Achille à Scyros (Michel GUYOT DE MERVILLE)

Comédie héroïque en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 10 octobre 1737.

 

Personnages

 

LYCOMÈDE, roi de Scyros

DÉÏDAMIE, fille de Lycomède

ACHILLE, amant de Déïdamie, déguisé en fille sous le nom d’EUCHARIS

ULYSSE, roi d’Ithaque, ambassadeur des Grecs

THÉAGÈNE, prince de Calcide

NÉARQUE, gouverneur d’Achille

ARCADE, confident d’Ulysse

PHÉNIX, confident de Théagène

DORIS, confidente de Déïdamie

GARDES de Lycomède

SUITE d’Ulysse

 

La Scène est dans le Portique du Palais du Roi.

 

 

LETTRE À MONSIEUR DE SERÉ,

CONSEILLER HONORAIRE AU PARLEMENT

 

MONSIEUR,

 

L’intérêt que vous avez bien voulu prendre à ma Tragi-comédie d’Achille à Scyros ; l’honneur qu’elle a d’être née sous vos auspices et dans votre aimable retraite, et l’obligation que je vous ai des avis qui l’ont mise en état de ne pas déplaire, tout m’engage à vous faire part de la manière dont elle a été reçue, des jugements qu’on en a portés, et des réflexions que j’ai faites à cette occasion.

Le travestissement d’Achille, c’est-à-dire, d’un Héros en femme, que nous avions regardé comme le point critique de l’Ouvrage, a été pris aussi favorablement que l’âge, la figure et le talent d’un jeune Acteur employé pour cette fiction ont pu le permettre. Mais un faux préjugé, qui fait envisager les Princes et les Rois de théâtre comme des personnages toujours enchaînés par leur gravité, a indisposé la plupart des Spectateurs contre la liberté qu’Ulysse et Lycomède ont prise de les faire rire, quoique ce fût avec noblesse, et sans déroger à la dignité du caractère héroïque. La grandeur d’âme de Lycomède, la passion touchante de Déïdamie, l’humeur guerrière et emportée d’Achille, les sentiments pathétiques d’Ulysse, et même la versification héroïque, ont beaucoup plus frappé que les ruses politiques de cet Ambassadeur des Grecs, et que la situation, quelquefois comique, du fils de Thétis. On a voulu absolument que ce fût une Tragédie, et dans cette idée on a condamné des choses plaisantes, qui sont de l’essence de cet ouvrage, et qu’il n’était pas possible de supprimer. C’est une vérité qui paraît surtout à cet endroit du quatrième Acte, dans la Scène des Statues, où Ulysse, qui cherche à découvrir Achille, par l’impression que peuvent faire sur ce Héros déguisé les transports qu’il sent, ou qu’il feint de sentir lui-même, à la vue des travaux d’Hercule, dit à son Confident :

Tu vois comme elle écoute avec attention.

Ce vers fait et doit faire rire, et cependant Ulysse ne saurait dire autre chose.

Lorsqu’Achille, dans le même Acte, sort de la Scène, plutôt que de jouer de la lyre, Lycomède témoin d’un procédé si fier, et qui déjà a dû remarquer l’humeur impérieuse de la fausse Eucharis, n’en peut non plus marquer autrement sa surprise que par ces paroles :

...Cette fille est altière.

Il en est de même de ce morceau du troisième Acte, où sur les questions hautaines d’Eucharis au sujet de Théagène[1], Ulysse qui veut apaiser une fille, qu’il voit irritée, lui dit d’un air flatteur et digne de lui :

...Hé quoi ! Beauté charmante,
Quel est sur cet époux le soin qui vous tourmente ?

Ces deux endroits font rire comme le premier. Mais si l’on y prend garde, ce n’est ni l’expression, ni le ton, qui produisent cet effet ; c’est

uniquement le contraste plaisant que la situation porte avec soi ; situation à laquelle, encore une fois, on n’a pas fait une attention suffisante.

Vous savez, Monsieur, qu’après quelques réflexions sur le caractère de mon Poème, nous l’avions d’abord nommé Comédie-héroïque ; et si, dans le cours des représentations, je lui ai donné le titre de Tragi-Comédie, c’est parce qu’en effet le Tragique y dominant sur le Comique, ce terme me parut alors plus propre en donner une juste idée. Mais, au fond, c’est la même chose, et rien ne m’empêche de me rendre, comme je le fais, à la préférence que vous avez donnée au premier titre.

Il est vrai que M. Dacier, dans ses notes sur la Poétique d’Aristote, Chap. V. paraît contraire à ce sentiment, lorsqu’il dit, en parlant de la Comédie : « La majesté des Rois ne convient nullement à ce Poème, à moins que l’on n’y trouve ce que la Comédie doit chercher. L’expédient dont M. Corneille s’est avisé pour distinguer les Comédies où l’on introduit sérieusement ces grands personnages d’avec les Comédies ordinaires, qui est d’ajouter une épithète qui en marque la qualité, et de les appeler des Comédies-héroïques, n’est pas fort bon. S’il pouvait y avoir dans la Nature des Comédies-héroïques, il pourrait y avoir aussi des Épopées comiques ; ce qui est monstrueux ». Mais il est aisé de voir par le correctif employé au commencement de ce passage, dans quel sens M. Dacier condamne la Comédie-héroïque. Autrement il renverserait le système d’Aristote, et tomberait en contradiction avec lui-même ; et c’est ce que je vais examiner.

Mon sujet n’exige point que je donne ici une définition exacte et complète de la Tragédie et de la Comédie ; et, pour parler d’abord de la Tragédie, il me suffira de remarquer que, suivant les Maîtres de l’Art, ce Poème peut être doublement tragique, ou héroïque ; savoir par la qualité des personnes, et par la nature du sujet ; de façon que les plus belles Tragédies, sont celles où la grandeur de l’action répond à la dignité des Acteurs, comme dans l’Iphigénie et l’Athalie de Racine. Mais si cette dernière partie lui est toujours essentielle, il n’en est pas de même de l’autre ; et c’est ainsi que M. Dacier en a jugé lui-même, sur ces paroles d’Aristote au Chap. V. L’Épopée a cela de commun avec la Tragédie, qu’elle est une imitation des actions des plus grands personnages. « Il n’est pas nécessaire, dit-il, que l’action soit illustre et importante par elle-même puisqu’au contraire elle peut être simple et commune ; mais il faut qu’elle le soit par la qualité des personnages qu’on fait agir. » Et au Chap. XIII. « la Tragédie, non plus, que le poème épique, n’exige pas que l’action qu’elle représente, soit importante et grande par elle-même... Elle la rend grande par les noms qu’elle donne à ses Personnages, qu’elle va prendre, par cette raison, parmi ceux qui ont le plus de fortune et de réputation. La grandeur de ces Hommes illustres rend l’action grande, et leur réputation la rend vraisemblable et croyable ». Telle est, entr’autres pièces de cette espèce, la Bérénice de Racine, qui n’est tragique que par la dignité des Acteurs.

La différence qu’il y a, à cet égard, entre la Tragédie et la Comédie, qui peut aussi être doublement comique, et qui l’est presque toujours, c’est que ce sont les Acteurs qui caractérisent la première, et que la seconde est caractérisée par l’action ; dont l’objet, savoir le plaisant et le ridicule, s’étend à toutes sortes de personnes. Or si l’on élève le sujet de la Comédie, jusqu’aux personnages tragiques, ou si l’on abaisse les personnages tragiques jusqu’au sujet de la Comédie, on fait un troisième genre de Poésie dramatique, qui tient de la Comédie et de la Tragédie, et que, par conséquent, on doit nommer, ou Comédie-héroïque, ou Tragi-comédie.

Ce Poème, fondé sur la Nature et sur la raison, est encore justifié par l’expérience. Du mélange de la Tragédie et de la Comédie inventées par les Grecs, naquit aussi chez eux dit la Tragédie Satyrique, ainsi nommée l’Abbé d’Aubignac, parce que « les Satyres principalement furent mêlés aux Héros et aux personnes illustres, représentant tous ensemble des incidents graves et sérieux avec des bouffonneries et autres actions ridicules. La Tragédie Satyrique, qui ne fut point reçue des Latins[2], ajoute-t-il, fut en grande estime parmi les Grecs, d’autant qu’aux fêtes de Bacchus les Poètes disputaient l’honneur et le prix de leur art par la composition de ce Poème. Nous en trouvons plusieurs allégués par Athénée, Platon, Plutarque et Suidas. Nous en voyons même des fragments de plusieurs ; mais nulle pièce entière que le Polyphème d’Euripide. Ces Tragédies, dit M. Dacier sur Aristote, Chap. IV. succédèrent à la véritable Tragédie ; et le style de ces pièces n’était nullement burlesque, mais moitié sérieux et moitié plaisant : c’était un mélange agréable du tragique et du comique ». Ces Tragédies Satyriques étaient donc de véritables Tragi-Comédies.

Ce mélange, au reste, se fait en deux façons, et ceci demande une attention sérieuse. Premièrement, il est permis, comme on vient de le voir, de mêler les personnages tragiques ou héroïques, avec les personnages comiques, ainsi que Molière l’a fait, mieux que Plaute, dans l’Amphitryon, qui est une vraie Tragi-comédie. Mais il faut bien prendre garde de ne pas confondre les larmes et le sang avec des bouffonneries à peine dignes de la Foire ; ce qui forme un monstre pareil à celui qu’Horace condamne à si juste titre. En second lieu, on est en droit, comme je l’ai fait dans mon Achille, de placer des personnages héroïques dans une situation comique, et où ils puissent faire rire : mais il faut que ce soit sans sortir de leur dignité. Car si on leur prêtait les mœurs et les actions du peuple, comme Aristophane ne l’a hasardé que trop souvent, on ferait un ouvrage encore plus monstrueux que l’autre, parce que l’on tirerait alors les Héros de leur caractère véritable, de même qu’on fait sortir du sien tout personnage populaire, à qui l’on donne les passions et les sentiments des Héros. C’est dans ce sens que la Tragédie ne peut jamais devenir Comédie, ni la Comédie Tragédie, et ceci peut servir d’explication à ce que j’en ai dit à la tête de mes Mascarades amoureuses. C’est aussi dans ce sens que, suivant le sentiment de M. Dacier, il ne saurait y avoir d’épopées comiques ; car d’une autre façon il peut fort bien y en avoir, et il y en a même ; l’Épopée ayant un si grand rapport avec le Poème dramatique qu’elle se divise, comme lui, en cinq genres relatifs à la Tragédie, à la Tragi-comédie ou Comédie-héroïque, à la Comédie, à la Farce et à la Parodie : ce qu’il me serait fort aisé de prouver.

J’espère, Monsieur, que vous me pardonnerez cette Dissertation en faveur de l’ouvrage de M. l’Abbé Métastasio, que je défends plutôt que le mien. On n’a point attaqué ma poésie, ni ma versification ; que je fâche : et je n’ai guères prêté que cet ornement au canevas qu’il m’a fourni, si ce n’est que j’ai tâché d’en ôter, ou d’y corriger quelques défauts, en l’accommodant à notre Théâtre, qui demande plus de régularité que la Scène lyrique, et sur tout la Scène lyrique Italienne. Vous avez vu dans la Préface de la traduction Française ceux que le Traducteur y reproche à l’Auteur. Outre que j’ai lié les Scènes mieux qu’elles ne l’étaient, j’ai fait en sorte qu’aucun Acteur n’entrât ni ne sortît sans raison ; car quoique cette règle soit négligée par quelques-uns de nos Auteurs, même les plus accrédités, cela n’empêche pas qu’elle ne soit une des plus essentielles du Théâtre ; et vous n’aurez pas oublié, Monsieur, que la conduite de la Scène V. du quatrième Acte m’a donné une peine infinie, malgré toutes les lumières dont vous m’avez éclairé. C’est la fin de la Scène VII. Acte II. dans l’original. Il fallait absolument qu’Ulysse et Achille restassent sur le Théâtre, afin que le stratagème du combat eût le succès pour lequel il était préparé, et en même temps il fallait en faire sortir Lycomède et Déïdamie, en présence desquels cette action ne pouvait se passer. Mais sans parler du défaut de bienséance dans un combat entre les Gardes d’Ulysse et ceux de Lycomède, ce dernier Roi et sa fille sortaient avec peu de décence, l’un l’épée à la main et l’autre saisie de frayeur, et de plus, sans emmener Achille, qu’elle ne devait pas laisser dans une situation si propre à le faire reconnaître. Une autre difficulté, dont M. l’Abbé Métastasio ne s’est pas embarrassé, c’est qu’Ulysse restait sans apparence de raison, puisque la présence de Lycomède lui imposait pour devoir de faire du moins semblant d’aller réprimer l’insolence de ses soldats, qui violaient tous les droits de l’hospitalité, en attaquant ceux du Roi. J’ai levé tous ces obstacles, en faisant retirer Achille un moment auparavant, pour se dispenser de jouer de la lyre ; en mettant Ulysse dans la nécessité de vouloir sortir, sous prétexte de courir vers les combattants ; mais dans le fond pour aller voir l’effet que ce tumulte guerrier produirait sur Achille, et en donnant à Lycomède un motif très plausible de générosité pour des soldats qu’il estime, et dont il est estimé : de façon qu’en même temps qu’il renvoie Déïdamie, il empêche Ulysse de sortir ; ce qui redouble l’inquiétude et l’impatience de celui-ci, qui cependant est prêt à quitter la Scène, lorsqu’Achille y rentre au bruit des armes. Cette sorte d’adresse, dans l’économie d’un Poème dramatique, est ce qui coûte le plus, et pourtant ce que l’on remarque le moins.

J’ai supprimé le souper, que j’ai cru ne pouvoir jamais faire fortune sur notre Théâtre d’autant plus qu’il était accompagné de circonstances qui auraient trop avili mon Héros. Mais le plus grand changement que j’aie fait dans cet Ouvrage, regarde le rôle de Théagène, que j’en ai absolument retranché. Indépendamment de la mauvaise figure qu’il y faisait, il m’a semblé que le caractère d’Achille ne comportait pas la présence d’un rival. Je n’aurais pu l’y admettre qu’en supposant qu’Achille n’était pas encore connu de Déïdamie ; ce qui demandait cinq Actes[3]. Je sens parfaitement que cela aurait jeté plus d’intérêt dans la pièce, comme on me l’a fait remarquer. Mais je m’étais fixé au plan de M. l’Abbé Métastasio, persuadé que ses traits mâles et sublimes, dignes d’Homère, de Sophocle et d’Euripide, et qui m’avaient saisi comme bien d’autres, étaient préférables à toutes les langueurs efféminées et puériles, dont le goût des Romans a malheureusement infecté notre siècle.

