Anaxandre (Pierre DU RYER)
Tragi-comédie en cinq actes et en vers.
Représentée pour la première fois, en 1653.
Personnages
LE ROI
CÉPHISE, Fille du Roi
ALCIONE, Sœur de Céphise
ASTÉRIE, Confidente de Céphise
ANAXANDRE, Fils de Roi, prisonnier
PHÉDIME, Confident d’Anaxandre
APHÉNOR, Prince
PRODOTE, Confident d’Alphénor
ACTE I
Scène première
ALPHÉNOR, CÉPHISE
ALPHÉNOR.
N’ai-je donc remporté victoire sur victoire
Que pour trouver la honte où j’apporte la gloire ?
N’ai-je donc satisfait vos vœux et vos souhaits
Que pour trouver la guerre où j’ai remis la paix ?
Tandis que la Fortune effroyable et contraire
N’avait que des rigueurs pour le Roi votre père,
Au moins en combattant contre tant de hasards
J’avais pour moi vos yeux, et pour moi vos regards ;
Cependant aujourd’hui que ma main triomphante
Met entre vos sujets la Fortune impuissante,
Aujourd’hui que le Ciel me ramène vainqueur,
On m’ôte les regards, loin de donner le cœur.
Lorsque pour détourner votre propre naufrage,
Vos yeux qui me flattaient m’inspiraient le courage,
Que ne me disiez-vous, si vous m’avez haï,
Meurs après ta victoire, et j’aurais obéi.
À vos seuls ennemis redoutable et funeste
J’eusse défait en moi le dernier qui vous reste,
Trop payé de ma mort si j’étais à vos yeux
Le dernier ennemi qui déplut à mes Dieux.
Mais puisque je suis né sous un Astre sévère
Pour vivre et pour mourir indigne de vous plaire,
Ô mort, à qui les cœurs blessés comme le mien
Doivent si justement et leur paix et leur bien !
Que ne m’as-tu ravi dans le sein de la gloire,
Quand j’ai cru qu’on m’aimait et qu’on le faisait croire ?
Je serais mort trompé, je le sais, je le vois,
J’en ai pour mes témoins votre œil et votre voix ;
Mais au moins en mourant au milieu de la pompe
Je serais mort heureux d’ignorer qu’on me trompe.
CÉPHISE.
De quoi peux-tu te plaindre, et de quoi te plains-tu ?
Est-ce d’avoir montré ce que peut ta vertu ?
Est-ce que tes exploits, enfants de ta vaillance,
Comme mis en oubli, manquent de récompense ?
Et que pour des devoirs que tu dois à ton Roi
Il faille que l’Amour m’assujettisse à toi ?
S’il fallait que des Rois les filles magnanimes
Fussent toujours le prix des actions sublimes,
Comme il faudrait souvent s’engager malgré soi,
Ce serait un malheur d’être fille de Roi.
Je sais que tes pareils méritent notre estime
De même qu’un tribut ou qu’un prix légitime ;
Mais le Ciel, Alphénor, ne contraint pas d’aimer
Tout ce que la raison nous force d’estimer.
Quand la guerre féconde en sanglantes tempêtes
Appelait ton courage, et t’offrait des conquêtes,
Il est vrai que pour toi je montrai quelque soin,
Et j’excitai ton cœur, sans qu’il en fût besoin.
Mais si tu pris alors pour amour, pour tendresse,
Ce qui fut seulement un devoir de Princesse,
Enfin si tu partis d’amour préoccupé,
C’est toi seul Alphénor, c’est toi qui t’es trompé.
ALPHÉNOR.
Oui, je me suis trompé, je l’avouerai moi-même,
Mais avouez aussi que vous sûtes que j’aime,
Et qu’ayant su l’amour qui m’a préoccupé,
Vous avez bien voulu que je fusse trompé.
Pourquoi nourrissez-vous cette erreur volontaire
Qui devait aujourd’hui me perdre et vous déplaire ?
N’était-ce pas au moins me faire présumer
Que qui nous laisse aimer, permet aussi d’aimer ?
N’était-ce pas m’apprendre, et m’avouer vous-même
Que qui permet d’aimer, semble dire qu’il aime,
Ou que sensible au feu dont j’étais consumé
L’on me donnait l’espoir d’être bientôt aimé.
CÉPHISE.
J’ai voulu que la gloire ait été ton partage,
Et j’ai laissé l’amour pour aider ton courage.
Ce n’est pas que ton cœur n’y courût aisément,
Mais quand l’amour nous mène, on va plus promptement.
Si tu souffris longtemps dans cette longue guerre,
Où si souvent ton bras fut pris pour un tonnerre,
La victoire qui suit tes travaux généreux
N’est-elle pas un prix assez noble pour eux ?
En peut-on proposer à la valeur extrême
Un plus haut, un plus grand que la victoire même ?
Non, non, l’on ne le peut ; et quoiqu’on ait tenté,
Qui n’en est pas content, n’en a point mérité.
Crois-tu que d’une fille et l’amour et les charmes
Vaillent mieux que la gloire acquise par les armes ?
Si ce bas sentiment te séduit à ton tour,
Je te déclare indigne et de gloire et d’amour.
ALPHÉNOR.
Dites ce qu’il faut croire, et qu’il est véritable
Que ma gloire est un bien qui me rend misérable :
Dites qu’un ennemi que mon bras a vaincu,
M’ôte le seul espoir par qui j’avais vécu.
L’ai vaincu, j’ai défait, et j’ai pris Anaxandre,
Mais il m’ôte le prix que j’en devais attendre,
Et par votre dédain qui me perce le cœur,
Le vaincu satisfait se venge du vainqueur.
Si ce juste reproche aujourd’hui vous offense,
J’en suis assez puni par votre indifférence ;
Et ce regard qui chasse un Prince malheureux
Serait le châtiment d’un crime plus affreux.
Scène II
ASTÉRIE, CÉPHISE
ASTÉRIE, qui était un peu éloignée, vient trouver Céphise.
Il semble qu’Alphénor se retire en colère.
CÉPHISE.
Certes il a raison, il fait ce qu’il doit faire,
Et j’excuse un amant d’oublier son devoir,
Quand il voit son amour réduit au désespoir.
ASTÉRIE.
Mais comme d’un rival il parlait d’Anaxandre,
Ce Prince qu’il a pris, aurait-il pu vous prendre ?
Je sais bien qu’Anaxandre est grand et renommé,
Qu’il est illustre fils d’un Monarque estimé,
Et qu’un Sceptre fameux qu’il attend de son père
Est le moindre ornement qui fait qu’on le révère :
Mais représentez-vous les discords anciens
Qui tiennent divisés vos États et les siens,
Regardez cette haine aussi vieille qu’eux-mêmes,
Qui met de si grands feux entre vos Diadèmes,
Ne montre-t-elle pas par des maux infinis
Que le Ciel ne veut pas que vous soyez unis ?
CÉPHISE.
Mais enfin si le ciel qui commande à la terre
Voulait par ce moyen éteindre cette guerre,
Que peut faire Alphénor qui soit de plus d’éclat
Que d’oublier qu’il aime en faveur de l’État ?
Si sa vaillante main, si son cœur héroïque
N’a jamais combattu que pour la paix publique,
Lui-même doit-il pas m’exciter désormais
À nourrir une amour d’où naîtra cette paix ?
Et s’il veut s’opposer à ce bonheur extrême,
Le crois-tu généreux et digne que l’on l’aime ?
ASTÉRIE.
Un amant croit se rendre illustre et généreux
De ne rien respecter à l’égal de ses feux.
Mais si ce beau désir d’une paix immortelle
Est la seule raison qui vous rende infidèle,
Pourvu que de ce bien nous goûtions la douceur
Qu’importe qui le donne, ou vous ou votre sœur ?
Mille fois vos soupçons ont tâché de m’apprendre
Et qu’elle a de l’amour et qu’elle aime Anaxandre,
Si donc de cette amour on voit naître la paix
N’êtes-vous pas au but où tendent vos souhaits ?
Vous ne répondez rien.
CÉPHISE.
Non, non, et pour tout dire,
Anaxandre est la paix que mon âme désire.
Ma sœur l’aime sans doute, et je veux que le Roi
Lui défende une amour qui ne me plaît qu’en moi.
ASTÉRIE.
Mais enfin si le Roi doit condamner en elle
Cette secrète amour comme une criminelle,
Quelle sorte de raison imaginerez-vous
Par qui le Roi l’approuve et l’autorise en vous ?
Anaxandre est-il moins le flambeau de la guerre,
A-t-il moins comme un feu désolé cette terre,
Est-il moins l’ennemi d’un grand Roi son vainqueur
Pour être aimé de vous, qu’aimé de votre sœur ?
CÉPHISE.
Ne me demande rien qui me puisse confondre,
Ne m’interroge point où je ne puis répondre ;
Mais demande plutôt, après tant de combats
S’il est quelques amants qui ne se flattent pas.
ASTÉRIE.
J’ai pensé vous servir en combattant la flamme
Qui chasse maintenant Alphénor de votre âme ;
Mais.
CÉPHISE.
Tu peux me servir bien plus utilement.
ASTÉRIE.
J’attends avec respect votre commandement.
CÉPHISE.
Tu sais jusqu’à quel point de gloire non commune
La vertu de ton frère a porté sa fortune,
Que ses moindres conseils passent pour une loi,
Et qu’enfin il est Roi dedans l’esprit du Roi.
Fais qu’il lui persuade après cette victoire
Que la paix seulement doit couronner sa gloire ;
Et qu’il peut aisément se donner cette paix
Par un heureux hymen conforme à mes souhaits.
Si par toi, si par lui j’obtiens cet avantage,
Quoiqu’il puisse espérer, sera votre partage ;
Et je vous ferai voir que l’espoir est certain
Quand l’amour qu’on oblige, a le pouvoir en main.
ASTÉRIE.
C’est douter de nos cœurs, et de ma confidence
Que de nous exciter par une récompense.
Vous verrez des effets si le Ciel ne nous nuit.
CÉPHISE.
Crois donc ; Mais le Roi passe, et ton frère le suit.
Je vais parler au Roi, va parler à ton frère.
ASTÉRIE.
Il vous satisfera, je vais vous satisfaire.
Scène III
LE ROI, CÉPHISE
LE ROI.
Que voulez-vous, ma fille ? il semble que la peur
Vous ait lié la langue, et vous serre le cœur,
Parlez.
CÉPHISE.
C’est un secret que j’aurais à vous dire,
Le secret craint le monde.
LE ROI.
Hé bien, qu’on se retire.
CÉPHISE.
Chacun sait les malheurs et les calamités
Que la guerre a fait craindre, et qu’elle a fomentés.
Tout le monde est témoin que la main d’Anaxandre
Alluma ce grand feu qui nous mit presque en cendre,
Et de si grands brasiers ne sont pas si couverts
Qu’ils ne fument encore en mille endroits divers.
Je ne vous peindrai pas ce triste et long orage,
Puisque votre mémoire en conserve l’image ;
Cependant, le dirai-je ? Oui, Sire, je le dois,
On doit tout oublier pour l’intérêt des Rois ;
Ma sœur aime Anaxandre, et je crois qu’il importe
D’exposer à vos yeux une amour de la sorte,
Car enfin si ce Prince excita de grands feux,
Je crois que ce dernier est le plus dangereux.
Ainsi vous connaissez le mal qui la possède,
C’est à vous maintenant d’y chercher un remède.
Seulement je demande à votre Majesté
Qu’elle ne montre point trop de sévérité.
L’amour n’est pas toujours un défaut volontaire,
C’est souvent un destin à quoi l’on est contraire,
Souvent sans y penser nous recevons ses coups,
Et souvent malgré nous, il demeure chez nous.
LE ROI.
J’estime ce grand zèle, et cette ardeur auguste
Qui nourrit dans votre âme une haine si juste.
Haïr et détester l’ennemi de son Roi
C’est lui rendre service, et lui montrer sa foi ;
Et c’est à son devoir pleinement satisfaire
Que d’accuser sa sœur en faveur de son père.
Toutefois que l’amour qui se montre à vos yeux
Ne vous paraisse point un feu pernicieux.
Je suis de son esprit et le guide et le maître,
Son cœur n’a pas l’amour que ses yeux font paraître,
Et suivant mon dessein, dissimulant d’aimer
Elle feint de l’amour afin d’en allumer.
En vain jusques ici j’ai tout mis en usage
Pour rétablir le calme, et dissiper l’orage,
Les Dieux m’en sont témoins ; enfin, comme je crois
Que le repos du peuple est la gloire des Rois,
J’ai voulu faire plus que je ne devais faire
Pour porter à la paix Anaxandre et son père.
J’ai fait que votre sœur tâchât adroitement
De gagner Anaxandre, et d’en faire un amant,
Sachant bien qu’un grand cœur dans la guerre invincible
Aux flèches de l’amour n’est pas inaccessible,
Et qu’aussitôt qu’on aime, et que l’on est charmé
On ne refuse rien afin qu’on soit aimé.
CÉPHISE.
Mais s’il résiste encore à ces nouvelles armes,
Et que même l’amour n’ait point pour lui de charmes,
N’est-ce pas un dessein que l’on croirait honteux
D’exposer une fille à ce combat douteux ?
LE ROI.
Votre sœur est civile, et non pas amoureuse,
Et la civilité ne fut jamais honteuse.
CÉPHISE.
Mais au moins Anaxandre a de puissants attraits,
Il tient le premier rang entre les plus parfaits,
Et pour vous dire tout, je croirais qu’Anaxandre
Peut donner de l’amour aussitôt que d’en prendre.
Enfin ma sœur est fille, et capable d’aimer,
Comme elle peut charmer, on peut bien la charmer,
Et le chemin est court quand l’objet est aimable,
De l’amour que l’on feint à l’amour véritable.
LE ROI.
Votre sœur m’obéit, et m’a toujours cédé.
CÉPHISE.
On fait souvent ici plus qu’on a commandé.
LE ROI.
Je suis son confident, Céphise, et j’en dispose.
CÉPHISE.
