Aman (Antoine DE MONTCHRESTIEN DE VASTEVILLE)

Sous-titre : la vanité

Tragédie en cinq actes et en vers.

1601.

 

Personnages

 

AMAN

CIRUS

CHŒUR

ASSUÉRUS

MARDOCHÉE

SARA

RACHEL

ESTHER

ATHAC

ARPHAXAT

SARES

 

 

ÉPIGRAME

 

Fortune, par mon seul défaut

Cette peine tu me viens rendre

D’avoir osé plus qu’il ne faut :

Mais je ne pouvais pas entendre,

Qu’après m’avoir monté si haut,

Tu pusses me faire descendre.

 

 

ARGUMENT

 

Aman Syrien étant en grand crédit auprès du Monarque Assuérus, brigue les honneurs divins ne se contentant des humains ; et par ordonnance publique, contraint un chacun à l’adorer. Mardochée homme juif et craignant Dieu le refuse, et se montre à bon escient indigné de telle outrecuidance. Là-dessus Aman se pique, et bouillant d’un ardent désir de vengeance, complote la mort de Mardochée et de tous ceux de sa Nation : impètre du Roi l’exécution de ce complot, et proscrit indifféremment tous les Juifs. En ce grand péril ils ont recours à Dieu. Il les délivre avec Mardochée par le moyen d’Esther, qui fait justement recevoir au superbe Aman, la peine qu’il avait injustement préparée aux autres.

 

 

ACTE I

 

AMAN, CIRUS

 

AMAN.

Soit que le blond Phœbus sortant du creux de l’onde

Vienne recolorer le visage du monde ;

Soit que de rais plus chauds il enflamme le jour,

Ou qu’il s’aille coucher en l’humide séjour,

Il ne voit un seul homme en ce Monde habitable,

Qui soit en tout bonheur avec moi comparable :

Ma gloire est sans pareille, et si quelqu’un des Dieux,

Voulait faire à la terre une échange des Cieux,

Et venir habiter sous le rond de la Lune,

Il se contenterait de ma belle fortune.

L’Univers reconnaît mon Maître pour son Roi :

Mon Roi ne veut avoir pour compagnon que moi :

À moi tant seulement le Conseil se rapporte ;

En effet je suis Roi : le titre je n’en porte ;

Mais baste, c’est tout un ; si Roi nommer se peut,

Qui fait tout ce qu’il dit, et dit tout ce qu’il veut.

Faut-il mettre en campagne une puissante armée

Contre une Gent étrange à la guerre animée ?

Faut-il aux plus hardis apporter de l’effroi ?

Aux plus rebelles cœurs imposer une loi ?

Résoudre en un moment d’un important affaire ?

Tous recourent à moi, chacun me le défère.

Aussi quand je chemine au milieu des Guerriers,

J’ai les palmes en main et au front les lauriers ;

Et si par moi la paix au monde est redonnée,

De rameaux d’Olivier ma tête est couronnée :

Je porte aussi toujours, comme un second Atlas,

Les charges de l’État sans en devenir las :

Je touche aussi le Ciel du coupeau de la tête ;

Et pour monter si haut je ne crains la tempête.

Les Monts plus élevés ont le chef foudroyé ;

Mais ceux à qui les Dieux ont mon heur octroyé,

Les séparant si loin de la basse commune,

Ne sont jamais atteints des revers de Fortune :

Qu’ils tendent ici-bas une rhé seulement,

Les villes et châteaux ils prendront en dormant.

Ô trois et quatre fois heureux il se peut dire,

Qui voit hommes et Dieux à ses desseins sourire ;

Et qui n’a souhaité son désir être fait,

Qu’il en voit le succès lui répondre à souhait.

De moi, je n’ai jamais voulu rien entreprendre,

Qu’à son but espéré je n’aie pu le rendre :

Tu m’en seras témoin toi qui par cent dangers

M’as vu cent fois braver les Peuples étrangers,

Qui bouillant au combat d’une ardeur généreuse,

Ont connu ma fortune et ma main valeureuse.

Combien diverses fois en tant de lieux divers,

Vis-tu les champs foulés de carnage couverts,

Par ce fer redoutable, et les ondes sanglantes

Entraîner quand et soi les charognes puantes.

CIRUS.

Je l’ai vu mille fois, et me tiens glorieux

D’avoir suivi partout ton Camp victorieux :

Car quoique ton honneur nous soit incomparable,

Et que toi seulement sois à toi seul semblable ;

Nous autres qui suivons l’ombre de tes Lauriers

Tenons un plus haut rang que tous autres Guerriers :

Nous sommes admirés des Nations étranges,

Qui voient dessus nous regorger tes louanges.

Ainsi que du Soleil le Prince des flambeaux,

Part toute la clarté qui rend les Astres beaux ;

De toi seul vient l’honneur à tout tant que nous sommes,

Qui fait voler nos noms par la bouche des hommes.

Aussi qui peut nombrer combien d’Osts ennemis,

Le seul bruit de ta force en vau-de-route a mis ;

Combien ta seule main a gagné de batailles ;

Combien ton seul courage a forcé de murailles,

Et combien ta menace a de Peuples domptés ;

De même il peut compter les épis de l’été.

Les glaçons de l’hiver, les fruitages d’automne.

Les herbes et les fleurs que le printemps nous donne.

AMAN.

C’est la merci de vous, compagnons généreux,

Que je suis estimé si grand, si valeureux :

Si je m’élève au Ciel j’ai pour ailes vos armes,

Je vous en suis tenu, magnanimes Gensdarmes.

Il est vrai que je suis un Aigle nonpareil,

Que sans ciller des yeux regarde mon Soleil :

Si vos yeux sont contraints de cligner la paupière,

Éblouis aux rayons de si grande lumière,

Ne vous étonnez pas, un jour pourra venir,

Que vous la pourrez bien fermement soutenir.

Toujours les bons fruitiers en la saison nouvelle,

Poussent hors de la bourre une fleur douce et belle ;

Elle se noue en fruit ; l’Été vient la nourrir ;

Par l’Automne qui suit on la verra mûrir :

De même en toute chose il faut le temps attendre,

Et le temps peu à peu parfaite la peut rendre :

Car comme un fruit tôt mûr pourrit plus vitement,

Le plus long à mûrir dure plus longuement.

Vous voyez que ce temps m’a rendu si grand homme,

Que nul plus grand que moi maintenant ne se nomme ;

Depuis les bords perleux où lève le Soleil,

Jusques à cette mer qui connaît son sommeil.

Mais de tous les exploits qui consacrent ma gloire

Sur le plus grand autel du Temple de mémoire ;

Bien qu’à moi par raison en soit une grand part,

Si peut-on en donner quelque chose au hasard ;

Mais davantage à vous, invincibles Gensdarmes,

Qui vous trouvant sous moi dans l’effort des alarmes,

Avez fait voir à ceux qui vous ont attendus,

Que rien ne vous peut être impossible rendu.

La gloire des combats j’estime donc commune

À moi-même, à tous vous, et puis à la Fortune :

Mais tant de bons conseils par les quels on peut voir

Tant de peuples sujets contenus en devoir,

Tant d’hommes en repos, tant de Provinces calmes,

Ce sont là, mes amis, ce sont mes seules palmes.

CIRUS.

Tout ce grand Univers connaît bien que tu fais,

Ainsi comme il te plaît et la guerre et la paix.

AMAN.

Ceux qui ne m’aiment point m’honorent par contrainte ;

Ceux-là qui m’aiment bien me révèrent sans feinte :

Mais tous bon gré mal gré me doivent adorer,

Puisque jusqu’à ce point le Roi veut m’honorer.

Si ce digne loyer à ma prouesse il paye,

Celui-là qui me l’ôte ou me l’ôter essaye,

Osant bien envier mes gestes vertueux,

Au moins s’il n’est méchant est trop présomptueux.

Quiconque veut l’honneur à la vertu soustraire,

Rend, autant qu’il le peut, la vertu sans salaire ;

Et celui-là qui rend la vertu sans loyer,

Rend un cœur chaud d’honneur froid à s’y employer.

CIRUS.

Quelqu’un oserait-il vous faire cette injure ?

Vous que les dons du Ciel, que les dons de Nature,

Que les faveurs du Prince ornent à qui mieux mieux,

Ne devez à l’envie émouvoir que les Dieux.

Comme d’un feu luisant ne sort point de fumée,

La gloire est sans envie étant bien allumée :

La vôtre étant si claire avoir elle n’en peut ;

Le bon s’en réjouit, et le méchant s’en deult :

Mais celui qui connaît quel est votre mérite,

Répute à son égard votre grandeur petite.

Nul ne saurait aussi jamais vous l’emporter ;

On ôterait plutôt la foudre à Jupiter,

Le trident à Neptune, à Hercule la masse,

Dont aux monstres du monde il fît jadis la chasse.

AMAN.

Grande n’est la grandeur qui n’a des envieux :

Les plus grands aux petits sont toujours odieux ;

Et ceux que la Fortune et le Roi favorisent,

Sont ceux communément que les peuples méprisent :

Peuples sans jugement, grossiers et mal appris,

Qui n’ont jamais connu la vertu ni son prix.

Je vois taire pourtant la populaire envie ;

J’aperçois qu’à m’aimer notre Cour se convie ;

Et que tous les sujets qui vivent sous mon Roi,

Pleins d’un humble respect se courbent devant moi.

Un Juif, un circoncis, un faquin, un esclave

Foule ma gloire aux pieds, et sans cesse me brave.

Ni le rang que je tiens, ni ma propre vertu,

Ni cet habit royal dont je suis revêtu,

Ni cet édit nouveau commandant qu’on m’adore,

À l’exemple d’autrui ne font pas qu’il m’honore,

Encor qu’un de ces points eût assez de pouvoir,

Pour ranger les plus fiers à cet humble devoir.

Et quoi, verrai-je ainsi ma gloire ravalée ?

Mon honneur méprisé ? ma dignité foulée ?

Non, non ; Je veux je veux.

CIRUS.

Vous autres demi-Dieux :

Ne vos devez fâcher contre vos envieux ;

Vous vous vengez assez d’eux-mêmes par eux-mêmes ;

Leurs cœurs glacés de haine, et leurs visages blêmes

Montrent qu’il ne leur faut nul supplice ordonner,

Que celui-là qu’eux-même ils se veulent donner.

AMAN.

Dois-je donc endurer qu’un juif qui me dédaigne,

Cent fois en un seul jour à rougir me contraigne ?

Et qu’il porte sans crainte en son visage écrit,

Ce qu’il devrait cacher au fonds de son esprit ?

CIRUS.

L’homme bien avisé doit prévenir l’offense,

Dès qu’une âme indiscrète en secret la pourpense :

Car s’il la dissimule il semble l’inviter,

Et l’invitant, à peine il pourra l’éviter.

Comme en une paroi bien souvent une pierre

Ôtée hors de son lieu la fait tomber à terre :

Lorsque quelque arrogant ou quelque blasonneur

Entame impudemment tant soit peu notre honneur ;

Il en fait à la fin par un tel artifice

Trop longtemps négligé, ruiner l’édifice.

La gloire est chatouilleuse et ne se veut toucher :

Car ainsi comme l’œil se ferme à l’approcher

De ce qui lui pourrait apporter quelque offense ;

Elle doit au danger se munir de prudence ;

C’est la seule paupière, où plutôt le rempart,

Qui la tient à couvert de perte et de hasard.

Mais en est-il aucun tant aveuglé d’audace,

Qu’il ne redoute point votre fière disgrâce ?

Qui ne soit de respect à vos pieds abattu,

Voyant sur votre front l’image de vertu ?

AMAN.

T’ai-je pas déjà dit qu’un Juif, race maudite,

Cent et cent fois le jour m’outrage et me dépite.

