son secret... elle a pris tant de précautions pour échapper à toutes les recherches, que je connais seule ce qu’elle a fait, où elle a été. Bien des personnes s’en inquiètent, m’interrogent, et me font la cour pour en savoir quelque chose... Premièrement, le prince... mais non, à tout seigneur tout honneur ; d’abord il faut nommer M. Emmanuel.

PÉREZ.

Le ministre avant le prince ?...

MATHEA.

La puissance avant le rang !... Et l’Espagne est gouvernée par le premier ministre don Emmanuel de Sylva, maintenant duc d’Alméida, près de qui j’ai un certain crédit, je l’espère.

PÉREZ.

Oui, ministre à vingt-quatre ans !... c’est bien !... et ce ministre, c’est mon ami, mon meilleur ami !... Quelle belle chose que l’amitié !... Aussi j’ai échangé ma place de secrétaire contre la noble fonction d’introducteur des ambassadeurs et autres personnages d’importance.

MATHEA.

Sans doute ! le ministre ne nous refuse rien, parce qu’il espère que je ne refuserai pas, moi, de l’instruire du sort de Juana, dont il n’a rien su depuis ce jour où un accident arrivé à la comtesse de Villamayor, la conduisit dans notre demeure.

PÉREZ.

Et où votre cousine me força...

MATHEA.

Hein ?...

PÉREZ.

Consentit, veux-je dire, à notre mariage pour ce jour-là même.

MATHEA.

La comtesse aussi me parle souvent pour s’informer de Juana, qu’elle croit encore la sœur d’Emmanuel ; enfin, le prince, à qui je laisse espérer qu’il reverra les beaux yeux de ma cousine, me traite avec une grande faveur... Voilà donc un crédit réel et profitable, mais qui, comme bien d’autres, peut être détruit par un mot.

PÉREZ.

Et ce mot ?...

MATHEA.

Ce mot...

LE PRINCE FERDINAND, en dehors.

Tout est fort bien !...

MATHEA.

La voix de Son Altesse royale le prince Ferdinand !

PÉREZ.

Et je ne saurai rien !

 

 

Scène II

 

PÉREZ, LE PRINCE, MATHEA

 

Le prince finance comme s’il ne voulait que traverser le salon en examinant tout ; il aperçoit Pérez et Mathea.

LE PRINCE.

Je vous salue, charmante Mathea !... Ah ! vous voilà, Pérez ?

MATHEA.

Les ordres de Son Altesse lui semblent-ils bien exécutés pour la présentation de la marquise de Montémar à la cour et pour le bal qui doit la suivre ?...

LE PRINCE.

Vous n’avez pas oublié, Mathea, ce que je vous ai recommandé ?

MATHEA.

De dire à la comtesse que cette présentation ne devait amener à la cour qu’une affreuse douairière ?...

PÉREZ.

Comment ?... cette marquise de Montémar dont la beauté est citée ?

LE PRINCE.

Chut !... voilà ce qu’il ne faut pas qu’on sache ici... on ne la laissera pas arriver.

PÉREZ.

Son Altesse veut s’amuser.

LE PRINCE.

C’est que jamais, Pérez, je ne me suis ennuyé comme je le fais depuis quelque temps, et par conséquent, je n’ai jamais eu un plus grand besoin de distraction !... Emmanuel passe ses jours et ses nuits à travailler !...

PÉREZ.

Jamais ministre plus dévoué ne servit mieux l’Espagne !

LE PRINCE.

Et n’amusa moins la cour !... Si je l’arrache un instant aux affaires, il emploie tout son temps près de moi à obtenir des secours pour les malheureux, à me parler de projets d’améliorations, de changements, de mille choses ennuyeuses... et je le renvoie alors au roi mon père !... Je ne veux pas anticiper sur les avantages de la royauté. Quant à la comtesse de Villamayor, elle ne fait plus que se plaindre, s’attrister et me montrer une humeur insupportable, et je passe ma vie entre une femme qui pleure, un ministre qui travaille et une vieille cour qui baille.

PÉREZ.

C’est un peu triste.

MATHEA.

Et la présentation d’aujourd’hui...

LE PRINCE, joyeux.

Doit amener à la cour une brillante marquise arrivant de Paris.

MATHEA.

Jeune veuve qui fut à peine mariée.

PÉREZ.

Vraiment...

LE PRINCE.

Oui !... Le marquis de Montémar, près de mourir, donna son nom et sa fortune à une belle fille noble et pauvre, et ne survécut que deux heures à son mariage.

MATHEA.

Depuis cette époque, la marquise habita la France, et ne fait qu’arriver à Madrid.

LE PRINCE.

Une jeune femme !... Oh ! cela réjouit et fait battre le cœur !... Il y a toujours autour de la beauté une atmosphère de joie et d’espérance qui change tout à coup l’aspect d’une cour !... Venez, Pérez, jeter un coup d’œil avec moi sur les préparatifs ; car la marquise de Montémar était la plus brillante parmi les femmes qu’on admirait dans les fêtes de Paris, et il faut que Madrid efface à ses yeux les splendeurs de la France ?...

PÉREZ, à part, en suivant le prince.

Là !... je ne saurai pas encore le secret de ma femme.

 

 

Scène III

 

MATHEA, ANTONIO

 

Elle sonne ; un domestique paraît.

MATHEA.

Antonio, vous n’avez rien oublié ?

ANTONIO.

Non, Madame ; Thomaseo est au bas du petit escalier qui conduit à cette porte.

Il va à une porte latérale qu’il ouvre.

Il introduira ici la dame que vous attendez, sans qu’elle ait besoin de passer par le grand escalier et les appartements.

MATHEA.

C’est bien !

ANTONIO, qui est resté près de la porte latérale.

J’entends du bruit, voici quelqu’un... c’est sans doute la personne.

MATHEA, regardant.

Oui, c’est elle ! Antonio, allez chez madame la duchesse d’Arcos, lui dire que la marquise de Montémar est au palais.

Antonio sort.

 

 

Scène IV

 

MATHEA, JUANA

 

Juana est en grande toilette de présentation.

JUANA, entrant à droite.

Mathea !

MATHEA.

C’est toi !

Elles s’embrassent.

Eh bien ?

JUANA.

Eh bien ! Mathea...

Air : Vaudeville des Frères de Lait.

Dans ce palais que j’ai maudit naguère,
Dont le seul nom nie faisait tressaillir,
Je viens d’entrer sans trouble et sans colère ;
Personne ici ne me verra pâlir !
Je n’ai qu’un vœu, je saurai l’accomplir !
Oui, s’il voulait reprendre son empire
Il tenterait des efforts superflus :
Mon cœur se tait, ma bouche peut sourire,
Et mon regard te dit : Je n’aime plus !

MATHEA.

