Georges (Virginie ANCELOT)

Sous-titre : le même homme

Comédie en deux actes.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de Gymnase-Dramatique, le 7 mai 1840.

 

Personnages

 

GEORGES

PICARDIN

LE PRINCE BENATI

JULES RÉMOND

MÉLOÉ, artiste peintre

LAURENCE BONARDON

MATHILDE, jeune couturière

UN DOMESTIQUE au premier acte

DEUX DOMESTIQUES au deuxième acte

UN AGENT DE L’AUTORITÉ

 

La scène se passe, au premier acte, dans l’atelier de Méloé, en 1822 ; au deuxième acte, chez le duc Georges de Montigny-Lansac, en 1832.

 

 

À M. LE VICOMTE HENRI DE LA TOUR-DU-PIN-CHAMBLY

 

Je veux, Monsieur, joindre à cet ouvrage le souvenir de la conversation qui le fit naître, et qui doit le placer sous vos auspices.

Que cette nouvelle comédie (Georges ou le Même homme) vous rappelle donc cette soirée où nous causions ensemble à l’écart, au milieu du bruit de conversations nombreuses, et où vous parliez de ces nuances insaisissables par lesquelles l’esprit le plus éclairé peut passer à son insu, et qui le conduisent parfois si loin de ses anciennes idées, qu’il ne les reconnaîtrait plus si elles lui étaient présentées subitement au milieu de ses nouvelles impressions. Mon drame s’offrit alors à ma pensée avec sa situation principale. Plus lard, quand je voulus inventer des détails, je regardai autour de moi, dans la vie réelle, et comme peu d’hommes de notre temps sont restés étrangers à la politique, elle se trouva mêlée à mon ouvrage, sans que je m’en fusse aperçue ; car l’esprit est quelquefois comme le miroir, qui réfléchit les objets sans y penser.

Peut-être les nuances successives nécessaires pour peindre un caractère tel que celui de Georges, se fussent-elles mieux développées dans un roman. Mais le théâtre en rend les effets et les inconvénients plus frappants. Puis le théâtre, c’est la partie vivante de la littérature, et celle qui convient le mieux à notre époque agitée. C’est l’amusement futile des gens sérieux, et c’est presque l’occupation grave des gens frivoles.

Je n’oserais pas, Monsieur, vous adresser cet ouvrage, à vous dont l’esprit joint à toute la profondeur des pensées sérieuses, toute la grâce des pensées frivoles, si cette comédie ne vous appartenait ainsi naturellement, et si je n’espérais qu’elle sera un aimable et bon souvenir. Attacher une pensée d’amitié à un ouvrage, ce serait lui donner une grande valeur.

 

Virginie Ancelot.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un atelier de peintre, orné avec goût. À gauche du spectateur, une causeuse ; à droite, une table et tout ce qu’il faut pour écrire : au fond, une fenêtre élevée, et à côté une échelle d’atelier ; chevalets, boîte à couleurs ; un portrait couvert d’un voile, sur un chevalet, vers le fond. Porte à droite et à gauche. Celle qui est à gauche du spectateur conduit au dehors.

 

 

Scène première

MÉLOÉ, seule

 

Au lever du rideau, elle travaille à un portrait de femme placé sur un chevalet, près de la table, à droite du spectateur.

Ce portrait de ma chère Laurence est déjà très ressemblant... comme on oublie vite avec le travail tous les ennuis de la vie !... 

Elle se lève.

Mais on oublie trop aussi... et je ne pense pas que c’est fête aujourd’hui dans ma petite retraite... je reçois mes amis, je leur donne à déjeuner... il est vrai que c’est un déjeuner d’artistes, de poètes et de peintres... Pour suppléer aux mets délicats et au luxe du service, nous aurons notre bonne amitié, le plaisir d’être ensemble, et toutes nos espérances... Malgré cela, j’ai bien fait de charger un ami de veiller aux soins du repas... Il me tarde de voir M. Georges : il n’est pas venu ce matin, et son air préoccupé hier soir m’inquiète, car c’est mon ami, mon voisin... là, porte à porte ! Comme c’est heureux qu’il ait choisi cette demeure !... Il était seul et triste malgré ses beaux rêves de poète... moi, pauvre orpheline, j’étais ici comme lui triste et seule... il vient, on se voit chaque jour, et une bonne amitié nous rend heureux l’un et l’autre... Mon goût pour la peinture s’est inspiré de ses idées poétiques, et j’en apprends plus avec le désir de me montrer digne de ses conseils qu’avec toutes les leçons de mes maîtres... ce n’est pas étonnant, car tous ceux qui écoutent M. Georges trouvent ainsi plus de courage et plus de talent pour bien faire...

Elle regarde du côté de la porte, et ensuite de la fenêtre.

Laurence ne vient pas !... En attendant, il faut que je regarde par cette fenêtre, et que je m’assure que je ne me suis pas trompée hier... 

Elle monte sur l’échelle près de la fenêtre.

Voyons !... 

Elle regarde en l’air très attentivement.

Oui, c’est elle, je la vois... Comment faire pour qu’elle me voie aussi ?

 

 

Scène II

 

MÉLOÉ, toujours regardant par la fenêtre, LAURENCE, venant du dehors par la porte à gauche du spectateur

 

LAURENCE, en costume du matin très élégant.

Me voilà, Méloé ; pardon si je t’ai fait attendre... 

Méloé, la tête en dehors de la fenêtre, ne l’entend pas.

Où est-elle donc ? 

Elle regarde et rit.

Ah ! là-haut !... Que fais-tu donc là, Méloé ?

MÉLOÉ.

Chut !... attends !

Elle fait des signes par la fenêtre.

LAURENCE, riant.

Est-ce que tu ne te crois pas encore assez près du ciel, avec tes cinq étages... au-dessus de l’entresol ?

MÉLOÉ, se retournant.

Je fais une découverte.

LAURENCE, riant.

Dans la lune, à ce qu’il paraît ?

MÉLOÉ, riant.

Quelqu’un que je rencontre.

LAURENCE.

Sur les toits ?... il n’y a là que les chats du voisinage... Depuis quand fais-tu société avec eux ?

MÉLOÉ, parlant à quelqu’un du dehors.

Mathilde, viens... oui, demande au numéro dix-sept... c’est moi... Méloé... Je voudrais te voir... 

Elle écoute.

Hein !... tu dis que tu n’oses pas ?... viens donc sans crainte... c’est ton ancienne compagne qui t’appelle...

Elle écoute encore.

Ah !... Bien ! je t’attends !... 

Elle se retourne et saute dans, la chambre.

Elle m’a reconnue et entendue.

LAURENCE.

Qui cela ?

MÉLOÉ.

Tu le sauras tout à l’heure... Mais pardon, je suis tout à toi... Voilà ta place.

LAURENCE.

Moi, je suis en retard... un embarras de voitures a retenu...

MÉLOÉ, préparant sa palette et ses pinceaux.

La tienne ?... ou plutôt celle de ta mère... voilà ce que c’est que d’avoir une voiture... Ah ! nous n’avons pas la gouvernante ce matin ?

LAURENCE.

Il faut qu’elle ait eu une affaire très importante, et qu’elle te connaisse bien, cette bonne madame Rémond, pour me laisser ici seule. Ah ! l’on veut que j’aie toutes les grandes manières ; mais, moi, je n’oublie pas que mon père n’était jadis que le régisseur du duc de Montigny-Lansac, qu’il épousa la fille de la femme de charge, et que s’il s’est enrichi, s’il nous a laissé des millions, je ne dois pas en être plus fière !... tu as du talent, moi j’ai de l’argent... chacun a ce que le ciel lui donne, et doit tâcher de s’en arranger... Ce qui ne m’arrange pas toujours, c’est que depuis un an que je suis sortie du couvent où j’ai été élevée avec toi, j’ai cette gouvernante sans cesse à mes côtés, ne me quittant pas une minute... Oh ! madame Rémond me surveille avec un soin !...

MÉLOÉ.

Et voilà ce que c’est que d’être une riche héritière, d’avoir pour parrain M. le duc de Montigny-Lansac, un grand seigneur, ce qui a donné à ta mère l’idée de faire de toi une grande dame, et de t’en imposer les gênantes habitudes... moi, pauvre artiste orpheline, je n’ai personne que moi pour veiller sur ma vertu et ma réputation !... 

Souriant.

Mais, au reste, on n’est jamais mieux servi que quand on se sert soi-même... La tante qui m’a élevée me laisse une entière liberté.

LAURENCE, riant et indiquant la fenêtre.

Est-ce que tu vas prendre celle de courir sur les toits, que tout à l’heure je t’ai trouvée là ?

MÉLOÉ.

Oh ! écoute ce qui est arrivé !... Il y a huit jours, je rajustais ce rideau, lorsque j’aperçus au milieu des tuiles qui couvrent la maison voisine, tout près d’une espèce de lucarne, deux petits pots de fleurs... un rosier et un jasmin... Ces fleurs fraîches et soignées dans un grenier... La poésie avec la misère !... Nous autres artistes, ces choses-là parlent tout de suite à notre esprit... Pendant que je les regardais, une petite main blanche arrosa ces fleurs, et j’entrevis à moitié une jolie tête qui ne me sembla pas inconnue... mais qui disparut avant que je me fusse assurée que j’avais bien vu.

LAURENCE.

Cela commence comme un roman.

MÉLOÉ.

Bien mieux... comme une douce et bonne histoire d’amitié... Te rappelles-tu Mathilde ?

LAURENCE.

Qui fut trois ans au couvent avec nous, et qui était la plus jolie de toutes les pensionnaires ?

MÉLOÉ.

Elle-même.

LAURENCE.

Pauvre fille, parente d’une des sœurs converses, et à qui l’on donna pour rien un peu de la belle éducation que nos parents payaient fort cher pour nous.

MÉLOÉ.

Depuis plus de deux ans qu’elle était sortie du couvent, nous n’en avions pas entendu parler... Eh bien, c’est elle... dans la pauvre mansarde.

LAURENCE.

Vraiment ?

MÉLOÉ.

Je viens de m’en assurer, de me faire reconnaître, et de la prier de venir nous trouver.

LAURENCE.

On frappe... 

Elle va vers la porte à gauche du spectateur.

C’est elle.

MÉLOÉ, faisant le même mouvement.

Mathilde !

 

 

Scène III

 

LAURENCE, MATHILDE, MÉLOÉ

 

MATHILDE, entrant gaiement par la porte à gauche du spectateur.

Méloé !... Laurence !...

Elles s’embrassent.

MÉLOÉ.

Oui !... nous voilà deux anciennes compagnes pour te recevoir.

LAURENCE.

Que je suis heureuse de me trouver ici !

MATHILDE.

Et moi de vous y voir !... Laurence a l’air d’une dame.

MÉLOÉ.

Et toi, Mathilde, tu es encore plus jolie qu’autrefois.

LAURENCE.

C’est vrai !

MÉLOÉ.

Comme nous allons causer toutes les trois !... que de choses à nous dire !...

LAURENCE.

Et d’abord, que t’est-il arrivé depuis deux ans, Mathilde ?

MATHILDE.

Et à toi, Laurence ?... Et à toi, Méloé ?

MÉLOÉ, très vite.

Sortie en même temps que toi du couvent, j’ai tant travaillé pour avoir du talent en peinture, que j’ai fini par réussir, et mes portraits...

LAURENCE, très vite.

Sortie un an plus tard, pour retourner chez ma mère, je l’accompagne chaque jour dans le monde le plus riche et le plus brillant.

MATHILDE, très vite.

Sortie du couvent sans fortune, sans parents, qu’une cousine ouvrière, si elle ne m’avait appris à broder, je ne sais ce que je serais devenue...

Elles ont parlé ensemble, et s’arrêtent de même en riant.

MÉLOÉ, riant.

C’est pour avoir plus tôt fini apparemment... Allons, de l’ordre... venez ici !... 

Laurence va s’asseoir sur la causeuse ; Mathilde se place sur un tabouret, et Méloé reste entre elles debout, appuyée sur le dossier de la causeuse.

D’abord à toi, Mathilde.

MATHILDE.

Ce sera bientôt fait !... Je n’ai pas d’argent, pas de famille ; je loge au grenier, je dîne mal, et quand j’ai brodé six jours de suite pour gagner bien peu de chose, je me pare de mon mieux le dimanche : ma cousine me mène à Tivoli ; des jeunes gens m’invitent à danser, et disent que je suis jolie. Alors, j’oublie pendant un jour les ennuis de la semaine, et pendant toute la semaine je me rappelle les plaisirs de ce jour-là, pour me consoler... Voilà tout !... Et toi, Laurence... oh ! ce doit être bien beau, puisque tu es si riche !

LAURENCE.

Moi, je n’ai pas même de dimanche ! Et pour que je sois, dit-on, comme les demoiselles du faubourg Saint-Germain, on remet tous mes plaisirs après mon mariage : je ne dois parler dans un salon, rire au bal, aller au spectacle, avoir de riches parures, des diamants, de la liberté et des jeunes gens qui me fassent la cour, que quand je serai mariée... Et j’attends.

MÉLOÉ.

En m’éveillant, moi, je pense au tableau commence, au plaisir du travail, à la joie du succès ! j’oublie que je suis pauvre, que je n’ai aucun amusement, et la nuit vient quelquefois me surprendre à mon chevalet sans que je me sois aperçue de la longueur de la journée. Je ne sais pas s’il y a des bals et des salons ; mais parfois je fais des rêves brillants où je vois un peu de gloire et quelques amis. Voilà toute ma vie !

MATHILDE.

Tu es la plus heureuse de nous trois ! et toutes trois pourtant nous faisons des rêves d’avenir pour oublier le présent. Oui, nous espérons le bonheur. Toi, Laurence, tu l’attends de ta fortune ; toi, Méloé, de la gloire; moi, d’un sentiment plus tendre : nous verrons un jour qui de nous trois a mieux choisi. Et quand te maries-tu, Laurence ?

