L'Amour vengé (Joseph DE LAFONT)

Comédie en un acte en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 14 octobre 1712.

 

Personnages

 

ARAMINTE, mère de Lucile

ORGON, oncle de Clidamis

LUCILE, fille d’Araminte

CLIDAMIS, neveu d’Orgon

LE CHEVALIER de la Fanfaronnière

MERLIN, valet de Clidamis

NÉRINE, suivante de Lucile

UN NOTAIRE

 

La scène est à Paris, chez Araminte.

 

 

À MONSIEUR D’ARGENSON,

CONSEILLER D’ÉTAT ORDINAIRE
ET LIEUTENANT GÉNÉRAL DE POLICE

 

Protecteur des beaux Arts, nobles et savant génie,

Ferme appui de Thémis, illustre D’Argenson,

Ma faible Muse vient à l’bri de ton Nom,

Du temps qui détruit tout braver la tyrannie.

Jaloux de plaire à la postérité,

Je n’ai pu de l’oubli préserver mon ouvrage,

Qu’en venant t’en faire un hommage :

Pardonne à ma témérité.

Ton Nom seul avec ton suffrage

Sont des titres certains pour l’immortalité.

Ô Toi dont les vertus, la sagesse profonde

Ont su gagner le cœur du plus grand Roi du monde ;

Toi, qui te conformant à ses justes projets,

Travailles jour et nuit au bien de sujets,

Daigne jeter les yeux sur une jeune Muse,

Qui brûlait de t’offrir un ouvrage applaudi :

Elle a formé peut-être un dessein trop hardi ;

Mais l’ardeur de te plaire est pour elle une excuse.

 

DE LAFONT.

 

 

PRÉFACE

 

Quidquid amor juffit non est contemnere tutum. Ovid.

 

Il est dangereux de mépriser l’amour : tôt ou tard il se venge en nous soumettant malgré nous : Voilà tout le but de cette Comédie. Il m’a paru par le succès général qu’elle a eu, que je cois assez parvenu à la fin que je m’étais proposée : mais je ne puis m’empêcher de répondre à quelques objections de mes amis.

Il y en qui m’ont reproché d’avoir trop précipité mon action : et ils prétendent que mes indifférents se rendent trop tôt. A l’égard de l’action précipitée, je ne pouvais faire autrement, ayant voulu me renfermer dans un Acte. Mais dira-t-on, il fallait l’étendre en trois, ou même en cinq. D’accord : mais je suis d’avis que plus une action est ferrée, et mieux elle fait son effet. Pourquoi les Comédies nouvelles en cinq Actes ont-elles tant de peine à réussir aujourd’hui, si ce n’est parce que le sujet en est souvent trop étendu ? À moins que d’avoir le feu de Molière, il est bien difficile de tenir pendant cinq Actes le spectateur en haleine. Il y a toujours beaucoup de vide dans nos Comédies modernes, et j’aurais peut-être eu le malheur de ne pas réussir dans le même sujet, si je lui avais donné une plus longue étendue. D’ailleurs, qu’on l’examine, on verra que pour une petite pièce elle a toutes ses parties nécessaires.

À l’égard dès indifférents qui se rendent trop tôt, je ne trouve pas que ce soit une forte objection. Qui ne sait que l’amour est l’effet d’un moment ; et qu’il ne faut qu’un mutuel regard, je dis même de deux personnes qui ne se sont jamais vues, pour produire une passion violente ? Ainsi, sans m’arrêter sur cette objection, qui me paraît faible, je passerai à celle qu’on m’a faite sur le caractère du Chevalier Gascon.

Quoiqu’il ait plu généralement à tout le monde, trois ou quatre personnes ont prétendu qu’il était trop outré, qu’il était trop prévenu pour lui-même ; que cela n’était pas naturel, et qu’il n’y avait point d’homme comme celui-là au monde. En effet, je crois qu’il n’y aurait point d’homme comme celui-là, s’il n’y avait point de Gascon au monde.

Au reste il serait à souhaiter que toutes les petites Comédies que l’on fait fussent dans un genre un peu relevé. Il n’y en a déjà que trop qui tendent à la farce. N’avilissons point un théâtre aussi noble que le nôtre. Il faut jeter toutes ces ordures basses et triviales hors de la Ville, et les laisser aux spectacles grossiers des Faubourgs de Paris.

 

 

Scène première

 

NÉRINE, MERLIN

 

MERLIN.

Qui, Nérine, je suis un benêt, un faquin,

La plus franche pécore, et le plus grand coquin,

Le garçon le plus lourd, et le plus imbécile,

Que l’on puisse trouver peut-être dans la Ville.

Oui, je mériterais mille coups de bâton.

NÉRINE.

Et moi, Merlin, je suis la plus sotte guenon,

L’esprit le plus bouché, la tête la plus dure

Que l’on puisse trouver peut-être en la nature ;

Une buse qu’on doit ne voir qu’avec mépris,

Indigne d’être enfin soubrette dans Paris :

Je n’ai jamais rien pu sur l’esprit de Lucile.

MERLIN.

Ni moi sur Clidamis ! C’est un cœur indocile ;

Et nous, avons raison de conclure, après tout,

Que nous sommes bien fois ; car nous sommes à bout.

Nous mériterions bien d’avoir les étrivières.

Mais, Nérine, parlons un peu de nos affaires :

La mère de Lucile, et le Seigneur Orgon,

Oncle de Clidamis, sont arrivés, dit-on ?

NÉRINE.

Oui, Merlin, nous devions en tirer cent pistoles,

Si par notre artifice et nos belles paroles

Nous avions pu forcer la fille et le neveu

À sentir l’un pour l’autre un légitime feu.

J’ai pour les faire aimer employé ruse, adresse :

Ce sont deux cœurs quinteux, rétifs à la tendresse

Et Lucile, surtout, en bravant les amours,

Contre leurs traits charmants a regimbé toujours.

MERLIN.

Mon Maître en fait autant : il joue, il boit, il chante ;

Chez Fitre, chez Payen il a l’âme contente :

Mais si vous lui parlez d’une inclination.

Bagatelle, dit-il, fadaise, vision.

Tout discours amoureux l’effarouche et le blesse :

Il regarde l’amour ainsi qu’une faiblesse ;

Et la plus belle femme avec tous ses appas

Ne pourrait pas, je crois, lui faire faire un pas.

