Artémire (VOLTAIRE)

Tragédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 15 février 1720.

 

Personnages

CASSANDRE, roi de Macédoine

ARTÉMIRE, reine de Macédoine

PALLANTE, favori du roi

PHILOTAS, prince

MÉNAS, parent et confident de Pallante

HIPPARQUE, ministre de Cassandre

CÉPHISE, confidente d’Artémire

 

 
 

La scène est à Larisse, dans le palais du roi.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ARTÉMIRE, CÉPHISE

 

Artémire, en proie à la plus vive douleur, ne cache point à Céphise les tourments que lui fait éprouver l’humeur soupçonneuse et la cruauté de Cassandre son mari, que la guerre a éloigné d’elle, et dont le retour la fait trembler. 

ARTÉMIRE.

Oui, tous ces conquérants rassemblés sur ce bord,  

Soldats sous Alexandre, et rois après sa mort,

Fatigués de forfaits, et lassés de la guerre,  

Ont rendu le repos qu’ils ôtaient à la terre.  

Je rends grâce, Céphise, à cette heureuse paix  

Qui, brisant tes liens, te rend à mes souhaits.  

Hélas ! que cette paix que la Grèce respire  

Est un bien peu connu de la triste Artémire !  

Cassandre... à ce nom seul, la douleur et l’effroi  

De mon cœur alarmé s’emparent malgré moi.  

Vainqueur des Locriens, Cassandre va paraître ;  

Esclave en mon palais, j’attends ici mon maître ;  

Pardonne, je n’ai pu le nommer mon époux.  

Eh ! comment lui donner encore un nom si doux !  

Il ne l’a que trop bien oublié, le barbare !

CÉPHISE.

...  
Vous pleurez ! 

ARTÉMIRE.

Plût aux dieux qu’à Mégare enchaînée,  

J’eusse été pour jamais aux fers abandonnée !  

Plût aux dieux que l’hymen éteignant son flambeau  

Sous ce trône funeste eût creusé mon tombeau !  

Les fers les plus honteux, la mort la plus terrible,  

Étaient pour moi, Céphise, un tourment moins horrible  

Que ce rang odieux où Cassandre est assis,  

Ce rang que je déteste, et dont tu t’éblouis. 

CÉPHISE.

Quoi ! vous... 

ARTÉMIRE.

Il te souvient de la triste journée  

Qui ravit Alexandre à l’Asie étonnée.  

La terre, en frémissant, vit après son trépas  

Ses chefs impatients partager ses États ;  

Et jaloux l’un de l’autre, en leur avide rage,  

Déchirant à l’envi ce superbe héritage.  

Divisés d’intérêts, et pour le crime unis,[1]

Assassiner sa mère, et sa veuve, et son fils :  

Ce sont là les honneurs qu’on rendit à sa cendre.  

Je ne veux point, Céphise, injuste envers Cassandre,  

Accuser un époux de toutes ces horreurs ;  

Un intérêt plus tendre a fait couler mes pleurs :  

Ses mains ont immolé de plus chères victimes

Et je n’ai pas besoin de lui chercher des crimes.[2]

Du prix de tant de sang cependant il jouit ;  

Innocent ou coupable, il en eut tout le fruit ;  

Il régna : d’Alexandre il occupa la place.  

La Grèce épouvantée approuva son audace,  

Et ses rivaux soumis lui demandant des lois,  

Il fut le chef des Grecs et le tyran des rois.  

Pour mon malheur alors attiré dans l’Épire,  

Il me vit ; il m’offrit son cœur et son empire.  

Antinoüs, mon père, insensible à mes pleurs,  

Accepta malgré moi ces funestes honneurs ;  

Je me plaignis en vain de sa contrainte austère ;  

En me tyrannisant il crut agir en père ;  

Il pensait assurer ma gloire et mon bonheur.  

À peine il jouissait de sa fatale erreur,  

Il la connut bientôt : le soupçonneux Cassandre  

Devint son ennemi dès qu’il devint son gendre.  

Ne me demande point quels divers intérêts,  

Quels troubles, quels complots, quels mouvements secrets,  

Dans cette cour trompeuse excitant les orages

Ont de Larisse en feu désolé les rivages :  

Enfin dans ce palais, théâtre des revers,  

Mon père infortuné se vit chargé de fers.  

Hélas ! il n’eut ici que mes pleurs pour défense.  

C’est là que de nos dieux attestant la vengeance,  

D’un vainqueur homicide embrassant les genoux,  

Je me jetai tremblante au-devant de ses coups.  

Le cruel, repoussant son épouse éplorée...  

Ô crime, ô souvenir dont je suis déchirée !  

Céphise ! en ces lieux même, où tes discours flatteurs  

Du trône où tu me vois me vantent les douceurs

Dans ces funestes lieux, témoins de ma misère,  

Mon époux à mes yeux a massacré mon père. 