Un pareil confident ne sait pas toute chose.
LE ROI.
Qu’avez-vous reconnu qui blessât le respect ?
CÉPHISE.
Rien, Sire ; mais ici tout me paraît suspect.
Quand une fois l’amour à l’amour nous invite,
On croit que c’est vertu que d’aimer le mérite ;
Et comme on croit alorsque l’amour est vertu,
L’on s’y rend quelquefois, sans avoir combattu.
Ce n’est pas que ma sœur ne puisse être asses forte,
Ni que je pense aussi que ce défaut l’emporte :
Mais dans l’occasion qui vous promet un bien,
Je vous répondrais mieux de mon cœur que du sien,
J’aurais pu vous servir avec plus d’assurance,
Et vous pouvez en faire expérience.
LE ROI.
Non, non, ce que j’ai fait, je l’ai fait pour le mieux,
Que rien ne blesse donc votre esprit et vos yeux.
Je vous ai dit, ma fille, un secret d’importance ;
Mais songez qu’un secret demande le silence ;
Et pour notre repos, et pour notre bonheur,
Souhaitez qu’Anaxandre aime enfin votre sœur.
Scène IV
CÉPHISE, seule
Que je souhaite, ô Dieux, tout ce que j’appréhende !
Est-il quelque rigueur plus injuste et plus grande ?
Ha, ma sœur, s’il est vrai que ton cœur amoureux
Ait d’un si beau vainqueur reçu de si beaux feux,
Que dis-je, s’il est vrai ? Les charmes d’Anaxandre
Me doivent assurer que ton cœur est en cendre ;
Et tu serais sans yeux, et même sans raison
Si ce cher prisonnier n’était pas ta prison.
Ainsi puisqu’il est vrai que ton âme soupire,
Cède-moi ton amour, je te cède l’Empire.
Je demande, il est vrai, je demande un grand bien,
Mais je ne le veux pas, ni pour peu, ni pour rien.
Quitte-moi ce beau feu dont tu te sens charmée,
Cède-moi l’heureux droit d’aimer et d’être aimée,
Et quoiqu’avec un Trône on puisse posséder,
Je te cède aisément le droit de commander.
Est-ce te donner peu pour un fâcheux caprice,
Pour une passion qui nous est un supplice ?
Mais ne puis-je donc avoir l’esprit content,
Et posséder ce bien sans qu’il me coûte tant ?
Je le puis, et je veux par une grâce extrême
Obliger Anaxandre à confesser qu’il m’aime.
Je veux par un bienfait qui me gagne son cœur,
Prévenir promptement l’adresse de ma sœur.
Est-ce assez, Anaxandre, aujourd’hui misérable
De rompre ta prison pour te sembler aimable ?
Est-ce assez de t’ouvrir d’un effort indompté
Le chemin de la fuite et de la liberté ?
Pour le moins si ce bien touche peu ton courage,
Pour un Roi prisonnier l’on ne peut davantage.
Mais qui me répondra que ce Prince puissant
Suivant mes passions sera reconnaissant ?
Retirez-vous pensers qui venez me confondre,
Sa générosité m’en peut assez répondre.
Quiconque a le cœur grand, et veut le faire voir
A de l’amour aussi quand il faut en avoir ;
Et par quelque vertu qu’on se fasse connaître,
Une âme n’est pas belle où l’amour ne peut naître.
Mais quoiqu’il en succède, au moins si ce bienfait
Tombe inutilement dans un esprit mal fait,
J’aurai mis loin de moi la cause d’une flamme
Indigne de régner, et de vivre en mon âme,
Et d’où mes yeux trompés prendraient incessamment
Pour la peine du cœur un mortel aliment.
C’est quelque chose enfin que ce Prince m’apprenne
S’il méritait ici mon amour ou ma haine.
S’il est reconnaissant, s’il paraît généreux,
Nous le croirons aimable et digne de nos feux ;
Et si comme insensible à cette grâce extrême
Il en use pour perdre, et mon Sceptre, et moi-même,
N’importe, j’aime mieux parmi tant de langueur
La guerre dans l’État que l’amour dans mon cœur.
Mais.
Scène V
PRODOTE, CÉPHISE, ASTÉRIE
PRODOTE.
Que ce m’est, Madame, un grand ravissement
De pouvoir aujourd’hui vous parler librement,
Et de connaître enfin, que le Ciel nous inspire
Les mêmes sentiments pour le bien de l’Empire !
CÉPHISE.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que ton zèle et ta foi
M’apprennent que je puis me confier à toi.
PRODOTE.
Vous le devez, Madame, et je vous ferai croire
Que dépendre de vous est ma plus grande gloire.
CÉPHISE.
Tu sais que quelque jour le pouvoir souverain,
Sortant des mains du Roi, passera dans ma main ;
Ce temps-là me fait peur, ce temps-là m’épouvante,
Et me fait redouter la fortune présente.
Si le Roi soutenu des Princes les plus forts
Souvent contre Anaxandre a fait de vains efforts,
Prodote, à ton avis, que pourrais-je en prétendre,
S’il faut combattre un jour les fureurs d’Anaxandre ?
Croirai-je que ce Prince aveugle à la raison
Épargnât des États qui furent sa prison ?
PRODOTE.
Non, non, et cependant le Roi n’y prend pas garde,
Et la gloire présente est tout ce qu’il regarde.
Comme Alphénor est Prince, et Prince de son sang,
Et qu’il croit ses vertus plus hautes que son rang,
Il veut absolument par l’hymen qu’il ordonne,
Qu’un jour avecque vous il porte la couronne.
Mais croit-il qu’Anaxandre épousant votre sœur
Borne l’ambition qui règne dans son cœur ?
En tous lieux, en tout temps l’épreuve nous enseigne
Que l’alliance est faible où l’ambition règne,
Et qu’à leurs passions les plus grands Rois soumis
Devenant alliés, sont rarement amis.
La paix qui fait briller un riche Diadème,
Demande pour durer que le Prince vous aime.
CÉPHISE.
Mais s’il aime ma sœur, ainsi que je le crois !
Car tu sais...
PRODOTE.
Oui je sais l’ordre qu’elle a du Roi.
Mais parce que j’ai cru qu’une paix fortunée
Dépendait d’Anaxandre, et de votre Hyménée,
J’ai déjà travaillé pour nos communs plaisirs,
Afin de vous gagner son cœur et ses désirs.
CÉPHISE.
Sait-il donc que l’on feint.
PRODOTE.
Il le sait, et peut-être
Que votre œil est déjà son vainqueur, et son Maître.
CÉPHISE.
Ainsi tu me fais voir que de tous les bienfaits
Le plus grand est celui qui surprend nos souhaits.
Achève, et tu verras si je suis bien capable
De payer noblement un service agréable.
Je me repose enfin sur ton affection.
PRODOTE.
Vous la reconnaîtrez en cette occasion.
Scène VI
ASTÉRIE, PRODOTE
ASTÉRIE.
Que lui promettez-vous, et que pensez-vous faire ?
PRODOTE.
Je veux me maintenir, je veux me satisfaire.
ASTÉRIE.
Mais pour vous maintenir dans ce degré d’honneur
Où vous ont élevé le sort et le bonheur,
Ne vaudrait-il pas mieux sans tous ses artifices,
Que l’amour d’Alphénor tînt de vous ses délices !
S’il a par vous Céphise, et par elle un État,
Un Amant obligé rarement est ingrat.
PRODOTE.
Le contraire est à craindre, et j’ai peur de l’apprendre.
ASTÉRIE.
Espérez-vous donc plus du côté d’Anaxandre,
Dont cent fois vos conseils ont rompu les desseins,
Et cent fois arraché la victoire des mains ?
PRODOTE.
Vous dites vrai, ma sœur, et mon âme blessée
N’aimant que la grandeur aurait cette pensée ;
Mais un autre transport me va précipiter.
Et toute ma raison ne saurait m’arrêter.
ASTÉRIE.
Je ne vous entends point.
PRODOTE.
J’aime, j’aime Alcione,
J’aime avec l’amour la mort qu’elle me donne ;
Et jusques à la mort je n’épargnerai rien,
Pour empêcher qu’un autre emporte un si grand bien.
Ainsi malgré mon sort, suivant mon entreprise,
Je veux voir Alphénor amoureux de Céphise,
Et moi, du moins plus libre et délivré du mal
Que me donne le nom d’un si puissant rival.
Ma naissance et mon sang me sont de grands obstacles ;
Mais souvent la fortune a fait d’autres miracles,
Et s’il faut tout troubler pour un si grand dessein
Les orages sont prêts à sortir de ma main.
Aussi bien cette paix, dont le peuple est avide,
N’est l’objet et l’amour que d’une âme timide,
Et les courages nés pour dompter l’Univers
Se plaisent sur un Char environné d’éclairs.
ACTE II
Scène première
ANAXANDRE, PHÉDIME
ANAXANDRE.
Voici l’heure à peu près qu’en cette promenade
Je trouve du secours à mon esprit malade,
Et que tous les liens de la captivité
Me paraissent plus doux que n’est la liberté.
Ici le bel objet à qui je rends les armes
Quelquefois par hasard vient étaler ses charmes ;
Plût aux Dieux, plût au sort plus doux et plus humain,
Que ce fût pour le moins une fois de dessein.
PHÉDIME.
Pour moi que le Destin semblant vous méconnaître
Fait au moins en prison compagnon de mon Maître,
Pour moi qu’il a permis qu’on prît avec vous
Pour vous défendre ici contre de mauvais coups,
Je vous l’ai dit cent fois, l’on m’a dit qu’une feinte
Allumait le grand feu dont votre âme est atteinte ;
Il rêve, et mes discours sont vains et superflus.
ANAXANDRE.
L’adorer ! c’est trop peu, ne sais-tu rien de plus ?
PHÉDIME.
Si ce qu’on dit est vrai, pour moi Seigneur j’estime
Qu’on tâche à vous tromper.
ANAXANDRE.
Mais je la vois, Phédime.
Scène II
ANAXANDRE, ALCIONE
ANAXANDRE.
Je ne viens pas ici traversé de vos coups
Vous donner le bonjour, mais le prendre de vous.
En effet c’est par vous, Princesse incomparable,
Que je suis tout ensemble heureux et misérable !
Heureux de m’estimer aimé de tant d’appas,
Malheureux de le croire, et de ne l’être pas.
Je cède toutefois à cet œil insensible
Qui sert à me ravir le titre d’invincible,
Et qui me fait aimer, comme on fait les trésors
Par la prison du cœur, la prison de mon corps.
Si vous me regardez revêtu de ces armes
Par qui j’ai de vos yeux arraché tant de larmes,
Vous devez vous venger, vous devez me trahir,
Et pour comble de mal, vous me devez haïr.
Mais si vous regardez cette amour sans exemple
Qui vous fait de mon cœur un magnifique temple,
Au moins par cette amour vous devez m’estimer,
Et pour comble de bien, vous me devez aimer.
Je n’ai point fait la guerre en Prince sanguinaire
Qui court après le sang d’un illustre adversaire,
Mon bras armé de force et d’un peu de vertu
Seulement pour la gloire a toujours combattu.
J’ai cru qu’elle consiste à vaincre des Provinces,
À gagner des États, à les rendre à leurs Princes ;
Mais ce fut une erreur, et mon cœur enflammé
Connaît qu’elle dépend d’aimer et d’être aimé.
Ainsi puisqu’il est vrai que j’adore et que j’aime,
J’ai déjà la moitié de cette gloire extrême ;
Et quelques grands malheurs qui me soient préparés,
J’aurai l’autre moitié, lorsque vous m’aimerez.
ALCIONE.
Devez-vous en douter ?
ANAXANDRE.
Vous pourriez bien le feindre
Que ce cœur enflammé ne voudrait pas s’en plaindre ;
Car pour un malheureux qui s’est laissé charmer,
Il croit que c’est assez qu’on feigne de l’aimer.
Feignez donc, si c’est trop d’aimer un adversaire
Qui n’ose avec raison prétendre de vous plaire ;
Mais avouez au moins pour mon soulagement,
Que je mériterais un autre traitement,
Et que c’est bien aimer parmi tant de contraintes,
Que de se laisser vaincre avec des armes feintes.
ALCIONE.
Quel injuste soupçon, quelles illusions
Ont ouvert votre esprit à ces impressions ?
ANAXANDRE.
Mais quel Dieu favorable à nos âmes blessées
Me pourrait inspirer de plus douces pensées ?
ALCIONE.
Ma parole est le Dieu que tu dois écouter,
Je t’ai dit que je t’aime, et tu peux en douter ?
Quand une fille illustre, et qui chérit la gloire
Ose dire qu’elle aime, il faut, il faut la croire.
Ce mot qui ne sort point qu’après un grand effort
D’un cœur, et d’un esprit où l’amour est bien fort,
Ce mot si souhaité des âmes amoureuses,
Ce mot qui coûte tant aux filles vertueuses,
Ce mot mérite au moins après tant de tourment
D’être récompensé par la foi d’un Amant.
Comme j’ai de moi-même une assez haute estime
Pour croire qu’on me doit une amour légitime,
Assez par ta vertu tu te dois estimer
Pour croire que l’on t’aime, et que l’on doit aimer.
Ta prison n’ôte rien à ton noble courage,
Ta prison au contraire en est un témoignage,
On ne te verrait pas chargé de nos liens,
Sans qu’on te vît paraître à la tête des tiens.
En prison comme au trône Anaxandre est aimable,
Et la vertu captive est toujours adorable.
ANAXANDRE.
Oui, je crois que brûlant et d’amour et de foi,
L’amour est tout en vous, comme il est tout en moi.
Pardonnez au soupçon qui passa dans mon âme ;
C’est à vous, je l’avoue, à douter de ma flamme ;
Oui tandis que le corps dans les fers arrêté
Se plaindra des rigueurs de la captivité,
Quoique l’on fasse voir une ardeur véritable
L’on peut toujours douter du cœur d’un misérable ;
Car quel est le captif qui ne parût Amant
Par l’agréable espoir d’un meilleur traitement ?