NÉRINE.

Quoi, tu ne lui peux pas mettre l’amour en tête ?

MERLIN.

J’ai fait de vains efforts, et ne suis qu’unie bête :

Mais mon peu de génie à la fin me surprend ;

Je suis encor plus sot qu’il n’est indifférent.

Quoi ! moi qui sais l’amour et tout son badinage,

Qui chez deux fainéants fis mon apprentissage ;

Moi qui dans ces cas-là suis un Docteur parfait,

Et connais mieux l’amour que celui qui l’a fait ;

Moi qui sus, pour mon compte, à cent beautés glacées

Inspirer tant de fois d’amoureuses pensées,

Je n’ai donc pu rien faire ! et mon art est à sec !

Faut-il que mon honneur reçoive un tel échec !

NÉRINE.

Je crois pourtant, Merlin, ma Maîtresse et ton Maître

Un peu sensibles... mais honteux de le paraître.

MERLIN.

Bel honneur, de paraître insensible à l’amour !

Pourquoi cet artifice ? à quoi bon ce détour ?

Au petit Dieu qui veut qu’on soupire et qu’on aime

J’ai vingt-fois en public sacrifié moi-même.

NÉRINE.

Tiens, chacun se déguise ; et l’on s’est fait un point

De passer en public pour ce que l’on n’est point.

L’Usurier veut paraître un prudent économe :

Tout Procureur voudra passer pour honnête homme,

Tout âne pour Docteur, tout poltron pour César,

Tout visage en couleur pour visage sans fard :

Tout Partisan rusé, qui pille la Province,

Pour un sujet qui prend l’intérêt de son Prince :

Tout petit sous-fermier, tout traitant, tout voleur,

Pour homme délicat en matière d’honneur :

Tout Amant un peu fier pour Amant sans tendresse.

De cette espèce sont ton Maître et ma Maîtresse.

Et je crois, entre nous, qu’ils n’ont pris ce parti

Qu’afin de nous en faire avoir le démenti.

MERLIN.

Et moi je te réponds qu’ils n’aiment point.

NÉRINE.

Peut-être

Que sais-tu ?

MERLIN.

Jusqu’ici j’ai su le reconnaître.

Mais fussent-ils de marbre, il faut que dans ce jour

Ils sentent l’un pour l’autre un violent amour.

Non, non, je ne veux pas lâcher ainsi ma proie,

Et je saurai trouver peut-être une autre voie.

Dieu d’amour aujourd’hui daigne me protéger :

J’ai ton honneur ensemble et ma gloire à venger.

Taisons-nous : j’aperçois la mère de Lucile,

Et l’oncle de mon Maître.

 

 

Scène II

 

ARAMINTE, ORGON, NÉRINE, MERLIN

 

ORGON, à Merlin.

Est-ce peine inutile ?

Ne peut-on échauffer le cœur de mon Neveu ?

MERLIN.

Bon ! c’est vouloir dans l’eau faire naitre le feu.

ARAMINTE, à Nérine.

Et ma fille, Nérine, est donc toujours la même ?

NÉRINE.

Oui, Madame, toujours : et le moyen qu’elle aime !

Les hommes à ses yeux ne sont que des trompeurs ;

Et l’ombre d’un chapeau lui donne des vapeurs.

ORGON, à Araminte.

Parbleu, de qui tient donc Votre insensible fille ?

Moi, je n’y comprends rien ; car dans votre famille

On n’a jamais haï les hommes jusques là.

Pour vous, vous n’êtes point du tout comme cela.

Les jeunes gens encor vous donnent dans la vue ;

Et même en les voyant vous êtes toute émue.

ARAMINTE, à Orgon.

Mais de qui tient aussi votre glacé Neveu ?

Car pour vous, vous avez toujours l’œil plein de feu :

Jamais homme ne fut plus ardent que vous l’êtes.

Vous ne nous venez pas dire ce que vous faites :

Mais vous avez tout l’air d’un dangereux vieillard.

ORGON.

Il est vrai que je suis un terrible gaillard.

NÉRINE.

Moi, je doute très fort ici que votre fille

Avec ses airs transis soit de votre famille.

ARAMINTE.

Pour aller à leur cœur n’est-il donc qu’un chemin ?

MERLIN.

Bon ! j’en ai tenté cent, et j’y perds mon latin.

ARAMINTE.

Hé bien n’en parlons plus : puisqu’on n’y peut rien faire,

Songeons au Chevalier de la Fanfaronnière.

Il est riche et Gascon, ami de Clidamis :

Il demande ma fille.

MERLIN.

On dit qu’il s’est promis

De la rendre bientôt amoureuse à la rage.

NÉRINE.

Quoi ! vous auriez pour gendre un pareil personnage ?

MERLIN.

Je crois que son bon sens n’est pas trop bien réglé.

ORGON.

Il a même, dit-on, le timbre un peu fêlé.

Mais ce qu’en lui surtout je trouve d’admirable ;

C’est qu’il se croie bien fait, spirituel, aimable,

Et qu’auprès du beau sexe il n’a qu’à se montrer

Pour en être l’Idole, et s’en faire adorer.

Pour Lucile, dit-on, ce fat brûle et soupire,

Il croit que tôt ou tard il saura la réduire,

Et que cette beauté si rebelle à l’amour

N’a qu’à le regarder pour aimer à son tour.

ARAMINTE.

Il est bien vrai qu’il est d’un plaisant caractère,

Ridicule à l’excès : mais enfin, comment faire ?

Il faudra bien donner ma fille au Chevalier.

À tel prix que ce soit je veux la marier.

Je sais qu’il est Gascon dans ses airs, ses paroles.

Mais il n’est pas Gascon du côté des pistoles ;

Je l’avouerai pourtant, j’aimerais beaucoup mieux
Clidamis pour mon gendre. Il est plus gracieux,
Jeune, poli, bien fait. J’aurais, lorsque j’y pense,
Reçu bien du plaisir d’une telle alliance :
Mais c’est un entêté qui ne veut point aimer,

Et que femme jamais n’aura l’art de charmer.

ORGON.

Ah, Madame, attendons : rien encor ne nous presse.

MERLIN.

Je leur veux aujourd’hui donner de la tendresse.