CIRUS.

Un Juif, dieux immortels ! quelle présomption !

Il présume être encor parmi sa nation :

Il a changé de terre et non pas de nature ;

Vous ne devez pourtant prendre à cœur cette injure.

AMAN.

Moi qui fus ci-devant entre vous en tel prix,

Serai-je désormais de ce Juif le mépris ?

S’ouvre plutôt la terre et dans son sein me cache,

Qu’une tache si noire à mon honneur s’attache.

Non, non, j’aimerais mieux le trépas m’avancer,

Que sans m’en ressentir on me pût offenser.

CIRUS.

Aussi n’est-ce pas là ce que je vous conseille.

AMAN.

J’en rendrai la vengeance à l’offense pareille,

Et pire, s’il se peut, afin que désormais,

Tous perdent le désir de m’attaquer jamais.

CIRUS.

Ne vous colérez point pour si peu d’importance :

Toujours à la santé le courroux fait nuisance.

Mon Prince dites-moi, dites-moi seulement,

Contre qui vous avez ce mécontentement,

Autre bras que le mien n’en fera la vengeance,

Si la punition doit réparer l’offense.

Il faut que tout le monde apprenne par sa mort,

Que le faible ne doit irriter le plus fort :

Et qu’il faut honorer ceux que le Prince honore,

Et qu’il faut adorer ceux que le Peuple adore.

Si vous avez connu mon amour et ma foi,

Touchant ce fait ici reposez-vous sur moi.

AMAN.

Serait bien pour si peu ma vengeance assouvie ?

Doit finir mon courroux par la fin de sa vie ?

Faut-il point ma puissance étendre plus avant ?

Je le veux, c’est raison : Ne reste donc vivant

Un seul de tous les Juifs, que sans miséricorde,

On emploie contre eux l’eau le fer et la corde :

Et qui plus est encor je ne permettrai pas,

Que les Enfants à naître évitent le trépas

Ains qu’ils soient arrachés du ventre de leurs mères,

Et froissés aux parois devant leurs propres pères,

Afin qu’avec le jour l’espoir leur soit ôté,

De survivre à leur mort par leur postérité.

Qu’aux yeux de leurs Maris les femmes soient souillées,

Et que les filles soient des Bourreaux violées,

Qu’on les étrangle après d’un infâme cordeau,

Ou qu’une pierre au col on les jette à vau-l’eau :

Bref que le sang fumeux ruisselant de la gorge

Des hommes massacrés, par les places regorge,

Et que les corps relents n’aient pour leurs tombeaux,

Que l’estomac glouton des chiens et des corbeaux.

Leur Seigneur éternel, leur grand Dieu des armées

Ne les sauvera pas de mes mains animées.

Ils ont beau dans le Ciel épandre des sanglots,

Pour ne les point ouïr son oreille il a clos :

Forment tant qu’ils voudront des piteuses complaintes,

Les Âmes n’en seront à la pitié contraintes :

Quoiqu’ils tendent en haut leurs suppliantes mains,

Pour faire rengainer les glaives inhumains,

Nul touché de leurs maux nul ne leur fera grâce.

Voilà ce qu’en mon âme à cette gent je brasse :

Je veux dedans son sang éteindre mon courroux,

Afin qu’à l’avenir il soit connu de tous,

Qu’Aman a sur les Juifs sa colère épanchée,

Pour punir à son gré l’orgueil de Mardochée :

Et qu’un peuple exilé par le Monde épandu,

Par la faute d’un seul a tout été perdu.

CHŒUR.

Le Soleil tournoyant les Cieux
N’œillade point en ces bas lieux
Un animal plus misérable,
Que cil qui se dit raisonnable,
Et nul n’est plus ambitieux.

Il est advis à son cœur vain,
Que tout doit fléchir sous sa main ;
Qu’en sa faveur Phœbus éclaire,
Et que chacun lui doit complaire,
Sous ombre qu’il est grand mondain.

La terre même il ne croit pas
Digne de recevoir ses pas,
Il pense que l’alme Nature,
Qui la fait faible créature,
Prend en lui seul tous ses ébats.

Pour autant qu’il se va haussant
Sur le mont d’un honneur glissant,
Il s’estime fils de Fortune,
Et que jamais disgrâce aucune,
En bas ne l’ira renversant.

Mais il se trompe fort souvent,
L’Espoir qui le va décevant,
Avec lui volant en fumée,
Et sa gloire tant estimée
Fuyant plus vite que le vent.

Son crédit n’est jamais constant :
Ainsi qu’il vint en un instant,
Il s’en retourne en peu d’espace ;
Bref, ainsi qu’un songe se passe
Ce que le monde admire tant !

Toi donc Potiron d’une nuit,
Que l’erreur a si fort séduit,
Qu’aveuglé d’un orgueil extrême,
Tu ne peux connaître toi-même ;
Ne mène pas un si grand bruit.

N’aie point le courage enflé
Du vent que Fortune a soufflé :
Car jaçoit qu’il te donne en poupe,
T’élevant dessus mainte troupe,
Ton boisseau sera tôt comblé.

Reconnaît ta condition ;
Rabats de ta présomption,
Puisqu’il ne faut qu’un vent contraire,
Ou toi-même pour te défaire,
Contre ta propre intention.

Contemple que l’adversité
Talonne la Prospérité :
Mon Ami ne te glorifie,
En ton bonheur et ne t’y fie ;
Car ce n’est rien que vanité.

Quoique tout t’arrive à souhait,
Je crois que Fortune te fait,
Comme à ceux-là que l’on caresse,
Alors mêmement qu’on leur dresse,
Une embûche en un lieu secret.

La douceur de ses vains appas
Cache bien souvent le trépas ;
Elle nous fait une pipée,
De peur que l’âme en soit trompée,
Elle doit ne l’écouter pas.

 

 

ACTE II

 

ASSUÉRUS, AMAN

 

ASSUÉRUS.

À Vous, Dieux immortels, soient grâces immortelles,

Pour m’avoir élargi des fortunes si belles,

Qu’on estime à bon droit que tout l’heur du passé,

Du présent, du futur, est en moi ramassé.

Je crois que ce grand Dieu qui darde le tonnerre,

S’est réservé le Ciel et m’a donné la Terre :

Du Ponant au Midi, du Couchant au Levant,

Tout ce large univers va mes lois recevant.

Les Dieux avec les Rois semblent faire partage ;

Les derniers des premiers tiennent leur héritage,

Ce qui fait que les Rois en honneur triomphant,

Sont estimés partout des grands Dieux les Enfants,

Donnés du Ciel bénin pour gouverner la terre,

Et pour faire aux méchants tant seulement la guerre.

Qu’un homme puisse aussi contenir en devoir

Tant de peuples divers dessous un seul pouvoir ;

Que le front d’un Monarque à tous soit vénérable ;

Que même à ses haineux son nom soit redoutable ;

Qu’un pauvre fainéant portant le nom de Roi,

Rende d’un seul regard les Braves pleins d’effroi ;

C’est une œuvre de Dieu qui montre en son visage

De sa forme invisible une visible image.

Il faut donques toujours à ce point revenir,

Que le Ciel veut les Rois en grandeur maintenir ;

Et que de jour en jour il leur donne accroissance

De richesses, d’honneur, de vertu, de puissance ;

Qu’il est leur sauvegarde, et qu’il a toujours soin

De leur bailler à temps ce qu’ils ont de besoin.

Mais sa plus grande faveur clairement il leur montre,

Quand d’un bon serviteur il fait faire rencontre,

Serviteur qui les puisse alléger du grand faix,

Qu’ils ont en temps de guerre ou bien en temps de paix ;

Qui pendant leur sommeil veille pour leur couronne ;

Qui pour les soulager relâche ne se donne ;

Qui tient fort sûrement leur Royaume en dépôt ;

Qui de ses grands travaux fait naître leur repos ;

Qui rien s’il n’est utile à leur bien ne propose ;

Qui donne un bon Conseil et qui bien en dispose ;

Bref qui n’a tant de soin de son particulier,

Que l’intérêt public ne marche le premier.

Semblable est mon Aman, qu’un Destin favorable

A fait naître ici-bas pour m’être secourable.

Hé ! comment sans son aide aurai-je le pouvoir

De me mêler de tout et faire mon devoir ?

Le moyen de régir tant et tant de Provinces,

D’accorder les humeurs de tant et tant de Princes,

De ranger sous un frein mille grandes Cités,

Si mes efforts n’étaient d’un Aman assistés ?

Pour les biens que je tiens bienheureux on me nomme ;

Mais je m’estime heureux de jouir d’un tel homme :

Tout ce qu’on va d’exquis dessous l’Aube chercher,

Auprès de cet ami ne me peut être cher.

Encor qu’incessamment de grades je l’honore,

Il doit en espérer de plus rares encore :

Car faire aux bons le bien qu’on les voit mériter,

C’est à faire encor mieux toujours les inviter ;

Et donner des honneurs à un homme honorable,

C’est sans doute se rendre à jamais mémorable.

Mais ne le vois-je pas venir par devers moi ?

À voir son front sévère il médite à part soi.

Le feu perdrait plutôt sa chaleur coutumière,

La neige sa froideur, le Soleil sa lumière ;

Qu’Aman ces hauts pensers dont il rend mon honneur

Augmenté de louange et comblé de bonheur.

Te voici, mon Aman, quelle digne pensée

Tient maintenant ton âme en doute balancée ?

AMAN.

Grand Prince qui n’as point de pareils que les Dieux,

Et qui pour notre bien es descendu des Cieux,

En me reconnaissant être ta créature,

Je serais composé d’une ingrate nature,

Si je ne répondais, au moins en quelque part,

À l’honneur immortel que ta main me départ.

Il est vrai, mon grand Roi, que ma faible puissance

Suit de loin le devoir de mon obéissance ;

Je cherche nonobstant le moyen de montrer,

Qu’un plus fidèle serf tu ne peux rencontrer ;

Soit ayant l’œil au guet pour découvrir les trames,

Et les sourds remuements de ces méchantes âmes,

Qui de ta Majesté viennent à tous propos

Détourber les plaisirs et troubler le repos ;

Soit que poussé du vent de ton ire enflammée,

Je conduise à la guerre une invincible armée

Contre un peuple mutin, rebelle et déloyal,

Tenant ton foudre en main, comme l’Aigle royal

Portait à Jupiter les traits de la tempête,

Quand des Titans armés il écrasa la tête,

Dans les champs Phlégréans, où leur bras furieux

Présenta l’escalade aux murailles des Cieux.

ASSUÉRUS.

Je connais ta valeur ; je sais bien ton mérite.

Ta vertu d’heure en heure à te louer m’incite ;

Ton conseil salutaire, et tes exploits guerriers,

Chargent ta main de palme, et ton front de Lauriers ;

C’est pourquoi, mon Aman, moi-même je t’honore,

Ma Cour te glorifie, et mon Peuple t’adore ;

Et s’il se peut encor inventer quelque honneur,

Je t’en serai toujours fort libéral donneur :

Tout le surabondant qui peut être en ma gloire,

Je le garde à toi seul ; qu’il soit toujours mémoire,

Qu’Assuère a voulu mesurer ton devoir,

Non à ta petitesse ainçois à son pouvoir :

Et qu’ainsi comme extrême est sa grandeur royale,

Il lui plut rendre aussi la tienne sans égale.

Un Prince ne doit pas avoir rien limité ;

Sa faveur doit toujours tendre à l’extrémité.

Mais toi qui nuit et jour discours en ta pensée ;

Qui juges du présent par la chose passée,

Et qui n’a autre soin que l’honneur de ton Roi,

Dis-moi que songeais-tu venant de devers moi ?