CÉPHISE.

Par un époux... un père... ! ô comble de douleurs !

ARTÉMIRE.

Son trépas fut pour moi le plus grand des malheurs.  

Mais il n’est pas le seul ; et mon âme attendrie  

Doit à ton amitié l’histoire de ma vie.  

Céphise, on ne sait point quel coup ce fut pour moi  

Lorsqu’au tyran des Grecs on engagea ma foi ;  

Le jeune Philotas, avant cet hyménée,  

Prétendait à mon sort unir sa destinée.  

Ses charmes, ses vertus, avaient touché mon cœur ;  

Je l’aimais, je l’avoue ; et ma fatale ardeur  

Formant d’un doux hymen l’espérance flatteuse,  

Artémire sans lui ne pouvait être heureuse.  

Tu vois couler mes pleurs à ce seul souvenir ;  

Je puis à ce héros les donner sans rougir ;  

Je ne m’en défends point, je les dois à sa cendre. 

CÉPHISE.

Il n’est plus ? 

ARTÉMIRE.

Il mourut de la main de Cassandre ; 

Et lorsque je voulais le rejoindre au tombeau,  

Céphise, on m’ordonna d’épouser son bourreau. 

CÉPHISE.

Et vous pûtes former cet hymen exécrable ?

ARTÉMIRE.

J’étais jeune, et mon père était inexorable ;  

D’un refus odieux je tremblais de m’armer :  

Enfin sans son aveu je rougissais d’aimer.  

Que veux-tu ? j’obéis. Pardonne, ombre trop chère,  

Pardonne a cet hymen où me força mon père.  

Hélas ! il en reçut le cruel châtiment,  

Et je pleure à la fois mon père et mon amant. 

Cependant elle doit respecter le nœud  qui l’unit à Cassandre.

CÉPHISE.

...lui parler et le voir,  

Et dans ses bras... 

ARTÉMIRE.

Hélas ! c’est la mon désespoir.  

Je sais que contre lui l’amour et la nature  

Excitent dans mon cœur un éternel murmure.  

Tout ce que j’adorais est tombé sous ses coups,  

Céphise ; cependant Cassandre est mon époux  

Sa parricide main, toujours prompte à me nuire,  

A souillé nos liens, et n’a pu les détruire.  

Peut-être ai-je en secret le droit de le haïr,  

Mais en le haïssant je lui dois obéir.  

Telle est ma destinée.

...

Céphise lui parle de sa grandeur. Vous régnez, lui dit-elle.

Quel malheur en régnant ne peut être adouci ? 

ARTÉMIRE.

Céphise ! moi, régner ! moi, commander ici !  

Tu connais mal Cassandre ! il me laisse en partage  

Sur ce trône sanglant la honte et l’esclavage.  

Son favori Pallante est ici le seul roi ; 

C’est un second tyran qui m’impose la loi. 

Que dis-je ! tous ces rois courtisans de Pallante,  

Flattant indignement son audace insolente,  

Auprès de mon époux implorent son appui,  

Et leurs fronts couronnés s’abaissent devant lui.  

Et moi... 

CÉPHISE.

L’on vient à vous. 

ARTÉMIRE.

Dieux ! j’aperçois Pallante ;  

Que son farouche aspect m’afflige et m’épouvante !

 

 

Scène II

 

PALLANTE, ARTÉMIRE, CÉPHISE

 

PALLANTE.

...  
Et de ses actions rende un compte fidèle.

ARTÉMIRE.

Philotas ! dieux ! qu’entends-je ? ah ciel ! quelle nouvelle !  

Quoi, seigneur, Philotas verrait encor le jour !  

Se peut-il ?... 

PALLANTE.

Oui, madame, il est dans cette cour. 

ARTÉMIRE.

Quel miracle ! quel dieu ! 

PALLANTE.

...

Redemander son trône et soutenir ses droits. 

ARTÉMIRE.

...Dieux tout-puissants !

PALLANTE.

Lisez ce qu’il m’ordonne. 

ARTÉMIRE.

Je ne le cèle point, tant de bonté m’étonne.  

Depuis quand daigne-t-on confier à ma foi  

Le secret de l’État et les lettres du roi ?  

Vous le savez, Pallante, esclave sur le trône,  

À mon obscurité Cassandre m’abandonne.  

Je n’eus jamais de part aux ordres qu’il prescrit. 

PALLANTE.

...Lisez ce qu’il m’écrit. 

ARTÉMIRE lit.

Cassandre à Pallante.

« Je reviens triomphant au sein de mon empire ;  

« Je laisse sous mes lois les Locriens soumis ;  

« Et voulant me venger de tous mes ennemis,  

« J’attends de votre main la tête d’Artémire. »  

Ainsi donc mon destin se consomme aujourd’hui !  

Je n’attendais pas moins d’un époux tel que lui.  