Oui, s’ils ne s’aiment pas ce jour même, demain,

Madame, vous pourrez disposer de sa main.

Mais j’aperçois venir en plaisant équipage

Le Chevalier Gascon.

 

 

Scène III

 

ARAMINTE, ORGON, LE CHEVALIER, MERLIN, NÉRINE

 

LE CHEVALIER, entrant brusquement.

Ah cadédis, j’enrage.

Palsambleu, j’y renonce : ah ! que j’ai dé malheur.

ARAMINTE.

Qu’avez-vous, Chevalier ?

LE CHEVALIER, d’un air fâché.

Madame, serbiteur.

Parbleu, j’ai qué jé suis accablé par les Dames.

Faut-il qué jé sois né pour enchanter les femmes !

Mais, d’y suffire seul, oh ma foi, jé né puis.

Quoi, c’est à qui m’aura ! Boyez comme je suis.

Ouf, je suis essoufflé... Trois Dames des plus belles

M’ont mis tout hors d’haleine, et boulant auprès d’elles

M’obliger à relier malgré moi trop longtemps,

Par force ont rétenu mon épée et mes gants

Elles m’ont tiraillé pendant près d’un quart d’heure.

Si cela continue, il faudra qué jé meure.

Non, jé n’y puis tenir dabantage ; et je croi.

Qu’il faudra déserter dé Paris malgré moi.

NÉRINE.

En vérité, Monsieur, vous êtes bien barbare

De faire ainsi souffrir, en vous rendant si rare,

Un sexe qui ne veut que vous voir, vous parler,

Et qui pour vous enfin est si prompt à brûler.

LE CHEVALIER.

Et pourquoi brûle-t-il si vite ? Mais, Madame

Jé biens pour bous parler de ma noubelle flamme :

N’allez pas l’étouffer par des difficultés ;

Car enfin tous mes feux vers elle sont butés.

ARAMINTE.

Ma fille est insensible, et ne veut point se rendre.

Croyez-vous, Chevalier, pouvoir la rendre tendre ?

Croyez-vous, dites-moi, que ce farouche cœur

Veuille en vous aujourd’hui reconnaitre un vainqueur ?

LE CHEVALIER.

Comment ! si jé lé croi ?

MERLIN.

Lui ? s’il le croit ? La peste !

Je suis sur que Monsieur ne le croit que de reste.

LE CHEVALIER.

Madame, jé né beux que la boir un moment,

Et l’amour dans son cœur naîtra subitement.

Ah cadédis ! s’il faut pousser une fleurette,

S’il faut brûler un cœur d’une flamme secrète,

S’il faut s’en faire aimer, parlons dé bonne foi,

Là, Madame, entre nous, qui lé peut mieux qué moi ?

S’il faut aboir pour plaire une figure aimable,

S’il faut être poli, complaisant, agréable,

S’il faut en moins d’un jour mettre un cœur sous sa loi,

Fût-ce un cœur dé rocher, qui lé peut mieux qué moi ?

S’il faut avoir l’esprit plein dé délicatesse,

S’il faut en mots choisis exprimer sa tendresse,

D’un ribal, d’un mari s’il faut être l’effroi,

S’il faut régner partout, qui lé peut mieux que moi !

ORGON.

Que ce Gascon est vain !

MERLIN.

C’est là l’humeur gasconne ;

Et l’on voit bien qu’il vient des bords de la Garonne.

LE CHEVALIER.

Pour moi, jé né connais qu’un seul de mes amis

Qui mé ressemble.

ORGON.

Et qui, s’il vous plaît ?

LE CHEVALIER.

Clidamis.

MERLIN vite.

Je ne vois entre vous qu’un peu de différence :

Vous êtes plein d’amour, lui plein d’indifférence :

Vous aimez fort le sexe, il aime fort le jeu :

Il est froid comme glace, et vous chaud comme feu :

Vous raisonnez beaucoup, il ne raisonne guères :

Vous êtes sans façon, il a d’autres manières :

Il est traitable et doux, vous êtes turbulent :

Il pèse au plus six vingts, et vous pesez six cent.

Voilà vos deux portraits ? Hé bien, que vous en semble ?

Ne vous trouvez-vous pas un grand rapport ensemble ?

LE CHEVALIER.

Il est pourtant certain qué sans sa froide humeur

Il pourrait comme moi s’assujettir un cœur :

Son mérite et lé mien sont au rez-de-chaussée.

Il me baut presque, au moins : jé dis net ma pensée.

Cependant pour Lucile on boulait l’enflammer ;

On n’a rien oublié pour la lui faire aimer :

Mais cé n’est pas son fait ; et jé suis seul capable

Dé dompter par mes soins cet objet indomptable.

Pour elle jé rénonce à tout le sexe entier.

Déjà mon cœur ardent brûle comme un brasier :

Oui cadédis, je sens qu’il est réduit en cendre,

Si bous né mé prénez bientôt pour botre gendre.

Madame, finissons ces discours superflus ;

Car jé suis aux abois, et mon cœur n’en peut plus.

ARAMINTE.

Il faut auparavant en parler à ma fille :

Allez, proposez-lui d’entrer dans ma famille ;

Fléchissez, s’il se peut, cette farouche humeur.

Faites-la consentir, j’y consens de bon cœur.

LE CHEVALIER.

Quoi, c’est donc là lé nœud ? Il né faut que lui plaire ?

C’est une affaire faite. Adieu, ma belle mère.

 

 

Scène IV

 

ARAMINTE, ORGON, MERLIN, NÉRINE

 

MERLIN.

Ah le drôle de corps !

NÉRINE.

Il ne tient rien, ma foi,

S’il croit se faire aimer de Lucile.

ARAMINTE.

Et pourquoi ?

ORGON.

Quoi, vous lui donneriez Lucile ? En conscience,

Madame, y pensez-vous ?

ARAMINTE.

Oui sans doute j’y pense.

ORGON.

Lucile et mon neveu pourront s’aimer un jour.

Il faut bien tôt ou tard qu’on se rende à l’amour.

ARAMINTE.

Si le Gascon lui plaît, et s’il sait la réduire,

J’ai donné ma parole, et ne m’en puis dédire.

NÉRINE.

Lui, réduire Lucile ? Elle est de trop bon goût :

Un magot tel que lui n’en viendra pas à bout.