Car j’ai bien reconnu à l’air de ton visage,

Que quelque grand dessein agitait ton courage.

AMAN.

Tu ne peux ignorer quel zèle, quelle ardeur

Me pousse à promouvoir ton auguste grandeur ;

Et si plus grand souci dedans mon âme a place,

Se tarisse pour moi la source de ta grâce.

Aussi tant de bienfaits qui me viennent de toi,

T’ont si bien engagé mon service et ma foi,

Que je m’estimerais extrêmement coupable,

De ne t’avertir point d’une chose notable,

Et qui peut à ton bien grandement importer :

Daigne tant seulement l’oreille me prêter.

Un Peuple est épandu çà et là par la terre,

Inutile à la paix et mal propre à la guerre ;

Il a ses lois à part, il est en tout divers

Des autres Nations qui sont par l’Univers ;

Il ne fait cas de toi ni de tes ordonnances ;

Il ne peuple ton camp et n’accroît tes finances :

Mais au contraire il est mutin, séditieux,

Avare, déloyal, perfide, ambitieux :

Se voyant or’ captif il forcène de rage,

Il tâche d’émouvoir quelque civil orage,

De troubler ton repos, désunir tes Cités ;

Exciter un débord de mille adversités ;

Bref, faire révolter les Nations étranges,

Que sous un frein paisible à ton vouloir tu ranges :

Sire, on voit bien souvent que tels commencements

Ont à la fin produit de grands événements :

Car comme en la forêt une faible étincelle,

Que quelque vieille souche en sa cendre recèle,

S’accroissant peu à peu brûle tout à la fois

Du plus grand au petit tous les arbres du bois ;

Un seul, un seul à peine évite le ravage

De cet embrasement qui haut et bas enrage ;

Et si comme il naissait quelqu’un l’eût fait mourir,

On n’eût point vu sa flamme en la forêt courir :

De même on voit parfois que d’un lieu qu’on néglige

Vient un soulèvement qui tout le monde afflige ;

Et lorsque le discord est aux cœurs allumé,

Il ne cesse jamais qu’il n’ait tout consumé ;

Là où si de bonne heure on eût voulu l’éteindre,

On eût pu l’étouffer sans en avoir à craindre.

Plaise-toi donc, grand Roi, commander seulement,

Qu’on coure sus partout et sans retardement

À ce peuple méchant, et qu’avecques l’épée

On chasse de partout cette Gent dissipée,

Sans amour, sans honneur, sans courage et sans loi :

Tu ne feras jamais rien plus digne de toi ;

Car qui peut signaler celui-là qui domine,

Que si gardant les bons les méchants il ruine ?

Avance donc, grand Roi, cet effet bienheureux

Mais pour te rendre encor de tant plus désireux

D’étouffer en tous lieux si maudite semence,

Qui ne doit point trouver de place en ta clémence ;

Je suis prêt de fournir dix mille talents d’argent,

Pour en payer ceux-là qui perdront cette Gent.

ASSUÉRUS.

Mais je crois, mon Aman, qu’il serait trop inique

D’opprimer sous telle ombre un peuple pacifique :

Car jamais jusqu’ici je n’en ouï parler.

AMAN.

C’est un peuple méchant, né pour dissimuler,

Et qui cache en son cœur le mal talent qu’il porte,

Jusqu’à tant que l’effet en évidence sorte.

ASSUÉRUS.

Un remuement d’État est toujours dangereux ;

Cil qui peut s’en passer est certes bienheureux.

AMAN.

C’est un Peuple banni, sans force et sans adresse,

Sur qui le Ciel épand son ire vengeresse :

C’est un Peuple couard, mais fort malicieux ;

L’opprobre des humains et la haine des Dieux :

Ton État par sa mort n’aura nulle secousse ;

Il ne faut avoir peur que par force il repousse

L’effort de tes soldats animés contre lui,

Étant sans conducteur, sans argent, sans appui.

Ta seule volonté suffit pour le défaire ;

Nul ne peut ni ne doit s’opposer au contraire.

ASSUÉRUS.

Puisqu’il en est ainsi je te donne pouvoir,

Sous mon autorité, d’en faire à ton vouloir.

Hâte-toi, le délai pourrait être nuisible :

À gens déterminés tout effort est possible,

Et le salut consiste à n’en point espérer.

Or afin que des miens tu puisses t’assurer,

Ô mon fidèle Aman, ce cachet je te donne :

Uses-en à ton gré contre toute personne ;

Et si je veux encor qu’on te délivre argent ;

Afin d’exterminer si misérable Gent.

AMAN.

Enfin j’ai donc atteint le but de mon attente ?

Mon âme est aujourd’hui satisfaite et contente.

Il met, il m’est permis par le vouloir du Roi

De meurtrir ce galant qui ne fait cas de moi :

Non pas lui seulement, mais sa gent misérable :

Cent mille seront punis pour un homme coupable.

Ha gentil glorieux tu ne m’échappes pas :

Je te ferai souffrir le plus cruel trépas,

Le plus âpre tourment, le plus rude supplice,

Qu’on inventa jamais contre le maléfice.

Tu gémiras en vain l’erreur de ton orgueil,

Portant l’angoisse au cœur, et les larmes à l’œil :

Ta misérable fin fera cesser l’envie,

Dont, ainsi que d’une ombre, est ma grandeur suivie.

Non, tu m’as trop bravé, tu m’as trop méprisé,

Pour être d’un pardon ores favorisé :

Je veux que sans délai, que sans espoir de grâce,

Ta gent sente le fruit qu’a produit ton audace.

On verra cette fois si ce Dieu trois fois grand,

Pourra contre mon bras lui servir de garant :

On dit qu’il la passa par la mer Érythrée,

Et qu’il noya l’Égypte en son chemin entrée ;

On dit qu’il la guida par les vagues Déserts,

De jour avec la nue errante dans les airs,

De nuit avec la flamme en l’ombrage allumée ;

Qu’il vêtit, qu’il nourrit quarante ans son armée

En un pays stéril de la manne des Cieux ;

Qu’il retarda le cours du Soleil radieux ;

Qu’il abattit les murs d’une ville assiégée ;

Qu’il vainquit trente Rois en bataille rangée ;

Qu’il surmonta les Gens qui l’avaient en dédain,

Et qu’il fendit encor les ondes du Jourdain ;

Bref, si vous le voulez, il fît plus de merveilles,

Qu’on n’en peut faire croire aux crédules oreilles ;

Mais il ne saura pas empêcher mes desseins :

Mais il ne saura pas vous sauver de mes mains :

Il n’aura point le cœur si ramolli de crainte,

Que ces contes de vieille y fassent quelque empreinte.

Sus, sus, Dieu mensonger, invisible, inconnu,

Montre quel tu veux être à l’avenir tenu :

Il ne faut maintenant que ton bras se repose ;

Fais voir à cette fois si tu peux quelque chose.

Aman à découvert s’arme ores contre toi ;

Il a de son parti l’autorité du Roi,

Les braves combattants de plus de cent Provinces ;

L’assistance du Peuple, et la faveur des Princes,

De l’or et de l’argent, de la force et du cœur :

Peut-il avec cela n’être point le vainqueur ?

Encore qu’on te vante en armes indomptable,

Il perdra, malgré toi, ton peuple misérable ;

Misérable vraiment et simple de tout point,

De fonder son appui sur un qu’il ne voit point,

Sur un qui de tout temps a permis, belle gloire !

Que les plus méprisés eussent de lui victoire.

Soit désormais connu de la postérité,

Que ce Dieu d’Israël par Aman irrité

De parole et d’effet, n’en a pris la vengeance ;

Que son courroux est feint, que feinte est sa puissance ;

Que c’est un Dieu sans nom ; un songe sans effet :

Qu’il n’a tout fait de rien ; que rien de rien n’est fait ;

Qu’il ne préside point au destin des batailles ;

Ains qu’il fut controuvé pour piper ces canailles,

Qui du monde ne sont que la lie et l’égout :

La superstition n’a limite ni bout.

Mais cessons de parler et commençons à faire ;

Puisque dorénavant rien ne m’en peut distraire.

Souvent en discourant perte du temps se fait,

Qu’il vaudrait beaucoup mieux employer à l’effet ;

Il me faut au plutôt dépêcher de mon homme ;

La vengeance en parlant peu à peu se consomme.

CHŒUR.

C’est une chose fort à craindre,
Que l’ire d’un Grand offensé ;
Quand elle brûle sans s’éteindre,
Dedans son courage insensé.

Au meurtre elle se rend sanglante ;
Les grands peuples elle détruit :
Elle est aux hommes plus nuisante
Que la grêle ne l’est au fruit.

L’âme étant un coup allumée
De ce feu vif et dévorant,
Elle s’emplit tant de fumée,
Qu’elle est aveugle au demeurant.

Comme par la brouée obscure,
Un petit corps bien grand paraît ;
Pour petite que soit l’injure,
Toujours la colère l’accroît.

Ceux qui commettent moins d’offense,
En sont plus affligés que tous ;
Pleine d’excès est la vengeance,
Alors qu’on la fait en courroux.

Ôte cette maille étendue
Dessus l’œil de ton jugement,
La lumière sera rendue
À ton aveugle entendement.

Souvent trompés de fantaisie,
Ou bien de fausse impression,
Comme d’un feu, l’âme est saisie
De cette forte passion.

Parce qu’elle abhorre la honte,
À toute heure on la voit douter,
Qu’on ne fait d’elle autant de compte,
Qu’elle pense le mériter.

Par ce moyen elle demande,
Beaucoup plus qu’il ne lui est dû ;
Voire l’honneur que Dieu commande
Être à lui seulement rendu.

N’est-ce pas une erreur extrême,
Que d’oser ainsi présumer ?
L’homme qui se connaît soi-même,
Ne voudra pas tant s’estimer.

On ne vit jamais créature,
Se mettre au lieu du Créateur,
Qu’une misérable aventure,
Ne l’ait puni de sa fureur.

C’est aussi trop d’outrecuidance
À l’homme fragile et mortel,
Que de croire sa suffisance,
Digne d’un temple et d’un autel.

Paon, si tes plumes t’orgueillissent
À cause de leurs beaux miroirs,
Que tes yeux au moins se fléchissent
Dessus tes pieds sales et noirs.

 

 

ACTE III

 

MARDOCHÉE, SARA, RACHEL, ESTHER

 

MARDOCHÉE.

Pourquoi m’as-tu, Seigneur, tiré de la matrice !

Misérable, pourquoi m’allaita la Nourrice !

Que ne furent mes yeux aux pleurs ores ouverts,

Au sortir du berceau de ténèbres couverts ?

Je ne verrais ma Gent à jamais captivée ;

Je ne verrais sa gloire à sa fin arrivée.

Pourrais-je bien hélas ! Verser autant de pleurs,

Que je sens dans mon cœur de poignantes douleurs ?

Pourrais-je bien former autant de vaines plaintes,

Que mon âme reçoit d’angoisseuses atteintes ?

Pourrais-je bien lâcher autant de chauds sanglots,

Qu’en mon Esprit troublé sont de tourments enclos ?

Il faudrait transformer mes yeux en deux fontaines,

Mille bouches avoir pour exprimer mes peines,

Et l’haleine des vents tous les jours emprunter,

Afin que sans relâche on m’ouït sangloter.

Éternel, je sais bien que nos grandes offenses

Attirent sur nos chefs tes tardives vengeances ;

Que les péchés commis contre ta sainte loi,

Te font d’un Père doux, un juge plein d’effroi :

Je sais que notre orgueil, que notre fière audace,

Pour nous a desséché les ruisseaux de ta grâce ;

Et que tu ne vois plus que d’un œil courroucé,

Le reste de ta Gent çà et là dispersé :

Tu le livres aux fers des Nations étranges,

Afin que par leurs mains ton honneur tu revanches,

Qui fut cent fois foulé par ce peuple insolent.