Pallante, c’est à vous qu’il demande ma tête ;  

Vous êtes maître ici, votre victime est prête.  

Vous l’attendez sans doute, et cet ordre si doux  

Ainsi que pour Cassandre a des charmes pour vous. 

PALLANTE.

...  
Voulez-vous vivre encore, et régner ? 

ARTÉMIRE.

Ah ! seigneur,  

Quelle pitié pour moi peut toucher votre cœur ? 

Je vous l’ai déjà dit, prenez votre victime.  

Mais ne puis-je en mourant vous demander mon crime,  

Et pourquoi de mon sang votre maître altéré  

Frappe aujourd’hui ce coup si longtemps différé ?

PALLANTE.

...  
Pour l’indigne instrument de ses assassinats. 

ARTÉMIRE.

Vous me connaissez mal, et mon âme est surprise  

Bien moins de mon trépas que de votre entreprise.  

Permettez qu’Artémire, en ces derniers moments,  

Vous découvre son cœur et ses vrais sentiments.  

Si mes yeux, occupés à pleurer ma misère,  

Ne voyaient dans le roi que l’assassin d’un père ;  

Si j’écoutais son crime et mon cœur irrité,  

Cassandre périrait, il l’a trop mérité :  

Mais il est mon époux, quoique indigne de l’être ;  

Le ciel qui me poursuit me l’a donné pour maître :  

Je connais mon devoir, et sais ce que je doi

Aux nœuds infortunés qui l’unissent à moi.  

Qu’à son gré dans mon sang il éteigne sa rage ;  

Des dieux, par lui bravés, il est pour moi l’image ;  

Je n’accepterai point le bras que vous m’offrez :  

Il peut trancher mes jours, les siens me sont sacrés ;  

Et j’aime mieux, seigneur, dans mon sort déplorable,  

Mourir par ses forfaits que de vivre coupable. 

PALLANTE.

Il faut sans balancer m’épouser ou périr ;  

Je ne puis rien de plus : c’est à vous de choisir. 

ARTÉMIRE.

Mon choix est fait ; suivez ce que le roi vous mande ;  

Il ordonne ma mort, et je vous la demande.  

Elle finit, seigneur, un éternel ennui,  

Et c’est l’unique bien que j’ai reçu de lui. 

PALLANTE.

Mais, madame, songez... 

ARTÉMIRE.

Non, laissez-moi, Pallante.  

Je ne suis point à plaindre, et je meurs trop contente : 

Artémire à vos coups ne veut point échapper.  

J’accepte votre main, mais c’est pour me frapper.

Elle sort.

Pallante est furieux de ne pouvoir recueillir le fruit des soupçons jaloux qu’il a semé dans le cœur de Cassandre. Cependant il ne désespère pas de vaincre la résistance de la reine ; il s’enhardit dans le projet d’assassiner le roi. 

Son trône, ses trésors, en seront le salaire : 

Le crime est approuvé quand il est nécessaire.

Il a besoin d’un complice ; il croit ne pouvoir mieux choisir que Ménas, son parent et son ami, qu’il voit paraître. Il lui demande s’il se sent assez de courage pour tenter une grande entreprise. Ménas répond que douter de son zèle et de son amitié, c’est lui faire la plus grave injure. Pallante alors lui confie l’amour dont il brûle pour la reine. Ménas n’en est point étonné ; mais il représente à Pallante que la vertu d’Artémire est égale à sa beauté. Pallante ne regarde la vertu des femmes que comme une adroite hypocrisie.

Voilà quelle est souvent la vertu d’une femme :  

L’honneur peint dans ses yeux semble être dans son âme ;  

Mais de ce faux honneur les dehors fastueux  

Ne servent qu’à couvrir la honte de ses feux.  

Au seul amant chéri prodiguant sa tendresse,  

Pour tout autre elle n’a qu’une austère rudesse ; 

Et l’amant rebuté prend souvent pour vertu  

Les fiers dédains d’un cœur qu’un autre a corrompu.

Il développe ses projets à Ménas, qui lui promet de ne pas le trahir, mais qui refuse d’être complice de ses crimes. Pallante, resté seul, ne regarde plus Ménas que comme un confident dangereux dont il doit prévenir l’indiscrétion.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARTÉMIRE, PALLANTE, CÉPHISE

 

ARTÉMIRE.

...  
Ah ! c’en est trop, Pallante. 

PALLANTE.

Si vous me résistez, ce n’est que par faiblesse. 

ARTÉMIRE.

Ainsi ce grand courage ose me proposer  

D’assassiner Cassandre, et de vous épouser ! 

Je veux bien retenir une colère vaine,  

Mais songez un peu plus que je suis votre reine ;  

Sur mes jours malheureux vous pouvez attenter,  

Mais au sein de la mort il faut me respecter.  

Finissez pour jamais un discours qui m’offense ; 

La mort me déplaît moins qu’une telle insolence,  

Et je vous aime mieux dans ce fatal moment  

Comme mon meurtrier que comme mon amant.  