MERLIN, rêvant un peu.

Attendez... je conçois un projet admirable.

Oui... Non... Si fait... Parbleu, le tour est impayable !

Ils tomberont tous deux dans mes lacs, sûrement,

Nérine, écoute-moi.

Il lui parle à l’oreille.

NÉRINE.

Parle plus clairement.

MERLIN, lui parlant à l’oreille.

Fais ce que je te dis, va trouver ta Maîtresse ;

Moi, je vais préparer mon Maître.

ORGON.

Comment, qu’est-ce ?

ARAMINTE.

Quel dessein avez-vous ?

MERLIN.

Lucile et Clidamis

S’aimeront dans ce jour : c’est moi qui vous le dis.

ORGON.

Non ! tu nous as bercé cent fois du même conte.

ARAMINTE.

Si l’humeur de Lucile à changer est si prompte,

Elle refusera la main du Chevalier :

On peut à Clidamis en ce cas la lier,

Pour moi, je le veux bien, et je prendrai pour gendre

Celui que pour époux ma fille voudra prendre :

Elle a le choix des deux.

MERLIN.

Malgré ses airs glacés,

Mon Maître l’aimera plus que vous ne pensez.

Mais je le vois venir. Allez, laissez-moi faire.

Toi, Nérine, va vite, et songe à notre affaire.

 

 

Scène V

 

CLIDAMIS, MERLIN

 

MERLIN, à part.

Pour le rendre amoureux voici mon dernier tour.

Il ne faut qu’un moment pour prendre de l’amour.

Si dans le piège adroit que je m’en vais lui tendre,

Son cœur ne donne pas, je fais vœu de me prendre,

Je vous cherchais, Monsieur.

CLIDAMIS.

Qu’est ce que tu me veux ?

Est-ce pour me tenir des discours amoureux ?

Je t’en ai déjà fait une défense expresse,

Ce faquin vient toujours me parler de maîtresse.

Il faut qu’on l’ait payé sûrement pour cela :

Il m’étourdit toujours de ces fadaises-là.

Mais, si tu viens encor pour me parler de femme,

Maraud, sous le baron je te fais rendre l’âme.

MERLIN.

Monsieur, cela suffit.

CLIMADIS.

J’aime trop mon repos ;

Et l’amour entre nous n’est bon que pour les sots.

MERLIN.

Monsieur, c’est fort bien dit. Parlons donc d’autre chose.

Votre ami le Gascon aujourd’hui le propose

De réduire Lucile, et prétend l’épouser.

CLIMADIS.

Parbleu, dans son calcul il pourrait s’abuser.

Lucile n’aime rien : elle est trop raisonnable

Pour donner de ses jours dans un faible semblable.

L’amour est à son cœur aussi fade qu’au mien.

Mais qu’il s’en fasse aimer, s’il peut... Je le veux bien.

MERLIN.

Bon, elle a le cœur pris pour un autre.

CLIMADIS.

Quel conte !

MERLIN.

Et son air fier en tient à présent pour son compte.

CLIMADIS.

Et d’où sais-tu cela ?

MERLIN.

D’elle-même.

CLIMADIS.

Qui, toi ?

MERLIN.

Oui, nous avons parlé là-dessus elle et moi.

Déjà sa passion est montée à l’extrême.

CLIMADIS.

Et dis-moi, connais-tu la personne qu’elle aime ?

Est-ce un homme bien fait ?

MERLIN.

Oui, le mieux fait de tous.

CLIMADIS.

Aimable ?

MERLIN.

Fort aimable.

CLIMADIS.

Et quel est-il ?

MERLIN.

C’est vous ?

CLIMADIS.

Maraud !

MERLIN.

Comment, maraud ! C’est la vérité pure.

CLIMADIS.

Oses-tu soutenir une telle imposture ?

MERLIN.

Rien n’est plus vrai, Monsieur ; écoutez seulement :

Elle m’a fait venir dans son appartement,

Elle m’a demandé d’abord de vos nouvelles ;

Si vous étiez toujours aussi froid pour les belles ;

Que c’était grand dommage, avec un air de Cour,

D’avoir un cœur farouche et rebelle à l’amour :

Que vous étiez bien fait, charmant, digne d’estime ;

Mais que l’indifférence en vous était un crime :

Que ce qu’elle en disait ne la regardait pas ;

Mais que le sexe entier en murmurait tout bas :

Que son cœur était froid tout autant que le vôtre ;

Que c’était bien en l’un, et c’était mal en l’autre :

Qu’elle, elle avait raison de blâmer les amours.

Mais pour moi, dans ses yeux, comme dans ses discours,

Je voyais clairement sa passion naissante,

Et qu’elle n’était plus pour vous indifférente.

CLIMADIS.

Je ne puis revenir de mon étonnement.

Mais, Merlin, c’est tant pis pour, elle assurément,

Je connais là-dessus mon humeur naturelle ;

Et je n’aurai jamais aucun retour pour elle.

Je mourrais, si j’avais le faible de l’aimer.

MERLIN.

Mon Dieu, ne jurez point : elle peut vous charmer.

Savez-vous qu’elle est belle, et qu’elle est très aimable ?

CLIMADIS.

Oh pour aimable, non : elle est assez passable.

MERLIN.

Elle a des yeux parlants, vifs, brillants, pleins de feu.

CLIDAMIS.

Elle, les yeux brillants ! elle les a fort peu.

MERLIN.

Elle a l’esprit divin, la taille fort mignonne.

CLIDAMIS.

Je la trouve commune en toute sa personne.

MERLIN.

Et je serais bien fier à votre place, moi,

Si j’avais su ranger un tel cœur sous ma loi.

CLIMADIS.

Mais ce que tu me dis est-il bien véritable ?

Est-il sûr qu’en effet elle me trouve aimable ?

MERLIN.

Comment, vous en doutez ?

CLIMADIS.

Parbleu, je n’en crois rien.

MERLIN.

Avec elle, pour voir, ayez un entretien...

Ah, tenez, par plaisir, il faut faire une chose,

D’un si prompt changement pour apprendre la cause.

Je voudrais lui jouer un assez plaisant tour :

Je feindrais de sentir pour elle un peu d’amour ;

Je viendrais lui conter mille douceurs nouvelles,

Et même à ses genoux j’en dirais des plus belles.