Oui, mais le regard est muet quelquefois, et ton cœur si tendre, ton âme si passionnée ?

JUANA.

Ce cœur s’est glacé, cette âme s’est éteinte, et tout mon bonheur maintenant est d’être frivole, étourdie, coquette, oui, coquette !... ce mot t’étonne, tu ne le comprends pas ?

MATHEA.

Parce que tu viens de Paris, tu me prends pour une sauvage... va, je comprends très bien le désir de plaire à celui qu’on aime.

JUANA, riant.

Eh bien ! ce n’est pas cela du tout, Mathea... la coquetterie, c’est une manière de régner, c’est une puissance qu’on exerce sur les autres, une place qu’on prend au-dessus d’eux ; c’est l’ambition des femmes, un moyen de se distraire, de s’étourdir, de se venger d’un infidèle, peut être.

MATHEA.

Il y en a donc beaucoup dans ce pays-là, qu’on y sait tant de choses pour les corriger ?

JUANA.

On y apprend aussi à vivre de cette vie dissipée qui ne permet plus ni de penser ni de sentir, et dont le mouvement et l’agitation ne laissent place ni aux souvenirs ni aux regrets.

MATHEA, étonnée.

Et tu es heureuse ainsi ?

JUANA.

Oui ; je n’ai aucune inquiétude, aucun chagrin, car je n’aime et n’aimerai jamais personne.

MATHEA.

Ah ça ! j’espère que l’amitié n’en est pas ?

JUANA, lui serrant la main.

Chère Mathea, mon amie, la confidente de toutes mes douleurs !

MATHEA, souriant.

Je te vois en si belle disposition d’oublier.

JUANA.

Mais tu verras bientôt si je sais me souvenir.

MATHEA.

Comment ?

JUANA.

D’abord, de toi, et je puis te le prouver...

Elle tire des tablettes de sa poche.

Tiens, vois-tu ?

MATHEA, riant.

Des tablettes ! où tu as écrit mon nom pour te 1e rappeler peut-être ?

JUANA.

Méchante, tu ne mérites pas de savoir...

Elle va pour resserrer les tablettes, Mathea lui prend la main et l’en saisit.

MATHEA.

Et je le saurai pourtant.

JUANA.

Lis donc, et rougis de tes soupçons.

MATHEA, regardant les tablettes de façon à ce que le public les voie bien.

Ton chiffre, les armes...

Elle les ouvre et lit.

« Pour Mathea, trois caisses remplies de modes nouvelles, choisies dans les premiers magasins de Paris. »

Parlant.

Oh ! que tu es bonne !

JUANA.

Lis encore.

MATHEA, lisant.

« Qui doivent arriver jeudi. »

Parlant.

C’est demain !

Elle lit.

« Avec un coffret contenant un collier, des boucles d’oreilles, des bracelets et un peigne orné de turquoises. »

Elle saute en parlant.

Oh ! Juana, que je suis contente ! avec tes grands projets, car tu en as, t’occuper de ma toilette... le plaisir que tu me causes te portera bonheur ; oui, tu réussiras, je ne sais pas à quoi, par exemple, puisque j’ignore ce que tu veux.

JUANA.

Ce que je veux ?... n’ai-je pas ma revanche à prendre des malheurs passés ?

MATHEA.

Ah !

JUANA.

À nous deux maintenant, monsieur de Sylva.

Air : Un beau pêcheur, (Ange gardien.)

Le sort changea notre existence.
Nous sommes égaux aujourd’hui !
Ici, de puissance à puissance,
Je reviens traiter avec lui !
L’égoïsme et la perfidie
Autrefois ont vaincu l’amour ;
Par l’expérience enhardie,
Je veux triompher à mon tour :
S’il a le pouvoir, j’ai les charmes !
Femme à la mode, homme d’État,
Tous les deux rions avons nos armes,
Nous pouvons marcher au combat !
Le sort changea notre existence,
Nous sommes égaux aujourd’hui !
Ici, de puissance à puissance,
Je reviens traiter avec lui.

MATHEA.

Je comprends ; mais tu sais que dans les traités, il y a toujours une des deux puissances qui attrape l’autre.

JUANA.

Celle qui a le plus d’adresse.

MATHEA.

Ou le moins de conscience... et ce ne peut pas être toi.

JUANA, vivement.

Ce sera moi, Mathea... je veux disposer de son sort comme il disposa du mien, et ce bonheur qu’il trouve près d’une autre, cette puissance à laquelle il me sacrifia, il sera dépouillé de tout... Mais c’est elle, Mathea, c’est elle que je veux punir, cette femme si heureuse pendant que je souffrais tant.

MATHEA.

Il ne l’a pourtant pas épousée.

JUANA.

Déjà j’ai placé près d’elle, à son insu, une femme dévouée qui m’instruit de ses actions, et qui me livrera quelque moyen de la perdre auprès du prince, et quand tous deux souffriront comme j’ai souffert...

EMMANUEL, en dehors.

Remettez ces dépêches au prince Ferdinand.

JUANA, troublée.

Quelle voix ?

MATHEA, souriant.

Eh bien ! mais c’est la voix de l’ennemi ; est-ce que tu as peur ?

JUANA, se remettant.

Peur, moi ? tu vas voir !

 

 

Scène V

 

MATHEA, JUANA, EMMANUEL, ayant une plaque sur son habit, et le cordon de la Toison-d’Or au cou

 

MATHEA.

Est-ce la marquise de Montémar que son excellence cherche ici ?

EMMANUEL, s’approche en s’inclinant.

Madame la marquise...

Il relève la tête et reconnaît Juana.

Dieu c’est elle !

JUANA, très calme et très froide, mais gracieuse pendant toute la scène.

Quelle surprise !

EMMANUEL, très ému.

Est-il possible ? Juana !

MATHEA, à part.

Comme il est embarrassé !

JUANA avec un sourire ironique.

Est-ce que l’habileté d’un homme d’État doit s’étonner de quelque chose ?

MATHEA.

Le passé peut lui avoir laissé de tels souvenirs...

JUANA, souriant.

N’a t-il pas toujours la ressource de manquer de mémoire ?

EMMANUEL.

Ah ! je veux... je dois vous parler.

JUANA, souriant.

Du bal de ce soir ?

EMMANUEL.

Pourquoi... comment êtes-vous ici ?

JUANA.

Je suis veuve d’un grand d’Espagne, ma place est à la cour.

EMMANUEL.

Ce mariage...

JUANA, le regardant en face.

Ne doit-on pas tout faire pour la fortune ?

EMMANUEL.

Ah ! Juana !

MATHEA, à part.

Il est vraiment ému.

EMMANUEL.

Ne pensiez-vous pas qu’en vous retrouvant.

JUANA, riant.

Quoi donc ?

EMMANUEL.

Des sentiments, des émotions renaîtraient à votre voix ! que mes regrets et mon amour...