LAURENCE, soupirant.

J’ai déjà refusé plus d’un riche parti, et je ne sais pas trop comment mon mariage pourra se faire. Mon parrain prétend qu’un bourgeois, comme était mon père, est tout ce qu’il me faut ; ma mère soutient qu’ayant tant d’argent, il ne me faudrait plus qu’un rang et un titre, et moi, j’ai toujours pensé qu’il ne me fallait pour être heureuse qu’un jeune homme que j’aimerais et dont je serais aimée... Avec trois avis si différents, il sera bien difficile d’être d’accord.

MÉLOÉ, faisant un mouvement et soupirant, à part.

Ah ! c’est Georges qu’elle aime !

MATHILDE, à Laurence.

Il y a donc quelqu’un qui te plaît ?

LAURENCE.

Je crois qu’oui.

MATHILDE.

Et toi, Méloé ?

MÉLOÉ.

Moi ?... non.

LAURENCE, souriant.

Voilà un non qui est dit de façon à signifier oui.

MÉLOÉ, souriant et voulant interrompre.

Mais toi, Mathilde, y a-t-il quelqu’un de tes jeunes danseurs de Tivoli qui te fasse la cour ?

MATHILDE.

Moi ?... il y en a deux, et ce ne sont pas de mes danseurs.

LAURENCE et MÉLOÉ.

Deux ! c’est trop.

MATHILDE.

L’un est très riche, très magnifique, et ne parle presque pas : c’est un prince étranger ; l’autre parle beaucoup et n’a pas le sou ; c’est un poète français. Ni l’un ni l’autre n’a dit un mot de mariage, mais le poète parle toujours de vertu... ça doit revenir au même. Cependant, tant que leurs projets me sembleront incertains, je tâcherai que mon cœur soit exactement comme leurs projets. 

MÉLOÉ, souriant.

C’est sage.

LAURENCE.

Ce qui ne l’est pas, c’est de refuser, comme le fait Méloé, un sort assuré, quand on n’a rien, et un titre de duchesse, ce qui fait très bien, même quand on a quelque chose.

MATHILDE, se levant ainsi que Laurence.

Comment ! tu trouves tout cela ?

Méloé va ôter un rideau qui recouvre un tableau sur un chevalet : on voit une figure d’homme vieux paré de deux grands cordons. 

MÉLOÉ, riant.

Et même encore ceci avec le reste.

MATHILDE, regardant.

Le mari ?... Oh ! qu’il est vieux et laid ! Mais, écoute donc, on ne peut pas tout avoir en même temps.

MÉLOÉ, prenant la main de Laurence.

Merci pourtant, Laurence ! car c’est elle, c’est la filleule de M. le duc de Montigny-Lansac 

Elle indique le portrait.

qui voulait me marier, oubliant qu’elle sera probablement son héritière. Le duc est sans enfants, sans famille ; il fut le protecteur des parents de Laurence.

LAURENCE.

Nos immenses richesses ne l’ont pas fait oublier à ma mère ; nous vivons près de lui ; et quant à la fortune du duc, ce qui lui en reste, il le doit aux soins et à la probité de mon père, qui parvint à lui sauver une propriété pendant son émigration : c’est peu de chose pour son rang et en comparaison de ce qu’il a possédé jadis ; mais ce serait beaucoup pour Méloé. Cependant je n’aurais peut-être pas pensé la première à ce mariage ; mais j’amène ici mon parrain pour que Méloé fasse son portrait ; dès qu’il la voit, il est tout charmé, tout troublé, lui toujours si triste !... alors je veux qu’il soit gai et que Méloé soit riche. N’ai-je pas raison ?

MÉLOÉ.

Tu es bonne, et ton parrain est un excellent homme ; mais j’ai découvert quelque chose que je veux vous conter en travaillant au portrait de Laurence. Vous permettez ?

Elle s’arrange pour peindre debout à son chevalet.

LAURENCE, s’asseyant sur une chaise devant le chevalet.

Me voilà ! Toi, Mathilde, ici, près de moi ! 

MATHILDE, se tenant debout de l’autre côté de Laurence et s’appuyant sur le dossier de sa chaise.

J’y suis.

MÉLOÉ, au chevalet et peignant.

Bien comme cela !... et maintenant voici le secret que j’ai découvert. Ce n’est pas moi qui ai charmé M. le duc de Lansac ; c’est mon nom. Dès que le nom de Méloé fut prononcé devant lui, il se troubla : il me fit cent questions, voulut savoir l’époque du mariage de mon père, le capitaine Dalainville, mort sur un champ de bataille, le nom de ma mère, qui m’avait donné le mien ; mais il n’apprit pas ce qu’il désirait savoir ; et moi, je sus alors qu’en 1793, enfermé dans une prison d’où il ne devait sortir que pour monter à l’échafaud, il avait secrètement uni son sort à celui d’une jeune fille noble et belle qui se nommait Méloé. Il fut alors sauvé par un ami ; mais sa femme, près de devenir mère, ne put le suivre en Angleterre, où il se réfugia. Longtemps les communications furent impossibles entre la France et les émigrés ; plus tard il apprit que Méloé était morte en laissant un fils... Leur enfant avait-il vécu ? Existait-il encore ? Le duc n’en a rien su, malgré ses recherches. Fixé en France seulement en 1816, il y a six ans, il interroge encore tous les indices, et mon nom l’avait frappé en lui rappelant celle qu’il aima. Vous le voyez, ce n’est pas le présent, c’est le passé qui intéresse encore son cœur, et c’est par souvenir qu’il m’eût épousée. Au reste, je ne veux pas me marier.

MATHILDE, avec malice.

Je vois que tu as au fond du cœur une passion !...

MÉLOÉ.

Tais-toi donc !... mais si je me mariais, ce serait avec un homme jeune comme moi, aimant comme moi les lettres et les arts, satisfait des joies qu’ils peuvent donner, méprisant les richesses, les vanités et les plaisirs ; enfin je voudrais un ami de toute la vie dont le noble cœur répondit toujours au mien.

MATHILDE, riant.

Voilà Méloé qui compose un portrait de fantaisie.

LAURENCE.

Peut-être.

MÉLOÉ, à part, avec tristesse.

Laurence sait que le modèle existe.

MATHILDE.

Eh bien ! vraiment, mon poète ressemble à ce que tu viens de dire.

LAURENCE, riant.

Et tu le nommes ?...

MATHILDE, avec malice.

Et celui que tu voudrais épouser, comment l’appelles-tu ?

MÉLOÉ.

À chacun son secret !

LAURENCE, riant.

Son nom ?

MATHILDE.

Oui, oui, son nom.

MÉLOÉ.

Son nom ?

La porte de gauche s’ouvre vivement, Jutes entre comme un enfant étourdi en appelant à la cantonade.

JULES.

Georges ! Georges !

LES TROIS JEUNES FILLES, se levant ensemble et surprises.

Georges !

 

 

Scène IV

 

MATHILDE, LAURENCE, JULES, MÉLOÉ

 

JULES, saluant.

Oui... c’est Georges qui ne veut pas entrer.

MÉLOÉ, rangeant son chevalet au fond.

Quel bruit, Jules !

JULES.

J’ai su qu’il y avait ici deux jolies demoiselles ; avec vous, ma cousine, cela fait trois, et je suis venu... mais Georges n’ose pas venir, lui !... Ces dames ne savent peut-être pas ce que c’est que Georges ?... c’est mon ami d’abord... un bon jeune homme, qui a autant de vertus dans le cœur que j’ai de folies dans la tête... ce n’est pas peu dire. Il donne aux pauvres tout ce qu’il a, m’apprend tout ce qu’il sait, me fait de la morale tous les matins, compose des vers délicieux tous les soirs, et écrit, toutes les nuits, un livre superbe, intitulé l’Avenir du  monde, avec lequel il n’y aura plus personne de malheureux sur la terre ! Voilà ce que c’est que mon ami Georges !

Elles rient.

MÉLOÉ.

Mais vous qui annoncez vos amis, Jules, il faut bien, mon étourdi, que je vous présente à ces demoiselles.

Se tournant vers Laurence et Mathilde. 

C’est mon cousin et mon élève ; je dois mon éducation à sa mère, et...

JULES, l’interrompant, d’un ton très gai et un peu moqueur.

Et c’est pour cela que ma cousine m’a élevé à la dignité de rapin  de son atelier... une très jolie position sociale... comme dit Georges... Il avait bien aussi grande envie que moi de venir... seulement il disait que c’était trop tôt : est-ce qu’il est jamais trop tôt pour s’amuser ?... mais le voici !...

À Georges, qui s’est arrêté à la porte.

Entrez donc !

 

 

Scène V

 

MATHILDE, LAURENCE, GEORGES, MÉLOÉ, JULES

 

MÉLOÉ, à Georges, qui s’est arrêté au fond.

Arrivez, monsieur Georges.

MATHILDE, à part.

Mon poêle !

LAURENCE, à part.

Le voilà !

GEORGES.

Je m’arrête !... Tant de bonheur m’étonne !... Trouver ici rassemblé tout ce qui a consolé ma triste destinée !...

Il s’est approché. 

Ma bonne Méloé qui est comme ma sœur !...

Méloé fait un mouvement.

JULES, à part.

Elle est trop jolie pour une sœur.

GEORGES.

Puis, mademoiselle Laurence, ma protectrice, vraiment ; car la protection d’une femme peut être acceptée, elle vient du cœur !... et c’est vous, Mademoiselle, qui, seulement pour m’avoir vu ici, m’avez ouvert l’entrée des riches et somptueux salons où, en approchant des grandeurs, j’ai pu en connaître les vanités.

JULES, à part.

Je serais pourtant bien aise d’y aller aussi.

GEORGES.

Voilà notre naïve et jolie Mathilde !... condamnée à un travail ingrat pauvre enfant ! cela changera, grâce à nos idées nouvelles.

JULES, à part.

Oui, dans le bon temps... quand personne ne travaillera plus.

GEORGES.

Mais nous devions célébrer votre fête, aujourd’hui, Méloé... et je venais...

MATHILDE et LAURENCE.

Ta fête ?... c’est vrai !

MÉLOÉ.

Oui, ma fête !... Et moi qui suis sans famille, car ma tante, la mère de Jules, ma seule parente, qui habite cette maison, est si souffrante, qu’elle ne quitte plus sa chambre, je suis libre de mes actions, recevant mes amis dans ma petite retraite. D’abord, M. Georges, que je regarde comme un frère : je l’attendais ce matin, ainsi que ce cher espiègle, pour déjeuner ensemble... un déjeuner d’artiste, auquel je comptais t’inviter, Laurence, et où je n’espérais pas beaucoup te voir, Mathilde ; mais votre présence sera mon bouquet.

LAURENCE.

Chère Méloé !

MÉLOÉ.

Monsieur Georges est mon voisin.

GEORGES.

Oui, dans les mansardes qui touchent à cet atelier.

LAURENCE.

Les mansardes ?... c’est souvent là que se trouve le talent.

GEORGES, regardant Méloé.

Et la vertu.

MÉLOÉ.

Quelquefois aussi le bonheur.

MATHILDE.

C’est dommage que tout cela habite si haut !

GEORGES.

Bien reçu par la mère de Jules depuis des années, il y en a deux que je suis l’ami de sa nièce, mademoiselle Méloé, et qu’elle est la confidente de mes chagrins et de mes espérances.

MÉLOÉ.

Oui, les beaux rêves d’un poète ! heureux ceux qui ne peuvent que gagner en estime et en affection en ouvrant ainsi tout leur cœur !... et M. Georges est de ce nombre.

JULES.

Un poète encore inconnu, cela tient du rapin : on n’a ni gloire ni argent ; mais on a de la gaieté... quand je dis de la gaieté... il ne faut pas pour cela faire comme Georges ; car il passe sa vie à se désoler de tous les malheurs du genre humain.

GEORGES.

Enfant !...

JULES.

Enfant ?... Par exemple !... j’aurai bientôt dix-huit ans.

MÉLOÉ.

J’attends aussi un ami de M. Georges qui m’a souvent rendu service.

JULES.

Ah ! oui, Frédéric Picardin !... oh ! il rend service à tout le monde et admire tout le monde... c’est sa position sociale à lui. 

MÉLOÉ, d’un ton de reproche.

Un excellent homme... tout dévoué à M. Georges.

JULES.

Le beau mérite ! Est-ce que nous ne sommes pas tous dévoués à Georges ?... Mais je conviens que c’est un bon enfant que Picardin, un être sans malice qui resterait toute une journée sur le boulevart à regarder les passants et à faires des réflexions morales sur Polichinelle !... N’attendez-vous pas aussi le prince Benati ?

MATHILDE, à part.

Benati ?... c’est le nom de mon étranger.

MÉLOÉ.

Sans doute !... un riche seigneur italien, qui m’a acheté mon premier tableau, grâce à Laurence.

MATHILDE, à elle-même.

C’est lui !

GEORGES.

Ah ! c’est un esprit distingué que celui du prince.

JULES.

Vous l’avez joliment converti à vos idées.

GEORGES.

Il était un peu fier de sa vieille noblesse et de sa grande fortune ; puis il ne pensait qu’à se divertir ; mais il a compris qu’il est appelé à régénérer avec nous sa patrie.

JULES.

Tiens, nous régénérerons aussi la patrie des autres ?... Tant mieux, ce sera plus varié !... car, moi, j’en suis !...

GEORGES, regardant Mathilde avec intention.

Il a compris aussi, je l’espère, que, n’étant plus libre, il serait odieux d’abuser de...

MATHILDE, après avoir fait un mouvement, à part.