Lucile donnera d’abord dans le panneau.

Et pour vous, jouissant d’un triomphe si beau,

Vous vous applaudirez dans le fond de votre âme

D’avoir d’un cœur glacé fait un cœur tout de flamme ;

Et vous pourrez en rire après tout à loisir.

CLIMADIS.

Parbleu, je voudrais bien me donner ce plaisir.

MERLIN, à part.

Bon ! il donne dedans : c’est ce que je demande.

CLIMADIS.

En vérité, Merlin, sa faiblesse est bien grande !

Peut-on avoir si peu de force dans l’esprit ?

À sa place, pour moi, je mourrais de dépit.

Oh parbleu, j’aurai bien plus de soin de ma gloire.

Mais pour mieux m’éclaircir, je veux lui faire accroire

Que de ses agréments mon cœur est enchanté,

Et par ce tour adroit savoir la vérité.

En riant.

Que dans le fond du cœur je vais me moquer d’elle !

Ah, la plaisante chose !

MERLIN.

Elle est assez nouvelle.

CLIMADIS, riant toujours.

Ah palsambleu, j’espère en rire plus d’un jour...

Viens, Merlin : allons voir, pour bien feindre l’amour,

Quel chemin, et quel ton à peu près il faut prendre.

MERLIN, à part.

Il est dans le panneau que je lui voulais tendre :

De son côté Nérine aura fait son devoir....

Mais allons jusqu’au bout ; c’est où je les veux voir.

 

 

Scène VI

 

NÉRINE, MERLIN

 

MERLIN.

Nérine vient. Hé bien, comment va notre affaire ?

Car enfin ton secours ici m’est nécessaire.

NÉRINE.

J’ai fait tomber Lucile enfin dans mes filets.

Elle croie Cadrons épris de ses attraits :

Elle a fait là-dessus de grands éclats de rire.

Hé bien, puisque j’ai su sans dessein le réduire,

Je veux, m’a-t elle dit, pour flatter son amour,

Affecter par plaisir d’avoir quelque retour.

Je viens de la laisser. Elle rit, elle danse,

Et compose des airs sur son indifférence.

Je l’entends... Elle va se rendre ici dans peu.

MERLIN.

Et moi, je vais trouver mon Maître... Sans adieu.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, NÉRINE

 

LUCILE, en entrant chante.

Non, je ne veux jamais aimer :

L’amour fait trop verser de larmes.

Les plus cruels tourments suivent ses plus doux charmes.

Comment peut-on se laisser enflammer !

Non, je ne veux jamais aimer.

Je ris, je chante, je badine :

Si les amants sont fins, je suis encor plus fine :

Jamais aucun ne saura me charmer.

Non, je ne veux jamais aimer.

NÉRINE.

Vous riez, vous chantez ; oubliez-vous, Madame,

Les maux de Clidamis, et sa nouvelle flamme ?

LUCILE.

Hé quoi, sans le vouloir, j’ai donc su l’enflammer ?

Tu dis qu’il n’a pu voir mes attraits sans m’aimer ?

NÉRINE.

Oui, Madame ; et vos yeux en ont toute la gloire.

LUCILE.

Que je sens de plaisir d’une telle victoire !

Non que je veuille aimer ; mais c’est par vanité.

NÉRINE.

Il faut que vous n’ayez guères de charité.

Clidamis sent pour vous la plus vive tendresse,

Et sans vous il n’aurait jamais eu de faiblesse ;

Et vous voyez cela sans vous en attendrir ?

Vous ne vous rendez point ?

LUCILE.

J’aimerais mieux mourir

Et qu’est ce que l’amour ? Une pure folie.

Nérine, j’ai fait vœu de n’aimer de ma vie.

Tu dis que Clidamis doit venir en ce lieu

De son nouvel amour me faire un tendre aveu :

Je l’attends, et je veux par une adresse extrême

Le duper, et lui faire accroire que je l’aime.

Il me croira peut-être ; et j’aurai le plaisir

De me moquer après de lui tout à loisir.

NÉRINE.

Quoi, vous moquer encor ! ma foi, c’est conscience.

LUCILE.

J’en conviens : car enfin, je t’en fais confidence,

Si le Ciel m’avait fait un cœur plus animé,

Il me semble, entre nous, que je l’aurais aimé.

Pour les hommes tu sais combien forte est ma haine ;

Mais je vois celui-là sans contrainte et sans peine.

Je l’estime même.

NÉRINE.

Oui ?

LUCILE.

Mais je ne l’aime pas.

NÉRINE.

De l’estime à l’amour vous n’avez plus qu’un pas.

Mais c’est cet homme-ci qui saura bien vous plaire.

LUCILE.

Qui donc ?

NÉRINE.

Le Chevalier de la Fanfaronnière.

 

 

Scène VIII

 

LUCILE, LE CHEVALIER, NÉRINE

 

LE CHEVALIER.

Bonjour, la belle enfant, dites la bérité,

Ma présence bous ba rabir la liberté !

Sandis, c’est pour lé coup que bous allez bous rendre.

Botre mutin dé cœur beut en bain se défendre ;

Il commence déjà très fort à s’ébranler.

Et donc ! ce petit cœur beut-il capituler ?

Serai-jé lé bainqueur dé la belle Lucile ?

LUCILE.

Monsieur le Chevalier, en un mot comme en mille,

Votre mérite seul peut vous faire estimer :

Mais beaucoup moins qu’un autre il saura me charmer :

 Je vous en avertis.

LE CHEVALIER.

Pourquoi feindre, Madame ?

Jé connais dans les yeux lés moubéments de l’âme ;

Et déjà mon abord bient dé bous mettre en feu.

J’ai dé botre maman la parole et l’abeu.

À ma possession mille femmes aspirent :

Toutes beulent m’aboir, toutes brûlent, soupirent ?

Je bous préfère à tout : bous êtes mon trésor,

Et comme à la plus belle, à bous la pomme d’or.

LUCILE.

Qui, moi ? Je n’en veux point, vous dis-je.

LE CHEVALIER.

La rusée !

Sa réponse est, ma foi, bien loin dé la pensée.

NÉRINE.

Vous croyez donc, Monsieur, qu’on vous aime ?

LE CHEVALIER.

Oui braiment.

NÉRINE.