Il ne me reste plus, Monsieur, qu’à vous communiquer le Compliment dont j’ai fait précéder ma pièce à la première représentation, et qu’on m’a fait l’honneur de redemander dans quelques-unes des suivantes. Je souhaite que vous en soyez aussi content que le Parterre, à qui il était adressé, a paru l’être. Le voici :

MESSIEURS,

« Quelque préjugé favorable que doive faire naître une pièce représentée à la Cour Impériale dans une cérémonie auguste, et quelque impression avantageuse que la traduction Française, imprimée depuis peu, ait faite sur des Connaisseurs très difficiles celui qui va l’exposer à votre critique éclairée, a néanmoins senti qu’un pareil ouvrage ne convenait qu’à une saison, que vous avez coutume de regarder comme un temps d’indulgence. La nouveauté du sujet, la singularité des situations, la hardiesse des incidents, les habillements mêmes, et surtout la faiblesse du Poète et des Acteurs, tout exige de vous, Messieurs, une bienveillance égale à nos besoins. Ce n’est pas que le nouvel Auteur n’ait employé tout son art pour réduire cette pièce aux bienséances que la solidité de vos leçons, l’étude de la belle Nature ont établies sur notre théâtre. Mais, malgré tant de précautions nécessaires, on est encore obligé d’avouer que l’on risque toujours beaucoup à produire même des beautés, lorsqu’elles ne sont pas d’usage ; et comme ces sortes de traits demandent plus d’examen pour être appréciés, nous vous supplions, Messieurs, de vouloir bien suspendre votre jugement, jusqu’à ce que l’action finie vous laisse le loisir de le prononcer, avec cette équité et cette justesse qui fixent le goût public, et notre destinée particulière. »

J’ai l’honneur d’être avec le plus sincère et le plus parfait dévouement,

 

MONSIEUR,

 

Votre très humble et très obéissant serviteur,

 

GUYOT DE MERVILLE.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ACHILLE, en fille, NÉARQUE

 

Le Théâtre est un Portique orné de statues, représentant quelques travaux et amours d’Hercule. On voit la mer dans l’enfoncement.

NÉARQUE.

Quoi ! votre cœur se livre à ce courroux affreux !

ACHILLE.

Hé ! qui se contiendrait, dans l’état douloureux

Où m’ont réduit du Sort la haine et l’infamie ?

Vous savez quel amour j’ai pour Déïdamie ;

Et je vois un rival, que je pourrais braver,

Confondre, anéantir, prêt à me l’enlever !

Ce vil habit étouffe un transport inutile.

Quel malheur, quel affront, quel tourment pour Achille !

NÉARQUE.

Ah ! daignez rappeler vos esprits égarés.

Vous vous perdez, Seigneur, si vous vous découvrez.

ACHILLE.

Je me perds !

NÉARQUE.

On vous cherche. À vous suivre engagée,

La Fraude en un vaisseau parcourt la mer Égée.

Ulysse a déjà vu les rivages d’Andros ;

Et le chemin est court de cette île à Scyros.

ACHILLE.

Hé ! contre la valeur que peut faire la ruse ?

Non, je ne le crains point.

NÉARQUE.

Quelle erreur vous abuse !

Avez-vous oublié quels ordres et quels coups

À ce déguisement vous forcent malgré vous ?

ACHILLE.

Ah ! Néarque, quels traits votre voix me rappelle !

Mais qu’importe à mon sang la source la plus belle ?

Redoutable Déesse, inflexible Thétis,

À quoi me sert, hélas ! l’honneur d’être ton fils ?

Plût aux dieux que, frustré d’une gloire étrangère,

J’eusse, dans l’humble sein d’une faible bergère,

Pris l’âme qui m’inspire, et les dons qu’ils m’ont faits !

Mon cœur d’un vil repos n’eût point porté le faix.

Ciel ! avec quels transports de courage et de joie,

Je conduirais les Grecs qui vont fondre sur Troie !

Ce bras, d’un coup mortel accablerait Hector.

Un prompt trépas, dit-on, doit fixer mon essor.

Hé ne vaut-il pas mieux que j’offre à la mémoire

Quelques jours pleins d’honneur, qu’un grand âge sans gloire ?

En vain sous ces habits, trop faits pour m’avilir,

Ma mère dans l’oubli prétend m’ensevelir.

C’en est fait ; oui, partons, Néarque, allons combattre ;

Et loin de l’esclavage où l’on ose m’abattre,

Changeons, trompant Thétis et secondant le Sort,

Une honteuse vie en une illustre mort.

NÉARQUE.

Vous vous résolvez donc à fuir Déïdamie ?

ACHILLE.

La gloire doit dompter une flamme ennemie.

Je sens bien qu’en effet pour m’en rendre vainqueur,

Cher Néarque, il en ya coûter cher à mon cœur.

Vous l’entendrez longtemps gémir de sa victoire :

Mais peut-on trop payer et l’honneur et la gloire ?

NÉARQUE.

La Princesse, peut-être, en mourra de douleur.

ACHILLE.

Mon absence, pour elle, est un léger malheur.

Dans les trompeurs liens de notre connaissance,

Elle ignore mon sexe, autant que ma naissance.

Asservie à ses lois, je suis fille à ses yeux,

Ainsi que vous passez pour mon père en ces lieux.

Ce n’est point un amant ; non, ce n’est qu’une amie,

Que, sans péril en moi, chérit Déïdamie :

J’obtiendrai ses regrets donnés à l’amitié,

Lorsqu’elle doit pour moi des pleurs à la pitié.

NÉARQUE.

Ainsi vous la livrez aux feux de Théagène ?

ACHILLE.

Ah ! que m’osez-vous dire ?

NÉARQUE.

Une éternelle chaîne

Va vous séparer d’elle, et l’unir avec lui.

ACHILLE.

Non, il l’espère en vain ; et je veux aujourd’hui

De tout ce qui me touche instruire la Princesse.

NÉARQUE.

Vous vous perdrez, vous dis-je.

ACHILLE.

Il faut qu’il me la laisse.

Je ne souffrirai point que tout autre que moi

Puisse obtenir jamais et son cœur et sa foi.

NÉARQUE.

Si vous vous trahissez, vous partirez pour Troie ;

Et de votre rival elle fera la proie.

ACHILLE.

Je ne veux plus partir ; et, pour mes intérêts,

Je saurai dans mon cœur renfermer mes secrets.

Ô triste concurrence ! ô fatal Théagène !

Cher ami, dans ces lieux sa présence me gêne.

Je prétends qu’il s’éloigne, et je vais lui parler.

NÉARQUE.

Hé ! que lui direz-vous ?

ACHILLE.

Je le ferai trembler.

NÉARQUE.

Vous, fille à ses regards, vous vous feriez connaître !

ACHILLE.

Non, de mes mouvements je me rendrai le maître.

Rien ne me trahira ; ne l’appréhendez pas...

Mais je vois la Princesse ici porter ses pas.

 

 

Scène II

 

ACHILLE, DÉÏDAMIE, NÉARQUE, DORIS

 

ACHILLE.

Madame, quel chagrin, digne de mes alarmes,

De ces yeux, chers aux miens, peut altérer les charmes ?

Daignez, pour l’adoucir, l’épancher dans mon sein.

DÉÏDAMIE.

Mon père, contre moi, forme un cruel dessein.

Il veut, chère Eucharis, que ma bouche décide

Quel doit être le sort du Prince de Calcide.

ACHILLE.

Un vain projet doit-il vous causer quelque ennui ?

Cent fois vous m’avez peint votre haine pour lui.

Faites, aux yeux d’un père, éclater cette haine,

Et des bords de Scyros bannissez Théagène.

DÉÏDAMIE.

Lycomède l’estime ; il lui promet ma foi ;

Et je crains d’offenser et mon père et mon Roi.

ACHILLE.

S’il obtient votre main, Eucharis est perdue.

DÉÏDAMIE.

Ce discours me surprend. T’ai-je bien entendue ?

Hé ! comment cet hymen peut-il te perdre ?

ACHILLE.

Hélas !

Ma Princesse, j’y vois l’arrêt de mon trépas.

Je fais trop à quel point Théagène m’abhorre.

Instruit des sentiments dont votre cœur m’honore

Il pense que c’est moi qui, jusques aujourd’hui,

Vous inspire l’horreur que vous avez pour lui.

Ce soupçon est fondé ; je n’en suis point la cause ;

Votre goût à ses vœux de lui-même s’oppose :

Mais, ma raison s’armant pour vous justifier,

Je me suis appliquée à la fortifier.

S’il devient votre époux, Madame, est-il étrange

Que sur moi son dépit et son pouvoir se venge ?

Qu’il me ferme, après vous, l’entrée en son palais,

Et que de vos regards il m’exile à jamais ?

Ah ! j’ose le jurer, si vous m’étiez ravie

Ce malheur suffirait pour m’arracher la vie.

DÉÏDAMIE.

Je ne sais quels effets il produirait en moi ;

Mais je mourrais plutôt que de vivre sans toi.

NÉARQUE.

Madame, quand je vois une amitié si tendre,

Que j’ai, pour Eucharis, de grâces à vous rendre !

Et qu’il me serait doux de servir à parer

Les maux qu’à toutes deux elle peut attirer !

Me préserve le ciel, que ma voix téméraire

Affaiblisse à vos yeux l’autorité d’un père,

Et ces devoirs sacrés, qu’en des cœurs vertueux,

Grave à jamais le sang qu’il a transmis en eux.

La dignité d’un Roi, qui du peuple est l’arbitre,

Augmente encor ses droits, son pouvoir et son titre :

Mais Lycomède, exempt et d’abus et d’erreurs,

Du despotisme en tout déteste les fureurs ;

Dans ses heureux Sujets il croit voir sa famille,

Et leur père n’est point le tyran de sa fille.

Il vous aime, au contraire ; et s’il veut vous unir

À l’amant qu’Eucharis vous invite à bannir,

Sa tendresse, ignorant à quel point il vous gêne,

Voit pour vous comme un bien la main de Théagène.

Osez enfin, Madame, osez lui déclarer

La haine que ce Prince a su vous inspirer ;

Et faites lui sentir combien cet hyménée

Peut jusques au tombeau vous rendre infortunée.

D’un enfant adoré les larmes rarement

Sous les yeux paternels coulent impunément.

En vain à la nature on voudrait faire outrage.

Hé ! quel monstre pourrait, détruisant son ouvrage,

Étouffer dans l’objet qui par lui voit le jour,

Le plus parfait bonheur, et le plus tendre amour ?

ACHILLE.

Oui, Princesse, instruisez et touchez votre père.

C’est lui seul que je crains ; mais en lui seul j’espère,

Pour peu que votre cœur se fasse entendre au sien.

DÉÏDAMIE.

Pour les concilier, je n’épargnerai rien.

Si le nœud, que m’apprête un astre peu propice,

Avec toi ne peut être à mes yeux qu’un supplice,

Juge chère Eucharis, ce qu’il serait pour moi,

Si, plus fatal encor, il m’arrachait à toi.

Ah ! pourquoi, lorsqu’encor nul amour ne m’enflamme,

Veut-on à l’hyménée assujettir mon âme ;

Et de sa liberté forcer un cœur jaloux

D’abjurer un penchant et plus pur et plus doux ?

Après avoir goûté, tranquille et satisfaite,

L’innocente douceur d’une amitié parfaite,

Quel charme me ferait éprouver à son tour

Le devoir sans plaisir, et l’hymen sans amour ?

ACHILLE.

Si ce funeste coup nous frappait l’un et l’autre,

Mon destin seul ferait plus affreux que le vôtre.

Pour nous en garantir, redoublez vos efforts,

Princesse, et je ferai mouvoir d’autres ressorts.

Quelques maux que sur nous un fort cruel assemble,

Madame, nous vivrons, ou nous mourrons ensemble.

Dans le fond de mon cœur cet oracle est écrit ;

Et je vais y donner les soins qu’il me prescrit.

 

 

Scène III

 

DÉÏDAMIE, DORIS

 

DÉÏDAMIE.

À mes regards, Doris, en vain son zèle éclate ;

Je ne sens point l’espoir dont l’amitié la flatte.

Quel serait le ressort et l’effet de ses soins ?

DORIS.

Je ne le conçois pas ; mais je puis encor moins

Pour elle concevoir votre penchant extrême.

Il m’étonne, Madame.

DÉÏDAMIE.

Il m’étonne moi-même.

Quelque excès où pour moi le sien soit parvenu,

J’en puis attribuer le principe inconnu

À son zèle, ou plutôt à la reconnaissance

Que lui prescrit mon cœur rangé sous sa puissance.

Mais d’où lui vient sur moi cet étrange pouvoir,

Que mon esprit adopte, et ne peut concevoir ?

Quelle est cette amitié tyrannique et touchante,

Dont l’ardeur, malgré moi, me dévore et m’en chante ?

Je ne vois nul objet pour qui mes sentiments

Se puissent comparer à ces transports charmants.

Je t’aime ; et je n’ai rien, Doris, dont ma tendresse,

Pour faire ton bonheur, ne te rendit maîtresse.

Mais, avec tous ces biens, oui, ma chère Doris,

Je donnerais encor mes jours pour Eucharis.

Vœux, plaisirs, douce joie, ou tristesse cruelle,

Tout vers elle m’entraîne, et se confond en elle.

Dieux ! qu’est-ce que l’amour, si, jusqu’à cet excès,

L’amitié dans les cœurs peut porter ses accès ?

DORIS.

Je ne puis le nier, votre état me désole,

Madame. Mais que sert une amitié frivole ?

C’est l’Amour, ou du moins, c’est l’Hymen et ses nœuds,

Qui doivent décider votre sort et vos vœux.

Pouvez-vous à jamais éluder cette chaîne ?

Quand vous éviteriez la main de Théagène,

Pensez-vous que le Roi vous laisse sans époux ?

DÉÏDAMIE.

Je n’en accepte aucun, s’ils lui ressemblent tous.

DORIS.

Ainsi que l’amitié, la haine en vous m’étonne.

D’où naît donc le dégoût que ce Prince vous donne ?

S’il possède l’estime et la faveur du Roi,

Il n’est point sans vertus, Madame.

DÉÏDAMIE.

Je le crois.

Mais quand, de mon aveu, j’ignore pourquoi j’aime,

Sais-je pourquoi je hais ? Je l’ignore moi-même.

Et comme au plus haut point je porte l’amitié,

Ma haine, jusques-là, monte aussi sans pitié.

Ainsi sur Eucharis juge de Théagène,

Et prends mon amitié pour règle de ma haine.

Non, ce Prince jamais ne sera mon époux.

DORIS.

Vous pourrez l’en instruire ; il entre, et vient à vous.

 

 

Scène IV

 

THÉAGÈNE, DÉÏDAMIE, PHÉNIX, DORIS

 

THÉAGÈNE.

Madame, avant qu’au gré des vœux qu’il justifie,

Le Roi scelle avec vous le bonheur de ma vie,

Tremblant dans un espoir qui peut vous révolter,

J’ai cru sur mon amour vous devoir consulter.

En effet, quel que soit le désir qui me presse,

D’obtenir à tout prix l’objet de ma tendresse ;

Et quelque droit que donne à mon cœur enflammé

Le choix de Lycomède, en tous lieux confirmé,

Je ne me prévaux point des volontés d’un père ;

Et c’est à vous, surtout, que je brûle de plaire.

Si tous mes soins n’ont pu vous réduire à m’aimer,

Ils vous auront, du moins, contrainte à m’estimer ;

Et je ne pense pas, en portant votre chaîne,

Avoir rien fait qui dût m’attirer votre haine.