Il est marié !... Il avait un air si honnête !... croyez donc aux physionomies !

On apporte une table sur laquelle est tout ce qu’il faut pour déjeuner.

 

 

Scène VI

 

MATHILDE, LAURENCE, GEORGES, MÉLOÉ, JULES, FRÉDÉRIC PICARDIN, puis LE PRINCE BENATI

 

PICARDIN.

Me voilà !... chargé de tous les soins matériels, je m’en suis acquitté de mon mieux : voyez !... pendant que vous rêvez à la gloire, à la poésie, à la peinture, moi, je pense au solide ! pâtés, vins, fruits... et tout cela par les ordres de mademoiselle Méloé !... seulement, j’ai placé mon bouquet au milieu.

Il indique une corbeille de fruits qui est au milieu de la table.

MÉLOÉ.

Merci, monsieur Frédéric.

PICARDIN.

Trop heureux de vous être agréable !... et à M. Georges !... Je sais ce que je dois à un pareil ami !... 

À Méloé.

Vous le savez aussi... mais ces dames le savent-elles ?... Et si l’on se demande : Qu’est-ce que c’est que Picardin ?... eh bien ! avant qu’il connût Georges, rien !... Un pauvre copiste, vivant, ou plutôt végétant avec sa belle écriture... rien enfin !... et tout à coup il est initié à des idées superbes, gigantesques !... oui, au lieu d’arriver péniblement à force de travail et de protection à quelque place dans les bureaux... peut-être au bout de vingt ans, cinq ou six mille francs d’appointements, j’arrange avec Georges... les affaires de l’Europe entière ! Au lieu de me tourmenter pour solder le mémoire de mon tailleur, je trouve avec lui des moyens pour payer les dettes des états !... aussi quel avenir nous avons devant nous !

MÉLOÉ.

Sans  doute !... 

Elle se retourne et voit une petite statue de marbre portée par un domestique.

Mais qu’est-ce que cela ? une délicieuse Muse !

LE PRINCE, entrant.

C’est mon bouquet !... il arrive d’Italie. 

À part, apercevant Mathilde.

Mathilde ici !

MÉLOÉ.

L’Italie !... ce beau pays, que j’espère bien visiter un jour.

LE PRINCE.

Vous y seriez adorée !... les arts et la beauté y règnent toujours.

MÉLOÉ.

On sait y être heureux... et c’est bien quelque chose.

GEORGES.

Pas assez !

LE PRINCE, souriant.

Oh ! voilà notre ami qui me rappelle à la raison ! cela sera peut-être encore nécessaire plus d’une fois... Quand j’arrivai en France, l’année dernière, je n’avais qu’une idée... m’amuser !... J’aimais mon pays... mais c’était son beau ciel... ses arts enchanteurs... ses femmes ravissantes !... Et je cherchais en France ce qui pouvait leur être comparé !... 

Regardant Mathilde.

Que n’oublierait-on pas près de la beauté...

Regardant Georges.

si un ami, sage pour deux, ne vous rappelait à la gloire, cette autre beauté plus sévère,

Souriant.

mais dont les faveurs servent souvent à en faire obtenir d’autres... plus douces ?

GEORGES.

Tâchons donc de les mériter.

PICARDIN, qui examine la statuette.

Mais c’est une statuette de Canova !... rien que cela !

MÉLOÉ.

Oh ! c’est d’une valeur !... un vrai chef-d’œuvre de l’art !

PICARDIN.

C’est un fruit de son pays que vous offre le prince !... c’est comme moi qui suis Normand... voyez... des pommes superbes ! 

MÉLOÉ, posant la statuette sur la table à droite du spectateur.

Elle présidera au déjeuner.

MATHILDE.

Et nous n’avons rien à t’offrir !

LAURENCE.

C’est impardonnable à moi d’avoir oublié ta fête !

MÉLOÉ, embrassant Mathilde.

Voilà ton présent ! 

Elle embrasse Laurence.

et le tien !

PICARDIN, avançant la table avec Jules.

Que de gens voudraient en offrir de pareils !

MÉLOÉ.

Puissions-nous être ensemble ainsi toute notre vie ! 

Ils se rangent tous devant la table, et se tiennent debout : pendant ce temps, deux domestiques placent les chaises.

Oui, promettons-nous aujourd’hui amitié, appui et dévouement pour toujours.

TOUS.

Toujours amis ! pour toujours !

On va s’asseoir à table dans l’ordre suivant : Jules, Mathilde, le prince, Méloé, Georges, Laurence.

JULES, à Georges.

Et votre bouquet ?

GEORGES.

Tout à l’heure.

MÉLOÉ, dépliant sa serviette.

Que vois-je ?... une petite boîte à couleurs !... tout ce qu’il faut pour peindre.

JULES.

C’est mon cadeau, et il vaut plus que vous ne pensez.

GEORGES.

À mon tour maintenant !... mais c’est si peu de chose !...

Il offre un livre à Méloé.

MÉLOÉ, ouvrant le livre.

Premiers essais poétiques dédiés à Méloé... Ah ! merci !

GEORGES.

Ce recueil, fruit de mes loisirs...

LE PRINCE.

Est rempli de délicate tendresse et d’élans généreux... oui !... exprimé dans ses beaux vers, j’ai mieux compris le dévouement à la patrie !... Honneur à vous, Georges ! car la gloire du poète est de faire partager les nobles sentiments qu’il exprime.

JULES.

Et ce recueil... vous ne savez pas tout...

GEORGES.

Chut !...

JULES.

Pas de chut !... je parlerai !... le prix que Georges a reçu pour ce recueil...

GEORGES.

Jules !

JULES.

Ne l’a-t-il pas tout donné ?...

TOUT LE MONDE.

Ah !...

JULES.

Oui, à un pauvre ouvrier malade, père de famille, dont on avait saisi les meubles, et qu’on allait mettre en prison. Cet homme l’ait de petits ouvrages de ce genre, et ce que je vous ai offert là, ma cousine, c’est le premier travail de ce pauvre ouvrier, après sa guérison : il l’a apporté à Georges, et moi, je le lui ai enlevé pour vous le donner !... Là ! vous voyez de quel prix est mon cadeau à présent ?... Georges n’a rien gardé pour lui, quoiqu’il fût riche comme un rapin !... Est-ce beau, ça ?

TOUT LE MONDE, excepté Méloé.

C’est superbe ! c’est généreux !

PICARDIN.

Une générosité qui annonce le vrai grand homme !... il aurait fait comme Napoléon... donné des trônes à ses amis... puisqu’il n’a pas de frères !

MÉLOÉ.

C’est bien, Georges !

GEORGES.

N’ai-je pas, moi aussi, souffert tous les maux de la pauvreté ? Comment donc ne soulagerais-je pas ceux que je rencontre ?... c’est mon plaisir et mon devoir.

LAURENCE.

Ah ! la fortune, en vous comblant de faveurs, ne ferait que justice.

MATHILDE, à part, regardant Laurence.

Qu’elle est heureuse d’être riche !

MÉLOÉ.

Ne nous plaignons pas, Georges ! nous devons à notre position une indépendance qui vaut mieux peut-être que tout le reste. Notre conscience et nos amis, voilà nos juges : pourvu qu’ils soient satisfaits, ne nous embarrassons de rien.

GEORGES.

Ces douces idées doivent suffire au cœur d’une femme ; mais nous, mes amis, nous avons d’autres devoirs. Délivrons l’avenir des maux qui affligent le présent, et dussions-nous périr dans cette noble tâche, ne regrettons pas notre vie si elle assure le bonheur de notre pays.

LE PRINCE.

Noble cœur !

PICARDIN.

Je lui dois pourtant d’être là, près de vous... près de lui !... Vous, un prince, un riche seigneur !... lui un homme de génie !

LE PRINCE.

Une même pensée rend frères.

PICARDIN.

Que c’est beau !

GEORGES.

Et l’on partage toutes les chances de la vie.

PICARDIN.

Moi, je ne puis qu’y gagner !... je m’attache à vous... par dévouement.

JULES.

Je me dévoue aussi à un avenir où l’on ne fera plus que s’amuser. 

UN DOMESTIQUE, entrant.

De la part de M. le duc de Montigny-Lansac, à mademoiselle Méloé.

Il pose une magnifique corbeille sur la causeuse, et se retire.

MÉLOÉ.

Comment ?

LAURENCE.

Ah ! je sais gré de cela à mon parrain.

On s’est levé de table, Picard in la fait enlever ; Méloé regarde dans la corbeille des bijoux, etc.

GEORGES, inquiet.

Mais vous n’acceptez pas ?

LE PRINCE.

Cela ressemble à une corbeille de mariage.

PICARDIN.

Et si mademoiselle Méloé voulait, c’en serait une en effet.

MATHILDE.

Oh ! à sa place, je n’hésiterais pas !... Un homme qui fait de pareils cadeaux... 

Elle remue des étoffes, des chiffons, et indique le portrait.

Il me semble beaucoup mieux maintenant. 

Elle regarde les bijoux et le portrait.

Il n’a plus guère que soixante ans.

JULES.

C’est déjà joli pour un amoureux.

MATHILDE.

Si tu consens au mariage, il est capable de te donner de si beaux diamants, qu’il n’en paraîtra plus que vingt-cinq.

LE PRINCE, bas à Mathilde.

Ah ! vous pensez cela !

Mathilde le regarde et recule sans répondre.

GEORGES, qui les examine.

Oui, des diamants, des titres, des chiffons... et l’on unit la vieillesse à la beauté !... on se trompe, et l’on se méprise mutuellement ! et l’on s’étonne ensuite des désordres et des malheurs qui surviennent !... Quelle différence si la loyauté et l’affection étaient les bases du mariage, et si le cœur d’une femme ne se donnait qu’au noble cœur qui palpite aux mots d’amour, de gloire et de bonheur !

MÉLOÉ.

Ah ! vous avez raison, Georges !

Mathilde et Laurence regardent dans la corbeille.

LAURENCE.

Un billet... tiens !

Elle le présente à Méloé.

MÉLOÉ.

Donne !

Elle prend le billet et le cache.

GEORGES, avec inquiétude.

Est-ce que ce billet serait de M. le duc ?... Ce doit être curieux.

JULES.

Oh ! lisez-nous cela, ma cousine... ce sera pour moi une leçon de billets doux !... à soixante-dix ans, on doit joliment savoir les écrire... on en a l’expérience.

MÉLOÉ, avec embarras.

Il n’y a rien de pareil dans ce billet !... moi, je livrerais à vos plaisanteries un homme respectable !...

GEORGES, bas à Méloé.

Ce billet, ne puis-je le voir !

MÉLOÉ, d’un ton de reproche.

Oh ! Georges !

JULES, gaiement.

Georges a l’air d’un jaloux.

GEORGES, troublé.

Moi ?...

Se remettant.

Oui, jaloux du bonheur de Méloé, que je voudrais voir toujours heureuse.

LE PRINCE, à demi-voix, à Mathilde qui regarde encore la corbeille.

Si jolie !... si jeune !.... ces belles parures vous iraient si bien !... ces petites mains ne semblent pas faites pour le travail.

GEORGES, allant au prince.

Ah !... ce n’est pas bien, prince !

JULES, bas à Picardin.

Est-ce qu’il est jaloux de Mathilde aussi ? Je n’y comprends rien.

PICARDIN, qui l’a entendu.

Vous ne comprenez pas Georges ?... Parbleu !... ni moi non plus... ce qui prouve que c’est un homme de génie.

GEORGES.

Mon ami !...

PICARDIN.

Certainement !... et moi j’aime le génie !... De notre temps le génie fait fortune, il protège ses amis et leur donne des places... Oh ! ce n’est plus comme autrefois !... Le génie rêvait ?... il agit !... Il méprisait les choses de ce monde ?... il s’en sert !... Il vivait loin du pouvoir ?... il s’en empare !... Aussi mesure-t-on toujours à présent le mérite d’un homme à sa fortune.

JULES.

Tout cela est bon à savoir !... Car un rapin peut aussi être un grand homme ; il s’en fait tant à Paris ! comme des maisons ! ça s’élève en un jour...

PICARDIN.

Et ça tombe de même !

JULES.

Oh ! il y en a qui tiennent !

Pendant tout cela, Laurence parlait bas à Mathilde et Georges à Méloé.

LAURENCE, se rapprochant de Méloé.

Chère amie, sois sûre que nous n’oublierons plus ce jour !... L’année prochaine, à ta fête, nous aurons aussi souvenir du joli nom de Méloé.

GEORGES.

Méloé ?... Ah ! je ne peux pas l’oublier, moi, ce nom qui me fut toujours cher !... c’est le seul doux souvenir que l’enfance m’ait laissé !... c’était le nom de ma mère.

MÉLOÉ, vivement.

De votre mère ?...

Les trois femmes se regardent.

GEORGES.

Oui. Pourquoi cette surprise !... Est-ce que je ne vous l’ai pas dit ?

MÉLOÉ.

Mais non !

GEORGES.

Jamais je n’ai connu mon père, et j’avais à peine quatre ans lorsque ma mère mourut... je ne me souviens que de deux choses... Elle m’aimait, pleurait, et se nommait comme vous.

Mouvement des trois femmes.

LAURENCE, réfléchissant, et à demi-voix à Méloé.

Méloé... ce nom qui frappait mon parrain...

MÉLOÉ, serrant la main de Laurence.

Silence !...

GEORGES.

Qu’y a-t-il donc ?

MÉLOÉ.

Rien... rien !... C’est à Paris qu’elle habitait ?

GEORGES.

Non !... dans un village auprès de Paris... mais elle était née à Toulouse, n’avait aucun parent, et, je vous le répète, je n’ai jamais su qui était mon père... Georges est mon seul nom.

UN DOMESTIQUE, entrant.

