Agésilan de Colchos (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1635.

 

Personnages

 

FLORISEL DE NIQUÉE, empereur de Grèce, père de Diane

BRUNÉO, amoureux de Diane

AGÉSILAN, roi de Colchos, amoureux de Diane

DARINEL, serviteur bouffon d’Agésilan

ARLANDES, confident de Florisel

ROSARAN, cavalier extravagant

DIANE, fille de Florisel et de Sidonie

ARDÉNIE, confidente de Diane

SIDONIE, reine de Guindaye

UN PAGE de Sidonie

ANAXARTE, cavalier amoureux de Lucelle

TROIS CAVALIERS amoureux de Diane

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

FLORISEL, BRUNÉO, se battant

 

BRUNÉO.

Puisque de ce combat l’issue est incertaine

Et l’avantage égal, prenons un peu d’haleine ;

Qu’un moment de repos ranime nos esprits.

FLORISEL.

Non, non ; en un duel dont ma tête est le prix

Il serait trop honteux à ma main d’être lasse ;

Je ne compose point, et ne fais point de grâce.

BRUNÉO.

La grâce que j’implore est commune à tous deux.

Et tu partagerais le repos que je veux.

Mais ne relâchons point ; trop de vigueur me reste

Pour rendre ce refus à son auteur funeste.

Ils recommencent le combat plus vivement.

FLORISEL, le désarmant après l’avoir blessé.

Ami, si plus d’ardeur n’anime tes rivaux,

Qu’ils aient moins d’espérance et cessent leurs travaux ;

Crois qu’ils ont pour objet une vaine conquête,

Si Diane se donne au seul prix de ma tête.

BRUNÉO.

Ta valeur me privant du fruit de mon amour,

Qu’elle achève ma perte et me prive du jour.

Tranche, heureux Florisel, le fil de cette vie,

Qui sous un si beau joug ne peut être asservie ;

Et, Diane devant me nier ses attraits,

Que le soleil aussi ne m’éclaire jamais.

FLORISEL.

Par la loi de ton sort soumis à ma puissance,

Je ne veux point ton sang, mais ton obéissance ;

Et puisque le vainqueur, d’un empire absolu,

Peut prescrire au vaincu quoi qu’il ait résolu,

Promets d’effectuer la loi que je t’impose.

BRUNÉO.

Celle de mon malheur m’oblige à toute chose.

Ordonnez seulement.

FLORISEL.

Va de ce même pas

Où cet astre d’amour fait briller ses appas,

Publier ta défaite, et conter à la reine

Qu’un succès malheureux rend ton attente vaine ;

Dis-lui que son courroux peut agir librement,

Et que je me prépare à tout événement ;

Qu’à tous mes ennemis ma tête est exposée,

Mais qu’ils ne tentent pas une conquête aisée,

Et que je prétends bien la sauver de leurs coups,

N’étant pas un objet digne de son courroux.

BRUNÉO.

Cet arrêt me fait grâce et ne m’est pas contraire,

Puisqu’au moins de la fille il me donne à la mère.

Ô ciel, sacré témoin du serment que je fais,

Si je ne l’accomplis ne m’éclaire jamais :

Je jure par Diane et son rare mérite

D’observer de tout point la loi qui m’est prescrite,

Et que ce seul dessein me chasse de ce lieu.

Que désires-tu plus ?

FLORISEL.

Le ciel te guide ; adieu.

Il sort.

BRUNÉO, seul.

Pareil à cet audacieux

Dont la témérité fut telle

Qu’il voulut s’éloigner de la troupe mortelle,

Et voler jusque dans les cieux ;

Trop téméraire et trop profane,

J’éprouve même sort en même occasion,

Et, voulant m’approcher des beautés de Diane,

Je tombe dans la mer de ma confusion.

 

Tel qu’épris d’un feu violent,

Au lieu d’une déesse nue,

Ixion autrefois n’embrassa qu’une nue,

Et devint honteux d’insolent ;

Trop téméraire et trop profane,

Après m’être flatté d’un espoir décevant,

Quand je crois me trouver dans les bras de Diane,

Je sens moins que son ombre et ne tiens que du vent.

 

À qui méritait un autel

J’osais destiner des caresses :

Pour les dieux seulement le ciel fait des déesses ;

J’ai trop osé pour un mortel.

Trop téméraire et trop profane,

Je vois mes vœux suivis d’un triste événement,

Et j’ai, pour tout profit d’avoir servi Diane,

La satisfaction de mourir seulement.

 

Meurs donc, puisque le ciel a résolu ta perte ;

Meurs, et que de ton sang Diane soit couverte ;

Répands sur son portrait, comme sur un autel,

Tout ce que peut offrir le pouvoir d’un mortel.

Ce sang ne suffit pas ; ouvre encor ta blessure,

Et, privé de son corps, meurs dessus sa peinture.

Mais sans passer, hélas ! à ce dernier effort,

Mes yeux perdent le jour : je tombe, je suis mort.

 

 

Scène II

 

AGÉSILAN, DARINEL, BRUNÉO, évanoui

 

AGÉSILAN.

Enfin, cher Darinel, il reste de te dire

Que de tous les sujets de l’amoureux empire

Je suis ou le plus vain ou le plus fortuné ;

Qu’ayant le moins d’amour j’en ai le plus donné ;

Qu’aux plus heureux amants j’ai causé de l’envie,

Et puis être avec droit satisfait de ma vie.

DARINEL.

Votre seule beauté charme tout l’univers,

Et le ciel sur vous seul tient tous ses yeux ouverts :

Il n’est rien d’adorable après votre visage.

AGÉSILAN.

J’en présume un peu moins.

DARINEL.

Peut-être davantage.

Croyez-vous regarder un objet de bon œil

Sans tirer pour le moins une âme du cercueil ?

Je connais vos pareils : qu’une dame soupire,

Qu’à quelque souvenir elle vienne à sourire,

Ou qu’elle ait le regard de nature amoureux,

Ils disent qu’elle en tient, et prennent tout pour eux.

Lors d’un geste affecté : Certes, mademoiselle,

Le ciel, lui disent-ils, en vous faisant si belle,

Eut de mauvais desseins pour notre liberté.

Lors ils expliquent tout selon leur vanité :

Si la dame rougit, c’est d’un amour extrême ;

Qu’elle réponde ou non, c’est d’amour tout de même ;

Ils s’estiment reçus dès qu’ils se sont offerts,

Et dans leur sentiment la plus libre est aux fers.

AGÉSILAN.

Tu nous peins savamment.

DARINEL.

Libre et franc de nature,

Aux objets que je peins j’égale la peinture ;

Je dis ce que je pense, et suis fâché pour vous

De vous voir conformer à l’humeur de ces fous.

Mais quel funeste objet à mes yeux se présente ?

La terre sous nos pas, en chaque endroit sanglante,

Me fait mal présumer de l’état de ce corps,

Et croire que l’esprit croît le nombre des morts.

AGÉSILAN.

Sans doute il ne vit plus. Quelle est cette aventure ?

Attends : du sang qui coule encor de sa blessure

Fait voir qu’il n’est pas mort, et qu’un peu de secours

Peut-être de sa vie allongera le cours.

Il faut bander sa plaie.

DARINEL, tirant une petite bouteille de sa poche.

Et j’ai la médecine

En quoi le ciel a mis une vertu divine,

Qui guérit de tous maux, qui conforte le cœur,

Et des plus languissants rétablit la vigueur.

AGÉSILAN.

Ce sont là tes amours ?

DARINEL.

C’est la seule maîtresse

Qui possède mes vœux, à qui je fais caresse :

Je la porte partout, et ne la puis quitter

Pour le pouvoir qu’elle a de me ressusciter.

Je l’éprouve toujours propice à mon envie ;

Et ses moindres baisers peuvent rendre la vie.

AGÉSILAN.

Essayons sa vertu.

DARINEL.

Voyez le changement

Que produit sur un mort ce nectar si charmant ;

Voyez comme à ses yeux le ciel rend la lumière,

Et lui fait entr’ouvrir sa débile paupière.

Qu’à mon tour je la baise. Ô charmes infinis !

Telle ne fut jamais Vénus pour Adonis.

AGÉSILAN.

Ô dieux ! qu’un prompt effet...

BRUNÉO.

Quelle pitié cruelle

Redonne à mon esprit sa dépouille mortelle ;

Et quelle charité vous fait mal à propos

Me rendre à la douleur et troubler mon repos ?

AGÉSILAN.

Mais qui vous rend plutôt à vous-même contraire ?

Si vous fuyez le jour, quel objet peut vous plaire ?

Ranimez, ranimez ce courage abattu

Qui laisse à votre mal céder votre vertu.

Quelle que soit pour nous l’humeur de la fortune,

La vie aux gens de cœur n’est jamais importune.

Contez-nous en deux mots par quelle adversité

Le ciel vous a réduit à cette extrémité.

BRUNÉO, penché sur les genoux d’Agésilan.

Je veux vous obéir, au moins si ma faiblesse

Encor assez de voix et de vigueur me laisse.

Voyez, brave guerrier, en cet écu fatal,

Sous les traits d’un portrait la cause de mon mal.

AGÉSILAN.

Ô rare et divine merveille !

Telle n’est la mère d’Amour

Quand à l’univers qui sommeille

Elle vient annoncer le jour.

 

Telle ne vient, ni si brillante,

Au son du cor et de la voix

Du jeune chasseur qui l’enchante,

L’illustre courrière des mois.

 

Et telle n’est au ciel l’amante

De cet homicide innocent,

Que la mort de Procris tourmente

Autant que l’amour qu’il ressent.

BRUNÉO.

S’il vous est agréable, apprenez en deux mots

Quelle est cette beauté fatale à mon repos.

Sidonie est un nom connu de tout le monde :

Au printemps de ses jours elle était sans seconde ;

Sa beauté fut l’aimant des princes d’alentour.

Qui jadis tous en foule abordaient en sa cour.

La Guindaye est une île à son pouvoir soumise,

Où cent rois chaque jour apportaient leur franchise.

Mais un seul rendit sien, à la honte de tous,

L’objet de tant d’amants et de tant de jaloux :

Florisel (c’est son nom), sous les fausses promesses

D’un futur hyménée, attira ses caresses ;

Toutes les privautés que l’on peut commencer,

Et tout ce qu’une amante a moyen d’avancer,

Tout ce que peut permettre une ardeur infinie,

Le jeune Florisel l’obtint de Sidonie.

Mais elle apprit bientôt, à sa confusion,

Qu’il nuit d’être prodigue en cette occasion ;

Qu’à tort avant l’hymen la fille s’abandonne,

Et perd ce qu’elle a pris, alors qu’elle se donne.

Souvent de la rigueur dépend la sûreté ;

Le captif que l’on plaint songe à sa liberté.

Tel, comblé des faveurs d’une amante indiscrète,

Cet infidèle enfin pratique sa retraite.

Et, chacun reposant, par des lieux inconnus

Se soustrait au pouvoir de sa jeune Vénus.

Jamais si vivement l’amante de Thésée

Ne ressentit l’affront de se voir abusée ;

Et Didon autrefois porta plus doucement

De son beau fugitif l’ingrat éloignement.

Elle crie, elle pleure ; une rage soudaine

D’une extrême amitié fait un objet de haine ;

Rien ne la peut résoudre, et sa juste fureur

Ne médite que sang, que carnage et qu’horreur.

Mais son ressentiment n’a point d’autre allégeance :

La fuite du coupable empêche sa vengeance ;

Et ce jeune inconstant, trop ingrat et trop vain,

Ne considère point l’effet de son dédain.

Enfin de leurs baisers naquit une princesse...

Souffrez qu’ici ma vie et ma parole cesse :

Il m’est honteux de vivre à ce ressouvenir ;

Et d’elle ce portrait vous peut entretenir.

Diane fut le nom de cet ange visible,

Où le temps a fait voir, par un cours insensible,

Tant de trésors puisés des richesses des cieux ;

Que qui ne l’aime pas est sans cœur ou sans yeux.

Tout ce qu’ont fait de rare et l’art et la nature,

Tous les efforts du ciel sont moins que sa peinture,

Et jamais ne parut entre les immortels

Une divinité digne de tant d’autels.

Elle est de mille rois l’amour et les délices ;

Tous vont à ses beautés offrir leurs sacrifices ;

Et Sidonie enfin, suivant sa passion,

Use pour se venger de cette invention :

Diane, en une tour par ses soins retenue,

Et de qui le soleil à peine obtient la vue,

Par édit qu’elle a fait, doit être un instrument

Pour immoler ce traître à son ressentiment :

Elle est par cet édit promise pour conquête

À qui de Florisel lui portera la tête :

Elle en fait disperser un nombre de portraits ;

Et quiconque les voit, charmé de tant d’attraits,

Flatte sa passion d’une espérance vaine,

Et cherche en Florisel le secours de sa peine.

Mais ce prince inconstant, toujours victorieux,

Ne fait que ses jouets de ces audacieux,

Fait éprouver à tous sa valeur infinie,

Et captifs les envoie aux pieds de Sidonie.

Tel, puisqu’il plaît au sort, quoique d’illustre sang,

Vaincu de Florisel, je vais croître leur rang,

Forcé de renoncer, par le malheur des armes,

À la prétention de posséder ses charmes.

AGÉSILAN.

Votre malheur est grand ; mais la constance enfin

Adoucit le plus rude et le pire destin.

Une inutile amour doit tôt être bannie ;

Et savoir mépriser ce que le sort nous nie

Est contre ses assauts un effort glorieux,

Et c’est en quelque sorte être victorieux.

Mais, ô brave guerrier, puis-je sans vous déplaire

Vous demander un bien à votre bien contraire,

Qui blesse vos regards, et peut à tout propos,

Si vous le conservez, troubler votre repos ?

BRUNÉO.

Que vous puis-je accorder ? disposez de ma vie.

Vous méditez des yeux l’objet de votre envie ;

Ce portrait, en qui l’art ne se peut trop louer,

Est ce qui vous plaît tant...

AGÉSILAN.

Je n’osais l’avouer.

BRUNÉO.

Il est à vous, adieu ; mais en ce don funeste

Vous prenez un serpent, un poison, une peste ;

Encore deux regards vous enchantent les sens,

Et vous font adorer ces meurtriers innocents.

Florisel est vaillant ; j’éprouve à mon dommage

Combien il a d’adresse et quel est son courage.

Veuille pour vous le ciel avoir plus de bonté

Que de vous exposer à son bras indompté.

Il sort.