Depuis le triste jour, qu’à mon feu déclaré

Vous fîtes un accueil qui m’a désespéré,

J’ai, sous un front discret et dans un dur silence,

De ce feu, devant vous, caché la violence :

Je me flattais qu’enfin mon respect et le temps

Banniraient ces erreurs de l’esprit et des sens,

Qu’au cœur aveuglément l’antipathie inspire,

Qu’un rien peut enfanter, et qu’un rien peut détruire.

Me serais-je abusé, Madame ; et vos mépris,

Du plus parfait amour sont-ils l’injuste prix ?

Ce qui de tous les biens était pour moi la source,

Va-t-il de tous les maux m’accabler sans ressource ?

Et l’amant le plus tendre et le plus généreux,

Est-il le plus à plaindre et le plus malheureux ?

DÉÏDAMIE.

Je l’avouerai, Seigneur ; oui, votre âme s’abuse

Sur un bonheur qu’en moi le Destin lui refuse.

Croyez que je vous plains, et qu’il me serait doux

De pouvoir rendre heureux un Prince tel que vous.

En proie aux mouvements que malgré moi j’éprouve,

Je connais mon devoir, et mon cœur le réprouve.

J’estime vos vertus sans partager vos feux,

Et ne puis vous donner que des pleurs et des vœux.

Du moins de mes rigueurs ce qui vous dédommage,

C’est que d’aucun amant je ne reçois l’hommage ;

Que mon indifférence éclate au plus grand jour.

Ah ! sans doute, mon cœur n’est point fait pour l’amour.

Dans cette liberté, pour vous-même touchante,

Ne troublez pas, Seigneur, une paix qui l’enchante ;

Et ne m’enviez point, en m’arrachant ma foi,

Le charme de sentir et de vivre pour moi.

Assez d’autres sauront, à votre ardeur sensibles

Vous rendant des transports à moi seule impossibles,

Venger la faible perte et tous les vains regrets

D’un faux bien qui, pour vous, doit n’avoir point d’attraits.

N’attribuez qu’au Sort, seul tyran de mon âme,

L’insensibilité que moi-même je blâme ;

Et comptez que mon cœur, fait pour vous estimer

Prince, vous aimerait, s’il pouvait vous aimer.

THÉAGÈNE.

Et c’est pour tout amant, cette commune haine

Qui me couvre de honte, et redouble ma peine !

Si d’un autre que moi vous écoutiez les vœux,

Je m’affligerais moins du malheur de mes feux :

Il serait naturel que l’amour dans votre âme,

Peut-être, malgré vous, s’opposât à ma flamme ;

Et je pourrais penser, que, sans ce même amour

Le mien, de votre cœur, obtiendrait du retour.

Mais pour tous les objets voir votre indifférence,

Madame, et vous aimer sans la moindre espérance,

C’est, hélas ! pour ma gloire et pour mes sentiments,

Le comble de l’opprobre et des plus durs tourments.

Quoi ! grands Dieux ! je ne puis, dans mon ardeur extrême,

Triompher d’un cœur libre, et maître de lui-même !

Et l’on dérobe encore à mon juste courroux

La funeste douceur d’être à bon droit jaloux !

Des rigueurs de l’amour, exemple mémorable !

Quel amant eut jamais un sort plus déplorable ?

Et quel ressentiment, à ma perte attaché,

Peut endurcir un cœur qui n’en est point touché ?

Mais, si de la pitié vous repoussez l’atteinte,

Dans tous les cœurs, Madame, elle n’est pas éteinte.

Votre père s’y livre ; et puisque ses bontés

Peuvent seules, pour moi, vaincre vos cruautés,

Vous allez me forcer, pour finir mon supplice,

D’employer de ses lois l’empire et la justice,

procurer enfin à mes vœux les plus doux

Un bien que je voudrais ne tenir que de vous.

DÉÏDAMIE.

Je ne puis le nier ; votre dessein m’étonne :

À quel égarement votre cœur s’abandonne !

Vous me disiez Seigneur, qu’il était généreux ;

Est-il délicat même en ce projet affreux ?

Vous voulez avec vous m’unir malgré moi-même !

Mon père a sur mon sort un empire suprême ;

Dût-il en abuser, Prince, j’y souscrirai :

S’il l’ordonne, en un mot, je vous épouserai.

Mais, en m’y contraignant, mettez-vous votre gloire

À remporter sur moi cette indigne victoire ?

Quoi ! méprisant mes vœux, et bravant ma douleur,

Votre amour ne sert-il qu’à faire mon malheur ?

Et dans cette union forcée et douloureuse,

Pourrez-vous être heureux, si j’y suis malheureuse ?

Oui, je le serai, Prince, et vous le deviendrez,

En accablant de maux ce que vous adorez.

Hé ! quel tourment de voir souffrir ce que l’on aime !

De le faire gémir, de l’affliger soi-même !

Si la peur de mon sort ne peut point vous troubler,

Que le vôtre vous frappe, et vous fasse trembler.

Dans ma haine, du moins, j’aurais une ressource,

Tandis que de vos maux l’amour serait la source.

Adieu. Voyez l’abyme où vous vous exposez,

Et venez accepter ma main, si vous l’osez.

 

 

Scène V

 

THÉAGÈNE, PHÉNIX

 

THÉAGÈNE.

Oui, je l’accepterai. Dans sa haine bizarre,

La cruelle m’apprend à devenir barbare.

Qu’en penses-tu, Phénix ; dois-je la ménager ?

PHÉNIX.

Non, non, épousez-la, Seigneur, pour vous venger.

Ses mépris n’ont-ils point lassé votre constance ?

N’êtes-vous pas l’auteur de tant de résistance ?

Hé ! quel autre que vous est digne de sa foi ?

THÉAGÈNE.

Je goûte tes conseils. Je vais parler au Roi...

Mais que cherche Eucharis, et qu’a-t-elle à me dire ?

 

 

Scène VI

 

ACHILLE, THÉAGÈNE, PHÉNIX

 

ACHILLE.

Ma présence, Seigneur, paraît vous interdire ;

Hé ! que ferait-ce donc, si vous me connaissiez ?

THÉAGÈNE.

Vous êtes dans l’erreur, pour peu que vous pensiez

Que de vos sentiments je n’ai pas connaissance.

Je sais trop, Eucharis, avec quelle licence

Vous osez, abusant de sa vaine faveur,

Près de Déïdamie outrager mon ardeur.

ACHILLE.

Vous en êtes instruit ? Je venais vous l’apprendre.

THÉAGÈNE.

L’aveu de votre crime a droit de me surprendre,

Et vous vous en vantez ! Quel front !

ACHILLE.

Ce n’est pas tout ;

Et je prétends pousser ce crime jusqu’au bout.

THÉAGÈNE.

Du Roi, dans un instant, j’obtiens Déïdamie.

ACHILLE.

S’il veut vous la donner, c’est fait de votre vie.

THÉAGÈNE.

De ma vie ? Eh ! qui donc pourra m’en priver ?

ACHILLE.

Moi.

THÉAGÈNE.

Vous ? Je vais demander Déïdamie au Roi.

ACHILLE.

C’est où je vous attends. Comptez sur ma parole.

THÉAGÈNE.

J’y cours.

ACHILLE.

Partez.

 

 

Scène VII

 

ACHILLE

 

Il croit ma menace frivole ;

Il ignore mes droits, et tout ce que je puis :

Mais je lui vais bientôt apprendre qui je suis.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LYCOMÈDE, DÉÏDAMIE, DORIS

 

LYCOMÈDE.

Ma fille, devant moi vous paraissez contrainte :

D’où naît votre tristesse, ou plutôt votre crainte ?

Quoi ! ne connaissez-vous mon amour qu’à demi ?

Suis-je pas votre père, et même votre ami ?

Éclaircissez ce front dont le trouble me gêne.

DÉÏDAMIE.

Seigneur, je vous respecte, et je crains Théagène.

Sans doute, vous m’allez entretenir de lui ;

Et voilà d’où provient ma crainte et mon ennui.

LYCOMÈDE.

Les mêmes sentiments m’agitent et me pressent ;

Mais, je dois l’avouer, c’est des vôtres qu’ils naissent.

Je gémis quand je vois qu’ils combattent les miens,

Et placent tous les maux où je mets tous les biens.

Mes jours vont expirer sous le ciseau funeste ;

Vous êtes de mon sang et le terme et le reste :

Et c’est dans l’hymen seul, c’est au sein d’un époux

Que mon sang et mes jours peuvent renaître en vous.

Mais je suis plus que père ; oui, je suis Roi, ma fille ;

Mes Sujets, avec vous, composent ma famille.

Faudra-t-il que le coup qui m’entraîne au tombeau,

De la Discorde, entre eux, allume le flambeau ?

Qu’un conquérant détruise une union si chère ?

Si ma fille et mon peuple en moi perdent un père,

Il faut pour remplacer ce qu’ils trouvaient en moi,

À ma fille un époux, et pour mon peuple un Roi.

Le ciel offre à mes vœux le Prince de Calcide,

Son amour est, pour vous, aussi vif que solide ;

Et ses États, un jour unis à mes États,

L’élèveront au rang des plus grands Potentats.

Par-là je vois déjà, tandis que je respire,

La paix et le bonheur fixés dans mon Empire ;

Et parmi ces objets descendre aux sombres lieux,

Non, ce n’est point mourir, c’est monter dans les cieux.

DÉÏDAMIE.

Avec transport, Seigneur, j’admire cette gloire,

Et d’un père et d’un Roi l’éternelle mémoire ;

Et pour vous l’assurer j’ose attester les Dieux,

Qu’avec joie, à l’instant, je mourrais à vos yeux.

Mais qu’est-ce que la mort, en un moment subie,

Au prix des longs tourments de la plus triste vie ?

Dois-je, tant que le ciel en permettra le cours,

Tous les jours fondre en pleurs, et mourir tous les jours ?

En effet, à toute heure, en un lien funeste,

C’est mourir que de vivre avec ce qu’on déteste ;

Et se voir sous ses lois, c’est, au milieu des fers,

Sur la terre éprouver tous les maux des enfers.

LYCOMÈDE.

Ciel ! de quelles couleurs, ô fille infortunée,

Oses-tu sous mes yeux peindre cet hyménée !

Je ne puis t’exprimer dans quel étonnement

Me font tomber ta haine et ton aveuglement.

Hé ! qui peut te jeter dans cet écart terrible ?

Théagène à ta vue est-il un monstre horrible ?

Il est jeune, charmant, et rempli de vertus.

Est-il quelques honneurs que ce Prince n’ait eus ?

Vingt fois dans les combats entraîné par la gloire,

Il semble être partout conduit par la Victoire.

Craint de ses ennemis, chéri de ses Sujets,

Il ne voit point de lieux, il ne voit point d’objets,

Qui, tous à sa valeur par l’honneur échauffée,

N’annoncent un triomphe, ou n’offrent un trophée ;

Et ce Héros n’attend que les plus doux liens,

Pour aller de son bras accabler les Troyens,

Et faire rejaillir sur ma froide vieillesse

La splendeur que le ciel réserve à sa jeunesse.

Enfin, sur lui, sur moi, ma fille ouvre les yeux :

Ces honneurs que m’envient et mon âge et les Dieux,

Et la gloire d’aller mettre Ilion en cendre,

Que ta main, en mon nom, les accorde à mon gendre ;

Et que par toi les Grecs, de ma grandeur jaloux,

Trouvent dignes de moi mon fils et ton époux.

DÉÏDAMIE.

Ah ! Seigneur ! votre gloire, en tous lieux répandue,

Plus loin qu’elle ne l’est, peut-elle être étendue ?

L’univers, où la guerre eût pu porter vos lois,

Comme de vos vertus, est plein de vos exploits.

De la terre et des mers les peuples vous honorent,

La Grèce vous chérit, vos Sujets vous adorent.

Par vous ils sont heureux. Il ne vous manque rien,

Ayant fait leur bonheur, que de faire le mien :

Faut-il que, plus qu’eux jointe à votre destinée,

Votre fille, Seigneur, soit seule infortunée ?

Votre sang a-t-il moins de droit sur votre cœur,

Que le Sort qui vous fit leur maître ou leur vainqueur ?

Quels coups pourraient jamais entraîner la rupture

Des liens qu’entre nous a tissu la Nature ?

Le ciel, qui peut ravir votre peuple à vos lois,

Ne peut nous arracher et nos noms et nos droits.

Ah ! sur ces noms sacrés, sur ces droits vénérables

Seigneur, daignez jeter des regards favorables :

Surtout, daignez ouvrir votre cœur à leurs cris ;

Du mien, à vos genoux, j’ose attendre le prix.

Épargnez votre fille ; et si je vous suis chère,

Montrez par vos bienfaits que vous êtes mon père.

LYCOMÈDE.

Ma fille, lève-toi. Je frémis et je meurs,

Si je vois plus longtemps tes yeux baignés de pleurs ;

Mais je ne meurs pas moins, si ton âme inflexible

À mes vœux les plus doux ne se montre sensible.

Je ne t’impose point un destin malheureux ;

Fais sur tes préjugés un effort généreux.

Le temps t’adoucira l’aspect de Théagène ;

Comme il détruit l’amour, il détruira ta haine.

Tout change sur la terre ; et peut-être qu’un jour

La haine, dans ton cœur, fera place à l’amour.

Qui, d’une extrémité souvent on passe à l’autre :

Tel est le monde. Alors quel bonheur que le vôtre ;

Puisque du bien présent, aux yeux qu’il a surpris,

Le mal passé ne sert qu’à relever le prix.

Théagène enchanté, pour payer ta tendresse,

Fera couler tes jours dans la plus douce ivresse :

Tu le rendras heureux ; et tu ne verras rien

D’égal à son amour, augmenté par le tien.

Votre félicité, par les Dieux protégée,

Sera par vos Sujets sentie et partagée :

Et dans leurs cœurs, de joie et d’amour combattus,

Ira faire bénir vos noms et vos vertus.

Tu seras à la fois et leur Reine et leur mère :

Donne, par ton hymen, cet espoir à ton père.

Mets le comble à sa gloire, et qu’il expire heureux

D’avoir tout fait pour lui, pour sa fille et pour eux.

DÉÏDAMIE.

Ah ! mon père !

LYCOMÈDE.

Ma fille ! Allons, il faut te rendre.

DÉÏDAMIE.

Dieux !

LYCOMÈDE.

Remplis les désirs du père le plus tendre.

DÉÏDAMIE.

Vous l’ordonnez ?

LYCOMÈDE.

Mon cœur se borne à t’en prier.

DÉÏDAMIE.

Hélas !

LYCOMÈDE.

Parle.

DÉÏDAMIE.

J’ai peine à me sacrifier.

Mais vous le souhaitez, et ma perte est conclue.

Hé bien ! Seigneur à tout me voilà résolue.

Mon cœur à cet hymen ne peut que s’opposer.

Mais de ma main, du moins, vous pouvez disposer.

LYCOMÈDE.

Tu me combles de joie ; et je la sens s’accroître

De l’espoir que la tienne un jour en pourra naître.