La voiture de mademoiselle Laurence est en bas avec la gouvernante.

LAURENCE.

J’y vais.

Le domestique sort.

MÉLOÉ, qui a paru très attentive à ce qu’a dit Georges et qui a l’air agité.

Je sors un moment avec toi... J’ai besoin de te parler, Laurence ! Nous allons, en même temps, reconduire Mathilde... Veuillez rester ici, Messieurs, je reviens.

À part.

Méloé, née à Toulouse quel trait de lumière ! Oh ! s’il était possible ! Pardonnez si je vous quitte... un instant. Restez, ici Messieurs, je reviendrai bien vile quand j’aurai éclairci un doute... bien important... et qui peut changer ici plus d’une destinée.

Les trois femmes sortent.

 

 

Scène VII

 

PICARDIN, GEORGES, LE PRINCE, JULES

 

GEORGES, très vivement.

Nous voilà seuls... Écoutez, mes amis : il faut profiter du moment, car le temps presse.

PICARDIN.

Comment ?... Qu’y a-t-il donc ?...

GEORGES.

Il y a... que l’heure du courage et du dévouement est venue.

JULES.

Déjà !... quel bonheur !...

LE PRINCE.

Que dites-vous, Georges ?

GEORGES.

Le mot d’ordre est enfin arrivé.

PICARDIN.

Ah ! ah !...

GEORGES.

Partez, prince ! Voici des papiers qui achèveront de vous instruire... On vous attend en Italie.

LE PRINCE.

Par vos conseils, j’ai envoyé de l’or, des armes. Oh ! mon ami, nos cœurs se sont compris... notre amitié...

GEORGES, lui prenant la main.

Est comme votre amour de la patrie, à la vie, à la mort !

LE PRINCE.

À la vie... à la mort !...

GEORGES.

Nous, dès demain nous agissons... Le mouvement sera général. Picardin, vous allez partir.

PICARDIN, un peu ému.

Oui.... partir.... certainement !.... mon dévouement ma confiance...

Comme à lui-même.

C’est singulier !... la nature ne m’avait pas fait pour être un héros !... du moins, je n’étais pas encore accoutumé à cette idée... j’avais cru que ma vocation était de faire fortune...

Georges le regarde.

je me trompais ! certes je me trompais !... et je me résigne à la gloire !... D’ailleurs, quand on n’a rien à perdre, on ne risque rien.

JULES.

On risque d’avoir quelque chose... d’être riche et grand seigneur à son tour.

GEORGES.

Qu’osez-vous dire, Jules ?..... Malheur à celui qu’un intérêt personnel pourrait conduire !... Ce n’est qu’en pensant au bien général qu’on peut sans hésiter faire le sacrifice de ses intérêts particuliers, et c’est là seulement ce qui doit nous animer aujourd’hui.

JULES.

Ah ! je vous comprends, Georges !... vos paroles se gravent dans mon cœur, et je leur dévouerai ma vie tout entière !... Confiez-moi donc un beau poste... et vous m’y verrez !...

GEORGES.

Eh bien, Jules, ce soir, vers la nuit, vous porterez ce papier sans adresse, rue...

Il s’écarte avec lui en lui parlant bas; Picardin les suit, en cherchant à se mêler à l’entretien : le Prince se place à la droite du spectateur.

LE PRINCE, assis à la table et écrivant.

« À Mathilde !... » Si elle voulait !...

GEORGES, à Picardin.

Vous, Picardin, je vous charge de ranimer les plus timides.

Il continue à parler bas à Jules, au fond.

PICARDIN, venant sur le devant.

Allons ! me voilà chargé de donner du courage à ceux qui en manquent, comme si j’en avais trop !... Mais qu’importe ? Georges l’a dit !...

Georges s’est approché du Prince, et supposant que ce qu’il écrit a rapport à leurs affaires, il a jeté les yeux sur le papier en s’appuyant sur le dossier de son fauteuil.

GEORGES.

Ainsi vos instructions... Ciel !

LE PRINCE, souriant.

Ah ! vous lisiez ?...

GEORGES.

Ô prince, y pensez-vous ?... Est-ce donc un tel hommage que mérite cette jeune fille et si belle et si pure ?

LE PRINCE.

Georges, ceci ne vous regarde pas.

GEORGES.

Profiler de sa pauvreté pour la tenter avec de l’or ou l’entraîner avec de la passion !... La perdre, la livrer à la honte, au mépris ah ! ce serait affreux !

Il saisit le papier sur la table.

LE PRINCE, avec impatience.

Mais enfin...

GEORGES.

Prince, ma vie est entre vos mains, et j’y tiens en ce moment plus que jamais, car elle peut être utile... pourtant je ne crains pas de vous offenser, vous que j’aime, pour sauver la pauvre fille innocente que vous voulez perdre !

Il déchire la lettre du prince.

LE PRINCE, avec colère.

Ah ! c’en est trop !

GEORGES, très calme.

Monsieur...

PICARDIN, se plaçant entre eux.

Eh bien ! eh bien ! quelle est cette folie !... Une querelle !... Et pourquoi ?

LE PRINCE, après un instant de réflexion.

Ah ! vous avez raison.

Allant à Georges. 

Georges, vous êtes le plus noble et le meilleur des hommes... Je vous dois de généreuses idées, de belles espérances, et je veux en vous quittant emporter toute votre estime... Oui, je renonce à de coupables desseins : que Mathilde reste sous votre protection !... ce sacrifice et votre vertu doivent nous porter bonheur à tous deux. Votre main, et soyons tout à notre patrie, unis de cœur sur deux terres séparées. 

PICARDIN.

Oui, toujours unis !

ENSEMBLE, se prenant la main.

Toujours amis !

Picardin, le Prince et Jules sortent ; Georges les conduit jusqu’à la porte, et revient en scène.

 

 

Scène VIII

 

GEORGES, seul

 

Quant à moi, en fait de fortune, j’ai des dettes ; en fait de rang, je n’ai pas même un nom, et je vais risquer demain la seule chose que je possède au monde... ma vie !... Mais qu’importe ! ma famille est tout ce qui souffre, espère et attend... Puis, n’ai-je pas des amis ?... Et ces trois belles jeunes filles ?... Laurence, si riche ! Mathilde, si jolie ; et Méloé... c’est une amie... plus que cela ! Mais faire partager maintenant à une femme mon sort misérable et incertain... oh ! non... je n’imiterai pas ces hommes sans pitié qui sacrifient à leur égoïsme la destinée des femmes... Il est temps que leur bonheur soit compté pour quelque chose ; oui, que la liberté leur rende aussi la franchise et la dignité ; que les instincts secrets et les nobles élans de leur âme ne soient plus comprimés !... Ah ! ceux qui craindraient de vous défendre ne sont pas dignes de vous aimer !

 

 

Scène IX

 

MÉLOÉ, GEORGES

 

MÉLOÉ, pâle et s’arrêtant près de la porte en entrant, et sans être vue de Georges, à part.

Le voilà ! je ne m’étais pas trompée... c’était sa mère !

GEORGES, se retournant et allant au-devant d’elle.

C’est vous, mais triste et pâle !... Ô ciel ! qu’avez-vous ?

MÉLOÉ.

Moi ! rien... Oh ! non, je ne puis pas, je ne dois pas être triste.

GEORGES.

Je suis resté ici... on y est si bien !

MÉLOÉ.

Que j’aime à vous l’entendre dire !

GEORGES.

Depuis longtemps vous savez que je le pense.

MÉLOÉ.

Georges, si l’avenir nous sépare...

GEORGES.

Jamais !

MÉLOÉ.

S’il vous donne une brillante destinée ?...

GEORGES.

Comment ?

MÉLOÉ.

N’est-ce pas que vous penserez encore à ces deux années où nous nous sommes vus chaque jour, où notre amitié fut bien confiante et bien douce, où nous avions les mêmes idées, les mêmes goûts ?

GEORGES.

Comme moi, Méloé, méprisant les vanités, dédaignant la richesse, vos plaisirs sont les nobles pensées et les nobles affections !... votre âme, c’est la mienne !

MÉLOÉ.

Quelles douces paroles !... S’il venait des jours malheureux ?...

GEORGES.

Ciel !

MÉLOÉ.

Des jours où je ne vous verrais pas... c’est ce que je voulais dire... eh bien ! ces mots seront gravés là... ils consoleront !

GEORGES, vivement.

Ah ! vous voulez partir, vous éloigner ! peut-être ce rêve des artistes, ce voyage d’Italie dont vous parliez, où l’on va s’inspirer sous un beau ciel, à la vue des chefs-d’œuvre ?... 

MÉLOÉ, souriant.

Georges, il y a quelque chose qui inspire mieux que tout cela, et je n’ai pas besoin de partir !

GEORGES, très vivement.

Ô ma chère Méloé ! ma bien-aimée !

Se reprenant. 

Mais vous me cachez quelque secret.

Plus calme.

Ce riche mariage... ce vieillard... ce duc de Montigny-Lansac... si vous n’aviez pas de projets, sa lettre, vous me l’auriez montrée.

MÉLOÉ.

La voilà ! quoique j’eusse dû vous la cacher. 

GEORGES, prenant la lettre, la parcourant d’abord des yeux, lisant haut.

« Vous voulez la vérité sur votre protégé monsieur Georges ? Il ne peut obtenir aucun emploi important. Trop jeune, inconnu, sans famille, c’est à peine s’il pourrait entrer comme surnuméraire dans une administration ; encore faudrait-il qu’il renonçât à ses folles idées, qu’il cessât de blâmer la puissance, de censurer les lois, de nommer abus ce que l’usage a consacré. Ces novateurs dangereux ne méritent pas l’intérêt que vous leur accordez. » 

Il froisse le papier avec colère. 

Ah ! c’est affreux !... Mais pourquoi, sans mon aveu, solliciter ainsi ?... Au reste, c’est bien cela ! voilà les grands, les puissants, les riches ! Mon Dieu, quand donnerez-vous donc les biens de ce monde à des gens dignes d’en user ?

On entend du bruit en dehors.

MÉLOÉ.

Quel bruit !

GEORGES.

Qu’y a-t-il donc ?

 

 

Scène X

 

JULES, PICARDIN, MÉLOÉ, GEORGES

 

PICARDIN, entrant effrayé.

On envahit le logement de Georges.

GEORGES.

Mon logement ?... qui cela ?

JULES.

Je gage que ce sont des huissiers.

PICARDIN.

Ah ! je crains que les dangers ne soient plus sérieux.

MÉLOÉ.

Ô ciel !

GEORGES, souriant.

Je devais m’y attendre !... Eh bien, Méloé, vous qui cherchiez une place pour moi... on se charge de m’en trouver une.

JULES.

S’ils entrent ici, je réponds de Georges, moi !

MÉLOÉ.

Que faire ?... On vient... ah ! c’est Laurence.

 

 

Scène XI

 

JULES, PICARDIN, LAURENCE, MÉLOÉ, GEORGES

 

MÉLOÉ.

Eh bien ?...

LAURENCE, vivement.

M. le duc de Lansac m’attend dans sa voiture, malgré son désir de monter jusqu’ici.

GEORGES, surpris.

Monsieur le duc ?

Étonnement de Jules et de Picardin.

LAURENCE, passant près de Georges.

Oui !... Écoutez !... Vous savez déjà que le duc, en fuyant pour sauver sa vie en 93, laissa en France une femme à laquelle un prêtre l’avait secrètement uni dans ces jours de troubles, et que cette jeune femme, appelée Méloé...

GEORGES, très étonné.

Méloé ?

LAURENCE.

Succomba bientôt à sa douleur, laissant un fils inconnu de tous, et dont la pitié seule pouvait prendre soin.

GEORGES, très agité.

Que dites-vous ?

LAURENCE.

Aucune trace de son sort n’était parvenue au duc malgré ses recherches. Aujourd’hui seulement il sait que son fils existe, et qu’il va le retrouver.

GEORGES.

Oh ! qu’est-ce que j’entrevois ?

PICARDIN.

Diable !...

 

 

Scène XII

 

JULES, PICARDIN, LAURENCE, MÉLOÉ, GEORGES, UN HOMME vêtu de noir, entrant et se tenant au fond

 

L’HOMME.

Je crois qu’il est ici.

MÉLOÉ, allant vers lui.

Monsieur... à qui en voulez-vous ?

L’HOMME.

Je suis chargé d’arrêter un jeune homme qui n’a que le nom de Georges, et l’on m’a désigné monsieur ! il est accusé de complot. 

JULES, à demi-voix, à Picardin avec une importance joyeuse.

On va nous arrêter aussi ; c’est sûr !

Picardin le repousse d’un air mécontent.

MÉLOÉ, à l’homme.

Vous vous êtes trompé !... monsieur est le fils de M. le duc de Montigny-Lansac.

PICARDIN, JULES, GEORGES.

Ciel !... comment ?...

MÉLOÉ, comprimant leur mouvement d’un geste.

Son père vous est connu ?... Il est en ce moment dans sa voiture, prêt à emmener son fils.

Étonnement général ; la toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un somptueux cabinet de travail. À gauche du spectateur une table-bureau ; à droite, une cheminée ; du même côté, au dernier plan, une porte ; à gauche, une petite porte ; au premier plan et du même côté, une autre porte plus grande. Au fond, porte à deux battants.

 

 

Scène première

 

PICARDIN, LE DOMESTIQUE

 

PICARDIN, quittant le bureau où il écrivait, sonne ; à un domestique qui paraît.

Les journaux.

LE DOMESTIQUE, qui est entré par le fond, posant les journaux sur le bureau.

Je les apportais à Monsieur : les voilà tous, excepté la Mode, que madame la duchesse a demandée, et le Moniteur, que monsieur le duc a mis dans sa poche en sortant.

PICARDIN.

