Florimonde (Jean de ROTROU)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1635.

 

Personnages

 

CLÉANTE

FLORIMONDE

THÉASTE

CLÉONIE

ÉVANDRE

TIRSIS

CLÉONTE

TIMANTE

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLÉANTE, FLORIMONDE

 

FLORIMONDE.

Portant les yeux ailleurs, arrête au moins tes pas

Souffre que je te parle, et ne m’écoute pas ;

Ne sois point accessible au mal qui me tourmente ;

Méprise constamment une importune amante ;

Mais accorde, cruel, ce bien à mes douleurs,

Que je voie un moment le sujet de mes pleurs.

Je ne désire plus forcer ton injustice,

Je ne demande pas que tu me sois propice ;

Ces bois ont devant moi la faveur que je veux ;

Et ta présence, ingrat, satisfera mes vœux.

CLÉANTE.

Ah ! voilà profaner d’une amour trop constante

Ce qui de tant de monde est l’espoir et l’attente.

Madame, pour moi seul ne désespérez pas

Mille esprits amoureux de vos rares appas ;

Ne considérez point un objet insensible,

Un homme indifférent, de glace, inaccessible,

Indigne de vos vœux, qui n’a rien mérité,

Et qui n’a rien de cher après sa liberté.

FLORIMONDE.

Par quelle destinée et par quelle aventure

Ai-je pour un ingrat une amitié si pure ?

Rien ne peut le toucher, et ma fidélité

Peut tenir si longtemps contre sa cruauté !

Le ciel, barbare esprit, écoute tout le monde,

Et ce qu’il est à tous il l’est à Florimonde ;

Il sera plus sensible à ma ferme amitié ;

Si je te prie en vain, j’obtiendrai sa pitié.

Après tant de refus tu pousseras des plaintes,

D’une pâle couleur tes roses seront teintes,

Tu perdras le courage ainsi que je le perds ;

Celle que tu suivras méprisera tes fers,

Et quand tu souffriras pour cette âme inhumaine,

Je serai satisfaite et bénirai ta peine.

CLÉANTE.

Alors n’épargnez point cet ingrat, ce cruel,

Qui nie à votre envie un désir mutuel.

Dites : « Je suis vengée, et voilà ce barbare,

« Qui refusait l’honneur d’une amitié si rare ;

« Voilà ce doux charmeur qui prit ma liberté,

« De qui j’étais esclave, et qu’on a rebuté. »

FLORIMONDE.

Ce dieu dont tant de dieux ont senti la colère,

Et qui porta ses traits jusqu’au sein de sa mère,

Ce monarque commun des dieux et des mortels

Affranchit peu de cœurs du droit de ses autels ;

Il faut que tout défère à son pouvoir suprême ;

Ce droit est appuyé sur son exemple même ;

De soi-même on l’a vu lui-même triomphant,

Et Psyché fut l’objet des vœux de cet enfant.

CLÉANTE.

Voyez comme l’amour apprend de belles choses.

Vous avez lu cela dans les Métamorphoses ;

Mais ce siècle n’est plus.

FLORIMONDE.

Traître, ris de mes pleurs,

Joins la confusion à mes autres douleurs ;

Porte plus loin encor les efforts de ta haine,

Et m’arrache ce cœur de la main qui l’enchaîne ;

De ma mort seulement récompense mes soins ;

En m’étant plus cruel tu me le seras moins.

La prise de mon cœur satisfait mon envie,

Quand tu ne le prendras qu’aux dépens de ma vie.

CLÉANTE.

Blâmez moins de froideur que de stupidité

Cet indigne vainqueur de votre liberté.

J’ignore par quel sort ma raison a des forces

Qui ne cèdent, madame, à vos moindres amorces.

J’ai de ma propre main tâché de me blesser ;

J’ai voulu sur mon cœur votre image tracer,

J’ai cent fois médité sur votre amour extrême,

Et j’ai fait des efforts pour m’affaiblir moi-même.

Mais inutilement, et ce cœur glorieux

Et de vous et de moi reste victorieux.

Mais qui suis-je, madame ? et fussé-je estimable,

En ne vous aimant point, vous suis-je encore aimable ?

Et pouvez-vous priser le moindre des mortels,

Qu’Amour, comme trop vil, bannit de ses autels ?

Évitez mes regards. Adieu ; ma propre honte

Nous sépare, et vous rend mon absence plus prompte.

Il sort.

FLORIMONDE, seule.

Va, criminel auteur des ennuis que je sens,

Ne sois point favorable à des vœux si pressants.

Un généreux effort peut rétablir encore

Sur mes sens révoltés cet esprit qui t’adore ;

Je puis ne t’aimer plus, et tes charmants appas

Pressent bien ma raison, mais ne l’étouffent pas.

Hors d’espoir du secours qu’un ingrat me dénie,

Cessez, lâches témoins d’une lâche manie,

Larmes, plaintes, soupirs, ennemis de ma paix,

Vous n’aurez plus de part au dessein que je fais.

J’armerai ma raison contre de si doux charmes,

Je me ferai des jeux du sujet de mes larmes,

Mes pensers chaque jour d’un soin industrieux

Me feront de Cléante un portrait odieux ;

J’oublierai les vertus dont son âme est pourvue,

Et dessus ses défauts j’arrêterai ma vue ;

Ma résolution brisera tous ses traits

Par le plus grand effort qu’un esprit fit jamais.

Déjà, si je me sens, ma passion s’altère ;

Mes liens sont rompus, la liberté m’est chère,

Et déjà je rougis d’avoir si lâchement

Soupiré tant de fois pour un indigne amant.

 

 

Scène II

 

THÉASTE, FLORIMONDE

 

THÉASTE.

Chacun s’offense enfin des mépris de Cléante ;

Il dut voir d’un autre œil votre ardeur violente :

Votre vue autrefois enchantait nos esprits,

Aux plus doux entretiens vous remportiez le prix ;

Au lieu que maintenant, pensive et solitaire,

Vous vous êtes prescrit un exil volontaire,

Et n’entretenez plus que des fleurs et des bois

Depuis que cet ingrat vous range sous ses lois.

FLORIMONDE.

Ce cœur brise ses fers ; un effort nécessaire

Va ravir à l’amour ce lâche tributaire ;

Trop de honte était joint à ma ferme amitié,

Et je n’implore plus que ma seule pitié.

THÉASTE.

J’approuve cette fin de votre inquiétude ;

Trop d’injustice est jointe à son ingratitude ;

On murmurait partout d’un si dur traitement,

Et qu’un si beau sujet aimât si lâchement :

Soupirer sans espoir, et souffrir sans relâche,

Était honteusement rendre la beauté lâche ;

Les dames de ces lieux s’offensaient de vos pleurs,

Et ne pouvaient sans honte excuser vos douleurs.

Mais qu’aucun ne fût plus capable de vous plaire

Serait d’un mal honteux passer en un contraire ;

Ne vous emportez point à cette extrémité,

Et soyez sans orgueil comme sans lâcheté.

FLORIMONDE.

Non, non, en le perdant je perds aussi l’envie

De reconnaître plus un tyran de ma vie,

Un dieu qui n’a point d’yeux, et que l’aveuglement

Rend un indigne auteur du bien et du tourment.

J’aimerai cet émail dont la vive peinture

Fait par tant de couleurs estimer la nature ;

Je prêterai l’oreille à ces chantres des airs

Dont la nature seule accorde les concerts ;

J’aimerai de rêver au bord de ces fontaines

Que frisent les zéphyrs de leurs fraîches haleines ;

J’aimerai l’entretien, le Cours, le son des luths ;

Enfin, j’aimerai tout quand je n’aimerai plus.

THÉASTE.

On résout aisément, mais que l’effet est rare,

En un objet si doux, d’un dessein si barbare !

Et qu’il est malaisé qu’avecque tant d’appas

Vous fassiez tant d’amants, et que vous n’aimiez pas !

FLORIMONDE.

Le nombre est bien petit des esprits que je blesse ;

J’ai trop à mes dépens reconnu ma faiblesse,

Et ne présume pas de vaincre sans dessein,

En ayant un si fort où mon travail est vain.

Je n’ai rien de commun avec vos inhumaines ;

Je ne prépare point ni de prix ni de peines ;

J’ai de ce que je vaux un trop sain sentiment.

Écoutez toutefois cet avertissement :

Qu’aucun ne me témoigne une ardeur violente,

S’il n’est prêt à souffrir des fautes de Cléante ;

Il n’est mépris égal au dédain rigoureux

Dont je me vengerais dessus ce malheureux.

Alors je me plairais à signaler mes forces ;

Pour accroître ses maux, j’accroîtrais mes amorces ;

Et plus je lui verrais témoigner de souci,

Plus je témoignerais de cruautés aussi.

THÉASTE, à genoux.

Exercez donc sur moi ces rigueurs infinies ;

Qu’en moi de cet ingrat les froideurs soient punies.

Je suis ce malheureux entre tous les esprits

Pour qui vous préparez tant d’injustes mépris.

C’est moi qui vous fais voir cette ardeur violente ;

C’est moi qui dois souffrir des fautes de Cléante ;

C’est moi qui vous adore et suis le malheureux

Qui doit être l’objet d’un mépris rigoureux.

FLORIMONDE.

Non, non, je sais l’objet dont votre âme est atteinte.

Un autre peut tenter cette inutile feinte ;

Mais Cléonie est telle, et ses fers si charmants,

Qu’ils ne laissent jamais échapper ses amants.

THÉASTE.

Qu’à vos yeux de ce corps mon âme soit bannie,

Si j ‘a vois ni pensers ni vœux pour Cléonie ;

Je trouve en ces soleils des charmes trop puissants,

Et j’ai toujours servi ces doux rois de mes sens.

Au point de vous parler, mon désir et ma crainte

M’ont toujours combattu d’une égale contrainte ;

Et sortant pour vous voir, toujours au premier pas

Un timide respect m’a dit : Ne le fais pas.

Cette même beauté nous chasse et nous attire ;

Elle blesse et défend qu’on plaigne son martyre ;

Même, sachant l’ardeur dont ce cœur fut épris,

Je désespérai bien de toucher vos esprits ;

Je restreignis mes vœux, à l’espoir de la vue

Des célestes attraits dont vous êtes pourvue,

Et fus à Cléonie offrir ma liberté,

Mais pour voir plus souvent votre rare beauté ;

Car, faisant ce dessein, j’appris que cette belle

Était de tous vos pas la compagne fidèle.

Depuis, quoiqu’on ait cru que j’aimais ses appas,

Je ne cherchais que vous quand je suivais ses pas ;

Et quand je l’appelais insensible, inhumaine,

Votre seule beauté faisait naître ma peine.

Ô ciel qui connais tout, et qui vois mon amour,

Prouve ce que je dis, ou me prive du jour.

FLORIMONDE.

L’agréable discours ! Adore, simple, adore

Celle qui veut punir un sexe qu’elle abhorre.

Sois l’objet que je cherche à mon ressentiment ;

D’un superbe vainqueur porte le châtiment ;

Mes dédains à tes cris fermeront mes oreilles,

Et je rendrai justice à toutes mes pareilles.

THÉASTE.

Pour la punition d’un qui ne vous veut pas

Perdrez-vous un butin de vos rares appas ?

Achevez toutefois, beau miracle du monde ;

Perdez un malheureux, et vengez Florimonde.

J’attends le coup fatal qui doit borner mes jours,

Et bientôt vos rigueurs en finiront le cours.

FLORIMONDE.

J’aime cet entretien ; gémis, pleure, soupire,

Puisque ma volupté s’accroît par ton martyre ;

Au hasard de tes jours prouve ton amitié,

Mais n’espère jamais ni faveur ni pitié.

Elle veut sortir.

THÉASTE, la retenant.

N’imaginez-vous point ma peine sans seconde ?

Dieux ! comme il est aisé de tromper Florimonde !

Que vous êtes crédule ! et que la vanité

Se rencontre souvent avecque la beauté !

Mon cœur passait déjà pour vôtre en votre estime,

Et vous disiez déjà : Je tiens une victime.

Etes-vous si facile, et ne savez-vous pas

Que la beauté que j’aime a de si doux appas ?

Sur un autre, madame, exercez la vengeance

Qui doit à vos ennuis donner tant d’allégeance ;

Je n’accuse pour vous ni le ciel ni le sort,

Et ne vous ferai point coupable de ma mort.

FLORIMONDE.

Je ne commence pas aujourd’hui de connaître

Où l’artifice règne et combien l’homme est traître ;

Mais je ne me plains point de cette trahison ;

Je t’aime en cet état, conserve ta raison ;

Adore Cléonie et m’épargne le crime

De faire trop souffrir un homme que j’estime.

Adieu ; ne doute point du dessein que je fais,

Et qui s’aimera bien qu’il ne m’aime jamais.