Frappez, et laissez là vos fureurs indiscrètes. 

PALLANTE.

...  
Reconnaître un vengeur, ou craindre votre maître. 

ARTÉMIRE.

Oui, vous pouvez verser le sang de votre roi ;  

Mais je vous avertis de commencer par moi.  

Dans quelque extrémité que Cassandre me jette,  

Artémire est encor sa femme et sa sujette.  

J’irai parer les coups que l’on veut lui porter,  

Et lui conserverai le jour qu’il veut m’ôter.

Pallante sort : Artémire reste avec Céphise, qui lui apprend que Philotas n’est point mort, qu’il va reparaître ; elle lui conseille de ménager Pallante, de gagner du temps, afin de redevenir maîtresse de sa destinée : elle lui reproche d’avoir trop bravé le favori du roi. 

Madame, jusque là deviez-vous l’irriter ? 

ARTÉMIRE.

Ah ! je hâtais les coups que l’on veut me porter ;  

Céphise, avec plaisir aigrissant sa colère,  

Moi-même je pressais le trépas qu’il diffère :  

Je rends grâces aux dieux dont le cruel secours,  

Quand Philotas revient, va terminer mes jours.  

Hélas ! de mon époux armant la main sanglante,  

Du moins ils ont voulu que je meure innocente. 

CÉPHISE.

Quand vous pouvez régner, vous périssez ainsi ? 

ARTÉMIRE.

Philotas est vivant, Philotas est ici :  

Malheureuse ! comment soutiendras-tu sa vue ?  

Toi qui, de tant d’amour si longtemps prévenue,  

Après tant de serments, as reçu dans tes bras  

Le cruel assassin de ton cher Philotas !  

Toi que brûle en secret une flamme infidèle,  

Innocente autrefois, aujourd’hui criminelle !  

Hélas ! j’étais aimée, et j’ai rompu les nœuds  

De l’amour le plus tendre et le plus vertueux. 

J’ai trahi mon amant : pour qui ? pour un perfide,  

De mon père et de moi meurtrier parricide.  

À l’aspect de nos dieux je lui promis ma foi,  

Et l’empire d’un cœur qui n’était plus à moi ;  

Et mon âme, attachée au serment qui me lie,  

Lui doit encor sa foi quand il m’ôte la vie !  

Non ; c’est trop de tourments, de trouble et de remords :  

Emportons, s’il se peut, ma vertu chez les morts,  

Tandis que sur mon cœur, qu’un tendre amour déchire,  

Ma timide raison garde encor quelque empire. 

CÉPHISE.

Vous vous perdez vous seule, et tout veut vous servir. 

ARTÉMIRE.

Je connais ma faiblesse, et je dois m’en punir. 

CÉPHISE.

Madame, pensez-vous qu’il vous chérisse encore ? 

ARTÉMIRE.

Il doit me détester, Céphise, et je l’adore. 

Son retour, son nom seul, ce nom cher à mon cœur, 

D’un feu trop mal éteint a ranimé l’ardeur.  

Ma mort, qu’en même temps Pallante a prononcée,  

N’a pas du moindre trouble occupé ma pensée ;  

Je n’y songeais pas même ; et mon âme en ce jour  

N’a de tous ses malheurs senti que son amour.  

À quelle honte, ô dieux ! m’avez-vous fait descendre !  

Ingrate à Philotas, infidèle à Cassandre,  

Mon cœur, empoisonné d’un amour dangereux,  

Fut toujours criminel et toujours malheureux ; 

Que leurs ressentiments, que leurs haines s’unissent ;  

Tous deux sont offensés, que tous deux me punissent ;  

Qu’ils viennent se baigner dans mon sang odieux.

CÉPHISE.

Madame, un étranger s’avance dans ces lieux. 

ARTÉMIRE.

Si c’est un assassin que Pallante m’envoie,  

Céphise, il peut entrer ; je l’attends avec joie.  

Ô mort ! avec plaisir je passe dans tes bras...  

Céphise, soutiens-moi : grands dieux ! c’est Philotas !

 

 

Scène II

 

PHILOTAS, ARTÉMIRE, CÉPHISE

 

ARTÉMIRE.

Quoi ! c’est vous que je vois ! quoi ! la parque ennemie  

A respecté le cours d’une si belle vie !  

...

Philotas adresse des reproches à Artémire, sur ce qu’elle lui a manqué de foi en passant dans les bras de Cassandre, et lui rappelle l’amour dont ils ont brûlé l’un pour l’autre.

PHILOTAS.

...Est-ce ainsi que vous m’avez aimé ?

ARTÉMIRE.

Vous pouvez étaler aux yeux d’une infidèle  

La haine et le mépris que vous avez pour elle.  

Accablez-moi des noms réservés aux ingrats ;  

Je les ai mérités, je ne m’en plaindrai pas.  