C’est bien.

Le domestique va pour sortir ; puis il revient sur ses pas.

LE DOMESTIQUE.

Si j’osais vous demander une grâce, Monsieur ?...

PICARDIN.

Quoi donc ?

LE DOMESTIQUE.

C’est un de mes amis qui sollicite une place de garçon de bureau aux finances ; il dit que si vous vouliez, Monsieur, vous le secrétaire et l’homme de confiance de M. le duc Georges de Montigny-Lansac...

PICARDIN, avec importance.

Nous verrons, Joseph, nous verrons.

LE DOMESTIQUE.

La place est vacante.

PICARDIN.

Alors il est trop tard, elle est donnée ! Il n’y a jamais de places disponibles que celles qui sont encore occupées... mais nous songerons à cela tantôt... je suis en affaires.

LE DOMESTIQUE, en sortant.

Oh ! si Monsieur veut... avec son crédit !...

PICARDIN, assis, et déchirant la bande des journaux.

Sans doute, j’ai du crédit !... On n’est pas le secrétaire d’un homme puissant, d’un homme en situation d’être ministre, d’un grand homme enfin, seulement pour écrire ses lettres... 

Jetant un coup d’œil de côté.

Il est parti !... 

Il se lève.

Et je peux l’avouer, ce n’est guère que pour cela que je suis ici !... oui... secrétaire à dix-huit cents francs d’appointements... moi, Picardin !... un ami !... 

Avec orgueil.

Il me traite en ami... quant à cela, je n’ai pas à me plaindre... et je puis dire que, dans l’intimité, nous sommes comme égaux... Lui, duc, millionnaire, et homme de génie !... quel honneur !... Une seule chose m’étonne ; c’est que, me voyant là tous les jours, il n’ait jamais pensé qu’une bonne place, un bon emploi dans le gouvernement me conviendrait à merveille !... Mais non !... Il me dit sans cesse : Vous êtes heureux, vous !... point de soucis ! point d’ambition !... des goûts modestes !... vous ne demandez rien !... C’est vrai, on ne demande rien... maison accepterait bien quelque chose !... Au reste, je ferais peut-être bien de demander... quoique sa confiance me dédommage !... Il me parle de ses affaires, de sa fortune, de ses espérances, de lui... Il me parle souvent de lui !... Je fais même quelques articles dans les journaux sur son mérite, sur ses talents, sur... 

Il ouvre un journal.

Voyons s’ils ne m’ont pas fait de fautes d’impression, cette fois, et si ma rectification d’hier produit un bon effet.

Il parcourt des yeux le journal.

Ah ! voici !... 

Il lit haut.

« Quelques journaux mal informés sont tombés dans de graves erreurs au sujet de M. le duc Georges de Montigny-Lansac ; il importe que la vérité soit bien connue. M. Georges, fils unique et légitime... » 

Parlé.

N’ont-ils pas dit que sa mère n’était pas mariée légalement ?... 

Lisant.

« Et légitime de M. le duc de Montigny-Lansac, épousa, il y a dix ans, en 1822, mademoiselle Laurence Bonardon, riche héritière : peu après, il hérita du titre de son père. Élevé en France, le jeune duc, partisan des idées nouvelles, n’a gardé... » 

Il fait un mouvement et répète avec stupéfaction.

Gardé !... 

Il lit le reste vite et légèrement, comme cherchant le sens.

« Dans le haut rang qu’il occupe, aucune de ses idées. » 

Parlé.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’ils ont mis là ?... 

Il va vivement au bureau, et prend un papier.

Mais je n’avais pas écrit cela, moi !... 

Il lit son papier.

« Le duc n’a renié aucune des idées généreuses de sa jeunesse. » 

Parlé.

Il y a renié !... tout juste le contraire de ce qu’ils ont imprimé !... Voilà ce que j’avais écrit, ce qu’il croit, ce que tous doivent croire !... Voyons le reste. 

Il reprend le journal.

« Depuis dix années, on l’a toujours vu aussi véritable ami des libertés publiques que de la gloire de sa patrie. » 

Parlé.

Très bien ! ceci ne veut absolument rien dire... c’est excellent !... Mais cette diable de faute d’impression ? 

Il se remet au bureau et écrit.

Encore une rectification à faire !... Si les journaux se mettent à dire toutes les vérités, il faudra passer sa vie à rectifier des erreurs !...

Écrivant.

Allons, voilà un erratum pour le numéro de demain. 

Il se lève.

En attendant, que le journal disparaisse !... 

Il le jette au feu.

Si le duc voyait cela, il entrerait dans une belle colère !... il dirait ! 

Il imite le comte.

C’est un fait exprès, une malice, une calomnie !... 

Il rit.

Et il en serait convaincu !... Oh ! oh ! voici la duchesse.

 

 

Scène II

 

LAURENCE, entrant par la porte du deuxième plan, à gauche, PICARDIN

 

LAURENCE, jetant les yeux autour d’elle.

Vous êtes seul ? Georges est sorti ?

PICARDIN.

Oui, madame la duchesse.

LAURENCE.

Pour toute la journée ?

PICARDIN.

C’est probable. Vous savez que M. le duc a rempli tous ces jours-ci les fonctions de juré, et cela n’est pas fini !... Ah ! je voudrais être juré ! je voudrais être riche... et même excessivement riche, comme lui !... J’avais tant de goût pour l’état de millionnaire !...Je suis sûr que je m’en serais tiré aussi bien que M. le duc... qui pourtant est un modèle.

LAURENCE.

Écoutez-moi... je veux que vous me disiez la vérité.

PICARDIN, à part.

Bon ! je vais être obligé de mentir.

LAURENCE.

Vous êtes plus que le secrétaire... vous êtes l’ami, le confident de Georges.

PICARDIN.

Oh ! soyez sûr qu’il ne me dit pas tout.

LAURENCE.

Pourvu qu’il vous ait dit ce que je veux savoir, cela me suffit.

PICARDIN.

C’est juste.

LAURENCE.

Jadis, au couvent, j’ai connu une jeune fille du peuple nommée Mathilde.

PICARDIN, à part.

Nous y voilà !

LAURENCE.

Je la revis une fois chez Méloé, cette artiste qui s’est faite en Italie une si grande réputation depuis quelques années, et dont je regrette l’absence.

PICARDIN.

Ah !... moi aussi !... quel admirable caractère ! bonne pour tous !... pour moi... pour Jules ! Vous souvenez-vous, madame la duchesse, du petit Jules ?... un espiègle !

LAURENCE.

Oui, oui !... Mais vous voulez m’empêcher de poursuivre... et je veux que vous m’entendiez !... J’avais complètement perdu de vue cette Mathilde... Il y a quelques mois, je l’aperçus au bois de Boulogne, dans une élégante voiture : elle passa si près de la mienne, que je ne pus retenir un geste de surprise... elle crut que je la saluais, et me rendit mon salut, en rougissant beaucoup.

PICARDIN.

C’était un charmant garçon, que Jules.

LAURENCE.

La personne qui m’accompagnait eut l’air surprise, embarrassée, et de mon action, et de mes questions.

PICARDIN, à part.

Je le crois, pardieu, bien.

LAURENCE.

Je devinai sans peine que cette fille pauvre et jolie était au nombre de ces beautés près desquelles les hommes vont par ennui, restent par habitude, et oublient parfois des liens sacrés qu’ils auraient dû respecter pour avoir le droit d’exiger qu’on les respecte.

PICARDIN.

Que voulez-vous, madame la duchesse ?... la faiblesse humaine.

LAURENCE.

Hier, j’étais à l’Opéra, Mathilde y était aussi, étalant une toilette magnifique.

PICARDIN.

Pourquoi vous occuper de cela ?

LAURENCE.

Parce que vous allez me dire, monsieur Picardin, qui est-ce qui fournit au luxe de cette femme.

PICARDIN.

Ce n’est pas moi, je vous le jure !... avec les dix-huit cents francs que j’ai comme secrétaire...

LAURENCE.

Et que vous pourrez bien ne plus avoir si vous ne parlez pas.

PICARDIN, à part.

Mais que je perdrais, bien certainement, si je parlais.

LAURENCE.

Eh bien ?

PICARDIN.

Puisque madame la duchesse me fait l’honneur de me traiter en ami... et même en confident... elle me permettra, je l’espère, de dire la vérité. Madame la duchesse est une femme à la mode, jolie, riche et aimable ; tout le monde la fête; elle a une maison brillante, du crédit, des amis... ce serait folie de gâter son bonheur par des soupçons, et sa beauté par des larmes. Je l’en conjure, qu’elle soit toujours calme, heureuse et belle !... et qu’elle ne s’inquiète de rien... c’est le parti le plus sage.

LAURENCE, le regardant.

Il paraît que Georges vous a chargé de me répéter ce qu’il me dit tous les jours ?... mais, monsieur Picardin, vous avez du bon sens, et ce serait folie de perdre votre position par une discrétion dangereuse.

PICARDIN.

Si c’est à moi que madame la duchesse s’en prend, ce ne sera pas juste.

LAURENCE.

Je vous le répète, je vous regarde comme ami de Georges... oui... comme notre ami.

PICARDIN, s’inclinant.

Cet honneur...

À part, avec orgueil.

Oui, l’ami d’un grand homme !

LAURENCE.

Initié à tous ses intérêts, bien plus... à ses idées, à ses sentiments depuis des années, vous le savez, il fut un temps où je doutai déjà du cœur de Georges.

PICARDIN.

Vous vous trompiez alors.

LAURENCE.

Vous vous rappelez l’époque où le sort de Georges changea ?

PICARDIN.

Si je m’en souviens ? Ce fut à propos, ma foi !

LAURENCE.

Je l’aimais, j’étais riche, et lui, avec un titre et un grand nom, manquait de la fortune nécessaire pour en soutenir l’éclat : alors je lui donnai la richesse pour le rang qu’il me donna !... Rien n’était plus simple et plus naturel que cet échange ; mais j’avais cru lire dans la pensée de Georges son amour pour une autre... Et, même près de moi, entouré de plaisirs et d’opulence, je craignis longtemps qu’il ne l’eût conservé.

PICARDIN.

Il aurait fallu avoir du malheur !... Dans le trajet d’une mansarde à un palais, il se perd tant de choses !

LAURENCE.

Quand son père, ce vieillard qui nous aimait tous deux, eut décidé notre mariage, qui donnait une grande fortune au descendant d’une grande famille ruinée, et que Méloé, celle que je l’avais soupçonné d’aimer, fut partie pour l’Italie... j’eus un moment de joie ; je crus qu’il serait à moi tout à fait.

PICARDIN.

Il en fut ainsi, soyez-en sûre.

LAURENCE.

Non !... Son âme, alors exaltée et tendre, nourrissait des regrets... du moins, je crus le deviner... et, jalouse d’un souvenir, je vis avec joie les devoirs du monde, le mouvement de la vie positive et le bien-être de l’opulence éteindre peu à peu ce cœur passionné que je n’avais pu posséder !... Oui, j’ai aidé moi-même à effacer sous la vie matérielle et les petits intérêts de tous les jours les rêves de la jeunesse auxquels se mêlait un autre amour que le mien.

PICARDIN.

S’il en reste la moindre chose aujourd’hui, je consens à supporter toute la colère de madame la duchesse.

LAURENCE.

Mais qu’ai-je gagné à cet oubli du passé... si le présent m’a enlevé non seulement toutes les affections, mais le temps et les soins que Georges me donnait encore ? 

À elle-même en s’écartant un peu.

Oui ! il n’a plus d’illusions ; mais il consacre toutes ses heures à des plaisirs faciles, et maintenant, au lieu d’un amour idéal... ah ! il ne sait donc pas tout ce que l’abandon a de cruel... tout ce que le besoin de s’étourdir peut amener de dangers ?

Elle revient près de Picardin.

Monsieur Picardin, il faut que je sache tout ce qui a rapport à Mathilde... et c’est par vous que je veux l’apprendre !... pensez-y... et au revoir !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène III

 

PICARDIN, puis LE DOMESTIQUE

 

PICARDIN, seul.

Me voilà bien !... brouillé avec l’un ou avec l’autre... et peut-être avec tous les deux !... Et cela, juste au moment où j’allais demander quelque chose !... Et cependant, il n’y a plus rien à craindre du passé !... le duc a oublié jusqu’à cette belle Méloé dont le nom lui arrive pourtant d’Italie avec le bruit de ses succès !... Est-ce qu’il y aurait dans l’atmosphère de la richesse un parfum d’oubli qu’on respire sans le savoir ?... Par exemple, ce petit espiègle de Jules, qui depuis longtemps doit être un homme... Dieu sait ce qu’il est devenu !... Je l’aimais, cet enfant !... et moi aussi, je l’ai oublié !... Il annonçait de l’énergie, de brillantes dispositions... Il aura sûrement fait fortune, puisqu’on n’en a plus entendu parler et qu’il ne nous a jamais rien demandé. Georges avait jadis tant d’amitié pour lui !... eh bien ! en dix années, le duc de Lansac ne s’en est pas informé une seule fois !... Il paraît que son souvenir et son amitié ont été au nombre des effets perdus dans le déménagement. 

LE DOMESTIQUE, entrant un livre à la main.

Ah ! madame ?...

PICARDIN.

Eh bien ! que voulez-vous encore ?

LE DOMESTIQUE.

Madame la duchesse est sortie ?

PICARDIN.

Oui.

LE DOMESTIQUE.

Et monsieur le duc n’est pas rentré ?

PICARDIN.

Non.

LE DOMESTIQUE, du ton d’un homme qui cherche un prétexte.

C’est... qu’il y a dans la première pièce une foule de solliciteurs, de personnes qui voudraient parler à monsieur le duc... et il faudrait peut-être les congédier, si monsieur le duc ne doit pas rentrer de la matinée.