Ainsi lorsque je dis que l’amour est ma gloire,
C’est toujours en doutant que vous le puissiez croire ;
Et je souhaiterais l’état où j’ai paru,
Pour vous dire que j’aime, assuré d’être cru.
Donc comme dans un cœur vous êtes souveraine,
Si vous m’aimez assez pour m’entendre sans peine,
Je vous demanderais comme un bien souhaité
Le plus grand des trésors, l’aimable liberté,
Non pas pour en jouir, non pas pour la reprendre,
Mais seulement, Madame, afin de vous la rendre,
Et que vous-même enfin vous ne puissiez nier
Que c’est le seul amour qui me rend prisonnier.
ALCIONE.
Comme j’ai dans le cœur cette ferme croyance,
Il n’est pas grand besoin d’en faire expérience.
Mais où tout ce discours ?
ANAXANDRE.
À montrer à mon tour
Que je crois maintenant posséder votre amour.
Si je ne l’estimais extrême et sans seconde
Croirais-je en obtenir le plus grand bien du monde ?
ALCIONE.
Tu veux donc que l’amour ouvre enfin ta prison,
Tu veux que pour t’aimer je quitte la raison ?
Nous t’aimons, Anaxandre, et cette amour excuse
Ce discours qui me blesse, et qui me rend confuse ;
Et c’est donner encore à ton propre secours
Une marque d’amour, qu’excuser ce discours.
La liberté sans doute est un trésor insigne,
Ne la pas souhaiter, c’est s’en montrer indigne,
Mais jamais la vertu ne doit la demander
Lorsque sans déshonneur on ne peut l’accorder.
Autant que ton amour ta liberté m’est chère ;
Mais je n’y puis toucher, car elle est à mon Père,
Et puisqu’elle est à lui, qui peut seul t’affranchir,
Veux-tu que je dérobe afin de t’enrichir ?
Toi-même dont le cœur généreux sans exemple
Des plus hautes vertus est le trône et le temple,
Bien que le mal soit grand où l’on te voit tombé,
Voudrais-tu posséder un trésor dérobé ?
M’aimes-tu, réponds-moi, veux-tu le faire croire ?
Ne me demande rien qui soit contre ma gloire.
Veux-tu me faire voir un amour généreux ?
Estime la prison qui te rend malheureux,
Redouble enfin tes fers, aime-les, fais-en compte,
Si tu n’en peux sortir que pour me faire honte.
Si le Ciel qui peut tout avecque peu d’efforts
Aux prisons de ton Père avait jeté mon corps,
J’y voudrais demeurer de cent chaînes pressée.
Si par ma liberté ta gloire était blessée.
Aime pour mon honneur tes fers et tes liens,
Puisque pour ton honneur j’adorerais les miens.
Je t’aime, je l’avoue, et crois dire sans blâme
Que l’amour d’Anaxandre est maître de mon âme ;
Mais aussi dans cette âme où tu portes le jour
La gloire et le devoir sont maîtres de l’amour.
Je t’aime, mais aussi j’aime le Roi mon Père,
Si ta prison lui sert, ta prison doit me plaire.
Trouverais-tu mauvais en soupirant pour moi,
Que je fisse marcher mon Père devant toi ?
Adieu, tu veux répondre, et je fuis pour me taire,
Et n’ouïr rien de toi qui puisse me déplaire.
Scène III
PHÉDIME, ANAXANDRE
PHÉDIME.
Ce discours part d’un cœur, et grand et généreux,
Mais un cœur est moins grand quand il est amoureux.
Vous avez sans espoir tenté cette demande
À dessein d’éprouver si son amour est grande ;
Et vous reconnaissez par ce dernier écueil
Qu’on a bien peu d’amour, lorsqu’on a tant d’orgueil.
Quand un cœur aime bien, et qu’il faut qu’il refuse,
Il ne commande pas, il soupire, il s’excuse,
Bref les fausses amours ainsi que les faux Dieux
Portent sans y penser leurs marques avec eux.
Vous ne répondez rien, vous rêvez.
ANAXANDRE.
Je soupire,
Et je ne te dis rien pour avoir trop à dire.
Scène IV
ALPHÉNOR, ANAXANDRE
ALPHÉNOR, seul en entrant.
Il faut savoir s’il aime en même lieu que nous.
Quoi, Seigneur, toujours triste, et dissemblable à vous !
ANAXANDRE.
Quelque haute vertu qu’on se soit proposée,
Rire dans les Enfers est chose malaisée.
ALPHÉNOR.
Comme si toutefois vous aimiez ces Enfers,
L’on dit que vous joignez d’autres fers à vos fers,
Que le bras et le cœur rendent ici les armes,
Et qu’enfin les liens ont pour vous tant de charmes,
Qu’Anaxandre écoutant de nouvelles raisons
Se croirait malheureux s’il n’avait deux prisons.
ANAXANDRE.
Vous raillez.
ALPHÉNOR.
Mais l’on dit qu’après tant de tristesses,
Enfin vous en voulez à l’une des Princesses.
À laquelle des deux donnez-vous votre voix ?
Ne dissimulez point, montrez ce que je vois,
L’amour puissant au Ciel, et puissant sur la terre
En allumant ses feux, éteint ceux de la guerre.
ANAXANDRE.
Alphénor à mon gré parle trop franchement
Pour ne lui pas répondre aussi sincèrement.
Si l’on a pu savoir laquelle des deux m’aime,
L’on sait pour qui des deux mon amour est extrême :
Si vous savez enfin par qui je suis aimé,
Vous savez bien aussi par qui je suis charmé.
C’est là tout, Alphénor, je n’ai plus rien à dire.
ALPHÉNOR.
Mais on peut vous servir, si l’amour le désire.
ANAXANDRE.
Ce sera commencer à servir un Amant,
Que de lui conserver un si bon sentiment.
ALPHÉNOR.
Je vous offre du moins un cœur franc et sincère.
ANAXANDRE.
Et je reçois cette offre ainsi que je dois faire.
ALPHÉNOR, en se retirant.
Si l’on sait, m’a-t-il dit, par qui je suis aimé,
L’on sait en même temps par qui je suis charmé !
Il n’en faut plus douter, ma douleur est certaine.
Scène V
PHÉDIME, ANAXANDRE
ANAXANDRE.
Il a voulu railler, mais il en a la peine.
PHÉDIME.
Tout cela me surpasse, et je n’y comprends rien.
ANAXANDRE.
Il en veut à Céphise, et je le sais fort bien.
Davantage, je sais qu’il a cette pensée
Que pour moi la Princesse est fort intéressée,
Et je ne doute point qu’en le rendant jaloux,
Je ne l’oblige même à travailler pour nous.
Comme il craint donc de perdre et le Sceptre, et Céphise
Qu’il croit à ses travaux, si justement acquise,
Me croyant son rival, il peut porter le Roi
À prendre une rançon pour m’éloigner de soi.
Enfin tu m’avoueras que par cet artifice
Un jaloux qui nous craint, peut nous rendre service.
Au moins de ce projet il peut naître un grand bien,
Et tu vois clairement qu’on ne hasarde rien.
PHÉDIME.
Mais puisqu’il s’offre à vous, comme il le fait paraître
Et qu’il a du pouvoir sur l’esprit de son Maître,
Que ne lui montrez-vous le feu dont vous brûlez,
Et que c’est Alcione à qui vous en voulez ?
Il ne faut point douter qu’il ne vous favorise,
Au moins pour s’assurer du Sceptre, et de Céphise.
Soit qu’il ait de l’amour ou de l’Ambition,
Il donnera secours à votre passion ;
Car s’il aime Céphise, il doit tout entreprendre
Pour vous mettre en état de n’y pouvoir prétendre,
Et s’il aime le trône, et s’il veut le gagner,
Fait-on plus pour l’amour qu’on ne fait pour régner ?
ANAXANDRE.
Phédime, s’il est vrai qu’Alcione contrainte
Ne paye mon amour que d’une injuste feinte,
Me conseillerais-tu de donner des combats
Afin de posséder ce qui ne m’aime pas ?
À quelque extrémité que le destin m’engage,
Si j’ai beaucoup d’amour, j’ai beaucoup de courage.
Je puis chérir mes fers, et m’en laisser charmer,
Et sans me croire aimé, je puis toujours aimer ;
Mais je refuserais ainsi qu’un mal extrême
Si je n’étais pas aimé, d’obtenir ce que j’aime.
Chacun veut posséder l’objet qui l’a charmé,
Cependant est-ce un bien lorsqu’on n’est pas aimé ?
Il faut dedans la guerre arracher la victoire,
Afin qu’elle soit belle, et qu’elle ait plus de gloire ;
Mais pour être en amour toute pleine d’appas,
Afin qu’elle se donne, et ne s’arrache pas.
Ainsi, mon cher Phédime, avant qu’on me connaisse,
Et qu’un feu si puissant à d’autres yeux paraisse,
Je veux être assuré pour le prix de mes maux,
Si j’adore des Dieux véritables ou faux.
Mais j’aperçois...
Scène VI
ASTÉRIE, ANAXANDRE
ASTÉRIE.
J’ai peur de ma propre entreprise,
Il faut faire pourtant ce qu’ordonne Céphise.
ANAXANDRE.
Où va donc, Astérie, où s’adressent ses pas ?
ASTÉRIE.
Je cherche ici Céphise, et ne l’y trouve pas.
ANAXANDRE.
Alphénor comme vous cherche cette Princesse.
ASTÉRIE.
Il cherchera longtemps où l’on le fuit sans cesse.
ANAXANDRE.
On m’a dit toutefois qu’il l’aime uniquement.
ASTÉRIE.
Il peut l’aimer, Seigneur, et l’aimer vainement.
Elle a sans doute assez d’appas et de grâce,
Pour convertir en flamme un cœur formé de glace ;
Mais si par une loi qu’on ne peut réformer,
Tout aime la beauté, doit-elle tout aimer ?
Ce n’est pas que Céphise ait un cœur invincible,
Elle est fille, Seigneur, c’est-à-dire sensible,
C’est-à-dire, peu forte et capable à son tour,
Ainsi que de donner, de prendre de l’amour.
ANAXANDRE.
Les vertus d’Alphénor, et ses fameux services
Sont pour le faire aimer de puissants artifices.
ASTÉRIE.
Mais de grâce, Seigneur, pourquoi m’en parlez-vous ?
Est-ce que vous aimez ? En êtes-vous jaloux ?
Non, non, ne craignez rien.
ANAXANDRE.
Ha, ma chère Astérie !
ASTÉRIE.
L’âme qui dit son mal, est à demie guérie.
Aimez-vous ?
ANAXANDRE.
C’est assez pour faire un malheureux,
D’une seule prison, ce serait trop de deux.
ASTÉRIE.
Mais par l’une, Seigneur, on peut sortir de l’autre,
Enfin tout contribue à faire aimer la vôtre.
Parlez, montrez un cœur vivement enflammé,
L’on peut dire qu’on aime, alors qu’on est aimé.
ANAXANDRE.
Aimé ! que dites-vous ?
ASTÉRIE.
Oui, Céphise vous aime,
Lorsque je vous le dis, elle le dit de même,
Et la voix qui vous parle, et qu’entend son vainqueur,
Ne vient pas de ma bouche, elle vient de son cœur.
ANAXANDRE.
Céphise m’aimerait !
ASTÉRIE.
Et pour vous faire croire
Que son cœur généreux est conduit par la gloire,
Et qu’elle ne veut pas par des desseins couverts
Ni par de faux appas vous faire aimer vos fers,
Elle veut dissiper vos mortelles tempêtes,
Elle veut ouvrir les prisons où vous êtes
Et puis demander si pour plus que le jour
Si pour la liberté l’on doit moins que l’Amour.
Considérez ce bien, jugez enfin vous-même
Si la main qui la donne, est digne que l’on l’aime ?
Et si la liberté pour tout homme est un bien
Qu’est-elle pour un Roi qui sans elle n’est rien ?
Promettez seulement d’aimer cette Princesse,
Et votre liberté suivra cette promesse.
Elle n’ignore pas qu’un prisonnier aux fers
Promet tout librement pour sortir des Enfers,
Elle n’ignore pas qu’une main enchaînée
Peut rompre sans rougir la foi qu’il a donnée ;
Mais elle sait aussi qu’un astre plus heureux
Rend partout Anaxandre, et grand et généreux,
Et qu’il perdrait plutôt et couronne et franchise,
Que de promettre en vain qu’il aimera Céphise.
Oui, Seigneur, elle croit comme des vérités
Que vous l’aimez déjà, si vous le promettez ;
Et que si maintenant votre cœur appréhende
De manquer à la foi que la sienne demande,
Vous me direz sans doute après cet entretien,
Laisse-moi dans mes fers, et ne demande rien.
Quelle réponse enfin voulez-vous que je fasse ?
Quoi vous ne dites mot, et paraissez de glace !
Est-ce donc que Céphise et que la liberté
N’ont pas assez pour vous d’attraits, et de beauté ?
ANAXANDRE.
Ne fais pas cette injure à la belle Céphise,
Et juge mieux d’une âme et confuse et surprise.
ASTÉRIE.
Que lui dirai-je donc ?
ANAXANDRE.
Dis-lui.
ASTÉRIE.
Vous hésitez ?
ANAXANDRE.
C’est qu’on ne peut répondre aux extrêmes bontés.
Porte-lui si tu peux ces trois mots tout de flamme
Avec la même ardeur qu’ils partent de mon âme,
Qu’elle ne peut placer un bienfait si puissant
Dans un cœur plus sensible et plus reconnaissant ;
Et que pour ce grand bien qu’à peine crois-je encore,
C’est trop peu de l’aimer, qu’il faut que je l’adore.
ASTÉRIE.
J’obéirai, Seigneur, elle attend mon retour ;
Mais l’encens ne plaît pas à qui veut de l’amour.
Scène VII
PHÉDIME, ANAXANDRE
PHÉDIME.
Quoi, Seigneur, vous craignez pour vous et pour les vôtres
De recevoir un bien qui contient tous les autres !
Devez-vous balancer dans cette extrémité
Entre votre prison et votre liberté ?