Ton hymen m’en assure ; et pour le célébrer,

Ma fille, de ce pas je vais tout préparer.

 

 

Scène II

 

DÉIDAMIE, DORIS

 

DORIS.

Quel revers favorable ! et que dans tout l’Empire

Il va faire goûter le plaisir qu’il m’inspire !

Madame, dans ce jour nos vœux font accomplis.

DÉÏDAMIE.

Et mes destins affreux dans ce jour sont remplis.

Aveugle, je croyais n’avoir pas lieu de craindre,

Qu’à ce dur sacrifice on eût pu me contraindre.

Mais j’éprouve, Doris, combien ont de pouvoir

Sur un cœur vertueux, un père et le devoir.

C’en est donc fait, hélas ! et, pour toute ma vie,

À tout ce que je hais je me trouve asservie !

Théagène, à jamais, est maître de mon sort !

 

 

Scène III

 

ACHILLE, DÉÏDAMIE, DORIS

 

ACHILLE.

Il ne le fera point, s’il ne l’est par ma mort.

Mais qu’ai-je appris, Madame ? et quel charme funeste

Vous fait subir un joug, que votre âme déteste ?

Vous consentez à prendre un odieux époux !

M’auriez-vous abusée, hélas ! l’aimeriez-vous ?

Me flattiez-vous en vain du bonheur de vous plaire ?

DÉÏDAMIE.

Dans quel temps, quel reproche, ô ciel ! viens-tu me faire ?

Moi, ne le pas haïr ! moi, ne te point aimer !

Je l’abhorre, et toi seule as droit de me charmer.

ACHILLE.

Pourquoi donc accepter ce fatal hyménée ?

DÉÏDAMIE.

Hé ! se peut-il, grands Dieux ! que d’une infortunée

Le faible cœur, troublé de douleur et d’effroi,

Résiste aux volontés et d’un père et d’un Roi ?

ACHILLE.

Roi, père, amant, et vous, dont l’erreur me désole,

Votre ouvrage est fragile, et votre espoir frivole.

Le ciel, qui me soutient, mon cœur qui les dément,

Seront plus fort qu’un Roi, qu’un père et qu’un amant.

Arbitre, enfin, plus qu’eux, de votre destinée,

Seule avec vous, je puis rompre cet hyménée.

Non, le Prince jamais ne fera votre époux.

DÉÏDAMIE.

Hé ! que peux-tu, toi, fille, et seule contre tous !

ACHILLE.

N’êtes-vous pas pour moi, Madame, et pour vous-même ?

DÉÏDAMIE.

Mon père a ma parole.

ACHILLE.

Il n’importe ; il vous aime.

Reprenez-la. Son cœur saura vous excuser.

DÉÏDAMIE.

Peut-on reprendre un bien, qu’on n’a pu refuser ?

ACHILLE.

Si vous me connaissiez, vous auriez ce courage.

Leur espoir périrait, ainsi que votre ouvrage ;

Et nous serions bientôt au comble de nos vœux.

DÉÏDAMIE.

Ma chère, explique-toi.

ACHILLE.

Je ne puis.

DÉÏDAMIE.

Je le veux ;

Dis, parle, hâte-toi d’éclaircir ce mystère.

ACHILLE.

Pour vous, comme pour moi, tout me force à le taire.

DÉÏDAMIE.

Je ne te connais point. Mais dans mon cœur discret

Tu peux, sans rien risquer, déposer ton secret.

Pourrais-je te trahir ? Tu m’aimes ; je t’adore.

ACHILLE.

Il y va de mes jours.

DÉÏDAMIE.

Cette raison encore

À mon amour pour toi le rend plus précieux ;

Crains-tu Doris ? Je vais l’éloigner de nos yeux.

À Doris.

Ma chère, laisse-nous.

ACHILLE.

Non ; il faut qu’elle reste.

Demeure... Juste ciel ! quel embarras funeste !

Mais je veux en sortir, je veux vous en tirer,

Dussiez-vous, l’une ou l’autre, à la mort me livrer.

Je vais sur nos destins, peut-être inévitables,

Vous dévoiler des Dieux les décrets redoutables.

Non, je l’atteste encor ; malgré le choix du Roi,

Théagène jamais n’obtiendra votre foi.

Il n’est point fait pour vous, adorable Princesse,

Et le ciel vous réserve au fils d’une Déesse.

Achille, détruisant les nœuds dont vous tremblez,

Doit vous unir aux Dieux, à qui vous ressemblez.

Il est vrai, le Destin, en annonçant sa gloire,

Marque sa mort à Troie, au sein de la victoire,

Et pour tromper le Sort, la craintive Thétis,

Dans l’exil et dans l’ombre, a relégué son fils.

Mais de l’obscurité, qui l’irrite et le gêne,

L’amour qu’il a pour vous rompra bientôt la chaîne ;

Et votre amour pour lui ne vous permettra pas

Une indiscrétion, qui le mène au trépas.

Voilà, si vous l’aimez, l’espoir dont il se flatte.

DÉÏDAMIE.

Ciel ! à mes yeux surpris quelle lumière éclate !

Que parles-tu d’Achille, et d’hymen et d’amour ?

Achille !...Se peut-il ?... Ô Dieux ! quel heureux jour !

Si mes sens...

ACHILLE.

Désormais la feinte est inutile.

Princesse, à vos genoux reconnaissez Achille.

DORIS.

Ô ciel !

DÉÏDAMIE.

Ainsi pour vous, en secret prévenu,

Mon cœur, Prince, mon cœur vous avait reconnu.

Mais, Seigneur, levez-vous ; on pourrait vous surprendre.

Vous, Achille ! Ah ! grands Dieux ! que venons-nous d’apprendre ?

Et comment vous cacher la honte que je sens

De mes feux indiscrets, et pourtant innocents ?

Hélas ! que dans les cœurs, qu’en jouant il assiège,

L’amour met quelquefois la vertu près du piège !

Ma tendresse pour vous ne peut s’évanouir.

Mais vous m’avez trompée, et je dois vous haïr.

ACHILLE.

Ah ! ne reprochez point au malheureux Achille

Des feux, dont Eucharis fut l’unique mobile.

Aurait-il pu, Princesse, en tirer vanité,

Pour le masque imposteur d’un dehors emprunté ?

Combien de ses transports la clairvoyante ivresse

N’a-t-elle pas payé votre aveugle tendresse ?

L’amitié vous sauvait des peines des amants,

Et son cœur de l’amour souffrait tous les tourments ;

Votre âme, à son penchant, s’abandonnait sans crainte :

Mais il ne se livrait au sien qu’avec contrainte ;

Et jamais le respect, qui le faisait agir,

Ne lui permettait rien, dont vous pussiez rougir.

Il vous plaignait, Madame ; il était seul à plaindre.

DÉÏDAMIE.

Je ne le sens que trop ; il n’est plus temps de feindre.

Eucharis est Achille, et tout change aujourd’hui

Mon amitié pour elle en mon amour pour lui.

Mais de grâce, Seigneur ; et toi, je t’en conjure

Doris ; que, par nous trois, la nuit la plus obscure,

Aux yeux de Lycomède, et de toute la Cour,

Dérobe des secrets interdits au grand jour.

Tout au silence, Prince, et nous force et nous lie,

Notre félicité, mon honneur, votre vie :

Un mot, un geste, un rien, les détruit et nous perd,

Et peu de temps suffit pour les mettre à couvert.

Il reste à m’en servir, ainsi que je vais faire,

Et contre Théagène, et même contre un père

Si vous me secondez, le succès est certain.

ACHILLE.

Ah ! Princesse, à vos lois je remets mon destin.

Me préserve le ciel d’oser rien entreprendre

Qui traverse les soins que vous en daignez prendre ;

Et l’ardeur, dont par vous je me vois honoré

Et l’ardeur, dont pour vous je me sens dévoré,

Et le cours d’une vie à jamais fortunée,

Qu’annoncent à tous deux l’Amour et l’Hyménée.

Comptez qu’Achille seul pour vous et pour Doris,

Aux yeux de tout Scyros je ne suis qu’Eucharis.

De Néarque pourtant l’admirable prudence

Le rend digne d’entrer dans cette confidence.-

Son zèle croîtra même avec nos intérêts ;

Et je vais dans son sein verser tous nos secrets.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DÉÏDAMIE, DORIS

 

DÉÏDAMIE.

Enfin sur un penchant, dont j’ignorais l’empire,

Je vois clair dans mon cœur, Doris, et je respire.

Ce coup relevé mon courage abattu.

Asservie au devoir, soumise à la vertu ;

Ma raison, dont en vain j’implorais la puissance

Condamnait mes refus et mon obéissance.

Je flottais dans l’erreur, et de tous mes efforts,

Je n’avais recueilli que regrets et remords.

Mais Achille répand, en démêlant ma flamme,

Le jour dans mon esprit, et la paix dans mon âme ;

Et le doute est banni, par ces événements,

Et de mes actions, et de mes sentiments.

Je sais ce que je sens, et ce que je dois faire...

Théagène paraît ; Doris, songe à te taire.

 

 

Scène V

 

THÉAGÈNE, DÉÏDAMIE, PHÉNIX, DORIS

 

THÉAGÈNE.

Le croirai-je, Madame, et ne viens-je en ces lieux

Que pour offrir ma joie et ma gloire à vos yeux ?

N’aurai-je à votre cœur que des grâces à rendre ?

DÉÏDAMIE.

Contre un père, il est vrai, je n’ai pu me défendre.

THÉAGÈNE.

Ah ! quel bonheur, Princesse ! Et que dans mes transports !...

DÉÏDAMIE.

Seigneur, écoutez-moi. J’ai fait de vains efforts,

Pour contenter, enfin, et mon père et vous-même.

Le devoir m’accablait de son pouvoir suprême :

J’ai cédé malgré moi. Mais rendue à mes vœux

De ce joug trop cruel j’ai réprouvé les nœuds.

En effet, ma raison, de mon bonheur jalouse,

Prince, ne permet point que je sois votre épouse ;

Et, dans le même temps, me peint votre malheur

Dans le don d’une main que ne suit point le cœur,

Mais je crois trop prudent un cœur tel que le vôtre,

Pour nous rendre, à la fois, malheureux l’un et l’autre.

Renoncez donc, Seigneur, au dessein hasardeux

De former des liens, funestes à tous deux ;

Et daignez désormais porter la complaisance

Jusqu’au soin généreux d’éviter ma présence.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

THÉAGÈNE, PHÉNIX

 

THÉAGÈNE.

Ciel ! du comble enchanteur de la félicité,

Dans quel gouffre de maux je suis précipité !

Malheureux ! je lui viens ouvrir mon cœur en proie

Aux transports les plus vifs et d’amour et de joie.

Je m’attends, qu’appuyant un aveu solennel,

Sa main va m’assurer un bonheur éternel.

Et c’est pour m’accabler d’un éternel supplice,

Qu’armant l’ingratitude, épuisant l’injustice,

La perfide soudain révoque ses bienfaits,

Et de ses yeux cruels me bannit à jamais.

Ah ! comment, sans mourir, sortir de cet abyme ?

PHÉNIX.

Il en est un moyen, Seigneur, plus légitime.

N’avez-vous pas du Roi la promesse et l’appui ?

N’a-t-elle pas donné sa parole après lui ?

Faites valoir vos droits. Qu’à l’autel entraînée,

L’ingrate à votre sort joigne sa destinée.

Vous-même voulez-vous pour elle vous trahir ?

Son sexe près du trône est fait pour obéir.

Son père est Roi, son père est maintenant son maître.

Devenu son époux, vous apprendrez à l’être.

Elle verra sa haine expirer quelque jour,

Et, peut-être, saura vous aimer à son tour.

Le devoir seul subjugue une âme vertueuse.

THÉAGÈNE.

Principe dangereux ! Maxime monstrueuse !

Sans doute, le devoir m’attirerait ses soins.

Mais son cœur gémissant en souffrirait-il moins ?

Quoi ! verrais-je, au travers de ses feintes tendresses,

Sa douleur m’envier ses trompeuses caresses ?

Et pourrais-je goûter quelques contentements,

Si je n’en jouissais qu’au prix de ses tourments.

Non, qu’au lieu d’éprouver un plaisir si barbare,

L’un de l’autre à jamais le Destin nous sépare.

Il me serait plus doux de descendre au tombeau,

Que d’être son tyran, ou plutôt son bourreau...

Ah ! fuyons ; étouffons, loin de Déïdamie,

Dans le sang des Troyens une flamme ennemie.

Oui, partons ; sauvons-nous de ces bords dangereux,

Où je fus le jouet d’un amour malheureux ;

Et pour aller à Troie y chercher du remède,

Courons prendre à l’instant congé de Lycomède.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DÉÏDAMIE, DORIS

 

DÉÏDAMIE.

Fais-tu venir Néarque ?

DORIS.

Il venait de sortir,

Madame. De votre ordre on le doit avertir.

DÉÏDAMIE.

Achille à son courroux se livre-t-il encore ?

DORIS.

Dans son appartement, Madame, il le dévore.

Il croit que Théagène allait aux pieds du Roi,

Après votre parole, exiger votre foi ;

Et ce Prince, au contraire, en partant les délie.

De-là ce feu jaloux, où votre amant s’oublie.

Puisse-t-il en son cœur se tenir renfermé !

DÉÏDAMIE.

Néarque va le voir, et l’orage est calmé,

Doris. Sur son esprit Néarque a plus d’empire,

Que n’en a sur son cœur la flamme qu’il m’inspire.

Achille me dédaigne, et fuit mon entretien.

DORIS.

Hé ! que peut l’amitié, quand l’amour ne peut rien ?

Cessez de vous flatter, et d’un péril extrême

Sauvez Achille,, vous, et Néarque, et moi-même.

Notre état chaque instant me fait frémir d’effroi.

Dieux ! que penserait-on ? et que dirait le Roi,

S’il pénétrait qu’Achille, au sein de sa famille,

Est caché sous le nom et l’habit d’une fille ?

Prévenons ce malheur, qui va nous accabler.

Avant qu’on le découvre, osons le déceler.

S’il faut qu’à la vertu l’amour se sacrifie,

C’est en se trahissant que l’on se justifie.

DÉÏDAMIE.

Ah ! ne dois-tu pas voir, ainsi que je le vois,

Que s’il est découvert, il est perdu pour moi ?

Bientôt les Grecs, flattés des prodiges de gloire,

Que dans les champs Troyens lui promet la Victoire,

Inonderaient Scyros, et viendraient l’arracher

De l’asile où Thétis prit soin de le cacher.

Quels seraient les tourments d’une mère affligée !

Et dans quel désespoir je me verrais plongée !

Ma Doris, si tu plains ta Maîtresse et Thétis,

Attends, pour éclater, que les Grecs soient partis.

Alors, de mon amour, qu’à présent je dois taire

Mon père par ma bouche apprendra le mystère.

Pourrais-je redouter et mon père et mon Roi,

Lorsque j’ai pour appui mon innocence et toi ?

Tu sais comme à ma suite Eucharis fut reçue.

Quelle autre, comme moi, n’eût pas été déçue ?