PICARDIN.

Sans doute... il fallait le leur dire... Mais j’y vais moi-même... ce sera plus convenable !...

À lui-même. 

Ils reviendront demain plus nombreux ; ça fait bien dans une antichambre.

Il sort par le fond.

LE DOMESTIQUE, seul.

Bon !... le voilà parti !... et mademoiselle Mathilde qui attend dans le petit escalier !... 

Il va à la porte du premier plan à gauche du spectateur.

Entrez, Mademoiselle.

 

 

Scène IV

 

LE DOMESTIQUE, MATHILDE

 

MATHILDE, très agitée.

Merci, Joseph !... Tenez !... 

Elle fut donne de l’argent.

Oh ! c’est un service... un grand service que vous me rendez !... 

Le domestique disparaît un peu par la porte du fond comme pour voir si quelqu’un ne vient pas. À elle-même.

Depuis trois jours Georges n’est pas venu... il ne répond plus à mes lettres... il faut que je lui parle... Et cette démarche imprudente... elle est nécessaire !... Tant qu’il m’a aimée, je n’ai vu que mon bonheur !... depuis son abandonne ne vois que mes torts !... Ah ! je n’en aurai pas d’autres, du moins !... Georges, ce dernier adieu... puis la pauvre Mathilde reprendra, s’il est possible, son courage et son travail... Mais en aurai-je la force ?...

LE DOMESTIQUE, rentrant avec précaution et d’un ton mystérieux.

Mademoiselle ne peut pas rester là, puisqu’elle ne veut voir que monsieur le duc, car son secrétaire, M. Picardin, se tient ici... mais si elle veut entrer dans la bibliothèque...

MATHILDE.

Oui... j’attendrai là !... Dès que le duc reviendra, vous lui direz qu’une dame veut lui parler à lui seul... et vous ne me nommerez pas.

LE DOMESTIQUE.

Comptez sur moi... Mais on revient... entrez bien vite.

MATHILDE, sortant par la porte à droite.

Oh ! mon Dieu !...

LE DOMESTIQUE, fermant la porte.

Il était temps !...

 

 

Scène V

 

PICARDIN, LE DOMESTIQUE

 

PICARDIN, entrant par le fond et allant au bureau.

Ah ! bon, vous voilà !... Portez vite ceci au bureau du journal Impartial... Mais qu’alliez-vous donc faire dans la bibliothèque avec ce livre ?

LE DOMESTIQUE.

Ce livre n’est pas de la bibliothèque : c’est le cousin de madame qui vient de renvoyer ce volume, qu’elle lui avait prêté, à ce qu’il paraît.

PICARDIN, indiquant la cheminée.

Posez-le ici, je le lui rendrai moi-même... Et allez tout de suite, vous remettrez ce papier de ma part au rédacteur en chef.

LE DOMESTIQUE, qui a posé le livre sur la cheminée.

Oui, Monsieur.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

PICARDIN, seul, avec importance

 

Les solliciteurs sont dispersés... je leur ai parlé avec dignité !... Oh ! comme ils écoutaient respectueusement !... comme ils saluaient !... 

Il salue profondément.

Ainsi !... 

Il se frotte les mains.

Il y a toujours des gens qui demandent !... On refuse ? ils reviennent !... On accorde ? ils reviennent encore, pour demander autre chose !... En l’absence du duc, je les reçois... je promets... on me flatte... on me croit du crédit... Ils disent tous : Un homme comme vous, Monsieur !... si vous vouliez !... je vous supplie... j’ai des droits... des titres !... J’écoute tout... je ne fais rien... je crois que c’est à peu près comme si j’avais du pouvoir... Mais il faut absolument que je sache au juste ce qu’il en est !... je suis décidé !... Je vais demander au duc un bon emploi... Après dix années !... j’y ai mis de la patience, j’espère !... Ah ! le voici... je vais lui en parler... l’amitié d’un grand homme doit aussi mener à quelque chose de grand.

 

 

Scène VII

 

PICARDIN, LE DUC GEORGES

 

GEORGES, entrant par le fond d’un air gai.

Ah ! enfin, me voici chez moi !... Ma foi, je craignais d’en avoir pour jusqu’au soir.

PICARDIN.

Eh bien, qu’est-il arrivé pour ces jeunes fous qui voulaient tout bouleverser ?... Car c’est fini, le procès ?...

GEORGES.

Oui... fini... tout à l’heure !... Je suis horriblement fatigué ! Huit jours sans désemparer !... c’est pour en mourir.

PICARDIN.

Ah ! le jugement est prononcé ?...

GEORGES.

Il va l’être !... Savez-vous qu’il fait froid, Picardin ?... 

Picardin lui avance un fauteuil près du feu ; il s’assied avec complaisance et met ses pieds sur les chenets.

C’est odieux d’être là du matin au soir !... ces coquins-là nous tueront.

PICARDIN, avec empressement.

Il faut bien vous reposer, monsieur le duc !

GEORGES.

Je n’ai pas eu un moment de plaisir tous ces jours-ci.

PICARDIN.

Quelle sera la peine ?

GEORGES.

La prison pour plusieurs. Mais qu’avez-vous à me dire de nouveau ? j’ai besoin de distractions.

PICARDIN.

Et les autres ?...

GEORGES.

Quelques-uns seront acquittés... et d’autres....

Il indique d’un geste que tout est fini pour eux.

Sonnez donc, je vous prie ; qu’on mette du bois au feu... je ne me réchauffe pas.

PICARDIN.

Je vais moi-même. 

Il met du bois dans la cheminée.

D’autres... condamnés ?...

GEORGES, sans lui répondre et avec une grande bonhomie.

Mon Dieu, qu’on a tort de s’agiter, de se donner tant de peine pour quelques folles idées !... Pourquoi ne reste-t-on pas ainsi dans un bon fauteuil, au coin d’un bon feu, dans un appartement bien chaud, à rêver et à travailler ?... car la fortune ne m’a point fait perdre le goût du travail, à moi !... je ne suis pas de ces hommes qui consument leur temps en courses de chevaux, en chasses, en folies... N’est-ce pas, mon ami ? moi, je n’ai rien changé à mes habitudes !...

PICARDIN, à part.

Est-ce que ce serait moi qui me tromperais ? Il a l’air si sûr !

Haut. 

Oui, vous avez toujours là votre grand ouvrage, l’Avenir du monde.

GEORGES.

J’y pense constamment... et c’est à mon grand regret s’il n’avance pas davantage ! mais les affaires, les devoirs de société ne me laissent pas un instant !... N’avais-je pas aussi à me faire pardonner ma subite opulence ? Si je m’étais affranchi des rapports de société, j’étais perdu.

PICARDIN.

Que de sagesse dans toutes vos paroles !

GEORGES.

Voyez-vous bien, Picardin, il y a des gens qui se plaignent toujours du sort... mais le malheur se compose de maladresses, et il ne faut pas être maladroit... il faut suivre la foule !... faire comme tout le monde...

PICARDIN.

Aussi, votre considération, votre crédit... et même votre fortune, augmentent tous les jours !

GEORGES.

Et cela ne m’a pas fait oublier mes amis.

PICARDIN.

Je suis là pour le dire et le prouver.

À part. 

Voici le moment de faire ma demande.

Haut. 

Je pensais tout à l’heure, que, si Monsieur le duc le voulait, il pourrait me...

GEORGES, sans l’écouter.

Est-il venu quelqu’un ?

PICARDIN.

Une foule de solliciteurs, qui reviendront demain... D’abord ce préfet destitué qui compte sur la première préfecture vacante.

GEORGES.

Impossible ! elle est destinée à un parent de ma femme.

PICARDIN.

Ah !... puis un candidat à l’académie des sciences morales, qui espère la voix de monsieur le Duc.

GEORGES.

Impossible ! je porte mon ami Ranville.

PICARDIN.

Ah !... Mais il n’écrit pas ?

GEORGES.

Tant mieux !... ceux qui ont des titres se croient des droits, et ne nous savent aucun gré de les nommer.

PICARDIN, d’un air aimable et obséquieux.

Je connais quelqu’un qui saurait bien bon gré à monsieur le duc, s’il voulait...

GEORGES, se levant sans l’écouter, et allant prendre la gauche du spectateur.

Décidément, dès demain, je veux reprendre mon livre !... à présent, je vois les choses telles qu’elles sont.

PICARDIN, à part.

S’il pouvait voir qu’il me faut une bonne place...

GEORGES.

On est frondeur dans la jeunesse... plus tard on sent qu’il faut regarder les hommes comme les tableaux... avec le jour favorable.

PICARDIN.

S’il faut cent mille livres de rentes pour bien voir, je ne m’étonne plus que tant de gens voient mal.

GEORGES.

Ils ont tort.

PICARDIN.

Mais j’ai peur que madame la duchesse ne voie trop bien... elle m’a questionné, sur mademoiselle Mathilde.

GEORGES.

Oh ! que c’est mal à propos !... je l’ai quittée.

PICARDIN.

Comment ?

GEORGES.

Oui... elle devenait exigeante, impérieuse... on ne forme de pareils liens que pour être parfaitement libre.

PICARDIN.

C’est heureux, car madame la duchesse m’a paru triste, inquiète et mécontente.

GEORGES, d’un ton très indifférent et avec bonhomie.

Que veut-elle donc ? Je lui laisse toute liberté, je lui donne tout l’argent qu’elle souhaite !... elle se plaint toujours ! que peut-elle désirer !... Ce n’est pas raisonnable.

PICARDIN.

Peut-être ne comprenez-vous pas ses regrets et ses idées ? 

GEORGES, souriant.

Ah ! nous y voilà !... les femmes sont singulières à présent !... quand on ne veut pas les adorer, elles disent qu’on ne peut pas les comprendre.

PICARDIN.

C’est leur faute, et non la nôtre !

GEORGES.

Après douze années d’un mariage de convenances, où certes elle a été heureuse !... jamais un reproche n’est venu l’attrister !... Vous savez, Picardin, que j’ai des idées... sur les femmes... qui n’ont pas plus changé que les autres !...

PICARDIN, étonné.

Vous croyez ?...

GEORGES, allant s’adosser à la cheminée.

Ma foi, les plaintes de Laurence, ma rupture avec Mathilde, l’envie de faire un beau voyage au printemps, tout cela m’a décidé à demander une ambassade.

PICARDIN.

Et vous l’aurez !... Est-ce qu’on peut vous refuser quelque chose en ce moment ?

GEORGES.

Puis... enfin... on peut arriver aux affaires... Un ministère peut se présenter... et il est toujours bon de s’aider de l’expérience des cours étrangères... d’étudier de près la marche des gouvernements... tout cela dans l’intérêt des peuples !... C’est en Russie que je veux aller.

PICARDIN.

Pourquoi pas à Constantinople ?

GEORGES.

N’est-il rien arrivé de Madrid ?...

PICARDIN.

Non, monsieur le duc.

GEORGES.

Il me semble qu’on tarde à m’envoyer le grand cordon qui m’a été promis ! et pour aller dans une cour étrangère, c’est indispensable. Je vous emmènerai, Picardin... Oui... vous viendrez avec moi, et vous aurez de gros appointements.

PICARDIN, triomphant.

Que de bonté !

GEORGES.

Sur le budget de l’ambassade.

PICARDIN.

Ah !... que c’est généreux !

GEORGES.

Je laisserai Laurence à Paris... quelque temps du moins... Oh ! je ne suis pas jaloux !... elle ne m’a pas vu comme ces maris inquiets, qui épient et veulent régler jusqu’aux plus secrets mouvements du cœur de leurs femmes... qui se tourmentent de la moindre démarche Laurence est donc venue ici, dans mon cabinet, pendant mon absence ?

PICARDIN.

Oui... elle m’a interrogé avant de sortir.

GEORGES.

Ah !... Où peut-elle être allée ?

PICARDIN.

Je l’ignore.

GEORGES.

Qu’importe ? elle est libre ! Il y a des maris qui font à leurs femmes des devoirs qu’ils sont loin de remplir eux-mêmes qui vont cherchant, s’inquiétant, et qui souvent trouvent plus qu’ils ne  cherchent. 

En disant cela, il a touché le livre qui est sur la cheminée.

Qu’est-ce que ce livre ?

PICARDIN.

Un volume renvoyé à madame la duchesse par monsieur son cousin.

GEORGES.

Ah ! ce fat... si impertinent !

PICARDIN.

Joseph a posé là ce livre...

GEORGES, qui l’a ouvert et qui lit le titre.

Poésies de l’âme

Il sourit.

On fait donc toujours des vers ?... à quoi bon ?... personne n’en lit, cela ne sert à rien. 

En feuilletant le livre, il fait tomber un papier.

Ah ! un billet !... 

PICARDIN, à part.

Diable !... j’ai peur que ceci ne serve à quelque chose.

GEORGES, ramassant le papier.

Un envoi sans doute ?... 

Il lit à demi-voix.

« Le temps est superbe, la séance finira tard ; ne vous promenez-vous pas au bois aujourd’hui ? » 

Avec agitation et colère comprimée.

Encore une impertinence de ce fat ! et l’étourderie de Laurence autorise...

PICARDIN.

Mais, monsieur le duc...

GEORGES, sonnant.

Laissez-moi, Picardin. 

Picardin sort, le domestique entre. 

Madame est-elle rentrée ?

LE DOMESTIQUE.

Non, monsieur le duc...

GEORGES.

Dès qu’elle rentrera, je l’attends ici, je veux lui parler.

LE DOMESTIQUE.

On préviendra madame la duchesse... Mais il y a là un étranger qui vient pour la troisième fois, et qui insiste pour entrer.

GEORGES.

Allons, qu’il entre... que je me débarrasse de cet importun !

À lui-même.