Elle sort.

THÉASTE, seul.

Saisi, charmé, confus, Amour, par quelle plainte

Prouverai-je l’ennui dont mon âme est atteinte ?

Mes vœux sont méprisés, tout espoir m’est ôté ;

Elle rit de ma peine et de ma vanité,

Et je conserve encor cette flamme importune

Qui trouble mon repos et détruit ma fortune ;

Mes désirs sont payés d’un aveugle refus,

L’ingrate me rebute, et je n’espère plus.

Ô vanité frivole ! orgueil insupportable

Dont j’ai voulu couvrir une ardeur véritable !

Le temps, qui change tout, eût changé ses mépris,

Et ma persévérance eût touché ses esprits.

Mais mon cœur est esclave et mon humeur est vaine ;

Un malheureux captif veut déguiser sa peine ;

J’oblige cette belle à me désobliger ;

J’irrite sa rigueur, et j’aide à m’affliger.

Que résoudrai-je enfin ? quel avis dois-je suivre ?

Ce malheur infini me permet-il de vivre ?

Lui dois-je une autre fois parler de mon tourment ?

Et la dois-je revoir en qualité d’amant ?

 

 

Scène III

 

CLÉONIE, THÉASTE

 

CLÉONIE, le surprenant.

N’y songez plus, rêveur.

THÉASTE.

Par ma peine infinie,

Jugez de vos attraits, aimable Cléonie.

Je songeais au moment que ce bel œil me prit ;

Cette unique pensée occupait mon esprit.

CLÉONIE.

Oh ! tu n’as point d’ardeur qui te nuise de sorte

Que tu ne souffres bien l’ennui qu’elle t’apporte ;

J’en ai bien pour Théaste, il le faut confesser,

Mais je n’en ai point tant qu’elle ne pût cesser.

Un peu plus de froideur, un peu moins de caresses,

Alentiraient beaucoup l’ardeur dont tu me presses ;

Et je comparerais avec quelque raison

La liberté d’un autre avecque ma prison.

THÉASTE, à part.

Comment !

CLÉONIE.

N’y pense plus ; de quelle rêverie

Te viens-je de tirer ? dis-le sans flatterie ;

Quel ennui si profond sur ce visage est peint ?

Quelle pâleur se mêle aux roses de ton teint ?

Ton cœur est-il épris de quelque ardeur nouvelle ?

Dis, je l’approuverai si la cause en est belle.

THÉASTE.

Qu’est-ce ? que dites-vous d’une nouvelle amour ?

Ô dieux ! de quelle humeur je me trouve à ce jour !

CLÉONIE.

Confesse le sujet de ta mélancolie ;

Parle.

THÉASTE.

Je n’en sais point que le nœud qui nous lie.

Votre abord me confond, et les rayons naissants

De ces astres jumeaux éblouissent mes sens.

CLÉONIE.

Encore que l’amour ne nous tourmente guères,

On reçoit pour raisons ces défaites vulgaires.

Ton excuse suffît, je n’en demande plus ;

Mais pour qui pousses-tu ces soupirs superflus ?

THÉASTE, à part.

Quoi ?

CLÉONIE.

Tu rêves encor ?

THÉASTE.

Pardonnez, Florimonde ;

(Dieux ! faut-il que toujours mon discours se confonde !)

Cléonie, excusez.

CLÉONIE.

Non, non, il n’est plus temps

De déguiser l’ardeur de tes feux inconstants :

Cette divine fille a ton âme ravie ;

Mais je vois, cher ami, son bonheur sans envie ;

Que la peur de ma plainte et de mon désespoir

Ne te détourne pas du plaisir de la voir ;

Cette injure me plaît, qui m’arrive pour elle,

Et l’infidélité ne fut jamais si belle.

Quoi ! tu trembles, Théaste, au point de me quitter ?

Ton frère en m’oubliant t’apprit à l’imiter.

Quoi ! tu crains de la suivre, et, frère d’un perfide,

Tu peux en ce chemin marcher d’un pied timide !

THÉASTE.

Ah ! ne soupçonnez point de cette lâcheté

Un qui ne veut mourir que pour votre beauté.

J’atteste de ma foi, qui n’a point de seconde,

Cet être souverain qui régit tout le monde,

Qu’un infâme renom à ma perte soit joint,

Que je sois aux neveux...

CLÉONIE.

Attends, n’achève point ;

Souvent ces faux souhaits traînent leur repentance,

Et je crains ton malheur plus que ton inconstance.

THÉASTE.

Que la cruauté même invente des tourments...

CLÉONIE.

Je te croirai plutôt, épargne tes serments.

Mais d’où procède donc la haine illégitime

Dont un jeune étranger veut noircir ton estime ?

Théaste, m’a-t-il dit avec mille dédains,

Est un homme léger entre tous les humains,

Et l’infidélité n’a jamais fait paraître

De telles lâchetés qu’en l’esprit de ce traître.

Le ciel souffre à regret ce monstre des mortels,

Et les siècles passés n’en ont point vu de tels.

THÉASTE.

Faites mes yeux témoins de son extravagance.

CLÉONIE.

Te dis-je pas hier qu’il fuyait ta présence,

Que j’ignore son nom, et que depuis deux jours

Il habite en ces lieux et me tient ces discours ?

THÉASTE.

Savez-vous son logis ?

CLÉONIE.

Que veux-tu que je die ?

Il ne me veut parler que de ta perfidie ;

Il me cèle son nom, son logis, ses parents,

Et ta seule inconstance est ce que j’en apprends.

THÉASTE.

Adieu, si je le vois, ma vengeance et sa peine

Rendront à vos beautés mon ardeur plus certaine ;

Il désavouera tout au point de son trépas.

CLÉONIE.

Quand il aurait dit vrai je n’en pleurerais pas.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

THÉASTE, ÉVANDRE

 

THÉASTE.

Je sais la vaine attente où mon amour s’obstine ;

Je creuse mon tombeau, je cherche ma ruine ;

Mon désespoir suivra cet inutile effort,

Et j’adore en ses yeux la cause de ma mort.

Mais que m’opposes-tu ? Souffre que j’obéisse

Aux lois de mon malheur, et que je me trahisse.

Au penser seulement de rompre ma prison,

Tous mes sens révoltés combattent ma raison ;

Et mon mal m’est plus doux que la moindre pensée

De chasser de mon cœur cette ardeur insensée.

ÉVANDRE.

Pareil à ces enfants que la peur de mourir

Touche moins que l’aspect de qui les peut guérir ;

Qui, sans prévoir l’effet du mal qui les possède,

Ne peuvent supporter médecin ni remède ;

Tel votre lâche cœur tremble au simple conseil

De mettre sur sa plaie un premier appareil.

Ainsi tous les amants s’obstinent à leur perte,

Quelque aide qu’on leur cherche et qui leur soit offerte ;

Ainsi, se travailler pour son allégement,

C’est faillir et se faire ennemi d’un amant.

THÉASTE.

J’avouerai tes discours si tu souffres que j’aime ;

J’ai des titres communs avec mon maître même ;

Je crains aveuglément l’avis que je reçoi,

Mais mon maître est enfant, et sans yeux comme moi.

ÉVANDRE.

Ajoutez à ces noms le titre d’infidèle.

Que fera Félicie ? et vous souvient-il d’elle ?

Ne soupirez-vous plus pour un objet si doux ?

Et peut-on retirer la foi qu’elle a de vous ?

THÉASTE.

Peux-tu, cruel ami, m’affliger de la sorte ?

ÉVANDRE.

Comment ?

THÉASTE.

Ne sais-tu pas que Félicie est morte ?

Mon frère m’a mandé ce malheur sans pareil,

Et vit perdre le jour à ce jeune soleil.

ÉVANDRE.

Vous ne m’en dîtes rien.

THÉASTE.

Le ciel ouït mes plaintes ;

Ne renouvelle point ces sensibles atteintes,

Je meurs à ce penser.

ÉVANDRE.

Mais Cléonie, au moins,

A possédé depuis votre espoir et vos soins ?

THÉASTE.

Tu ressens comme moi l’amour qu’elle a fait naître ;

Je serai, si tu veux, lâche, perfide, traître,

Mes soupirs étaient feints, mes serments étaient faux,

Je confesserai tout, j’avouerai mes défauts.

J’adorais Florimonde, et l’œil de Cléonie

Ne contribuait point à ma peine infinie :

Elle peut agréer où madame n’est pas,

Mais cet aimable objet dissipe ses appas ;

Elle est à ses côtés et sans lustre et sans grâce,

Comme auprès du soleil une étoile s’efface ;

Et je ne la suivais qu’avec dessein de voir

Celle qui sur mes sens exerce son pouvoir.

ÉVANDRE.

Tu peux ne l’aimer plus, mais cette médisance

Dont tu veux lâchement couvrir ton inconstance,

Est honteuse et détruit ton premier sentiment

Avec trop d’injustice et trop ingratement.

De tes lâches mépris mon jugement s’irrite,

Et je dois cette preuve à son rare mérite ;

Elle a des qualités dignes de tes désirs,

Et ton affection est due à ses soupirs.

THÉASTE.

Si tu veux, inhumain, m’affliger de la sorte,

Brisons ; sors d’intérêt en tout ce qui m’importe ;

Laisse-moi le souci de gouverner mes vœux,

Et ne t’obstine point contre ce que je veux.

Il aperçoit Florimonde.

Voilà cette beauté dont toute âme est charmée ;

De combien de rayons est la tienne enflammée ?

La faut-il aborder ? Ô respects superflus !

Plains-toi, lâche captif, ne délibère plus.

Il se met à genoux.

Troublé, confus, saisi d’un repentir extrême,

C’est tout ce que je puis que dire je vous aime,

Et que d’offrir un cœur à vos rares beautés,

Qui s’était rebellé contre vos cruautés.

 

 

Scène II

 

THÉASTE, ÉVANDRE, FLORIMONDE

 

ÉVANDRE, à Florimonde.

Qui ne plaindrait son mal à voir comme il soupire ?

Et qui ne jugerait qu’il souffre un vrai martyre ?

THÉASTE.

Peux-tu, cruel ami, douter de mon tourment,

Et t’opposer toi-même à mon allégement ?

FLORIMONDE.

La feinte désormais n’est plus assez subtile ;

Faites vos passe-temps d’un esprit plus facile ;

Je n’aurais pas sujet de trop de vanité,

Quand j’aurais du pouvoir sur votre liberté.

THÉASTE.

Vous doutez justement combien je vous respecte ;

Ma propre vanité rend ma flamme suspecte ;

Et vous m’avez fait voir des mépris si puissants,

Que j’ai désavoué cette ardeur que je sens.

Mais cette vaine humeur cède enfin à ma peine ;

Je ne déguise plus une amour si certaine,

Et quelques longs mépris dont je sois menacé,

Je reconnais les traits dont mon cœur fut blessé.

Que jamais vos beaux yeux ne me rendent justice,

Que du crime d’autrui je porte le supplice ;

N’épargnez ni froideurs, ni dédains, ni refus ;

Ce superbe captif ne se révolte plus ;

Je rendrai sans rougir ce tribut à vos charmes,

Et j’avouerai partout le sujet de mes larmes.

ÉVANDRE, à Florimonde.

Il feint subtilement, il le faut confesser ;

Mais il brûle d’un feu qui ne saurait cesser.

THÉASTE.

Est-ce ainsi que tu sers une douleur si forte :

Est-ce l’allégement que ta pitié m’apporte ?

Injurieux ami, me niant du secours,

Laisse à ma passion au moins un libre cours.

Adieu, laisse-moi seul.

FLORIMONDE.

Non, non, sa compagnie

N’augmente ni décroît ma froideur infinie,

Je crois ce qui vous plaît ; vous m’aimez en effet,

Mais ne savez-vous pas le dessein que j’ai fait ?

Et si vous ne doutez de mon indifférence,

Êtes-vous satisfait d’aimer sans espérance ?

ÉVANDRE.

Madame, est-il quelqu’un qui ne sache en ces lieux

Qu’il aime Cléonie à l’égal de ses yeux ?

Et n’admirez vous point avec combien d’adresse

Il veut persuader qu’un autre objet le blesse.

THÉASTE, tirant son épée.

Traître, c’est trop souffrir ce discours insolent,

Par qui tu rends suspect un feu si violent.

Lâche, qu’un prompt départ de ces lieux te retire,

Ou ton sang répandu prouvera mon martyre.

ÉVANDRE.

Voyez, à la pâleur dont son visage est peint,

S’il peut avec plus d’art témoigner ce qu’il feint.

THÉASTE, à Florimonde qui le retient.

Souffrez...

ÉVANDRE, en riant.

Qui ne croirait que son esprit s’altère ?