Si pourtant Philotas, à travers sa colère,  

Daignait se souvenir combien je lui fus chère,  

Quoique indigne du jour et de tant d’amitié,  

J’ose espérer encore un reste de pitié.  

N’outragez point une âme assez infortunée :  

Le sort qui vous poursuit ne m’a point épargnée ;  

Il me haïssait trop pour me donner à vous.  

...

PHILOTAS.

...

...Cette horreur se peut-elle excuser ? 

ARTÉMIRE.

Je ne m’excuse point, je sais mon injustice. 

Dans mon crime, seigneur, j’ai trouvé mon supplice.  

Ne me reprochez plus votre amour outragé ; 

Plaignez-moi bien plutôt, vous êtes trop vengé.  

Je ne vous dirai point que mon devoir austère[3]

Attachait mes destins aux ordres de mon père ;  

À cet ordre inhumain j’ai dû désobéir ;  

Seigneur, la ciel est juste ; il a su m’en punir.  

Quittez ces lieux, fuyez loin d’une criminelle.

Philotas lui répète combien Cassandre, un lâche assassin, était indigne d’elle.

PHILOTAS.

... 
Est d’être possédé par un lâche assassin. 

ARTÉMIRE.

Cessez de me parler de ce triste hyménée ;  

Le flambeau s’en éteint ; ma course est terminée.  

Cassandre me punit de ce malheureux choix,  

Et je vous parle ici pour la dernière fois.  

Ciel ! qui lis dans mon cœur, et qui vois mes alarmes,  

Protège Philotas, et pardonne à mes larmes.  

Du trépas que j’attends les pressantes horreurs  

À mes yeux attendris n’arrachent point ces pleurs ;  

Seigneur, ils n’ont coulé qu’en vous voyant paraître ;  

J’en atteste les dieux, qu’ils offensent peut-être.  

Mon cœur, depuis longtemps ouvert aux déplaisirs,  

N’a connu que pour vous l’usage des soupirs.  

Je vous aimai toujours... Cette fatale flamme  

Dans les bras de Cassandre a dévoré mon âme :  

Aux portes du tombeau je puis vous l’avouer.  

C’est un crime, peut-être, et je vais l’expier.  

Hélas ! en vous voyant, vers vous seul entraînée,  

Je mérite la mort où je suis condamnée. 

PHILOTAS.

...  
Quel crime ai-je commis ? quelle erreur obstinée... 

ARTÉMIRE.

Vous apprendrez trop tôt quelle est ma destinée.  

Adieu, prince. 

 

 

Scène III

 

PALLANTE, ARTÉMIRE, CÉPHISE

 

Pallante revient, et surprend Philotas avec Artémire. Philotas sort en bravant ce favori, qui presse Artémire d’accepter sa main pour sauver sa vie elle la refuse.

PALLANTE.

...  
...Je veux que vous-même ordonniez de son sort. 

ARTÉMIRE.

Le mien est dans tes bras, et tu vois ta victime.  

Tyran, tu peux frapper, c’est bien assez d’un crime. 

PALLANTE.

Toujours à la mort vous aurez donc recours ? 

ARTÉMIRE.

La mort est préférable à ton lâche secours ;  

Achève, et de ton roi remplis l’ordre funeste. 

PALLANTE.

...  
Et je vois malgré vous d’où partent vos refus. 

ARTÉMIRE.

Que peux-tu soupçonner, lâche ? que peux-tu croire ?  

Tranche mes tristes jours, mais respecte ma gloire.  

...  
Aussi bien n’attends pas que je puisse jamais  

Racheter cette vie au prix de tes forfaits.  

Mes yeux, que sur ta rage un faible jour éclaire,  

Commencent à percer cet horrible mystère

Tu n’as pu d’aujourd’hui tramer tes attentats ;  

Pour tant de politique un jour ne suffit pas.  

Tu t’attendais sans doute à l’ordre de ton maître ;  

Je te dirai bien plus, tu l’as dicté peut-être.  

Si tu peux t’étonner de mes justes soupçons,  

Tes crimes sont connus, ce sont là mes raisons.  

C’est toi dont les conseils et dont la calomnie  

De mon malheureux père ont fait trancher la vie ;  

C’est toi qui, de ton prince infâme corrupteur,  

Au crime, dès l’enfance, as préparé son cœur ;  

C’est toi qui, sur son trône appelant l’injustice,  

L’as conduit par degrés au bord du précipice.  

Il était né peut-être et juste et généreux ;  

Peut-être sans Pallante il serait vertueux !  

Puisse le ciel enfin, trop lent dans sa justice,  

À la Grèce opprimée accorder ton supplice !  

Puisse dans l’avenir ta mort épouvanter  

Les ministres des rois qui pourraient t’imiter !  