AGÉSILAN, à part.

Pareil au criminel dont un mortel breuvage

D’un effort inconnu tranche le cours de l’âge,

Je me sens consumer d’une invisible ardeur,

Qui tout d’un coup attaque et consume mon cœur.

Pareille ne fut pas à ce feu qui me tue

L’amour de l’artisan qui servit sa statue,

Et dont les innocents et sensibles transports

Firent répandre aux dieux une âme dans son corps.

De quel effort, ô dieux ! est mon âme agitée ?

Par quel sort est sitôt ma raison enchantée ?

Cessez, dédains, froideurs, repos, orgueil, plaisirs,

Et cédez à l’ardeur de mes nouveaux désirs.

Si l’art de la nature imite cet ouvrage,

Et si cette merveille égale son image,

Quel dieu peut justement lui refuser l’honneur

D’établir en ses vœux sa gloire et son bonheur ?

Heureux Agésilan, si pour de si doux charmes

Il t’est permis un jour de répandre des larmes !

Heureux qui peut l’aimer, et plus heureux encor

Ceux qui posséderont un si rare trésor !

À Darinel.

Adore, Darinel, ce miracle visible :

Peux-tu voir ces beautés, et paraître insensible ?

Adore, impie, adore un objet si charmant ;

Montre en cette action un peu de jugement.

Quoi ! ton âme est tranquille et n’en est pas ravie !

DARINEL.

Mais me répondez-vous du repos de ma vie ?

Sentirez-vous mes fers ? et quand je serai pris,

Tâcherez-vous pour moi de toucher ses esprits ?

Je me flatterais bien d’une espérance vaine :

Chacun ferait pour soi, chacun ressent sa peine ;

J’aurais des confidents bien moins que des jaloux ;

Et, la pouvant donner, vous la prendrez pour vous.

AGÉSILAN.

Trêve, cher Darinel, à tout dessein de rire,

Quand mon cœur est touché d’un si cruel martyre ;

Trêve pour un moment de tes belles humeurs,

Et trêve au passe-temps quand tu vois que je meurs.

Quelles inventions, et quel moyen possible

Peut à des yeux mortels rendre un ange visible ?

Quel utile conseil peut inspirer l’amour,

Pour tromper ce jaloux et forcer une tour ?

Si tu peux m’assister d’un avis salutaire,

Tu me seras un dieu.

DARINEL.

Qu’avez-vous tant à faire ?

Déguisez votre sexe, et sous de faux habits,

Comme on dit que les dieux en ont usé jadis,

Usez des privautés qu’un autre habit vous nie :

Allez servir Diane et tromper Sidonie.

Que ne charmerez-vous avecque tant d’appas,

Et quels yeux si subtils ne tromperez-vous pas ?

D’homme devenez fille, et maîtresse de maître ;

À peine seulement vous pourrais-je connaître.

AGÉSILAN.

Ô rare invention ! favorable conseil !

Est-il un autre esprit à ton esprit pareil ?

Partons avant la nuit, et cherchons en Guindaye,

Sous de faux vêtements, l’appareil de ma plaie.

D’une si douce ardeur mon cœur est embrasé,

Que tout dessein me tarde et que tout m’est aisé.

Il sort.

DARINEL.

Que vois-je ? de quel genre est sa mélancolie ?

Quel est ce feu qu’il vante et qu’il trouve si doux ?

Ô dieux, dont le pouvoir préside à la folie,

Jetez les yeux sur lui ; il a besoin de vous.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

FLORISEL, ARLANDES

 

FLORISEL.

Il est vrai qu’elle a droit de vouloir mon supplice,

Que son ressentiment a beaucoup de justice ;

Et que pouvoir sitôt dégager mes esprits,

Semblait de la froideur passer jusqu’au mépris.

Mais lorsque de faveurs une âme est assouvie,

Et qu’enfin les dégoûts succèdent à l’envie,

Veux-tu qu’on se procure auprès d’une beauté

La honte du silence et de l’oisiveté ?

La fuite en ce besoin est un remède honnête,

Et dût-elle coûter la perte de la tête...

ARLANDES.

Mais vous obtîntes d’elle un traitement si doux,

Par la foi seulement qu’elle tenait de vous.

FLORISEL.

On veut par ses discours divertir une dame,

Et non pas exprimer les mouvements de l’âme ;

Et comme pour son art on n’a qu’un faux plaisir,

Qui le poursuit aussi joint la feinte au désir ;

Il loue, il flatte, il vante, il promet, il s’engage,

Et parfois réussit avec ce vain langage.

Quelque dupe, aux dépens de son honnêteté,

Lui fait preuve parfois de sa simplicité.

Mais qu’elle est abusée, et que la plus divine,

Lorsqu’elle donne tout, est près de sa ruine !

En deux mots seulement apprends comme je vis :

Quand un objet est beau, mes yeux en sont ravis ;

Je me laisse attirer à de douces amorces,

Et j’ai des passions égales à mes forces.

Mais cette ardeur s’éteint, et la seconde nuit

Je songe à mon repos : qui me charmait me nuit.

Telle avec qui le soir je parlais de servage,

Et qui me paraissait dessous un beau visage,

Connaît bien le matin que j’en suis rebuté,

Et le jour me retrouve avec la liberté ;

Je trouve des enfers, où j’ai vu des délices ;

Le lieu de mes plaisirs m’est un lieu de supplices,

Et tant d’aversion me chasse de ce lieu,

Que même bien souvent j’oublie à dire adieu.

ARLANDES.

Cet affront justement afflige Sidonie ;

Et sa douleur, hélas ! doit bien être infinie,

Puisqu’avec un dessein si ferme et si constant

Elle poursuit la mort de ce qu’elle aime tant.

FLORISEL.

Quoique mes propres jours soient l’objet de sa rage,

Je ne la puis haïr, j’estime son courage ;

L’équité présidait aux édits qu’elle a faits,

Et son ressentiment a de justes effets.

Mais que par cent combats j’ai fait à ses ministres

Avoir de leur amour des présages sinistres !

Que Diane pour eux est un objet fatal,

Et qu’au dessein qu’ils ont il leur succède mal !

La Guindaye en rougit, et je remplis ses rives

De l’hommage honteux, de ses troupes captives.

La reine peut dompter l’ennui qu’elle ressent :

Pour un seul qu’elle perd elle en rencontre cent.

ARLANDES.

Je ne puis toutefois voir sans beaucoup de peine

Les dangers continus que vous produit sa haine.

Le démon des guerriers n’est pas toujours égal,

Et cent combats sont vains quand un succède mal.

Vous commencez encor après tant de conquêtes ;

Cette hydre chaque jour a de nouvelles têtes ;

Et de tant d’ennemis l’un à peine est à bas

Que l’autre au même instant se trouve sur vos pas.

Ne vois-je pas encor quelque nouveau Typhée

Chercher en votre tête un utile trophée ?

Ô fatale inconstance ! un soudain tremblement

Glace tous mes esprits.

FLORISEL.

Écoutons seulement.

 

 

Scène II

 

FLORISEL, ARLANDES, ROSARAN

 

ROSARAN.

Tyran des volontés, dieu de fer et de flammes,

Enfant malicieux, petit bourreau des âmes,

Maître le plus cruel qui respire le jour,

Peste de mon repos, et pour tout dire, Amour !

Quelle soumission, quel devoir, quel hommage,

Quel injuste tribut veux-tu de mon courage ?

Par quel secret pouvoir engages-tu ma foi ?

Fais révérer tes lois aux enfants comme toi ;

Ou si mon mal te plaît, au moins fais-toi connaître ;

Tu blesses lâchement, tu frappes sans paraître ;

Tu n’oses éprouver la valeur d’un mortel ;

Tu te rends invisible, et ton renom est tel !

Plût au ciel d’accorder ma généreuse envie,

De nous voir main à main disputer de la vie !

Combien je vengerais de malheureux amants,

Et que ta mort plairait à leurs ressentiments !

FLORISEL.

Que sa folie est rare ! Ô rencontre plaisante !

ROSARAN.

Quelqu’un de mes rivaux à mes yeux se présente.

Ô ciel ! de tant d’amants quel sera le destin,

Et qui doit remporter ce précieux butin ?

FLORISEL.

Il le faut aborder ; flattons son arrogance,

Et tirons du plaisir de son extravagance.

Généreux cavalier...

ROSARAN.

La qualité me plaît.

FLORISEL.

Vous cherchez Florisel ?

ROSARAN.

Oui ; sais-tu quel il est ?

Un aveugle, un tyran me demande sa tête ;

Et je dois accorder son injuste requête.

FLORISEL.

Animé de l’ardeur dont vous êtes épris,

De vos moindres efforts elle sera le prix.

ROSARAN.

Sans l’aide des enfers à sa défense offerte,

Je crois qu’il ne peut pas en éviter la perte.

FLORISEL.

On dit qu’il est vaillant ; mais votre seul aspect

Impose aux plus hardis la crainte et le respect.

ROSARAN.

Vaillant ? Dieux, le faux bruit ! et que la renommée

D’une seule étincelle engendre de fumée !

En mille occasions j’ai vu, sans vanité,

Florisel dépourvu de cette qualité.

FLORISEL.

Quoi ! vous l’avez battu ?

ARLANDES, à part.

Que mon âme est ravie !

ROSARAN.

Il a de ma pitié tenu cent fois la vie,

Et je l’ai cent fois mis aux termes du devoir,

Où ma compassion me l’a fait recevoir.

FLORISEL.

Vous allez de sa mort accroître votre gloire,

Et remporter sur lui la dernière victoire.

ROSARAN.

Puisqu’il plaît à l’Amour Florisel doit périr ;

Et le ciel vainement le voudrait secourir.

FLORISEL.

Où le trouverez-vous ?

ROSARAN.

Errant en ces provinces,

Où sa timidité le cache à mille princes

Qui veulent acheter Diane de son sang,

Et parmi qui mon nom tient un honnête rang.

Mais toi-même, animé de passion pareille,

Prétends à posséder cette rare merveille ;

Tu cherches Florisel, et ne lui promets pas,

Si le sort est pour toi, moins qu’un honteux trépas ?

FLORISEL.

La beauté de Diane a de trop faibles charmes ;

Elle a trop peu d’attraits, et j’estime insensé

Qui veut d’un si bas prix être récompensé.

ROSARAN.

Ô sacrilège impie ! ô téméraire audace,

Dont l’aveugle mépris profane tant de grâce !

Diane, ce soleil des dieux et des mortels,

De ton affection n’obtient pas des autels !

Ô mépris criminel ! juge par sa peinture...

FLORISEL.

Je vois le moindre objet qu’ait formé la nature ;

Ce visage est grossier, je n’y vois rien de doux,

Et tiens tous ses amants en qualité de fous.

ROSARAN.

On nomme aussi l’amour une mélancolie,

Un beau trouble d’esprit, une douce folie :

Tu les qualifieras du titre que tu veux ;

Mais moi qui suis du rang...

FLORISEL.

Plus fou que pas un d’eux.

ROSARAN.

J’aime ta belle humeur, presque à ma honte même,

Et ne te puis ouïr sans un plaisir extrême.

FLORISEL.

Si j’étais Florisel ?

ROSARAN.

Le ciel t’en garde, hélas !

Dans un moment ou moins...

FLORISEL.

Quoi ?

ROSARAN.

Tu ne vivrais pas ;

Sa tête que je cherche, et que veut Sidonie,

Reconnaîtrait bientôt ma valeur infinie.

FLORISEL, mettant l’épée a la main.

Voilà, voilà ce don que tu lui dois porter ;

Mais pour en être maître il le faut disputer :

Achète de ce prix le bien qu’elle te nie.

ROSARAN, à Arlandes.

Retenez sa fureur. Dieux ! quelle est sa manie ?

Pourquoi s’expose-t-il sous un nom emprunté

À l’invincible effort de ce bras indompté ?

ARLANDES, à part.

Dieux ! l’agréable fou !

Il sort.

FLORISEL.

Toi qui cherches ma tête,

Toi de qui Florisel fut cent fois la conquête,

Aux pieds de qui cent fois il mit ses armes bas,

Tu délibères, lâche, et ne le connais pas !

ROSARAN.

Vous êtes Florisel ? Ô rencontre propice !

Que le sort aujourd’hui me rend un bon office !

Le ciel me soit témoin que le but de mes pas

N’est que de vous offrir le secours de mon bras ;

Que jamais à mortel je n’offre d’assistance,

Si je me suis armé que pour votre défense.

Vous connaîtrez en moi, par d’utiles effets,

Le plus sincère ami que vous eûtes jamais.

FLORISEL.

Le ciel montre les soins qu’il a de l’innocence,

Et me voilà pourvu d’un ami d’importance.

Adieu, puisses-tu voir ma tête entre tes mains,

Si tu n’es, cher ami, le plus fou des humains.

Il sort.

ROSARAN.

Serait-ce Florisel ? Qui me le peut apprendre ?

Laissé-je aller un bien qui n’eût coûté qu’à prendre ?

Je le cherche, le trouve, et ne l’attaque pas !

Délibéré-je encore ? il faut suivre ses pas.

Non, domptons la fureur de ce bouillant courage ;

À la compassion faisons céder la rage ;

Et renonçons plutôt aux atteintes d’amour,

Qu’offenser l’innocent et le priver du jour.

Tyran de libertés, Amour, peste des âmes,

Je brise tous tes fers, j’éteins toutes tes flammes ;

Et, plutôt que jamais relever de tes lois,

Je romprai ton bandeau, ton arc et ton carquois.

Il sort.

 

 

Scène III

 

AGÉSILAN, en habit de femme et sous le nom de DARAÏDE, DARINEL

 

DARAÏDE.

Je souhaite, je crains, je meurs, je ressuscite

À l’abord du pays où ce bel astre habite.

Tant de lieux que j’ai vus, tant de pays divers,

Tant de rochers affreux, tant de monts, tant de mers,

La colère des vents, le péril du naufrage,

N’ont que d’un vain effort assailli mon courage ;

Et je tremble à l’aspect du glorieux séjour

Où je vais adorer ce miracle d’amour.

En ces cruels assauts que le respect me livre,

À qui faut-il parler ? quel conseil dois-je suivre ?

DARINEL.

Vous aller à la reine offrir sans mandement,

C’est agir, ce me semble, un peu légèrement.

L’offre que vous ferez précédant son envie,

D’un refus de sa part pourrait être suivie.

Vous devez mieux conduire et couvrir votre jeu :

Qui s’offre s’est à charge, et l’on l’estime peu.