Prenez l’occasion, tandis qu’elle est si belle,
Jurez et promettez une amour éternelle,
Serait-ce trop payer la liberté d’un Roi
De promettre d’aimer et d’en donner sa foi ?
ANAXANDRE.
Oui, Phédime, c’est trop pour Sceptre et pour franchise,
Lorsqu’on ne peut tenir la foi qu’on a promise.
PHÉDIME.
Ainsi dans ses transports parlerait un Amant,
Mais un Roi prisonnier doit parler autrement ;
Et quoiqu’il ait pour but et la gloire et l’estime,
Sa liberté vaut bien qu’il fasse un petit crime.
Comme on se sert du bras et qu’on le fait valoir,
Quand la parole est faible, et qu’elle est sans pouvoir,
Ainsi lorsque le bras est faible et sans défense
On peut de la parole emprunter l’assistance,
Enfin la liberté qui se montre à vos yeux,
Mérite bien qu’un Roi soit moins religieux.
ANAXANDRE.
Quoi donc, tu veux qu’un Roi qui donne sa parole
Suivant l’utilité, la garde ou la viole !
Ne tiens pas ce discours, ou ne me dis plus rien,
Ne fais point ces leçons qu’on ne sait que trop bien ;
C’est donner du poison aux Princes magnanimes,
Que de leur enseigner ces honteuses maximes.
Je mourrai dans les fers où je suis arrêté,
Plutôt que d’en sortir par une lâcheté.
PHÉDIME.
Mais, considérez-vous, jetez l’œil sur vos chaînes,
Et voyez de plus près leurs rigueurs inhumaines ;
Considérez enfin si l’on vous traite en Roi,
À qui pour sa prison l’on doit donner sa foi.
L’on permet, il est vrai, que votre esprit malade
Se vienne divertir dans cette promenade,
On vous parle, on vous voit, mais de tous les côtés,
On observe vos pas, et vos civilités.
Lorsque par un dessein qui va jusqu’à l’outrage,
Pour garder un captif on met tout en usage,
On montre à ce captif qui se voit observer
À tenter toute chose afin de se sauver.
ANAXANDRE.
Ce fâcheux traitement me blesse, je l’avoue.
PHÉDIME.
Mais qui des deux vous aime, ou qui des deux vous joue,
Ou celle qui vous vient d’offrir la liberté,
Ou celle qui vous veut dans la captivité ?
ANAXANDRE.
Tu me tentes, Phédime, et même j’appréhende
Qu’enfin à ta raison la mienne ne se rende.
En effet quand je pense. Ha ne pensons à rien,
De peur que mon amour ne s’en trouve pas bien !
PHÉDIME.
Prodote vient à vous.
Scène VIII
PRODOTE, ANAXANDRE
ANAXANDRE.
Quel sujet vous amène ?
PRODOTE.
Le Roi veut vous changer de prison et de chaîne.
ANAXANDRE.
Quoi, Prodote, craint-il que je sois hasardé,
Où de tous les côtés je suis si bien gardé ?
PRODOTE.
Il veut pourtant vous faire une chaîne plus forte.
ANAXANDRE.
Prodote, il est le maître, il faut que je la porte.
PRODOTE.
Mais, Seigneur, cette chaîne est votre seule foi,
Qui vous gardera mieux que les forces d’un Roi.
Voulez-vous l’accepter ?
ANAXANDRE.
Oui, Prodote, et pour gage
J’en donne ma parole, en veut-on davantage ?
C’est un bien dont le Roi console un malheureux
Qui pour s’en ressentir est assez généreux.
PRODOTE.
Je vais l’en assurer.
PHÉDIME.
Seigneur, cela s’appelle
Nous faire par nous-même une chaîne nouvelle.
Ainsi nous devenons plus captifs que jamais.
ANAXANDRE.
J’en tirerai ce bien conforme à mes souhaits,
Que maintenant au Roi ma parole promise
Doit m’empêcher un jour d’en manquer à Céphise,
Et me met en état de ne plus écouter
Ce qui pourrait me vaincre, ou du moins me tenter.
ACTE III
Scène première
ALPHÉNOR, PRODOTE
ALPHÉNOR.
Ô parole funeste, ô parole effroyable
Qui change mes soupçons en un mal incurable !
Si tu sais, m’a-t-il dit, par qui je suis aimé,
Tu sais en même temps par qui je suis charmé.
Oui, je le sais, Prodote.
PRODOTE.
Hé quoi, Seigneur !
ALPHÉNOR.
Il l’aime.
Il n’en a que trop dit, pour l’avoir dit lui-même.
PRODOTE.
Anaxandre, Seigneur.
ALPHÉNOR.
Anaxandre est charmé,
Et pour dire mon mal, Anaxandre est aimé.
PRODOTE.
Céphise aime Anaxandre !
ALPHÉNOR.
Ha, la chose est certaine,
Ne m’oblige donc pas de redire ma peine,
Cherche, cherche plutôt de glorieux moyens
D’éteindre utilement ou ses feux ou les miens,
Et regarde après tout s’il est de notre gloire,
Que l’on donne au vaincu le fruit de la victoire.
Dans le rang que je tiens, le pourrais-je endurer ?
Dans celui que tu tiens, le dois-tu désirer ?
Croirais-tu que ce Prince ayant cette Couronne,
Te laissât au degré que ta vertu te donne ?
Non, non, ce n’est pas là la maxime des Rois
Quand de nouveaux États sont entrés sous leurs lois ;
Quelque félicité que l’esprit s’en propose,
Un changement de Maître y change toute chose.
Certes nous aurons fait un coup bien glorieux
D’avoir su triompher d’un Prince ambitieux,
De rompre ses desseins si fameux et si braves,
Si c’est pour être mis au rang de ses esclaves !
PRODOTE.
Peut-être qu’un soupçon fait ce ressentiment
Qui naît souvent de rien dans le cœur d’un Amant.
ALPHÉNOR.
Je vais parler au Roi sans tarder davantage.
PRODOTE.
Croyez votre raison, non pas votre courage.
ALPHÉNOR.
Quoi toujours malheureux, quoi toujours incertain ?
PRODOTE.
Laissez-moi seulement mener votre dessein ;
Et s’il faut appuyer devant un Prince Auguste
Par de fortes raisons une cause si juste,
Je ferai que le Roi suivra vos volontés,
Et qu’il vous offrira ce que vous souhaitez.
ALPHÉNOR.
Tu m’arrêtes toujours, tu me promets sans cesse,
Et jamais aucun fruit n’a suivi ta promesse.
Enfin je veux moi-même, après de si grands maux,
Demander au Roi seul le prix de mes travaux.
PRODOTE.
Souffrez qu’on vous arrête au bord du précipice,
Et soyez assuré que l’on vous rend service.
ALPHÉNOR.
Je m’abandonne encore à ta discrétion.
PRODOTE demeure seul.
Vous rendre heureux, Seigneur, c’est mon ambition.
C’est ta gloire, Alphénor, de posséder Céphise,
Et de voir à tes vœux une couronne acquise ;
Mais la mienne n’est pas de dépendre de toi,
Ni que ton sort content n’ait plus besoin de moi.
Il faut qu’incessamment ta fortune me prie,
Que toujours quelque obstacle excite ta furie,
Et qu’enfin ton amour sans fruit, et sans succès,
Comme un désespéré te porte à quelque excès.
Ainsi tu m’ôteras la peur que je me donne,
Qu’ayant perdu Céphise on ne t’offre Alcione.
Ainsi tu me mettras en état d’espérer
Ce qu’à peine aujourd’hui j’oserais désirer.
Déjà par un succès qu’en ne saurait comprendre,
Je ne redoute rien du côté d’Anaxandre ;
Il court après Céphise, elle l’aime, il est Roi,
Et je ne vois plus rien entre Alcione et moi.
Mais que dis-je, insensé, parmi tant d’impuissance ?
Je vois entre elle et moi son sang et sa naissance,
Qui comme un grand rocher contre moi s’élevant,
Empêche mon désir de passer plus avant.
Ô désir de grandeur aussi vain qu’elle est vaine,
Que pour un bien trompeur tu nous donnes de peine !
Sans se gêner toujours ne vaudrait-il pas mieux,
S’il est des Dieux au Ciel, laisser faire les Dieux ?
Aussi bien quelque soin que les hommes s’en donnent,
Il en arrivera ce que les Dieux ordonnent ;
Et nos vœux et nos soins ne détourneront pas
Ce qu’ils ont résolu, d’un moment et d’un pas.
Mais quitte ces pensers et prends un autre guide
Toutes ces visions sont d’un esprit timide
Qui se forge des Dieux, qu’il feint de respecter
Quand il n’ose ou qu’il craint ce qu’il voudrait tenter.
Mon travail commença mes belles destinées,
Il faut que mon amour les rende fortunées,
Et qu’il soit un lien de gloire et de bonheur,
Qui retienne avec moi le sort et la faveur.
Scène II
PRODOTE, CÉPHISE, ASTÉRIE
PRODOTE.
Mais la Princesse passe : enfin nous pouvons dire
Que le sort adouci prend soin de cet Empire,
Et que par les beaux feux qu’Anaxandre a pour vous
Le Ciel éteindra ceux qu’alluma son courroux.
CÉPHISE.
Prodote, que dis-tu ? cette heureuse nouvelle
Ne viendrait-elle point de l’ardeur de ton zèle ?
ASTÉRIE.
Pour le moins son rapport s’accorde avec le mien.
CÉPHISE.
Qui t’a dit que je puis me vanter de ce bien ?
PRODOTE.
Alphénor me l’a dit avec un deuil extrême.
CÉPHISE.
Mais de qui le tient-il ?
PRODOTE.
D’Anaxandre lui-même.
CÉPHISE.
Ô Dieux, est-il permis à mon esprit flottant
D’être au moins une fois et tranquille et content.
Ce Prince sent le feu qui faisait mes supplices !
Dieux, pouvez-vous donner de plus grandes délices ?
Au reste son amour m’est cher et m’est un bien,
Non parce qu’il me flatte, et qu’il répond au mien,
Mais parce qu’il ajoute ainsi qu’une victoire
La gloire à la grandeur, et la paix à la gloire.
Ainsi puisque la paix en tire son éclat,
Aimer est un plaisir que je fais à l’État ;
Bienheureuse en ce point, où je ne dois rien feindre,
Que si je n’aimais pas, il faudrait m’y contraindre.
Achève en ma faveur un ouvrage avancé.
PRODOTE.
J’espère l’achever comme j’ai commencé.
Je vais trouver le Roi.
CÉPHISE.
Va que les Dieux t’inspirent,
Et te donnent l’effet que nos âmes désirent.
PRODOTE, seul.
Tout me rit, il est vrai, mais avec mes desseins,
Comme désirant trop, moi-même je me crains.
Je ne sais quoi m’apprend que je m’en vais me nuire,
Le présage est en moi, je ne puis le détruire ;
Mais enfin osons tout, il n’importe, avançons,
Si nous sommes hardis les présages sont bons.
Entrons donc chez le Roi, malgré cette menace.
Scène III
LE ROI, PRODOTE
LE ROI.
Comment donc Anaxandre a-t-il reçu ma grâce ?
PRODOTE.
De même qu’un captif reçoit la liberté,
Après les longs ennuis d’une captivité.
LE ROI.
Mais qu’a produit sur lui la feinte d’Alcione ?
PRODOTE.
Rien, Sire, il feint comme elle, et rend ce qu’on lui donne.
Mais il aime Céphise.
LE ROI.
Il l’aime, dites-vous !
PRODOTE.
Oui, Sire.
LE ROI.
Cette amour ne fera rien pour nous.
PRODOTE.
Mais vous pouvez aussi.
LE ROI.
Laissons-là cette affaire,
C’est enfin le vainqueur que je dois satisfaire ;
Et pour te dire tout comme il est de mon sang,
Je donne à sa vertu ce qu’on doit à son rang.
Alphénor a vaincu par sa seule vaillance,
Il doit de la victoire avoir la récompense,
Et c’est pour la vertu refroidir les esprits
Que de lui refuser son salaire et son prix.
PRODOTE.
Mais Sire, rien ne presse ; et le trop prompt salaire
Refroidit quelquefois le désir de bien faire.
Vous voyez tous les jours qu’on ne sert plus si bien
Qu’on n’est plus si zélé quand on n’attend plus rien.
Alphénor est de ceux sur qui la récompense
Fait moins d’impression que ne fait l’espérance.
Donnez-lui seulement cet espoir glorieux,
S’il espère toujours, il vous servira mieux,
Il est utile aux Rois, il leur est nécessaire
De laisser bien longtemps espérer le salaire ;
Et jamais, ou bien tard les Princes comme vous
Ne donneront des prix qui feront des jaloux.
Vous savez qu’Alphénor est d’une humeur hautaine,
Et tout n’est pas assez pour une âme si vaine.
Donnez-lui la Princesse, il prétendra demain
Qu’on lui mette l’Empire, et le Sceptre en la main :
Il est grand, il est fort, il est plein de courage,
La victoire est par tout son prix et son partage ;
Mais tant de qualités dans un ambitieux
Ne servent qu’à pousser son cœur audacieux ?
Donc loin de lui donner de la force et des ailes,
Il faut le retenir par des chaînes nouvelles,
Ces chaînes sont l’espoir qui rendu plus puissant
Vous le conservera toujours obéissant.
LE ROI.
Prodote, tes raisons ont beaucoup d’apparence ;
Mais on se lasse enfin d’une longue espérance,
Et l’esprit qui voit clair, et qui se sent touché
Prend un trop long espoir pour un refus caché.
Pour moi, je veux agir avec plus de justice,
Et que la récompense égale le service.
Si de sa propre main le Ciel a fait des lois
Par qui de bons sujets doivent tout à leurs Rois,
Il en a fait aussi, quoique l’on se propose,
Par qui même les Rois leur doivent quelque chose.
PRODOTE.
Un Roi ne doit jamais que ce qu’il veut devoir.
LE ROI.
Un Roi doit plus donner qu’un ridicule espoir.