Dans cet espoir heureux, traître, je vais attendre  

Et l’effet de ta rage, et l’arrêt de Cassandre :  

Et la voix de mon sang, s’élevant vers les cieux,  

Ira pour ton supplice importuner les dieux.  

Elle sort.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARTÉMIRE, PHILOTAS

 

ARTÉMIRE.

Je vous l’ai dit, il m’aime, et, maître de mon sort,  

Il ne donne à mon choix que le crime ou la mort.  

Dans ces extrémités où le destin me livre,  

Vous me connaissez trop pour m’ordonner de vivre. 

PHILOTAS.

...  
Que peut-être le ciel nous réserve à tous deux. 

ARTÉMIRE.

Non, prince ; sans retour les dieux m’ont condamnée.  

Puisqu’à d’autres qu’à vous les cruels m’ont donnée,  

Cet amour, autrefois si tranquille et si doux,  

Désormais dans Larisse est un crime pour nous.  

Je ne puis sans remords vous voir ni vous entendre ;  

D’un charme trop fatal j’ai peine à me défendre ;  

Vous aigrissez mes maux, au lieu de les guérir ;  

Ah ! fuyez Artémire, et laissez-la mourir. 

 

PHILOTAS.

Ô vertu trop cruelle ! 

ARTÉMIRE.

Ô loi trop rigoureuse !

PHILOTAS.

Artémire, vivez ! 

ARTÉMIRE.

Et pour qui... malheureuse ! 

PHILOTAS.

Si jamais votre cœur partagea mes ennuis... 

ARTÉMIRE.

Je vous aime, et je meurs : c’est tout ce que je puis. 

PHILOTAS.

Au nom de cette amour que les dieux ont trahie... 

ARTÉMIRE.

Mon amour est un crime ; il faut que je l’expie. 

PHILOTAS.

...  
Vous êtes sa complice, et voilà votre crime. 

ARTÉMIRE.

Les droits qu’il a sur moi... 

PHILOTAS.

Tous ses droits sont perdus. 

ARTÉMIRE.

Je suis soumise à lui. 

PHILOTAS.

Non, vous ne l’êtes plus. 

ARTÉMIRE.

Les dieux nous ont unis. 

PHILOTAS.

Son crime vous dégage. 

ARTÉMIRE.

De l’univers surpris quel sera le langage ?  

Quelle honte ! seigneur, et quel affront nouveau !  

Si, fuyant un époux... 

PHILOTAS.

...

Je vous vais de la mort apprendre le chemin. 

ARTÉMIRE.

N’ajoutez point, cruel, au malheur qui me presse ;  

Mon cœur vous est connu, vous savez ma faiblesse ;  

Prince, daignez la plaindre et n’en point abuser.  

Voyez à quels affronts vous voulez m’exposer ;  

Peut-être on ne sait point les malheurs que j’évite ;  

Sans en savoir la cause on apprendra ma fuite :  

Elle aime, dira-t-on, et son égarement  

Lui fait fuir un époux dans les bras d’un amant.  

Non, vous ne voulez pas que ma gloire ternie... 

PHILOTAS.

...  
J’irai traîner ailleurs un destin déplorable. 

ARTÉMIRE.

Le pourrez-vous, seigneur ?

PHILOTAS.

...  
Ne vous rendez-vous pas à ma juste prière ? 

ARTÉMIRE.

Cruel ! avec plaisir je quittais la lumière,  

Je détestais la vie, et déjà ma douleur  

Du barbare Pallante accusait la lenteur.  

Faut-il que, combattant une si juste envie,  

Vos discours, malgré moi, me rendent à la vie ?  

Et que ferai-je, ô ciel ! en des climats plus doux,  

De ces jours malheureux qui ne sont pas pour vous ? 

PHILOTAS.

...  
Venez, allons, madame. 

ARTÉMIRE.

Où, seigneur ? en quels lieux ?  

Contre mes ennemis qui pourra me défendre ?  

Où serai-je à l’abri des fureurs de Cassandre ? 

PHILOTAS.

...  
...Daignez me suivre, et vous laissez conduire. 

ARTÉMIRE.

À quelle extrémité voulez-vous me réduire ?

 

 

Scène II

 

ARTÉMIRE, PHILOTAS, CÉPHISE, UN MESSAGER

 

... 

LE MESSAGER.

Madame... 

ARTÉMIRE.

Eh bien ? 

LE MESSAGER.

Cassandre... 

ARTÉMIRE.

Mon époux ! 

LE MESSAGER.

Cassandre en ce palais arrive dans une heure.  

Le messager sort.

ARTÉMIRE, à Philotas.

Enfin, vous le voyez, il est temps que je meure ;  

Contre tous vos desseins le ciel s’est déclaré. 

PHILOTAS.

... 
Croyez-moi, ménageons ces instants. 

ARTÉMIRE.

Quoi ! vous voulez...

PHILOTAS.

...  
...Vous n’avez plus d’asile !... 