En dure servitude il vit triste et dolent ;

Que dis-je il vit, Seigneur ! las il ne doit plus vivre ;

Jusqu’au bord du tombeau ta main le veut poursuivre :

Ta main l’y veut chasser comme le tourbillon,

Qui pousse le fétu de sillon en sillon.

Je n’ignore, Seigneur, que ta sainte justice,

Examinant de près l’horreur de notre vice ;

Nous ne devons jamais attendre de pardon :

La mort est du péché le gage et le guerdon.

La mer n’a tant de flots durant une tempête ;

L’hiver tant de frimas, de cheveux notre tête ;

Que nos cœurs de péchés énormes et vilains,

Qui nous font abhorrer de toi le Saint des Saints.

Nous venons recourir à ta miséricorde ;

À notre repentance une grâce elle accorde,

Et prends, si tu le veux, notre querelle en main

Contre tous les efforts d’un Tyran inhumain :

Qu’elle apaise, Seigneur, les bouillons de ton ire,

Te présentant les pleurs d’un peuple qui soupire,

Qui lève vers le Ciel et les mains et le cœur,

Pour détourner le coup de ta juste rigueur.

Ta sainte Majesté fut cent fois offensée

Par cette même Gent de fait et de pensée,

Tu l’as autant de fois exposée aux souhaits,

Que contre son salut ses ennemis ont faits :

Mais elle n’a jamais reconnu son offense,

Que tu n’aie aussitôt embrassé sa défense :

Un simple repentir de t’avoir offensé,

Effaçant en ton cœur tout le dédain passé.

Tu nous peux aujourd’hui faire connaître encore,

Que tu ne méconnais le peuple qui t’adore :

Car bien qu’en tout péché son âme il a pollu,

C’est encor celui-là que toi-même as élu ;

C’est le saint préciput que tu pris en partage,

Quand ta main par le monde étendit le cordage.

Pour ce respect, Seigneur, après un temps préfix,

Tu dégageas son col du fier joug de Memphis ;

Et lui fis traverser à pied sec la marine,

Submergeant à ses yeux cette bande mutine

D’ennemis poursuivants, qui furent si hardis,

Que de tenter les pas à leurs pieds interdits.

Mais pourquoi veux-je entrer, ô grand Dieu des merveilles,

Es œuvres nonpareils de tes mains nonpareilles,

Vu qu’à les raconter je tâcherais en vain,

Et fût de fer ma langue et ma bouche d’airain ?

Tout ce grand Tout se range à ton obéissance ;

Tout dépend du ressort de ta haute puissance ;

Rien n’est dit, rien n’est fait que par ta volonté,

Tout vouloir tout pouvoir est du tien surmonté :

Aussi fut-ce par toi, qui créas Ciel et Terre ?

Cela que d’admirable et l’un et l’autre enserre,

Se vante, ô Tout-puissant, l’ouvrage de tes doigts :

Les Animaux des champs, et les Fères des bois,

Du grand vague de l’air les bandes vagabondes ;

Les Poissons écailleux qui nagent par les ondes ;

Bref tout ce qui fut onq et doit être d’humains,

Prit et prendra, Seigneur, son être de tes mains.

Tu n’as fait seulement cette machine ronde :

Mais ayant d’un Chaos extrait un si beau Monde ;

Te montrant son Monarque et son suprême Roi,

Tu vins à chaque chose imposer une loi,

Qui par se conserver ferme et inviolable,

Conserve toute espèce en un être durable.

Rien donc ne se faisant que par ton saint vouloir,

Nul de soi ni d’autrui ne se peut prévaloir.

Ainsi que tous ruisseaux viennent d’une fontaine,

Toute grandeur provient de ta grandeur hautaine ;

Et comme toutes eaux se perdent en la mer,

Toute grandeur en toi retourne s’abîmer.

Tu connais clairement les plus obscures choses ;

Nos pensers à tes yeux ne sont point lettres closes ;

Leurs rais percent nos cœurs, ainsi que le Soleil

Peut traverser le verre exposé à son œil.

Si donques je n’ai point adoré ce superbe,

Qui nous foule à ses pieds comme une puante herbe ;

Et si pour éviter son dépiteux courroux,

Je n’ai point voulu fléchir devant lui mes genoux ;

Tu sais que ce n’est pas par mon outrecuidance.

Tu veux qu’aux Magistrats on porte révérence :

Aussi ne suis-je tant de moi-même abusé

Que pour me priser trop je l’aie méprisé.

Mais, ô luisant Soleil, plus à mes yeux n’éclaire,

Quand pour plaire aux humains on me verra déplaire

À cil qui des humains est le père et l’auteur ;

Mettant la créature au lieu du Créateur ;

Je sais que l’Éternel brûle de jalousie,

Quand l’homme se guidant selon sa fantaisie,

Égale l’homme à lui, et vient à l’adorer ;

J’aime donc mieux mourir que de m’y préparer.

Mais toi qui t’es nommé Dieu de miséricorde,

Écoute notre plainte et de nous te recorde ;

Sauve la Gent, Seigneur, qui met en toi sa foi ;

Non pas pour l’amour d’elle ains pour l’amour de toi.

Épands dessus sa nuit les rayons de ta face ;

Fais fondre sa tristesse aux doux feu de ta grâce ;

Change ses pleurs en ris, en plaisir sa douleur ;

Chasse vers ses haineux l’orage du malheur,

Jà jà prêt à tomber dessus sa pauvre tête,

Si ta main ne s’avance et sa chute n’arrête.

Encore parmi nous oit-on nommer ton nom :

Ne souffre donc qu’en nous soit éteint ton renom ;

Ne ferme point la bouche au peuple qui te chante,

Il espère en toi seul, ne trompe son attente :

Ceux qui sont engloutis du sépulcre poudreux,

Ne ressortiront plus de son sein ténébreux,

Pour publier tes faits par les peuples étranges ;

Et quand nous serons morts qui dira tes louanges ?

Exauce donc, Seigneur, en cette âpre saison,

De tant de pénitents la dévote oraison :

Parvienne jusqu’à toi la prière fidèle,

De ta Gent qu’on destine à une mort cruelle.

SARA.

C’est vraiment un fantôme : ô Dieu quel changement !

L’ai-je pu reconnaître en cet accoutrement !

L’as-tu vu, chère sœur, défiguré de crasse,

S’arrachant les cheveux, s’égratignant la face,

S’exhalant en soupirs, se fondant tout en pleurs,

Se lamentant fort haut de quelques grands malheurs.

RACHEL.

Ô la grande pitié ! mais voici notre Reine,

Il faut, ma chère sœur, lui conter cette peine.

ESTHER.

Mes filles qu’avez-vous ? quel orage de deuil,

Fait maintenant tomber les larmes de votre œil,

Quel nuage s’épand sur votre belle face ?

Qui change de son air la coutumière grâce ?

RACHEL.

Nous avons vu, Madame, objet vraiment piteux !

Mardochée en état triste et calamiteux :

Deux ruisseaux s’écoulaient de ses moites paupières ;

Il importunait Dieu de dévotes prières,

Ayant le chef grison de poussière couvert ;

Et son pâle estomac se montrant tout ouvert,

Son dos était chargé d’une poignante haire,

Il avait tant changé sa douceur ordinaire,

Qu’à le bien contempler on l’eût pris pour un mort,

Excepté qu’il parlait et se lamentait fort.

ESTHER.

Hélas, mon Oncle cher, quelle déconvenue

Peut inopinément vous être survenue ?

Qui trouble maintenant votre repos heureux,

Rend votre œil ruisselant, votre front langoureux ?

Est-ce l’ambition qui gêne votre vie ?

Est-ce la faim de l’or, est-ce la pâle envie ?

Vous n’êtes point troublé de telles passions ;

Dieu seul a trouvé place en vos affections.

Hélas qu’avez-vous donc ! Allez, chères compagnes,

Lui dire de ma part ; Esther sait que tu baignes

Tes lumières de pleurs, que tu plombes ton sein,

Et déchires ton front d’une cruelle main :

Mais elle ne sait point ce que le Ciel t’envoie,

Pour obscurcir ainsi le serein de ta joie.

Prenez des vêtements dedans mon cabinet,

Et vêtez-en son corps l’ayant rendu bien net ;

Allez et donnez ordre à ce que je commande :

Cependant je demeure en détresse fort grande.

En s’habillant le corps des ornements royaux,

On ne dépouille pas le sentiment des maux :

La plus haute Grandeur ainsi que la bassesse

Est paisible au tourment sensible à la tristesse :

Bref elle a ses chardons aussi bien que ses fleurs,

Et toujours ses plaisirs se suivent de douleurs ;

De même qu’est conjointe à l’épine la rose :

Ô que vivre sans peine est une rare chose !

Elle n’a seulement ses propres passions ;

Mais elle est exposée à ces afflictions,

Qu’endurent ses amis, et ne peut être exempte

Des pointures du mal qui leurs âmes tourmente.

Voilà ce bon vieillard, cet oncle à qui je dois,

Après Dieu tout l’honneur que j’ai reçu du Roi,

Qui je ne sais pourquoi se lâche à la tristesse ;

Ma grandeur s’abaissant jusqu’à sa petitesse,

Je sens le contrecoup de son âpre tourment ;

Et quoiqu’on me l’eût feint je l’endure vraiment.

Mais encor qui lui cause une telle détresse.

Serait-ce le regret de me voir grand’ Princesse ?

De me voir élevée à ce degré d’honneur,

Qui semble aux yeux humains le comble de bonheur ;

Ou bien, ce que je crains, de me voir être assise

Au milieu d’une Gent profane, incirconcise :

Mais plutôt (Ciel bénin détourne ce méchef)

Craindrait-il qu’un bandeau qui m’embrasse le chef,

Me fit oublier Dieu. Non, non, mon second père,

Cette grandeur qui semble aux autres si prospère,

Ne m’a toujours semblé que pleine de malheur :

Ce qu’on juge ma joie est ma plus grand douleur.

Que Dieu présentement du haut du Ciel envoie

Un éclat flamboyant qui le chef me foudroie,

Si je ne voudrais être en son Temple sacré

La moindre d’Israël, et lui servir à gré,

Plutôt que sur le trône au Monarque Assuère.

Si pour plaire aux mortels il lui fallait déplaire.

Je sais bien discerner les fanges d’ici-bas

Des richesses du Ciel qui ne périssent pas :

Cette poure opulence et cette vaine pompe,

Qui sans fin les humains par son beau lustre trompe ;

N’éblouit point les yeux de mon entendement ;

Pour servir à mon Dieu je m’en sers seulement.

Ni de mon cher époux les douces mignardises,

Ni de ses Bouffonneurs les folles gaillardises,

Ni ces habits royaux d’or cannelé frangés,

Ni ce long train de gens à ma suite rangés,

Ni tant de mets exquis dont ma table est chargée,

Ni le Palais superbe auquel je suis logée,

Ni voir tant de sujets me faire tant d’honneur,

N’est, et Dieu le sait bien, la cause de mon heur :

Mon goût n’est que trop mousse à si fades délices,

Pestes de la vertu, nourriture des vices.

Donne-moi donc, Seigneur, qu’en méditant ta Loi,

Je donne tous les jours accroissance à ma foi :

Fais que de tes Édits la lecture sacrée,

Augmente en moi ta crainte et mon âme recrée :

Fais que tes saints statuts me serve d’un flambeau,

Qui par le droit sentier me conduise au tombeau.

Mais voici revenir mes servantes fidèles ;

Je leur vais au-devant : las ! leurs moites prunelles

Arrosent leur beau sein d’une pluie de pleurs ;

Et leur joue est semblable à la reine des fleurs

Sur le Rosier éclose, à l’heure que l’Aurore

Son veloux incarnat de ses perles honore.