Et qui ne dirait pas : Théaste est en colère ?

THÉASTE.

Traître, indigne sujet de mon affection.

À Florimonde.

Madame, consentez à sa punition.

ÉVANDRE.

Ô dieux ! qu’il est adroit ! et par quel artifice

D’un simple passe-temps il fait un vrai supplice !

Qui d’un mal si bien feint n’aurait quelque soupçon ?

Ne le croyez pourtant que de bonne façon.

Adieu.

Il sort en riant.

THÉASTE.

Tu fuis en vain, lâche objet de ma haine ;

D’une heure seulement tu diffères ta peine,

Et ni soin, ni faveur ou du ciel ou du sort

Ne divertiraient pas le moment de ta mort.

FLORIMONDE.

Ainsi, continuant l’honneur que vous me faites,

Une ardeur inutile en rompt de si parfaites ;

Vous m’aimez, je le crois ; mais ne savez-vous pas

Que je hais ce mot seul autant que le trépas ?

Ne m’espérez jamais ni douce ni traitable :

Quand j’ai fait un dessein il est irrévocable ;

L’Amour rend à mon cœur ses titres absolus,

Avec condition de ne me l’ôter plus.

THÉASTE.

Augmentez vos rigueurs, et s’il se peut, madame,

Que votre cruauté soit égale à ma flamme ;

Je ne m’obstine point contre un ferme propos,

Et n’ai point de dessein contre votre repos.

Mais, exempte d’amour, souffrez d’être adorée :

Je prévois mon malheur, ma perle est assurée ;

Mais la nécessité de mourir de vos coups

Me fait haïr ailleurs un traitement plus doux ;

Et vous me plaisez plus insensible et cruelle

Qu’une qui me rendrait une ardeur mutuelle.

FLORIMONDE.

Eh bien, souffrez, monsieur, sans espoir de secours,

Tant que de vos ennuis le ciel borne le cours ;

Puisqu’en vous comme ailleurs ma froideur sans seconde

Laisse une liberté commune à tout le monde.

J’ouvre l’œil sans dessein, j’ignore son effet,

Et ne puis réformer ce que nature a fait.

THÉASTE.

Mais le temps est passé des froideurs sans pareilles.

FLORIMONDE.

Vous achèverez seul. Adieu, contez merveilles.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

CLÉANTE, THÉASTE

 

CLÉANTE.

Théaste, avoueras-tu ce que je veux savoir ?

THÉASTE.

Je confesserai tout, s’il est en mon pouvoir.

CLÉANTE.

Aimes-tu Florimonde ?

THÉASTE.

Hélas ! de quelle envie

Je vois, fidèle ami, le bonheur de ta vie !

Qu’un astre favorable en détourne tes pas !

Et que le sort est doux à qui ne l’aime pas !

CLÉANTE.

Quoi ! tu te plains déjà ? Cette présomptueuse

Ne sait pas estimer ton ardeur vertueuse.

Le mépris lui sied mal après tant de refus

Qu’on a faits si longtemps à ses vœux superflus.

Veut-elle, ayant souffert une si longue peine,

Changer de qualité, trancher de l’inhumaine,

Et briguer une place au rang de ces beautés

Dont on voit tous les jours tant d’amants rebutés ?

THÉASTE.

Quelle, cruel ami, dans ce rang redoutable,

À raison de prétendre un bien plus équitable ?

As-tu porté les yeux sur les lis de son sein,

Sans concevoir au moins un amoureux dessein ?

As-tu vu sans amour l’or de ses tresses blondes

Dessus un front si blanc se diviser en ondes ?

Et le ciel devait-il qu’à ses divines mains

Commettre à gouverner le destin des humains ?

CLÉANTE.

Ô dieux ! Théaste en tient. Le beau sujet de rire !

Encore un jour ou deux, et nous verrons bien pire.

Théaste, pauvre amant, hélas ! que ta raison

Touche déjà de près sa dernière saison !

Es-tu de ces esprits qui, féconds en chimères,

Se font d’objets mortels des dieux imaginaires ?

As-tu ces mêmes yeux ?

THÉASTE.

Adieu ; telle qu’elle est,

Souffre que je l’adore, et dis ce qui te plaît.

Il sort.

CLÉANTE, seul.

Il est vrai que jamais rigueur plus obstinée

D’une chaste beauté n’a l’ardeur terminée ;

Que ses vœux innocents dévoient m’être plus chers,

Et qu’elle a des bontés à fendre des rochers.

J’ai ri de ses soupirs, j’ai méprisé ses charmes,

Et j’ai vu d’un œil sec ses yeux mouillés de larmes ;

Mille amants plus parfaits soupirent sous sa loi,

Et ce qu’ils font pour elle, elle l’a fait pour moi ;

Je l’ai vue à mes pieds, pâle, triste, malade,

Me prier de l’entendre, implorer une œillade ;

Je voyais de ses pleurs son beau sein arrosé,

Et je lui reprochais ce que j’avais causé ;

Je condamnais l’ardeur qu’elle faisait paraître.

Et ne pouvais souffrir ce que je faisais naître ;

Ô rigueur criminelle, indigne cruauté,

Contre un si charmante et parfaite beauté !

Mais que cet entretien est contraire à l’envie

Que j’ai de conserver le repos de ma vie !

Si franc de passion, je raisonne en amant,

Et songe avec plaisir à cet objet charmant.

Cessez, tristes discours ; loin, frivoles pensées,

Messagers importuns de flammes insensées,

Qui domptez le raison et disposez les cœurs

À dépendre d’Amour et souffrir des vainqueurs ;

Ne me figurez plus cet objet adorable,

Et souffrez que Cléante ait un repos durable.

 

 

Scène IV

 

CLÉONIE, TIRSIS, CLÉANTE

 

CLÉONIE, à Tirsis, en lui montrant Cléante.

Voilà ce beau rocher qui respire le jour,

Cet esprit insensible aux attraits de l’amour,

Ce cœur inaccessible à ces divines flammes,

Et ce fier dédaigneux des libertés des dames.

Cléante, est-il pas vrai ?

CLÉANTE.

Quoi ?

CLÉONIE.

Que jamais les cieux

Ne furent plus sereins ni plus beaux à nos yeux,

Et qu’on n’aurait point vu tant de beautés écloses

Depuis que l’œil du jour ranime toutes choses,

CLÉANTE.

Ce jour est sans pareil.

CLÉONIE.

Ces deux chantres de l’air

Font ouïr en ces lieux leur amour sans parler.

Vois qu’au bord de ces eaux Zéphire baise Flore,

Toute parée encor des perles de l’Aurore.

Ces arbres jusqu’au cœur se sentent embraser ;

Vois leurs feuillages verts émus pour se baiser,

Et vois que doucement l’eau baise ce rivage,

Qui la tient embrassée et cause son servage.

Es-tu seul insensible aux amoureux appas ?

Ces objets innocents ne t’émeuvent-ils pas ?

Florimonde vaut tant !

CLÉANTE.

Cette fille importune

Vous fait-elle embrasser le soin de sa fortune ?

Ne se rend-elle point à de si long refus ?

Et, n’ayant rien acquis, croit-elle obtenir plus ?

CLÉONIE.

Non, non, cette beauté dont toute âme est charmée,

Fait naître de la flamme et n’est plus enflammée ;

Elle ne cherche plus de secours à son mal ;

Ses travaux sont finis par un ordre fatal ;

Cette puissante main qui soutient tout le monde

Etablit le repos au sein de Florimonde ;

Un généreux effort dégage ses esprits,

Et d’une lâche amour fait un juste mépris.

CLÉANTE.

Sa résolution est digne de louange,

Et je l’estime plus pour cet objet étrange

Que pour avoir souffert un si cruel tourment.

Adieu, que son mépris dure éternellement.

Il sort.

CLÉONIE.

Dieux ! ce barbare esprit, de la même constance

Qu’il a vu son amour voit son indifférence !

TIRSIS.

J’approuve qu’il conserve un cœur indifférent,

Et ne condamne point ce mépris apparent ;

Mais l’oubli, ce me semble, est digne de tonnerre ;

Ce crime dût armer le ciel contre la terre.

Et son juste courroux n’éclate jamais tant

Qu’en la punition d’un esprit inconstant.

CLÉONIE.

Il est vrai que ce vice est un défaut extrême.

TIRSIS.

Et vous souffrez un traître et l’inconstance même !

Un perfide est souffert au nombre des mortels,

Et l’Amour le reçoit encore en ses autels !

CLÉONIE.

Vous parlez de Théaste ?

TIRSIS.

Adieu, je vois ce traître.

Il sort.

 

 

Scène V

 

CLÉONIE, THÉASTE

 

CLÉONIE.

L’as-tu vu me quitter quand il t’a vu paraître ?

THÉASTE.

Qui ?

CLÉONIE.

Ce jeune étranger dont l’esprit violent

Ne saurait contenir son mépris insolent,

Qui te porte une haine à nulle autre seconde,

Et te peint si léger aux yeux de tout le monde.

THÉASTE.

Quel sentier a-t-il pris ? Courons.

CLÉONIE.

Je ne crois pas

Que ta course a présent puisse atteindre ses pas.

Je crains un triste effet du courroux qui le presse ;

Tirsis revient.

Théaste, le voici, reviens. Quelle vitesse !

Ô dieux ! jamais chevreuil n’a d’un pas si pressé

Évité les assauts dont il est menacé.

THÉASTE.

Fais que ce traître cœur se présente à ma vue.

Où l’as-tu vu, cruelle ?

CLÉONIE.

Ah ! simple, tu m’a crue ?

Tu ne tiens rien, Théaste ; il est bien loin d’ici ;

Son trépas me serait un trop cuisant souci,

Si je l’avais causé.

THÉASTE.

Ta remise inutile

Lui ferait dans le ciel chercher un vain asile.

Je saurai son dessein.

CLÉONIE.

Reconduis-moi chez nous,

Après, suis les avis de ton juste courroux.

Mais ta civilité souffre dans ta colère,

Et tu dois tout soumettre au dessein de me plaire.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

FLORIMONDE, ÉVANDRE

 

FLORIMONDE.

Que je m’entretenais d’un espoir inutile !

Qu’en nos jeunes esprits la constance est fragile !

Et, quelque généreux qu’aient été mes efforts,

Combien les traits d’Amour sont encore plus forts

Que je sens un effet contraire à mon attente !

Ma flamme chaque jour devient plus véhémente ;

Elle est plus supportable alors qu’elle paraît,

Et le dessein que j’ai de la cacher l’accroît.

J’aime, j’aime Cléante, et cet esprit barbare

Me paraît chaque jour plus charmant et plus rare.

Il condamne mes pleurs, il rit de mes soupirs ;

Mais son ingratitude augmente mes désirs,

Et mon affection s’accroît par ma disgrâce,

Comme chez lui mes feux produisent de la glace.

J’ai dessein toutefois de ne m’exposer plus

À la confusion de souffrir ses refus ;

J’évite de ses yeux l’agréable lumière ;

Le trouvant sur mes pas, je m’enfuis la première ;

Je détourne les yeux de ses charmants appas.

Mais à quoi ces froideurs, s’il ne les ressent pas ?

ÉVANDRE.

La loi d’Amour, madame, est une loi fatale ;

On voit des changements d’une importance égale ;

Le vieillard affamé qui mange ses enfants

Quelquefois des vainqueurs a fait des triomphants ;

Cléante à ses dépens vous peut rendre justice,

Et d’un esprit injuste éprouver le supplice.

FLORIMONDE.

Quel homme si barbare a jamais vu le jour ?

Et qui jamais a dit : « Cléante a de l’amour ? »

Ô le frivole espoir !

ÉVANDRE.

Dedans ces âmes lentes,

Ces ardeurs à la fin naissent plus violentes ;

Il peut en vos ennuis prendre une égale part,

Et beaucoup aiment plus pour avoir aimé tard.

Usez d’autres moyens sur cette âme inhumaine,

Employez le mépris où la caresse est vaine,

Parez d’attraits nouveaux et de nouvelles fleurs

Ce teint si dénué de ses vives couleurs ;

Et, si vous le voulez éprouver davantage,

Il faut souffrir Théaste ; agréez son servage ;

Feignez de l’estimer, qu’on en sème le bruit ;

Et ce faux changement peut-être aura son fruit.

Il peut se repentir de son ingratitude,

Et prendre part enfin en votre inquiétude.

FLORIMONDE.

Je suivrai ton avis ; certaine émotion

Me promet quelque effet de cette invention.

Vois de ce pas Théaste, et lui contes merveille ;

Dis-lui qu’il peut enfin posséder mon oreille ;

Tendons à son amour cet appât décevant ;

Pour un solide bien n’épargnons point du vent.