JUANA, riant.

Quelle plaisanterie !

EMMANUEL.

Quoi, n’éprouvez-vous pas...

JUANA, souriant avec dédain.

Un peu de curiosité peut-être, voilà tout !

EMMANUEL.

Comment ?

JUANA, de même.

Pour savoir si mon cœur battrait en vous revoyant ? mais rassurez-vous, il est calme, très calme.

EMMANUEL, surpris.

Ah ! ce ton, cette gaieté...

JUANA, gaie et ironique.

Pourquoi serions-nous tristes ! Moi, je suis jeune, riche et marquise ! vous êtes, vous, duc et premier ministre ! Est-ce qu’il est possible avec cela de regretter quelque chose ?

EMMANUEL.

Pas un souvenir ?

JUANA.

Aucun.

EMMANUEL.

Pas de colère ?

JUANA.

Non.

EMMANUEL.

Pas un mot de reproche ?

JUANA.

Jamais.

EMMANUEL, avec douleur.

Ah ! elle ne m’aime plus.

MATHEA, à part.

Il paraît que c’était bien vrai.

JUANA, à part, avec joie.

Il s’est troublé !

EMMANUEL.

M’expliquerez-vous au moins...

JUANA, gaiement.

Notre situation à tous deux ? elle est parfaitement claire et connue : monsieur le duc d’Alméida est au pouvoir.

MATHEA.

Et il en use noblement.

JUANA, très gracieuse.

Je n’en doute pas ; mais il peut à son gré persécuter celui qui l’offense ou lui déplaît ; moi, je suis en faveur et à la mode ! c’est un pouvoir aussi qui doit servir à punir les égoïstes et les méchants, et je prouverai, j’espère, que ma puissance est aussi incontestable que celle de monsieur le duc.

EMMANUEL.

Oh ! elle est trop cruelle ! Votre cœur est-il donc aussi changé que vos paroles ? ne quitterez-vous pas cette froide raillerie ? ne m’écouterez-vous pas ? n’accorderez-vous point un généreux pardon ?

JUANA, riant.

Que de demandes ! Vous le voyez, une femme est quelquefois sollicitée comme un ministre !... aussi doit-elle faire comme lui, donner rarement des audiences, les abréger le plus qu’elle peut, ne pas promettre tout ce qu’on lui demande, et ne rien accorder de ce qu’elle a promis. Permettez donc que je termine celle-ci pour me rendre où je suis attendue.

EMMANUEL, voulant la retenir.

Ah ! me quitterez-vous ainsi ?

 

 

Scène VI

 

MATHEA, JUANA, LA COMTESSE, EMMANUEL

 

La comtesse paraît au fond.

EMMANUEL, apercevant la comtesse, à part.

La comtesse !

JUANA, remarquant son mouvement.

Qu’y a-t-il ?

Voyant la comtesse.

LA COMTESSE, approchant sans voir la figure de Juana.

Madame la duchesse d’Arcos attend madame la marquise de Montémar.

MATHEA.

Et madame la marquise va se rendre...

LA COMTESSE, qui s’est approchée.

Que vois-je ? votre sœur ! oh ! c’est une surprise que vous me ménagiez, monsieur le duc !

EMMANUEL, troublé.

Madame...

JUANA, à part, douloureusement.

Ils s’aiment encore !

LA COMTESSE.

Merci ! et vous aussi, Mathea, qui étiez du complot ! c’est Juana ! vous qui nous aviez quittés trop vite ! Quelle joie !

Elle s’approche comme pour embrasser Juana, qui recule, à Emmanuel.

Ne m’avoir pas même qu’elle était mariée !

MATHEA, bas, à Juana.

Qu’as-tu donc ?

JUANA, bas, avec un mouvement de répulsion.

Cette femme, il faut à tout prix que je la chasse.

MATHEA, bas.

Mais tu ne l’aimes plus, lui ?

JUANA, bas, avec passion.

Mais je la hais, elle !

MATHEA.

Ah !

LA COMTESSE, à Emmanuel.

M’avoir laissée dans une ignorance complète sur une personne qui vous était chère et qui, à ce titre, me le devait être aussi, c’est mal !

Elle va encore vers Juana.

Elle est encore plus jolie sous ce brillant costume.

JUANA, durement.

Vous oubliez que madame la duchesse d’Arcos nous attend.

LA COMTESSE.

Quelle froideur !

MATHEA.

Prends garde !...

JUANA, plus gracieuse.

Pardonnez à une étrangère en ce séjour, Madame, la crainte qu’elle y peut éprouver.

LA COMTESSE.

Et à moi, qui y suis habituée, pardonnez mon empressement à chercher une amie !... Si vous saviez tout ce que je pourrais désirer d’elle ?...

JUANA, vivement.

Vous, Madame !... que pouvez-vous avoir à désirer ?

EMMANUEL, à part.

Jamais mon cœur ne fut agité ainsi.

 

 

Scène VII

 

MATHEA, JUANA, LA COMTESSE,EMMANUEL, PÉREZ

 

PÉREZ, au fond.

Ces dames sont attendues, et l’on demande...

JUANA.

Allons donc, madame la comtesse.

Elles sortent en passant devant Pérez qui est resté ébahi ; Mathea, qui les suit, s’arrête.

PÉREZ.

Est-ce que je vois trouble ?... Est-ce possible ?... Quoi !...

MATHEA, lui mettant la main sur la bouche.

Là ! là... assez d’exclamations et de surprise comme cela !... voilà le grand secret !... Je sortais pour aller voir ma cousine, et vous êtes le mari le plus...

Elle sort en haussant les épaules.

PÉREZ.

Le plus heureux et le plus étonné de tout Madrid.

 

 

Scène VIII

 

PÉREZ, EMMANUEL

 

PÉREZ.

Comment ?... c’est elle !...

EMMANUEL, sans faire attention à lui.

Ah !... elle a beau faire, il faut que je lui parle !...

PÉREZ, le regardant avec étonnement.

Quel trouble ?...

EMMANUEL, à lui-même.

Elle est dédaigneuse comme une femme à la mode !... insouciante comme quelqu’un qui n’aurait jamais aimé !

PÉREZ.

Jadis elle était bien différente !

EMMANUEL, de même.

Elle ne vivait que pour les autres, et semblait ignorer qu’il existât dans la vie autre chose que la tendresse.

PÉREZ.

Sa présence m’inquiète !... si elle venait se venger ? elle qui blâmait tant vos projets ambitieux !...

EMMANUEL, s’arrêtant et le regardant avec impatience.

Des projets ? des calculs ?... c’est cela !... voilà ce qu’on dit en voyant arriver un homme au pouvoir !... On se trompe !... Non ! une fatalité irrésistible vous emporte sur telle ou telle route !... Il en est de l’ambitieux comme de l’amant passionné, comme du joueur !...