PRODOTE.
J’ai toujours conseillé de donner le salaire,
Et je ne l’ôte pas, lorsque je le diffère.
LE ROI.
Différer le salaire est comme le ravir,
Et c’est à mon avis apprendre à mal servir.
PRODOTE.
Mais, Sire !
LE ROI.
Le voici.
Scène IV
PRODOTE, LE ROI, ALPHÉNOR
PRODOTE, à l’écart.
Mon espérance est morte.
LE ROI appelle quelques-uns des siens.
Arcas, faites venir.
PRODOTE, à Alphénor.
Tout va mal.
ALPHÉNOR.
Il n’importe.
PRODOTE.
Ne dites rien encore.
LE ROI.
Alphénor, réponds-moi,
Est-il vrai que l’amour ait tiré jusqu’à toi ?
Et que pour se vanter de l’honneur de ta prise,
Il s’est servi des yeux, et des traits de Céphise ?
Ne dissimule point, il faut enfin céder,
Et tu n’ignores pas que je te puis aider.
ALPHÉNOR.
Que cette passion soit juste ou criminelle,
Elle est inévitable, ou du moins elle est belle ;
Je ne cacherai point des feux infortunés
Qui ne paraîtront plus si vous les condamnez
Oui, ce cœur qui vous rend un éternel hommage,
Entre vous et l’amour maintenant se partage ;
Mais l’amour est tout prêt, quoiqu’absolu sur nous,
De vous rendre la part qu’il usurpe sur vous,
Et ne veut pas régner dans ce cœur qui soupire,
Si mon Roi son Seigneur n’approuve son Empire,
Content et satisfait malgré ses ennemis
De demeurer caché dans mon esprit soumis.
LE ROI.
Alphénor, cette amour où la raison t’engage,
Me plaît et me doit plaire autant que ton courage ;
Et je veux que ma fille ayant su te charmer
Montre aussi bien que moi qu’elle sait t’estimer.
ALPHÉNOR.
Ce me serait ici comme une autre victoire,
Que son consentement se donnât à ma gloire ;
Mais puisque sur vos vœux elle règle les siens,
Permettez qu’à vous seul je doive tant de biens.
LE ROI.
Mais enfin, la voici comme je l’ai mandée.
PRODOTE, à part.
Nous aurons le succès dont j’ai formé l’idée.
Scène V
LE ROI, CÉPHISE, ALPHÉNOR
LE ROI.
Ma fille, j’ai besoin de votre volonté,
Pour faire maintenant un acte d’équité.
Je veux récompenser une vertu sublime,
Et montrer en Monarque à quel point je l’estime ;
Mais quoique je possède un pouvoir Souverain,
Je ne veux pas sans vous achever ce dessein.
CÉPHISE.
Comme tous vos desseins venant d’un cœur auguste
N’ont rien qui ne soit grand, et rien qui ne soit juste,
Pour agir sagement, et faire son devoir,
Il y faut consentir sans même les savoir.
LE ROI.
Vous connaissez le prix de ce Prince indomptable.
CÉPHISE.
Je sais qu’il est fameux, et partout redoutable.
LE ROI.
Vous savez ce qu’il fit, et pour vous, et pour moi.
CÉPHISE.
Un sujet comme lui le devait à son Roi.
Lui refuseriez-vous le prix qu’il en espère ?
CÉPHISE.
Je crois qu’on en doit point aux choses qu’on doit faire.
LE ROI.
Je lui garde pourtant un prix digne de moi.
CÉPHISE.
Donner avec excès est digne d’un grand Roi.
LE ROI.
Et le prix que je garde à son mérite extrême,
Pour le dire en un mot, ma fille, c’est vous-même.
CÉPHISE.
Sire, je suis à vous, et comme père et Roi,
Vous avez le pouvoir de disposer de moi,
Glorieuse de voir que mon Prince m’estime
Digne d’être le prix d’une vertu sublime.
Je confesse, Alphénor, et suis prête à signer
Que l’on te doit bien plus qu’on ne te veut donner :
Le Sceptre le plus beau vaut moins que ce courage
Que le Ciel en naissant te fit prendre en partage,
Et l’on juge aisément par tes fameux exploits
Qu’un cœur comme le tien est le trésor des Rois.
Mais... Sire, permettez afin de me confondre,
Et que je l’interroge, et qu’il puisse répondre.
Est-ce agir noblement ? est-ce agir en grand cœur
De vouloir d’autre prix que celui d’un vainqueur ?
La gloire, ce rayon qui descend des Dieux même,
Et que le Ciel répand sur les hommes qu’il aime,
La gloire, ce grand bien dont se contente un Roi,
Est-elle donc un prix trop ravalé pour toi ?
Non non, et ta vertu sur qui l’État repose,
Ne serait pas vertu de vouloir autre chose.
ALPHÉNOR.
Oui, Madame, il est vrai que la gloire et l’honneur,
Sont l’objet, sont le prix, sont le bien d’un grand cœur ;
Mais que fais-je aujourd’hui, lorsque je vous souhaite,
Si ce n’est souhaiter une gloire parfaite ?
Si la même vertu descendait parmi nous,
Elle aurait des désirs, et des flammes pour vous :
Si je fais donc comme elle, et que son feu m’éclaire,
Doit-on blâmer en moi ce qu’on lui verrait faire ?
CÉPHISE.
Sans doute vous suivez un guide glorieux ;
Mais on peut bien faillir en imitant les Dieux.
Si je voulais comme eux un temple vénérable,
Je les imiterais, en serais-je louable ?
ALPHÉNOR.
Mais avouez aussi quelquefois les Dieux
Pour descendre sur terre, abandonnent les Cieux ;
Vous donc comme eux servie, et comme eux adorable
Si vous les imitiez, en seriez-vous blâmable ?
CÉPHISE.
Nous sortons du respect que nous devons au Roi.
Oui, Sire, c’est à vous à m’imposer la loi :
Non, non, ne pensez pas qu’en le voulant combattre,
J’oppose à vos désirs un cœur opiniâtre,
Il vous demande un prix, et grand et relevé,
Mais, Sire, son travail est-il donc achevé ?
Nous voyons-nous enfin au bout de nos alarmes ?
Ne voit-on pas encore et des feux et des larmes ?
Et croit-on qu’Anaxandre aujourd’hui prisonnier
Avec un si grand cœur les quitte le dernier ?
Donc avant qu’Alphénor soit digne de salaire,
Il reste quelque chose, et quelque pas à faire.
S’il m’obtient pour son prix, malgré tous ses rivaux,
N’ayant que commencé de glorieux travaux,
Que demandera-t-il, que pourra-t-il prétendre,
Lorsqu’il aura fini ce qu’on en peut attendre ?
S’il croit donc mériter que ma possession
Soit le prix éclatant se son ambition,
Je crois bien mériter cette faveur entière
Qu’on ne me donne à lui qu’au bout de sa carrière.
PRODOTE, à part.
Que cet heureux transport est selon mes désirs !
CÉPHISE.
Sire, accordez ce point à mes justes soupirs.
Crois pourtant, Alphénor, cœur toujours magnanime,
Que j’ai pour ta vertu toute sorte d’estime ;
Et si je ne pouvais sans peine et sans douleur
Donner à ton amour mon esprit et mon cœur,
Je pourrais librement si mon Prince l’ordonne
Donner à ta vertu mon Sceptre et ma Couronne.
LE ROI.
C’est assez, Alphénor, espère tout de moi,
Et fais au moins état des paroles d’un Roi.
ALPHÉNOR.
Hélas, c’est un grand bien dans une grande peine
Que de perdre bientôt une espérance vaine.
M’avez-vous donc servi ?
PRODOTE.
Les paroles du Roi,
Viennent à mon avis de vous en faire foi.
ALPHÉNOR, seul.
Au moins il a pour lui, malgré ma défiance,
Sinon la vérité pour le moins l’apparence.
Le Roi me favorise, et m’offrant de l’espoir
Ce serait l’offenser de n’en pas recevoir.
Mais, ô Dieux, permettez que tout me soit contraire,
Et que Céphise seule ordonne que j’espère.
Que si le désespoir doit être quelque jour
Le fruit empoisonné qui tuera mon Amour,
Dieux qui savez les maux où sa flamme nous porte,
Ouvrez-moi des Enfers l’épouvantable porte
Avant que mon amour abandonnant mon cœur
Y laisse pour vengeurs la haine et la fureur.
ACTE IV
Scène première
ALCIONE, seule
Est-ce un mal, est-ce un bien que cette vive flamme
Qui me gêne à l’instant qu’elle plaît à mon âme ?
Je crois que c’est un mal qui mérite mes pleurs,
Quand mon cœur tout en feu regarde ses douleurs ;
Et croit que c’est un bien qu’on ne saurait comprendre
Quand je jette les yeux sur l’illustre Anaxandre.
Ô vous que ces deux noms de Père et de Roi
Rendent également absolu dessus moi,
Que m’ordonnâtes-vous ? quelle loi raisonnable
De feindre de l’amour pour un objet aimable ?
Lorsqu’on voit tant d’attraits l’un par l’autre animés
Dire feignez d’aimer, n’est-ce pas dire aimez ?
J’aime aussi, je l’avoue, et sans plus me contraindre,
J’aimais, j’aimais déjà lorsque je pensais feindre.
Quand un objet est tel qu’il peut nous enflammer,
On commence à l’aimer dès qu’on feint de l’aimer.
Anaxandre, il est vrai, quelque temps, assez dure
En feignant de t’aimer, je te fis une injure ;
Mais au moins connaissant un mérite si haut
L’injure dura peu, puisque j’aimai bientôt.
Ainsi pensant brûler un ennemi que j’aime,
Aveugle en mon dessein, je me brûlai moi-même ;
Et sans y prendre garde, et sans m’en détourner,
Je reçus tous les feux que je pensais donner.
Mais enfin songe à toi, crois qu’il est véritable
Qu’un aimable adversaire est le plus redoutable.
Lorsqu’il montre pour moi des transports si puissants,
Peut-être qu’à ma honte, il feint ce que je sens.
Reviens donc à toi-même, et par force ou par crainte
Retourne si tu peux à ta première feinte.
Mais, que dis-je, insensée, et trop faible à mon tour,
On va facilement de la feinte à l’amour ;
Et lorsque d’un beau trait nous avons l’âme atteinte,
On revient rarement de l’amour à la feinte.
Scène II
CÉPHISE, ASTÉRIE, ALCIONE
CÉPHISE.
La feinte va plus loin, elle a trop de souci.
Anaxandre est enfin.
ASTÉRIE.
Madame la voici.
CÉPHISE.
Il la faut détromper, s’il est vrai qu’elle l’aime.
N’y pensez plus ma sœur.
ALCIONE.
Je pensais à vous-même.
CÉPHISE.
Je gage qu’Anaxandre était avecque vous.
ALCIONE.
Alphénor me quittait peu satisfait de nous.
CÉPHISE.
On l’estime pourtant, et on le considère.
Pour moi, j’en fais état.
ASTÉRIE.
Aussi devez-vous faire,
Et pour moi, je croyais qu’on lui doit plus encor.
CÉPHISE.
Mais, Anaxandre, enfin...
ALCIONE.
Mais enfin, Alphénor.
CÉPHISE.
Quoi toujours Alphénor ?
ALCIONE.
Quoi, toujours Anaxandre ?
CÉPHISE.
Est-il un plus beau nom que vous puissiez entendre ?
ASTÉRIE.
À qui chérit le bien et le calme présent,
Celui de son vainqueur doit être plus plaisant.
CÉPHISE.
Ma sœur les noms des Rois sont des noms vénérables.
ALCIONE.
Et ceux des bons sujets sont des noms adorables.
Au moins si quelquefois des efforts glorieux
Ont fait monter un homme au rang même des Dieux.
Les exploits d’Alphénor sont d’assez belles marques,
Qu’on peut lui donner place au nombre des Monarques.
CÉPHISE.
Qu’on l’y mette ma sœur ; Pour moi je le veux bien,
Et n’y résiste pas, s’il ne m’en coûte rien.
ALCIONE.
Il mérite pourtant.
CÉPHISE.
Comme vous, je souhaite
Un Sceptre une Couronne à sa vertu parfaite ;
Mais voulez-vous ma sœur avec tant de bontés
Que je paye le bien que vous lui souhaitez ?
Ce serait mal traiter une sœur qui vous aime.
ALCIONE.
Mais d’où procéderait cette froideur extrême ?
N’est-il donc plus ce Prince, et ce même vainqueur
Qui plut comme à vos yeux peut-être à votre cœur ?
J’aurais après le doute une croyance entière
Que notre prisonnier vous fait sa prisonnière.
Il est assez aimable, il est assez charmant,
Pour excuser en vous un plus grand changement.
CÉPHISE.
Au moins vous le craignez et vous pouvez le craindre.
ALCIONE.
Si pourtant vous l’aimez, je commence à vous plaindre.
CÉPHISE.
Est-ce donc qu’il vous aime, et qu’il s’enfuit de moi ?
ALCIONE.
J’ai bien d’autres sujets de vous plaindre.
CÉPHISE.
Pourquoi ?
ALCIONE.
Vous devez quelque jour sur le trône d’un Père
Porter avec éclat un Sceptre qu’on révère ;
N’est-ce pas être plaindre, et se mettre en danger
Pouvant seule l’avoir que de le partager ?
L’amour ne fut point fait pour les Princesses nées
Afin de commander, et d’être couronnées.
Elles ne peuvent suivre, et ses feux et ses lois,
Sans se mettre au hasard de se donner ses Rois ;
Et lorsque sur un trône on se voit souveraine,
Aller chercher un maître et mériter sa chaîne.
À peine d’un époux ont-elles pris la foi
Que l’on quitte la Reine, et que l’on court au Roi.
Alors, mais un peu tard on commence à connaître
Que l’on n’est pas maîtresse où l’on a mis un Maître ;
Et l’amour qui plaisait, est un fâcheux lien
Quand l’un possède tout, et que l’autre n’a rien.