Et quel cœur soupçonneux se serait défié

D’un amour revêtu du nom de l’amitié ?

Depuis qu’au sein d’Achille un feu, que j’ai fait naître,

Devant toi l’a contraint à se faire connaître,

J’ai voulu que, témoin de tous nos entretiens,

Tout, jusqu’à nos regards, fut éclairé des tiens ;

Et que, pour soutenir le rang où je suis née,

Ma vertu ne fût pas seulement soupçonnée.

DORIS.

J’entends du bruit. Lui-même il porte ici ses pas.

 

 

Scène II

 

ACHILLE, DÉÏDAMIE, DORIS

 

DÉÏDAMIE.

Hé quoi ! votre courroux ne se dissipe pas ?

ACHILLE.

Quoi ! j’apprends que toujours, méditant ma ruine,

À Théagène encore un père vous destine !

Et vous voulez qu’Achille, en vain saisi d’horreur,

Dans un lâche silence éteigne sa fureur !

DÉÏDAMIE.

Hé ! que prétend enfin votre aveugle colère ?

Voulez-vous révéler notre amour à mon père ?

Est-ce contre un rival qu’éclate ce transport ?

Peut-être il est parti.

ACHILLE.

S’il paraît, il est mort.

DÉÏDAMIE.

Il ne paraîtra point ; dissipez vos alarmes.

Mon père accordera cette grâce à mes larmes,

Et mon cœur même encor n’y borne point ses vœux.

Il faudra qu’il renonce à ces funestes nœuds.

C’est vous qui, le premier, fîtes naître ma flamme ;

C’est vous qui, le dernier, régnerez sur mon âme.

Seul vous aurez ma foi.

ACHILLE.

Que cet aveu m’est doux !

Ah ! Princesse, comment m’acquitter envers vous ?

Quel prix...

DÉÏDAMIE.

Cachez-vous mieux : le moyen est facile.

ACHILLE.

Sous cet habillement, qui connaîtrait Achille ?

DÉÏDAMIE.

Vaine précaution, si vos moindres discours,

Vos gestes, vos regards vous trahissent toujours.

Sans cesse à s’allumer votre colère est prompte.

L’habit que vous portez, excite votre honte.

Voyez-vous une lance, un casque, un bouclier ;

Parle-t-on devant vous de quelque exploit guerrier ;

Votre œil étincelant montre un courage extrême.

Eucharis disparaît ; c’est Achille lui-même.

ACHILLE.

Puis-je de la Nature étouffer le pouvoir ?

DÉÏDAMIE.

Puis-je l’étouffer, moi, lorsqu’un juste devoir

M’ordonne d’accepter la main de Théagène ?

ACHILLE.

Il faut vous obéir. Une éternelle gêne

Doit à tout l’Univers cacher ce que je suis ;

Et moi-même je vais m’oublier, si je puis.

DÉÏDAMIE.

Ces promesses déjà me rendent plus tranquille.

On voit deux vaisseaux dans le lointain.

DORIS.

Madame, deux vaisseaux s’approchent de cette île.

DÉÏDAMIE.

Ô ciel ! que me dis-tu ?

ACHILLE.

Qu’est-ce que vous craignez,

Madame ? Ces vaisseaux sont encore éloignés.

DÉÏDAMIE.

Ah ! fuyons.

ACHILLE.

Pourquoi fuir ?

DÉÏDAMIE.

Des Pirates sauvages

Infestent tous les jours ces mers et nos rivages.

Oui, les filles des Rois et d’Argos et de Tyr

De leurs infâmes mains n’ont pu se garantir.

Vous savez le malheur qu’à Sparte l’on déplore ;

Tous les Grecs consternés en frémissent encore :

Et Ménélas, comme eux, par d’inutiles cris,

Redemande une épouse au perfide Pâris.

Ils ne l’obtiendront point, s’ils ne fondent sur Troie.

Peut-être ces vaisseaux, armés pour quelque proie...

Grands Dieux ! à cet objet tous mes sens font troublés...

ACHILLE.

Achille est avec vous, Princesse, et vous tremblez !

 

 

Scène III

 

ACHILLE, DÉÏDAMIE, NÉARQUE, DORIS

 

DÉÏDAMIE, bas.

Ah ! Néarque, à ma voix venez joindre la vôtre.

Échappé d’un péril, il retombe en un autre.

Voyez sur quel objet il attache les yeux ;

Il faut, sans différer, l’arracher de ces lieux.

Eucharis.

ACHILLE.

Permettez qu’un moment je vous laisse.

NÉARQUE.

Vous demeurez !

ACHILLE.

Bientôt je suivrai la Princesse.

Je veux voir ces vaisseaux arriver dans le port.

DÉÏDAMIE.

Vous voulez que je parte ; et sur ce triste bord,

Lorsqu’un péril pressant menace votre tête,

Vous bravez l’esclavage, ou la mort toute prête.

Ah ! cruel !

ACHILLE.

Allons donc. Je ne puis vous trahir ;

Et le destin d’Achille est de vous obéir.

Déïdamie et Doris sortent.

 

 

Scène IV

 

ACHILLE, NÉARQUE

 

ACHILLE, s’arrêtant et regardant un vaisseau.

L’olive, que je vois sur la proue élevée,

D’alliés, ou d’amis, annonce l’arrivée.

NÉARQUE.

Venez.

ACHILLE.

De ce Guerrier remarquez la fierté,

Et cet air et ce port remplis de majesté.

NÉARQUE.

Il ne vous convient pas d’attendre sa venue.

Votre habit vous oblige à plus de retenue.

Que dirait-on de vous ? Retournez à la Cour.

ACHILLE.

Vous passez pour celui qui m’a donné le jour.

Peut-il sembler étrange à l’œil le plus sévère,

Qu’une fille en ces lieux accompagne son père ?

NÉARQUE.

Mais vous ne songez pas qu’en ce fatal instant

Déïdamie en pleurs peut-être vous attend.

ACHILLE.

Partons. Je fais contre elle un effort inutile.

NÉARQUE, à part.

Ah ! que l’on a de peine à cacher un Achille !

ACHILLE, considérant le Guerrier qui est sur le vaisseau.

Si j’avais, dans l’ardeur dont je suis transporté,

Ce casque sur mon front, ce fer à mon côté...

Néarque, cet habit me fatigue et me gêne.

C’est porter trop longtemps une honteuse chaîne.

Rompons les vils liens du joug où je languis.

Allons.

NÉARQUE.

Où donc ?

ACHILLE.

Allons dépouiller ces habits.

Voulez-vous qu’à Scyros l’amour et la mollesse

Dans l’ombre et dans l’oubli consument ma jeunesse

Et que mon nom, mon sang, mon courage déçus,

Fassent rougir les Dieux, dont je les ai reçus ?

Ô coupable mépris d’une faveur si chère !

Ô funeste pitié d’une crédule mère,

Qui préfère, en dépit et des Dieux et du Sort,

Ma vie à mon honneur, et ma honte à ma mort !

Le vaisseau disparaît.

NÉARQUE.

Quoi ! Seigneur...

ACHILLE.

Taisez-vous. De vos conseils timides

Je n’ai que trop suivi les lumières perfides.

Et ce n’est pas ainsi qu’aux champs Thessaliens

Mon Gouverneur réglait ses travaux et les miens.

Alors (qu’est devenu ce temps digne d’Achille ?)

La course me rendait plus fort et plus agile.

Des fleuves écumants j’affrontais le courroux :

Les monstres des forêts expiraient sous mes coups.

Maintenant, justes Dieux, que ma conduite outrage,

Quel serait de Chiron l’aspect et le langage,

S’il me voyait paré de ces honteux atours ?

Pourrais-je soutenir sa vue et ses discours ?

Il me semble l’entendre, et voir couler ses larmes.

Il me dirait : c’est vous, Achille ! Où sont vos armes ?

Ne vous reste-t-il plus de mes soins, de vos mœurs,

Qu’une lyre et des chants qui corrompent les cœurs ?

NÉARQUE.

Il suffit ; je me tais : et loin que je vous blâme,

Je suis prêt à servir l’ardeur qui vous enflamme.

ACHILLE.

Néarque, fais-moi voir ta franchise et ta foi :

L’amour et le repos sont-ils dignes de moi ?

NÉARQUE.

Non, sans doute. Il est temps que votre âme éclairée

Échappe au long sommeil qui l’a déshonorée ;

Et que de votre bras les invincibles coups

Tiennent à l’Univers ce qu’il attend de vous.

Peut-être la douleur, frappant Déïdamie,

Au milieu des tourments terminera sa vie.

Mais qu’importe ? Oubliez son amour et Scyros

Une femme doit-elle arrêter un Héros ?

Ses jours ne peuvent pas balancer votre gloire,

Et sa mort pour Achille est même une victoire,

ACHILLE.

Déïdamie ! hélas !... Tu crois que de ses jours

Néarque, mon départ abrégerait le cours ?

NÉARQUE.

Vous savez jusqu’où va l’excès de sa tendresse.

Vous connaissez son trouble, et l’ennui qui la presse,

Lorsque le moindre instant vous dérobe à ses yeux.

ACHILLE.

Hé bien ?

NÉARQUE.

Survivrait-elle à d’éternels adieux ?

ACHILLE.

Le temps, dont tous les cœurs éprouvent la puissance,

Soulagera le sien du poids de mon absence.

NÉARQUE.

En effet, il n’est point d’éternelles douleurs ;

Et votre heureux rival pourra sécher ses pleurs.

ACHILLE.

Arrête. Que dis-tu ? Mon rival ! Théagène ?

Ah ! je sens revenir mon amour et ma haine.

De l’objet que j’adore un insolent vainqueur

Oserait me ravir et sa main et son cœur !

D’un autre que d’Achille ils seraient le partage !...

Que vois-je ? ces vaisseaux ont quitté le rivage,

Néarque.

NÉARQUE.

Dans le port, sans doute, ils sont entrés.

ACHILLE.

Quel soupçon vient saisir mes esprits égarés !

Ce Guerrier, dont j’ai vu le visage intrépide,

Néarque, n’est-il point le fier Roi de Calcide ?

Et ne viendrait-il pas, aux rives de Scyros,

Appuyer de son fils l’amour et les complots ?

Il m’est plus redoutable encor que Théagène.

Au-devant de ses pas la colère m’entraîne ;

Et j’y cours.

NÉARQUE.

Arrêtez. Ô ciel ! dans quelle erreur

Allait vous engager une aveugle fureur !

Ce Roi vous inquiète ? Il faut donc vous instruire

D’un contretemps fatal, que j’ai craint de vous dire :

Mais de votre courroux réprimez donc l’essor.

ACHILLE.

Tous ces retardements le redoublent encor.

NÉARQUE.

Ce Monarque à la Cour vient, dit-on, de se rendre.

ACHILLE.

Qu’entends-je ? Et vous tardez, cruel, à me l’apprendre !

Son fils n’est point parti ?

NÉARQUE.

Peut-être en ce moment

Il profite, Seigneur, de votre éloignement.

ACHILLE.

Va, va, bientôt déchu de sa gloire fragile,

Il saura ce que c’est que d’offenser Achille.

Il sort.

 

 

Scène V

 

NÉARQUE

 

Enfin, à la faveur de ce mensonge heureux,

J’ai su le retirer d’un piège dangereux.

Il ne trouvera point Théagène ; et sa flamme

Quelque temps, à son tour, va captiver son âme.

Toi, qui commis ton fils à ma fidélité,

Thétis, de quel espoir ton cœur est-il flatté ?

Et de quel œil vois-tu ce torrent qui s’apprête

À briser, malgré moi, la digue qui l’arrête.

En vain dans un Palais, par le luxe amolli

Tu tiens, avec son nom, son sexe enseveli :

En vain Déïdamie, achevant ton ouvrage,

Des chaînes de l’Amour accable son courage.

Si, dans son sein, les Dieux, dédaignant ta douleur,

À l’amour de la gloire ont uni la valeur ;

Si dans les champs de Troie, à son bras asservie,

Leurs décrets ont marqué le terme de sa vie,

Déesse, nos efforts, et tes soins maternels,

Détruiront-ils des Dieux les ordres éternels ?

Mais que dis-je, des Dieux ? Tel est l’arrêt suprême

De cet Être que craint et sert Jupiter même.

Hé ! que ferait-ce, hélas ! s’il était informé

Que pour perdre Ilion le Destin l’a nommé ;

Et que déjà des Grecs, armés par la vengeance,

Les Chefs à haute voix demandent sa présence ?

Plaise aux Dieux, si pour lui ma voix peut les toucher,

Qu’aucun Grec à Scyros ne le vienne chercher ;

Ou, s’il faut que du ciel l’oracle s’accomplisse...

 

 

Scène VI

 

ULYSSE, NÉARQUE, ARCADE

 

NÉARQUE, à part.

Mais voici ce Guerrier... Juste ciel ! c’est Ulysse.

Quel important dessein le conduit en ces lieux ?

Il me connaît ; comment échapper à ses yeux ?

Mais depuis qu’il me vit à la cour de Pelée,

La moitié de sa vie, au moins, s’est écoulée,

Et de son souvenir l’âge a dû m’effacer.

Haut.

Étranger, nommez-vous, avant que d’avancer ;

Tel est l’ordre du Roi, qu’il faut que je remplisse.

ULYSSE.

On doit être soumis aux lois ; je suis Ulysse.

NÉARQUE.

Vous Ulysse ! Ah ! Seigneur, daignez me pardonner

L’excès du zèle ardent qui vient de m’entraîner.

Mais de votre arrivée, avec le même zèle,

Je cours à Lycomède apprendre la nouvelle.

ULYSSE.

Rien ne presse. Écoutez. Vous servez donc le Roi ?

NÉARQUE.

Oui, Seigneur.

ULYSSE.

Votre nom ?

NÉARQUE.

Néarque.

ULYSSE.

Dites-moi ;

Où prîtes-vous naissance ?

NÉARQUE.

Athènes m’a vu naître.

ULYSSE.

Quel sort vous a donné Lycomède pour maître ?

Quel dessein sur ces bords a pu vous transporter ?

NÉARQUE.

Un aveugle hasard... Mais c’est trop m’arrêter,

Seigneur. À mon devoir permettez que je cède,

Et que de votre abord j’informe Lycomède.

ULYSSE.

Allez donc, et bientôt moi-même je vous suis.

NÉARQUE, à part.

Je crains qu’il n’ait percé le désordre où je suis.

 

 

Scène VII

 

ULYSSE, ARCADE

 

ULYSSE.

Arcade, en nos projets le ciel nous favorise.

ARCADE.

Quel espoir imprévu soutient votre entreprise,

Seigneur ?

ULYSSE.

As-tu pris garde à cet homme ? Sais-tu

Qu’à la cour de Pelée autrefois je l’ai vu ?

Dans un récit trompeur sa frivole industrie

En vain m’a déguisé son nom et sa patrie.

Ses traits me sont connus, et, malgré ses détours,

Ses regards étonnés démentaient ses discours.

On ne nous a point fait un rapport infidèle.

Achille est à Scyros ; ce palais le recèle.

Achille désormais ne m’échappera pas.