Air du Piège.

Je peux l’attester aujourd’hui,
Il cède à l’instinct qui l’entraîne,
Il marche toujours devant lui,
Sans calculer plaisir ou peine !
On voudrait l’arrêter en vain,
De la fortune il avait la roue...
Qu’importe la perte ou le gain,
Il est heureux pourvu qu’il joue !

PÉREZ.

Jouez, jouez !... mais ne perdez pas !... songez à vos amis !... c’est une si douce chose que l’amitié !...

EMMANUEL.

Tout enfant, quelle joie m’avaient donnée les succès qui me plaçaient au-dessus des autres enfants de mon âge !... En arrivant dans le monde, j’avais cru conserver cette place que j’avais due à moi seul !... Mais non !... ces mêmes enfants, ignorants ou stupides, que j’avais tant surpassés, je les trouvais, maintenant que nous étions hommes, je les retrouvais tous avant moi sur le chemin du pouvoir !... L’un avait eu des aïeux dont le nom protégeait encore leurs descendants ; l’autre avait de l’or amassé par son père, et cet or lui faisait tout obtenir !... Celui-ci arrivait par l’intrigue ; celui-là par un parent !... Et moi, qui avais toujours marché le premier parmi eux, moi seul, sans appui, sans parent, sans fortune, je n’obtenais rien, je ne pouvais arriver à rien !...

PÉREZ.

Alors on cherche quelque route détournée, quelque protecteur... ou protectrice...

EMMANUEL, vivement.

Ah ! ne rappelle pas cela, Pérez.

PÉREZ.

Bah ! que voulez-vous ? les portes des palais ont beau être plus hautes que les autres, il faut toujours se baisser un peu pour y entrer.

EMMANUEL.

Tais-toi donc !... car, depuis que je l’habite, ce palais, le travail a seul occupé ma vie.

PÉREZ.

C’est vrai !... et la reconnaissance de la patrie ne pourra jamais faire assez pour vous... et pour vos amis !... Oh ! c’est une chose sublime que l’amitié !...

EMMANUEL.

Le sommeil de quelques instants qui suivait mes travaux me montrait Juana !... Juana, partie sans me voir, sans m’entendre, en apprenant que je l’avais trompée !... Juana, dont on m’avait laissé ignorer le sort, et qui m’apparaissait mourante et désespérée.

PÉREZ.

Ah bien oui !... si cette femme-là est désespérée, vivent les regrets qui rendent si belle ct si brillante !...

EMMANUEL.

Les femmes ont toutes des sourires un jour de bal, comme les hommes ont tous du courage un jour de bataille !... Mais elle a souffert, Pérez, car elle m’aimait !... sa tendresse, ses vertus, ses grâces, tout me revient à la pensée.

Air des Téniers.

Premier regard, premier mot d’une femme,
Ou de son cœur s’échappe le secret,
Rayon divin, que l’âme adresse à l’âme,
Qui vous remplace ? et qui vous oublierait ?
L’ambition, la puissance et la gloire
Perdent bientôt leur charme séducteur ;
Mais pour toujours il vil dans la mémoire
Le premier mot qui fit battre le cœur.

PÉREZ, à part.

S’il se laisse prendre aux beaux sentiments, nous sommes perdus !

EMMANUEL, sans l’écouter.

Juana n’est plus la même !... Mais ces grâces, cette insouciance, et même ce dédain qu’elle éprouve ou qu’elle affecte, ajoutent encore à mon émotion.

PÉREZ.

Mais... la comtesse ?...

EMMANUEL.

Tous mes souvenirs se réveillent.

PÉREZ.

Mais la comtesse ?... la comtesse, vous dis-je ?... Tenez, la voici elle-même !... et il paraît qu’il ne faut pas moins que sa présence pour vous rappeler qu’elle existe.

EMMANUEL, avec impatience.

La comtesse !... ah ! je ne pourrais supporter sa vue en ce moment... sortons.

Il fait un mouvement et s’arrête.

PÉREZ.

Elle n’est pas seule... la marquise et le prince l’accompagnent.

EMMANUEL.

Impossible de m’éloigner.

PÉREZ, à part.

Et moi, je m’en vais !... Quand ils sont réunis, j’ai toujours peur des explications !...

Il sort par une porte latérale.

 

 

Scène IX

 

LE PRINCE, JUANA, LA COMTESSE, EMMANUEL

 

Pendant toute la scène le prince parle à demi-voix à Juana toutes les fois que la comtesse parle bas à Emmanuel, ce qui attire l’attention et la mauvaise humeur de celui-ci, de même que les apartés de la comtesse et d’Emmanuel éveillent les préoccupations de Juana.

LA COMTESSE, à Emmanuel.

Votre sœur a fait la conquête de tout ce qui se pressait dans les salons.

LE PRINCE.

Je regrettais que vous ne fussiez pas témoin de son triomphe.

EMMANUEL.

Il m’aurait plus ravi qu’étonné.

LA COMTESSE, bas à Emmanuel.

Il faut que je vous parle.

EMMANUEL, de même.

Pourquoi ?

LE PRINCE, à Juana.

Enfin la cour va prendre un aspect de joie.

LA COMTESSE.

L’arrivée de la marquise de Montémar fait déjà renaître votre gaieté.

JUANA.

La gaieté ?... est-ce à moi de l’apporter ici ? n’y est-elle donc pas ?

LA COMTESSE, bas à Emmanuel.

Une lettre de moi, ce matin, vous demandait un entretien pour ce soir.

EMMANUEL, bas.

Une lettre, dites-vous ?... je ne l’ai pas reçue.

LA COMTESSE, bas, étonnée et inquiète.

Comment ?...

LE PRINCE, haut en riant, et très gracieux avec Juana.

En vérité, Madame, on aurait jure qu’il y avait une conspiration contre tout ce que je souhaitais !... Aussi, comme cette fois j’avais le pressentiment qu’il arrivait du bonheur, j’ai déjoué les complots.

LA COMTESSE, inquiète.

Que dites-vous, Monseigneur ?... et qui conspirait ?...

LE PRINCE, riant.

Je ne nomme personne.

LA COMTESSE.

Mais qu’avez-vous découvert ?

LE PRINCE, souriant.

Vous voilà toute troublée !... Est-ce que mes espions auraient rompu le fil de l’intrigue ?...

JUANA, à part.

Non pas ses espions, mais les miens.

LE PRINCE, souriant.

Je le saurai tout à l’heure.

JUANA, à part.

Oui !... il saura tout !...

LE PRINCE, gracieux, à demi-voix, à Juana.

Si j’ai tant fait, avant de vous connaître, pour que vous vinssiez embellir la cour, que ne ferai-je pas, maintenant que je vous ai vue ?

JUANA, haut et souriant.