En l’attendant chez nous je vais, avec ma glace,

Consulter du retour de ma première grâce,

Opposer ma constance aux ruisseaux de mes pleurs,

Et composer de trêve avecque mes douleurs.

ÉVANDRE.

Feignez bien seulement. Adieu, je vois Cléante.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

ÉVANDRE, CLÉANTE

 

CLÉANTE.

Suis-je si dangereux ? mon abord l’épouvante.

Ô dieux, quel changement !

ÉVANDRE.

Que votre sort est doux,

Qui l’approche d’un autre et l’éloigné de vous !

Goûtez un long repos, chassez de vos pensées

Cet objet importun de vos plaintes passées.

Elle ne pousse plus de soupirs si pressants ;

Son cœur est dégagé de l’empire des sens ;

Un nouveau feu succède à sa flamme ancienne,

Et le ciel rétablit votre paix et la sienne.

CLÉANTE.

Connais-je point l’auteur de ce brasier naissant ?

ÉVANDRE.

Théaste est le sujet des ardeurs qu’elle sent.

CLÉANTE.

Théaste vaut beaucoup.

ÉVANDRE.

Il languit, il soupire,

Et par des signes vrais prouve un si vrai martyre,

Que certes Florimonde eût été sans pitié,

Demeurant insensible à sa ferme amitié.

Je m’en vais arrêter cet heureux mariage

Qui sous un même joug leur deux âmes engage.

CLÉANTE.

Le ciel soit favorable à leur affection,

Et fasse réussir votre commission !

ÉVANDRE.

Quand deux cœurs sont d’accord, cher Cléante, il me semble,

Qu’il n’est pas malaisé de les unir ensemble.

Il sort.

CLÉANTE, seul.

Homme le plus ingrat qui respire le jour,

Indigne objet de tant d’amour,

Cette rare beauté ne t’est plus importune ;

Elle ne languit plus sous le joug de tes lois,

Un autre a bien reçu l’amour que tu devais

Moins à son jugement qu’à ta bonne fortune.

 

À d’autres yeux qu’aux tiens ses yeux ont été chers,

Et tous cœurs ne sont pas rochers.

Un autre est glorieux de ce que tu rejettes ;

En toi seul elle trouve un barbare meurtrier,

Et l’amour n’eut jamais un rebelle si fier,

Comme il n’a jamais eu de si belles sujettes.

 

Tu n’es plus cet objet si doux à ses désirs,

Tu ne causes plus ses soupirs ;

Un juste coup du ciel change sa destinée,

Tu ne seras plus sourd à ses vœux superflus ;

Elle a séché ses pleurs, et tu ne verras plus

Cette chaste Vénus à tes pieds enchaînée.

 

Attribue, insolent, au pouvoir de tes traits

La conquête de ses attraits ;

Montre partout les fers d’une esclave si belle,

Vante-toi que ton cœur n’est qu’un rocher vivant,

Goûte ces faux plaisirs, repais-toi de ce vent.

Cependant qu’à ta honte un autre jouit d’elle.

 

Tandis que ton orgueil enrichit ton rival

D’un trésor qui n’a point d’égal,

Du prix d’une beauté qui n’a point de seconde,

Tu peux, sans être vain, exalter ton pouvoir.

Et dire : Ils n’ont qu’un bien que je pouvais avoir ;

Cette gloire est pour toi, mais ils ont Florimonde.

 

Inutiles pensers, honteuses rêveries.

Qui portez mon esprit à d’aveugles furies,

Quelle loi vous dispense à troubler mon repos ?

Et qu’avancerez-vous contre un ferme propos ?

Portez, tristes pensers, vos conseils inutiles

À ces cœurs abattus, à ces âmes serviles,

Faibles jouets des vents, qui, sans cesse agités,

Entre mille desseins n’en ont point d’arrêtés.

Mais, ô faible discours qui flatte ma pensée,

Dans le nouveau tourment dont mon âme est blessée,

Tu ne peux empêcher l’étreinte de mes fers,

Et ne rétablis point le repos que je perds.

Un captif orgueilleux se flatte en son servage ;

Je veux paraître libre alors que je m’engage.

Un orgueil raisonnable à mon mal serait joint,

S’il m’était moins sensible en ne l’avouant point.

Mais j’aime ces charmeurs de tant de belles âmes,

Ces yeux qui forcent tout, qui causent tant de flammes,

Mon sort est gouverné par ces astres d’amour,

Et ces jeunes soleils me coûteront le jour.

Quelle nouvelle ardeur fait dans ce sein barbare

D’un si lâche mépris une amitié si rare,

Et me peint aujourd’hui si doux, si plein d’appas,

Le même objet qu’hier mes yeux ne souffraient pas ?

Sa beauté me déplaît quand elle m’est offerte,

Et j’en suis idolâtre au moment de sa perte.

Est-ce que la raison m’a dessillé les yeux,

Pour me faire estimer ce chef-d’œuvre des cieux,

Pour bannir de mon cœur cette froideur extrême,

Et pour me faire enfin perdre la raison même ?

Enfin que résoudrai-je en cette extrémité ?

Mais que puis-je résoudre étant sans liberté ?

Soumettons à ses lois le cours de nos années,

Et suivons sans dessein celui des destinées.

Apercevant Théaste.

Où va seul et pensif ce glorieux amant ?

Restreignons à ses yeux un feu si véhément.

 

 

Scène III

 

CLÉANTE, THÉASTE

 

CLÉANTE.

Enfin elle est à vous, son cœur est sans défense,

Et ce rebelle enfin est votre récompense.

Il partage les feux dont vous êtes épris :

Le mérite et l’amour tôt ou tard ont leur prix.

THÉASTE.

L’amour sans le mérite a d’inutiles armes,

Et ce malheur produit le sujet de mes larmes.

Mais riez de me voir en l’état où je suis ;

Joignez ce déplaisir à mes autres ennuis.

Un superbe vainqueur, un charmeur insensible,

En qui l’amour rencontre un cœur inaccessible,

Qui rebute l’objet dont je suis rebuté,

Mérite qu’on lui souffre un peu de vanité.

CLÉANTE.

Elle sera bientôt le butin de vos forces.

Quelle dame en ces lieux évite vos amorces ?

Ne vous a-t-on pas vu signaler vos mépris

Aux dépens de Cléon, d’Orante et de Cloris ?

THÉASTE.

Il vous est bien aisé de railler de la sorte ;

Mais soyez satisfait de ce qui vous importe :

Chacun rencontre assez de quoi s’entretenir

En ses propre défauts, s’il s’en veut souvenir.

CLÉANTE, en riant.

Quelque heureuse pourtant que soit votre mémoire,

Vous ne trouvez en vous que des sujets de gloire ;

Seul vous êtes l’objet des plus ardents désirs,

Seul vous entretenez l’usage des soupirs.

THÉASTE.

Votre éloquence est rare.

CLÉANTE.

Adieu ; que cette belle

Fasse durer longtemps votre ardeur mutuelle ;

Car si vous ne joignez vos faveurs à vos coups,

Florimonde n’est plus, et nous la percions tous.

Adieu, conservez-la.

Il sort.

THÉASTE, seul.

Dieux ! de quelle impudence,

Par ce ris indiscret ce superbe m’offense !

Et qui rend son mépris et son aversion

Si longtemps supportable à ma discrétion ?

Voyant passer Tirsis enveloppe dans son manteau.

Mais quel jeune étranger, inconnu dans ces plaines,

Passe rêvant et triste aux bords de ces fontaines ?

C’est ainsi qu’on m’a peint ce jeune audacieux

Qui me rend si suspect aux beautés de ces lieux.

Il voit Évandre et tire son épée.

Il faut suivre ses pas. Mais un plus grand outrage

Contre cet autre encore anime mon courage.

Traître, lâche ennemi des beaux feux que je sens,

À ce coup fais raison à mes vœux innocents.

 

 

Scène IV

 

ÉVANDRE, THÉASTE

 

ÉVANDRE.

Mais toi, réprime un peu cette insolente envie,

Qui menace de mort qui t’apporte la vie,

Rétreins d’un nœud plus fort notre longue amitié,

Et, le genouil en terre, implore ma pitié.

THÉASTE.

Non, non, la fourbe est vaine, et de quelque artifice

Que tu veuilles, ingrat, différer ton supplice,

Tu cherches au besoin d’inutiles efforts,

Et ton esprit ici ne peut sauver ton corps.

ÉVANDRE.

Des injures enfin vous passez à l’outrage.

Assez d’occasions ont prouvé mon courage ;

Mais ce bras est lié par mon affection,

Qui m’oblige à souffrir votre indiscrétion.

En quoi votre valeur est-elle incomparable ?

Quels si rares exploits la rendent mémorable ?

Êtes-vous de ces preux dont on craignait l’abord,

Et qui peuplaient jadis les palais de la Mort ?

Estimez-vous mon cœur rempli de tant de glaces,

Qu’il tremble et qu’il s’effraie à ces fières menaces ?

Souvent ces vifs accès se changent en vapeur,

Et tel qui parle tant a sa part de la peur.

THÉASTE.

Traître, par quelle humeur, à mon repos contraire,

Me rendais-tu suspect à ma belle adversaire ?

Quel envieux dessein, quelle déloyauté

Te faisait conspirer avec sa cruauté ?

ÉVANDRE.

Le ciel, ingrat ami, connaît de quelle envie

Je tâche à rétablir le repos de ta vie.

Il est vrai qu’espérant d’arrêter ton dessein,

Et d’éteindre le feu qui t’embrase le sein,

J’ai combattu longtemps cette flamme naissante,

Et choqué tes désirs d’une force innocente ;

Mais quand j’ai reconnu ton esprit obstiné

Contre quelque malheur qui lui fût destiné,

Chérir aveuglément cette belle inhumaine,

J’ai souffert ton amour, j’ai partagé ta peine,

Et si bien travaillé pour ton avancement...

Mais te dois-je annoncer cet heureux changement ?

THÉASTE.

Que peux-tu procurer au mal qui me tourmente ?

Évandre, as-tu fléchi cette insensible amante ?

Son cœur incline-t-il au dessein que je veux ?

Et l’as-tu disposée à recevoir mes vœux ?

ÉVANDRE.

J’aime qu’un orgueilleux parle de cette sorte ;

J’aime à voir réprimer l’ardeur qui le transporte.

Ne réclame que moi pour ton soulagement,

Mais que ton repentir obtiendra seulement.

THÉASTE, remettant son épée.

Pardonne, cher Évandre, une aveugle manie,

Et donne un peu de trêve à ma peine infinie ;

Baiserai-je tes pas, et veux-tu qu’à genoux

J’entende le récit d’un changement si doux ?

Mais que l’espoir est faux dont mon amour se flatte,

Et que j’espère en vain de toucher cette ingrate !

ÉVANDRE.

Florimonde est à toi ; cette chaste Cypris

Est sensible à tes maux et prépare leur prix.

Le dessein d’éprouver une amitié si sainte

A causé, cher ami, la rigueur qu’elle a feinte ;

Cléonie écoute.

Mais quand elle a connu ces transports furieux,

Son cœur, qu’elle cachait, s’est ouvert à mes yeux :

« Dis-lui, m’a-t-elle dit, que j’aime son servage,

« Qu’une juste pitié désarme mon courage,

« Et qu’il vienne ce soir entendre de ma voix

« Combien l’honneur m’est cher de vivre sous ses lois. »

Charmé de ce discours, j’ai quitté cette belle,

Pour venir t’annoncer cette heureuse nouvelle.

THÉASTE, l’embrassant.

Évandre, cher auteur d’un bien si précieux,

Incomparable ami, rare honneur de ces lieux,

Quelles soumissions et quelle obéissance

M’exempteront de blâme et de méconnaissance ?

Partage également avec cette beauté,

Le droit qu’elle prétend dessus ma volonté ;

Divise avec ses yeux l’empire de mon âme.

Mais courons, et voyons ces auteurs de ma flamme.

 

 

Scène V

 

CLÉONIE, THÉASTE, ÉVANDRE

 

CLÉONIE, retenant Théaste.

Arrête un peu, Théaste ; où s’adressent tes pas ?

Je n’ai rien entendu, simple, n’en rougis pas.

THÉASTE, feignant de chercher Tirsis.

Où le puis-je trouver ? Quel aveugle caprice

Le porte à me traiter avec tant d’injustice ?

Si vous m’aimez encor, vous devez partager

L’affront que je reçois de ce jeune étranger.

Courons ; je l’atteindrai, quelque effort que sa fuite

Fasse pour le sauver de ma longue poursuite.

CLÉONIE.

Oh ! le plus traître esprit qui soit en l’univers !

L’étranger que tu veux t’attend les bras ouverts,

Et ton cœur, déguisé dessous ce front sévère,

Le cherche plus brûlant d’amour que de colère.