Il est bien doux d’aimer, et c’est un bien extrême
D’ouïr un noble Amant vous dire qu’il vous aime :
Mais il est bien plus doux d’avoir l’autorité,
Et de dire, je veux, sans être contesté.
C’est là mon goût, ma sœur.
CÉPHISE.
Ma sœur, si c’est le vôtre,
C’est peut-être le mien, et non celui d’un autre.
Cependant vous l’aimez.
ALCIONE.
Je suis l’ordre du Roi.
CÉPHISE.
Vous faites un peu plus que ne prescrit sa loi.
ALCIONE.
Ma sœur, si c’est faillir, au moins comme j’estime
L’excès d’obéissance est un louable crime.
CÉPHISE.
Vous pourriez vous tromper dans un chemin douteux.
ALCIONE.
Nous verrons quelque jour qui se trompe des deux.
Mais je veux qu’il vous montre une tendresse extrême,
Il est ambitieux ; pensez-vous donc qu’il aime ?
Jamais ambitieux ne fut sincèrement,
Ni véritable ami, ni véritable Amant.
Comme ses actions ont toujours fait paraître
Qu’il en voulait au trône, où l’on vous a vu naître.
Après avoir en vain hasardé tant d’efforts,
Il peut bien l’attaquer avec de faux transports.
Conservez, conservez, et le rang et la gloire
Où vous met la naissance, où vous met la victoire.
N’écoutez point l’amour, c’est un trompeur qui plaît,
Et qui bien rarement se montre comme il est.
Il est rempli de soins, de douleurs et de peines,
De désirs sans effet, et d’espérances vaines ;
Et cependant, ma sœur, il ne paraît jamais
Que revêtu de biens, de douceurs et d’attraits.
Pour moi de qui l’esprit ne saurait se contraindre,
Qui ne sait pas aimer, mais qui sait fort bien feindre,
Je vous librement tout ce que je ferais
Si le Ciel m’avait mise au rang où je vous vois.
Non, non, ne pensez pas que l’amour me tourmente,
Si j’aimais, vous seriez ma seule confidente,
Ma sœur, je vous le jure, et m’étonne en ce point
De peindre bien l’amour ne le connaissant point.
CÉPHISE.
Mais puisque je vous vois si franche et si sincère,
Il faut l’être avec vous, il ne faut rien vous taire.
L’on m’a dit qu’Anaxandre a pour moi tous les feux
Qu’on peut imaginer dans un cœur amoureux.
ALCIONE.
Mais il vous plaît, dit-on, et quoiqu’on puisse faire
On aime en peu de temps ce qui commence à plaire.
CÉPHISE.
Je sais ce que l’honneur doit exiger de nous.
Quoique vous en croyez, je l’aime comme vous ;
Mais son amour me plait, puis qu’après nos alarmes,
Il est dedans son cœur le vengeur de nos larmes.
Scène III
CÉPHISE, ALCIONE, ANAXANDRE
CÉPHISE.
Mais je le vois, de grâce éloignez-vous d’ici,
Je voudrais lui parler.
ALCIONE.
Je le voudrais aussi.
CÉPHISE.
Enfin la liberté vous est presque rendue.
ANAXANDRE.
Mais en vous rencontrant, je l’ai presque perdue.
Qui pourrait vous parler, ou seulement vous voir,
Sans désirer des fers, ou sans en recevoir ?
N’aurais-je pas sujet, Princesses trop aimables !
De me plaindre aujourd’hui de vos yeux adorables,
Dont l’invincible éclat conspirant contre moi
M’ôte la liberté que me donne le Roi ?
CÉPHISE.
Je puis dire pourtant à l’illustre Anaxandre,
Que j’aurais travaillé moi-même à la lui rendre ;
Et que sa liberté m’est si chère aujourd’hui,
Que je la garderais peut-être mieux que lui.
ALCIONE.
Pour moi, je l’avouerai, j’aime à voir des esclaves
Qui soient comme Anaxandre, et généreux et braves.
Bien loin de travailler à votre liberté
Je voudrais affermir votre Captivité ;
Et si d’un tel captif j’étais la souveraine,
Il serait au hasard de mourir dans sa chaîne.
CÉPHISE.
Jugez qui de nous deux conçoit ici pour vous
De meilleurs sentiments, et des desseins plus doux ;
L’une veut vous voir libre, et l’autre un peu plus rude
Fait son plus grand plaisir de votre servitude.
ALCIONE.
Oui, ma sœur, il est vrai, je ne l’ai point flatté,
Je sais tous mes plaisirs de sa Captivité ;
Et je gagerais bien qu’il souhaite la mienne,
Pour se venger de moi de souhaiter la sienne.
Je vous permets, Seigneur, de faire ces souhaits,
Faites-les maintenant, faites-les à jamais,
Je ne m’offense point qu’un fameux adversaire,
Me souhaite les maux que je voudrais lui faire ;
Et comme je vous crois constant et généreux,
Vous ne vous plaindrez point de ceux que je vous veux.
ANAXANDRE.
Vous souhaitez les maux avecque tant de grâce,
Avec tant de douceur on m’en fait la menace,
Que les fers, que les feux, que les calamités
Cessent d’être des maux quand vous les souhaitez.
CÉPHISE, à Astérie.
Ils se trompent tous deux, il feint aussi bien qu’elle.
Mais, Seigneur, il est temps de juger la querelle ;
Dites vos sentiments, et jugez qui des deux
Fait pour un prisonnier de plus utiles vœux,
Ou celle dont le cœur lui souhaite des gênes,
Ou celle dont la main voudrait rompre ses chaînes ?
ALCIONE.
Donnez un jugement, enfin contentez-nous ;
Et donnez un arrêt qui soit digne de vous.
ANAXANDRE.
Non, non, il n’est pas juste, adorables Princesses,
Qu’un esclave soit juge entre ses deux Maîtresses.
CÉPHISE.
Un esclave si noble, et si rempli d’appas,
Peut bien avoir des droits que les autres n’ont pas.
ANAXANDRE.
Puisque vous désirez que mon âme forcée
Sur peine de déplaire, exprime sa pensée,
Au moins je tâcherai pour accomplir mes vœux
Que le gain du procès soit pour toutes les deux.
Puisque l’une de vous, comme au plus beau partage
Donne à la liberté le prix et l’avantage,
Et que l’autre aussi juste avec d’autres désirs
Rencontre dans mes fers, ses biens et ses plaisirs,
Mon sentiment serait pour s’accorder au vôtre,
D’être libre pour l’une, et prisonnier pour l’autre.
CÉPHISE.
Qu’en dites-vous, ma sœur ? j’ai ce que j’attendais.
ALCIONE.
J’ai tout de même aussi ce que je prétendais.
CÉPHISE.
Souhaiter pour un autre un peu considérable
D’avoir la liberté, ce bien toujours aimable,
N’est-ce pas souhaiter d’avoir l’occasion
De lui montrer son cœur, et son affection ?
Mais vouloir pour quelqu’un demeurer à la chaîne,
C’est lui donner sans doute une marque de haine ;
Car c’est dire qu’on veut en voulant s’affermir
Avoir les bras liés de peur de le servir.
ALCIONE.
Moi qui dans cet arrêt ne trouve point d’obstacles,
Je ne me mêle point d’expliquer les Oracles ;
Et l’on est peu content, quoique disent les yeux,
Quand on va rechercher ces sens mystérieux.
Vous êtes le meilleur et le plus heureux juge
En qui l’on ait jamais rencontré son refuge,
Puisque par cet Arrêt à vous-même important
L’on est des deux côtés également content.
Qui peut mettre, Seigneur, en affaire pareille,
Deux filles bien d’accord, a fait une merveille.
ANAXANDRE.
Ainsi malgré des Rois, et des Dieux opposés
Les miracles pour vous me sembleraient aisés.
CÉPHISE.
Mais que voudrait Arcas ? Il lui parle.
ALCIONE, à Arcas.
Il me mande ?
Souffrez que j’obéisse au Roi qui me demande.
Scène IV
CÉPHISE, ANAXANDRE, ASTÉRIE
CÉPHISE.
Expliquez-vous, Seigneur, l’on dit que vous aimez ?
ANAXANDRE.
Moi, Madame !
CÉPHISE.
Les bruits en sont partout semés ?
ANAXANDRE.
L’amour naît aisément dans les cœurs volontaires,
Mais un Roi prisonnier a bien d’autres affaires.
CÉPHISE.
Il faut dissimuler quand on en a sujet,
Mais je sais votre amour, mais j’en connais l’objet ;
Et quoique votre esprit s’imagine au contraire
Je favoriserais une flamme si chère,
Anaxandre apprendrait, puisqu’un Dieu l’a permis,
Qu’il a des ennemis qui valent des amis.
ANAXANDRE.
Ce soin que vous prenez du sort d’un misérable
En gloire comme en biens le rend incomparable.
CÉPHISE.
Laissez parler le cœur, et n’appréhendez rien,
C’est un illustre esclave, on le traitera bien.
ANAXANDRE.
C’est un timide esclave instruit même à se taire
Qui n’oserait parler de peur de vous déplaire ;
Et dont le sort est tel parmi tant de combats
Qu’il déplait en parlant, comme en ne parlant pas.
CÉPHISE.
Qu’appréhenderait-il ce grand cœur qui soupire,
Puisque je sais déjà tout ce qu’il pourrait dire ?
Et qu’à ce qu’il peut dire, ce qu’à ce qu’il ressent,
Par un ordre du Ciel le mien même consent.
Craindrez-vous de parler après cette assurance ?
ANAXANDRE.
Puisque vous le voulez, je rends obéissance,
Sachant que vos bontés approuveront en nous
Tout ce que vous voudriez qu’on approuvât en vous.
Ainsi puisque le Ciel de ses mains libérales
Versa dans votre cœur mille vertus Royales,
Je n’aurai point de peur qu’un transport rigoureux
Anime contre moi votre esprit généreux.
Vous êtes au-dessus des troubles ordinaires
Que fait la passion dans les âmes vulgaires ;
Et je ne feindrai point de vous représenter
Ce qu’un esprit commun ne pourrait écouter.
S’il est vrai que le Ciel soit maître de nos âmes
Qu’il y mette à son gré de la haine ou des flammes,
Et que l’amour ce feu partout victorieux
Soit dans les cœurs humains un ouvrage des Cieux ;
Vous êtes, ô Princesse, et trop juste et trop sage
Pour donner un Arrêt contre un céleste ouvrage.
Ainsi lorsque le Ciel nous oblige d’aimer,
Il nous choisit l’objet qui doit nous enflammer ;
Il le met dans nos cœurs même avant que de naître,
Et notre œil le connaît dès qu’il le voit paraître ;
Et quoiqu’on trouve ailleurs de charmant et de doux
Le choix d’un autre objet ne dépend plus de nous.
Tout ce discours ne tend qu’à faire voir que j’aime
Que mon cœur entraîné suit une loi suprême ;
Mais que ces mêmes Dieux qui disposent de nous
M’estimèrent trop peu pour me donner à vous.
CÉPHISE.
Qu’a-t-il dit ?
ANAXANDRE.
Oui les Dieux voulurent qu’Alcione
Fut le charme fatal où mon cœur s’abandonne.
Je vous parle, madame, avec la liberté
Qu’inspire aux nobles cœurs la générosité.
Pourquoi craindrais-je aussi que votre esprit auguste
Ne prît ce libre aveu pour un mépris injuste,
Ce n’est ni mépriser, ni profaner les Dieux
De ne les pas aimer comme on fait de beaux yeux.
CÉPHISE.
Seigneur, je n’entends point un discours de la sorte,
Pensez-vous que l’amour me charme et me transporte ;
Et qu’injuste à mon rang où je dois m’attacher
Je cherche aveuglément qui doit me rechercher ?
Moi j’aurais de l’amour, et le ferais connaître !
Moi Reine quelque jour, je chercherais un Maître !
Et pour joindre la honte à mon aveuglement
D’un ennemi vaincu je ferais mon Amant !
Je fais état de vous, mais moins que de la gloire,
Et je ne puis aimer que la seule victoire.
Qu’on estime mon cœur superbe, audacieux,
Il ne peut regarder que des victorieux,
Tout le reste est pour moi, soit en paix soit en guerre,
Ce qu’au regard du Ciel on estime la terre ;
Et si pour moi l’amour vous blessait de ses coups,
Je le dirai, Seigneur, j’aurais pitié de vous ;
Que si pour découvrir ce que j’ai dedans l’âme
Vous feignez pour une autre une amoureuse flamme,
Seigneur, vous vous trompez, mon esprit est son Roi,
Et ne veut point avoir d’autre Maître que soi.
Mais qui vous a donné cette vaine pensée
Que d’un trait amoureux mon âme fut blessée ?
Sans doute, c’est un songe, ou quelque autre trompeur
Qui veut par là vous plaire, et vous gagner le cœur.
On jette l’œil sur vous, vous tremblez Astérie ?
Quoi vous me trahissez, vous que j’ai tant chérie !
ANAXANDRE.
C’est un songe, Madame.
ASTÉRIE.
Oui, Madame, c’est moi.
Et j’ai pensé servir, vous, ce Prince et le Roi.
CÉPHISE.
C’est vous ? Quoi par mon ordre ! Ô Dieux quelle imprudence,
Vous ai-je de l’amour fait quelque confidence ?
ASTÉRIE.
Oui, je dois confesser.
CÉPHISE.
Quoique selon mes vœux
Vous avez entrepris un emploi si honteux ?
ASTÉRIE.
Non, mais j’ai tâché d’obliger Anaxandre
À brûler pour un œil qui dût le mettre en cendre,
Et qu’en ce procédé je regardais la paix
Qui doit être le but de nos communs souhaits.
Au moins si j’ai failli, si ma faute est blâmable,
La raison de ma faute est sans doute louable.
J’ai fait contre moi seule un effort dangereux
Pour rendre deux grands Rois, et deux états heureux :
En quoi dans ce dessein, et dans cette aventure,
Ai-je fait une faute, ai-je fait une injure ?
Madame, j’ai voulu vous donner un grand Roi.