Voulez-vous donc, Monseigneur, me faire regretter de n’être pas venue plus tôt ?...

EMMANUEL, très attentif à examiner Juana.

Ah !...

LA COMTESSE, à demi-voix à Emmanuel, avec inquiétude.

Que dirait le prince si ma lettre pour vous eût été surprise ?...

EMMANUEL, bas à la comtesse, sans l’écouter.

Mais voyez donc comme il lui parle !...

LA CONTESSE, bas.

Ce n’est pas cela qui doit nous occuper.

EMMANUEL.

Oh ! si !...

LE PRINCE, continuant haut la conversation qu’il tenait à demi-voix avec Juana.

Oui, Paris a ajouté mille grâces nouvelles à ce charme naturel...

JUANA, jetant un coup d’œil sur Emmanuel.

Peut-être en effet le désir de me présenter sous un aspect nouveau...

LA COMTESSE, bas à Emmanuel.

Vous ne m’écoutez pas !... Et cette lettre...

LE PRINCE, à Juana.

Ah ! si les délicieuses coquetteries des femmes parisiennes se joignaient à vos âmes espagnoles...

EMMANUEL, à part.

Comme il la regarde !...

JUANA, avec intention, lançant un regard sur Emmanuel.

Nous pourrions peut-être espérer d’être aimées.

LE PRINCE.

Si vous vouliez seulement essayer ?...

LA CONTESSE.

Quelle chaleur, prince !...

EMMANUEL, avec humeur.

Ah ! nos femmes espagnoles auraient tout à gagner à ne rien emprunter aux idées et au costume des autres pays.

LE PRINCE.

Vous avez tort, duc d’Almeida : en fait de grâces, comme en fait de plaisirs, on ne risque jamais d’avoir rien de trop.

Regardant Juana.

Voyez le charme gracieux d’une Française avec cette vive expression castillane !...

Air de Céline.

Vous qui, par un heureux mélange,
Réunissez un double attrait,
Avec nous faites un échange !
Chaque pays a son secret.
Oui, consentez a nous instruire,
En nous disant : Ailleurs ou plaît ainsi !...
Afin que nous puissions vous dire
Comment on sait aimer ici.

EMMANUEL, allant vivement de leur côté par un mouvement irréfléchi de jalousie.

Mais... il me semble, Monseigneur...

LE PRINCE, étonné.

Qu’avez-vous donc, Emmanuel ?

JUANA, à part, avec joie.

Il est jaloux !

LA COMTESSE.

En vérité, je n’ai jamais vu pareilles distractions à monsieur le duc ! 

EMMANUEL, avec un peu d’embarras.

C’est que, Monseigneur... et moi aussi, Mesdames, nous oublions près de vous une audience importante que Son Altesse a promise.

LE PRINCE.

Que vous m’avez fait promettre.

JUANA.

Oh !... il ne faut rien oublier.

LE PRINCE.

Mais il n’est pas l’heure.

EMMANUEL.

Elle est passée de dix minutes, et c’est...

JUANA.

Quelque noble étranger ?

EMMANUEL.

Non !... de pauvres compatriotes qui attendent... Daignez donc, Monseigneur...

LE PRINCE.

Allons, j’y vais !... mais vraiment on dirait qu’il y a toujours quelque malice dans les bonnes actions que vous me faites faire.

À Juana.

J’aurai l’honneur de vous revoir bientôt.

 

 

Scène X

 

JUANA, LA COMTESSE

 

La comtesse sonne, et parle bas avec agitation à un domestique qui entre par une porte latérale ; pendant ce temps Juana est sur le devant de la scène.

JUANA, à demi-voix et agitée.

Air : Elle a pleuré (M. de la Guérivière.)

Il est jaloux
Quand du prince la voix m’implore,
Et m’adresse des mots si doux ;
Ses yeux trahissent son courroux,
Il tremble, il souffre, il m’aime encore !...
Il est jaloux !

LA COMTESSE, à part, avec agitation.

Oui, ma lettre a été soustraite !... Est-ce une trahison ou une erreur ?... J’ai besoin de conseils, de secours, et elle seule...

Juana fait un mouvement pour sortir.

LA COMTESSE, l’arrêtant.

Ah ! restez, Juana... restez, je vous en supplie.

JUANA.

Que demandez-vous ?

LA COMTESSE.

À vous parler avec confiance et à être écoutée avec amitié ; car je suis malheureuse.

JUANA, avec amertume et ironie.

Vous qui régnez ici ! qui voyez toute une cour à vos genoux !... vous qui êtes aimée d’Emmanuel !...

LA COMTESSE.

Ah ! cet amour...

JUANA, de même.

Aurait-il perdu son prix à vos yeux ?

LA COMTESSE, étonnée.

Ce ton ! Est-ce bien vous qui parlez, Juana ?

JUANA, du même ton.

Ou ne suffit-il pas à votre bonheur ?

LA COMTESSE, avec colère.

Ah !... c’en est trop !...

JUANA.

Qu’importent mes paroles ?

LA COMTESSE.

Le danger seul d’Emmanuel peut me les faire supporter.

JUANA, dédaigneusement.

Quelque partie de sa puissance ou de ses titres serait-elle près de lui être enlevée ?... ce serait dommage ?

LA COMTESSE.

Ah ! ne parlez pas ainsi !... Ne voyez-vous pas que je tremble et supplie ?

JUANA.

Vous... à qui l’on peut envier deux années de bonheur ?

LA COMTESSE.

De bonheur ?

JUANA.

Ne vous aimait-il pas ?

LA COMTESSE.

Il m’aimait... oui... le jour où, confiante et heureuse, je vins vous dire mon secret. Alors son trouble, sa joie, son délire près de moi, tout trahissait de violentes émotions ; mais depuis votre départ, je ne sais quelle pensée l’occupait !...

JUANA.

Ah !...

LA COMTESSE.

J’avais cru, Juana, qu’il consentirait à partager ma fortune, à former des liens qui l’auraient uni pour jamais à moi !

JUANA.

Et il refusa ?...

LA COMTESSE.

Un jour (oui, je dois tout vous dire), un jour, avant de connaître votre frère, ma vanité avait rêvé un mariage de prince, et j’avais pris pour de l’amour la joie d’une si grande espérance ! Le prince se crut aimé, et je devais craindre sa colère pour celui qui avait changé mon cœur. Il fallut donc cacher mon secret !... Juana, plaignez-moi !... ma réputation s’était perdue à une espérance de vanité ; mon bonheur s’est perdu à une espérance d’amour !... car, du jour de votre absence, Emmanuel ne fut plus le même. Distrait, inquiet, troublé près de moi, il m’évitait souvent. Tout entier peut-être au pouvoir remis entre ses mains, par moments il me repoussait presque avec effroi !... Dans d’autres, il est vrai, il se reprochait d’être ingrat, et dès qu’il s’accusait mon cœur avait pardonné !... Mais le lendemain il semblait avoir oublié de nouveau ses torts et mon amour, et moi, moi, Juana, je souffrais sans qu’il le vit, je pleurais sans qu’il s’en aperçut, et chaque jour je me sentais mourir !... Voilà comment se sont passées ces deux années de bonheur !