Arcade, suis cet homme ; éclaire tous ses pas.

Sache quelle fortune, ou quel devoir l’engage ;

Pourquoi, quand et comment il vint sur ce rivage ;

Quel sujet l’y retient, et si jusqu’aujourd’hui

Personne n’a commerce, ou ne vit avec lui.

Va, ne néglige rien. Le plus léger indice,

S’il est peu pour un autre, est beaucoup pour Ulysse.

ARCADE.

Je vais, à vous servir, employer tous mes soins.

ULYSSE.

Observe cependant que d’indiscrets témoins

Ne puissent soupçonner que nous cherchons Achille.

ARCADE.

Pour quiconque vous sert l’avis est inutile.

 

 

Scène VIII

 

ACHILLE, ULYSSE

 

ACHILLE, à part.

On m’a trompé. Sachons si je me trompe aussi.

ULYSSE, à part.

Que cherche cette fille, et qui l’amène ici ?

ACHILLE.

Depuis qu’en cette Cour, Seigneur, chacun publie

Qu’on doit à Théagène unir Déïdamie,

On prétend que son père a paru parmi nous.

On dit qu’il est ici. Je le cherche ; est-ce vous ?

ULYSSE, à part.

Quelle hauteur !

ACHILLE.

Parlez.

ULYSSE.

Hé quoi ! Beauté charmante,

Quel est sur cet époux le soin qui vous tourmente ?

ACHILLE.

Ne vous informez point de mes intentions ;

J’attends une réponse, et non des questions.

ULYSSE.

Non, je ne le suis point. Le grand Roi de Calcide

Avec toute la Grèce est déjà dans l’Aulide.

ACHILLE.

Hé ! que font tous les Grecs en Aulide assemblés ?

ULYSSE.

Par l’amour de la gloire ils y sont appelés ;

Et brûlant de punir un ravisseur infâme,

Ils vont porter à Troie et le fer et la flamme.

ACHILLE, à part.

Heureux Guerriers !

Haut.

Mais vous, ne les suivez-vous pas ?

ULYSSE.

Je viens chercher ici des vaisseaux, des soldats.

Puissent-ils être prêts ! je repars tout à l’heure.

ACHILLE, à part.

Et dans l’inaction Achille seul demeure !

 

 

Scène IX

 

ACHILLE, ULYSSE, DÉÏDAMIE, DORIS

 

DÉÏDAMIE, bas à Doris.

Tu vois comme l’ingrat cultive mes bontés !

ULYSSE, à part.

D’où vient qu’à ce récit ses sens sont agités ?

DÉÏDAMIE.

Par quel égarement, à vos devoirs contraire

Osez-vous, Eucharis, à mes yeux vous soustraire ?

ACHILLE.

Pardonnez-moi, Princesse, un désir curieux.

Vous voyez un Héros, que conduit en ces lieux

L’honneur de Ménélas et de la Grèce entière.

DÉÏDAMIE, à Ulysse.

Que tardez-vous, Seigneur, à voir le Roi mon père ?

ULYSSE.

Madame, auparavant j’attends le prompt retour

D’un homme que je viens d’envoyer à la Cour.

Heureux ! qu’en ce délai la fortune m’adresse

À la fille d’un Roi que révère la Grèce.

L’honneur d’envisager tant d’attraits éclatants,

M’est un présage sûr du succès que j’attends.

Non, je ne doute point que, fidèle à sa gloire,

Lycomède en nos mains n’assure la victoire ;

Et que ses fiers soldats, nous prêtant leur appui,

Ne fassent sous son nom ce qu’ils ont fait sous lui.

ACHILLE.

Moi-même tous les jours je lis sur leur virage

La honte du repos et la soif du carnage.

DÉÏDAMIE.

Eucharis !

ACHILLE.

Je me tais.

À part.

Ô silence honteux !

ULYSSE.

Jamais aucun exploit ne fut plus digne d’eux.

Il émeut tous les cœurs. L’Enfance et la Vieillesse,

Enviant le bonheur de l’ardente Jeunesse,

Importunent les Dieux de leurs regrets amers.

Nos villes et nos champs semblent être déserts.

Plus de mille vaisseaux, dont la flotte est formée,

À peine suffiront pour contenir l’armée.

L’Aulide en est couverte, et gémit sous le poids

De tant de combattants, que commandent vingt Rois,

Rien n’égale l’ardeur dont leur âme est saisie

Et l’Europe, en un mot, va conquérir l’Asie.

ACHILLE, à part.

Mon sort à chaque instant me paraît plus affreux.

DÉÏDAMIE, à part.

Il frémit. L’entretien devient trop dangereux ;

Retirons-nous...

Haut.

Je pars, et vais presser mon père,

Seigneur, de vous entendre et de vous satisfaire ;

Et rien n’arrêtera le cours de vos succès,

Si le ciel avec lui seconde mes souhaits.

Eucharis, suivez-moi.

ACHILLE.

Ma Princesse, de grâce...

DÉÏDAMIE.

Votre refus m’offense, et ma bonté se lasse.

Craignez que dans mon cœur la haine n’ait son tour,

Venez, vous dis-je.

ACHILLE.

Allons.

À part.

Ô pouvoir de l’amour !

 

 

Scène X

 

ULYSSE

 

Ou tout séduit ici mon esprit trop facile,

Ou dans cette Eucharis je reconnais Achille.

Tel dans ses jeunes ans fut Pelée autrefois :

Je m’en souviens ; ce sont et ses yeux et sa voix.

Mais ce n’est pas assez. Sur la simple apparence

Je ne saurais fonder une entière assurance.

Il faut encor...

 

 

Scène XI

 

ULYSSE, ARCADE

 

ARCADE.

Seigneur...

ULYSSE.

Cher Arcade, c’est toi !

Que m’apprendras-tu ? Dis.

ARCADE.

Rien d’important.

ULYSSE.

Hé quoi !

ARCADE.

Ce que j’ai pu savoir, Seigneur, c’est qu’en cette île

Depuis un an Néarque a choisi son asile ;

Que sa fille, d’ailleurs assez pleine d’appas,

Accompagnait alors sa fortune et ses pas ;

Et qu’elle est aujourd’hui près de Déïdamie

Sa seule confidente et sa plus tendre amie.

ULYSSE.

Je suis de ce rapport plus charmé que surpris.

Comment se nomme-t-elle ?

ARCADE.

Eucharis.

ULYSSE.

Eucharis !

ARCADE.

Son crédit, de Néarque a surpassé l’attente.

ULYSSE.

Et tu ne trouves pas la nouvelle importante ?

ARCADE.

Je ne puis concevoir ce qu’Ulysse en attend.

ULYSSE.

Nous faisons des progrès, Arcade, à chaque instant.

Je t’instruirai de tout. Je dois, et le temps presse,

Remplir auprès du Roi les ordres de la Grèce.

Allons lui demander des vaisseaux, des soldats ;

Je compte sur son cœur plus que sur ses États.

Mais quoi qu’à mes désirs promettent ses largesses,

Les vaisseaux, les soldats sont les moindres richesses

Qu’en attendent les soins dont nous nous occupons :

Achille nous suivra ; c’est moi qui t’en réponds.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LYCOMÈDE, ULYSSE, NÉARQUE, ARCADE, GARDES, SUITE d’Ulysse

 

ULYSSE.

Seigneur, lorsque les Grecs, animés par la gloire,

S’apprêtent à punir l’action la plus noire,

Vous devez présumer qu’ils comptent sur un Roi,

Qui de l’austère honneur fait sa suprême loi.

Vous avez vu comment des Princes de la Grèce

Pour Hélène autrefois éclata la tendresse.

Vous fûtes le témoin des terribles serments,

Dont son père enchaîna cette foule d’amants,

Qui garantirent tous l’hymen qu’il allait faire ;

Et, si le Sort voulait que quelque téméraire

Par un enlèvement en troublât la douceur,

Jurèrent de verser le sang du ravisseur.

Faudra-t-il qu’un Troyen, qu’un Étranger jouisse

Des chers et tristes fruits de notre sacrifice ;

Et que dans Ménélas, revêtu de nos droits,

Pâris ose tenir l’honneur de tant de Rois ?

Mais que sert d’attester le serment qui nous lie

Et d’un frivole amour la puissance abolie ?

Que d’une aveugle ardeur Ménélas trop épris

Combatte pour la femme et poursuive Pâris.

Mais nous, qu’uniquement la patrie intéresse,

Plus généreux que lui, combattons pour la Grèce.

Verrons-nous nos voisins, au sein de nos États,

Commettre impunément d’infâmes attentats ;

Et les lâches fureurs, que la mollesse enfante,

Attaquer et flétrir la Grèce triomphante ?

Non, non, de cette audace il faut trancher le cours.

La patrie offensée exige vos secours.

Je viens les demander, sûr qu’avec tout l’Empire

Pour l’intérêt commun Lycomède conspire,

Dès qu’il a, comme nous, sa gloire à soutenir

Un outrage à laver, et le crime à punir.

LYCOMÈDE.

Depuis que vous formez cette grande entreprise,

Je l’avouerai, j’ai vu, Seigneur, avec surprise,

Que par mes longs travaux un Empire anobli

Semblait mettre mon nom et ma gloire en oubli.

J’imputais cet affront au mépris de mon âge,

Qui m’ôte ma vigueur, sans m’ôter mon courage ;

Et flatté des exploits que mon bras a laissés

Aux soldats que mes soins et ma voix ont dressés,

Je gémissais de voir leur force et leur jeunesse

Partager avec moi le poids de ma vieillesse.

Mais enfin, grâce au ciel, je respire aujourd’hui.

Il ne fallait pas moins, pour calmer mon ennui ;

Et des Grecs négligents effacer l’injustice,

Que l’aspect et les vœux d’un Héros tel qu’Ulysse.

Oui, Seigneur, vos désirs secondent mes souhaits.

Mes soldats sont à vous, et mes vaisseaux sont prêts.

Que ne suis-je en état, lorsque je vous les livre,

Ou de les commander, ou du moins de les suivre ?

Heureux, dans les dangers où je m’irais offrir,

De leur apprendre l’art de vaincre ou de mourir !

ULYSSE.

Ô nobles sentiments, dignes de Lycomède,

Du maître glorieux d’Ajax, de Diomède,

Et de tant d’autres Rois, ou Princes, ou Héros,

Qu’ont instruit votre exemple et formé vos travaux.

Ah ! ne vous plaignez plus que l’âge vous envie

L’honneur de conquérir avec nous la Phrygie.

Votre nom nous suivra, Seigneur ; et parmi nous

Il vivra dans l’Asie et combattra pour vous.

Ne fais-je pas combien la Grèce vous honore ?

Du bruit de vos exploits tout retentit encore ;

Et vous nous offensiez, lorsque vous avez craint

Qu’elle se révoltât contre un devoir si saint.

Mais les divers États, offerts sur mon passage,

Ont, d’Ithaque en ces lieux, ralenti mon voyage.

J’ai parcouru l’Égée, et j’amène d’Andros,

Et des sauvages bords de Naxe et de Paros,

D’intrépides soldats une troupe aguerrie,

Qui, sûr leur actions, leur valeur, leur patrie,

(Si ma vue et mes soins ne réprimaient leurs feux,)

Les armes à la main disputeraient entr’eux.

Afin que vous puissiez les voir et les entendre,

Déjà de mes vaisseaux je les ai fait descendre ;

Et si proches d’un Roi, qu’ils viennent admirer,

Eux-mêmes à vos yeux brûlent de se montrer.

LYCOMÈDE.

Je les verrai, Seigneur. Mais mon devoir me presse

De répondre, avant tout, aux désirs de la Grèce.

Le temps est précieux, et je vais de ce pas

Faire de toutes parts assembler mes soldats ;

Et suspendant le cours de mes soins ordinaires

Donner pour leur départ les ordres nécessaires.

 

 

Scène II

 

ULYSSE, ARCADE

 

ARCADE.

J’ai préparé, Seigneur, comme vous l’ordonnez,

Tous les présents qu’au Roi vous avez destinés ;

Et pour remplir encor votre secrète attente,

J’ai joint à ces présents une armure éclatante.

Nos Guerriers sont instruits. Les soldats de Paros

Doivent sur mon signal attaquer ceux d’Andros ;

Et de ce combat feint l’adresse inimitable

Produira tout l’effet d’un combat véritable.

Mais où tend cet apprêt, que, sans être averti ?...

ULYSSE.

À découvrir Achille en ces lieux travesti ;

Doutes-tu des transports de son âme agitée,

À l’aspect d’une armure à ses yeux présentée ?

Mais quand des combattants il entendra les cris,

Quel feu va tout à coup échauffer ses esprits !

Il n’est point de lumière et de preuve plus sûre

Que les fignes tracés des mains de la Nature.

ARCADE.

Peut-être vainement, Seigneur, vous flattez-vous.

Et j’appréhende...

ULYSSE.

Arrête. Eucharis vient à nous.

 

 

Scène III

 

ACHILLE, ULYSSE, ARCADE

 

ACHILLE, à part.

Le voilà ce Héros, ce brave et sage Ulysse.

Si ma Princesse, hélas ! m’impose pour supplice

D’éviter son abord, de fuir son entretien,

Peut-elle s’offenser qu’un cœur tel que le mien

Au plaisir de le voir un moment s’abandonne ?

ULYSSE, bas à Arcade.

Elle s’arrête. Usons du temps quelle me donne.

(Il examine les Statues dont le portique est orné.)

Je ne puis en ces lieux me lasser d’admirer.

Que ces marbres sont beaux ! ils semblent respirer.

C’est Alcide écrasant le lion de Némée.

L’action pouvait-elle être mieux exprimée ?

Quel feu, quelle noblesse et quelle passion !

Bas à Arcade.

Tu vois comme elle écoute avec attention.

Il se tourne d’un autre côté.

L’art, dans ce fier morceau, se surpasse lui-même.

Hercule enlève Anthée, et par ce stratagème

Fait perdre à ce Géant, privé de son appui,

La vigueur que la terre entretenait en lui.

Quel exemple éclatant ! Quel courage intrépide

Ô Héros magnanime ! Ô que ne suis-je Alcide ?

De l’oubli pour jamais son nom est préservé.

ACHILLE, à part.

Un sort si glorieux ne m’est point réservé !

ULYSSE, bas à Arcade.

Elle parle.

ARCADE, bas.

Il paraît, Seigneur, qu’elle se trouble.

ULYSSE, regardant une autre Statue.

Mon admiration à chaque pas redouble.

Un spectacle nouveau se présente à mes yeux.

Je ne me trompe point. Que vois-je, justes Dieux !

Sous des habits de fille Alcide aux pieds d’Omphale !

Affreux égarement ! servitude fatale !

L’Ouvrier devait-il profaner son ciseau

À nous représenter, dans ce rare morceau,

Le monstrueux excès d’un amour déplorable ?

ACHILLE, à part.

De quelle honte, hélas ! ce reproche m’accable !

Est-il un trouble égal à celui que je sens ?

ULYSSE, bas à Arcade.

Vois-tu quelle fureur s’empare de ses sens ?

ACHILLE, à part.