Et bien vous vous trompez, Monsieur, très lourdement.

Et l’on verrait bientôt la fin de la nature,

Si j’étais seule au monde avec votre figure.

LE CHEVALIER.

Ah sotte, tu mens bien.

NÉRINE.

Non, ma foi.

LE CHEVALIER.

Mais pour bous,

La belle, je beux être aujourd’hui botre époux.

Je crois qu’ayant tous deux une allez bonne grâce,

Il sortira dé nous une assez belle race.

Dites, qu’en pensez-bous ?

LUCILE.

Ah quel extravagant.

LE CHEVALIER.

Bous né répondez rien : qui né dit mot consent ;

Adieu. Je bais trouber botre mère Araminte,

Lui dire qu’abec moi bous employez la feinte ;

Que n’osant par fierté déclarer botre amour,

Bous brûlez de m’aboir pour époux dès ce jour.

LUCILE.

Je ne veux point de vous, encor un coup.

LE CHEVALIER.

Quel conte !

Jé bais faire dresser lé contrat à bon compte ;

Car enfin bous m’aimez, jé m’en aperçois bien

Bous diriez cent fois non, qué jé n’en croirais rien.

 

 

Scène IX

 

LUCILE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Ce fou pourra gagner l’esprit de votre mère.

Et peut-être iront-ils après chez le Notaire.

LUCILE.

On ne forcera point mon inclination.

Parlons de Clidamis, et de sa passion.

Quoi ! cet indifférent devient sensible ? il m’aime ?

Je n’en puis revenir.

NÉRINE.

On entre... C’est lui même.

LUCILE.

Que je vais en secret me bien moquer de lui.

 

 

Scène X

 

LUCILE, NÉRINE d’un côté du théâtre, CLIDAMIS, MERLIN de l’autre côté

 

MERLIN, bas à son Maître.

Vous voulez donc, Monsieur, rire aux dépens d’autrui ?

CLIMADIS, à part.

Je veux voir par plaisir tout ce qu’elle a dans l’âme ;

S’il est vrai que l’amour li fortement l’enflamme :

Et j’en veux rire après dans le fond de mon cœur.

MERLIN, bas.

Dans ses yeux inquiets on voit sa folle ardeur.

LUCILE, à Nérine.

Vois-tu son embarras ? Il veut parler, il n’ose.

CLIDAMIS, à part.

Parbleu, voyons comment elle prendra la chose.

MERLIN, bas, à part.

Allons, Monsieur, feignez d’être bien amoureux.

NÉRINE, à part.

Vous, Madame, feignez de répondre à ses feux.

CLIDAMIS, venant précipitamment vers Lucile.

Madame, quel bonheur vous présente à ma vue ?

Quoi c’est vous ! Mais, ô Ciel ! que mon âme est émue !

Que le feu de vos yeux, que vos divins appas

Font naître dans mon cœur de différents combats !

Que je suis malheureux !

LUCILE.

Vous, malheureux ?

CLIMADIS.

Madame,

Si vous pouviez savoir le secret de mon âme...

Mais ce sont des tourments que je dois renfermer.

L’amour ne permet pas qu’on ose vous aimer.

LUCILE.

Comment ? Que dites-vous ?... Quoi, serait-il possible

Que mon peu de beauté vous eût rendu sensible ?

Je n’ose me flatter d’un bonheur si parfait.

CLIDAMIS, riant.

Elle donne dedans, Merlin.

MERLIN.

Oh, tout à fait.

CLIDAMIS.

L’ai-je bien entendu ? Quoi, charmante Lucile,

L’accès dans votre cœur me serait-il facile ?

Vous n’osez, dites vous, vous flatter du bonheur

De me voir votre amant, de régner dans mon cœur

Que cet aveu me plaît dans votre belle bouche !

Sans vous toujours mon cœur aurait été farouche :

Vos yeux l’ont feu toucher par leurs attraits puissants.

Et je leur sais bon gré des plaisirs que je sens.

NÉRINE, à part.

Madame, voyez-vous ? Il gobe la pilule.

MERLIN, part à Clidamis.

Continuez toujours, puisqu’elle est si crédule.

LUCILE, riant.

Cela me divertir ; car il le prend fort bien.

CLIMADIS.

Que dites-vous, Madame ?

LUCILE.

Hélas ! je ne dis rien,

Je tremble seulement que toutes vos paroles

Ne soient, pour mon malheur, que des discours frivoles.

Peut-être parlez-vous d’amour sans le sentir,

Clidamis, vous voulez ici vous divertir.

CLIDAMIS, aux genoux de Lucile, faisant le passionné.

Moi, je feindrais d’aimer ! ah Ciel ! qu’elle injustice !

Quoi, voudrais-je avec vous employer l’artifice ?

Faut-il vous le jurer, Madame, à vos genoux ?

Mon cœur n’aime, ne veut, n’idolâtre que vous ;

J’en jure par vos yeux, par ces yeux adorables

Dont le moindre regard fait tant de misérables.

LUCILE, soupirant.

Ah, Nérine !

NÉRINE.

Quoi donc ?

LUCILE, à Nérine.

Je ne sais où j’en suis.

Je voulais le railler, je sens que je ne puis.

NÉRINE.

Hé quoi, dans un moment ce cœur n’est plus de glace ?

LUCILE, toute déconcertée.

Clidamis, levez-vous... j’abandonne la place.

Un trouble affreux m’agite... Ah, Nérine, suis-moi.

Ciel ! fallait-il le voir ?

NÉRINE.

Elle en tient, par ma foi.

 

 

Scène XI

 

CLIDAMIS, MERLIN

 

MERLIN, riant.

Ah que voilà, Monsieur, un beau sujet pour rire !

D’une telle faiblesse, hé bien, qu’allez-vous dire ?

Riez donc... vous rêvez... vous ne répondez rien.

Ah, vous l’aimez.

CLIDAMIS.

Moi, non : mais, Merlin, sais-tu bien

Qu’à bien l’examiner elle est assez aimable.

MERLIN.

Oh pour aimable, non : elle est assez passable.

CLIDAMIS.

Elle a des yeux parlants, vifs, brillants, pleins de feu.

MERLIN.

Elle, les yeux brillants ! elle les a fort peu.

CLIDAMIS.

Elle a l’esprit divin, la taille fort mignonne.