Ce billet !... oh ! madame la duchesse...

Il froisse le billet avec colère. Le domestique reparaît au fond et introduit le prince Benati, qui est dans un costume pauvre, et qui va vert le duc avec une contenance timide. Le domestique s’est retiré.

 

 

Scène VIII

 

GEORGES, LE PRINCE BENATI

 

Il présente une lettre à Georges, sans lever les yeux sur lui : Georges prend la lettre sans regarder le prince.

LE PRINCE.

Cette lettre, monsieur le duc, me fut donnée par une femme jeune et belle, dont le grand talent enchante aujourd’hui l’Italie. 

GEORGES, ouvrant la lettre et jetant les yeux sur la signature. À lui-même.

Méloé !... 

Haut.

Encore à Rome ?

LE PRINCE.

Oui, il y a deux mois. Je lui dois tout, monsieur le duc, jusqu’à la vie !

GEORGES, d’un ton froid et indifférent.

Ah !

LE PRINCE.

J’étais impliqué dans les derniers troubles de l’Italie.

GEORGES, d’un ton mécontent.

Vous, monsieur ?

LE PRINCE, avec embarras et toujours sans lever les yeux.

Oui, je l’avoue... j’essayai d’affranchir mon pays.

GEORGES, allant s’asseoir près du bureau.

C’est cela ! quelle folie !

LE PRINCE.

J’avais d’autres idées quand je vins en France, il y a quelques années... mais de jeunes et nobles cœurs m’inspirèrent alors un généreux dévouement.

GEORGES.

Rêves d’étourdis avec lesquels on trouble son pays.

LE PRINCE.

Un surtout, dont la vertu sévère me sauva de plus d’une erreur, et m’apprit à mépriser ces vains titres que je tenais de ma naissance...

GEORGES, avec dédain.

Parce qu’il n’en possédait pas.

LE PRINCE.

À sacrifier ma fortune...

GEORGES, haussant les épaules.

Parce qu’il n’avait pas le sou.

LE PRINCE.

Tous mes biens, et jusqu’à ma vie, je les risquai pour le triomphe de ces idées... qu’il m’avait données.

GEORGES, moqueur.

Il vous avait rendu là un joli service !... 

Il regarde le prince d’un air de pitié dédaigneuse ; puis en examinant son visage, il fait un mouvement qu’il réprime aussitôt, et dit à part.

Le prince Benati !

LE PRINCE.

Je reportai ce dangereux courage dans ma patrie, je le lis partager à mes amis... mais notre pays ne fut pas sauvé !

GEORGES.

Et vous vous êtes perdus !

LE PRINCE.

Condamné, et captif pendant bien des années, ce fut celle qui vous écrit qui parvint à me faire échapper de la prison, et à me procurer les moyens d’arriver à la frontière.

GEORGES, très froid.

Elle vous donna cette lettre ?

LE PRINCE.

En me disant seulement : « Dès que vous serez à Paris, remettez-la vous-même. »

GEORGES.

Elle n’a rien ajouté ?

LE PRINCE.

Rien... mais il semblait, à sa manière de me dire cela, qu’elle y attachait une grande importance, un sens caché.

GEORGES, d’un air très indiffèrent, mais embarrassé.

Ce n’est pourtant qu’une lettre de recommandation ordinaire.

LE PRINCE, relevant la tête avec fierté.

Et cela n’engage à rien, n’est-ce pas ? 

Ses yeux se sont attachés sur Georges ; il fait un mouvement de surprise.

Ô ciel !

GEORGES, qui l’a regardé aussi, à part.

C’est bien lui !

LE PRINCE.

Mais... ce n’est pas possible... je me trompe !

GEORGES, essayant de cacher son trouble.

Quoi donc ?

LE PRINCE.

Une ressemblance !... Oh ! qu’elle ne vous offense pas... il était si noble et si bon !... ses idées si généreuses... Car c’était lui, monsieur, dont je parlais...

GEORGES, avec embarras.

Mais... monsieur...

LE PRINCE.

Je sais bien que ce ne peut être vous ! vos paroles... 

Regardant autour de lui.

cette opulence, ce rang...

Reportant les yeux sur Georges.

Pourtant c’est à s’y méprendre.

 

 

Scène IX

 

GEORGES, PICARDIN, LE PRINCE

 

PICARDIN, entrant par le fond.

Monsieur le duc...

Georges s’est levé.

LE PRINCE, regardant Picardin.

Mais cette figure aussi ne m’est pas inconnue.

PICARDIN.

Je me flatte que ma figure est bonne à connaître ; mais la vôtre, monsieur, me rappelle en effet...

LE PRINCE.

Non, non, je ne me trompe pas !... Ce que j’entends, ce que je vois... mais je n’en puis douter, c’est lui !... C’est vous, Georges !

Il va à Georges, et se trouve ainsi place entre lui et Picardin, qui prend la droite du spectateur.

PICARDIN, à part.

Bon ! j’y suis... un ami d’autrefois que nous ne reconnaissons pas !

GEORGES.

Je ne me rappelais pas bien...

LE PRINCE.

Il y a si longtemps ! et tout a bien changé ! Autrefois nous avions les mêmes idées, nous formions les mêmes vœux... et maintenant... ah ! je dirais que mes yeux me trompent, si mon cœur ne me disait que c’est vous, Georges.

GEORGES, prenant son parti.

Votre cœur dit vrai !

Il lui tend la main.

PICARDIN.

Oui, certainement. 

À part.

Il paraît que nous le reconnaissons.

LE PRINCE, avec joie.

Je devine ! Le silence de Méloé, votre réserve, vos paroles, tout était concerté... une surprise ! Ah ! Georges, quel bonheur ! 

GEORGES, avec embarras.

Certainement.

PICARDIN.

Nous ne sommes pas de ceux qui oublient leurs amis.

LE PRINCE.

L’expression de Méloé, en me disant : « À lui !... remettez cet écrit à lui-même ! » aurait dû déjà me faire soupçonner quelque chose ; mais je n’osai l’interroger, car lorsque je la revis pour la première fois, c’était à Rome, peu de temps après son arrivée. Je lui parlai de Mathilde, cette charmante jeune fille près de laquelle j’avais eu bien de la peine à suivre vos leçons et vos exemples de sagesse... Je lui parlai aussi de vous, Georges, mais elle me parut tellement troublée à votre nom...

GEORGES.

Que dites-vous ?

LE PRINCE.

Elle devint tremblante, une larme brilla dans ses yeux.

GEORGES, à part, tristement.

Ah ! Méloé !

LE PRINCE.

J’avais lu dans son cœur, et la crainte de l’affliger m’empêcha de renouveler mes questions... Ah ! sa vie si glorieuse par ses talents, si pure et si noble par ses actions, n’est pas heureuse, je le crains. Un regret cruel, constant... 

Georges l’interroge du regard ; il continue un peu plus bas.

Oui, Georges, elle vous aimait !

GEORGES, vivement.

Silence ! 

À part, avec douleur.

Tu ne m’aurais pas trompé, toi, Méloé !

LE PRINCE.

Pardon, si je trouble ainsi votre cœur !... c’est que votre vue me rappelle tous ces beaux jours de la jeunesse et toutes les personnes que nous aimions ensemble... C’est avec une joie infinie que je vous revois ! c’est avec respect que j’ai gardé nos idées... En moi rien n’est changé : je n’ai perdu que ma richesse ; mais je ne me plaindrai plus du sort, puisque vous êtes heureux ! 

Regardant autour de la chambre et voyant Picardin.

Je vois déjà un ancien ami dont vous avez fait la fortune...

PICARDIN, à part.

Fortune modeste !

LE PRINCE.

Avec qui vous partagez en frère !

PICARDIN, à part.

Frère cadet !

LE PRINCE.

Sans doute les autres aussi... ce cher Jules ?

GEORGES, embarrassé.

Jules ?...

LE PRINCE, vivement.

Oh ! je n’ai rien oublié !... c’était un enfant, mais déjà plein d’âme et de force pour le bien ! Je parie qu’il est arrivé, grâce à vous, à une belle situation ?

GEORGES, embarrassé et regardant autour de lui, à part.

Ne viendra-t-il personne ?

LE PRINCE, gaiement.

Je pense à tout.

PICARDIN, à part.

Et il s’en vante !

LE PRINCE.

Et cette bonne Laurence ? Ses richesses en auront tenté plus d’un dans ce siècle de calcul ?

GEORGES, à part.

Que dit-il ?

PICARDIN, à part.

Il ne finira pas.

LE PRINCE.

Mais parlez donc, Georges... Ma joie, ma surprise, mes questions vous étonnent et vous embarrassent... Vous savez ce que c’est que nos vives impressions : notre cœur est comme notre soleil, plein de chaleur et de joie !... Dictez donc vite tout votre bonheur à votre ami, afin que tous ses chagrins soient effacés.

On entend un meuble tomber dans la bibliothèque à droite du spectateur.

GEORGES, content de ce qui peut l’enlever à son embarras.

Quelqu’un est là... Voyez donc Picardin !

PICARDIN, allant vers la porte.

Ce ne peut être que madame la duchesse.

LE PRINCE.

Ah ! vous êtes marié ?

GEORGES, avec impatience.

Qu’on entre donc !

Mathilde troublée s’avance.

 

 

Scène X

 

LE PRINCE, GEORGES, MATHILDE, PICARDIN

 

GEORGES, à part.

Dieu !

LE PRINCE.

Que vois-je ?

MATHILDE, à Georges.

J’attendais là que vous fussiez seul.

LE PRINCE, très gracieux.

C’était nous enlever un bonheur, Georges, c’est elle... Je reconnais encore, là toute la générosité de votre âme.

MATHILDE, à part.

Que dit-il ?

LE PRINCE.

Bien, mon ami !... Et à vous mon compliment, madame !

PICARDIN, à part.

Il la prend pour sa femme !

LE PRINCE, à Mathilde.

Vous avez oublié sans doute le pauvre étranger ?... Ce n’est pas étonnant : le bonheur, la fortune... mais, je le jure, il eût été capable de faire pour vous tout ce qu’a fait son ami.

PICARDIN, à part.

Qu’est-ce qu’il dit, mon Dieu ? qu’est-ce qu’il dit ?

GEORGES, bas à Mathilde.

Pourquoi venir ici ?

MATHILDE, bas à Georges.

Pourquoi ne venez-vous plus ?

LE PRINCE.

Encore plus jolie et plus belle dans ce rang élevé où nos respects seuls doivent vous chercher !

PICARDIN, à part.

L’Italien s’enferre dans ses compliments !

MATHILDE, avec embarras.

Monsieur...

LE PRINCE, à Georges, riant.

Ah ! il y avait peut-être un peu de jalousie dans vos bons conseils... j’en eus l’idée ; mais vous aviez raison, vous étiez libre, vous, et comme vous le disiez, ce n’était pas un hommage dont elle pût rougir qu’il fallait offrir à cette jeune personne si innocente et si pure... Voyez comme je me souviens, même de vos expressions ! 

GEORGES, à part.

Quel supplice !

PICARDIN, à part.

Ce diable d’homme a une mémoire impitoyable !

LE PRINCE.

Ainsi, quand l’opulence est venue, ce nom, ce rang, l’éclat qui l’environne, servirent à récompenser la vertu ?

MATHILDE, bas à Georges.

Emmenez-le d’ici... ses paroles me tuent !

GEORGES.

Que dire ?

PICARDIN, à part.

Comment les tirer de là ?... Je ne trouve rien !...

On entend dans la coulisse au fond Laurence s’écrier : Viens, viens !

 

 

Scène XI

 

LE PRINCE, GEORGES, LAURENCE, MÉLOÉ, MATHILDE, PICARDIN

 

GEORGES, à part.

Laurence !...

MATHILDE, de même.

Mon Dieu, protégez-moi !

LE PRINCE.

Que dit-elle ?

LAURENCE, entrant au fond avec Méloé.

Viens donc, Méloé !

LE PRINCE.

Méloé !... c’est elle !...

GEORGES.

Méloé !

LAURENCE, apercevant Mathilde.

Mathilde, ici !... Mathilde !

MÉLOÉ.

Qu’as-tu donc ?

LAURENCE.

Sais-tu ce qui l’amène chez moi ? ses amours avec monsieur le duc !... chez moi !... moi... qui suis sa femme !

LE PRINCE.

Qu’entends-je ?

GEORGES, allant à Laurence, et lui montrant le billet, à demi-voix.

Qu’avez-vous à dire, vous à qui l’on ose écrire ainsi ?

LAURENCE.

Comment ?

GEORGES.

Lisez, madame !...

LAURENCE.

Mais, monsieur...

Georges la repousse d’un geste.

Méloé, qui s’est avancée et a entendu ce qu’a dit Georges. Mais ce n’est pas vrai !... Tout ce que j’entends là n’est pas possible !... Ô mes amis, qu’êtes-vous devenus ?

GEORGES, avec une espèce d’effroi.

Méloé !...

MÉLOÉ, près de Georges et à demi-voix avec douleur.

Georges... à quoi donc aura servi mon sacrifice ?...

Georges fait un mouvement.

MATHILDE, à Méloé.

Ne m’abandonnez pas.

LAURENCE, lui prenant la main de l’autre côté.

Mon Dieu !... il ne peut m’entendre !

GEORGES, à lui-même.

Elle ici !... Dans quel moment !...

MÉLOÉ.

Oui, moi... qui vous croyais tous heureux... qui me croyais seule à plaindre.

GEORGES.

Ô mon Dieu !...

MÉLOÉ.

Moi qui trouve Laurence au désespoir... Mathilde mourante... et vous, Georges, vous... ah ! vous êtes peut-être le plus malheureux de tous !

GEORGES, faisant un mouvement.

Moi ?

MÉLOÉ.