Que je n’empêche point l’effet de tes désirs ;

Cours pousser en ses bras mille amoureux soupirs,

Et vante insolemment le pouvoir de tes charmes,

Si ta perte m’afflige et me coûte des larmes.

THÉASTE.

Le faut-il avouer ? un autre objet que toi

Attire mes désirs et possède ma foi :

Ce n’est pas ta beauté qui cause mon martyre,

Et je te veux du bien assez pour te le dire ;

C’est encore beaucoup que je t’aime à ce point

De te désabuser et ne te jouer point.

Il sort avec Évandre.

CLÉONIE, seule.

Sers, infidèle, sers quelque objet qui t’agrée ;

Établis ton pouvoir sur toute la contrée.

Le regret de ta perte est un mal si léger,

Qu’il ne faut ni discours ni temps pour l’alléger.

D’un si honteux regret mon âme est incapable ;

Je t’obligerais trop te traitant en coupable.

Je te puis oublier, si tu m’as pu trahir ;

Et je t’aimais trop peu pour t’en pouvoir haïr.

 

 

Scène VI

 

TIRSIS, CLÉONIE

 

TIRSIS, surprenant Cléonie.

Vous pensiez à Théaste ?

CLÉONIE.

Oui, comme en un volage,

Qui de ses premiers fers pour mon bien se dégage :

Il rend à ma raison l’empire de mes sens ;

Florimonde est l’objet de ses désirs naissants,

Et, vain imitateur d’un frère aussi perfide,

Avec sa trahison croit faire un homicide.

TIRSIS.

Dieux ! oubliant en vous un objet qui plaît tant,

Sur quoi peut s’excuser cet esprit inconstant ?

Depuis que les saisons ont été divisées,

Que le ciel voit ourdir nos fatales fusées,

Et qu’Amour a du droit dessus la liberté,

Un plus perfide amant a-t-il vu la clarté ?

CLÉONIE.

C’est un volage esprit ; mais enfin quelle injure

Vous fait obstinément mépriser ce parjure ?

Qui vous fait observer ces respects superflus ?

De quoi l’accusez-vous ? ne me le celez plus.

TIRSIS.

Enfin c’est trop longtemps prolonger votre attente ;

La complaisance ici veut que je vous contente,

Maintenant que lui-même il m’offre la saison

Où je dois de son sang laver la trahison.

Tandis qu’un nœud commun unissait vos deux âmes,

Je n’ai pu me résoudre à ruiner vos flammes.

J’évitais son abord, j’en détournais mes pas ;

Et lui laissais le jour pour ne vous l’ôter pas ;

Mais puisqu’à son malheur cet esprit infidèle

Pour un nouvel objet sent une ardeur nouvelle,

Rien ne peut plus sauver ce déloyal amant,

Ni divertir l’effet de mon ressentiment.

Deux mots vous l’apprenant, notre injure et son crime

Vous feront avouer mon courroux légitime.

CLÉONIE.

Je sais bien qu’il est traître et sans comparaison.

TIRSIS.

Lyon est mon pays, et Tirsis est mon nom ;

En ce lieu mes parents, chargés d’ans et de gloire,

Ont laissé de leur vie une heureuse mémoire,

Et des biens suffisants d’aider un successeur,

À qui le ciel par eux n’a donné qu’une sœur :

Félicie est son nom, et cette jeune fille

Est la gloire et l’amour de toute sa famille ;

Son visage est pourvu d’assez doux ornements,

Et, si j’ose le dire, elle a fait des amants,

Mais elle a refusé deux ans une franchise

À des esprits constants qu’un infidèle a prise.

Séjournant à Lyon Théaste vint la voir ;

Un de ses alliés nous le fit recevoir ;

Elle plut à ses yeux, en eut mille visites,

Et se sentit portée à chérir ses mérites.

Le temps accrut enfin leurs naissantes ardeurs ;

Ils bannirent d’entre eux et soupçons et froideurs ;

Ils offrirent leurs bras à des chaînes communes,

Et voulurent unir leurs jours et leurs fortunes.

Ma sœur m’ayant forcé d’approuver son amour,

Éloigna mille amants qui lui faisaient la cour,

Et répondit aux vœux de ce cœur infidèle,

Qui feignait lâchement, s’il ne brûlait pour elle.

Il pressa cet hymen, et nous de notre part,

Espérant son retour, pressâmes son départ.

Il allait, disait-il, solliciter son père

De son consentement pour cette heureuse affaire ;

Mais son frère, qui vint tôt après, nous apprit

Le refroidissement de ce volage esprit,

Nous dit qu’un autre objet occupait sa pensée,

Et que par d’autres yeux son âme était blessée.

Jugez de notre affront ; enfin ce messager

S’offrit à son défaut, nous croyant obliger ;

Mais ma sœur, conservant une juste colère,

Résolut de haïr et l’un et l’autre frère,

Et traita le dernier avec tant de mépris,

Qu’il éteignit les feux dont il était épris.

J’ai longtemps essayé d’oublier cette injure,

Et le juste dessein de perdre le parjure,

Mais inutilement : l’honneur et la raison

M’ont rendu trop sensible à cette trahison,

Et je suis en Forez pour punir ce perfide,

Sur qui si lâchement l’inconstance préside.

CLÉONIE.

Ô dieux ! que dites-vous ?

TIRSIS.

Qui vous afflige tant ?

CLÉONIE.

Timante son aîné, ce vain, cet inconstant,

En moi devant ce temps a trouvé quelques charmes,

Et me nommait alors le sujet de ses larmes ;

Je l’aimais, je l’avoue, et mon seul désespoir

M’a fait souffrir son frère afin de l’émouvoir,

Quand je vis refroidir son ardeur violente ;

Et tous les deux enfin ont trompé mon attente.

TIRSIS.

Madame, de tous deux ce bras vous peut venger ;

Et la douleur décroît se pouvant partager.

Souffrez que je le cherche, et dessus mon courage

Reposez-vous du soin de punir cet outrage.

Il ne vantera plus sa force et son amour,

Et demain, s’il n’est mort, j’aurai perdu le jour.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CLÉANTE, seul

 

Enfin, cède, Cléante, à d’invincibles charmes,

Renonce à ta raison, mets bas ces vaines armes,

Et, les chaînes aux mains et les genoux à bas,

Prie ce même objet que tu n’y souffrais pas.

Honte, confusion, inutile pensée,

Importun souvenir de ma gloire passée,

Présomption, mépris, constance, vanité,

Que mon esprit vous perde avec sa liberté.

Laissez-moi le dessein d’adorer Florimonde,

Et faire qu’à mes vœux sa belle âme réponde.

Portez enfin, mes bras, les fers qu’elle a portés ;

Vous êtes des ingrats si vous ne l’imitez.

Cœur, source de ses pleurs et de mon injustice,

Conservant ta froideur tu conserves un vice,

Et, pouvant t’exempter de l’aimer à ton tour,

Tu nourris un mépris plus aveugle qu’Amour,

Viens donc, chaste beauté, si chère à ma mémoire,

Seul espoir de mes vœux, seul comble de ma gloire ;

Adresse ici tes pas ; viens, déesse, en ces lieux,

Voir répandre des pleurs à ces superbes yeux ;

Voir les fers que tu veux dessus ces mains captives,

Me voir baiser tes pas imprimés sur ces rives,

Voir de ma vanité triompher ta vertu,

Et ce barbare orgueil à tes pieds abattu ;

Viens voir ce cœur ingrat souffrir sans récompense,

Et qui fut tout espoir t’aimer sans espérance.

Si ma faiblesse enfin succombe à mes douleurs,

Je mourrai satisfait, j’aurai payé tes pleurs ;

Ta pitié pour le moins plaindra mon aventure,

Tu feras quelques vœux dessus ma sépulture,

Et diras, te louant du pouvoir de tes traits :

« Voilà dans le tombeau qui m’en a mis si près ;

« Ce marbre tient enclos, sans vigueur et sans vie,

« Cléante, cet ingrat qui me l’aurait ravie. »

Mais je vois cette belle. Avançons dans ce bois,

D où, sans être aperçu, je puisse ouïr sa voix.

Il se cache dans le bois.

 

 

Scène II

 

FLORIMONDE, CLÉONIE

 

CLÉONIE.

Donc Théaste est à vous, et cet esprit volage

De ses premiers vainqueurs lâchement se dégage ?

FORIMONDE.

J’ai sans aucun dessein engagé ses esprits,

Mais je veux conserver enfin ce que j’ai pris.

CLÉONIE, riant.

Usurpant dessus moi cet empire, madame,

Vous deviez m’envoyer ou le fer ou la flamme.

FLORIMONDE.

Le fer est le recours des esprits insensés ;

Pour la flamme, l’aimant, vous en avez assez.

CLÉONIE.

Voyez combien de pleurs témoignent mon martyre,

Quelles plaintes je fais et comme je soupire.

FLORIMONDE.

Les soupirs, les regrets, les plaintes et les pleurs,

Ne sont que les effets des communes douleurs.

CLÉONIE.

Au moins, ne doutant point du mal qui me tourmente,

Que ne consoliez-vous sa malheureuse amante ?

FLORIMONDE.

C’est que je n’ai pas cru que votre affliction

Fût capable sitôt de consolation.

CLÉONIE.

Aimez, chère compagne, aimez cet infidèle,

Répondez constamment à son ardeur nouvelle ;

Je ne troublerai point votre contentement,

Et je vois sans regret un si doux changement.

Je ne ressentais point une amitié si forte,

Que ce malheur ait pu m’affliger de la sorte,

Que sa perte m’oblige à ces tristes propos,

Et me doive coûter celle de mon repos ;

Mon espoir n’est point faux, et j’étais prête à rendre

Le droit que sur son cœur Théaste m’a fait prendre ;

Je l’eus sans insolence, et le perds sans ennui,

Comme un présent du sort, aveugle comme lui.

Je prévoyais sa perte, et j’appris de son frère

À ne me rendre pas son amour nécessaire.

Timante m’a servie.

FLORIMONDE.

Ô dieux !

CLÉONIE.

Mais un instant,

Et je ne tenais pas Théaste plus constant.

FLORIMONDE.

Pour moi qui, sous les lois d’un tyrannique empire.

Ai plaint si vainement un si honteux martyre,

Ce changement du sort qui finit mes douleurs,

Qui modère mes feux et qui tarit mes pleurs ;

Par qui je ne vois plus qu’un insolent me brave,

Qui m’ôte ce tyran et me donne un esclave ;

Cet heureux changement me fait trouver si doux

L’honneur de voir languir Théaste à mes genoux,

Que, vaine de me voir sous ses lois asservie,

J’estime également mon servage et ma vie,

Et rougis tous les jours des maux que j’ai soufferts

Pour ce présomptueux qui méprisait mes fers.

 

 

Scène III

 

FLORIMONDE, CLÉONIE, CLÉANTE

 

CLÉANTE.

Ce discours est pour moi ?

FLORIMONDE.

L’on m’attend chez mon père.

Elle veut sortir ; Cléante la retient.

CLÉANTE.

Quoi ! tant d’amour, Madame, avec tant de colère !

Au moins pour obtenir l’honneur de vous parler,

Que je vous accompagne où vous voulez aller.

FLORIMONDE.

Importun, laissez-moi.

CLÉANTE, la retenant.

L’agréable caresse !

FLORIMONDE.

Pourquoi m’arrêtez-vous ? Adieu, l’heure me presse.

CLÉANTE.

M’ayant, pour m’exprimer votre amoureux souci,

Arrêté si souvent, me traitez-vous ainsi ?

FLORIMONDE.

Le mal est bien cruel qui n’a jamais de cesse ;

Et ce qui fut n’est plus. Passez, ou je vous laisse.

CLÉANTE.

Quoi ! vous avez un cœur capable de changer,

Et l’inconstant qu’il est me voulait engager ?

FLORIMONDE.

Ou justement ou non, il me plaît de le faire ;

Et je renonce enfin au dessein de vous plaire.

CLÉANTE.

Mais si j’étais sensible à votre affection,

Et que j’eusse caché mon inclination ?

FLORIMONDE.

S’agissant du repos, c’est mal fait que de feindre,

Et tel se rit d’Amour qui peut après s’en plaindre.

CLÉANTE.

Si, détestant enfin mes injustes mépris,

Un juste repentir engageait mes esprits ?

FLORIMONDE.

Je verrois de bon œil votre attente trompée,

Après l’occasion qui vous est échappée.

CLÉANTE.

Peut-être que mes pleurs obtiendraient mon pardon,

Et que votre pitié m’accorderait ce don ?

FLORIMONDE.

Vos pleurs pourraient plutôt échauffer de la glace.

Vous revenez trop tard, un autre a pris la place.

CLÉONIE.

Ô dieux ! quel changement !