MERLIN.

Fi donc ! elle est commune en toute sa personne.

CLIMADIS.

As-tu bien remarqué, Merlin, son embarras ?

MERLIN.

Et vous dites, Monsieur, que vous ne l’aimez pas ?

CLIMADIS.

Non vraiment.

MERLIN.

Pourquoi donc en faites-vous l’éloge ;

Vous me croyez donc dupe, ou bien un Allobroge ?

Et ; morbleu, vous l’aimez ; et je m’en aperçois.

CLIMADIS.

Ah, mon pauvre Merlin, je le crois comme toi.

En feignant à ses pieds une sincère flamme,

L’amour adroitement s’est glissé dans mon âme ;

Et ce Dieu, dont je suis ta victime aujourd’hui,

Venge tous les mépris que je faisais de lui.

MERLIN.

Je vous l’avais prédit ; vous avez pu m’entendre ;

Il ne faut en amour qu’un moment pour se rendre.

CLIMADIS.

Quoi, l’amour que j’éprouve est l’effet d’un moment !

Et pour surcroit de maux j’aime encor mon tourment !

MERLIN, à part.

Ma foi, je savais bien avec mon stratagème

Qu’ils s’aimeraient tous deux.

CLIMADIS.

Mon amour est extrême ;

Allons trouver sa mère et mon oncle au plutôt,

Mon cher Merlin ; je vais les prier comme il faut

D’accorder à mes vœux la charmante Lucile.

Sans sa possession je ne suis plus tranquille :

Je meurs si nos parents nous séparent tous deux.

Ah, que par cet hymen je deviendrais heureux !

MERLIN.

De Lucile, Monsieur, je vois venir la mère

Avec le Chevalier de la Fanfaronnière.

CLIMADIS.

Comment l’entretenir de mon nouvel amour ?

MERLIN.

Quand on aime, Monsieur, on ne reste pas court.

 

 

Scène XII

 

ARAMINTE, LE CHEVALIER, CLIDAMIS, MERLIN

 

LE CHEVALIER.

Ah, mon cher, té boilà ; je brûlais dé t’apprendre

Que Madame aujourd’hui m’a choisi pour son gendre.

CLIDAMIS, surpris.

Quoi, Madame, est il vrai ? Vous allez marier

Votre adorable fille avec le Chevalier ?

ARAMINTE, à Clidamis.

La chose est résolue, et déjà le Notaire

A dressé le contrat pour terminer l’affaire.

J’avais promis Lucile à votre oncle pour vous ;

Notre dessein était de vous voir son époux ;

Je cherchais avec joie une telle alliance ;

Mais rien n’est comparable à votre indifférence ;

Et ma fille sur tout est pour vous sans appas.

Je vois bien, Clidamis, qu’elle ne vous plaît pas,

Ce jour même Merlin s’est fait fort que Lucile

Pourrait vous enflammer ; mais c’est peine inutile ;

Je ne veux point forcer les inclinations,

Et ma fille prendra mes résolutions,

Votre oncle désirait qu’elle fût votre femme ;

Mais un autre en ce jour a su toucher son âme.

Le sort le veut ainsi... Je vous laisse en ce lieu,

Et je m’en vais mander notre Notaire... Adieu.

 

 

Scène XIII

 

LE CHEVALIER, CLIDAMIS, MERLIN

 

CLIDAMIS.

Ah, Merlin, faut-il perdre ainsi tout ce que j’aime ?

J’ai des tentations de me tuer moi-même.

LE CHEVALIER.

Qu’as-tu ? tu parles seul, tu jures dans tes dents.

Sur ma bictoire au moins fais-moi des compliments ;

Bois comme j’ai soumis cette beauté féroce.

Mé feras-tu l’honneur dé bénir à ma noce ?

Je t’y beux boir danser et boire comme un trou.

Tu né mé réponds rien : Cadédis, es-tu fou ?

Tu mé parais aboir quelques soins dans la tête :

Apprends-lés moi.

MERLIN.

Monsieur, votre noce s’apprête :

Mon Maître a du chagrin, laissez-nous un moment.

LE CHEVALIER.

Jé né lé quitte point. Qu’est-ce à dire ? comment ?

Es-tu fâché, dis-moi, qué j’épouse Lucile ?

CLIMADIS.

Hé laissez-moi, Monsieur.

LE CHEVALIER, fièrement.

Ah, rien n’est plus facile :

Jé bous laisse, Monsieur, avec votre air grognard :

Bous né méritez pas que l’on y prenne part.

 

 

Scène XIV

 

CLIMADIS, MERLIN

 

CLIMADIS.

Merlin.

MERLIN.

Monsieur.

CLIMADIS.

Tu vois comme le sort m’accable ;

Dis-moi, vit-on jamais amant misérable ?

À peine de l’amour je goute les douceurs,

Qu’il me fait aussitôt éprouver ses rigueurs :

Tout ce que je craignais, par un malheur étrange,

M’arrive dans ce jour.

MERLIN.

Monsieur, l’amour se venge.

CLIMADIS.

Mais crois-tu que Lucile aime le Chevalier ?

Penses-tu que sitôt elle ait pu m’oublier ?

Qu’en crois-tu ? dis donc.

MERLIN.

Moi ? je crois qu’elle vous aime ;

Et vous pouvez, Monsieur, le savoir d’elle-même

Ici fort à propos elle tourne ses pas.

CLIDAMIS.

Parlons-lui pour sortir au plutôt d’embarras.

 

 

Scène XV

 

LUCILE, CLIDAMIS, NÉRINE, MERLIN

 

LUCILE, à part, à Nérine.

Ah ! pourquoi, m’as-tu dit que j’en étais aimée ?

Je sens que maintenant mon âme en est charmée :

Oui, je l’aime à mon tour.

CLIMADIS.

Ah, Merlin, entends-tu ?

Elle l’aime, dit-elle : ah Ciel ! je suis perdu.

MERLIN.

Bon ! Monsieur, c’est de vous qu’elle parle.

CLIMADIS.

Ah, Madame,

Sur un soupçon cruel éclaircissez mon âme.

L’on donne au Chevalier votre main en ce jour :

Il vous a su, dit-il, inspirer de l’amour.

Quoi, ne serais-je aimé de vous qu’en apparence ?