DARAÏDE.

Quel salutaire avis me peux-tu donc prescrire ?

DARINEL.

Au lieu de vous offrir faites qu’on vous désire.

En voici le moyen ; écoutez.

DARAÏDE.

Dis donc tôt.

DARINEL.

Que vous êtes pressé !

DARAÏDE.

Je te prie, en un mot.

DARINEL.

Diane, de ce pas où sa chambre regarde,

Comme nous avons su d’un des gens de sa garde,

Pourra peut-être ouïr les aimables accents

Dont votre belle voix sait enchanter les sens ;

Ses accords mariés à ceux de la guiterre,

Peuvent, si vous voulez, charmer toute la terre ;

Quoi qu’il arrive aussi, vous ne la quittez pas,

Et voulez qu’elle et moi suivions toujours vos pas.

Jointe à ces doux accents, votre voix sans pareille

Peut-être de Diane attirera l’oreille,

Et peut-être ses yeux, en qui vos doux attraits

Feront naître un dessein de vous voir de plus près :

Alors vous lui rendrez le service fidèle

Que vous lui fit vouer le seul bruit qu’on fait d’elle,

Cet avis, ce me semble, est le plus à propos

Et pour votre assurance et pour votre repos.

DARAÏDE.

Quelque secret démon, que ton âme consulte,

Fait que de tes avis toujours l’effet résulte.

Essayons le succès de cette invention.

DARINEL, lui donnant sa guitare.

Tenez.

DARAÏDE.

Et par mon chant apprends ma passion.

Il chante.

Ô ciel, si ta Diane eut de mêmes appas

Qu’on peint ceux de celle que j’aime,

Ce qu’on dit de Vénus et de Paris n’est pas,

Ou son aveuglement en jugeant fut extrême.

 

 

Scène IV

 

AGÉSILAN, sous le nom de DARAÏDE, DARINEL, DIANE, dans une galerie

 

DIANE.

Quelle agréable voix a frappé mon oreille ?

DARINEL.

La voilà qui paraît. Ô divine merveille !

Voyez.

DARAÏDE.

Je n’ose, ô ciel ! en quel état je suis !

DARINEL.

Achevez donc.

DARAÏDE.

Je tremble.

DARINEL.

Achevez.

DARAÏDE.

Je ne puis.

DIANE.

Qui sont ces gens ?

DARAÏDE, chantant.

S’il n’eût été privé de l’usage des yeux,

Elle eût eu la fatale pomme

Qui fit tomber les murs bâtis des mains des dieux,

Pour l’amour d’une femme et le crime d’un homme.

DIANE.

Jamais de si douce harmonie

Mes sens ne furent enchantés.

Outre la voix, sa grâce est infinie,

Et son visage a d’extrêmes beautés :

Elle a des qualités à charmer tous les sens.

Un mot, belle étrangère ; attendez, je descends.

DARINEL.

Que désirez-vous plus ? elle vient elle-même.

DARAÏDE.

Ô mon cher Darinel, en ce bonheur extrême

Je demeure interdit, immobile, confus,

Et je ne sais que craindre ou souhaiter de plus.

Épargne-moi l’affront de rester sans parole :

Fuyons, n’attendons point.

DARINEL.

Ô la crainte frivole !

Aimant bien, vous doutez de pouvoir cajoler !

Ce seul habit suffit à vous faire parler.

Si son portrait, au reste, a d’agréables charmes,

Que n’allez-vous point voir ! Que je prévois de larmes !

Que d’adorations et que de vains regrets

Vous vont coûter ses yeux pourvus de tant d’attraits !

Celui qui la peignit en fit de fausses traces,

Et n’a pas imité la moindre de ses grâces.

J’entends du bruit ; c’est elle.

DARAÏDE.

Ô dieux ! qu’à cet aspect

J’éprouve ce que peut la crainte et le respect !

 

 

Scène V

 

AGÉSILAN, sous le nom de DARAÏDE, DARINEL, DIANE, ARDÉNIE

 

DIANE.

Quelle heureuse aventure, agréable merveille,

Vient de me faire ouïr votre voix sans pareille ?

Sachant à qui je dois un passe-temps si doux,

Quel état justement ne ferai-je de vous ?

Et de quelle faveur ne suis-je redevable

À qui m’a fait jouir d’un bien si délectable ?

DARAÏDE.

Mais quelle voix plutôt, et fût-elle d’un dieu,

Peut mériter l’honneur qui m’arrive en ce lieu ?

Pour acheter un mot d’un bouche si rare,

Que peut-on posséder dont on pût être avare ?

Si contre la nature on murmura jamais,

C’est aujourd’hui, madame, et c’est moi qui le fais.

Plût au ciel sussiez-vous avec combien d’envie

J’oserais vous offrir mon service et ma vie,

Si l’avare qu’elle est m’avait fait mériter

Ce qu’elle a bien osé me faire souhaiter !

Mais peut-on espérer cette faveur insigne

À moins que de vous plaire et que d’en être digne ?

ARDÉNIE, à Diane.

Certes, vous ne pouvez faire un plus juste choix ;

Et son esprit est rare, encor plus sa voix.

DIANE.

Que n’obtiendrez-vous pas avec tant d’éloquence !

Je commençais déjà de craindre votre absence.

Chaque moment vous peint plus charmante à mes yeux ;

Ma mère par dessein ne pourrait choisir mieux,

Et je n’obtiendrai pas une faveur légère

Si son consentement accorde ma prière :

Mais, ma fille, en deux mots tirez-moi de souci :

Quel est votre pays, et qui vous mène ici ?

DARAÏDE.

La Crète est le séjour où j’ai pris la naissance :

Là, j’appris à chanter dès ma plus tendre enfance ;

Cet unique exercice occupait mon loisir,

Sinon utilement, du moins avec plaisir :

Demeurant libre enfin par la mort de mon père,

Et sachant à quel point le siècle vous révère,

Que vous éternisez la gloire de ces lieux,

Et qu’on dit plus de vous qu’on ne dit pas des dieux ;

Cette voix que l’usage et le ciel m’ont donnée,

Par un secret instinct s’est pour vous destinée ;

J’ai forcé tout respect de parents et d’amis,

Et, les quittant, mes biens en leur garde commis,

Avecque peu d’espoir, mais un désir extrême

De vous voir accepter mon service et moi-même.

Ciel, tu sais, si je mens ! Sois témoin de l’ardeur

Qui me fait pour esclave offrir à sa grandeur.

Mon nom est Daraïde.

ARDÉNIE.

Il faut qu’elle soit votre,

Et que votre amitié la préfère à toute autre.

Ses charmes infinis par des efforts secrets

Me font être de part dedans ses intérêts.

Ne délibérez point.

DIANE.

Par quelle tyrannie

Me voulez-vous ravir, ô ma chère Ardénie,

Le pouvoir de montrer un peu de jugement

En l’acquisition d’un objet si charmant ?

Votre peur n’est pas tant que je ne la reçoive,

Comme votre désir est que je vous la doive.

Oui, vivez parmi nous ; seule je vous reçois,

Et veux, pour mon honneur, ne vous devoir qu’à moi.

Aimez-moi seulement ; j’obtiendrai de la reine

L’aveu que je désire, avec fort peu de peine.

DARINEL, à part.

Tout rit et tout succède à notre amant transi.

 

 

Scène VI

 

AGÉSILAN, sous le nom de DARAÏDE, DARINEL, DIANE, ARDÉNIE, SIDONIE

 

DIANE.

Entrons ; mais non, la reine à propos vient ici.

Je vais parler pour vous.

SIDONIE.

Quelle est cette étrangère ?

DIANE.

Mienne, si je reçois la faveur que j’espère.

Ne me refusez pas ce bien si souhaité

Que j’allais demander à votre majesté.

Son repos méprisé, ses biens, de longs voyages,

Du bien qu’elle me veut me sont des témoignages ;

Le seul bruit de mon nom attire ici ses pas,

Et sa voix seulement a de si doux appas

Qu’il ne faut que l’ouïr pour en être charmée,

Et que vous me lourez de l’avoir estimée.

SIDONIE.

Puis-je avoir à mon tour ce divertissement ?

DIANE.

Elle vous ravira ; commandez seulement.

DARAÏDE.

Je ne me flatte pas de l’espoir de vous plaire ;

Mais j’obéis au moins, ne pouvant satisfaire.

ARDÉNIE.

Que de grâce !

DIANE.

Écoutons.

DARAÏDE, chantant.

Par le vouloir des dieux...

 

 

Scène VII

 

AGÉSILAN, sous le nom de DARAÏDE, DARINEL, DIANE, ARDÉNIE, SIDONIE, LE PAGE de Sidonie

 

LE PAGE, à Sidonie.

Madame, un étranger vient d’entrer en ces lieux,

Qui parle d’un combat dont il veut rendre compte

À votre majesté.

SIDONIE.

Quelle frayeur si prompte,

Quelle soudaine horreur vient glacer mes esprits !

Ah ! Florisel est mort ! N’en as-tu rien appris ?

LE PAGE.

Je crois qu’il l’a nommé.

SIDONIE.

Sans dire davantage ?

LE PAGE.

Je n’ai rien entendu.

SIDONIE.

Qu’il vienne.

Le page sort.

Enfin, ma rage,

Enfin on t’a servie, on accomplit tes vœux,

Et l’on apporte ici la tête que tu veux :

On t’a sacrifié cet amant infidèle.

Ô sensible douleur ! ô vengeance cruelle !

Ô détestable effet d’un amour enragé !

Qu’à tel qui se plaignait il nuit d’être vengé !

Plutôt que de passer à cet effort extrême,

Que n’oubliais-je, hélas ! mon honneur et moi-même !

Quel repos, quel honneur et quel bien m’est rendu,

Et que me revient-il de ce qu’il a perdu ?

Quel effet vont avoir les traits qui m’enflammèrent,

Et quels me paraîtront les yeux qui me charmèrent ?

Je verrai des œillets que la mort a déteints,

Des lis ensanglantés et des soleils éteints.

Un oubli fut son crime, une mort est sa peine ;

Il ne fut qu’inconstant, et je fus inhumaine ;

Il cesse de m’aimer, et moi je l’ai haï ;

Il ne m’a que laissée, et moi je l’ai trahi.

À Ardénie.

Détournez de mes yeux ce funeste spectacle ;

À sa venue, hélas ! mettez un prompt obstacle :

À ceux qu’on a vengés comme ils ont souhaité,

Vouloir voir leur vengeance est une cruauté.

Retenant Ardénie.

Mais, simple, cette mort est encore incertaine ;

Elle peut être fausse, et ta plainte être vaine ;

Outre que je ne puis, sans trop d’aveuglement,

Envier cette gloire à mon ressentiment.

Ton amour tâche en vain à déguiser son crime ;

Ton regret est honteux, ta plainte illégitime.

Après un tel affront, qui plaint son suborneur

Une seconde fois offense son honneur.

Pressez, pressez, plutôt qu’empêcher sa venue ;

Mon honneur outragé demande cette vue ;

Celui ne hait pas bien qui pleure un ennemi,

Et qui ne le voit mort n’est vengé qu’à demi.

Elle l’arrête encore.

Attendez, Ardénie ; hélas ! en cette peine,

Qui le doit emporter, ou l’amour ou la haine ?

Je souhaite et je crains d’apprendre son trépas ;

Je tremble et suis de feu, je veux et ne veux pas ;

Je demande sa mort et désire sa vie,

Et ne sais sur laquelle arrêter mon envie ;

Toutes deux sur mon cœur font un égale effort.

Mais il vient, et je meurs. Florisel est-il mort ?

 

 

Scène VIII

 

AGÉSILAN, sous le nom de DARAÏDE, DARINEL, DIANE, ARDÉNIE, SIDONIE, BRUNÉO

 

BRUNÉO, mettant son épée aux pieds de la reine, et un genou en terre.

Envoyé pour hommage à vos célestes charmes,

Je vous viens annoncer le succès de ses armes.

Tous, flattés de l’objet de votre majesté,

Attaquent, mais en vain, ce courage indomptée

Il profite du mal ; sa peine accroît sa gloire :

Chaque coup de sa main lui gagne une victoire.

Mars, plus fort que l’Amour, nous range à son pouvoir,

Et ce ne lui fut qu’un que me vaincre et me voir.

Je viens par son arrêt vous offrir mon service ;

Et le commandement m’est un heureux supplice,

Puisqu’il m’acquiert le bien que j’ai tant souhaité,

Montrant Diane.

De voir cette charmante et divine beauté.

SIDONIE.

Heur malheureux, heureux malheur,

Agréable et triste nouvelle,

Tu me plais et déplais, tu m es douce et cruelle,

Et je maudis ensemble et bénis ta valeur.

 

J’aime qu’il soit victorieux,

Et voudrais qu’il fût ma conquête ;

Je souhaite sa vie et demande sa tête ;

J’ai pour lui des desseins et doux et furieux.

 

Mon honneur dépend de sa mort,

Et ma mort dépend de la sienne.

Entrons, n’y pensons plus, et, quoi qu’il en advienne,

Laissons-nous gouverner aux volontés du sort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DIANE, ARDÉNIE

 

DIANE.

Admire les beautés dont la terre est pourvue ;

Vois de combien de fleurs elle enchante la vue ;

Cette diversité qu’elle présente aux yeux

Peut disputer du prix avec celle des cieux.

Que ne vient avec nous méditer Daraïde,

Sur les bords émaillés de ce cristal humide ?

ARDÉNIE.

Connaissant son humeur, je m’étonne comment

Elle peut mépriser ce divertissement.

Elle est seule en la tour ; et je suis peu sensée,

Ou quelque inquiétude occupe sa pensée.

DIANE.

Qui la peut traverser ?

ARDÉNIE.

Je ne le puis savoir ;

Mais je vous dirai bien ce que j’en ai pu voir.

L’allant entretenir ce matin, je l’ai vue

Les yeux mouillés de pleurs sur son lit étendue,

Et, sans porter sa voix aux endroits d’alentour,

S’écrier quelquefois : Ô bel astre d’amour !

À ces mots vers le ciel ses belles mains haussées

Semblaient muettement exprimer ses pensées.

Moi, pour la laisser libre et ne la fâcher pas,

Pleine d’étonnement j’ai rebroussé mes pas.

DIANE.

Quel est ton sentiment ?

ARDÉNIE.

Mais le vôtre ?

DIANE.

Qu’elle aime.

Mais qui ?

ARDÉNIE.