CLÉANTE, à genoux.

Adorable beauté,

Cher et charmant objet de ma fidélité,

Ce rigoureux mépris m’est un juste supplice ;

Je ne murmure point contre votre justice,

Et viens, plus assuré des peines que du prix,

Livrer un criminel aux beaux yeux qui l’ont pris.

Punissez, Florimonde, un ingrat, un barbare,

Qui refusait l’honneur d’une amitié si rare ;

À qui le ciel, touché de vos longues douleurs,

Avec usure enfin fait payer vos malheurs.

L’amour a trouvé place en cette âme inhumaine,

Et ma confusion est ma première peine.

Ce fier, ce dédaigneux, cet ennemi d’Amour,

Aime plus que mortel qui respire le jour.

Je doute de quel trait est mon âme blessée,

Et quel aveuglement occupait ma pensée.

Quel destin est le mien, qu’une heure, qu’un moment,

Ait fait de ma froideur un sensible tourment !

FLORIMONDE.

Ô dieux ! qu’un doux effet succède à mon envie

Si dessous mes désirs votre âme est asservie !

Et que je vais punir d’un mépris rigoureux

Cet invincible esprit, ce cœur si généreux !

Quoi î ce ferme propos de mépriser mes flammes,

Ce refus orgueilleux des libertés des âmes,

Ce dédain qui rendit tant de vœux superflus,

Et cette indifférence enfin ne dure plus ?

CLÉANTE.

J’ignore, ayant paru si longtemps indomptable,

Comment je puis sentir un trait si redoutable.

La loi de mon malheur m’ordonnait ces mépris ;

Ni prières ni feux ne touchaient mes esprits ;

Et ce cœur insensible, en sa froideur extrême,

Aurait vu sans pitié soupirer l’Amour même.

Mais que deux jours ont fait un triste changement !

Que de clarté succède à cet aveuglement !

Qu’un différent état déçoit mon espérance !

Et que de passion suit cette indifférence !

Je jure à vos genoux l’agréable clarté

De ces charmants auteurs de ma captivité,

Que tous les traits d’Amour ont mon âme blessée,

Que votre seul objet occupe ma pensée,

Que je sais seul aimer, et que tous les amants

Ont, en comparaison, souffert de doux tourments.

FLORIMONDE.

Et moi, par ce tyran de mes jeunes années

Sous qui je vois enfin mes peines terminées,

Je jure de vous voir avec tant de dédain,

Que je puis croire seule un mépris si soudain ;

Je jure de fermer et l’oreille et la bouche

À tous vos intérêts, à tout ce qui vous touche.

Adieu, ne doutez point du dessein que je fais,

Et, pour votre repos, ne me voyez jamais.

Elle sort avec Cléonie.

CLÉANTE, seul.

Je ne puis accuser cette belle inhumaine ;

Un mépris raisonnable a fait cesser sa peine,

Et moi-même, insensible à ses chastes appas,

Je l’ai mise en ce point où je ne la veux pas.

Un malheur si sensible est conjoint à mon crime,

Que je me suis rendu la plainte illégitime,

Tirsis écoute.

Que la raison préside à l’arrêt de ma mort,

Que je reçois justice et me plaindrais à tort.

Au moins en ce malheur une injuste vengeance

D’un juste châtiment sera mon allégeance :

Théaste, qu’elle estime et qui vit sous sa loi,

Cet heureux possesseur du bien qui fut à moi,

Doit au prix de ma vie acquérir sa maîtresse,

Et servira d’objet au courroux qui me presse.

 

 

Scène IV

 

TIRSIS, CLÉANTE

 

TIRSIS.

Je défendrai son droit, et mon affection

S’offre à justifier sa plus noire action.

CLÉANTE.

Son malheur, non le tien, l’exposant à ma haine,

Adieu, sois satisfait si ta raison est saine.

TIRSIS.

Lui nuire et m’offenser n’est qu’un même dessein.

Ne délibère plus si ton courage est sain.

CLÉANTE.

Laisse à qui m’a fâché réparer son offense,

Et que pour soi chacun embrasse sa défense.

TIRSIS.

Lorsqu’à ces actions on est sollicité,

Chercher tant de raisons est une lâcheté.

Quel sujet plus pressant peut aigrir ton courage ?

Théaste est honnête homme, et qui le hait m’outrage ;

Théaste est de ces lieux et la gloire et l’amour,

Et qui ne l’aime pas est indigne du jour.

CLÉANTE.

Enfin, ce bras, sensible à cette violence,

Punira son orgueil moins que ton insolence.

D’autres occasions ont jadis exercés

Cette lame et ce bras fatal aux insensés.

Vois couper de ce coup la chaîne qui nous lie,

Et reçois le loyer digne de la folie.

Ils se battent.

 

 

Scène V

 

TIRSIS, CLÉANTE, THÉASTE

 

THÉASTE, accourant l’épée à la main pour les séparer.

Quel spectacle d’horreur se présente à mes yeux ?

Approchons, séparons ces esprits furieux.

Arrêtez !

TIRSIS.

Le voilà cet esprit infidèle !

Prends ta défense, ingrat, et soutiens ta querelle.

À part.

Ton plus grand ennemi t’a daigné secourir,

Mais je t’ai défendu pour te faire périr ;

Car ma perte fatale aurait suivi la tienne,

Si la main de Cléante eût prévenu la mienne.

Tirsis sort.

CLÉANTE, à Théaste.

C’est trop délibérer.

THÉASTE.

Ô dieux ! que vois-je ici ?

CLÉANTE.

Deux mots termineront ton doute et ton souci ;

Ma raison, si longtemps d’amour sollicitée,

Se rend à la beauté qu’elle a tant rebutée ;

Mais madame à son tour a refusé ma foi,

Et son esprit changé n’a des vœux que pour toi ;

Sensible à ses mépris, je parlais en ces plaines

Du dessein de finir et ta vie et mes peines,

Quand ce jeune inconnu, vain et débile appui,

M’a dit que t’attaquer est s’attaquer à lui.

Il défendait ta cause, et ta seule venue

À son âme insensée en son corps retenue.

Donnons, et, sans chercher de discours superflus,

Défais-toi de Cléante, ou Théaste n’est plus.

THÉASTE.

Pour la possession de cet objet aimable,

Je ne refuse point ce combat honorable ;

La peur ne peut loger qu’au sein de tes pareils,

Et voici de ta mort les tristes appareils.

Ne délibérons point, et reçois le salaire

Que demande à ce bras ton aveugle colère.

 

 

Scène VI

 

ÉVANDRE, THÉASTE, CLÉANTE

 

ÉVANDRE.

Dieux ! qu’un heureux destin m’a conduit en ces lieux !

Courons les séparer.

CLÉANTE.

Ô sort injurieux !

Que ton soin m’est contraire, et combien ton envie

S’obstine aveuglément à conserver ma vie !

THÉASTE.

Ah ! souffre, cher ami...

ÉVANDRE.

Non, ces efforts sont vains.

THÉASTE.

Que ta crainte m’outrage !

CLÉANTE.

Ô destins inhumains !

Traître, divertissant son trépas équitable,

L’innocent périra pour sauver le coupable.

Importun, laisse-nous.

ÉVANDRE.

Attaque-moi, cruel,

Et, ma vie achevée, achève ce duel.

Mais tandis que ce corps possédera son âme,

J’opposerai mes soins à l’ardeur qui t’enflamme.

CLÉANTE.

Injurieux ami, qui me viens secourir

Quand mon secours dépend du dessein de mourir,

Consens à ce combat ; ton importune peine

Ne fait que différer son issue incertaine,

Et tes soins tôt ou tard ne divertiront pas

Mon malheur ou le sien, sa perte ou mon trépas.

THÉASTE.

En ces empêchements tel qui tremble s’obstine.

CLÉANTE.

Traître, ce dernier mot avance ta ruine,

Et ni soins ni respect ne divertiront plus...

ÉVANDRE.

Réprime, cher ami, ces efforts superflus,

Ou qu’avant ce combat sur moi ce fer essaie

S’il sait faire au besoin une mortelle plaie.

Frappe, tu tardes trop.

CLÉANTE.

Adieu, l’arrêt du sort

Veut prolonger ma peine en différant sa mort ;

Mais je perdrai le jour plutôt que la colère

Qui doit faire cesser sa vie et ma misère,

Plutôt que je renonce au soin de me venger.

Il sort.

THÉASTE.

Tel qui se vante tant a bien part au danger.

Tout ne succède pas à ces âmes hautaines,

Et le ciel rend souvent ces entreprises vaines.

ÉVANDRE.

Quelle injure a causé ce combat hasardeux ?

Quel sujet si puissant vous animait tous deux ?

THÉASTE.

Deux mots te l’apprendront : il aime Florimonde.

ÉVANDRE.

Ô dieux ! que me dis-tu ?

THÉASTE.

D’une amour sans seconde ;

Et la rage de voir que je vis sous ses lois

Portait ce furieux au dessein que tu vois.

ÉVANDRE.

Ô merveilleux effets d’amour et de justice,

Qui de tant de mépris ordonnent le supplice !

Et qu’on reconnaît bien en sa punition

Qu’un aveugle peut faire une juste action !

Elle rit de ses vœux.

THÉASTE.

Le chasse, le méprise,

Et paraît, cher ami, si vaine de ma prise,

Qu’il n’est bonheur égal à ma félicité,

Ni servage si doux que ma captivité.

En un mot, cet amour m’excite cette haine ;

Ce rival me cherchait au long de cette plaine,

Et, parlant du dessein qu’il a de m’outrager,

A trouvé sur ses pas un certain étranger

Qui, l’oyant discourir avec trop d’insolence,

Avant mon arrivée embrassait ma défense.

ÉVANDRE.

Quel est cet étranger ?

THÉASTE.

Son nom m’est inconnu ;

Il s’est soustrait d’ici quand j’y suis survenu ;

Je ne l’ai vu qu’à peine, et je brûle d’envie

De voir à qui je dois tant de soin de ma vie.

Un autre, tout de même inconnu dans ces lieux,

M’offense, m’a-t-on dit, de mots injurieux.

Et je doute quel soin me presse davantage

De voir celui qui m’aime ou celui qui m’outrage.

Cherchons-les de ce pas ; j’ai le prix de tous deux :

Pour le dernier des coups, et pour l’autre des vœux.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

FLORIMONDE, CLÉANTE

 

CLÉANTE.

Insensible sujet du tourment qui me presse,

D’un sévère mépris sévère vengeresse,

Qui du mal que j’ai fait faites mon châtiment,

Et qui pour me punir m’imitez seulement,

Forcez, reconnaissant ma peine et mon servage,

D’une extrême bonté cet extrême courage ;

Je n’excuserai point ces mépris insolents

Dont j’ai moi-même éteint des feux si violents.

Je ne murmure point, ma peine est légitime,

Et mon supplice encore est moindre que mon crime.

Mais que n’obtiennent pas des soupirs si pressants ?

Que ne peuvent toucher les ennuis que je sens ?

Et qu’est-ce que, forçant les plus justes défenses,

Ne font sur un grand cœur de grandes repentances ?

Je me sens consumé des feux que j’ai nourris ;

Mes pleurs né coulent plus et mes yeux sont taris ;

À peine en ma douleur, qui n’a point de seconde,

Puis-je que proférer le nom de Florimonde ;

Ce beau nom est tout seul l’entretien de ma voix,

Ces bois et ces rochers l’ont ouï mille fois ;

Ils m’ont vu soupirer, et, s’ils le pouvaient dire,

Ils rendraient votre cœur sensible à mon martyre.

FLORIMONDE.

Me suivrez-vous longtemps ? quel est ce vain tourment ?

Quoi ! l’Amour peut sur vous régner si lâchement !

N’êtes-vous pas, monsieur, cet objet insensible,

Ce cœur indifférent, de glace, inaccessible,

Indigne de nos vœux, qui n’a rien mérité,

Et qui n’a rien de cher après sa liberté ?

Ingrat, ainsi le ciel a changé ma fortune ;

Ainsi je dois répondre à ta plainte importune ;

En vain tu prétendrais un plus doux traitement.

Adieu, pleure, languis, soupire librement.

CLÉANTE, à genoux.

Par ces yeux que j’adore, ouvrez, belle meurtrière,

Encore un seul moment l’oreille à ma prière :

Je suis donc un coupable indigne de pardon ?

Et tant de criminels ont obtenu ce don ;

Un obstiné mépris, une insolente audace,

Et la trahison même a parfois eu sa grâce ;

Ne portez point, cruelle, aux extrêmes effets

Le plus humble captif que vous eûtes jamais.

Ma mort vous déplaira quand vous l’aurez soufferte ;

Qui m’aura méprisé regrettera ma perte ;

Et tels à qui les pleurs ont fait de vains efforts,

Ont bien été pleures quand on les a crus morts.