Tous fidèles sujets le voudront comme moi ;
Seigneur, j’ai désiré vous donner une Reine,
Vous le désireriez si votre âme était saine,
Et qu’un mauvais destin ne vous obligeât pas
À courir vainement après de faux appas.
CÉPHISE.
Bien que de tes raisons l’apparence soit belle,
Et que quelque autre en fit l’excuse de ton zèle,
Ma haine t’apprendra pour juste châtiment,
Si mon cœur outragé fut de ton sentiment.
Tu pouvais exposer mon rang et ma fortune,
On pardonne cela, cette faute est commune ;
Mais exposer l’honneur qu’on perd facilement
C’est ce que les grands cœurs pardonnent rarement.
Si ce Prince amoureux eût eu moins de franchise,
Et n’eût pas découvert ta funeste entreprise,
Il ferait maintenant de nous, et de nos vœux
Un jugement bien noble et bien avantageux.
Au moins si ton erreur fit un mal incroyable,
Qui demeurant caché se rendait incurable,
Seigneur, votre franchise au lieu de m’affliger
Me contente me plait et vient de m’obliger,
Puisque cette franchise heureusement hardie
Me découvre le mal et que j’y remédie.
Sans doute mon transport vous a peu respecté,
Mais que respecte-t-on, quand on est irrité ?
ANAXANDRE.
Si j’ai donc à ce mal comme donné de l’aide,
Par l’oubli de ce mal, payez-en le remède.
CÉPHISE.
Qui pardonne aisément, semble approuver le mal.
ANAXANDRE.
Qui pardonne aisément montre un esprit Royal.
CÉPHISE.
Seigneur quand nous savons ce que nous devons faire,
Toute autre instruction nous est peu nécessaire.
ANAXANDRE.
Je dis mon sentiment.
CÉPHISE.
Et je suivrai le mien.
ANAXANDRE.
Ma présence vous fâche, et je le connais bien.
Scène V
CÉPHISE, ASTÉRIE
CÉPHISE.
Vois mon cœur, voudrais-tu presque réduit en cendre
Désavouer l’orgueil qui confond Anaxandre ?
Non, non, par un effort digne des grands esprits
Change enfin ton amour en un juste mépris.
Ce Prince qui me voit avec un Diadème,
Et qui ne m’aime pas, est indigne qu’on l’aime.
Il ne mérite pas d’être craint, d’être Roi,
Puisqu’il a refusé de l’être avecque moi ;
C’est avoir l’esprit bas dans le rang qu’on lui donne,
Que de se contenter d’une seule Couronne ;
Car enfin les grands cœurs ne trouvent point pour eux
Les Sceptres si pesant qu’ils n’en portent bien deux.
Tu pleures, Astérie, et me donnes du blâme,
Mon désaveu te touche, et tu t’en plains dans l’âme ;
Mais quoique ton esprit en puisse murmurer,
Afin de me servir tu le dois endurer.
Il faut plus.
ASTÉRIE.
Que faut-il ?
CÉPHISE.
Je sais que ton adresse
Vient adoucir mon mal, et le trait qui me blesse ;
Mais pour mieux témoigner que mon esprit plus sain
Ignore ton intrigue ainsi que ton dessein,
Et que c’est seulement un coup de ton audace,
Il faut te disposer à souffrir ma disgrâce.
ASTÉRIE.
Quel salaire, bons Dieux de ma fidélité !
CÉPHISE.
L’Honneur ce grand Tyran fait cette cruauté.
Scène VI
CÉPHISE, PRODOTE, ASTÉRIE
CÉPHISE.
Mais puis-je voir encor ce traître ?
PRODOTE.
Enfin, Madame,
Toute chose consent au repos de votre âme.
CÉPHISE.
Toute chose, dis-tu, se déclare pour moi !
Au moins de toute chose excepte, excepte-toi
Trompeur.
PRODOTE.
Qu’ai-je donc fait ?
CÉPHISE, en s’en allant.
Interroge Anaxandre,
Il le sait mieux que nous, il pourra te l’apprendre.
PRODOTE.
Quoi, ma sœur, Alphénor m’aurait-il abusé ?
ASTÉRIE.
Je le crois.
PRODOTE.
Mais quel fruit s’en est-il proposé ?
Céphise me fait peur.
ASTÉRIE.
Que veniez-vous lui dire ?
Je venais l’assurer de ce qu’elle désire.
Le Père d’Anaxandre ennuyé de ses maux
Et lassé de la guerre, et de ses longs travaux,
Fait proposer au Roi pour la paix entreprise
Le Glorieux Hymen que souhaite Céphise ;
Et comme si le Roi changeait de volonté,
Il semble qu’il le veuille, ou qu’il y soit porté.
Au moins par un succès qu’à peine osais-je attendre,
Céphise est en état d’obtenir Anaxandre ;
Alphénor qui médite une rébellion
Travaille contre lui pour mon ambition,
Et si l’on doit enfin en croire l’apparence,
Ma fortune a pour guide un rayon d’espérance.
ACTE V
Scène première
ANAXANDRE, ALCIONE
ANAXANDRE.
Ne dissimulez point, que vous a dit le Roi ?
ALCIONE.
Rien que d’indifférent, et pour vous et pour moi.
Et parmi ces discours qui m’ont embarrassée
Je n’ai pu découvrir jusqu’où va sa pensée.
Mais puisque les destins semblent nous faire voir
Qu’ils ont fait une loi contraire à notre espoir,
Soupirons, et cédons, aussi bien tout le reste
Ne serait qu’un effort inutile et funeste.
ANAXANDRE.
Quoi vous estimeriez qu’il me serait aisé
D’éteindre le grand feu dont je suis embrasé ?
Le pourriez-vous, Madame, où tout serait contraire ?
Ha si vous le pouvez, hélas je désespère,
Cette fatalité d’éteindre un si grand feu,
Montre qu’on n’aime point, ou bien qu’on aime peu !
ALCIONE.
Ah, Seigneur, je voudrais.
ANAXANDRE.
Que ces pleurs ont de charmes !
ALCIONE.
Voyez-vous de l’amour au travers de mes larmes ?
Si vous ne les croyez dans votre désespoir,
Il ne me reste rien pour vous le faire voir.
ANAXANDRE.
Oui, je les crois, Madame, et les voir et les croire
Est mon soulagement, et ma plus grande gloire.
Ces larmes ces témoins d’une noble langueur
Sont de l’eau dans vos yeux, mais du feu dans mon cœur.
Et quoique l’on ait dit que parmi les misères
Que dedans les douleurs les larmes sont amères,
De quelque mauvais sort dont je sente les coups
J’éprouve maintenant qu’il n’est rien de plus doux.
Aussi pour mériter ces larmes précieuses
Qui rendent aujourd’hui mes prisons glorieuses,
Trônes, Sceptres, grandeurs, riche pompe des Rois
S’il fallait vous quitter, oui je vous quitterais.
ALCIONE.
Jetez l’œil sur ma sœur, et regardez l’utile.
Deux Empires sont beaux.
ANAXANDRE.
Mais vous en valez mille ;
Et mille, et mille encor me coûteraient trop cher,
S’il fallait un moment cesser de vous aimer.
ALCIONE.
Montrez votre vertu par de plus belles marques :
La constance d’Amant sied mal aux grands Monarques,
Et ne faites point dire aux peuples vos sujets
Que je suis le Démon qui détourne la paix.
Ce n’est pas que le Ciel me veuille ici défendre
Et de considérer et d’aimer Anaxandre,
Il l’ordonne, il le veut, et le fait présumer,
Mais je me suis trompée en la façon d’aimer.
Je vous aime en Amant dont l’amitié m’est chère,
Et je dois comme sœur vous aimer comme frère.
ANAXANDRE.
Perdez ce sentiment, ou je perdrai le jour,
L’amitié ne plait point où doit être l’amour ;
Et j’aime mieux mourir du coup que l’on me donne
Que d’être seulement le frère d’Alcione.
ALCIONE.
Mais s’il est dans le Ciel arrêté contre nous
Que vous viviez sans moi, que je vive sans vous,
Pour nous accoutumer à nous perdre l’un l’autre,
Évitez mon aspect, j’éviterai le vôtre ;
Enfin pour commencer un ouvrage si grand,
Adieu.
ANAXANDRE.
Que dites-vous ? cet adieu me surprend.
Mais laissons là la plainte, et faisons reconnaître
Qu’où l’on voit de l’amour, il est toujours le Maître,
Qu’au travers de la nuit, il fait trouver du jour ;
Et que l’on est bien fort quand on a de l’amour.
Puisque je suis aimé, je n’ai plus rien à craindre,
Puisque je suis aimé, je ne dois plus me plaindre,
Il ne me reste enfin qu’à montrer noblement.
Que si je suis aimé, je le suis justement
Mais Prodote s’avance.
Scène II
PRODOTE, ANAXANDRE
PRODOTE.
Hé, quoi, mélancolique,
Lorsque nous vous devons l’allégresse publique !
Si par vous le plaisir aux autres se départ
Vous devez ce me semble en avoir votre part.
ANAXANDRE.
Ce n’est pas là le sort des Princes de la terre
Qui même dans la paix sont toujours dans la guerre.
PRODOTE.
Mais pour le moins l’amour vous offre tant d’attraits
Que l’on peut dire aussi qu’il vous donne la paix.
Votre consentement peut avec avantage
Au bien de tout le monde achever cet ouvrage.
ANAXANDRE.
Jamais ma volonté contraire aux vœux communs
Ne leur opposera d’obstacles importuns.
Comme la paix est belle et qu’elle a mille charmes
C’était pour la gagner que j’avais pris les armes ;
Et par un autre effet qu’on doit plus souhaiter,
C’est pour l’avoir aussi que je veux les quitter.
Mais puisque de la paix la divine entreprise
Demande aux deux partis une égale franchise,
Prodote il faut enfin te parler librement ;
Céphise est désirable, et tout en est charmant,
Mais les mêmes beautés n’excitent pas des flammes
Ni les mêmes désirs dedans toutes les âmes.
Ainsi pour Alphénor, Céphise a des appas ;
Mais pour moi, je l’avoue, elle n’en montre pas.
Alcione est l’objet... ? Quoi ce discours t’étonne,
Et ton front a fait voir le trouble qu’il te donne.
D’où vient cela, Prodote ?
PRODOTE.
Ah, Seigneur, je vous plains
D’entretenir des feux et si grands et si vains.
ANAXANDRE.
Comment ?
PRODOTE.
L’on feint pour vous, et quoique l’on en pense
D’une image d’amour, votre amour prit naissance,
Je le sais bien, Seigneur, et n’en dirai pas plus.
ANAXANDRE.
Aussi n’entends-je point ce qu’on dit là-dessus.
Je l’aime, je l’adore, et ce qu’on en soupçonne,
Ne saurait m’arracher du pouvoir d’Alcione.
PRODOTE.
Mais Céphise la vaut ?
ANAXANDRE.
J’en demeure d’accord ?
Mais veux-tu contenter mon amour et mon sort ;
Enfin veux-tu te rendre un Prince redevable,
À qui le Ciel un jour sera plus favorable,
Montre au Roi mon amour ; ou moi-même aujourd’hui
J’étalerai mon cœur, et mes feux devant lui.
PRODOTE.
Puisque vous le voulez, je vous rendrai service.
ANAXANDRE.
Tu me rendras heureux sans beaucoup d’artifice.
PRODOTE.
Seigneur, reposez-vous sur ma discrétion,
Si j’ai quelque crédit, j’ai plus d’affection.
ANAXANDRE.
Ainsi deux grands États te devront leurs délices.
Scène III
PRODOTE, seul
Dois-je donc m’ordonner moi-même des supplices ?
Dois-je user contre moi de haine et de rigueur,
Et ferai-je un effort pour m’arracher le cœur,
S’il possède Alcione, Alphénor a Céphise,
Et la peine est le fruit qu’aura mon entreprise.
Non, non, ne cédons point, et de peur de mourir
Mettons-nous une fois au hasard de périr.
Si par d’autres chemins je ne puis rien attendre,
Ruinons Alphénor, ruinons Anaxandre ;
Et malgré les fureurs d’un destin rigoureux,
Ruinons tout enfin pour être seul heureux.
J’ai combattu l’amour, j’ai voulu le contraindre,
Mais c’est un feu qui croit quand je pense l’éteindre.
Puisqu’il n’a pu mourir par l’effort que j’ai fait,
Il faut que je périsse ou qu’il soit satisfait.
Hasardons ma faveur, il n’importe ; elle est belle,
Mais le repos du cœur ne va point avec elle,
Elle est cause des maux de mon esprit flottant
Puisque si j’étais moins, je ne voudrais pas tant.
Scène IV
ALPHÉNOR, PRODOTE
ALPHÉNOR.
Dois-je périr, Prodote, ou faut-il que j’espère.
PRODOTE.
Un grand cœur se conseille, et sait ce qu’il doit faire.
On vous ôte Céphise, et Céphise y consent,
Voyez ce que l’on doit quand l’amour est puissant,
Et qu’avecque l’objet à qui l’amour nous donne
On perd le juste espoir d’une riche Couronne,
Seigneur, Le Roi m’attend.
ALPHÉNOR, seul.
À quoi tend ce discours
Qu’il me tient aujourd’hui, qu’il me tient tous les jours ?
Il m’offre son service ; et si je dois le croire,
Il me sert puissamment, et travaille à ma gloire.
Cependant de ses soins, je ne vois aucun fruit,
Et loin d’en recevoir toute chose me nuit ?
Est-ce qu’à la révolte effroyable et funeste,
Il veut enfin porter la fureur qui me reste ?
Car où le désespoir de l’amour outragé,
Ne devrait pas pousser mon esprit affligé ?
Est-il juste en effet qu’on m’ôte avec Céphise
L’espoir d’une Couronne à ma naissance acquise ?
Suivons, suivons le feu dont je suis emporté,
Ici trop de vertu n’est qu’une lâcheté.
Est-il un plus grand mal, trop injuste Céphise !
Que d’adorer toujours un œil qui nous méprise ?