Je meurs d’impatience, et c’est trop me contraindre.

Je prétends lui parler.

ULYSSE, bas à Arcade.

Il faut que je l’aborde.

Il n’est plus temps de feindre.

ARCADE.

On entre, c’est le Roi.

ULYSSE.

Sans lui, c’en était fait.

ACHILLE, sortant.

Tout s’arme contre moi.

ULYSSE, bas à Arcade.

Va chercher mes présents, et tâche, avec adresse,

Qu’Eucharis en ces lieux rentre avec la Princesse.

 

 

Scène IV

 

LYCOMÈDE, ULYSSE

 

LYCOMÈDE.

Mes ordres sont donnés, Seigneur, et mes soldats

Seront prêts dès ce jour à marcher sur vos pas.

Dieux avec quelle ardeur et quels transports de joie

Leur cœur impatient vole aux rives de Troie !

Fatigués d’un repos, qui les eût consumés,

Il semblait, à les voir tout à coup ranimés,

Que, dans la gloire offerte à leur âme ravie,

Avec la liberté je leur rendais la vie.

ULYSSE.

Vous m’enchantez, Seigneur. Quels succès éclatants

Ne nous promettent pas de pareils combattants !

D’un si puissant secours la flatteuse assurance,

De nos Princes charmés va combler l’espérance ;

Et bientôt tous les Grecs apprendront par ma voix,

De quel zèle est ému le plus grand de leurs Rois.

Lorsque dans Ilion quelque rapport fidèle

Ira de leur départ annoncer la nouvelle,

Le fier Hector, déchu de sa vaine fureur

Pâlira d’épouvante, et frémira d’horreur ;

Et Pâris, détestant sa flamme illégitime,

Trouvera dans son cœur la peine de son crime.

Mais la Princesse vient.

 

 

Scène V

 

LYCOMÈDE, ACHILLE, une lyre à la main, ULYSSE, DÉÏDAMIE, SUITE d’Ulysse apportant les présents sur une table

 

LYCOMÈDE.

Qu’est-ce donc que je vois ?

Qui sont ces Étrangers ?

ULYSSE.

Seigneur, ils sont à moi.

Ils viennent à vos pieds offrir, suivant l’usage,

De ma reconnaissance un faible témoignage.

C’est le prix que je dois à l’hospitalité.

LYCOMÈDE.

Vous poussez à l’excès la générosité.

ACHILLE, à part, apercevant des armes parmi les présents.

Dieux ! que vois-je ?

ULYSSE, à Lycomède.

Acceptez ces gages de mon zèle.

LYCOMÈDE.

Jamais Tyr n’a produit une pourpre plus belle.

DÉÏDAMIE.

Ces perles, ces rubis surpassent à mes yeux

Tout ce que l’Orient a de plus précieux.

ACHILLE, mettant sa lyre sur la table, pour examiner les armes.

Non, l’époux de Vénus, dans ses forges brûlantes,

Ne fabriqua jamais des armes si brillantes.

DÉÏDAMIE.

Eucharis, arrêtez. Où vous égarez-vous ?

Votre sexe se doit à des objets plus doux.

Reprenez votre lyre, et, pour charmer Ulysse,

Qu’à ses fons votre voix en ce moment s’unisse.

ACHILLE.

Madame...

DÉÏDAMIE.

Obéissez.

ACHILLE, à part.

Quel plaisir singulier

La cruelle toujours prend à m’humilier !

Mais non, sortons plutôt.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LYCOMÈDE, ULYSSE, DÉÏDAMIE, SUITE d’Ulysse, ARCADE, qui survient

 

LYCOMÈDE, à Déïdamie.

Cette fille est altière.

DÉÏDAMIE.

Il est vrai.

ULYSSE, à part.

Que sa fuite et sa démarche est fière !

On entend un grand bruit derrière le Théâtre.

DÉÏDAMIE.

Qu’entends-je ?

DORIS.

Juste ciel !

LYCOMÈDE.

Quel est ce bruit affreux ?

ULYSSE, à part.

Eucharis est sortie. Ô succès malheureux !

Comment faire ?

ARCADE, à Ulysse.

Ah ! Seigneur, courez en diligence

Des Soldats de Paros arrêter l’insolence.

ULYSSE.

Qu’ont-ils donc fait ?

ARCADE.

Il vient, sur leurs communs travaux,

De naître une querelle entr’eux et ceux d’Andros.

Ils sont aux mains.

ULYSSE, à Lycomède.

Pardon. Je vais de ces rebelles

Réprimer et punir les fureurs criminelles.

LYCOMÈDE.

Non ; demeurez. J’y cours. De si braves soldats,

Seigneur, ne feront point punis dans mes États.

Il faut à mon aspect que ce tumulte cesse.

Laissez-m’en tout le soin. Et vous, rentrez, Princesse.

ULYSSE, à Arcade.

Allons joindre Eucharis. Le temps est cher ; courons...

Mais attends ; quelqu’un vient. C’est elle ; demeurons.

 

 

Scène VII

 

ACHILLE, ULYSSE, ARCADE

 

ACHILLE, sans le voir.

Quel est l’étrange bruit dont ces lieux retentissent ?

Le bruit recommence.

Où suis-je ? sur mon front mes cheveux se hérissent.

Une sombré vapeur, un nuage odieux

S’écarte, se dissipe, et fuit loin de mes yeux.

Quel transport me saisit ? Quel rayon de lumière

Allume dans mon âme une fureur guerrière ?

De la Gloire en mon cœur j’entends les justes cris.

Combattons, combattons.

ULYSSE, au fond du Théâtre à Arcade.

Vois-tu cette Eucharis ?

ACHILLE, prenant la lyre.

Mais... Ô de mon amour apanage servile !

Une lyre, grands Dieux ! est l’armure d’Achille !

Non ; un heureux destin, dont je subis la loi,

M’offre la seule ici qui soit digne de moi.

Va, fuis, vil instrument.

Il jette la lyre à terre.

De ton poids que j’abhorre,

Tu ne chargeras plus un bras qu’il déshonore.

Il met le bouclier à son bras.

Puisse ce bouclier réparer cet affront.

Il se met la casque sur la tête.

Que ce casque brillant éclate sur mon front.

Il prend l’épée et la tire.

Que ce fer dans ma main désormais étincelle.

Ah ! je me reconnais à cette ardeur nouvelle.

Que ne puis-je, en l’état ou le Sort m’a remis,

Combattre en ce moment contre mille ennemis ?

De quels coups ma valeur, à ma patrie utile...

ULYSSE, à Achille.

Qui serait ce Guerrier, s’il n’était pas Achille ?

ACHILLE.

Que dites-vous ? Ô ciel ! Ulysse dans ces lieux !

ULYSSE.

Ô magnanime Achille ! Ô digne fils des Dieux,

Et de tant de Héros, dont vous suivez la trace !

Souffrez qu’avec transport Ulysse vous embrasse.

Il n’est plus temps, Seigneur, de vouloir m’échapper ;

Et vous ne pouvez plus démentir et tromper

Vos destins éclatants, que les Dieux nous révèlent,

Ni l’espoir et les vœux des Grecs qui vous appellent.

Le redoutable Hector doit tomber sous vos coups.

Le superbe Ilion doit expirer sous vous.

Telle est la haute gloire, et tels font les miracles

Qu’à la valeur d’Achille annoncent nos Oracles.

Justifiez le ciel. Cessez de résister

À l’éclat des honneurs où vous devez monter.

Donnez un libre cours à ce bouillant courage,

Que vous inspire un cœur peint sur votre visage.

N’en doutez point ; je vois vos frivoles efforts,

Pour cacher à mes yeux de si nobles transports.

Venez, je vous conduis au sein de la Victoire.

Et je vais vous ouvrir le chemin de la Gloire.

Tout Ilion déjà d’épouvante est glacé,

Au bruit de votre nom, qui vous a devancé.

Suivez-moi. Votre main, que les Dieux ont choisie,

Est l’appui de l’Europe, et l’effroi de l’Asie.

Tous les Grecs sont armés, et vous attendent tous,

Pour partir, pour combattre et pour vaincre avec vous.

ACHILLE.

Qui, ne retardons plus cette illustre conquête.

Allons, conduisez-moi... Mais, ciel !

ULYSSE.

Qui vous arrête ?

ACHILLE.

La Princesse.

ULYSSE.

L’amour !

ACHILLE.

Ah ! ce n’est pas le mien :

J’en triomphe aujourd’hui, Seigneur ; mais c’est le sien.

Ma fuite (à ce revers devait-elle s’attendre ?)

Va donc être le prix de l’ardeur la plus tendre ?

ULYSSE.

Ce prix augmentera, Prince, à votre retour,

Comme votre départ accroîtra son amour ;

Et vainqueur d’Ilion vous reviendrez fidèle,

Plus amoureux encore, et bien plus digne d’elle.

ACHILLE.

Et cependant livrée aux plus vives douleurs,

Dans un gouffre d’ennuis, dans un torrent de pleurs,

Elle consumera sa vie infortunée,

Qui, pour comble d’horreur, à la fin terminée,

Me laissera couvert de l’opprobre odieux

D’en avoir seul tranché le cours si précieux.

ULYSSE.

Quoi ! tandis que le bruit et le feu de la guerre

Troublent de toutes parts et ravagent la terre,

Vous pourriez demeurer enfermé dans Scyros,

Et sans honte languir dans un honteux repos !

Si votre âme, Seigneur, ne peut être attendrie

Par cet amour sacré qu’exige la patrie

S’il se peut que, rebelle aux volontés des Dieux,

Vous dédaigniez la gloire acquise à vos aïeux,

Du moins envisagez l’honneur de votre race,

Que de votre infamie avilirait la trace.

Jusques sur nos neveux étendez vos regards.

Ils diront : Diomède, au milieu des hasards,

Dont ses vains ennemis furent toujours la proie

Furieux renversa les murailles de Troie.

Dans des ruisseaux de sang Mérion la plongea.

Par les mains de Teucer le feu la ravagea.

Vainqueur d’Hector, Ajax chez les morts fit descendre

Priam déjà tombé d’un trône mis en cendre.

Et que faisait Achille ? Achille humilié,

Sous des habits de fille, à des filles lié,

Loin de tant de Héros, sur un triste rivage,

Dormait, enseveli dans un lâche esclavage.

Le bruit impétueux des armes, des combats,

Retentissait partout, et ne l’éveillait pas.

Ah ! ne permettez point qu’une vie indolente

Vous attire jamais cette injure sanglante,

Et qu’elle déshonore avec vous vos aïeux,

Vos descendants, les Grecs, la patrie et les Dieux.

ACHILLE.

Ah ciel !... Honteux liens de mon faible courage,

Indignes ornements, dont l’aspect seul m’outrage,

Habits qui méritiez si peu de me couvrir,

Comment jusqu’à présent ai-je pu vous souffrir ?

Venez, et qu’à vos yeux revêtu de ces armes,

Du sort qui m’aveuglait je chasse tous les charmes.

ULYSSE.

Allons, suivez-moi, Prince.

À part.

Ô succès glorieux !

 

 

Scène VIII

 

ACHILLE, ULYSSE, NÉARQUE, ARCADE

 

NÉARQUE.

Eucharis, quel est donc ce transport furieux ?

ACHILLE.

Malheureux ! que jamais, si mon honneur te touche,

Ce nom injurieux ne sorte de ta bouche.

Prends garde que jamais de ma fatale erreur

Ta voix à mon esprit ne rappelle l’horreur.

La suite d’Ulysse remporte la table.

NÉARQUE.

Juste ciel ! vous partez, Seigneur, et la Princesse...

ACHILLE.

Va, dis-lui...

NÉARQUE.

Quoi, Seigneur ?

ACHILLE.

Pour calmer sa tristesse,

Dis-lui que je la plains autant et plus que moi

Dis-lui qu’elle me garde et son cœur et sa foi ;

Dis-lui que je voudrais vivre et mourir pour elle ;

Que je pars amoureux, et reviendrai fidèle.

 

 

Scène IX

 

NÉARQUE

 

Il me quitte ! Quel coup ! Dans quel abyme affreux

Me plonge en un moment le Destin rigoureux !

S’il part, qu’opposerai-je aux fureurs de sa mère ?

Qui me garantira des traits de sa colère ?

Dieux ! faut-il que mes soins, mon zèle et votre appui,

Ne servent en ce jour qu’à me perdre avec lui ?

Mais que vois-je ?

 

 

Scène X

 

DÉÏDAMIE, NÉARQUE

 

DÉÏDAMIE.

Néarque, où trouverai-je Achille ?

NÉARQUE.

Ô vaine impatience ! Ô tendresse inutile !

DÉÏDAMIE.

Néarque !

NÉARQUE.

C’en est fait. Le ciel est contre nous.

Il n’est plus de bonheur, ni d’Achille pour vous.

Il part.

DÉÏDAMIE.

Achille part ! Dieux ! Achille, qui m’aime

Pourrait... Vous me trompez ; vous vous trompez vous-même.

NÉARQUE.

Plût au ciel qu’il fût vrai ! Mais j’en suis trop instruit.

Achille est découvert. Ulysse l’a séduit.

Il vous l’enlève.

DÉÏDAMIE.

Ulysse, impitoyable Ulysse !

Quelle aveugle fureur t’arme pour mon supplice ?

Quel génie infernal t’a conduit sur ce bord,

Pour troubler mon repos, et me donner la mort ?

Malheureuse ! je sens que tout mon corps frissonne.

Achille me trahit ! Achille m’abandonne !...

Mais tandis que, livrée à mes premiers tourments,

Mon désespoir s’exhale en vains gémissements,

Peut-être en ce moment le perfide s’embarque.

Il faut le retenir. Allons, courons, Néarque.

Contre cet infidèle unissons nos efforts.

Favorisez mes vœux, secondez mes transports.

S’il part, si je ne puis l’arrêter davantage,

Du moins, il me verra mourir sur le rivage.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ACHILLE, en habit de Guerrier, ULYSSE

 

ULYSSE.

Oui, Prince, enfin mes yeux, trop longtemps démentis,

Reconnaissent Achille et le fils de Thétis.

Vous dégradiez en vous, par une erreur extrême,

Le Héros, le Guerrier, le Prince, l’Homme même :

Mais dans l’heureux vainqueur des charmes de Scyros,

Je vois un Homme, un Prince, un Guerrier, un Héros.

ACHILLE.

Un si grand changement, Seigneur, est votre ouvrage.

Vous avez garanti ma vertu du naufrage.

Mes yeux étaient fermés. C’est par vous que je vois.

Vous me rendez au jour, à mon honneur, à moi.

Mais ainsi qu’un captif, dont une loi soudaine

Vient d’ouvrir la prison et de briser la chaine,

Je doute encore, au point où je suis transporté,

Et de ma délivrance, et de ma liberté.

Les traits de la lumière éblouissent ma vue ;

J’entends encor le bruit de ma chaîne rompue ;

Et de mes longs tourments mon esprit occupé,

Gémit encor des maux dont je suis échappé.

ULYSSE.

Arcade ne vient point. Quel obstacle l’arrête ?

ACHILLE.