SARA.

Nous venons d’obéir à ton commandement :

Nous avons quand et nous porté ce vêtement

À ton Oncle éploré, qui ne l’a voulu prendre ;

Même aucune réponse il n’a daigné nous rendre :

Madame il faut bientôt courir à son secours,

Afin que de sa vie il n’abrège le cours :

De son aigre douleur la plaie est très profonde ;

Mais le pis est encor qu’il ne veut qu’on la sonde

Le mal est bien à craindre alors qu’il ne nous chaut,

D’appliquer le remède à l’heure qu’il le faut.

ESTHER.

Hélas Dieu tout puissant ! quelle humeur le possède

De cacher son tourment pour fuir au remède ;

Peut-il céder son mal et sa douleur flatter,

En la tenant celée à sa fidèle Esther.

Aurait-il bien hélas ! Pris de moi quelque ombrage ?

Me soupçonnerait-il avoir double courage ?

Ô vieillard abusé tu ne me connais pas,

Encore qu’on me vint présenter cent trépas,

Pour divertir l’amour si constante et si forte,

Qu’à toi mon Nourricier dès l’enfance je porte ;

Certes je les voudrais moins que rien estimer,

Pourvu qu’on me permît en mourant de t’aimer.

Mais ô mon cher Athac, mon serviteur fidèle,

Va découvrir le mal que mon Oncle me cèle.

ATHAC.

J’y cours afin d’ôter à votre cœur le deuil,

Le doute à votre Esprit, les larmes à votre œil.

CHŒUR.

Merci, merci, Seigneur, n’exerce ta vengeance

Sur ton Peuple abattu de vive repentance :

Toi qui lui fus toujours si propice et si doux,

Ne l’abreuve aujourd’hui du fiel de ton courroux :

Remets dans le fourreau le fer de ta justice,

Pardonne, ô Seigneur Dieu, tous confessent leur vice.

MARDOCHÉE.

Amis émouvons-nous d’ardente affection,

Et chantons ce Cantique en notre affliction.

Les Barbares entrés dedans ton héritage

Ont pollu ton saint Temple et pillé tes trésors :

Jérusalem s’est vue exposée au ravage ;

En des monceaux de pierre on a réduit ses Forts.

On a donné les corps de ton peuple en pâture

Aux Oiseaux carnassiers qui volent par les Cieux :

Les Lions et les Loups de farouche nature

Ont fait de leurs boyaux leurs mets délicieux.

On a versé leur sang comme de l’eau coulante ;

Tous les champs d’alentour en semblaient regorger :

Et nul n’ensevelit leur charogne relante,

Ni même en un charnier ne la voulut loger.

Ton Jacob fut, Seigneur, des Gens la Gosserie ;

La fable et le jouet des prochains habitants :

Chacun d’eux lui donna d’un trait de moquerie,

Comme si son malheur les avait fait contents.

Ô Dieu jusques à quand bouillira dans ton âme

Le dépit violent de te voir offensé ?

S’embrasera toujours de ton ire la flamme ?

Sera toujours ton cœur de fureur élancé ?

Dessus les Nations viens ta colère épandre,

Qui ne connaissent point ton nom ni ton pouvoir,

Voire qui seulement ne les daignent entendre ;

Nous faisant maintenant ta grâce apercevoir.

Ils ont de ton Isaac presque la race éteinte,

Et jusqu’aux fondements ils sont venus raser

De ta pauvre Sion l’émerveillable enceinte,

Que le feu n’avait pu de tout point embraser.

Ne nous ramentai point nos fautes jà passées :

De tes compagnons préviens-nous vitement ;

Autrement les douleurs en notre âme amassées

Nous feront perdre cœur sous le faix du tourment.

Dieu de notre salut pour l’amour de ta gloire,

De ton peuple abattu sois ores le support :

Et garde en nous gardant de ton nom la mémoire,

Qu’on veut faire mourir par notre seule mort.

Pourquoi diront les Gens d’une profane bouche,

Qu’est devenu le Dieu qu’ils soulaient invoquer ?

Ainsi que le souci de tes servants te touche,

Ne permets point aussi qu’on te puise moquer.

Que du Soleil levant jusqu’au bout de la terre,

Soient connus les méchants et leur punition ;

Afin que désormais nul n’entreprenne guerre

Contre le Dieu des Dieux qui gouverne Sion.

De nous, pauvres captifs, le gémissement vienne

Jusques à ton oreille, ô Seigneur bon et fort ;

Et fais que ta puissance en vie nous maintienne,

Quoique nos ennemis nous vouent à la mort.

Rends au cruel Aman qui nous fait impropère,

Et qui notre trépas sans crainte a conjuré,

Le double par sept fois du honteux vitupère,

Qu’il a non tant à nous comme à toi procuré.

Alors le saint troupeau de ta pâture sainte

Célébrera ton los à perpétuité :

Et vivement touché de merveille et de crainte,

Racontera ta gloire à la postérité.

ATHAC.

Devers toi, bon vieillard, m’a envoyé la Reine,

Pour savoir le sujet de ta cruelle peine,

Pour savoir ce qui peut tes larmes redoubler,

Et ton front si serein de tristesse troubler.

Je te prie et repri’ la cause ne lui cache,

Qui sur le dos rompu cette haire t’attache :

Vraiment un tel habit n’est point séant à toi,

Qui touches de si près à l’Épouse du Roi.

MARDOCHÉE.

Ce n’est point sans raison que mon corps se martyre,

Que mon âme s’angoisse ; et que mon cœur soupire,

Ce n’est point sans raison que j’ai la haire au dos,

Tu le peux mon Athac comprendre par ces mots.

Aman fâché de voir le peuple Judaïque

Vivre en un doux repos sous un Roi pacifique,

Qui sous l’ombrage heureux qu’épandent ses lauriers,

Fait renaître en tous lieux les féconds Oliviers,

Sans en avoir sujet iniquement conspire

La mort de tous les Juifs qui sont en cet Empire,

De crimes controuvés vers le Roi les chargeant.

Il offre délivrer dix mil talents d’argent,

Pour payer les Bourreaux qui d’une main cruelle,

Voudront exterminer cette race fidèle,

Qui ne mérite, ô Ciel ! rien moins que le trépas,

Si l’équité trouvait quelque place ici-bas.

L’arrêt en est donné, la lettre dépêchée,

Athac voilà pourquoi lamente Mardochée.

Misérable vieillard as-tu donc été né,

Pour voir tout Israël du monde exterminé ?

Pour voir le fier soldat d’une lame sanglante,

Du corps de tes amis chasser l’âme tremblante !

Pour voir la Vierge en vain embrasser les genoux

Des Bourreaux aveuglés de haine et de courroux !

Pour voir les Enfançons pendant à la mamelle

Colorer de leur sang une blanche allumelle !

Bref, pour voir mille horreurs avec ces propres yeux,

Et puis sentir le coup d’un glaive furieux !

Que le courroux du Ciel qui sur nous se décharge,

Ne me permettait-il de mourir à la charge,

À l’heure que j’avais et le cœur et le soin

De descendre nos murs le coutelas au poing ;

Ou que ne demeurai-je en l’horrible ravage,

Où je vis forcener des ennemis la rage ;

Où je vis tout l’enclos de la sainte Cité,

Abandonné en proie au Médois irrité ;

Où je vis les autels voués aux sacrifices,

Brûlés ou profanés de sales immondices ?

Ô vous heureux trois fois Citoyens malheureux,

Qui sentîtes alors un trépas rigoureux

Aux yeux de vos parents ! ô race généreuse,

Et trois et quatre fois je vous estime heureuse,

Non pour avoir versé votre sang aux combats ;

Mais pour ne vivre plus entre tant de trépas.

Doncques, mon cher Athac (si l’état misérable,

Où tu nous vois réduit te trouve secourable)

Retourne vers Esther, et lui dit de ma part,

Que toute sa patrie est en un grand hasard :

Qu’elle aille vers le Roi le supplier de bouche,

Qu’à son peuple innocent le fier Aman ne touche ;

Et que par autre édit il empêche l’effet

De celui qu’aujourd’hui le même Aman a fait :

Tiens Athac le voici, prends aussi cette lettre ;

Sitôt que tu l’auras je te pri’ de la mettre

Entre les mains d’Esther, par là voir elle peut,

Si pour un bon sujet tout son peuple se deult.

Ô Dieu veuille exciter son débile courage

À conserver ton peuple en ce cruel orage :

Ô Dieu veuille forger en son œil tant de traits ;

Tant de ris en sa bouche, en son ris tant d’attraits ;

Et fais qu’un miel si doux s’écoule de sa langue,

Alors qu’elle fera pour sa Gent sa harangue,

Que ses traits, ses attraits, sa parole et son ris

Puisse percer, brûler et charmer les Esprits.

Ô Dieu rends-la si belle et si pleine de grâce,

Que tout le mal qu’Aman en son âme nous brasse :

Retombe à la parfin dessus son propre chef :

Et que sait-on, Seigneur, s’il te plaît derechef

Te servir de la main d’une débile femme,

Pour retirer ta Gent de mort et de diffame ?

Encor que tu ne sois manqué d’autres moyens,

Pour perdre tes haineux et pour sauver les tiens ;

Que la mer et le Ciel, que l’air et que la terre

Te servent de soldats lorsque tu fais la guerre ;

Tu fais le plus souvent naître notre salut

De ceux dont paravant aux hommes ne chalut :

C’est afin voirement qu’en la faiblesse humaine

Apparaisse tant mieux ta force souveraine.

Ce que ne purent pas tant et tant de Guerriers,

Qui portaient sur le front les verdoyants lauriers

Émaillés de leur sang au haut d’une muraille,

Au pied d’un boulevard, au fort d’une bataille ;

Tant de braves Saüls, tant de forts Jonathan,

Un Bergerot le peut en l’âge de vingt ans.

Partout te vont nommant tes œuvres nonpareilles

La merveille des Dieux, et le Dieu des merveilles :

Tu sais du fort le faible, et du faible le fort ;

Tu fais mourir le vif, tu fais vivre le mort ;

Bref, tu peux délivrer de la main adversaire,

Quand de la délivrance un chacun désespère.

Un David par ta main dedans le champ guidé,

Foule du pied vainqueur l’orgueil outrecuidé

D’un cruel Philistin, que les coups de ton foudre

Partant hors de ses doigts étendent sur la poudre ;

L’Enfant vainc un Géant, le Paysan, un Guerrier,

Le gardeur de brebis, un brave Aventurier.

Que s’il faut repasser sur notre antique histoire ;

Toi la terreur d’Égypte, et d’Israël la gloire,

Moïse grand prophète, et grand Duc des Hébreux,

N’allais-tu pas jadis vagabond en tous lieux,

Malheureux fugitif d’une Gent fugitive,

Craignant d’être captif de ta race captive ;

Quand au buisson ardent Dieu parlant avec toi

D’une effroyable voix, te dit, va-t’en au Roi

Qui plante son haut trône au memphien rivage ;

Commande-lui d’ôter mon Isaac de servage

Au nom des trois fois grand, qui du clin de ses yeux

Donne les lois à l’onde, à la terre et aux Cieux.

Il te traversera de mille et mille obstacles,

Mais contre ses efforts oppose tes miracles.

Tu envoyas ainsi ce grand Législateur,

Qui parmi les Déserts servit de conducteur

Aux bandes d’Israël, sans qu’on eût espérance,

Ni du Libérateur ni de sa délivrance ;

Sans que l’Égyptien doutât que de ce lieu,

Devait venir sa perte et salut Hébreu :

Nul n’a de tes secrets la connaissance entière ;

L’œil humain ne voit goutte en cette grande lumière !