Que savons-nous ? c’est peut-être vous-même.

Ne remarquez-vous pas l’honneur qu’elle vous rend,

Les discours qu’elle tient, et le soin qu’elle prend ?

Jamais un serviteur a-t-il pour une dame

Témoigné plus de zèle et montré plus de flamme ?

DIANE.

Mais quel serait le fruit de cette passion ?

ARDÉNIE.

Le bien d’avoir suivi son inclination,

Et le plaisir d’aimer la beauté dans l’extrême

Qu’elle ne peut trouver que dans son sexe même.

En effet, la nature a d’un pinceau si doux

Tiré les moindres traits que l’on remarque en vous,

Et, voulant à plaisir composer ce visage,

A si bien réussi dans ce parfait ouvrage,

Qu’il faut qu’également les dieux et les mortels

Confessent que jamais ils n’en ont vu de tels :

Vous charmez tout le monde, et plût au ciel qu’au temple

On portât pour nos dieux l’œil dont on vous contemple !

Combien seraient chéris leurs mystères sacrés,

Et combien leurs autels seraient plus révérés !

DIANE.

Si ton intention est de me rendre vaine,

Tu le peux, ma cousine, avec fort peu de peine :

Encore un mot, encore un compliment pareil,

Et tu mettras Diane au-dessus du soleil ;

Je croirai que tout cède à mon mérite extrême,

Et je m’estimerai seule égale à moi-même.

Tu ne vois qu’un défaut où tout est si charmant,

C’est que je ne te puis rendre ton compliment,

Que je ne puis parler comme je le désire,

Et que m’ayant tout dit je n’ai plus rien à dire.

Mais changeons de discours : ne confesses-tu pas

Qu’à tes yeux Daraïde a de charmants appas ?

Qu’elle porte un regard, rie, ou discoure, ou chante,

Est-il oreilles, yeux, ni cœur qu’elle n’enchante ?

Combien vaut un esprit rare comme le sien !

Combien sa belle humeur, combien son entretien !

ARDÉNIE.

Moi, sans vous la nommer ni rare ni divine,

Je voudrais que l’amant que le ciel me destine,

Si je mérite assez pour en espérer un,

Eût tout, hormis le sexe, avec elle commun :

Elle n’a rien en soi qui ne me satisfasse,

Et ne fait action ni pas qui n’ait sa grâce.

DIANE.

Voilà tout exprimer, mais en termes si doux,

Que je te vois déjà d’un œil un peu jaloux :

Il me fâche déjà d’avoir une rivale.

ARDÉNIE.

Pour la craindre, il faudrait qu’elle vous fût égale.

Quelque si forte ardeur qui m’embrasât le sein,

Que pourrais-je espérer où vous avez dessein ?

Et qui vous peut aimer sans vous être fidèle ?

DIANE.

Un duel, en tous cas, finirait la querelle.

ARDÉNIE.

Un duel de baisers ?

DIANE.

Et je l’entends ainsi.

Mais tu sais le dessein qui m’amenait ici,

De donner un moment au bord de ces fontaines,

Que frisent les zéphyrs de leurs fraîches haleines.

Où vas-tu cependant ?

ARDÉNIE.

Parmi ces belles fleurs,

Vous choisir un bouquet de diverses couleurs,

Mais de roses surtout et dont l’odeur soit rare ;

Car de vous en faire un à dessein qu’il vous pare,

On sait que vous pouvez en porter seulement

Pour la honte des fleurs, non pour votre ornement.

DIANE.

Fais, tu m’obligeras.

Elle se couche près de la fontaine.

ARDÉNIE, cueillant des fleurs.

Cueillons les moins écloses ;

Commençons par l’œillet, ajoutons-y les roses.

Que cet émail est rare, et que l’œil enchanté

S’égare doucement dans sa diversité !

Mais, ô beaux ornements dont la terre est parée,

Que votre éclat si doux est de courte durée !

À peine seulement saurait-on vous toucher

Sans gâter votre teint et sans le voir sécher.

Elle se perd dans des palissades.

 

 

Scène II

 

DARAÏDE, DARINEL, DIANE, endormie

 

DARAÏDE.

Plût au ciel, Darinel, visses-tu dans mon âme

Ces divers mouvements de respect et de flamme !

Je ne puis un moment supporter ses regards,

J’attache en rougissant les yeux de toutes parts,

Et je dis bien souvent, en la voyant si belle :

Me peut-elle souffrir ? je suis indigne d’elle :

Là j’entrouvre les yeux, mais les ferme aussitôt ;

Si j’ose lui parler, je manque au premier mot ;

Mon discours se confond, et souvent elle explique

Ce qui, s’il est bien pris, n’a ni sens ni réplique.

DARINEL.

Me puis-je déclarer et parler librement ?

Je n’eus jamais d’amour où j’aimai froidement ;

Mais il faut avouer que Diane a des charmes

Contre qui la raison a d’inutiles armes ;

Je perds en la voyant, par un secret effort,

La qualité de libre et le titre de fort ;

Je confesse mon faible-, et publie à ma honte

Qu’une fille me blesse et qu’un enfant me dompte.

DARAÏDE.

À ce compte j’en tiens ; et tu me veux ravir,

Par l’offre de tes vœux, l’honneur de la servir.

DARINEL.

Non, que plutôt ma mort prévienne cette envie ;

Mes yeux en sont charmés, mon âme en est ravie ;

Mais je conserve encor trop de pouvoir sur moi

Pour ne vous rendre pas l’honneur que je vous dois.

Je sais que la plus froide et la plus inhumaine

Ne me peut opposer qu’une défense vaine ;

Je sais l’art de régner sur ces jeunes esprits :

Mais prenez s’il se peut, puisque vous êtes pris ;

Car je n’aurai jamais ni de bonnes fortunes,

Ni de prétentions avecque vous communes :

Vous ne me trouverez ni rival ni jaloux ;

J’ai de l’amour pour elle, et du respect pour vous.

DARAÏDE.

Ô généreux ami, la violence extrême

Que, pour servir autrui, tu fais dessus toi-même !

Qu’ayant un tel rival j’espérais vainement !

Je dois tout mon espoir à ton renoncement.

Apercevant Diane.

Mais trêve à ce discours : un rayon de lumière

Découvre à mes regards cette douce meurtrière.

Approchons-en sans bruit : un sommeil gracieux

Pour m’épargner des coups a fermé ses beaux yeux.

Ménage, heureux amant, à cette heure importune,

La belle occasion que t’offre la fortune ;

Mettant un genou en terre.

Et prends mille baisers sur ses divines mains,

Qui tiennent enchantés les cœurs de tant d’humains.

Mais que mes vœux sont purs, et que j’ai d’innocence !

Mon amour entreprend, et mon respect s’offense ;

Tout en brûlant je tremble, et, prête d’approcher,

Ma bouche se retire et n’ose les toucher.

Ah ! ne t’oppose plus, importune contrainte,

Et laisse à mon désir forcer un peu ma crainte.

Il lui baise les mains.

DARINEL.

Quand on donne aux amants le titre d’insensés,

On les épargne encore, on n’en dit pas assez ;

Il veut, il ne veut pas, s’approche, se retire.

Quelle pure manie, et quel plaisant martyre !

Ne sauriez-vous former un généreux dessein,

Aller jusqu’à la bouche et donner jusqu’au sein ?

DARAÏDE.

Je tremble, Darinel.

DARINEL.

C’est bien ce qui me semble.

Est-ce là paraître homme ?

DARAÏDE, se retirant.

Éloignons-nous, je tremble.

DARINEL.

Ô la plaisante amour ! Craindre pour un baiser !

DARAÏDE.

Mais si je l’éveillais... attends... le dois-je oser ?

DARINEL.

Plus belle occasion ne vous peut être offerte.

Les honteux perdent tout.

DARAÏDE.

Tu causeras ma perte :

Je brûle toutefois de suivre ton conseil ;

Il la baise sur la bouche.

Je ne m’en puis défendre. Ô plaisir sans pareil !

Une si glorieuse et si douce licence

À mes travaux passés est trop de récompense.

 

 

Scène III

 

DARAÏDE, DARINEL, DIANE, endormie, ARDÉNIE

 

ARDÉNIE, tenant son bouquet achevé.

Enfin je l’ai rendu si beau, si précieux,

Que Flore de ses mains ne l’aurait pas fait mieux

Mais que vois-je ?

DARINEL.

On vous voit.

Il sort.

ARDÉNIE.

Que fait là Daraïde ?

DARAÏDE.

Marchez plus doucement, et d’un pas plus timide ;

Voyez que tout est calme, et que ces doux zéphyrs

De peur de l’éveiller retiennent leurs soupirs.

Tel reposait l’Amour, la nuit que la nature

D’un peu d’huile brûlant lui fit une blessure ;

Telle, ayant mis le cerf ou la biche aux abois,

Diane se repose à l’ombrage des bois.

ARDÉNIE.

Enfin je dois parler, et c’est trop me contraindre

Dans le juste sujet que je vois de me plaindre.

Vos devoirs, vos respects, votre civilité,

Tout se tourne à Diane, et rien de mon côté ;

À peine de vos yeux puis-je avoir un œillade :

Mon esprit, Daraïde, en est un peu malade ;

Et je tâche à vous plaire avec trop de souci

Pour ne pas souhaiter que vous m’aimiez aussi :

J’ai cent fois là-dessus ma glace consultée ;

Et crois ne devoir point être tant rebutée.

Sans vous faire de honte, et sans présomption,

Je puis entrer en tiers en votre affection.

DARAÏDE.

On ne le peut nier, belle et sage Ardénie,

Vos attraits sont puissants, votre grâce infinie ;

Je ne vous saurais voir sans beaucoup de plaisir,

Et, mon sexe changé, j’irais jusqu’au désir :

Mais, en dussiez-vous prendre un peu de jalousie,

Je vous veux déclarer quelle est ma fantaisie ;

Si je voyais Diane entre les immortels ;

Pour elle seulement je ferais des autels,

Tous mes vœux seraient siens, elle aurait tout mon zèle,

Et je ne brûlerais de l’encens que pour elle.

N’en déplaise à Vénus, n’en déplaise à Junon,

Je ne célébrerais leur pouvoir ni leur nom.

ARDÉNIE.

Et moi, que Daraïde ou m’aime ou me rebute...

DIANE, s’éveillant.

Dieux ! j’ai longtemps dormi. Quelle est votre dispute ?

ARDÉNIE.

Voulez-vous être arbitre en notre différent ?

Mais je prépare bien mon malheur apparent.

Je ne puis espérer d’arrêt qu’à mon dommage,

Car le gain de sa cause est à votre avantage.

DIANE.

Si votre cause est juste, et si je l’entreprends,

Je vous rendrai justice à mes propres dépens.

S’agit-il d’un forfait, d’un vol, d’un homicide

Qu’ait commis Ardénie ou qu’ait fait Daraïde ?

Je saurai balancer et le mal et le bien.

ARDÉNIE.

C’est un procès d’amour.

DIANE.

Je n’y connais donc rien ?

ARDÉNIE.

Diane toutefois a bien part en la cause.

DIANE.

Éprouvez au hasard si j’y sais quelque chose.

ARDÉNIE, lui donnant un bouquet.

Que ce bouquet si rare et si bien assorti

Aide à vous disposer à prendre mon parti.

DARAÏDE.

Quel espoir me demeure ? où sera mon refuge

Si ma partie essaie à corrompre mon juge ?

DIANE.

Non, non, pour vous prouver qu’on ne me corrompt point,

Parlez, vous, car trop d’art à son discours est joint,

Et je veux découvrir la vérité sans feinte.

DARAÏDE.

Sachez donc en deux mots le sujet de sa plainte :

Votre gloire lui nuit, et son esprit jaloux

Veut éteindre l’encens que je brûle pour vous.

Pareille à ces faux dieux dont l’arrogance est telle

Qu’ils dérobent des vœux à la troupe immortelle,

Elle vous veut ravir ce qu’on vous a donné,

Et partager un cœur qui vous est destiné.

Elle accuse, en un mot, ma froideur et mon zèle,

Mais mon zèle pour vous, et ma froideur pour elle.

ARDÉNIE.

Belle et prudente arbitre, écoutez en deux mots.

DARAÏDE.

Elle vous va charmer de mille vains propos.

DIANE.

Il nuit de savoir trop ; l’éloquence est suspecte ;

Je suis juste, il suffît, et de plus vous respecte.

Je sais qu’on doit toujours balancer l’équité

Avec plus de douceur que de sévérité ;

Donc, puisqu’à toutes trois l’affaire est d’importance,

D’une oreille attentive oyez votre sentence.

J’ordonne qu’à toutes deux

Daraïde offre des vœux,

Et qu’elle aime beaucoup, étant beaucoup aimée.

Je laisse toutefois à sa discrétion,

Ne pouvant disposer de l’inclination.

D’être pour qui lui plaît plus ou moins enflammée.

ARDÉNIE.

J’obtiens ce que je veux, et je ne prétends pas

Vous égaler en gloire, inégale d’appas.

DARAÏDE.

Et moi j’accomplirai cet arrêt favorable ;

Je la trouve charmante, et Diane adorable :

Je l’égale au soleil, et vous aux immortels ;

J’aurai des vœux pour elle, et pour vous des autels.

DIANE.

Enfin ce beau présent ne m’a point corrompue ;

La justice est sans yeux, je n’avais plus de vue,

Je porte un cœur égal qu’elle tentait en vain ;

Et, pour punition de ce mauvais dessein,

Ce bouquet est pour vous.

Elle lui donne le bouquet.

DARAÏDE.

Ô dieux, qu’il a de charmes !

Qu’elle me combattait avec de douces armes !

ARDÉNIE.

Ainsi donc tout retourne à ma confusion.

Je saurai m’en venger dedans l’occasion ;

Il me souviendra bien d’un traitement si rude.

DIANE.

Elle relâchera de cette ingratitude.

ARDÉNIE.

Je ne pardonne point à moins que d’un baiser.

DIANE.

Qu’elle en ait plutôt deux ; il la faut apaiser.

ARDÉNIE.

Encore un, et ma peine est beaucoup soulagée.

Il baise Ardénie.

DARAÏDE.

N’en désirez-vous plus ?

ARDÉNIE.

Je suis assez vengée.

Qu’il sert d’importuner et d’être un peu jaloux !

Que l’ennemi, le juge et le combat sont doux !

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

SIDOINIE, seule

 

Quel succès séchera mon œil toujours humide ?