JUANA.

Oh !...

LA CONTESSE.

C’est donc lui qu’il faut fléchir.

JUANA.

Lui !...

LA CONTESSE.

Qu’il me rende son amour.

JUANA, très violemment agitée.

Ne dites pas cela.

LA COMTESSE.

Qu’il revienne à moi !... à moi seule !...

JUANA, de même.

Mais ne répétez donc pas ces paroles !

LA CONTESSE.

Ne m’a-t-il pas aimée ?...

JUANA.

Ne me le rappelez pas !... redites-moi plutôt que vous avez pleuré, que vous avez souffert, que vous êtes une pauvre femme bien à plaindre, bien malheureuse, que vous aussi vous le regrettez !... Dites-moi cela, Madame, si voulez que je vous écoute, si vous voulez que je puisse vous entendre !... car, voyez-vous, je ne suis pas sa sœur !...

LA COMTESSE, reculant et poussant un cri.

Ciel !...

JUANA.

Non !... je ne suis pas sa sœur !...      

LA COMTESSE, avec effroi.

Qui donc êtes-vous ?

JUANA.

J’étais sa fiancée !... j’allais être sa femme !... je l’aimais aussi, moi !... et je n’avais jamais aimé que lui !

LA COMTESSE, tremblante.

Et vous l’avez quitté ?...

JUANA.

Parce qu’il vous aimait !

LA COMTESSE.

Pour revenir...

JUANA.

Pour revenir me venger et de vous et de lui !... car... Mais le voici !... voici M. le duc d’Alméida, premier ministre !... et vous allez tout savoir !

 

 

Scène XI

 

LA COMTESSE, JUANA, EMMANUEL

 

EMMANUEL, à part.

Elle n’est pas seule ; la comtesse !...

JUANA.

C’est devant lui que je vais tout vous apprendre, afin qu’il puisse attester que je dis la vérité.

LA CONTESSE.

Oh ! parlez donc !

JUANA.

Il y a trois ans, un pauvre jeune homme, oublié ou repoussé de tous, souffrait de ces secrètes douleur qui tourmentent l’âme ambitieuse et le talent méconnu, et cela sans un cœur pour le comprendre, sans une voix pour le consoler !... est-ce vrai, monsieur le duc ?

EMMANUEL.

C’est vrai !

JUANA.

Une jeune fille, peu riche, mais de noble famille, essaya de le distraire, par sa tendresse, de ces peines de l’âme qu’il faut soulager sans même avouer qu’on les devine !... Ils s’aimèrent !... Elle pouvait être riche avec un autre... elle voulut être pauvre avec lui !... Est-ce vrai, monsieur le duc ?

EMMANUEL.

C’est vrai !... mais, Madame...

JUANA.

Elle obtint enfin de sa mère la permission de dévouer toute sa vie à cet innocent amour... alors... mais ne pourriez-vous pas continuer, monsieur le duc ?

EMMANUEL.

Madame... au nom du ciel, épargnez...

JUANA.

Quoi ?... ne craignez rien !... un mot expliquera tout !... ce mot décida de la destinée de la pauvre fille, de la conduite du jeune homme, et le justifie sans doute aux yeux du monde comme aux siens. Il était ambitieux !... il la trompa pour une femme qui disposait du pouvoir !... Amour, promesses, serments, tout avait menti ! elle l’ignorait ! Où voulez-vous qu’une jeune fille qui ne connaît encore que le cœur de sa mère ait appris à se défier de la tendresse ?... Une jeune fille ne calcule pas, elle !... elle aime ?... sa jeunesse et sa beauté, elle les userait sans regrets dans les soins qu’exige l’infortune ; près du berceau d’un enfant, du lit d’un malade ; dans ces tourments de la vie agitée d’un homme, dont souvent sa compagne le console en souriant, et dont elle pleure quand il n’est plus là !

EMMANUEL, à part.

Comme elle est émue !

JUANA.

Air : Soldat Français.

Semer de fleurs un pénible chemin
Et des périls réclamer le partage ;
Guider ses pas, et, lui tendant la main,
L’accompagner jusqu’au bout du voyage !...
Si le malheur venait se présenter,
À l’adoucir vouer toute sa vie,
Voilà l’orgueil qui la fait palpiter,
Le seul espoir qu’elle veuille écouter ;
Voila le succès qu’elle envie.

EMMANUEL, à part.

Ah ! je reconnais tout son cœur.

JUANA.

Et un jour il dit : Il faut que je sois riche et puissant ; elle n’a pas assez d’or pour que j’accepte sa jeunesse, sa beauté, sa vie !... je n’en veux pas !

EMMANUEL.

Ah ! cela n’est pas vrai !

JUANA.

Vous jugez à présent, Madame, si cette jeune fille a le droit de se plaindre.

LA COMTESSE.

Je suis perdue !

 

 

Scène XII

 

LA COMTESSE, JUANA, EMMANUEL, MATHEA, PÉREZ

 

Air de M. Doche.

MATHEA, accourant.

Juana !...

JUANA.

Qu’est-ce donc ?

MATHEA.

T’es-tu déjà vengée ?...

JUANA.

Comment ?

MATHEA.

La fortune est changée ;
Le prince vient, j’en meurs d’effroi,
D’accuser le duc près du roi.

PÉREZ.

Allons donc !... c’est une imposture !

MATHEA.

Oui, c’en est fait, tout me l’assure.

PÉREZ.

Et moi, que vais-je devenir ?

MATHEA.

On a déjà parlé de le bannir.

TOUS.

Le Bannir !
Me bannir !

LA COMTESSE.

Quel avenir sera le nôtre ?

JUANA, à demi-voix à Emmanuel.

Eh bien ! vous avez entendu ?

EMMANUEL, de même.

Ah ! perdre un cœur comme le vôtre,
C’est avoir déjà tout perdu.

Ici la musique chantée s’arrête, Mathea s’approche de Juana.

MATHEA.

Il va être exilé, banni de la cour, et la comtesse aussi !... mais comment cela s’est-il fait ?... On parle d’une lettre...

JUANA, à elle-même.

Une lettre !... c’est cela !... Ah ! l’on m’a trop vite obéi !

LA COMTESSE, regardant fixement Juana et indiquant Emmanuel.

Qui donc a pu l’accuser ?

EMMANUEL, à la comtesse.

Quel ennemi a voulu vous perdre ?

JUANA, très agitée.

Qui ?... vous ne devinez pas ?... c’est Juana qui s’est vengée !