Mais vois-je pas Athac devers moi retourner ?

Qu’un peu d’espoir au moins il me puisse donner,

Me rapportant qu’Esther est toute résolue

De supplier le Roi pour sa Gent mal voulue.

ATHAC.

J’ai fait, bon Mardochée, ce que tu m’avais enjoint :

La Reine sait ton deuil, ses larmes elle y joint,

Elle y joint ses soupirs et ses humbles prières,

Parlant avecques Dieu du cœur et des paupières.

Mais d’aller maintenant trouver sa Majesté,

Elle ne le peut faire au moins en sûreté :

D’autant, comme tu sais, qu’une expresse ordonnance,

Lui défend maintenant de son Roi la présence ;

Et sans contrevenir aux lois de son devoir,

Je crois qu’en peu de temps elle le pourra voir ;

Car elle doit bientôt en être rappelée.

MARDOCHÉE.

Est-elle donc si peu vers son peuple zélée,

Qu’un si faible regard la puisse retarder ?

La mort même ne doit de bien faire engarder.

Ô combien est nuisible une grandeur prospère !

Retourne à elle Athac ; dis-lui qu’elle n’espère

De se pouvoir soi-même aujourd’hui garantir ;

Le naufrage est si grand qu’il la doit engloutir.

Que si sa gent par elle est ore abandonnée,

Délivrance d’ailleurs lui peut être donnée :

Mais elle et ses parents par sa faute de cœur,

De la grand’ main du Ciel sentiront la rigueur ;

Et peut-être qu’elle est à ce degré promue,

Pour calmer seulement cette tempête émue ;

Pour retirer les siens de l’extrême danger,

Où les jette l’orgueil d’un Tyran étranger.

Dieu dispose de tout ; Dieu prévoit toute chose :

Va-t’en lui proposer ce que je te propose.

CHŒUR.

Lorsque l’affliction te presse,
Ta requête au Seigneur adresse ;
Ne crains point de t’y présenter ;
Car il se plaît à écouter
Celui qui son pouvoir réclame
Des yeux, de la bouche et de l’âme.

Quand le Ciel, la mer et la terre
T’auraient jà dénoncé la guerre ;
Et quand, sans force et sans parti,
Tu serais tout anéanti,
Implore la grâce éternelle,
Elle entreprendra ta querelle.

Ceux qui te faisaient violence
Embrasseront lors ta défense ;
Le Ciel et la terre et la mer
Viendront à ton aide s’armer :
Car Dieu le frein relâche et serre
Au Ciel, à la mer, à la terre.

Mais s’il te veut mettre à l’épreuve ;
Ton courage constant se trouve :
Ne crains point d’épandre ton sang,
Pour te maintenir en ton rang :
Celui qui gagne la victoire,
Gagne la couronne de gloire.

Au Guerrier qui des coups s’étonne,
Jamais de louange en ne donne ;
Et jamais devant le combat
N’est reconnu le bon soldat :
Car le seul péril des alarmes
Fait reconnaître les Gensdarmes.

Celui qui d’un lâche courage
Craint l’événement de l’orage
Ne doit aux flots s’abandonner :
Aussi ne faut-il s’étonner,
Pour voir une nef menacée,
Des flots et des ondes chassée.

Ne se mette en l’Église sainte,
Qui de l’affliction a crainte ;
Car elle est toujours en danger :
Mais pourtant ne peut naufrager
La nef de la troupe fidèle,
En une tempête cruelle.

La croix est sans cesse attachée
Sur l’épaule toute écorchée,
De ceux que Dieu chérit le mieux ;
Et le chemin qui mène aux Cieux
Est semé de ronces mordantes,
De cailloux, d’épines poignantes.

Mais après cent et cent traverses
Pleines de peines si diverses,
On est en un beau lieu conduit,
Où toujours l’œil de Dieu reluit ;
Allumant dans les saintes Âmes
Mille et mille amoureuses flammes.

Ô du Dieu saint la sainte race
Vivez à jamais en sa grâce,
Et franche du mortel combat
Chômez un éternel sabbat :
Puisque votre heureuse journée,
Ne sera jamais terminée.

 

 

ACTE IV

 

ESTHER, ASSUÉRUS, ARPHAXAT

 

ESTHER.

Y dussé-je mourir j’en courrai le danger :

Laisser ma Gent en proie à l’orgueil étranger ?

N’étouffez au berceau ses cruelles misères ?

Cessent de plus mouvoir mes nerfs et mes artères,

Cesse mon cœur de battre, et mes deux yeux de voir,

Alors qu’un tel dessein je pourrais concevoir.

Non, non, j’aime bien mieux courir même fortune,

Que traîner plus longtemps une vie importune :

Il est bon de mourir avecques ses amis,

Quand vivre avecques eux il ne nous est permis :

Il te faut donc Esther souffrir en leur souffrance,

Ou bien les délivrer avec ta délivrance.

Et que te sert d’avoir ce bandeau sur le chef,

Si tu ne peux au loin détourner ce méchef ?

Et que te sert d’avoir ce sceptre dans la dextre,

Si ton peuple par toi délivré ne peut être ?

Si tu ne peux les tiens de la mort recourir,

Il ne te reste rien sinon à bien mourir.

Mais Dieu qui tient en main de tous hommes la vie,

Peut-il pas empêcher qu’elle te soit ravie ?

Ou s’il le veut permettre as-tu pas ce confort,

 Que tu mourras afin de revivre en ta mort ;

Et que fermant les yeux aux ténèbres mortelles,

Tu les viendras ouvrir aux clartés éternelles ?

Certes je crois que Dieu veut se servir de moi,

Pour retirer les siens de ce mortel émoi :

L’amour passionné qu’Assuère me porte

Fait revivre en mon cœur une espérance morte :

Il prise trop Esther, il en fait trop de cas,

Pour causer aujourd’hui sa honte et son trépas.

À toi donc, seul Objet de ma triste pensée,

Puisse arriver ma voix de mes soupirs poussée,

Voix qui pour s’élever et gagner jusqu’à toi,

Pour ses deux ailes prend ton amour et ma foi.

Toi qui tiens en ta main des Princes le courage ;

Toi qui leurs volontés mets sous son arbitrage,

Donne-moi le pouvoir d’impétrer de mon Roi,

Qu’ores il me conserve et tous les Juifs en moi.

Inspire-le, Seigneur, si bien qu’il me permette,

Que mon peuple captif en franchise je mette ;

Révoquant cet arrêt contre lui prononcé,

Par lequel le trépas lui doit être avancé.

Nous n’avons, après toi, rien pour notre défense,

Que le faible rempart d’une simple innocence ;

Mais fais-le prévaloir à l’orgueil insolent,

Du téméraire Aman qui nous va désolant.

Renvoye sur son chef tout le mal qu’il nous brasse ;

Remue un peu le bras, foudroye son audace.

Or allons, chères sœurs, allons trouver le Roi,

Et pour me soutenir, Sara, va devant moi :

Toi Rachel, marche après et ma robe supporte ;

Je ne puis la traîner tant ma douleur est forte.

ASSUÉRUS.

Quel paradis d’amour vient ores de s’ouvrir ?

Quelles rares beautés viens-je de découvrir !

Mettant sans y penser la tête à la fenêtre,

J’ai vu ma belle Esther comme un Soleil paraître,

Et d’un train mesuré faire couler ses pas ;

Vénus même au marcher ne l’égalerait pas :

Quoique la Majesté de sa face soit telle,

Qu’elle est grave et sévère autant que douce et belle.

Vraiment je ne crois pas que les rais de ses yeux

Ne fassent devenir le Soleil envieux ;

Et que honteux d’avoir une moindre lumière,

Souvent il ne se cache en l’onde marinière.

Ce ne sont yeux aussi, mais deux Astres luisants

Et l’heur et le malheur en mon cœur produisant,

Qui d’un trait seulement me font mourir et vivre,

Et qui d’un seul attrait me forcent à les suivre ;

Bref qui tenant mon cœur en leur belle prison,

Gouvernent maintenant à leur gré ma raison.

Soit bénite à jamais cette immortelle Idée,

D’où cette belle Grâce au monde est procédée,

Grâce qui se jouant peut surmonter les cœurs,

Peut vaincre sans effort les plus braves vainqueurs.

Aussi tous les parfums dont l’Assyrie est pleine

Ne sentent pas si bon comme fait son haleine ;

Sa belle bouche aussi découvre en souriant

Deux rangs bien égalés de perles d’Orient ;

Aussi le beau corail qui tient ces perles closes

Fait honte au teint vermeil des plus vermeilles roses :

Aussi son doux accueil pourrait apaiser Mars

Quand il bout de courroux au milieu des soldats ;

Aussi tant de beautés que son âme recèle

Font que tous les mortels la jugent immortelle.

Fis-je pas un beau coup quand je quittai Vasthi,

Puisque d’un tel trésor je me suis investi ?

Mais la voici venir, il faut un peu me feindre,

Afin qu’à l’avenir elle apprenne à me craindre :

Elle vient sans mander et permis il ne l’est ;

Je veux faire semblant que cela me déplaît.

ESTHER.

Ha Rachel soutiens-moi, soutiens-moi je me pâme.

ASSUÉRUS.

Ha ma fille, qu’as-tu ! Qu’as-tu ma petite âme !

Je suis ton cher époux ; ma belle ne crains pas,

Tu ne dois pour ta faute encourir le trépas,

Pour le commun sans plus est faite l’ordonnance :

Esther approche donc, change de contenance :

J’étends sur toi mon sceptre, apaise apaise-toi ;

Reine de mes désirs baise un petit ton Roi.

ESTHER.

Ta majesté sévère a tant donné de crainte

À mon âme de honte et de respect atteinte,

Que j’ai senti ma force écouler peu à peu

Au regard de tes yeux, comme la cire au feu.

Je te pensais un Ange environné de gloire ;

La clarté de ton front m’incitait à le croire.

Et puis ce feu sortant du sommet de ton chef :

Mais soutiens-moi, Rachel, je tombe derechef.

ASSUÉRUS.

Qu’as-tu, ma chère Esther, qu’as-tu ma douce vie,

Qu’as-tu mon doux soulas, et mon unique envie !

Pourquoi clos-tu ces yeux qui me donnent le jour ;

Pourquoi me caches-tu ces vifs flambeaux d’amour,

Qui dans les cœurs plus chauds mille glaces entassent,

Qui dans les cœurs plus froids mille chaleurs amassent.

Beaux yeux qu’on ne peut voir sans se les désirer,

Qu’on ne peut désirer sans s’en désespérer,

Entrouvrez-vous un peu, donnez vie à mon âme,

Qui pour vous voir pâmés de tristesse se pâme.

S’il vous reste du sens, avez-vous point pitié

De voir en vos tourments souffrir votre moitié ?

Redonnez-lui la joie et à vous la lumière ;

N’éclipsez la splendeur qui vous est coutumière :

Car si vous désistez de l’influer sus moi,

Vous n’aurez plus d’Époux, ni les Perses de Roi.

Plus elle ne respire ; Ha que je sens de peine !

ARPHAXAT.

Non Sire, ce n’est rien qu’une frayeur soudaine.

ASSUÉRUS.

Le Ciel voudrait-il bien mon Esther me ravir !

Si tu mourais, mon cœur, je te voudrais suivir.

ARPHAXAT.

Voyez-la remuer.

ASSUÉRUS.

Ha Prince misérable !

Faudrait-il que l’objet qui t’est le plus aimable,

Par ton regard trop âpre endure le trépas ;

Si tu meurs mon Esther je ne survivrai pas.

ARPHAXAT.

Elle revient à soi : la voilà relevée.

ASSUÉRUS.