Donc, pour prix de moi-même, un ingrat, un perfide,

Triomphe insolemment de mes affections,

Et met son crime au rang des belles actions !

Il trouve de la gloire à m’avoir méprisée ;

Et sa tête, au hasard des armes exposée,

Tire de mes desseins moins de peur que d’orgueil ;

Ne les nomme qu’amour, et ma rage qu’un deuil ;

Mes édits n’ont rien fait que publier ma honte ;

Il n’a point d’ennemis que son bras ne surmonte ;

Et je semble, au dessein d’alléger ma douleur,

N’avoir eu que celui d’exercer sa valeur !

Mais il se plaît encor d’irriter mon martyre.

M’envoyant ses vaincus, ne me veut-il pas dire :

Vois comme ta fureur s’exerce vainement ;

Je ne fais qu’un jouet de ton ressentiment ;

Je suis, comme de toi, maître de la fortune ;

Les combats me sont doux, et tu m’es importune.

Devant perdre le jour ou paraître à tes yeux,

Et mourir ou t’aimer, la mort me plairait mieux ?

Voilà de cet ingrat la superbe pensée ;

Et c’est ce que mérite une ardeur insensée

Qui fait contre ma haine encore un tel effort,

Que j’ai de la contrainte à désirer sa mort.

Quoi ! mon aversion est encore douteuse !

Ô trop basse faiblesse ! ô lâcheté honteuse !

Qu’il meure ce tyran de mes jeunes désirs ;

Qu’il meure, et qu’en sa mort renaissent mes plaisirs :

C’est mériter mon mal que de craindre sa peine.

Dieux, vengeurs des forfaits, satisfaites ma haine.

 

 

Scène V

 

SIDONIE, ANAXARTE, LE PAGE

 

ANAXARTE.

Des pays reculés où se lève le jour,

Après de longs travaux, j’arrive en cette cour,

Où le bruit des beautés dont l’infante est pourvue

Me fait à vos genoux en implorer la vue.

J’ai l’heur d’être né prince, et cette qualité

Me promet cet honneur de votre majesté.

SIDONIE.

Je vous suis obligée, et sa gloire est insigne,

D’avoir causé ces pas dont vous la jugez digne.

Page, amenez Diane.

ANAXARTE.

À quel ravissement

Se disposent mes yeux en cet heureux moment !

Tout l’Orient, charmé du bruit de ses merveilles,

A pour son seul renom des voix et des oreilles ;

Sans guerre elle a vaincu tant de princes divers,

Qu’elle a fait son pays de tout cet univers,

Et, pareille au moteur de la voûte azurée,

Sans se rendre visible est partout adorée.

Mycène est mon pays, Anaxarte mon nom,

Et je viens, attiré par un si beau renom,

Offrir d’humbles devoirs et rendre un juste hommage

À ce jeune soleil, miracle de notre âge.

 

 

Scène VI

 

SIDONIE, ANAXARTE, LE PAGE, DIANE, DARAÏDE, ARDÉNIE, BRUNÉO

 

ANAXARTE.

Mais quel soudain éclat vient éblouir mes yeux ?

Telle n’est pas Diane en la voûte des cieux,

Et telles ne sont pas les clartés de son frère,

Quand ses plus beaux rayons dorent notre hémisphère.

SIDONIE.

Elle reçoit, monsieur, votre civilité,

Si ce n’est sans plaisir, au moins sans vanité.

ANAXARTE.

Et moi qui, sans la voir, crus que la renommée

En ayant tant parlé l’avait trop estimée,

J’accuse de froideur ses acclamations ;

Elle est avare encore à ses perfections ;

Et c’est avec regret qu’il faut que mon courage

En une juste cause obstinément s’engage.

Apprenez le dessein qui m’a conduit ici,

Et puisse-t-il finir ma vie et mon souci !

SIDONIE.

Quel est donc ce dessein ?

ANAXARTE.

Lucelle, une princesse

À qui cède en beauté le reste de la Grèce,

M’engage en un duel, et pouvant tout sur moi,

Me promettant ses vœux, m’a prescrit cette loi.

Elle veut que je prouve, au hasard de ma vie,

Qu’elle est le seul objet dont toute âme est ravie ;

Et je dois obéir à ce commandement,

Et de sa vanité tenter l’événement.

Si quelqu’un ose ici disputer du contraire,

Contre mon sentiment je lui veux satisfaire :

Je soutiens que Diane a de moindres appas,

Et prétends, en un mot, prouver ce qui n’est pas.

BRUNÉO.

Mon bras disputera cette heureuse victoire.

DARAÏDE, prenant l’épée du page.

C’est à moi seule, à moi qu’appartient cette gloire ;

Que j’obtienne ce bien de votre majesté ;

Je l’implore sans crainte et sans témérité.

Ce différent me touche autant qu’il vous regarde ;

Si mon sexe est suspect, mon honneur se hasarde ;

Et s’il est au besoin permis de se vanter,

À la honte de tous je m’en puis acquitter.

Ailleurs que sur un luth ma main s’est occupée.

Et, fille, je sais l’art de régir une épée ;

Telle fut pour mon bien l’humeur de mes parents,

De m’y faire exercer dès mes plus jeunes ans.

DIANE.

Ma chère Daraïde, en quel danger extrême...

DARAÏDE.

Je puis pour votre gloire affronter la mort même ;

Ne croyez point par moi perdre un illustre rang ;

L’on a vu d’autres fois ces mains teintes de sang ;

Et j’entreprends, madame, au péril de ma tête,

Le soin de le priver de sa folle conquête.

ARDÉNIE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

SIDONIE.

Si vous désirez tant

De tenter ce combat, quoiqu’il soit important,

J’abandonne à vos soins l’honneur de la victoire,

Qui, nous réussissant, en aura plus de gloire.

ANAXARTE.

Je ne me défends point contre un bras inégal.

DARAÏDE.

Craignez que, tel qu’il est, il ne vous traite mal.

ANAXARTE.

Vos yeux m’obligeraient à bien plus de défense.

DARAÏDE.

Il n’est pas temps ici d’éprouver leur puissance.

ANAXARTE.

Je crains un ennemi qui frappe droit au cœur.

DARAÏDE.

Le plaisir de railler sera libre au vainqueur.

ANAXARTE.

Vous nous vaincrez toujours où s’emploieront vos charmes.

DARAÏDE.

Je le ferai peut-être où s’emploieront mes armes.

ANAXARTE.

Oui bien, si de ce nom vos attraits sont nommés.

DARAÏDE.

Je fais tort à Lucelle, et crois que vous m’aimez.

ANAXARTE.

Assez pour épargner une si belle vie.

DARAÏDE.

C’est un soin qui m’importe, et c’est bien mon envie.

ANAXARTE.

Vous ne devez donc pas l’exposer à mes coups.

DARAÏDE.

Si vous parlez pour moi, j’ai des effets pour vous :

En ces occasions, que l’honneur nous propose,

Discourir et trembler me semblent même chose.

Ce bras vous répondra ; je dis moins et fais plus.

Vous observez pour vous ces respects superflus ;

Mon sexe à votre peur est une excuse heureuse ;

Je suis fille, il est vrai, mais assez généreuse

Pour vous faire sentir vos mépris insolents,

Et pour mettre la peur au sein des plus vaillants.

De toutes les beautés Diane est la première ;

Toutes autres clartés cèdent à sa lumière ;

Ce miracle d’amour à soi seul est pareil ;

Lucelle est moins qu’une ombre auprès de ce soleil ;

C’est un indigne objet des vœux d’un honnête homme ;

Et quiconque d’amour pour elle se consomme,

Ne sait pas s’élever à de nobles souhaits,

A le courage bas, et les yeux fort mauvais.

ANAXARTE.

Enfin c’est trop mêler l’outrage à l’arrogance.

Donnons, et que ce coup t’impose le silence.

Ils se battent.

SIDONIE.

Dieux ! quel Mars autrefois, sous l’habit de Cypris,

Avec tant de courage eût disputé des prix ?

DIANE.

Quelle adresse est égale à sa valeur extrême ?

ARDÉNIE.

Que ce prodige est rare, et que le ciel vous aime !

La victoire à la fin penche de son côté.

ANAXARTE, tombant et remettant son épée à Daraïde.

Je suis vaincu deux fois, adorable beauté ;

Par deux divers effets une fille me brave,

Et vos yeux et vos mains me rendent votre esclave.

D’un pouvoir plus qu’humain ce bras est soutenu ;

Mars sous ces vêtements veut régner inconnu,

Et je protesterai devant toute la terre

Que j’ai vu dans ces lieux le démon de la guerre.

DARAÏDE.

Avouez seulement que cet astre d’amour

Est le plus digne objet qui respire le jour.

ANAXARTE.

Je devais prévenir cette juste requête :

Pour cette vérité j’exposerais ma tête.

Madame, pardonnez à cet aveuglement

Qui ravit la raison à l’esprit d’un amant ;

À ma honte partout vantez cette victoire,

Et faites publier votre commune gloire.

DIANE, embrassant Daraïde.

Appui de mon honneur, ma Daraïde, ô dieux !

Quel miracle inconnu nous est venu des cieux ?

DARAÏDE.

C’est le moindre devoir que mon bras vous destine.

Que ne peut faire oser une beauté divine ?

Diane m’animant, je me puis acquitter

De ce qu’à peine un dieu pourrait exécuter.

SIDONIE.

Ici, ma passion, le ciel t’offre des armes ;

C’est trop m’être inutile et me causer des larmes :

Le sang de Florisel doit enfin t’assouvir :

Daraïde a la main qui te pourra servir ;

Le démon de tes jours, à ton affront sensible,

T’envoie avec dessein ce miracle visible :

C’est le dernier espoir qui reste à ta douleur,

Et rien n’est impossible à sa rare valeur.

Par ce qui t’est plus cher, rends-moi, belle guerrière,

De ton affection cette preuve dernière ;

Punis d’un orgueilleux l’invincible dédain ;

Que je doive sa tête à ta divine main.

Je sens un mouvement par qui le ciel m’assure

Que c’est toi qu’il destine à venger mon injure.

DARAÏDE.

Qu’une si grande reine implore mon secours,

J’égale au sort des dieux le destin de mes jours.

Madame, espérez tout de mon obéissance ;

Pour vous mes actions passeront ma puissance :

Je brûle de le suivre, et, si j’atteins ses pas,

Tous les efforts du ciel ne le sauveront pas.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DIANE, ARDÉNIE

 

DIANE.

Bons dieux, que m’as-tu dit ?

ARDÉNIE.

Ce que je viens d’apprendre,

Et qu’il m’a sans dessein lui-même fait entendre.

Mais écoutez comment : À peine du soleil

L’aurore à l’horizon annonçait le réveil,

Que déjà hors du lit, rêvant à la fenêtre,

J’ai vu dans le jardin Daraïde paraître.

Mais dieux ! en quel état ! tenant longtemps les yeux

Tantôt dessus la terre, et tantôt vers les cieux ;

Tantôt marchant un pas, et tantôt arrêtée ;

Enfin de tant de soins paraissant agitée,

Que je suis descendue avec intention

D’apprendre le sujet de son affliction.

Elle a rêvé longtemps sur le bord d’une allée

Où je m’étais sans bruit adroitement coulée ;

Et, croisant sans dessein ses bras à tout propos,

Enfin d’une voix basse a proféré ces mots :

Ô reine du désordre, inconstante Fortune,

Mon repos vient de naître et déjà t’importune ;

Ce jeune astre d’amour luit à peine à mes yeux,

Que ta bizarre humeur me chasse de ces lieux.

Le ciel jusques ici m’était si favorable !

Ô triste Agésilan ! ô Diane adorable !

Amant infortuné, combien vas-tu souffrir,

Si tu peux de ces lieux t’éloigner sans mourir !

Là, deux ruisseaux de pleurs ont mouillé son visage :

Des sanglots à sa voix ont fermé le passage ;

Et, contre un espalier tristement accoudé,

Il a d’un œil mourant vers le ciel regardé.

Jugez si cependant j’avais l’âme égarée !

D’un pas tremblant, enfin, je me suis retirée,

Brûlante de vous voir et de vous réjouir

De ce que le hasard m’avait permis d’ouïr.

Son mérite est extrême, il est sage, il est prince ;

Falanges est son père, et Colchos sa province.

Toutes ces qualités font un parfait amant.

Vous offenseriez-vous de ce déguisement ?

Ne pourriez-vous l’aimer et souffrir ses visites ?

Voudriez-vous punir l’effet de vos mérites ?

DIANE.

Je le devrais, hélas ! mais il n’est plus saison

De vouloir sur mes sens rétablir ma raison ;

Un amour trop puissant sur mes desseins préside :

Pour le pouvoir haïr, j’aime trop Daraïde ;

Et de la même ardeur dont mon cœur l’honora,

J’honore Agésilan ; elle l’eut, il l’aura ;

Elle plaisait, il plaît ; j’eus de l’amour pour elle,

Et j’en aurai pour lui, s’il sait m’être fidèle.

Mais ne t’offense pas de ma discrétion,

Si tu me vois d’abord cacher ma passion.

S’il s’ose découvrir, je saurai si bien feindre,

Qu’il sera quelque temps en état de se plaindre :

Mais l’ayant fait souffrir à mes propres dépens,

L’amour, après l’honneur, enfin aura son temps.

ARDÉNIE.

Le voilà. Mais, bons dieux ! voyez combien de larmes

Ternissent de son teint les agréables charmes,

Ces témoins de sa peine et de votre beauté

Pourraient-ils vous laisser la moindre cruauté ?

 

 

Scène II

 

DIANE, ARDÉNIE, AGÉSILAN, sous le nom de DARAÏDE, ayant l’épée au côté

 

DARAÏDE.

Jugez par ma tristesse avec combien de peine

Je vais exécuter la fureur de la reine.

Ce n’est pas qu’en effet l’honneur ne m’en soit doux :

Mais, ô belle Diane ! je m’éloigne de vous.

Plût au ciel qu’à vos yeux il me fallût combattre !

Ce serait beaucoup moins me battre que m’ébattre ;

J’attaquerais sans peur le monstre le plus fier,

Et je ne craindrais pas un bataillon entier.

Mais cet éloignement m’est un combat funeste

Où mes plaisirs mourront si la clarté me reste.

Il faut que je vous quitte, et c’est ce seul dessein

Qui m’a pu jusqu’ici mettre la peur au sein.

DIANE.

Mon visage te dit, au défaut de ma bouche,

Combien sensiblement cette absence me touche :

Si je ne me flattais de l’espoir du retour,

Je crois que ce départ me coûterait le jour.