Sont-ce-là nos vaisseaux ?

ULYSSE.

Oui, Prince, on les apprête,

Et les troupes du Roi bientôt vont les monter.

Quelle gloire pour eux de pouvoir vous porter !

Non, le vaisseau d’Argos, conduisant en Colchide

Jason, accompagné de Lyncée et d’Alcide,

Et tant d’autres Guerriers, ou Rois, ou demi-Dieux,

Ne fut pas honoré d’un fort plus glorieux.

ACHILLE.

Que ces eaux, dont le bruit ici se fait entendre,

Ne sont-elles les eaux du Xanthe, ou du Scamandre ?

C’est-là, que m’illustrant par de nobles fureurs,

Je veux aux yeux des Grecs expier mes erreurs ;

Et dans leurs cœurs remplis de l’éclat de ma gloire,

De mon ignominie effacer la mémoire.

C’est-là, que dans le sang des mourants et des morts,

J’irai laver ma honte et perdre mes remords.

ULYSSE.

Ô transports ! ô regrets ! ô vœux dignes d’Achille !

La Grèce, des Guerriers la patrie et l’asile,

Pouvait-elle se voir enlever son Héros ?

Le ciel l’avait-il fait pour habiter Scyros ?

Ô mère trop timide ! une infâme mollesse

Devait-elle flétrir le fils d’une Déesse ?

 

 

Scène II

 

ACHILLE, ULYSSE, ARCADE

 

ARCADE, à Ulysse.

Seigneur, pour le départ j’ai les ordres du Roi.

ACHILLE.

Hé bien ! qu’attendons nous ? Partons.

ULYSSE.

Oui, suivez-moi.

Déjà de mon vaisseau la voile est toute prête ;

Ne perdons point de temps.

 

 

Scène III

 

ACHILLE, ULYSSE, DÉÏDAMIE, ARCADE, DORIS

 

DÉÏDAMIE.

Arrête, Achille, arrête.

ULYSSE.

Quel fatal contretemps ! quel assaut dangereux !

Pour la gloire et l’amour le combat est affreux.

DÉÏDAMIE.

Il est donc vrai qu’Achille à partir se prépare !

Il me fuit, et ce jour pour jamais nous sépare !

Des conseils séducteurs, étouffant sa pitié,

Me livrent tout à coup à son inimitié.

L’ardeur qu’il ressentait, et l’amour qu’il fit naître,

N’en ont fait qu’un ingrat, qu’un parjure, qu’un traître !

ACHILLE.

Non...

ULYSSE.

Vous êtes vaincu, si vous lui répondez.

ACHILLE.

Laissez-moi me défendre.

ULYSSE.

Ô ciel ! vous vous perdez.

ACHILLE.

Non, ma Princesse, non, (ma bouche vous le jure,)

Je ne suis point un traître, un ingrat, un parjure.

Le ciel, témoin du coup dont mon cœur a frémi,

N’a point dans votre amant armé votre ennemi.

Il est vrai, je vous quitte. Une gloire implacable

Me fait de cette absence un devoir qui m’accable.

Tous les Grecs ont sur moi daigné tourner les yeux.

L’ordre de mon départ est dicté par les Dieux.

Comptez sur mon retour. Bientôt vainqueur de Troie,

Plus digne encor de vous, plein d’amour et de joie,

Je reviens à Scyros terminer vos ennuis.

Simon honneur vous touche...

ULYSSE.

Achille !

ACHILLE, à Ulysse.

Je vous suis.

À Déïdamie.

Si mon honneur vous touche et ma honte vous blesse,

Vous-même contre vous soutenez ma faiblesse.

Dérobez à mes yeux vos funestes douleurs.

Sauvez-moi du péril de voir couler vos pleurs.

Approuvez mon triomphe, achevez ma victoire.

Soyez le prix, la source et le but de ma gloire ;

Et m’ouvrant la carrière où je m’en vais courir

Partagez les honneurs que je dois acquérir.

DÉÏDAMIE.

Hé bien ! cherchez la gloire où votre âme se livre.

Mon amour et mes vœux en tous lieux vont vous suivre.

Mais si vous exigez, si tel est mon devoir,

Que vivant pour vous seul, je vive sans vous voir,

Afin qu’à cet arrêt ma raison s’accoutume

Daignez de votre fuite adoucir l’amertume.

Puis-je en être informée et la voir à la fois ?

Suspendez de ce coup la vitesse et le poids.

Différez d’un seul jour un départ qui me tue,

S’il faut que cet instant vous dérobe à ma vue ;

Et quittons-nous du moins plus sûrs après ce jour,

Vous, Seigneur, de ma vie, et moi de votre amour.

ACHILLE, à Ulysse.

Seigneur...

ULYSSE.

Je vous entends. Vous êtes libre, Achille.

Mais pour moi, tout me force à sortir de cette île.

Venez, ou je pars seul.

ACHILLE.

À quelle extrémité

Me réduit sa tendresse, et votre cruauté !

DÉÏDAMIE.

Déterminez-vous, Prince. À quoi dois-je m’attendre ?

ACHILLE.

Je voudrais rester, mais... vous venez de l’entendre.

ULYSSE.

Quel est votre dessein ? Résolvez-vous, Seigneur.

ACHILLE.

Je voudrais partir ; mais... vous voyez sa douleur.

ULYSSE.

Il suffit. Puisqu’enfin l’instance est inutile

Je vous quitte, et je vais de la valeur d’Achille

En Aulide informer nos Rois et nos Héros.

ACHILLE.

La valeur se perd-elle en un jour de repos ?

ULYSSE.

Laissez-là la valeur, et mettez bas ces armes ;

Pour la jeune Eucharis elles n’ont point de charmes ;

Ce casque, ni ce fer ne lui conviennent pas :

Un bouclier fatigue et charge trop son bras.

Allons, puisque l’amour est maître de son âme,

Qu’il reprenne sa lyre et ses habits de femme.

ACHILLE.

À moi de tels habits !... Madame, c’est pour vous

Qu’il porte à mon honneur de si sensibles coups.

ULYSSE.

Que vous sert d’éprouver une honte stérile ?

ACHILLE.

Hé bien ! sortez d’erreur, et connaissez Achille...

Partons.

DÉÏDAMIE.

C’en est donc fait, et vous m’abandonnez !

ACHILLE.

Je vais trainer ailleurs mes jours infortunés.

Je pars. Ainsi le veut une gloire ennemie.

Mais aimons-nous toujours. Adieu, Déïdamie.

Il la quitte, et s’arrête.

DÉÏDAMIE.

Ô crime ! Ô monstre affreux, que du séjour des morts

Mégère pour me perdre envoya sur ces bords !

Va, suis ; tu te pourras soustraire à ma présence ;

Mais ne crois pas des Dieux éviter la vengeance.

Si le ciel, irrité des maux que tu me fais,

Protège l’innocence et punit les forfaits,

Déjà, tristes jouets des vents qui les agitent,

Pour briser ton vaisseau les flots se précipitent ;

Déjà pour t’engloutir leurs gouffres sont ouverts,

Déjà la foudre brûle et gronde dans les airs...

Mais où va s’égarer ma douleur insensée ?

Excuse la fureur d’une amante offensée.

Et vous, loin de répondre à mon emportement,

Daignez, grands Dieux ! daignez épargner mon amant.

Si quelque peine, hélas ! peut expier son crime ;

S’il doit être puni, prenez moi pour victime.

Quel fruit à me venger me produiraient vos soins ?

Quand vous le puniriez, je n’en mourrais pas moins...

Vous m’exaucez. Je sens que mes genoux fléchissent.

D’une secrète horreur tous mes membres frémissent.

Une invisible main vient terminer mon sort ;

Et mes yeux font couverts des ombres de la mort.

Elle s’évanouit dans les bras de Doris.

ACHILLE.

Ah ! Madame !

ULYSSE.

Cédons. Mais sans perdre courage,

Par quelque autre moyen achevons notre ouvrage.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ACHILLE, DÉÏDAMIE, DORIS

 

ACHILLE.

Elle expire !... Quel est l’état où je la vois !

Ô ciel !... Ouvrez les yeux, Princesse, écoutez-moi.

Achille est près de vous, Achille vous appelle.

DÉÏDAMIE.

C’est vous, hélas !

ACHILLE.

Calmez votre douleur mortelle.

Reprenez vos esprits, étouffez vos soupirs.

Achille plein d’amour se rend à vos désirs.

DÉÏDAMIE.

Ah ! barbare, veux-tu par un lâche mensonge

Insulter aux douleurs où ta fuite me plonge ?

Cesse de feindre, traître, et ne balance plus.

C’est à moi de fixer tes vœux irrésolus.

Lorsque ta cruauté, dont la longueur me lasse,

D’un seul jour de délai me refuse la grâce ;

Quand tu crois que c’est trop pour moi que d’un seul jour,

La gloire dans ton cœur l’emporte sur l’amour.

Suis-la ; n’affecte plus de combattre ses charmes ;

Cours lui sacrifier ma tendresse et mes larmes.

Et pour mieux accomplir ton horrible dessein,

Prends ce fer ; que ton bras le plonge dans mon sein.

Mérite les faveurs et le choix de la Grèce,

En y rentrant couvert du sang de ta Maîtresse.

Dégage ton amour, en éteignant le mien.

Frappe, perce ce cœur qu’a dédaigné le tien.

Heureuse de pouvoir, à tes vœux asservie,

Te prouver ma tendresse, en te donnant ma vie

Et de finir des jours, que je gardois pour toi,

Par les coups d’une main qui ne peut être à moi !

ACHILLE.

Vous mourir ! Ah ! s il faut nous perdre l’un et l’autre,

Par ma perte, du moins, je préviendrai la vôtre.

Oui, puisque vous voulez qu’un amour suborneur

Dégrade un rang auguste où doit régner l’honneur,

Et ternisse l’éclat de ces vertus si chères,

Qu’en nous avec leur sang répandirent nos pères,

J’obéis ; à vos lois Achille se soumet.

Je renonce aux honneurs, que le ciel me promet.

Mais aussi, pour laver une tache si noire,

Et sauver, s’il se peut, le débris de ma gloire,

Ulysse, en me quittant, recevra pour adieux

Tout mon sang, que ma main va verser à vos yeux ;

Et je satisferai, dans l’ardeur qui me presse

Ma gloire, mon amour, et les Dieux et la Grèce.

 

 

Scène V

 

LYCOMÈDE, ACHILLE, ULYSSE, DÉÏDAMIE, NÉARQUE, DORIS

 

LYCOMÈDE.

Ah ! que viens-je d’entendre ? Achille dans ces lieux,

Sous le nom d’Eucharis, se cachait à mes yeux !

ULYSSE.

Oui, voilà ce Guerrier, que les Mortels attendent,

Et qu’Ulysse, les Grecs, et les Dieux vous demandent.

La Victoire avec nous doit marcher sur ses pas,

Et la chute de Troie est promise à son bras.

Tremblante pour ses jours, Thétis loin de l’orage,

Avait dans votre cœur enchaîné son courage,

Sûre que les attraits d’une illustre Beauté

Ajouteraient encore à sa captivité.

Achille aime en effet. Hé ! quelle âme endurcie.

Aurait pu résister, près de Déïdamie,

Aux droits qu’a sur le cœur d’un Mortel enchanté

La vertu la plus pure, unie à la beauté ?

LYCOMÈDE.

Ô ciel !...

À Déïdamie.

L’aimeriez-vous ?

DÉÏDAMIE.

Par ces pieds que j’embrasse,

Mon père, pardonnez...

LYCOMÈDE.

Levez-vous. Quelle audace !

Ils s’aiment !... Par ce coup mon esprit abattu...

Qui peut justifier de tels feux ?

ACHILLE.

Sa vertu.

Elle seule a fait naître une ardeur aussi pure :

C’est l’appui de la foi qu’aujourd’hui je lui jure ;

Et ce tendre intérêt est si cher à mes yeux,

Qu’en sa faveur je vais désobéir aux Dieux.

À Ulysse.

Je ne pars point, Seigneur, si le Roi qui l’offense,

N’approuve notre amour, dont je prends la défense ;

Et par notre hyménée, assurant mon bonheur,

Ne répare l’affront qu’il fait à son honneur.

ULYSSE.

Il faut lui pardonner un courroux légitime

Seigneur. Il perdrait tout, s’il perdait votre estime.

Il la mérite, et veut la mériter toujours.

S’ils ont à vos regards dérobé leurs amours,

La sûreté d’Achille exigeait ce mystère :

Thétis, qui le cachait, l’obligeait à se taire.

J’ai su le découvrir, et les Grecs incertains

Ont commis à ma foi les ordres des Destins.

Ne l’arrêtez donc plus. Que tout obstacle cesse,

Et qu’il parte, assuré du cœur de la Princesse ;

Pour revenir bientôt, sous ses aimables lois,

Recueillir dans ses bras le prix de ses exploits.

LYCOMÈDE.

Je ne prétends point rompre un départ nécessaire ;

Mais j’offensais Achille, et dois le satisfaire.

Qu’il obéisse aux Dieux. Qu’au milieu des combats

Il coure soutenir l’honneur de nos États ;

Et puisqu’il doit unir son sang à ma famille,

Qu’il parte de ces lieux digne époux de ma fille.

Qu’après le cours brillant de ses travaux guerriers,

Il revienne en ma Cour déposer ses lauriers.

Qu’Achille se partage, et qu’il soit de la terre

L’amour pendant la paix, l’effroi pendant la guerre.

ACHILLE.

Vous me comblez de joie et d’honneur à la fois.

DÉÏDAMIE.

Quel bonheur de vous voir justifier mon choix !

ULYSSE.

Mes vœux sont satisfaits. À ce noble hyménée,

De la Grèce à jamais la gloire est enchaînée.

LYCOMÈDE.

Venez, Prince, venez au pied de nos autels

Rendre les Dieux témoins de ces nœuds immortels.


[1] Dans cette Édition, il s’agit-là du Père de Théagène.

[2] L’Abbé d’Aubignac le trompe. Les Romains, grands imitateurs des Grecs, ont aussi pris chez eux le modèle des Pièces Satyriques. Un passage de Diomède est formel là-dessus. « Il y a, dit ce Grammairien, une troisième espèce de Comédies Romaines, qui ont été appelées Atellanes, du mot, Atella, Ville de la Toscane, où elles ont commencé, et qui, par leur sujet et leurs plaisanteries, sont entièrement semblables aux Pièces Satyriques des Grecs. »

Voyez Dacier sur l’Art Poétique d’Horace.

Sylvis deducti caveant, me judice, Fauni,
Ne velut innati triviis, ac penè forenses,
Aut nimiùm teneris juvenentur versibus unquam,
Aut immunda crepent ignominiofaque dicta.

Hor. Art. Poët.

Ne quicumque Deus, quicumque adhibebitur heros,
Regali conspectus in auro nuper et austro,
Migret in obscuras humili sermone tabernas.

id. Ib.

[3] C’est sur ce plan que j’y ai ajouté les deux premiers Actes dans cette édition ; et cela m’a obligé de faire quelques changements dans les premières Scènes de l’Acte, qui est devenu le troisième.

PDF