L'Honneur des Brossarbourg (Georges COURTELINE)

Saynète.

Représentée pour la première fois en 1905.

 

Personnages

 

LE BARON

LA BARONNE

 

 

LA BARONNE.

Un mot, je vous prie, monsieur de Brossarbourg, mon époux. Il faut enfin que je vous entretienne d’un petit incident d’une nature toute spéciale et sur lequel je me fusse tue, si les évènements eussent mieux répondu à ce que j’avais espéré d’eux. Il n’en a pas été ainsi ; désormais, je dois tout vous dire, préparez-vous à quelque chose d’énorme. L’honneur des Brossarbourg, monsieur...

LE BARON, vaguement inquiet.

L’honneur des Brossarbourg, madame ?... L’honneur des Brossarbourg, dites-vous ?...

LA BARONNE, avec une douloureuse solennité.

L’honneur des Brossarbourg, monsieur de Brossarbourg, est à tout jamais dans le sciau !

LE BARON.

Dans le... l’honneur des !... Qu’entends-je !!! Le nom de votre complice, madame ! Il me faut son nom et son sang !... – Ah ! tête-Dieu ! son nom, vous dis-je ; le nom de cet homme, à l’instant même !

LA BARONNE.

Je l’ignore.

Étonnement du baron de Brossarbourg.

Ah ! c’est une tragique et mystérieuse histoire que celle dont il me reste à vous faire le récit. Écoutez et jugez, du reste. Vous vous souvenez qu’au mois de novembre dernier vous conviâtes plusieurs amis à venir séjourner quelques jours au château pour y faire avec vous l’ouverture de la chasse. Ils vinrent au nombre de six : le vicomte de La Mothe-aux-Dames, le chevalier de Mépié, M. de Poilu-Boudin, le général baron de la Rossardière...

LE BARON.

...le docteur Bougredâne et Oscar de Poutrépéto, parfaitement. Hé bien ?

LA BARONNE.

Hé bien ! voici. Deux ou trois jours après l’arrivée de ces messieurs, je changeais de linge en ma chambre avant de descendre présider le dîner. J’en étais arrivée à cette minute psychologique où l’extrémité inférieure de la chemise, remontée au niveau de la nuque s’accroche inévitablement au feu d’artifice d’épingles qui jaillit de la tête des femmes...

Pudique.

Par égard pour le Faubourg, je vous demanderai avec instances la permission de jeter un voile...

LE BARON.

Je vous en prie.

LA BARONNE.

Soudain, comme je luttais pour dégager ma tête du frêle tissu qui l’emprisonnait, j’entendis derrière moi s’ouvrir doucement la porte et une voix, une voix d’homme crier :

– Tonnerre de Dieu, la belle femme !

Je jetai un cri. Au même instant quelqu’un s’approcha de moi, et mettant lâchement à profit l’état de quasi-captivité et de cécité absolue au sein duquel je continuais à me débattre, répéta par trois fois : « Du satin ! du satin ! oui, oui, du satin tout craché ! » en passant doucement la paume de sa main sur la naissance de mes...

Pudique.

Pour le même motif que plus haut, je vous demanderai la permission de jeter un deuxième voile... Quand, enfin, je rentrai en possession de ma tête, et pus promener autour de moi un regard noblement courroucé, l’insulteur avait disparu, laissant une tache indélébile au blason des Brossarbourg...

LE BARON, éclatant de rire.

Comment, tu n’avais pas reconnu à la voix ?...

LA BARONNE.

Pardon ! À certaines intonations canailles, j’avais cru reconnaître, en effet, la voix de M. de Poutrépéto. Je résolus de tirer la chose au clair, et d’arracher à ce faux gentilhomme l’aveu de sa félonie, déterminée à l’en punir, ensuite, de la plus éclatante façon. Usant des armes que la nature nous a données : le charme, la coquetterie et la séduction, je l’attirai en un rendez-vous qui devait être un guet-apens. Il céda. Une nuit que tout dormait, je lui ouvris ma porte, puis ma couche...

LE BARON.

Comment ! comment !

LA BARONNE.

Rassurez-vous ! Il y avait un poignard sous le traversin, et les hurlements de plaisir que parut m’arracher l’étreinte de M. de Poutrépéto n’étaient qu’une comédie bien jouée. Quand je le vis mûr pour l’aveu, gorgé de voluptés raffinées, prêt à exhaler son âme dans l’ivresse d’un spasme suprême, je me penchai sur lui, et, avec un sourire badin : « Confesse tout, petit cochon, lui dis-je ; tu peux tout avouer à cette heure. C’est toi qui es entré l’autre jour dans ma chambre pendant que je changeais de chemise ? » En même temps, ma main, impatiente, taquinait le manche du poignard. Mais il répondit : « Comprends pas », avec un tel air de sincérité, une figure à ce point ahurie et idiote, que je ne doutai plus que je me fusse abusée...

LE BARON, qui s’éponge le front.

Ouf !

LA BARONNE.

Mes soupçons se portèrent alors sur M. de Poilu-Boudin, de qui les regards libidineux m’avaient toujours paru sujets à caution. Point découragée par un premier échec, obstinée à venger l’honneur des Brossarbourg, je me remis, avec ce nouveau personnage, en frais de coquetterie et de grâce captieuse. Les hommes sont bêtes : au même piège où, déjà, était tombé M. de Proutrépéto, M. Poilu-Boudin se laissa prendre à son tour. Confiant et luxurieux, une nuit, par la porte laissée exprès entrebâillée, il se faufila en silence, et, en un lit qui, peut-être, allait devenir son tombeau... Que vous dirais-je ? Il est tels accents de vérité auxquels on ne saurait se méprendre ! M. de Poilu-Boudin était innocent, indiscutablement innocent ! Il sortit de mes bras comme il y était entré, et le poignard, cette fois encore, resta caché sous le traversin.

LE BARON.

Et sans doute vous songeâtes alors à M. de La Rossardière ?

LA BARONNE.

Vous l’avez dit. Malheureusement cette troisième tentative demeura aussi inutile que l’avaient été les deux autres. Il en fut de même pour le chevalier de Mépié...

LE BARON.

...puis pour le docteur Bougredâne ?

LA BARONNE.

...et pour M. de la Mothe-aux-Dames, hélas ! oui. Si bien que j’en suis venue à soupçonner le cocher !

LE BARON.

Hé là !

LA BARONNE.

Ou le concierge.

LE BARON.

Le concierge !!

LA BARONNE.

Oui, monsieur, le concierge ! Et j’en aurai le fin mot avant qu’il soit huit jours.

LE BARON, hors de lui.

En vérité, madame, vous êtes plus bête cent fois que tous les cochons de Cincinnati ! Que ma figure se couvre de boutons, si je vous eusse pu soupçonner aussi démesurément imbécile ! Je ne me fusse point livré à l’innocente plaisanterie qui consista à vous tapoter le derrière en le comparant à du satin.

LA BARONNE.

C’était donc vous ?

LE BARON.

Parfaitement, madame, c’était moi.

LA BARONNE.

Mon Dieu, que je suis aise de l’apprendre ; car, à la crainte que ce fût le cocher ou le concierge, se mêlait vaguement, indicible, la terreur que ce fût le nègre !

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