FLORIMONDE.

Voyez comme l’amour apprend de belles choses !

Vous avez lu cela dans les Métamorphoses ;

Mais ce siècle n’est plus.

CLÉANTE.

Riez de mes amours ;

Combattez mes propos par mes propres discours ;

Par les ris que j’ai faits moquez-vous de mes larmes ;

Imitez ma froideur, vengez-vous de mes armes ;

Je souffre sans reproche et ne murmure point,

Si votre aversion ajoute encor un point,

Si, me voulant soustraire à votre amour farouche,

J’en ai l’arrêt au moins par votre belle bouche ;

Je haïrai les jours que vous avez haïs,

Et mourrai sans regret si je vous obéis.

FLORIMONDE.

Voilà de nos transis les plaintes ordinaires ;

Ils réclament toujours ces morts imaginaires.

Ne m’ayant pas toujours adressé ces propos,

Le temps peut rétablir encor votre repos.

Vivons indifférents, et mettez plus de peine

À chasser votre amour qu’à combattre ma haine.

CLÉANTE.

Pour souffrir cette haine et perdre mon amour,

Il faut, cruelle, il faut que je perde le jour.

À part.

Donc n’attends point, Cléante, une saison meilleure ;

Commence, malheureux, à mourir de bonne heure ;

N’offre plus à ce corps le fatal aliment

Qui, le faisant durer, fait durer son tourment ;

Ingrat, trouve de pleurs une nouvelle source,

Que ton âme se noie et se perde en leur course ;

Répare, criminel, ta faute aux yeux de tous ;

Arrache tes cheveux, meurtris ton sein de coups ;

Prive tes yeux ingrats du bien de la lumière ;

Que de ce lâche cœur ta main soit meurtrière ;

Oublie, pour mourir avec moins de plaisir,

Que madame y consent et que c’est son désir.

FLORIMONDE, à part en pleurant.

Dieux ! que le repentir a d’invincibles charmes !

Mais il me voit pleurer ; cessez, honteuses larmes.

CLÉANTE.

Ah ! c’est trop consulter, et puisqu’il faut périr,

Ne tarde plus, Cléante, il est temps de mourir.

Adieu.

FLORIMONDE.

Non, non, vivez ; je suis trop généreuse

Pour punir de la sorte une faute amoureuse ;

Je me contenterai d’un supplice plus doux,

Et votre éloignement satisfait mon courroux.

Éteignez seulement cette importune flamme,

Puisque Théaste enfin est maître de mon âme,

Puisque nous sommes joints par un même lien.

Le voilà, prenez part en ce doux entretien.

 

 

Scène II

 

FLORIMONDE, CLÉANTE, THÉASTE

 

FLORIMONDE, allant embrasser Théaste.

Agréable sujet de mon ardeur naissante,

Combien tu fais languir mon amoureuse attente !

THÉASTE, l’embrassant.

Je vous cherche partout depuis une heure ou plus.

CLÉANTE.

Oh ! de leur passion signes trop superflus !

Je souffre ce rival ! Cette belle farouche

D’aise laisse égarer son âme sur sa bouche,

Et mon bras engourdi languit sans mouvement !

FLORIMONDE, à Théaste.

T’ai-je pas bien puni de ce retardement ?

THÉASTE.

À qui puis-je égaler ces faveurs immortelles ?

Et quels seront les prix si les peines sont telles ?

CLÉANTE.

Traître, sois satisfait du prix de tes amours,

Et n’en espère plus qu’aux dépens de mes jours.

Mon respect cède enfin à l’ardeur qui m’enflamme ;

J’irais t’assassiner dans les bras de madame ;

Tout obstacle forcé, j’irais aveuglément

Y terminer ta vie et ton contentement.

THÉASTE.

Tu m’affligerais fort.

CLÉANTE.

Ni la terre ni l’onde

Ne divertiraient pas ma fureur sans seconde ;

Le ciel voudrait en vain détourner ton trépas.

Tu ris, lâche ?

THÉASTE.

Je ris ; et qui ne rirait pas ?

Quel de ces prétendants qu’eut jadis Angélique,

Parut si furieux, si vain, si frénétique ?

Tu ne m’attaques point sans ta part du danger,

Et tu peux, Rodomont, rencontrer ton Roger.

FLORIMONDE, à Cléante.

Dieux ! quel astre conduit ma fortune amoureuse,

Qu’aimant et n’aimant plus je sois si malheureuse ?

Que chacun à son gré dispose de ses vœux ;

Aimez ce qui vous plaît et moi ce que je veux.

Cléante, où songez-vous ?

THÉASTE.

Contentez son envie ;

Je suis prêt à l’effort où son bras me convie,

Ce fer est nécessaire à son allégement,

Et vous délivrera d’un importun amant.

CLÉANTE, lui pointant un coup d’épée.

Ah, traître !

FLORIMONDE, le retenant.

Quoi ! Cléante ! ô dieux ! quelle insolence

Vous fait à mes yeux même enfreindre ma défense ?

M’aimez-vous en effet ?

CLÉANTE.

Ô discours superflus,

Et plus vrais qu’il n’est vrai que vous ne m’aimez plus !

Hélas ! oui je vous aimé, aimable Florimonde,

Et, comme vos beautés, ma peine est sans seconde.

FLORIMONDE.

Mais si vous m’aimez tant, devez-vous refuser

Quelque sévère loi qu’on vous puisse imposer ?

Et recevrez-vous pas un arrêt de ma bouche,

Si j’ai droit d’ordonner de tout ce qui vous touche ?

CLÉANTE.

J’ai tremblé mille fois à votre seul aspect ;

Mais, perdant tout espoir, j’ai perdu tout respect ;

Et mon mal infini trouve quelque remède

À ne pas endurer qu’un autre vous possède.

FLORIMONDE.

Quoi ! votre obéissance a des termes prescrits !

CLÉANTE.

Le désespoir, madame, aveugle les esprits.

FLORIMONDE.

Forcez ces mouvement de colère et de rage,

Et dessous mes désirs rangez votre courage ;

Qu’un peu de retenue à votre amour soit joint,

Et croyez seulement que je ne vous hais point.

Tous deux, si mon pouvoir de vos âmes dispose,

Promettez d’observer quelque loi que j’impose.

Théaste, comme lui ne consentez-vous pas

Qu’un arrêt de ma voix finisse vos débats ?

THÉASTE.

Libre de tout soupçon, exempt de défiance,

J’attends ce doux arrêt avec impatience,

Résolu d’obéir aux plus sévères lois,

S’il m’en pouvait venir de cette belle voix.

FLORIMONDE.

Et vous, quoi que j’ordonne enfin à votre offense,

Ne promettez-vous pas d’accomplir ma sentence ?

CLÉANTE, après un moment de réflexion.

Oui, je dois recevoir cet arrêt inhumain :

Qui m’a lié le cœur me peut lier la main.

Ne différez donc plus, quelque loi qui m’importe ;

Quel que soit mon tourment, mon amour est plus forte ;

Ce cœur désespéré ne se révolte plus,

Et se soumet enfin à souffrir vos refus.

FLORIMONDE, au milieu d’eux.

Ne révoquez dont point cet arrêt équitable

Que vous rend par ma voix un tyran redoutable.

J’ai brûlé pour Cléante, et les dieux sont témoins

Combien il m’a coûté de soucis et de soins ;

Sur ce teint languissant mes douleurs étaient peintes,

Et j’ai trouvé son cœur insensible à mes plaintes ;

Sur ce cœur orgueilleux j’ai fait par mes soupirs

Moins que sur un rocher l’haleine des zéphirs ;

Enfin, longtemps après, lasse de tant de peines,

J’ai secoué le joug de ses lois inhumaines ;

J’ai dégagé mon cœur de ses charmants appas,

Et j’ai repris enfin ce qu’il ne vouloit pas.

Théaste, plus sensible, a brûlé de ma flamme,

Il soumet à mes lois l’empire de son âme,

Et par tant de soupirs prouve sa passion,

Que je dois un loyer à son affection ;

Par les divines lois d’amour et de justice,

Je dois à l’un le prix, à l’autre le supplice :

Donc, puisqu’au châtiment Cléante est disposé,

J’ordonne qu’il prendra ce qu’il a refusé ;

Ce corps, qui si longtemps fut l’objet de sa haine,

Toujours à ses côtés lui servira de peine ;

Le ciel lui destinait un objet plus charmant,

Mais ma possession sera son châtiment.

CLÉANTE.

Saisi d’étonnement, surpris, l’âme égarée,

En ce comble parfait de joie inespérée,

Pareil aux criminels qu’on sauve du trépas,

Par une grâce injuste et qu’ils n’attendaient pas ;

Tel je me vois confus à l’arrêt de ma vie,

Au point que j’attendais qu’elle me fût ravie.

THÉASTE.

Ne juge point sitôt contre mon intérêt ;

Madame s’est méprise en ce fatal arrêt,

Et ces charmants regards que son bel œil m’envoie,

M’assurent sa conquête et condamnent ta joie.

Madame, jugez-nous en termes plus exprès,

Et m’ordonnez enfin le myrte ou le cyprès.

FLORIMONDE.

Pour toi qui m’as aimée et qui m’aimes encore,

Juge par cet arrêt à quel point je t’honore ;

T’aimant comme je fais, pour ton bien je te perds ;

Je te rends ta franchise et je brise tes fers ;

Entretenir tes feux serait trop d’injustice ;

Ton repos m’est trop cher pour que je le ravisse.

Adieu, sache-moi gré de ce bien sans égal,

Et vois de quel malheur s’afflige ton rival.

THÉASTE.

Tu ris de mes tourments, lâche, aveugle, traîtresse,

Barbare, indigne objet de l’ardeur qui me presse ;

Quel respect me défend d’assouvir mon courroux,

Et d’immoler ta vie à mon esprit jaloux ?

Est-ce de ce loyer, esprit plein d’artifices,

Que ta fidélité reconnaît mes services ?

FLORIMONDE.

Quoi ? vous prétendiez donc que cet heureux arrêt

Fût tel qu’il vous dût plaire, et non tel qu’il me plaît ?

D’où relèvent mes jours ? Sous quel droit suis-je née ?

Par quelle loi du sort vous suis-je destinée ?

Quelle fatalité me fait devoir mes vœux

À qui me veut plutôt qu’à celui que je veux ?

Espérez-vous mon cœur pour prix de votre audace,

Et que je donne plus à qui plus me menace ?

Ayant su le premier ce que j’ai proposé,

De ne considérer quoi que j’eusse causé,

Mais de punir quelqu’un de l’offense d’un autre,

Votre malheur est moins mon désir que le vôtre ;

J’avais, en menaçant, dessein d’exécuter,

Et tout homme prudent l’aurait dû redouter.

Apercevant Cléonie.

Cléonie a reçu vos premiers sacrifices ;

Elle fut autrefois votre âme et vos délices ;

Qu’elle les soit encore, et que le repentir

À vos vœux renaissants la fasse consentir.

La voilà, voulez-vous que ma prière même

Aide à vous rapprocher, car je sais qu’elle m’aime ?

 

 

Scène III

 

FLORIMONDE, CLÉANTE, THÉASTE, CLÉONIE

 

CLÉONIE.

Quoi ! Théaste, tout rit, sinon vous seulement !

Quel accident étrange a fait ce changement ?

THÉASTE.

Plût au ciel, qui toujours s oppose a mon envie,

Que j’eusse été sans yeux, sans amour et sans vie,

Ou que le premier trait dont me blessa l’Amour,

Avec la liberté m’eût fait perdre le jour !

CLÉONIE.

Ô dieux, quel changement !

FLORIMONDE.

Admirez, Cléonie,

De ce présomptueux l’aveugle tyrannie ;

Il veut que malgré moi je brûle de ses feux ;

Il veut, la force en main, s’attribuer mes vœux,

Que je sois en effet ce qu’il m’a vu paraître,

Enfin être vainqueur parce qu’il a cru l’être.

J’ai fait mentir mes yeux ; il est vrai que j’ai feint,

Mais je l’en avertis avant qu’il fût atteint ;

Je n’ai pu rebuter son ardeur violente ;

Il s’offrit à payer les mépris de Cléante ;

Et s’étant fait tromper, enfin mal satisfait,

Me veut faire passer de la feinte à l’effet.

Son rival s’abaissant a ma fureur changée :

Le devais-je punir puisque j’étais vengée,

Et n’être point sensible aux vœux que j’ai reçus ?

C’est notre différent, jugez-nous là-dessus.

CLÉONIE.

Théaste souffrira pour un commun exemple ;

Par ma bouche l’Amour le bannit de son temple,

Et désire qu’il soit, d’une commune voix,

Tenu pour un esclave indigne de ses lois.