DARAÏDE.

Sans trop de vanité, puis-je espérer la gloire

De conserver un lieu dedans votre mémoire ?

DIANE.

Ma chère fille, hélas ! te pussé-je exprimer

Le violent instinct qui me porte à t’aimer !

Appelle si tu veux ces ardeurs insensées,

Mais tu fais tous mes soins et toutes mes pensées ;

Ma peine est incroyable, et j’éprouve en ce jour

Qu’il est des amitiés plus fortes que l’amour.

Quoi qu’il puisse advenir, souviens-toi que je t’aime,

Et crois qu’en t’oubliant je m’oublierai moi-même ;

Tu m’aurais offensée au delà du trépas,

Que ta Diane encor ne te haïrait pas.

Mais pour d’autres raisons cette absence m’afflige.

Quelle est cette action où ma mère t’oblige ?

Tu ne peux sans la mort de mon père ou de toi,

Et peut-être la sienne, accomplir cette loi.

Éviter l’une ou l’autre excède ton possible,

Et l’une et l’autre m’est également sensible :

N’achever pas aussi ce que tu lui promets

Serait de cette cour te bannir pour jamais.

Dieux ! quel est ce dédale ? il faut que Daraïde

Tue ou perde le jour, meure ou soit homicide ;

Qu’elle me soit cruelle, ou renonce à sa foi ;

Qu’elle m’ôte mon père, ou ne soit plus à moi.

DARAÏDE.

Laissez-moi tous ces soins ; ici, belle Diane,

Votre amour me sera le filet d’Ariane.

Souvent avec honneur d’autres se sont tirés

De malheurs qui semblaient aussi désespérés :

Préparez seulement votre esprit à ma grâce,

Sur la confession qu’il faut que je vous fasse ;

Mais sans que ces bontés se laissent altérer.

Ô secret important, te puis-je déclarer ?

DIANE.

Celle dont Daraïde absolument dispose

Ne lui peut-elle pas remettre toute chose ?

DARAÏDE.

Ce discours toutefois, si vous ne m’aimez bien...

DIANE.

Il ne me peut changer ; ne me déguise rien.

DARAÏDE.

Si j’avais fait outrage à vos célestes charmes,

Poussé de faux soupirs, versé de feintes larmes,

Et de lâches mépris souillé votre renom,

M’aimeriez-vous assez pour signer mon pardon ?

DIANE.

Diane à t’obliger sera toujours si prête,

Que tu verrais ce don précéder ta requête.

DARAÏDE.

Mais si je m’accusais de quelque trahison,

Si j’avais pour vous perdre employé du poison,

Ou de quelque autre effort menacé votre vie,

Me pardonneriez-vous cette damnable envie ?

DIANE.

Mon inclination m’y ferait consentir,

Sans même t’obliger au moindre repentir.

DARAÏDE.

Il est besoin encor d’une bonté plus rare.

DIANE.

Quelle ?

DARAÏDE.

Si j’avais fait un acte plus barbare,

Engagé votre sang, votre honneur, vos pays,

Vos sujets révoltés, et vos parents trahis ?

DIANE.

Je t’aimerais encore, et perdant la lumière,

J’accorderais ta grâce à ta moindre prière.

Un seul point me pourrait toucher si vivement,

Que l’on me verrait vaincre à mon ressentiment.

DARAÏDE.

Quel est ce dernier point ?

DIANE.

La mort de Daraïde :

Je ne pourrais assez haïr son homicide :

Je punirais de mort, et sans exception,

Quiconque aurait osé tenter cette action.

DARAÏDE.

Mais si, pour obliger un rival qui vous aime,

Daraïde voulait se défaire soi-même ?

DIANE.

Je l’aurais en horreur, et, même après sa mort,

Voudrais tirer raison de ce brutal effort.

DARAÏDE.

Cessez donc de l’aimer, préparez son supplice,

Car voici le moment qu’il faut qu’elle périsse :

Ce rival est jaloux des chastes privautés

Dont il la juge indigne, et dont vous la traitez.

Souffrez qu’aucun obstacle à ses vœux ne demeure,

Et que pour un amant une importune meure.

DIANE, voulant lui ôter son épée.

Ô dieux ! quel sort l’oblige à ce sanglant dessein ?

Arrachons-lui ce fer, sauvons-la de sa main.

DARAÏDE.

Non, non, que craignez-vous ? ce coup ne peut paraître

Et moi vivant encore, elle ne peut plus être :

Cessez, rare beauté, ces efforts superflus :

Je suis Agésilan, Daraïde n’est plus :

Ne vous étonnez pas de l’adresse guerrière

Dont ce bras aux plus fiers fait mordre la poussière.

Il se met aux genoux de Diane.

Je suis amant et prince, et ce déguisement,

S’il vous est une injure, attend son châtiment.

DIANE.

Traître et lâche affronteur, dont l’impudente audace

Ne peut être égalée, et toute autre surpasse,

Tu ne changes pas seul, et mon affection,

Convertie en fureur, change comme ton nom :

Excuse, ni raison ne me peut satisfaire ;

Et si, pour mon honneur, il n’importait de taire

Ce qui trouble si fort mes sens et mes esprits,

Crois que ton insolence aurait déjà son prix.

Adieu, suis ton heureuse ou mauvaise fortune ;

Après cette action jamais ne m’importune ;

Qu’il ne t’arrive plus de paraître à mes yeux,

Et ne fuis pas l’enfer à l’égal de ces lieux.

Elle sort.

DARAÏDE, tombant évanouie.

Ô mort ! dernier espoir qui reste au misérable,

Si ce coup vient de toi, que tu m’es favorable !

ARDÉNIE, à part.

Dieux ! combien d’artifice à son amour est joint !

Qui ne dirait qu’elle aime et qu’elle n’aime point ;

Que l’amour et la haine en son cœur trouvent place,

Et qu’une même chose est de flamme et de glace ?

Qu’elle a ce beau vainqueur mortellement atteint !

D’une sombre couleur son visage se peint :

Tel était Adonis aux pieds de Cythérée,

Quand de son corps si beau l’âme fut séparée.

 

 

Scène III

 

DIANE, ARDÉNIE, AGÉSILAN, sous le nom de DARAÏDE, SIDONIE

 

SIDONIE.

Quel est cet accident ? qu’a Daraïde ? ô dieux !

ARDÉNIE.

Prenant congé de nous au partir de ces lieux,

Diane, qui revoit, contre son espérance

A semblé la traiter d’un peu d’indifférence,

Et c’est ce qui la met au point où vous voyez

D’une source de pleurs ses yeux se sont noyés,

Et j’ai vu sous le faix de l’ennui qui la presse,

Sans qu’elle dît un mot, succomber sa faiblesse.

SIDONIE.

D’où lui peut procéder ce refroidissement ?

Faites qu’elle descende ; allez, et promptement.

Ardénie va chercher Diane.

Son œil entr’ouvre enfin sa débile paupière,

Et, tout baigné de pleurs, il revoit la lumière.

DARAÏDE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ? quelle est votre bonté,

Et quel indigne soin prend votre majesté ?

Que peut vous profiter le jour que je respire,

Pour empêcher la Mort d’accroître son empire ?

Mes jours sont une vie et ma mort un trépas

Que votre majesté ne considère pas.

SIDONIE.

Quand l’insigne faveur que vous m’avez offerte

Ne m’obligerait pas à craindre votre perte,

Votre mérite aurait des charmes assez forts

Pour me faire pour vous employer mes efforts ;

D’où naît cette douleur si forte et si soudaine ?

DARAÏDE.

Peut-on quitter Diane avecque moins de peine ?

S’éloigner sans douleur de ce fatal aimant

Est faire voir un cœur privé de sentiment.

 

 

Scène IV

 

DIANE, SIDONIE, ARDÉNIE

 

SIDONIE.

Quoi ! la froideur succède à cette ardeur extrême ?

Vous aimiez Daraïde à l’égal de vous-même.

Quelle dissension divise vos esprits ?

DIANE.

Je n’ai pour son sujet ni froideur ni mépris ;

Les dieux me sont témoins qu’elle m’est toujours chère

Et que de mon amour procède ma colère :

Elle voit ma cousine avec des yeux si doux,

Que mon cœur, je l’avoue, en est un peu jaloux.

Je rends ce qu’on me donne alors qu’on me partage ;

Je ne veux rien du tout, ou je veux davantage ;

Elle peut faire choix d’Ardénie ou de moi ;

Mais je veux, si je l’aime, avoir seule sa foi.

DARAÏDE.

Après cette faveur contraire à mon attente

Je reste sans souhaits et je pars trop contente.

Calmez, hélas ! calmez ce funeste courroux ;

Mon cœur vous aime entier, entier il est à vous ;

Il n’a point d’autre objet, c’est son unique envie ;

Il faut pour vous l’ôter m’ôter aussi la vie :

Ou ne voir plus en vous ces ornements divers

Qui vous rendent l’honneur de tout cet univers.

DIANE.

À ces conditions Daraïde m’est chère

Autant que l’est aux fleurs cette douce lumière

Qui leur fait à mes yeux étaler leurs beautés,

Et met en leurs couleurs tant de diversités :

Elle lui donne un baiser.

Adieu, prends sur mon âme une entière puissance,

Et pardonne à l’amour cette légère offense.

Les querelles souvent ont un heureux succès ;

Et faillir de la sorte est prouver son excès.

SIDONIE.

Adieu ; bientôt le ciel, ma chère Daraïde,

Te fasse pour mon bien rencontrer ce perfide.

Le temps accroît mon mal, et mon soulagement

Dépend ou de la mort ou de toi seulement.

DARAÏDE.

Si mes vœux sont suivis du succès que j’espère,

Madame, ils serviront votre juste colère :

Croyez que je tiendrai plus cher que la clarté

L’honneur de satisfaire à votre majesté.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

FLORISEL, au bord de la mer, en Guindaye

 

Où m’a jeté des vents l’impétueuse rage ?

Sous quel ciel respiré-je, et quel est ce rivage ?

Tous mes gens sont péris, et la faveur du sort

N’a soustrait que leur maître au pouvoir de la Mort :

Leurs corps, joints pêle-mêle au débris du navire,

Ont payé les tributs de son fatal empire ;

Arlandes ne vit plus, et ce cher confident

Éprouve un sort pareil en pareil accident ;

Arlandes, cher témoin de mes courses diverses,

Qui partageais mes biens ainsi que mes traverses ;

Toi qui sus tant de fois affronter le malheur,

Et charmer l’univers du bruit de ta valeur ;

Toi dont a si souvent l’insolence de Thrace

À sa honte éprouvé la généreuse audace ;

Toi contre qui la mort eût agi vainement

À moins que d’un tonnerre ou que d’un élément,

Puissent être à jamais tes conquêtes prisées,

Cependant qu’à l’abri des myrtes élysées,

Entre les mânes saints d’un nombre de héros,

Ton esprit jouira des douceurs du repos !

Et vous qui me serviez, ô troupe infortunée,

Vous dont un même coup tranche la destinée,

Puisse le vieux nocher du noir fleuve des morts,

Vous faire peu de temps attendre sur ses bords !

Quelle rencontre enfin me tirera de peine ?

Errant au gré des vents sur cette humide plaine,

Nous n’avons observé pays, routes, ni cieux ;

Des nuages épais les cachaient à nos yeux,

Et, sans en être instruit, je ne puis reconnaître

En quel port, quelle terre et quel lieu je puis être.

Mais, si je ne m’abuse, un confus souvenir

De ce plaisant séjour vient de me revenir ;

À voir ces bâtiments dont la haute structure

Semble relever l’art et braver la nature ;

À voir ces grandes tours dont le superbe front

Va chercher dans les airs où les éclairs se font,

Je reforme une idée en mon esprit tracée,

Que la force du temps en a presque effacée.

Mais dans la quantité de tant de lieux divers

Que l’honneur m’a fait voir dans ce vaste univers,

Ce confus souvenir reste sans assurance,

Et ne peut de ce lieu faire la différence :

Telle n’est pas Zatyr, Samothrace, Lemnos.

Tel... (mais, ô souvenir fatal à mon repos !)

Ce palais est celui de cette triste reine

Dont mes déloyautés m’ont suscité la haine ;

Je reconnais ces lieux, et ces superbes tours

Ont été les témoins de nos jeunes amours :

Mille fois dans ce parc paisible et solitaire,

Nous avons vu l’Amour tel qu’d est en Cythère,

Franc d’artifice, nu, beau, rempli de douceur,

Et de nos jeunes cœurs absolu possesseur.

Jeté par ton malheur en un lieu si funeste,

Quelle assurance, hélas ! et quel pouvoir te reste ?

Fuis, triste Florisel, si tu ne hais le jour ;

On n’attend que ta tête en ce fatal séjour ;

Et ce qui fut jadis le lieu de tes délices

Sera, si tu ne fuis, celui de tes supplices :

Mais dépourvu de biens, de gens et de vaisseaux,

Qui commettra mes jours à l’empire des eaux ?

Quel sera mon recours en ce danger extrême ?

À peine je me trouve assuré de moi-même :

Mon ombre... Mais quelqu’un adresse ici ses pas :

L’attendrai-je ? fuirai-je, ou ne fuirai-je pas ?

 

 

Scène VI

 

FLORISEL, DARAÏDE, DARINEL

 

DARAÏDE.

Que vois-je ? quel effet d’un furieux orage

Nous peint ici des vents l’insolence et la rage ;

Et quel est ce guerrier qu’un destin si cruel

N’a pu Le dois-je croire ? ô dieux ! c’est Florisel !

FLORISEL.

Oh ! l’heureuse rencontre, incroyable merveille !

Je vois Agésilan, s’il est vrai que je veille ;

Ce visage a des traits à mes yeux trop connus,

Et Mars respire ici sous l’habit de Vénus.

DARAÏDE.

Quel mépris de la vie, ou quel malheur, grand prince,

Vous a fait aborder dedans cette province

Où la fin de vos jours est un souhait si cher ?

Venez-vous m’apporter ce que j’allais chercher ?

Sidonie à mon bras a remis sa vengeance ;

Et, pour ma propre perte ou pour son allégeance,

J’allais, en vous cherchant, faire le même tour

Dont le soleil commence et termine le jour.

FLORISEL.

Apprenez en deux mots quelle est mon aventure,

Et j’apprendrai de vous celle qui m’est future.