Tu ressembles, ma fille, à la fleur aggravée

De la pluie et du vent, alors que le Soleil

La remet en vigueur par les rais de son œil.

Mais qu’as-tu, mon Amour, qu’as-tu ma douce vie ;

Dis-moi tant seulement de quoi tu as envie

Soudain il sera tien, tu possèdes le Roi :

Dispose donc de tout puisque tout est à toi.

Esther, parle sans peur, Assuère s’apprête,

Quoi qu’il puisse arriver, d’accorder ta requête.

ESTHER.

Je requiers seulement puisqu’il te plaît, grand Roi ;

D’abaisser aujourd’hui ton regard jusqu’à moi ;

Et puisque ton propos me donne davantage,

Que je n’osais promettre à mon faible courage ;

Qu’il plaise à ta Grandeur au banquet assister,

Que j’ai fait ce matin en ma chambre apprêter,

Et que ce brave Aman soit aussi de la bande :

C’est là pour le présent ce que je te demande.

ASSUÉRUS.

Je veux ce que tu veux ; Aman vient avec moi ;

Il faut bien obéir à la Reine du Roi :

Une telle Beauté, mon Père, ne mérite,

Qu’on l’aille refusant de faveur si petite.

CHŒUR.

Attends du Ciel ta délivrance ;
Espère ton secours de Dieu :
Car tout le bien vient de ce lieu ;
Et sa crainte donne assurance
Aux cœurs naturellement bas,
Contre les frayeurs du trépas.

Bien souvent pour punir l’outrage
De ces hommes ambitieux,
Qui méprisent le Roi des Cieux ;
D’une femme il croît le courage,
Si bien qu’il l’a fait attenter
Ce qui peut l’homme épouvanter.

C’est sans doute un don de sa grâce,
Que la hardiesse aux hasards,
Qui se trouvent au jeu de Mars,
Non une naturelle audace,
Qui fait paraître un grand danger
Être fort petit et léger.

Mille fois on a vu combattre
Ce soldat sans être troublé,
Et sans que l’effort redoublé
Des Ennemis le pût abattre ;
Et or’ surpris d’étonnement,
Il fuit du combat lâchement.

C’est l’homme timide au contraire
À qui son ombre faisait peur,
Se sent fortifier le cœur,
Quand Dieu veut courageux le faire ;
De façon qu’il ne craindrait pas
L’horreur de dix mille trépas.

Aussi pour montrer sa puissance,
Et pour enseigner aux humains,
Que contre les coups de ses mains
Rien ne peut faire résistance ;
Par ce que petit il fait voir,
Il confond le plus grand pouvoir.

C’est afin que mieux apparaisse
La hauteur de ses jugements ;
Et que par leurs événements,
Tout puissant on le reconnaisse ;
L’œil est voilé d’un noir bandeau,
Qui ne peut lire en ce tableau.

Pour te voir né d’un haut courage,
Et tenant les grades premiers,
Suivi d’un monde de Guerriers,
Ne t’en élève davantage ;
Si Dieu veut cette force peut ;
Et ne peut rien s’il ne le veut.

Abaisse, abaisse un peu tes cornes,
Si tu ne veux les voir briser :
Ne te laisse au monde abuser,
Et plante à ton désir des bornes :
Car qui ne se mesure point,
Se va ruinant de tout point.

Que si ta folie effrénée
T’emporte hors de la raison,
Tu verras toi et ta maison
Par ta seule erreur ruinée :
Celui qui veut plus qu’il ne doit,
Trouve enfin ce qu’il ne voudrait.

 

 

ACTE V

 

AMAN, SARES, CHŒUR, ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE

 

AMAN.

Depuis que le Soleil alluma son flambeau

Sur le rond de la terre et sur l’amas de l’eau ;

Et du depuis qu’au Ciel il traça la carrière,

Où sans cesse il refait sa course journalière,

Un seul n’a point été qui puisse avec raison

Débattre contre moi pour la comparaison.

On en connait assez qui vivant loin de guerre,

De cent couples de bœufs vont cultivant la terre :

Qui pour eux seulement voient dix mille brebis

Errer par la campagne et par les gras herhis ;

Mais ces riches vilains ayant vécu sans gloire,

Meurent pareillement sans laisse d’eux mémoire ;

Et le même tombeau qui resserre leurs os,

Enferme avec leur nom leur honneur et leur los ;

Mille autres se sont vus qui par mille beaux gestes

Ont rendu leur louange et leur nom manifestes,

Ont fait en mille lieux reluire leur honneur ;

Et mourant toutefois ils n’ont eu le bonheur

De revivre en leurs fils de suite continue,

Et de rendre par eux leur mémoire connue.

Mais moi ne tiens-je pas la Fortune en ma main ?

N’ai-je pas ramassé tout le bonheur humain

Diversement épars en tous ses personnages ?

Ne les gagnai-je pas en tous beaux avantages ?

J’ai des biens, des États, du los et du renom ;

J’ai bon nombre d’enfants héritiers de mon nom ;

Héritiers de mon bien ; et qui pourront encore

Succéder aux vertus dont le lustre m’honore.

Même la Reine a fait un banquet à son Roi,

Et nul n’a eu le droit de s’y trouver que moi :

J’en suis encor prié, tant on me favorise,

Tant je suis courtisé de ceux que l’on courtise !

Mais quoi ; tout ce bonheur ne me contentera,

Tant que Mardochée à la porte sera :

Je ne dormirai point auparavant bon somme,

Que je sois délivré d’un si dédaigneux homme.

En sortant du Palais l’ai-je pas rencontré ?

Tant s’en faut qu’il se soit plus courtois démontré,

Pour le péril voisin qui sa tête menace,

D’un dépit apparent se peignant en la face,

Et d’un œil enfoncé me regardant marcher,

Il semblait en ses dents quelques mots remâcher.

Il t’en coûtera bon, je t’en, je t’en assure.

SARES.

C’est bien dit, mon ami, venge-toi de bonne heure ;

Celui qui te peut voir et ne t’adore pas,

Mérite, à dire vrai, la honte et le trépas.

Fais dresser un gibet pour pendre Mardochée ;

Qu’aux rayons du Soleil sa peau soit desséchée ;

Que les Vautours gloutons soient repus de sa chair ;

Et que son sang pourri les chiens viennent lécher :

Le bois soit élevé de cinquante coudées,

Et que des spectateurs les troupes abordées,

Sachent que son orgueil qui du jour l’a privé,

Moins que son corps pendant ne fut haut élevé.

Va-t’en devers le Roi cependant qu’on l’apprête ;

Tu n’as, mon cher Aman, qu’à faire ta requête,

Il te l’accordera, n’en doute aucunement.

AMAN.

J’y vais, que ce gibet soit dressé promptement :

Avant que le Soleil se recache dans l’onde,

Je rendrai ce galant le spectacle du monde.

CHŒUR.

Pauvret, c’est fait de toi : C’est aussi trop cuider,

Que jouer contre un Prince à racler et bander.

En un homme de peu rien n’est moins supportable,

Qu’un orgueil insolent qui ne sert que de fable ;

Mais s’il offense un coup ceux qui ont du pouvoir,

Une honte à son Maître il fera recevoir.

ASSUÉRUS.

Une grâce jamais ne va sans l’autre grâce ;

Une grâce a toujours devers l’autre la face ;

Signe que l’on doit faire et recevoir plaisir,

Et non pas abolir ce mutuel désir.

Un service rendu mérite récompense ;

Et qui pour sa grandeur diminuer le pense,

Veut arracher du cœur de tous ses bienveillants

Le soin qui pour son bien les rendait vigilants.

Comme on ne peut avoir rien plus cher que la vie ;

Jusqu’au dernier soupir je veux garder l’envie

De nourrir, d’agrandir, d’honorer, d’élever

Ceux-là qui cette vie ont pu me conserver.

À qui dois-je donc plus qu’à toi, bon Mardochée,

Qui la trahison cruelle as si bien recherchée

De deux méchants vieillards, de deux châtrés sans foi,

Qu’enfin elle n’a pu s’accomplir contre moi ?

Virons sur la minuit parce que le doux somme,

Qui colle sur les yeux les paupières de l’homme,

Ne venait arroser les miens de ses liqueurs,

Qu’il fait si doucement glisser dedans nos cœurs :

Je me mis de bonheur à lire les mémoires,

Qui des Gestes des miens contiennent les Histoires :

Là du bon Mardochée ayant le fait compris

J’ai connu qu’il n’avait reçu son juste prix :

Mais je le veux combler d’une si belle gloire,

Qu’il soit pour l’avenir à tous hommes notoire,

Que le service porte un fruit de bonne odeur,

S’il parvient une fois à sa juste grandeur :

Et que s’il n’en produit étant en son enfance,

Il en rapporte après en plus grande abondance.

Mais vois-je pas Aman ? Je veux par son conseil

Faire au bon Mardochée un honneur nonpareil.

Dis-moi, mon père Aman, qu’est-il besoin de faire,

Pour honorer quelqu’un par-dessus l’ordinaire ?

AMAN.

Quelque honneur tout nouveau m’est encor apprêté,

Et si veut-on qu’il soit de moi-même inventé :

Par ces mots ambigus sans doute on me commande,

De dire librement l’honneur que je demande :

Que d’un habit royal son corps soit atourné ;

Que de ton bandeau même il ait le chef orné ;

Que dessus ton Cheval pompeusement il monte,

Et que le Prince encor dont tu fais plus de compte,

Cheminant à côté conduise de la main

Ce cheval écumant alentour de son frein.

Qu’en ce brave équipage il aille par la ville,

Et qu’un héraut publie à la tourbe Civile ;

Qu’ainsi soit fait à ceux qu’il te plaît honorer.

ASSUÉRUS.

Fais tout ce que tu dis et sans plus différer

Au vieillard Mardochée qui se tient à ma porte,

Afin de lui montrer l’amour que je lui porte.

Soit donques ton Conseil et mon vouloir parfait

Si bien qu’à ton discours se rapporte l’effet.

AMAN.

Rude commandement ! Las que me faut-il faire !

Dois-je tant respecter celui qui m’est contraire ?

Dois-je au lieu du gibet que je lui préparais ?

Lui rendre des honneurs qui ne sont dus qu’aux Rois ?

Serai-je le héraut publiant la louange

De cil que je foulais naguères comme fange ?

De cil que je vouais naguères au trépas,

D’autant qu’à mon souhait il ne m’honorait pas ?

Ô trompeuse Espérance ! Hélas à mon dommage,

J’aperçois bien l’erreur qui flattait mon courage,

Quand je me promettais que l’honneur recherché

Venait s’offrir à moi : c’est pourquoi j’ai tâché

De le rendre excessif ; mais par toi fausse amie,

Las j’ai prêté la main à ma propre infamie !

Fol qui se va fiant en la faveur des Rois ;

Mille fois ils font mal, s’ils font bien une fois :

Et la Fortune étant de leur intelligence,

Ils reculent souvent celui qui trop s’avance ;

Ils bâtissent, mais c’est afin de ruiner :

Hélas c’est pour ôter qu’il leur plaît de donner.

Puisqu’un tel mandement il faut que j’accomplisse,

Sans doute ma grandeur est à son précipice ;

Fortune, permets-moi d’en pouvoir dévaler,

Ains que du haut en bas on me fasse rouler.

CHŒUR.

Les Rois comme il leur plaît font leurs sujets paraître,

Qui trop se méconnaît ils le font reconnaître :

Et qui veut trop s’enfler de cet honneur mondain,

Il en crève à la fin et se met en dédain.

CHŒUR.

Sans doute il nous prépare un sinistre dommage ;

Voyez comme il forcène et comme il bout de rage ;

Voyez comme son fiel poinçonné de courroux

L’agite, le tourmente et balance à tous coups ;

Comme il fume d’ardeur, comme sa fière tête

Branle ses longs cheveux, comme en place il n’arrête.