THÉASTE.

Ô le notable arrêt ! Il faut crier miracle ;

La sibylle, messieurs, a rendu son oracle.

La belle occasion qu’elle a prise aux cheveux

De punir le mépris que j’ai fait de ses vœux !

CLÉONIE.

Oui, j’ai fort ressenti le pouvoir de tes charmes !

Peut-être tu m’as vue à tes pieds fondre en larmes !

N’as-tu point été vain de ma ferme amitié,

Et n’ai-je point souvent imploré ta pitié ?

Comme en son sentiment tout le monde se flatte,

Tu veux paraître ingrat et moi paraître ingrate ;

Connaissant ma froideur, tu fais l’indifférent.

Écoute, et que ce mot règle ce différent :

Crois que si mon amour n’a ton âme enflammée,

Je t’aimais moins encor que je n’étais aimée.

Ton frère en m’oubliant m’avait assez appris

À ne me fier pas en vos faibles esprits.

Théaste, il est certain que j’aimai ce volage,

Et pour ne l’aimer plus j’ai trop peu de courage.

Qu’il vante, qu’il soit vain de cette passion,

Je ne rougirai point de ma confession ;

Je conserve une ardeur que ni sa perfidie

Ni son éloignement n’ont jamais refroidie.

J’aimais ton entretien comme de son parent,

Et j’ai promis beaucoup à ton mal apparent ;

Mais ce fut seulement pour montrer à Timante

Que je pouvais chasser l’ennui qui me tourmente ;

Je ne flattais d’espoir tes désirs superflus

Que pour lui témoigner que je ne l’aimais plus.

THÉASTE.

Que ton humeur est feinte !

CLÉONIE.

Et la tienne légère !

Ne te souvient-il point de certaine étrangère

Dont on t’a vu trahir la chaste affection ?

Et je t’aurais aimé sachant cette action !

Connais-tu Félicie ?

THÉASTE.

Si ta voix inhumaine,

Ici cruellement renouvelle ma peine,

Plût au ciel, Cléonie (et ne me crois jamais

Si tu tiens pour suspect le souhait que je fais),

Plût au ciel que ma mort eût conservé sa vie,

Ou que, ne le pouvant, je l’eusse au moins suivie !

Que cet heureux trépas m’eût épargé de pleurs

Et que j’eusse évité de sensibles douleurs !

CLÉONIE.

Quoi ! Félicie est morte ?

THÉASTE.

Hélas ! le puis-je dire ?

Et n’est-ce point assez de voir que je soupire ?

Ses beaux jours sont ravis.

CLÉONIE.

Ô mensonge effronté

Dont tu couvres, ingrat, ton infidélité !

Son frère, justement sensible à son injure,

Saura prouver sa vie et punir le parjure :

C’est lui qui t’a traité de mots injurieux,

Et que ta seule offense a conduit en ces lieux.

THÉASTE.

J’ai trop su, Cléonie, et de mon frère même,

Qu’elle a d’un triste sort franchi la loi suprême.

Mais obtiens que je parle à ce jeune étranger.

CLÉONIE.

Le voilà qui te cherche, et prêt à se venger.

 

 

Scène IV

 

CLÉANTE, FLORIMONDE, CLÉONIE, THÉASTE, TIRSIS, ensuite ÉVANDRE

 

TIRSIS, l’épée à la main.

Enfin l’occasion seconde mon envie.

Traître, l’épée au poing, si tu ne hais la vie.

THÉASTE.

Vous m’apprendrez au moins...

TIRSIS.

Donnons, c’est trop tarder.

ÉVANDRE, accourant pour les séparer.

Sachons ce différent, s’il se peut accorder.

Théaste surpris en voyant Tirsis retenu par Évandre et Cléante. À Tirsis.

Monsieur, un mot.

TIRSIS.

Ô dieux ! ô sévère contrainte !

Le traître sait assez le sujet de ma plainte.

Laissez contre son crime agir ma passion,

Et ne défendez point une juste action.

CLÉANTE, le retenant.

Ô dieux ! de quel transport est votre âme agitée ?

Vous le voyez, la vue et la main arrêtée,

Ne pouvoir avancer ni faire même un pas ;

Et vous attaqueriez qui ne se défend pas !

THÉASTE.

Cléante, ce guerrier sait par un long usage

Mépriser ma défense et forcer mon courage.

Ne me garantis point d’un ennemi si doux,

Et que j’aie l’honneur de mourir de ses coups.

Il jette son épée et se met à genoux.

Ô divine rencontre ! ô céleste merveille !

Que mon bonheur est grand s’il est vrai que je veille !

Perdez, perdez Théaste, agréable vainqueur,

Vous savez le chemin qui conduit à son cœur ;

Que vos mains de vos yeux achèvent les conquêtes,

Et ne différez point des victoires si prêtes.

FLORIMONDE.

Ô fatal accident !

TIRSIS.

Dieux ! que de lâcheté,

Infidèle, tu joins à ta légèreté !

Sous quel teint, de quel front oserais-tu paraître ?

À Évandre.

Ô l’aveugle défense ! Épargnez-vous un traître ?

Souffrez que par l’effet d’un combat glorieux

De ce perfide esprit je délivre ces lieux.

THÉASTE.

Je vois ce beau sujet des tourments que j’endure,

Je revois Félicie ! Ô divine aventure !

Vous viviez, ma déesse, et ces chastes appas

Ne sont donc point sujets à la loi du trépas !

Portez le coup fatal, ô divine adversaire,

Et vengez-vous sur moi des mensonges d’un frère

Qui m’écrivit ma perte en la fin de vos jours.

Ô ciel ! vois si mon cœur s’accorde à mes discours ;

Punis ma trahison d’un trépas légitime,

Si tu m’as vu jamais capable de ce crime.

Quel dessein criminel, ô frère injurieux,

Put obliger ta main à démentir tes yeux ?

Vous viviez, Félicie, ailleurs qu’en ma mémoire !

Vous respiriez le jour !

TIRSIS.

Ô dieux ! dois-je le croire ?

Un juste fondement tient mes sens ébahis,

Timante traverse la scène et se cache dans le bois.

Et Timante en effet nous peut avoir trahis ;

Car il m’aima longtemps, mais cette amour fut vaine.

THÉASTE.

Elle ne le fut pas, elle causa ma peine,

Et ce lâche imposteur, me mandant votre mort,

Crut faire pour son bien un nécessaire effort.

CLÉONIE.

Ô le perfide esprit !

TIRSIS.

Tu blâmes son offense,

Et par lui toutefois j’appris ton inconstance ;

Il me dit qu’une dame engageait tes esprits,

Qui rompait ma prison et causait tes mépris.

THÉASTE.

Je mourus mille fois lorsque je vous crus morte ;

Le temps n’éteignit point une flamme si forte ;

Et ma seule raison, après ce vain tourment,

Enfin m’a fait chercher du divertissement.

J’ai forcé ma douleur et j’ai revu les dames,

Que je hantai longtemps sans brûler de leurs flammes ;

Mais Florimonde enfin me faisait depuis peu,

Il le faut avouer, brûler d’un second feu.

Je feignis pour la voir de servir Cléonie,

Parce que cette belle aimait sa compagnie.

Mais puisque je revois vos aimables appas,

Leurs plus douces faveurs ne me toucheraient pas.

CLÉONIE.

Vous nous obligez fort.

 

 

Scène V

 

CLÉANTE, TIMANTE, FLORIMONDE, THÉASTE, ÉVANDRE, TIRSIS, CLÉONIE

 

TIMANTE, se montrant presque nu.

Voilà ce détestable,

Qui trahit si longtemps votre ardeur indomptable.

Voyez en quel état son malheur l’a réduit,

Et prévenez les coups du ciel qui le poursuit.

CLÉANTE.

Ô céleste aventure !

FLORIMONDE.

Ô divine journée,

Par qui de tant d’amants la peine est terminée !

Timante est de retour.

THÉASTE.

Tu parais à mes yeux

M’ayant voulu ravir ce trésor précieux,

Frère cent fois ingrat !

TIMANTE, montrant Cléonie.

Quand ma belle geôlière

N’aura point rejeté ma timide prière,

Je vous conterai tout, et par quel attentat

Je parais en ces lieux en ce honteux état.

Il se met à genoux.

Criminel, mais saisi d’un repentir extrême,

Je ne veux ni témoin ni juge que vous-même.

J’ai rompu mes liens, il est vrai, je l’ai fait,

Et je ne puis trouver d’excuse à mon forfait ;

Mais le temps, qui me rend mes premières pensées,

A dans mon souvenir vos grâces retracées,

Et j’ose à vos genoux implorer la pitié

Que me peut accorder votre rare amitié.

Ainsi que mon forfait cette faveur est grande,

Mais le courage est grand à qui je la demande.

J’ose encore espérer, et ne me lève point

Que votre affection ne m’accorde ce point.

CLÉONIE.

Je souffre ta présence après ta perfidie !

Traître, tu m’as charmée, il faut que je le die ;

Gouverne mes desseins, dispose de mes vœux,

Et prends comme il te plaît le pardon que tu veux ;

Tu sais trop ton pouvoir, et ta moindre prière

Suffit à désarmer ma plus juste colère.

CLÉANTE.

Ô rare affection !

FLORIMONDE.

Ô véritable amour !

TIMANTE.

Je doute si je vis et si je vois le jour.

Vous m’aimez, Cléonie ! Ô bonté sans seconde,

Et dont le seul récit étonnera le monde !

Oyez en peu de mots une confession

Que rien n’excuserait que votre affection.

Vous savez que je fus, sur certaine nouvelle,

À Lyon, où mon frère avait vu cette belle ;

Il m’avait estimé cette rare beauté,

Et sa vue en effet surprit ma liberté ;

Ma raison fut troublée, et d’un ferme courage

Ses yeux et votre absence en firent un volage ;

J’oubliais Cléonie, et Félicie enfin

D’un empire absolu gouverna mon destin.

À Félicie.

Quoique je vous trouvasse à mon dessein contraire,

J’espérai m’avancer aux dépens de mon frère,

Et je vous dis, madame (insigne trahison !),

Qu’une autre depuis peu cap ti voit sa raison.

Lui, s’apprêtant d’ailleurs à partir de Florence,

Reçut de votre mort une fausse assurance.

Mon amour fut auteur de cette fausseté,

Et j’ai par ce moyen son voyage arrêté.

Mais qu’avancé-je enfin sur la constance même,

Et qu’avez-vous promis à mon amour extrême ?

Que j’eus en vos bontés une légère part,

Et que je fus troublé sachant votre départ ;

Je me doutai bientôt de ce dessein étrange,

Et sens presque aussitôt que mon amour se change.

J’approuvai le dessein que mon frère a pressé,

Et je me repentis de l’avoir traversé.

Cléonie en ce temps revint en ma mémoire ;

Je me souvins alors de ma première gloire,

Et je rougis de voir que ce divin esprit,

Sans un mot de ma part, m’eût si souvent écrit.

Là-dessus toutefois la peur cède à l’audace ;

Je partis de Lyon sous espoir de ma grâce,

Et dessus le chemin quatre insignes voleurs

Ont joint un dernier mal à mes autres malheurs ;

Ils m’ont mis en l’état où je meurs de paraître,

Mais où, pour mes forfaits, j’avais mérité d’être.

FLORIMONDE.

Dieux ! l’étrange accident !

THÉASTE, à Félicie (sous le nom de Tirsis).

Vertueuse beauté,

Enfin qu’ordonnez-vous à ma fidélité ?

Mais en puis-je vouloir un plus digne salaire

Que votre propre doute et que votre colère ?

Puis-je, sans être vain et sans confusion.

Voir Félicie armée à mon occasion ?

FÉLICIE.

Juge de mon amour, et sache de Cléante

Combien pour ton sujet ma flamme est violente.

Je prenais ta défense, et l’osai provoquer,

Sur le simple dessein qu’il eut de t’attaquer.

Mais que ne peut l’Amour dessus de jeunes âmes !

N’accusons ni louons que ces divines flammes ;

Que nos plaisirs présents effacent nos travaux,

Et d’un commun dessein pardonnons tous nos maux.

THÉASTE, à Cléonie.

Donc, madame, imitez sa bonté sans pareille.

À Florimonde.

Et vous que j’accusais, agréable merveille,

Avec ce beau rival goûtez tous les plaisirs

Qu’hymen peut accorder à vos jeunes désirs.

CLÉANTE.

Oublions pour jamais nos communes querelles ;

Honorons l’inconstant et louons les fidèles.

C’est trop nourrir d’ennuis, c’est trop verser de pleurs ;

Après tant de soucis recueillons d’autres fleurs ;

Et que, pour souvenir de ce triple hyménée,

On célèbre à jamais cette heureuse journée. 

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