ARTÉMIRE.

Que dites-vous, seigneur ? c’est trop nous attendrir :  

Le destin veut ma perte, il lui faut obéir.  

Adieu. Songez à vous ; quittez un lieu funeste  

Que la fureur habite, et que le ciel déteste.  

Vous prétendez en vain m’arracher au trépas ;  

Vous vous perdez, seigneur, et ne me sauvez pas.  

À nos tyrans communs dérobons une proie ;  

Laissez-moi dans la tombe emporter cette joie.  

Mon âme chez les morts descendra sans effroi,  

Si Philotas veut vivre, et vivre heureux sans moi. 

PHILOTAS.

...  
Ah dieux ! c’est Pallante lui-même. 

ARTÉMIRE.

Suivez de ce palais les détours écartés ;  

Allez... et nous, rentrons. 

 

 

Scène III

 

PALLANTE, ARTÉMIRE, CÉPHISE

 

Pallante retient la reine, et lui signifie l’ordre de sa mort.

PALLANTE.

...  
...C’est à vous de choisir  

Du fer ou du poison que je viens vous offrir. 

ARTÉMIRE.

Mon espérance, enfin, n’a point été trompée ;  

Mes destins sont remplis : donnez-moi cette épée ;  

Le trépas le plus prompt est pour moi le plus doux.  

Donnez, donnez. 

 

 

Scène IV

 

PALLANTE, ARTÉMIRE, CÉPHISE, HIPPARQUE

 

HIPPARQUE.

Madame, ah dieux ! que faites-vous ?  

Arrêtez. 

ARTÉMIRE.

J’obéis aux lois de votre maître. 

HIPPARQUE.

Il apprend à la reine que Cassandre a révoqué  ses ordres sanguinaires.

...Je vais combler tout ce peuple de joie. 

ARTÉMIRE.

Reportez donc ce fer au roi qui vous envoie  

Le cœur de son épouse à ses lois est soumis ;  

Le roi veut que je vive, Hipparque, j’obéis.  

S’il est las sur mon front de voir le diadème,  

S’il veut encor mon sang, j’obéirai de même.  

Elle sort.

Dans la scène suivante, Pallante, loin de renoncer à ses projets criminels, les embrasse avec plus d’ardeur, et cherche de nouveaux moyens pour les accomplir. On croit que c’est ici qu’il disait.

Dieux puissants ! secondez la fureur qui m’anime,  

Et ne me punissez du moins qu’après mon crime.

 

 

ACTE IV

 

Dans les premières scènes, Pallante trompe Cassandre par une nouvelle imposture, en lui persuadant qu’il avait découvert une intelligence criminelle entre la reine et Ménas, et qu’il vient de poignarder celui-ci, l’ayant surpris chez la reine. Cassandre reprend toute sa fureur.

 

 

Scène III

 

CASSANDRE

 

...Que pour sa mort aujourd’hui tout soit prêt.  

...Et vous, allez m’attendre. 

 

 

Scène IV

 

CASSANDRE, ARTÉMIRE, CÉPHISE

 

ARTÉMIRE.

Où suis-je ? où vais-je ? ô dieux ! je me meurs, je le voi ! 

CÉPHISE.

Avançons. 

ARTÉMIRE.

Ciel ! 

CASSANDRE.

Eh bien ! que voulez-vous de moi ? 

CÉPHISE.

Dieux justes, protégez une reine innocente ! 

ARTÉMIRE.

Vous me voyez, seigneur, interdite et mourante ;  

Je n’ose jusqu’à vous lever un œil tremblant,  

Et ma timide voix expire en vous parlant. 

CASSANDRE.

Levez-vous et quittez ces indignes alarmes.

ARTÉMIRE.

Hélas ! je ne viens point par d’impuissantes larmes,  

Craignant votre justice, et fuyant le trépas,  

Mendier un pardon que je n’obtiendrais pas.  

La mort à mes regards s’est déjà présentée ; 

Tranquille et sans regret je l’aurais acceptée :

Faut-il que votre haine, ardente à me saliver,  

Pour un sort plus affreux m’ait voulu réserver ?  

Au delà de la mort étend-on sa colère ?  

Écoutez-moi du moins, et souffrez à vos pieds  

Ce malheureux objet de tant d’inimitiés.  

Seigneur, au nom des dieux que le parjure offense,  

Par le ciel qui m’entend, qui sait mon innocence,  

Par votre gloire enfin que j’ose en conjurer,  

Donnez-moi le trépas sans me déshonorer. 

CASSANDRE.

N’en accusez que vous, quand je vous rends justice ;  

La honte est dans le crime, et non dans le supplice.  

Levez-vous et quittez un entretien fâcheux  

Qui redouble ma honte et nous pèse à tous deux.  

Voilà donc le secret dont vous vouliez m’instruire ? 

ARTÉMIRE.