J’allais en Silésie, où depuis quelques jours

Sa princesse assiégée implore mon secours :

Mais mes vaisseaux, battus d’un furieux orage

Et poussés par les vents, ont ici fait naufrage ;

J’en suis échappé seul, et peut-être mon sort

M’a voulu réserver pour une pire mort.

De vos mains toutefois elle me sera chère ;

Et si pour votre amour ma tête est nécessaire,

Je l’offre sans contrainte à vos moindres efforts,

Et j’irai, trop content, croître le rang des morts.

DARAÏDE.

Vidons votre querelle aux yeux de Sidonie ;

Que j’obtienne de vous cette grâce infinie ;

Et recevez ma foi que si, victorieux,

Après notre combat vous restez en ces lieux,

Tous desseins cesseront de la part de la reine,

Et que ce seul duel satisfera sa haine.

FLORISEL.

Attendons à demain à paraître à la cour ;

Laissez-moi de repos le reste de ce jour :

Je me trouve si las des efforts de l’orage,

Qu’à peine je pourrai partir de ce rivage.

Faites que sûrement, et sans me faire voir,

Je puisse en quelque lieu reposer tout le soir.

DARAÏDE.

Suivez-moi seulement. Dieux ! l’heureuse aventure !

FLORISEL.

J’implore pour mes gens encor la sépulture.

DARAÏDE.

Durant votre sommeil je ferai sur ces bords

Rendre d’un zèle saint cet office à leurs corps.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

SIDONIE, d’abord seule, ensuite DARAÏDE

 

SIDONIE.

Enfin, cruel honneur, on poursuit ton injure ;

Je te dois satisfaire, et ta perte m’est dure.

Mais qu’il m’est dur aussi de perdre Florisel,

Et combien cher j’achète un regret éternel !

Si contre cet ingrat ma rage s’effectue,

C’est moi que je poursuis et c’est moi que je lue :

Qu’il m’ait abandonnée, et qu’il m’ait pu trahir,

Il me plaît toutefois, je ne le puis haïr.

Ma rage, mon mépris, ma fureur et ma peine,

Sont un excès d’amour qui prend le nom de haine ;

Lorsque plus il me fuit, j’ai pour lui plus de vœux ;

Il semble que sa glace ait augmenté mes feux,

Que mon affection s’excite par son crime,

Et qu’en moi ses défauts accroissent son estime.

Ce cruel m’est plus cher qu’alors que dans mes bras

Il poussait autrefois un amoureux hélas !

L’amour dont à ses vœux ma couche fut offerte

Fut moindre que celui qui procure sa perte ;

Ce dessein furieux, ce funeste souhait,

Prouve mieux son pouvoir que mes faveurs n’ont fait ;

Il mourra toutefois, si l’on sert ton envie :

Cet amour est cruel qui lui coûte la vie,

Et qui doit quelque jour exposer à tes yeux

Les siens privés par toi de la clarté des cieux.

Quelle constance alors ne mettra bas les armes ?

Quel rocher est ton cœur, si tu ne fonds en larmes ?

Quelles sont ces ardeurs, et quel est cet amour,

S’il t’est possible alors de conserver le jour ?

Ah ! défends d’accomplir cet arrêt homicide,

Force ta passion, fais suivre Daraïde...

Mais, bons dieux, qu’à propos elle revient ici,

Et qu’elle me guérit d’un extrême souci !

À Daraïde.

Ne sers point ma fureur, agréable guerrière ;

Mon esprit adouci rétracte sa prière :

Qu’il vive, cet ingrat et détestable amant,

Et de ma passion triomphe insolemment.

Si son crime fut grand, mon amour est extrême,

Et sa mort me ferait plus mourir que lui-même.

M’obéir est me nuire : un amant irrité

Cesse tôt de vouloir ce qu’il a souhaité.

De savoir l’abuser dépend l’art de lui plaire ;

Et son aveuglement rend cet art nécessaire.

DARAÏDE.

Ô fille malheureuse ! ô rigueur de mon sort !

Portez contre mon sein l’instrument de sa mort :

Elle présente son épée à Sidonie.

Madame, il ne vit plus ; ce bras et cette lame

Ont à ce jeune prince ôté la tête et l’âme.

Que par le même fer le jour me soit ôté,

Puisque j’ai pu déplaire à votre majesté.

SIDONIE.

Tous mes sens sont troublés, mon jugement s’égare,

Et presque de mon corps mon âme se sépare ;

Un glaçon qui me gèle en mes veines s’étend,

Et cette prompte horreur tout mon corps entreprend.

Ô dieux ! que me dis-tu ! S’il est vrai, Daraïde,

Que je voie le bras meurtrier de ce perfide,

Qu’il ne me laisse pas respirer un moment ;

Qu’il défasse l’amante ayant défait l’amant.

Mais, dieux, te puis-je croire, et sur quelle apparence

Dois-je de cette mort établir l’assurance ?

En quel pays si proche, en quel port, sous quels cieux

L’as-tu pu rencontrer, toi qui pars de ces lieux ?

DARAÏDE.

Il tirait vers la Thrace, et la fureur de l’onde

A fait ici recueil de sa nef vagabonde :

Je l’ai vu sur la rive au partir de ce lieu ;

D’un moment sa rencontre a suivi mon adieu ;

Il a senti plus tôt qu’entendu votre envie,

Et deux coups ont fini ce duel et sa vie.

J’ai laissé ce sujet de votre désespoir

En la chambre prochaine où vous le pourrez voir,

Car d’exposer sa tête aux yeux de tout le monde...

SIDONIE.

Ô fatale vengeance ! ô douleur sans seconde !

J’apprends cette nouvelle et je ne mourrai pas !

Il faut, cher Florisel, il faut suivre tes pas.

J’ai dû pour mon honneur poursuivre ton supplice,

Je dois pour mon amour t’offrir ce sacrifice ;

Attends : que ton esprit, séparé de ton corps,

Ne marche pas sans suite au royaume des morts ;

Tu ne mourras pas seul, et la main dont la Parque

Ose porter le coup clans le sein d’un monarque,

Ne calme pas sitôt la fureur qui la meut,

Mais, bouillante qu’elle est, abat ce qu’elle peut.

Elle me doit encore au ténébreux empire ;

C’est moi qui l’ai poussée et moi qui la désire ;

Allons perdre la vie aux pieds de mon vainqueur ;

Qu’une seconde fois il me perce le cœur,

Mais non plus par ces yeux dépourvus de leurs charmes ;

Ce n’est plus à l’Amour à lui prêter des armes ;

Il faut, s’il veut sur moi faire un dernier effort,

Qu’il se serve de traits empruntés de la Mort.

Daraïde et Sidonie sortent.

 

 

Scène II

 

ARDÉNIE, DARINEL

 

ARDÉNIE.

Écoute, Darinel ; quelle triste nouvelle

Excite en son esprit cette douleur cruelle ?

DARINEL.

Il se passe un mystère où je ne comprends rien ;

On fait un homme mort qui se porte fort bien.

Cette feinte est un jeu dont j’ignore la cause ;

Florisel endormi dessus un lit repose.

ARDÉNIE.

Ô dieux ! que me dis-tu ?

DARINEL.

Je suis mon maître ; adieu.

ARDÉNIE.

Quel dessein a conduit Florisel en ce lieu ?

Contente mon désir.

DARINEL.

Il s’est, par un naufrage,

Parmi ses gens péris, trouvé sur le rivage ;

Et comme nous partions, nous l’avons reconnu :

Sur la foi de mon maître il est ici venu ;

Et je crois qu’un combat doit aux yeux de la reine

Exercer leur valeur et contenter sa haine.

ARDÉNIE.

Viens, faisons mort encor celui qui ne l’est point ;

Il faut tromper Diane, accorde-moi ce point :

Elle aime Agésilan ; quoiqu’elle dissimule,

Je reconnais assez le feu dont elle brûle.

Mais, pour mieux l’éprouver, annonce-lui sa mort ;

Nous verrons quel effet produira ce rapport :

Dis-lui qu’ayant au ciel poussé de longues plaintes,

Qui prouvaient de son cœur les mortelles atteintes,

Et blâmant la rigueur dont elle l’a traité

Dedans le sein de l’onde il s’est précipité.

Alors tu connaîtras si son amour la touche,

Tu verras que ses yeux démentiront sa bouche.

Elle traitait tantôt un si parfait amant

Avec trop de mépris et trop indignement :

Il faut savoir au vrai combien elle est atteinte.

DARINEL.

Laissez-moi seulement conduire cette feinte.

Ardénie et Darinel sortent.

 

 

Scène III

 

SIDOISIE, DARAÏDE, FLORISEL, endormi

 

SIDONIE.

Le voir privé de vie, et j’ai causé sa mort !

Vous pouvez-vous, mes yeux, résoudre à cet effort ?

Ô passion barbare ! importune vengeance !

Pernicieux remède ! homicide allégeance !

DARAÏDE, lui donnant son épée, et tirant le rideau.

Voilà ce beau vainqueur de votre liberté ;

Sa vie est au pouvoir de votre majesté :

Vous voulez son trépas, vous demandez sa tête,

Et mon bras vous remet l’honneur de sa conquête :

La mort n’a pas cueilli ce butin précieux ;

Son frère seulement a fermé ses beaux yeux :

Il sert sa sœur et vous, et laisse à votre envie

Le pouvoir de résoudre ou sa mort ou sa vie.

SIDONIE, tenant l’épée.

Comment, il n’est pas mort, ma Daraïde ? ô Dieux !

Dois-je ajouter croyance au rapport de mes yeux ?

Florisel endormi, désarmé, sans défense,

Quand je l’attends le moins, tombe sous ma puissance !

Vois-je ce beau sujet de mon cruel tourment ?

Le puis-je sans miracle ou sans enchantement ?

Oui, je reconnais trop, aux traits de ce visage,

Ce qui de la raison m’ôta jadis l’usage :

Voilà ce qui m’a fait si longtemps soupirer ;

Le temps qui change tout n’a pu les altérer ;

Ils captivent mon cœur avec les mêmes forces,

Et pour plaire à mes yeux ont les mêmes amorces.

DARAÏDE.

Il prétend que demain un combat entre nous,

Aux yeux de votre cour, calme votre courroux ;

Et moi, j’attends vos lois, prête à vous satisfaire,

Si dans cette action j’ai l’honneur de vous plaire.

SIDONIE.

Quoi ! le ciel ne peut faire à cet ingrat amant

Avoir en ma faveur un remords seulement !

Il faut pour l’arrêter que ce perfide meure,

Et je ne puis vivant le posséder une heure !

Quel sujet de mépris et quelle aversion

Le rendent insensible à mon affection ?

Par quel secret pouvoir, par quelle destinée,

Conservé-je pour lui cette ardeur obstinée ?

Quel invincible charme enchante mes esprits ?

Pourquoi de tant de vœux payé-je des mépris ?

Tout perfide qu’il est, insensible, intraitable,

Avec ces qualités il m’est encore aimable ;

Et s’il pouvait me rendre un amour mutuel,

Je lui serais humaine autant qu’il m’est cruel ;

Mais il fait vanité du titre d’infidèle ;

Il me fuit, et la mort à ses yeux est plus belle.

Cet aimable inconstant et ce doux inhumain

Se défend de m’aimer les armes à la main.

DARAÏDE.

À vos ressentiments le sommeil l’abandonne ;

L’amour vous le refuse, et le sort vous le donne ;

Sa vie est en vos mains.

SIDONIE.

Je tente un vain effort,

Je crains également et sa vie et sa mort ;

L’une et l’autre m’est dure, et l’une et l’autre est douce ;

Mon amour me retient, quand ma fureur me pousse ;

L’une sait m’irriter, et l’autre m’apaiser ;

Je voudrais le frapper, et voudrais le baiser.

Ô mouvements divers, peur, désir, amour, haine,

Que tous également vous me causez de peine !

Étant bien amoureux peut-on être inhumain ?

Puis-je exercer ensemble et ma bouche et ma main ;

Le baisant l’outrager, et l’outrageant le plaindre ;

Vouloir, ne vouloir pas, et désirer et craindre ?

Plût à nos dieux, hélas ! que ce doux ennemi

Le reste de ses jours pût rester endormi !

Quoiqu’il s’acquittât mal de l’amour qui m’est due,

Je jouirais au moins du plaisir de sa vue ;

Comme une autre Psyché je viendrais nuit et jour

Sur ce lit précieux contempler mon Amour :

Mais à mes tristes yeux, si je souffre sa vie,

Cette félicité serait bientôt ravie.

Il faut pour l’arrêter résoudre son trépas,

Et perdre ce cruel pour ne le perdre pas ;

Sus donc, faut-il venger une amour méprisée,

Et ma main de son sang doit-elle être arrosée ?

Il est cruel, ingrat, perfide, suborneur,

Il m’a coûté des vœux, mon repos, mon honneur ;

Le traître doit périr ! mais las ! il a des charmes

Qui me le font aimer et m’arrachent les armes :

Qu’il vive, cet ingrat, qu’il vive, et que les dieux

Soumettent mille cœurs au pouvoir de ses yeux !

Mourons, et que, pour preuve à sa force infinie,

Aux objets de ses vœux il nomme Sidonie ;

Signalons ses attraits, qu’il les puisse vanter,

Et qu’il doive sa vie à qui va me l’ôter.

Peut-être que ses yeux, ces vainqueurs si barbares,

De quelques pleurs au moins ne seront pas avares :

Des vainqueurs quelquefois ont pleuré des vaincus :

Je dois mourir pour lui, si pour lui je vécus ;

Prouvons tout ce que peut un amour dans l’extrême.

Et recouvrons l’honneur en nous perdant nous-même :

Souffrez...

DARAÏDE.

Madame, ô dieux que délibérez-vous ?

Tournez contre mon sein, tournez votre courroux :

De votre désespoir je suis la seule cause ;

C’est moi qui cet objet à vos regards expose ;

C’est moi seule qui fis renaître vos soucis,

Que l’absence et le temps vous avaient adoucis ;

Seule je dois mourir.

SIDONIE.

Ô défense importune !

Laisse achever ma vie ou change ma fortune :

Un coup m’affranchira des rigueurs de sa loi,

Un coup m’ôte le jour.

FLORISEL, s’éveillant.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

Que fait la reine ? ô ciel ! quelle funeste envie

Arme son propre bras contre sa propre vie ?

Aidons à détourner ce dessein furieux.

SIDONIE.

Agréable ennemi, doux charme de mes yeux,

Invincible vainqueur des plus nobles franchises,

Pourquoi veux-tu sauver celle que tu méprises ?