LA COMTESSE.

Ciel !...

EMMANUEL.

Oh !

PÉREZ.

Je m’en doutais !

MATHEA.

Nous y voilà !

LA COMTESSE, à Emmanuel.

Ah ! je comprends tout !... ma lettre, elle est aux mains du prince Ferdinand, du prince qui ne pardonnera jamais à celui qu’on lui préfère, et qui nous punira tous deux... et voilà pourquoi la marquise de Montémar est venue dans ce palais.

JUANA.

Oui, dans ce palais où tout son bonheur avait été détruit, Juana apportait la vengeance !... mais elle ne vous avait pas vus !... mais elle ignorait que dans ce palais, il avait, lui, fait bénir son nom, et que vous, Madame, vous y aviez souffert, vous y aviez pleuré !... et maintenant il faut...

Ensemble général.

JUANA.

Je veux tout faire
Pour les soustraire
À la colère
Qu’ils vont braver ;
Quand ma vengeance
Déjà commence,
Hélas ! je pense
À les sauver !

LA COMTESSE.

Ah ! comment faire
Pour le soustraire
À la colère
Qu’il va braver ?
Quand la vengeance
Vers lui s’avance,
Quelle espérance
Peut le sauver ?

MATHEA.

Ah ! comment faire
Pour les soustraire
À la colère
Qu’ils vont braver ?
Quand ta vengeance
Déjà commence,
Quoi ! ta clémence
Veut les sauver !

EMMANUEL.

Ah ! comment faire
Pour la soustraire
À la colère
Qu’il faut braver ?
Quand la vengeance
Vers nous s’avance,
Quelle espérance
Peut la sauver ?

PÉREZ.

Ah ! comment faire
Pour me soustraire
À la colère
Qu’ils vont braver ?
Quand la vengeance
Vers nous s’avance,
Quelle espérance
Peut me sauver ?

MATHEA.

Ciel !... voici le prince.

JUANA, vivement à la comtesse.

Que disait cette lettre ?

LA COMTESSE.

Le prince est là !...

JUANA.

Répondez-moi donc !... Que disait celle lettre ?

LA COMTESSE, bas.

Des regrets... un rendez-vous... quelques mots tracés à la hâle, et presque illisibles.

JUANA, bas.

Vous les rappelez-vous ?

LA COMTESSE, bas.

Oui !

JUANA, bas.

C’est bien !... restez près de moi !... du sang-froid, et laissez-moi faire !

 

 

Scène XIII

 

LA COMTESSE, JUANA, EMMANUEL, MATHEA, PÉREZ, LE PRINCE

 

LE PRINCE, entrant.

Trompe par ceux que j’aimais... les voilà !

JUANA, d’un ton gracieux.

Qu’avez-vous, Monseigneur ? votre front est tout soucieux.

LE PRINCE.

Je ne m’attendais pas, madame la marquise, à vous trouver ici !

JUANA, très coquette.

Et moi, voyez comme nos projets sont loin de se rencontrer, j’allais vous chercher !... je veux, je dois vous parler à l’instant.

LE PRINCE.

Veuillez m’excuser, Madame !... une affaire...

JUANA, très gracieuse et souriant.

Oui, oui, une affaire... une de celles dont les femmes s’occupent, une plaisanterie menace de troubler par des chagrins le premier jour de mon arrivée à la cour.

LE PRINCE.

Il est vrai, Madame : je fus cruellement offensé, et j’ai des coupables à punir.

JUANA, gentille et gracieuse.

Punir ? oh ! l’on a toujours assez de temps pour cela... et pour ce que je veux obtenir de Votre Altesse royale, il n’y a pas un moment à perdre.

LE PRINCE.

Madame...

JUANA.

Vous le savez, prince... en France, dont vous nous promettiez tout à l’heure d’imiter les usages, on ne refuse jamais à une femme de l’écouter.

LE PRINCE.

Allons.

À part.

Ils ne m’échapperont pas.

EMMANUEL, à part.

Que va-t-elle faire ?

PÉREZ, à part.

Mon Dieu ! mon Dieu ! et ma place !

JUANA.

Aussi, quand un prince est aimable, on oublie son rang pour ne penser qu’à son âge, à son esprit, à ses agréments.

LE PRINCE, charmé de la coquetterie de son langage et de ses regards.

Mais cela serait un bonheur ici comme partout.

Juana, en parlant, a tiré de sa poche de jolies tablettes qui portent son chiffre ; elle les passe à la comtesse mystérieusement.

JUANA, bas et très vite à la comtesse.

Là-dessus, les mêmes phrases.

LA COMTESSE, comprenant.

Ah !

JUANA, se retournant vers le prince de façon à ce qu’il ne voie pas ce que fait la comtesse.

Je l’avais pensé en arrivant, Monseigneur, et je disais : Je rirai avec le prince de l’embarras de son ministre que je veux intriguer, et contre lequel j’avais arrangé vraiment un projet...

LE PRINCE.

Contre votre frère ?

JUANA, souriant et prenant les tablettes que la comtesse lui remet mystérieusement.

Oh ! mon frère... vous en êtes encore la, Monseigneur ? Et s’il n’était pas mon frère ?

LE PRINCE.

Que dites-vous ?

PÉREZ, bas à Mathea.

Qu’est-ce qu’elle fait là ?

MATHEA, bas, en le poussant du coude.

Taisez-vous donc !

JUANA, souriant.

Non, il n’est pas mon frère ; et, puisqu’il faut tout dire à Votre Altesse, jadis un sentiment... un projet de mariage... Oh ! tout cela est oublié depuis longtemps ; mais pourtant j’avais eu l’idée d’une vengean...

Se reprenant.

d’une plaisanterie que le passé peut et doit justifier.

LE PRINCE.

Comment ?

JUANA, tournant les tablettes entre ses mains.

Oui, j’avais voulu le revoir sans être connue de lui, épier les changements que la fortune a fait subir au cœur d’Emmanuel de Sylva, savoir peut-être à qui ce cœur appartient maintenant : les femmes ont quelquefois de ces petits mouvements de curiosité. Il me fallait donc une entrevue secrète, et pour l’obtenir, un billet, oh ! de ces vrais billets d’amour bien illisibles, bien extravagants, comme on les écrit quand on est bien malheureuse, et j’avais tracé à l’avance sur mes tablettes les phrases qui devaient porter le trouble dans son cœur, voyez plutôt !

Elle montre les tablettes ouvertes du prince.

« Deux années de chagrin ont usé mes forces... »

Riant.

Dans un billet comme celui-là on ment toujours un peu.

LE PRINCE, la regardant avec galanterie.

Mais il me semble que vous mentiez beaucoup ?

JUANA, souriant.