Oui !... Savez-vous pourquoi je suis venue ?... pourquoi j’ai quitté l’Italie ? pourquoi, quand j’ai rencontré Laurence, je l’ai entraînée en lui disant : Conduis-moi près de lui, à l’instant ?... Près de vous, Georges !... ah ! ce n’était pas ainsi que je pensais vous retrouver !... Je serais venue plus tôt si je vous avais su si malheureux !... c’était un autre que je devais sauver, et pour qui j’accourais vous implorer !

GEORGES.

M’implorer ?... sauver un antre !... ah ! ne parlez pas, Méloé !... J’ai peur de vous entendre rappeler un passé que nous devons tous oublier.

MÉLOÉ.

Non !... parlons-en, au contraire, de ce passé !... de ce passé où nous étions ensemble, où chacun de nous n’avait ni tort à regretter, ni malheur à prévoir ; où, dans notre misère, nous étions tous si riches d’avenir et d’innocence !... oui, tous, qui sommes ici maintenant tristes, piles et désolés !... puis un autre encore... le seul qui manque en ce moment parmi nous, le plus jeune et le pins joyeux ; Jules, cet enfant qui vivait de notre affection, qui pensait avec nos pensées, qui, dans l’âge où toutes les impressions se gravent éternellement au cœur, reçut de nous... de vous, Georges... toutes ses idées !... qui apprit de vous à s’irriter contre l’injustice, à s’armer contre la puissance !

GEORGES.

Arrêtez !... grand Dieu !...

MÉLOÉ.

Savez-vous où il est le pauvre enfant devenu homme ?... Hélas ! je dois m’accuser la première !... Quand la fortune vint à vous, Georges, il me fallut partir, moi, pauvre fille qui ne pouvais plus rester, car j’aurais vu la misère, le malheur et l’abandon de ma triste retraite le jour où votre amitié n’aurait plus été là pour me les cacher !... Je me réfugiai sur une terre étrangère, où j’espérais trouver l’oubli !... Jules, dont le cœur s’était près de nous ouvert à la tendresse, chercha le bonheur et l’affection avec une jeune fille dont il unit le sort au sien. Marié à vingt ans, sans fortune, sans état, il ne put être malheureux sans se rappeler les idées, les espérances et les projets où vous l’aviez jadis mis de moitié... Il leur dévoua son courage, sa force, sa vie déjeune homme... et maintenant, maintenant, Georges, savez-vous où l’ont conduit ces idées, ces projets et ces espérances ?... sur le banc des accusés, devant vous qui êtes son juge !

GEORGES, avec égarement.

Oh ! ne dites pas cela !... c’est une erreur, un songe, une méprise !... car je l’aurais vu, je l’aurais défendu !... sauvé !... Ce n’est pas possible !... ce serait épouvantable !...

MÉLOÉ, qui a tiré une lettre de son sein.

Il y a huit jours, j’étais encore à Rome, vous croyant tous heureux... La fortune, la puissance, les plaisirs, vous aviez tout... J’étais tranquille... Cette lettre m’arriva... Écoutez... 

Elle lit.

« Je suis perdu, Méloé !... mais quand un jugement me condamnera, vous saurez encore trouver dans votre cœur des raisons pour m’absoudre, ou des larmes pour me pleurer !... C’est donc à vous que je lègue ma fille, qui déjà n’a plus de mère, et qui bientôt sera seule en ce monde... mais des douleurs que le ciel me gardait, il en est une que je n’avais pas prévue, et contre laquelle mon courage s’est brisé !... Si vous saviez qui siège parmi mes juges, calme, insensible et froid comme le marbre des palais qu’il habite à présent !... qui m’a vu sans se rappeler mes traits !... qui m’a entendu prononcer ses propres paroles sans les reconnaître !... qui condamnera mes idées sans se souvenir qu’elles furent les siennes !... c’est lui !... Georges !... mon premier ami !... lui qui me pressa jadis sur ce cœur plus changé mille fois que sa fortune. » Voilà ce qu’il m’écrivait, lui, Jules Dermond !... Une heure après, j’étais en route pour Paris... et, depuis ce moment, je n’ai quitté ma voiture qu’à la porte de votre hôtel, monsieur le duc !

GEORGES, avec égarement.

Tout cela est-il bien vrai ?... ne suis-je pas sous le poids d’un horrible rêve !... mais cela n’est pas possible.

MÉLOÉ.

Voyez !... tout est réel !... leur malheur et votre oubli !... Comprenez-vous enfin ?

GEORGES.

Ô mon Dieu !

MÉLOÉ.

Vous disiez jadis : Au milieu du monde des intérêts et des plaisirs, un homme ne pense plus qu’à lui seul !... et vous ajoutiez : Malheur à celui dont le cœur insensible a conçu cette idée cruelle : Chacun pour soi ! Oui, vous disiez cela, vous !

GEORGES.

Oui !... je le disais jadis... mais, riche et puissant, j’ai fait comme les autres, j’ai tout oublié, tout sacrifié à moi seul !...

Regardant autour de lui.

Laurence... Méloé... Mathilde... 

Au prince. 

Vous !... et lui... Jules !... oh ! tout est perdu !

MÉLOÉ.

Non !... car à ma voix vous avez pâli ; au nom de Jules, vous avez tremblé !... et vous le sauverez !...

GEORGES.

Le pourrai-je, grand Dieu ?...

MÉLOÉ.

Je sais qu’on n’en appellera pas en vain à votre cœur !... qu’il y avait dans ce cœur une générosité si vive, que ni le pouvoir ni les richesses n’ont pu l’éteindre... Pourquoi, malgré la fortune, ne seriez-vous pas le noble Georges d’autrefois ?... Revenez à vos idées, à vos amis... sauvez un malheureux, fût-il même coupable... Justice à l’innocence, ou pitié pour l’erreur. Georges, au nom du ciel, vous m’écouterez !... Oui, n’est-il pas vrai ?... vous m’entendrez, et vous le sauverez !

GEORGES.

Mais est-ce encore possible ?... le passé se répare-t-il à volonté ?... Éloignez-vous donc, vous qui rappelez des souvenirs qui troublent et qui déchirent le cœur !

TOUS, faisant un mouvement vers lui.

Georges !

GEORGES.

Éloignez-vous tous !... fuyez un malheureux qui ne mérite que l’abandon, ou laissez-moi vous fuir ; car je ne sais pas si, dans ce moment cruel, ma raison ne va pas elle-même m’abandonner aussi... Adieu !

Il sort violemment par le fond.

PICARDIN, le suivant.

Nous ne le quitterons pas.

MÉLOÉ.

Où va-t-il ?... que va-t-il faire ?

LAURENCE.

Je ne le verrai plus !

LE PRINCE.

Restez !... je le suis, et je le ramènerai près de vous.

 

 

Scène XII

 

LAURENCE, MÉLOÉ, MATHILDE

 

MATHILDE.

Ô mon Dieu ! quel triste jour !...

MÉLOÉ.

Vous souvenez-vous d’un autre jour où nous étions ainsi toutes les trois ensemble ? Que de belles espérances alors ?... que de cruels regrets maintenant !... Mais nous nous étions promis secours et appui... Mon Dieu, tu m’as envoyée à propos, je peux les consoler ou partager leurs douleurs... Mathilde !... Laurence !... ah ! je veux tout savoir !

LAURENCE.

Pitié pour moi !... il ne m’aima jamais.

Elle tombe assise sur un fauteuil près du bureau et pleure.

MATHILDE.

Ah ! je n’ose parler !

MÉLOÉ, lui serrant la main.

Pitié pour tous !... Je me souviens de notre enfance, de la bonté de Laurence, de sa générosité dans la fortune... du joyeux courage de Mathilde pour supporter la misère... Que s’est-il donc passé ?

MATHILDE, entraînée par Méloé sur le devant, et d’une voix étouffée.

Oui, Méloé, vous saurez tout !... Quelques années j’ai lutté encore insouciante et joyeuse, dans un grenier, contre la misère et la séduction. Ils m’offraient tous de l’or... je manquais parfois de pain... et je refusais pourtant !... Lui, que j’avais aimé quand il n’avait rien, il me rencontra après ces longs jours de privation... il vit ma pauvreté, voulut me secourir, me consoler... Nos entrevues étaient d’abord toutes de bonté et de protection de sa part, toutes de reconnaissance de la mienne... Mais je ne sais comment cela se fit... il me parla d’amour... Ah ! ne l’accusez pas... peut-être ma joie en le revoyant avait-elle parlé avant lui... Bientôt je n’eus plus d’autre volonté que la sienne !... voilà pourquoi l’on m’a vue parée et brillante !... il le voulait !

MÉLOÉ.

Mon Dieu, la pauvre enfant avait tant souffert !

MATHILDE.

Georges ne m’aime plus !... abandonnée par lui, j’ai voulu le revoir encore une fois... Ah ! soyez-en sûre, jamais je ne l’aurais cherché jusqu’ici, jamais je ne serais venue dans cette maison, si mon sacrifice n’avait été complet, si mon cœur n’avait renoncé à lui pour toujours... Mais le ciel, pour me punir, m’a fait paraître devant vous, et maintenant, méprisée, sans ressources, la mort, j’espère...

MÉLOÉ, très vivement.

Ô Mathilde !... n’as-tu pas au ciel un Dieu qui honore le repentir à l’égal de la vertu et sur la terre, une amie qui partagera avec toi ce qu’elle possède ? Viens, viens, je ne t’abandonnerai jamais !

MATHILDE, à genoux devant elle.

Mon Dieu, donnez-lui tout le bonheur qu’elle mérite !

Elle la regarde. 

Mais elle aussi, elle est pâle et changée !... des traces de souffrances... Oh ! ce n’est pas possible, elle !... tant de vertus, de succès, d’hommages, ont embelli sa vie...

MÉLOÉ, lui prenant vivement la main et la relevant.

Ne parle pas de moi... je n’ai pas cherché la gloire, mais l’oubli... Si j’ai méprisé les hommages, refusé les plaisirs, et repoussé l’amour, c’est qu’un regret remplissait tout mon cœur ! 

Laurence s’est levée et s’est approchée d’elle : Méloé lui prend la main, ainsi que celle de Mathilde, qui se tient de l’autre côté, mais un peu en arrière.

J’ai bien souffert aussi !... Ah ! pitié pour tous !... On vient !... j’entends la voix de Georges... c’est lui !

LAURENCE.

Méloé, je compte sur toi.

Elle remonte au fond à gauche.

MÉLOÉ.

Reste !

Mathilde va s’asseoir, et pleure au fond à droite.

 

 

Scène XIII

 

LAURENCE, MÉLOÉ, MATHILDE, GEORGES

 

GEORGES, entrant vivement, et tombant accablé sur le fauteuil prés de la cheminée.

Crédit et puissance, j’ai tout perdu !

MÉLOÉ.

Que dit-il ?

GEORGES.

Mais il est sauvé, lui !... Jules !

MÉLOÉ, allant à lui.

Bien, Georges, bien !...

GEORGES, se levant.

Oui, Méloé, dès que votre voix s’est fait entendre, tous mes sentiments d’autrefois se sont réveillés... Oui, j’ai couru au secours de Jules ; j’ai combattu pour lui, contre mes paroles de ce matin, contre mes intérêts, contre mes convictions peut-être... je me suis accusé moi-même !... Enfin, Jules est absous, voilà tout ce que je puis dire... il vous sera rendu !... Mais, pour moi, crédit, puissance et bonheur, tout est perdu !

MÉLOÉ, vivement.

Tout est sauvé !... car vous êtes redevenu le meilleur et le plus noble des hommes !

 

 

Scène XIV

 

MÉLOÉ, GEORGES, PICARDIN, LAURENCE, MATHILDE

 

PICARDIN, entrant par le fond, et tenant des papiers, ainsi qu’une dépêche sous enveloppe et avec large cachet.

Me voilà enfin !... que d’affaires !.... Tout arrive à la fois, au milieu de préparatifs faits à la hâte pour un voyage, car on dit que monsieur le duc veut partir à l’instant... Où va-t-il donc ?

GEORGES.

À la campagne.

PICARDIN, stupéfait.

Quoi !... la retraite ?... c’est d’un sage !... et moi ?...

GEORGES.

Je double vos appointements, et vous restez ici.

PICARDIN, avec enthousiasme.

À rien faire ?... C’est d’un héros cela !

GEORGES.

Je pars seul.

MÉLOÉ, amenant Laurence vers lui.

Avec elle... avec elle, qui vous a toujours aimé !

Elle prend ta main de Laurence, et la met dans celle de Georges ; puis elle va vers Mathilde. Le prince paraît à la porte du fond.

LE PRINCE.

Jules est en bas.

TOUS.

Jules !

LE PRINCE, à Méloé.

Il vous attend.

MÉLOÉ.

Merci, Georges, merci !

GEORGES.

Si ma fortune peut être utile...

MÉLOÉ, allant à Georges.

Mathilde, le prince et Jules, n’ont besoin de rien, j’ai assez pour nous tous... ce sera ma famille.

GEORGES, bas avec attendrissement et regret.

Ah ! Méloé, votre bonheur...

MÉLOÉ.

Impossible, le ciel le sait.

GEORGES, bas.

Et moi !...

MÉLOÉ.

Ah ! adieu !

Elle va reprendre sa place entre le prince et Mathilde.

GEORGES, les regardant avec un profond accablement.

Tous malheureux !... et par moi seul ! 

PICARDIN, qui pendant tout cela s’est tenu contre la cheminée et a ouvert la dépêche, s’approche de Georges d’un air rayonnant.

Vous êtes nommé ambassadeur de France en Russie, et vous avez le grand cordon d’Espagne.

GEORGES.

Je refuse l’un et l’autre.

PICARDIN, stupéfait.

Ceci ne s’est jamais vu.

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