Qui te fait, Florisel, détourner mon trépas ?

Laisse prendre à la Mort ce que tu ne veux pas ;

J’en fuis, en la suivant, cent que tu me destines,

Elle a pour moi des fleurs, et toi que des épines ;

Tu m’as abandonnée, elle m’offre sa main ;

Elle me sera douce, et tu m’es inhumain.

FLORISEL.

Puis-je estimer, hélas ! qu’une beauté si rare

Pour mon sujet puisse être à soi-même barbare ?

Plutôt, plutôt vos mains tournent contre mon sein,

Puisque seul j’ai failli, ce funeste dessein !

SIDONIE.

J’avais conclu ta mort, et je l’ai souhaitée ;

Jusqu’à cette fureur mon amour m’a portée :

Mais ma main sait trouver, agréable vainqueur,

Aussi peu que mes yeux le chemin de ton cœur :

Haussant à ce dessein, elle tombe engourdie ;

Contre mon sein tournée elle est bien plus hardie ;

Laisse-lui témoigner ce reste de vigueur ;

Pourquoi lui défens-tu ce que veut ta rigueur ?

Contre mes jours, hélas ! tu l’as seul animée ;

C’est toi qui veux ma mort, c’est toi qui l’as armée,

C’est de ce traître prix que tu payes mes vœux :

Souffre ce que tu fais, permets ce que tu veux.

Je ne te presse point par mon amour extrême,

Par mes longues faveurs, par le fruit de toi-même

(Diane, ce présent que nous tenons des cieux),

De m’être plus humain, de rester en ces lieux :

Tes charmes ont leur prix, mes défauts ont leur peine ;

Tu mérites mes vœux, je mérite ta haine.

Mais puisque ta pitié ne me peut secourir,

Qu’elle me laisse au moins les moyens de mourir :

Puisqu’avant mon trépas, et contre mon attente,

J’ai revu Florisel, je mourrai trop contente.

FLORISEL, à genoux.

Tenir contre un objet si rare et si charmant,

C’est tenir, Florisel, contre le jugement.

De trop doux ennemis te forcent de te rendre ;

Ton cœur contre leurs coups ne peut plus se défendre ;

Et sans être toi-même à toi-même cruel,

Tu ne lui peux nier un amour mutuel.

Fermez la bonde aux pleurs, et prenez, grande reine,

Dessus mes volontés le nom de souveraine,

S’il vous est doux encor d’asservir ma raison,

Et si mon repentir est encor de saison.

SIDONIE.

Ô frivole discours dont tu flattes ma peine,

Que tu peux m’abuser d’une espérance vaine !

Tu promets sans dessein ; je dois à la pitié

Ce faux soulagement bien plus qu’à l’amitié.

FLORISEL.

Je cède à toutes deux votre force absolue,

En moi ne trouvez plus une âme irrésolue :

Auteur des bons désirs, dieux, soyez-moi témoins

Qu’à ses beautés je rends et mes vœux et mes soins :

Et toi dont le pouvoir préside aux hyménées,

D’un lien éternel conjoins nos destinées.

DARAÏDE.

Ô divin changement ! que mes sens sont ravis !

SIDONIE.

Puis-je ouïr ce discours sans douter si je vis ?

Quoi, mon amour chez toi ne trouve plus d’obstacle !

Qui le pourrait juger ? qui croirait ce miracle ?

Ô mon cher Florisel !

FLORISEL.

Un si doux traitement,

Adorable merveille, est-il mon châtiment ?

Que plaisants sont mes fers, que doux sont mes supplices,

Et que les dieux voudraient y changer leurs délices !

Maintenant allons voir, cher objet de mes vœux,

Le fruit que nous tenons de notre amour et d’eux ;

Voyons cette beauté, qui seule vous seconde,

Et qui fait ses captifs des cœurs de tout le monde.

SIDONIE.

Elle tient de vous seul le pouvoir de charmer,

D’asservir les esprits et de se faire aimer :

Que vous l’allez ravir, ô divine merveille !

Que j’ai de peine encor à croire que je veille !

Florisel et Sidonie sortent.

 

 

Scène IV

 

DIANE, ARDÉNIE, DARAÏDE

 

DIANE.

Ô frivoles discours ! ô conseils superflus !

Mon seul remède, hélas ! est de ne vivre plus.

ARDÉNIE.

Que serviront vos pleurs à ses muettes ombres ?

DIANE.

À m’envoyer moi-même en leurs rivages sombres.

ARDÉNIE.

Oui, l’espérance nuit et n’est plus de saison ;

Chacun doit, ce me semble, écouter la raison ;

Elle peut soulager les pires infortunes.

DIANE.

Et vous et la raison vous m’êtes importunes.

Agésilan n’est plus, tous mes plaisirs sont morts ;

Un moment de constance excède mes efforts.

Troublez-vous, mes esprits ; mes yeux, fondez en larmes ;

Altère-toi, mon teint ; mes mains, prenez des armes.

N’avoir que des regrets pour ce parfait amant

Est un trop doux effort de mon ressentiment :

J’ai causé son trépas, moi-même je m’en prive,

Et tu veux, importune, et tu veux que je vive !

ARDÉNIE.

Eh bien, ne vivez plus, si vous voulez mourir,

Et si temps ni raison ne vous peut secourir.

DIANE.

Ma douleur le fera.

ARDÉNIE.

Quelqu’un heurte à la porte.

Elle va vers la porte et revient.

Hélas ! préparez-vous, c’est son corps qu’on apporte.

Armez-vous de vertu.

 

 

Scène V

 

DIANE, ARDÉNIE, DARAÏDE, FLORISEL, SIDONIE

 

DIANE, furieuse et se couvrant les jeux.

Qui l’envoie en ces lieux ?

Ah ! détournez, cruels, cet objet de mes yeux.

Le puis-je voir, hélas ! puis-je souffrir sa vue,

Sans de tout sentiment paraître dépourvue ?

SIDONIE.

Pour quelle occasion, courant de toutes parts,

Semble-t-elle nous fuir et craindre nos regards ?

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

DIANE.

La force qui me reste

Ne pourrait pas souffrir ce spectacle funeste.

Éloignez-le d’ici.

DARAÏDE.

Beau charme de mes sens,

Qui vous fait altérer ces attraits innocents ?

Pourquoi de tant de pleurs mouillez-vous ce visage,

Et pourquoi vos beaux yeux n’ont-ils plus d’autre usage ?

Est-ce moi qui les blesse et suspends leur pouvoir ?

Ma Diane, est-ce moi que vous craignez de voir ?

DIANE, la regardant.

Quoi ! c’est toi que j’entends, ma chère Daraïde ?

Quel Dieu t’a pu tirer de cette plaine humide

Où deux guides sans yeux, la Fureur et l’Amour,

T’ont fait précipiter pour y perdre le jour ?

DARAÏDE.

Que dit-elle, bons dieux ? ne suis-je pas moi-même ?

Ai-je...

ARDÉNIE.

Pour la punir de la froideur extrême

Qu’elle vous a fait voir quand vous partiez d’ici,

Je me suis divertie à l’abuser ainsi.

Obtenez mon pardon, puisque par cette feinte

Elle vous fait juger combien elle est atteinte.

DIANE.

Que je te veux de mal ! Dieux ! combien ce rapport

M’a fait souffrir de morts pour la peur d’une mort !

DARAÏDE.

Pour rester tous contents accordez-moi sa grâce.

DIANE.

Donc à condition...

ARDÉNIE.

Que faut-il que je fasse ?

DIANE.

Qu’à moins que me déplaire on n’y retourne plus.

SIDONIE.

Cessons enfin, cessons ces propos superflus :

Apprends, ma chère fille, une heureuse aventure

Que te devrait assez enseigner la nature.

Par un secret instinct ne reconnais-tu pas

Celui qui te contemple et qui te tend les bras ?

FLORISEL, allant l’embrasser.

Je ne puis plus forcer l’ardeur qui me consomme.

DIANE.

Je vois, je vois mon père, et le sang me le nomme.

Ô mon père !

FLORISEL.

Ô ma fille !

ARDÉNIE.

Ô puissant coup des cieux !

Quel bonheur est pareil à celui de ces lieux !

FLORISEL.

Recouvrer un enfant, et d’un nœud légitime

Me joindre à Sidonie est la peine d’un crime !

Ô dieux ! ô protecteurs du destin des mortels,

Quelles sont vos faveurs, puisque vos coups sont tels ?

DIANE.

Combien à nos désirs la fortune est prospère !

À qui dois-je le bien de recouvrer mon père ?

SIDONIE.

Daraïde à nos vœux procure un bien si doux :

Elle vous rend un père et me rend un époux.

DARAÏDE.

Puisqu’enfin les effet passent votre requête,

Et qu’ayant Florisel vous possédez sa tête,

Je demande, madame, à votre majesté

Le prix qu’elle a promis et que j’ai mérité.

SIDONIE.

Quel ?

DARAÏDE.

L’heur de posséder cette beauté divine

Que trop visiblement mon bonheur me destine,

Puisqu’en si peu de temps tout succède à propos

Et pour ma passion et pour votre repos.

SIDONIE.

Oui, ce prix vous est dû ; mais, ô belle guerrière,

Que peut-elle pour vous ? quelle est votre prière ?

De quel aveuglement ne vous dois-je accuser,

Et que servent les biens dont on ne peut user ?

DARAÏDE.

Si vous la refusez aux vœux de Daraïde,

Qu’à ceux d’Agésilan ce bel astre préside :

Pour ses jeunes attraits ce prince meurt d’amour,

Et depuis quelques jours il est en cette cour.

SIDONIE.

Puisque vous l’ordonnez, que ce prince l’obtienne ;

Elle aura trop de gloire en l’honneur d’être sienne :

Un royaume puissant relève de ses lois ;

Et les plus envieux parlent de ses exploits.

DARAÏDE.

Je suis ce prince, heureux sur tous les autres princes,

Puisque ce beau soleil doit luire en mes provinces.

Grande reine, c’est moi qui, sous ce vêtement,

Suis venu rendre hommage à cet objet charmant.

SIDONIE.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Ô divine merveille !

Ô bonheur ! ô fortune à nulle autre pareille !

Oui, grand prince, obtenez la fin de vos désirs,

Puisque d’eux seulement naissent tous mes plaisirs.

DARAÏDE.

Mon respect cède enfin à l’ardeur qui me presse ;

Il faut qu’Agésilan embrasse sa maîtresse.

Daraïde n’est plus.

ARDÉNIE.

Ô divin changement !

DIANE.

Quelle joie est pareille à mon ravissement ?

FLORISEL.

Sus, que jusques au ciel s’élèvent les fumées

Que vont produire nos encens,

Et que d’un saint brasier nos âmes consumées

Goûtent en liberté des plaisirs innocents.

Ne les différons point, et que deux hyménées

Avant la fin du jour joignent nos destinées.

 

 

Scène VI

 

DIANE, ARDÉNIE, DARAÏDE, FLORISEL, SIDONIE, BRUNÉO, conduisant TROIS CAVALIERS vaincus par Florisel

 

BRUNÉO, à Sidonie.

Ces princes, compagnons de ma triste fortune,

S’acquittent d’une dette avecque moi commune :

Ils viennent à vos pieds, vaincus de Florisel,

S’exposer aux rigueurs d’un servage éternel.

PREMIER CAVALIER.

Par arrêt du vainqueur, j’apporte ici l’épée

Qui fut contre son bras vainement occupée :

La loi de mon malheur m’a mis en son pouvoir,

Et m’oblige, madame, à ce honteux devoir.

SECOND CAVALIER.

Vaincu par sa valeur, qui toute autre surpasse,

Je viens pour même fin.

TROISIÈME CAVALIER.

Et telle est ma disgrâce :

Ce glorieux auteur de ma captivité

M’envoie humble captif à votre majesté.

Mais, ou mon œil s’abuse, ou ce généreux prince

A devancé nos pas dedans cette province :

C’est lui que nous voyons.

FLORISEL.

Joignez, braves guerriers,

Joignez avecque moi le myrte à mes lauriers ;

Et tous, d’un chant commun d’allégresse infinie,

Bénissons à l’envi Diane et Sidonie.

Par un heureux malheur qui nous a réunis,

Vos liens sont rompus et vos travaux finis.

 

 

Scène VII

 

DIANE, ARDÉNIE, DARAÏDE, FLORISEL, SIDONIE, BRUNÉO, LES TROIS CAVALIERS, ROSARAN, aux pieds de la reine

 

ROSARAN.

Grâces à ma valeur, le traître a rendu l’âme,

Et son sang a fumé sous cette heureuse lame.

L’édit est consommé, nos soins sont superflus ;

Votre amour est vengée, et Florisel n’est plus :

Ce bras, propice aux bons et fatal aux superbes,

L’a laissé pâle et froid étendu sur les herbes.

SIDONIE.

Dieux ! quel est ce discours ?

DARAÏDE.

Oh ! qu’il est insensé !

FLORISEL, sans être vu de Rosaran.

C’est un esprit d’amour profondément blessé,

Et dont aucun orgueil n’égale l’arrogance.

Tirez quelque plaisir de son extravagance.

SIDONIE.

Généreux cavalier, si Florisel est mort,

Pourquoi ne joignez-vous sa tête à ce rapport ?

Cette vue en ces lieux eût prouvé votre gloire,

Et Diane eût été le prix de la victoire.

ROSARAN.

Je n’ai pu me résoudre à cette cruauté,

Et j’ai plus de valeur que d’inhumanité ;

Mais bientôt cette mort vous sera confirmée

Par la voix de la gloire et de la renommée ;

Les bruits dans peu de jours s’en répandront ici.

FLORISEL, se montrant.

Veux-tu que par ma voix je la confirme aussi ?

Passé-je pour un mort ?

ARDÉNIE.

Ô plaisante aventure !

ROSARAN.

Ô merveille incroyable à toute la nature !

Quel charme en un moment le transporte en tous lieux ?

Partout cet ennemi se présente à mes yeux ;

Partout cet importun d’un seul regard me dompte,

Et partout me remplit de frayeur et de honte.

Honneur, Diane, Amour, je brise vos liens,

Et ne reconnais plus de charmes que les miens.

SIDONIE.

Ô le doux passe-temps !

DIANE.

L’agréable folie !

FLORISEL.

Il n’est pas déplaisant en sa mélancolie.

Mais déjà de ces lieux l’ombre chasse le jour ;

Allons sacrifier au pouvoir de l’Amour. 

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