Et m’auriez-vous flatté d’une vaine espérance ?

Vous ne répondez point... mon malheur est certain.

LUCILE.

Que vous importe à qui l’on destine ma main ?

Non, vous ne m’aimez pas, et vous vous contrefaites :

Je puis le présumer, de l’humeur dont vous êtes.

CLIMADIS.

C’est plutôt vous, Madame, et je le vois fort bien,

Qui feigniez de m’aimer lorsqu’il n’en était rien.

LUCILE.

Ah, c’est vous, Clidamis.

MERLIN.

Bon, voici du grabuge.

NÉRINE, se mettant entre eux deux.

Sur votre différend ii faut que je vous jugé :

Je vais vous expliquer si dans le fond du cœur

Vous sentez l’un pour l’autre une sincère ardeur.

J’ai servi fort longtemps un fameux Alchimiste,

Et qui surtout était bon Physionomiste :

Il m’a souvent montré des règles de son art ;

Et je vais dans vos yeux, avec un seul regard,

Savoir si vous avez du penchant l’un pour l’autre.

Donnez-moi votre main ; et vous, donnez la vôtre.

LUCILE, retirant sa main.

Mais, Nérine...

NÉRINE.

Mon Dieu, faites ce que je di.

Vous, Monsieur Clidamis, soyez assez hardi

Pour baiser cette main, si votre cœur l’adore.

Bon... Encor une fois... Fort bien. Baisez encore.

MERLIN.

Que Diable fais-tu donc ? Ah, pour le coup voilà

Un assez plaisant art que l’on t’a montré là.

NÉRINE.

Tais-toi, Butor... Voyons un peu, Mademoiselle.

Comment ! peste ! le feu dans vos yeux étincelle.

Que je vous voie aussi, vous. Ah, vous rougissez ;

Et vous avez tous deux des airs embarrassés :

Allez, vous vous aimez tous deux à la folie.

CLIMADIS.

Oui, je l’aime, et je veux l’aimer toute ma vie.

LUCILE.

Et cet amour fera tous mes vœux les plus doux.

CLIMADIS.

Un autre cependant doit être votre époux ;

Belle Lucile, hélas ! Sachez que votre mère

Doit bientôt en ces lieux amener le Notaire.

LUCILE.

Non, à d’autre qu’à vous je ne serai jamais.

CLIMADIS.

Promettez-le moi donc.

LUCILE.

Oui, je vous le promets.

 

 

Scène XVI

 

ARAMINTE, ORGON, LUCILE, CLIDAMIS, LE CHEVALIER, NÉRINE, MERLIN, LE NOTAIRE

 

LE NOTAIRE, à Araminte.

Madame, en bon état vous trouverez les choses.

J’ai selon vos souhaits dresse toutes les clauses.

ORGON, à Araminte.

Qui vous presse, Madame, et pourquoi vous hâter ?

Dans un semblable hymen il faut plus consulter.

Mon Neveu conviendrait mieux à votre famille.

ARAMINTE.

C’est un indifférent qui n’aime point ma fille.

LE CHEVALIER.

Parbleu, qu’il l’aime, ou non ; s’agit-il dé cela ?

La belle enfant, boyez botre époux, lé boilà.

Bientôt bous jouirez dé toute ma personne.

Elle en rit dans son âme... Ah, petite friponne

Tu boudrais bien déjà mé tenir dans tes bras.

LUCILE.

Monsieur, ces sots discours ne me conviennent pas.

Qui vous ! J’aimerais mieux mille fois être morte,

Que d’avoir, pour époux un homme de la sorte.

ARAMINTE.

Quoi, Chevalier, tantôt ne m’avez-vous pas dit,

Que vous aviez gagné son cœur et son esprit ?

LE CHEVALIER.

Sans doute.

ARAMINTE.

Cependant vous l’entendez vous-même ?

LE CHEVALIER.

Elle dit toujours non ; mais je sais qu’elle m’aime.

LUCILE.

Sachez plutôt, Monsieur, qu’à votre air suffisant

Vous passerez partout pour un extravagant.

LE CHEVALIER.

Quoi, des airs méprisants ! Boyez la ridicule.

Ma foi, dé l’épouser jé mé serais scrupule.

Jé la mets au dessous dé mes ressentiments :

Elle né connaît pas lé mérite des gens.

Assez d’autres sans elle aspirent à mé plaire.

Bous né méritez pas qu’on se mette en colère.

Riant.

Ah, que boilà des gens bien sots et bien confus !

Ils perdent leur fortune en né mé tenant plus.

Il s’en va.

CLIDAMIS.

Heureux événement pour un cœur plein de flammes !

Ah, Madame, apprenez le secret de nos âmes :

J’adore votre fille, et j’ose me flatter

Que son cœur pour époux voudra bien m’accepter.

N’y consentez-vous pas, adorable Lucile ?

LUCILE.

Un tel consentement n’a rien de difficile,

Puisque mon cœur s’en fait un bonheur trop charmant.

ARAMINTE.

Comment ! vous m’étonnez !

ORGON.

Quel nouveau changement !

ARAMINTE.

L’agréable surprise ! Embrasse-moi, ma fille.

ORGON, à Clidamis.

Embrasse-moi, toi : va, tu sors de ma famille.

ARAMINTE.

Comment donc ont-ils pu changer sitôt d’humeur ?

MERLIN.

Je vous l’expliquerai : j’en suis le seul auteur.

ARAMINTE.

Nous avons à propos avec nous le Notaire :

Entrons et raisonnons pour conclure l’affaire.

MERLIN.

Et qui de tous mes soins me récompensera ?

CLIMADIS, s’en allant, et donnant la main à Lucile.

Ne t’embarrasse point, c’est un soin qu’on aura.

MERLIN, à Nérine.

Hé bien, dis-moi, Nérine, en ferons-nous de même ?

Déjà depuis longtemps tu sais bien que je t’aime.

NÉRINE.

Tope, je le veux bien.

MERLIN.

Mon sort est trop heureux.

Messieurs, l’on vient d’offrir un exemple à vos yeux :

Vous voyez qu’on se rend lorsque moins on y pense.

Ne vous vantez jamais de votre indifférence.

Pour moi, Messieurs, de vous je vais prendre congé.

L’amour est par mes soins triomphant et vengé. 

PDF