C’était pour produire plus d’effet ! voyez encore, Monseigneur : « Je veux vous voir, Emmanuel ! Je vous demande un instant d’entretien, au nom de cet amour que vous imploriez jadis et que je vous donnai avec transport ! »

LE PRINCE, à part.

Les mêmes phrases ! la même écriture ! Et moi qui croyais avoir reconnu... Pauvre Emmanuel ! qu’ai-je fait !

PÉREZ, bas à Emmanuel.

Comprenez-vous ?

EMMANUEL, bas.

Oh ! oui, je comprends !

PÉREZ, bas.

Eh bien ! moi, je ne comprends pas du tout.

JUANA.

L’on a fait manquer mon projet d’espionnage : mon billet n’est pas arrivé à M. le duc ; on dit même (et j’ai peine à le croire en vérité), on dit qu’il est aux mains de Votre Altesse royale, qu’il excite sa colère ; et moi je suis tout inquiète et tout effrayée. Car, Monseigneur, vivre dans un royaume où l’autorité intercepté les billets doux, mais autant vaut habiter un pays où il y a la guerre civile.

LE PRINCE, embarrassé.

Ah ! croyez, Madame, qu’une erreur a causé votre inquiétude. Si l’on eût pensé que ce billet était de vous ! Des circonstances que vous ignorez pourraient me justifier ; mais je ne veux que l’oubli de tout ceci.

EMMANUEL, à part.

Que de générosité ?

UN HUISSIER DE LA COUR, entrant.

Sa Majesté la reine mande en toute hâte madame la comtesse de Villamayor.

LA CONTESSE.

Moi !

LE PRINCE.

Hélas ! je devine ! c’est la suite de mes plaintes à ma mère.

PÉREZ, à part.

S’il tombe, je dégringole ! c’est une chose bien funeste que l’amitié !

JUANA.

Oh ! Monseigneur, le jour de mon arrivée sera-t-il un jour de malheur ?

LE PRINCE.

Non, mais un jour de joie et d’espérance !

Il lui baise la main.

Je vais me rendre près du roi ; vous, madame la comtesse, veuillez attendre, vous remettrez à ma mère quelques lignes que je vais écrire là, sous vos yeux, et tous les nuages se dissiperont.

Il va se placer à une table à gauche et écrit ; la comtesse est près de lui ; mais ses yeux sa dirigent vers Emmanuel et Juana ; Mathea et Pérez se tiennent un peu à l’écart.

EMMANUEL, allant vivement à Juana, à demi-voix, sur le devant.

Juana ! ma Juana !

JUANA.

Que veut de moi monsieur le duc ?

EMMANUEL.

J’ai reconnu votre âme, j’ai retrouvé celle que j’ai tant regrettée.

JUANA.

Vous vous trompez.

EMMANUEL.

Votre généreuse protection...

JUANA.

Oui, en voyant les douleurs de cette femme, ces douleurs qui ont été les miennes, j’ai eu peur de ma vengeance, et j’ai reculé ! Oui, j’ai bien voulu vous laisser un pouvoir qui fut, et qui doit encore être tout pour vous ! Mais Emmanuel et Juana n’existent plus ! Il n’y a plus ici que M. le duc d’Alméida, premier ministre, et la marquise de Montémar.

EMMANUEL.

Il n’y a plus qu’un homme vous aimant avec passion !

LA COMTESSE, qui s’est approchée d’eux et a entendu la dernière phrase.

L’aimant avec passion ! Oh !

LE PRINCE, qui a fini d’écrire, se levant.

Tenez, madame la comtesse, prenez cet écrit.

LA COMTESSE.

Oui, Monseigneur, oui, je le prends, et je le déchire.

LE PRINCE.

Comment ?

JUANA.

Qu’entends-je ?

EMMANUEL.

Ciel !

PÉREZ.

Adieu ma place !

LA COMTESSE.

Je le déchire.

Elle indique du doigt Emmanuel.

Il doit être puni, il nous tromperait encore... car il l’aime, c’est Juana qu’il regrettait et qu’il aimait, j’en suis sûre maintenant.

LE PRINCE.

Que dites-vous ?

LA COMTESSE.

Tout était vrai, Monseigneur... il fut coupable envers vous, point de pardon ; qu’il s’éloigne, qu’il parte... il ne faut pas qu’il reste ici près d’elle riche, heureux et puissant, après nous avoir trompés tous.

Air : De votre bonté généreuse.

Oui son amour me rendit infidèle !...
Je n’oserais sur vous lever les yeux !
L’exil aussi doit le séparer d’elle.
Quand pour jamais j’abandonne ces lieux !
Dans cette cour où ma main généreuse
Combla ses vœux en trahissant ma foi,
Sans lui je vivrais malheureuse,
Il ne doit pas y vivre heureux sans moi !

Elle sort violemment.

 

 

Scène XIV

 

JUANA, EMMANUEL, MATHEA, PÉREZ, LE PRINCE

 

LE PRINCE, à lui-même.

Tout était vrai !

EMMANUEL.

Plus d’espoir !

JUANA.

Est-il possible ?

MATHEA.

Comme elle est vengée !

LE PRINCE.

Ses caprices, sa mauvaise humeur, tout m’est expliqué maintenant. Qu’elle s’éloigne.

PÉREZ, à part.

Être infidèle quand la place d’un ami en dépend, c’est de l’indélicatesse.

EMMANUEL, triste, rendant au prince ses plaques et décorations.

Tenez, prince, reprenez mes dignités, mes titres, je puis tout vous rendre...

Souriant.

Quant à mes biens, le temps que j’employais à vous servir, Monseigneur, ne m’en a pas laissé pour songer à ma fortune ; et si je n’avais ma conscience d’honnête homme, il ne me resterait rien au monde.

JUANA.

Rien, Emmanuel ?

EMMANUEL, surpris et charmé.

Emmanuel !...

JUANA.

Oui ! celui que j’aimais... Ah ! n’écoutez pas cette femme, prince, ne le punissez pas, ne le laissez point partir ; car ses talents, son temps, ses veilles, tout vous fut consacré ; c’est le plus noble et le meilleur des hommes, lui... et moi, moi, j’étais folle, je l’aimais tant !... Si vous ne m’écouliez pas, Monseigneur, s’il perdait tout aujourd’hui par moi, ah ! mais c’est à ses pieds que je tomberais, en lui disant : Pardonnez, Emmanuel, pardonnez, et laissez encore Juana partager votre malheur et vous donner sa vie.

EMMANUEL.

Ah ! l’exil avec toi vaut mieux que la puissance !

JUANA.

Que suis heureuse !...

Chœur.

Air de l’Ange Gardien. (Refrain du beau Pêcheur.)

Ensemble.

JUANA.

Mon cœur renonce à la vengeance,
Vous suppliant de l’imiter.
Quand on tient on main la puissance,
Il est si doux de pardonner !

TOUS.

Son cœur, etc.

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