Ces yeux flambent ainsi qu’un feu présagieux,

Qui de nouveau paraît en la voûte des Cieux,

Et menace les champs, les Cités et les villes

De peste, de famine ou de guerres Civiles :

Sans doute il ne saurait sa rage contenir,

L’orage en pourrait bien jusques à nous venir.

Que peut avoir commis d’Isaac la sainte race,

Pour embraser ainsi le feu de son audace ?

Elle qui captivée en ces lieux étrangers,

Se voit journellement exposer aux dangers ;

Elle qui languissant en terre si lointaine

Soupire incessamment et respire à grand’ peine.

Au gré d’un seul Aman, sans sujet, sans raison,

On doit exterminer cette grande maison ;

Mais plutôt ce grand peuple innombrable en familles,

Et semé çà et là par les meilleures villes.

Toujours les plus petits sont des grands oppressés :

Leur ôter les moyens n’est pas encore assez,

Mais pour ravir la vie à tout un peuple ensemble,

Ils en font peu de cas, ce n’est rien ce leur semble ;

Et nul d’eux cependant, fût-il au trône assis,

Ne peut la redonner à un seul des occis.

Vois-je pas accourir quelqu’un de grand’ vitesse ?

Sus, marchons au-devant et sachons qui le presse :

Arrête mon ami, nous désirons savoir

Ce qui te fait ainsi légèrement mouvoir.

MESSAGER.

Je cours trouver en hâte Esther notre Princesse,

Pour lui dire qu’Aman suivi d’une grand’ presse,

Promène par la ville en honneur souverain

Mardochée, et conduit son Cheval par le frein.

Touché d’un saint respect tout le monde l’adore :

Le vêtement royal et le sceptre l’honore ;

Un héraut devant lui publie à haute voix,

Honorez Mardochée au nom du Roi des Rois.

Puisque vous le savez j’achève mon voyage,

Pour faire à notre Reine un semblable message.

CHŒUR.

Ô soudain changement ! ô fait inespéré !

Celui qu’on méprisait est ores révéré !

Celui qu’on révérait ores on le méprise !

La Fortune un chacun à son tour favorise :

Elle n’a rien certain que l’incertaineté ;

Elle abat celui-là qui semblait haut monté,

Et relève celui qu’on foulait à la boue,

Lorsque du haut en bas elle tourne sa roue :

Malheureux qui se fie en ses trompeurs appas,

Puisque de sa ruine elle prend ses ébats.

ESTHER.

Notre prière donc volant outre la nue,

Ô Monarque suprême, est à toi parvenue ?

Toi qui comme il te plaît tournes le cœur des Rois ;

Tu nous rends notre Roi propice à cette fois ?

Ô Dieu grâce t’en soit à tout jamais rendue ;

En soit à tout jamais ta louange entendue,

Du bout où le Soleil vient les Cieux enflammer,

Jusqu’au bout qui le voit tomber dedans la mer.

Mais ayant jà donné tel cours à cet ouvrage,

Veuille ores m’assurer tellement le courage,

Et si bien me guider que cet outrecuidé,

Qui t’ôtait ton honneur soit du sien dégradé :

Il faut que contre lui je dresse une reproche,

Puisque voici le Roi qui devers moi s’approche.

Grand Roi, l’honneur des Rois et passés et présents,

Un plaisir indicible en mon âme je sens,

Ayant reçu tant d’heur que d’avoir trouvé grâce.

Toute humble que je suis, devant ta haute face :

Puis donc que ton Soleil a daigné m’allumer,

Je me puis à bon droit heureuse renommer ;

Tel avantage aussi tout autre honneur surpasse,

Autant qu’un mont hautain une colline basse :

Mais pour à cet honneur joindre un contentement,

Commande un peu qu’Aman vienne ici promptement.

ASSUÉRUS.

Sus, allez le quérir puisqu’il plaît à la Reine :

Ô d’un Roi souverain la Dame souveraine ;

Ô mon unique Amour et mon plus cher désir ;

Ô ma dernière flamme et mon premier plaisir,

Qui m’as si bien ravi par tes douceurs extrêmes,

Que je suis tout à toi n’étant plus à moi-même :

N’espère désormais pouvoir rien demander,

Que je ne te le veuille aussitôt accorder ;

Si nous n’avons qu’un cœur et qu’une âme commune,

Nous ne devons avoir qu’une seule fortune ;

Et si tu es à moi, et si je suis à toi,

Je suis Roi de la Reine, et toi Reine du Roi :

Commande absolument, à ton plaisir dispose,

Ton vouloir et le mien sont une même chose.

ESTHER.

Roi, qui vas devançant tes braves devanciers,

Et qui dernier en temps surpasses les premiers,

Je suis ce qu’il te plaît ; je n’aime point ma vie,

Que pour voir mon amour de la tienne suivie :

Heureuse je ne suis qu’en ce que je me vois

Servir d’heureux objet aux yeux d’un si grand Roi :

Le Ciel qui favorable à tel bien m’a fait naître,

Qu’il m’a faite à peu près maîtresse de mon maître,

En soit toujours bénit, et que pour l’avenir

Ne s’efface en mon cœur ce plaisant souvenir.

Mais voici cet Aman, ce Tyran sanguinaire,

Qui voulant démentir ta douceur ordinaire

Et sans crainte abuser de cette autorité,

Que tu lui permettais ne l’ayant mérité,

A contre tous les Juifs allumé sa colère,

Sans qu’un seul toutefois pensât de lui malfaire ;

Enveloppant encor en ce danger ici

Ta pauvre femme Esther et Mardochée aussi ;

Car cette Nation serviable et bénigne,

À tous deux nous donna le nom et l’origine.

Donques pour avoir fait de si cruels projets

Contre moi, contre lui, contre tes bons sujets,

Plaise toi détourner la prochaine tempête,

Qu’il excitait sur nous dessus sa propre tête ;

Afin que tout un Peuple en pays étranger,

Par le trépas d’un seul soit sauvé de danger.

ASSUÉRUS.

Comment, gentil galant, as-tu bien eu l’audace

D’abuser jusques là du crédit de ma grâce ?

As-tu donc bien osé pourchasser à la mort

Le peuple circoncis qui ne m’a fait nul tort ?

Quel plaisir as-tu pris, Cruel, à me déplaire ?

Va va, tu sentiras ce que peut ma colère

Contre un serf affranchi plein de témérité,

Qui n’a craint aujourd’hui de me rendre irrité.

Ôtez-moi ce vilain, qu’on lui couvre la face ;

Méchant c’est à ce coup, n’attends aucune grâce :

Seulement je désire un supplice inventer,

Qui puisse satisfaire à mon épouse Esther,

À mon bon Mardochée, à son peuple, à moi-même :

Comme extrême est ta faute il faut le rendre extrême.

AMAN.

Merci, belle Princesse, hélas ! faites merci

Au misérable Aman qui vous en prie ainsi :

Ne mesurez l’offense ainçois sa pénitence,

Et faites révoquer sa dernière sentence :

Redonnez-lui la vie, afin qu’à l’avenir

Votre humble serviteur il puisse devenir.

Pardonnez au pécheur qui reconnaît sa faute,

Qui s’humilie aux pieds d’une majesté haute,

Qui d’un œil ruisselant lui demande merci,

Est digne d’une femme et d’une Reine aussi.

Déployez donc sur moi votre bénigne grâce ;

Madame, permettez que vos genoux j’embrasse.

ASSUÉRUS.

Tu n’es donques content, paillard, de m’offenser ?

Tu veux, tu veux encor mon épouse forcer ?

Vieux ribaud, j’en ferai vengeance si notoire,

Que jusques à mille ans il en sera mémoire.

Qu’on me le mène pendre au gibet élevé,

Que pour toi, Mardochée, il avait réservé.

Et toi, vieillard fidèle, ornement de ta race,

Occupe ses honneurs, son crédit et sa place :

Et toi, ma chère Esther, possède tout son bien,

Son Palais, ses valets, je n’en réserve rien.

Les lettres par Aman finement pratiquées,

Pour détruire les Juifs soient soudain révoquées ;

Les Juifs en sûreté mieux que devant remis,

Se vengent à leur gré de tous leurs ennemis ;

Afin qu’à ses dépens chacun devienne sage,

Ou du malheur d’autrui fasse un apprentissage.

MARDOCHÉE.

Ô que le Ciel bénin m’avait bien averti ;

Qu’un jour serait par toi ton peuple garanti !

Au point qu’en l’Orient l’Aube sème des roses,

Et qu’au Soleil levant les portes sont décloses,

Pour faire un nouveau cours par le travers des Cieux,

Avant-hier doucement se sillèrent mes yeux ;

Mais j’ouïs tôt après un éclatant tonnerre,

Dont l’effroyable son faisait trembler la terre ;

Je vis maint tourbillon dessus mon chef rouler,

Qui faisait émouvoir de grands bruits dedans l’air ;

Bref, la confusion était partout si forte,

Qu’il semblait qu’au Chaos on eût ouvert la porte.

Bien que d’un tel effroi j’eusse les sens ravis,

Il me sembla pourtant que deux Dragons je vis,

De leurs ronds repliés glissant dessus la terre,

Levant la tête en haut, prêts à se faire la guerre :

Leurs yeux jetaient du feu, et leurs gorges du vent

Dont les arbres voisins ils allaient émouvant :

La place d’alentour se faisait reluisante

Par l’éclat jaillissant de l’écaille glissante :

Tous deux jetaient un cri tel qu’on oit quelquefois,

Lorsque le vent arrache un haut arbre en un bois.

À ce bruit j’aperçus s’émouvoir tout le monde,

Pour combattre la Gent qui dessus Dieu se fonde,

Et ce jour fut rempli de brouillats ténébreux,

Qui couvrirent le Ciel dessous un voile ombreux ;

Il fut dis-je rempli d’angoisses et de larmes,

De soupirs embrasés, de mortelles alarmes :

Car le peuple fidèle à tous maux exposé ;

Ayant de larges pleurs son visage arrosé,

Attendant seulement le coup de la tempête,

Les bras croisés au Ciel à son trépas s’apprête.

Mais ainsi qu’au Seigneur il élevait l’esprit,

Un petit sourjon d’eau à ruisseler se prit,

Qui presque au même instant s’accrut en un grand fleuve,

Et regorgea tant d’eau que les champs il abreuve.

Le Soleil se leva qui de rais éclaircis

Vint dissiper l’amas des brouillards obscurcis,

Lors des petits l’humblesse au Ciel fut exaucée,

Et des grands la hautesse aux Enfers abaissée.

Là-dessus je m’éveille ; et me refigurant

Tout ce que j’avais vécu ce songe ici durant,

Je songeai jusqu’au soir ce que Dieu voulait faire ;

Mais je n’en pus avoir de connaissance claire.

Maintenant je connais que cette vision

N’a déçu mon esprit par une illusion,

L’effet qui l’a suivie est son intelligence,

Et cet événement la met en évidence :

Le surjon c’est Esther ; le Soleil c’est le Roi ;

Les Dragons dénotaient le fier Aman et moi ;

Et le monde amassé s’émouvant pour combattre

Les Juifs abandonnés, c’est le peuple idolâtre ;

Les petits élevés et les grands abaissés

Ès miens, en ceux d’Aman se font connaître assez.

Ô Dieu qui pour ton peuple en nul temps ne sommeilles,

Si tu nous fais sentir tes faveurs nonpareilles,

Et si dans ces malheurs nous avons éprouvé,

Que ton bras pour notre aide assez long s’est trouvé,

Veuille qu’à l’avenir des saints la sainte race,

En un même péril reçoive même grâce.

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