Mais mérite-t-on mieux d’être aux maux exposé
Qu’en adorant un œil dont on est méprisé ?
Quoi j’aurai seul éteint une flamme effroyable,
Dont le trône craignit l’atteinte épouvantable,
Quoi j’aurai tout vaincu ce qui s’est opposé ;
Et j’aurai tout vaincu pour être méprisé ?
Ce bras n’a pas perdu parmi tant de tempêtes,
Et l’art, et le secret de gagner des conquêtes,
J’ai vaincu pour l’État, j’ai vaincu pour le Roi,
Il est temps aujourd’hui que je vainque pour moi.
Mais Céphise est ici, pensive et solitaire ;
Il n’importe, attaquons cette belle adversaire.
Scène V
CÉPHISE, ALPHÉNOR
CÉPHISE.
Alphénor est bien triste.
ALPHÉNOR.
Il devrait être mort.
CÉPHISE.
Il mérite pourtant un plus glorieux sort.
ALPHÉNOR.
Qui pourrait lui donner un sort plus favorable,
Si vous voulez qu’il meure, ou le voir misérable ?
Je vivrai toutefois si mes adversités
Ajoutent quelque chose à vos prospérités ;
Et je mourrai content, et trop digne d’envie,
Si ma mort contribue au bien de votre vie ;
C’est pour vous et pour moi le plus avantageux
Qu’une soudaine mort assoupisse mes feux.
Verriez-vous sans douleur un Prince misérable,
Où votre œil rencontra quelque chose d’aimable ?
Vous verrai-je le prix d’un plus heureux Amant,
Sans faire des desseins dignes de châtiment ?
Mais que dis-je, insensé ? Si la fureur extrême
M’inspirait les desseins que je blâme moi-même,
Un reste de l’amour que je ne puis dompter
M’empêcherait toujours de les exécuter.
Je dirais dans l’excès du feu qui me dévore
Nous aimâmes Céphise, et nous l’aimons encore :
Elle veut mon malheur, et nous le désirons,
Elle veut que je meurs, hé bien, hé bien mourons.
CÉPHISE.
Je l’avoue, Alphénor, tes vertus adorables
Méritent tout l’amour dont les cœurs sont capables.
Aussi toujours sensible à ce que tu valais,
Je t’ai mis dans mon cœur au rang que je te dois ;
Et bien que ma froideur t’ait donné d’autres marques
Je t’y laissai toujours à côté des Monarques,
Et pour toi mon esprit constamment généreux
Te le laissa toujours disputer avec eux.
Mais pour te dire tout, sache que dans mon âme
Toujours l’ambition fut égale à ma flamme ;
Et quiconque a le cœur un peu grand, un peu haut,
Avec mille vertus a toujours ce défaut.
Aussi bien que ton rang touche presque le nôtre,
Je crus que ma couronne en demandait une autre,
Que je devais un Sceptre à celui que j’attends,
Et que deux se rendraient l’un par l’autre éclatants.
Que si l’éclat pompeux du rang où je dois être
Allume en toi l’amour que tu m’as fait paraître,
Si c’est là seulement que tes yeux arrêtés
Ont trouvé pour ton cœur de solides beautés :
Ne crois pas que l’aveu que tu pourrais en faire,
Offense mon esprit, et puisse me déplaire.
Je parle franchement ; j’aime et j’estime en toi
La même ambition que j’autorise en moi.
Si j’aime les grands cœurs dont se font les Monarques,
Voudrais-je en condamner les glorieuses marques ?
ALPHÉNOR.
Je vous l’ai déjà dit, votre sort fortuné
Demande à votre amour un Prince couronné,
Moi, je ne puis offrir à votre œil adorable,
Que le cœur et le bras d’un Prince misérable.
Mais ce bras trop heureux aux coups qu’il a tentés.
Mit au moins dans vos fers ce que vous souhaitez.
Au reste, la Couronne est une belle chose,
Mais mon amour naquit d’une plus belle cause.
Il est vrai que le Sceptre est beau pour ces esprits
Qui ne connaissent rien qui soit de plus grand prix.
Pour moi de qui le cœur peu s’en faut le méprise,
J’aime encore plus haut, puisque j’aime Céphise ;
Et si mille vertus ne faisaient ses appas
Avec cent trônes d’or, je ne l’aimerais pas.
Non, non, si mon esprit charmé de la couronne
Voulait me voir brillant de l’éclat qu’elle donne,
Peut-être que mon bras à vaincre toujours prompt
En trouverait quelqu’une à mettre sur mon front.
Je voudrais la devoir à ma vertu fatale,
Et non pas à l’amour d’une fille inégale.
CÉPHISE.
Je souffre ce transport d’une juste fureur
Comme le châtiment qu’on doit à mon erreur.
Mais enfin un rayon d’une clarté Céleste
Dissipe en ta faveur une nuit si funeste ;
Et tu peux dire enfin en Amant fortuné,
Que tu conduis un cœur, et qu’on te l’a donné.
ALPHÉNOR.
Rendez-vous donc l’espoir à mon âme incertaine ?
CÉPHISE.
Non, non, n’espère point, l’espoir est une peine ;
Et je veux que ton cœur, dont le mien a fait choix,
Soit autant assuré que si tu possédais.
ALPHÉNOR.
Hélas, je ne saurais parmi tant de merveilles,
Croire sans vous blesser mes yeux et mes oreilles ;
Quoi lorsque vos sujets favorisés des Cieux,
Attendent leur repos d’un Hymen glorieux !
CÉPHISE.
Oui, dans ce même instant, quoique l’on puisse attendre
Deux peuples me verront refuser Anaxandre,
Si la guerre en renaît plus forte que jamais,
La guerre avecque toi me plait mieux que la paix :
Ton bras en l’éteignant comme une flamme éprise,
Pour la deuxième fois méritera Céphise.
Te faire ce discours qui passe tes souhaits,
N’est-ce pas bien guérir les maux que je t’ai faits ?
ALPHÉNOR.
C’est plus que de guérir, c’est me rendre la vie.
CÉPHISE.
Aime qui te la rend, puisque je t’y convie.
Je vais trouver le Roi qui vient de me mander.
ALPHÉNOR, en s’en allant.
Ai-je songé le bien qu’on vient de m’accorder ?
Scène VI
CÉPHISE, seule
Au moins par un refus, Anaxandre lui-même,
Apprendra qu’il eut tort de croire que je l’aime,
Que le Roi, que l’État, que deux peuples confus
Déclarés contre moi, condamnent ce refus,
Tous les cœurs où l’honneur passe pour quelque chose,
M’en loueraient hautement, s’ils en savaient la cause.
Il faut désabuser ce Prince trop prisé,
(Qui pourtant justes Dieux, ne fut pas abusé)
Enfin quand Anaxandre ayant changé de flamme,
Me donnerait son cœur, me donnerait son âme,
Je le refuserais pour mieux lui faire voir,
Que jamais son amour n’eut sur moi de pouvoir ;
Et je perdrais plutôt le Sceptre et la puissance
Que de lui rien laisser d’une telle créance.
Mais j’aperçois le Roi, c’est aujourd’hui mon cœur
Que tu dois ramasser, et montrer ta vigueur.
Scène VII
LE ROI, CÉPHISE, ALCIONE, PRODOTE
LE ROI.
Céphise, si le bruit qui vient de se répandre,
Vous donne des pensers, pour le Prince Anaxandre,
Quittez tous ces pensers, les Dieux maîtres des Rois
En cette occasion nous ont fait d’autres lois.
Et vous qui jusqu’ici fûtes dans la contrainte,
Soyez libre, Alcione, et sortez de la feinte.
ALCIONE.
Quoi donc, faut-il aimer ? je sais vous obéir.
LE ROI.
Il faut...
ALCIONE.
M’y voilà prête.
LE ROI.
Il faut enfin haïr ?
CÉPHISE.
Sire, que dites-vous ?
LE ROI.
J’avais sujet de croire
Que l’Hymen d’Anaxandre était pour notre gloire,
Et qu’après tant de maux à la fin nos sujets
En pouvaient espérer les douceurs de la paix :
Mais je viens de savoir que pensant qu’on le craigne
Comme un butin tout prêt ce Prince nous dédaigne ;
Et que vaincu superbe il témoigne aujourd’hui
Qu’un parti comme vous serait trop peu pour lui.
Pourrais-je avec honneur, et sans désavantage,
D’un vaincu prisonnier endurer cet outrage ?
Non, non, puisque pour lui la paix n’est pas un bien,
Il en perdra son trône, ou je perdrai le mien.
CÉPHISE.
Mais de qui tenez-vous cette étrange nouvelle ?
LE ROI.
Je la tiens d’un sujet plein d’amour et de zèle.
CÉPHISE.
Peut-être de Prodote ?
LE ROI.
Oui, je la tiens de lui.
CÉPHISE.
Il peut en se trompant, vous tromper aujourd’hui.
PRODOTE.
Ce que j’ai dit au Roi, je le sais bien, Madame,
Et la sincérité régla toujours mon âme.
CÉPHISE.
Vous savez tout Prodote, excepté ce seul point
Qu’ici vous vous tromper, et ne le pensez point.
PRODOTE.
Je sais ce que je dis, et je ne puis le taire.
CÉPHISE.
L’un ou l’autre est trompé, si je sais le contraire.
PRODOTE.
Sire, si l’on doutait de mes intentions,
J’en appelle à témoin toutes mes actions.
CÉPHISE.
Sire, si l’on doutait qu’on tâche à vous surprendre,
J’en appelle à témoin le superbe Anaxandre.
On vous dit que ce Prince a pour vous des dédains
Qui vous doivent laisser les armes dans les mains ;
Et moi je sais fort bien que de votre alliance
Il fait avec plaisir sa plus vive espérance.
C’est aimer peu la paix, et ses biens innocents
Que de nourrir la haine entre deux Rois puissants.
LE ROI.
Si son discours est vrai, Prodote, dois-je croire
Que vous aimiez beaucoup mon repos et ma gloire ?
PRODOTE.
Le succès apprendra qui se trompe des deux.
CÉPHISE.
Le succès est aussi le juge que je veux.
Enfin pour éclaircir les doutes que je donne,
Anaxandre me fuit, mais il aime Alcione ;
Et s’il l’aime ardemment, est-il à présumer
Qu’avec un grand mépris on puisse tant d’aimer ?
LE ROI.
Qui vous l’a dit ?
CÉPHISE.
Lui-même.
PRODOTE, à part.
Ô cruelle aventure !
LE ROI.
Qui me tirera de cette nuit obscure ?
CÉPHISE.
La seule vérité, ce flambeau que je vois,
Et de qui rarement on éclaire les Rois.
Mais Sire, le voici, qu’Alphénor vous amène.
PRODOTE.
Peut-on ne mourir pas avecque tant de peine ?
Scène VIII
ANAXANDRE, LE ROI, CÉPHISE, ALCIONE, ALPHÉNOR, PRODOTE
LE ROI.
Quoi, Seigneur, est-il vrai que vous nous dédaignez ?
Quoi, Seigneur, est-il vrai que vous le témoignez ?
ANAXANDRE.
Moi, Sire ! à mon avis ma funeste aventure
M’excuse, et me défend contre cette imposture.
LE ROI.
Prodote, purgez-vous.
ANAXANDRE.
Vous, Prodote ! parlez.
PRODOTE.
Il faut plus épargner des sujets trop zélés ;
Et si l’on veut me perdre après tant de service,
Un Roi n’a pas besoin d’un si grand artifice.
J’ai cru vous bien servir, et c’est assez pour moi.
LE ROI.
Appelez-vous servir de tromper votre Roi ?
Appelez-vous servir de semer des amorces
Qui peuvent aux grands maux ajouter d’autres forces ?
Ô Dieux qui nous fera de fidèles sujets,
Si même on ne le peut avecque les bienfaits ?
Retirez-vous Prodote.
CÉPHISE.
Ainsi j’ai pu défendre
Avec mes intérêts la vertu d’Anaxandre ;
Enfin il peut lui-même assurer si son cœur
Est rempli de dédain, ou de feu pour ma sœur.
ANAXANDRE.
Comment puis-je répondre à cette grâce extrême,
Qui me ferait douter si l’on parle à moi-même ?
CÉPHISE.
Est-ce avoir eu pour vous beaucoup de passion,
Que de vous secourir en cette occasion ?
Est-ce enfin vous aimer que de vouloir encore
Vous faire posséder ce que votre âme adore ?
ANAXANDRE.
Ô trop grande bonté !
CÉPHISE.
Mais j’en demande un prix,
C’est que vous confirmiez que ma sœur vous a pris.
ANAXANDRE.
Oui, Sire, et permettez que cette belle flamme
Demeure comme elle est immortelle en mon âme ;
Je dirai qu’il fallait, ô Prince généreux,
Que je fusse vaincu pour être bienheureux !
LE ROI.
Mais le consentement du Prince votre Père,
Tout autant que le mien est ici nécessaire.
ANAXANDRE.
Par ses Ambassadeurs nous venons de savoir
Qu’en cette occasion, j’en reçois plein pouvoir.
Conduit par Alphénor, je venais vous le dire.
LE ROI.
Ainsi le Ciel agit comme je le désire ;
Car Céphise est le bien, le prix et le trésor
Que je dois comme au rang, aux vertus d’Alphénor.
CÉPHISE.
En faveur des vertus qui sont incomparables,
J’obéis sans contrainte à des lois équitables.
LE ROI.
Et vous pour qui ce Prince est un Prince charmé,
Il faut enfin aimer, si vous n’avez aimé.
CÉPHISE.
Au moins sais-je obéir, et je l’ai fait paraître.
ANAXANDRE.
Ainsi je suis heureux.
ALPHÉNOR.
Et je commence à l’être.
Ha, Sire, vos bontés ont bien plus fait que moi,
Pour me faire obtenir le prix que je reçois !
LE ROI.
Ainsi puissent longtemps nos bonnes destinées,
Vous combler tous ensemble et de gloire et d’années ;
Et puisse avecque vous régner toujours la paix
Qui doit des Potentats faire tous les souhaits.