Eh ! que me servira, seigneur, de vous le dire ?  

J’ignore, en vous parlant, si la main qui me perd  

Dans ce moment affreux vous trahit ou vous sert ;  

J’ignore si vous-même, en proscrivant ma vie,  

N’avez point de Pallante armé la calomnie.  

Hélas ! après deux ans de haine et de malheurs,  

Souffrez quelques soupçons qu’excusent vos rigueurs ;  

Mon cœur même en secret refuse de les croire ;  

Vous me déshonorez, et j’aime votre gloire ;  

Je ne confondrai point Pallante et mon époux ;  

Je vous respecte encore, en mourant par vos coups. 

Je vous plains d’écouter le monstre qui m’accuse ;  

Et quand vous m’opprimez, c’est moi qui vous excuse ;  

Mais si vous appreniez que Pallante aujourd’hui  

M’offrait contre vous-même un criminel appui,[4]

Que Ménas à mes pieds, craignant votre justice,  

D’un heureux scélérat infortuné complice,  

Au nom de ce perfide implorait... Mais, hélas !

Vous détournez les yeux, et ne m’écoutez pas. 

CASSANDRE.

Non, je n’écoute point vos lâches impostures :  

Cessez, n’empruntez point le secours des parjures : 

C’est bien assez pour moi de tous vos attentats ; 

Par de nouveaux forfaits ne les défendez pas.  

Aussi bien c’en est fait, votre perte est certaine,  

Toute plainte est frivole, et toute excuse est vaine. 

ARTÉMIRE.

Hélas ! voilà mon cœur, il ne craint point vos coups ;  

Faites couler mon sang ; barbare, il est à vous.  

Mais l’hymen dont le nœud nous unit l’un à l’autre,

Tout malheureux qu’il est, joint mon honneur au vôtre :  

Pourquoi d’un tel affront voulez-vous vous couvrir ?  

Laissez-moi chez les morts descendre sans rougir.  

Croyez que pour Ménas une flamme adultère... 

CASSANDRE.

Si Ménas m’a trahi, Ménas a dû vous plaire.  

Votre cœur m’est connu mieux que vous ne pensez ;  

Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous me haïssez. 

ARTÉMIRE.

Eh bien ! connaissez donc mon âme tout entière :  

Ne cherchez point ailleurs une triste lumière ;  

De tous mes attentats je vais vous informer.  

Oui, Cassandre, il est vrai, je n’ai pu vous aimer ;  

Je vous le dis sans crainte, et cet aveu sincère  

Doit peu vous étonner, et doit peu vous déplaire.  

Et quel droit, en effet, aviez-vous sur un cœur  

Qui ne voyait en vous que son persécuteur,  

Vous qui, de tous les miens ennemi sanguinaire,  

Avez jusqu’en mes bras assassiné mon père ;  

Vous que je n’ai jamais abordé sans effroi ;  

Vous dont j’ai vu le bras toujours levé sur moi ;  

Vous, tyran soupçonneux, dont l’affreuse injustice  

M’a conduite au trépas de supplice en supplice ?  

Je n’ai jamais de vous reçu d’autres bienfaits,  

Vous le savez, Cassandre ; apprenez mes forfaits :  

Avant qu’un nœud fatal à vos lois m’eût soumise,  

Pour un autre que vous mon âme était éprise :  

J’étouffai dans vos bras un amour trop charmant ;  

Je le combats encore, et même en ce moment  

Ne vous en flattez point, ce n’est pas pour vous plaire :  

Vous êtes mon époux, et ma gloire m’est chère,  

Mon devoir me suffit ; et ce cœur innocent  

Vous a gardé sa foi, même en vous haïssant.  

J’ai fait plus ; ce matin, à la mort condamnée,  

J’ai pu briser les nœuds d’un funeste hyménée ;  

Je voyais dans mes mains l’empire et votre sort ;  

Si j’avais dit un mot, on vous donnait la mort.  

Vos peuples indignés allaient me reconnaître,  

Tout m’en sollicitait ; je l’aurais dû peut-être ;  

Du moins, par vôtre exemple instruite aux attentats,  

J’ai pu rompre des lois que vous ne gardez pas :  

J’ai voulu cependant respecter votre vie.  

Je n’ai considéré ni votre barbarie,  

Ni mes périls présents, ni mes malheurs passés ;  

J’ai sauvé mon époux : vous vivez, c’est assez.  

Le temps, qui perce enfin la nuit la plus obscure,  

Peut-être éclaircira cette horrible aventure ;  

Et vos yeux, recevant une triste clarté

Verront trop tard un jour luire la vérité.  

Vous connaîtrez alors le crime que vous faites ;  

Et vous en frémirez, tout tyran que vous êtes. 

CASSANDRE.

...  
Vos crimes sont égaux, périssez comme lui. 

ARTÉMIRE.

Enfin, c’en est donc fait ; ma honte est résolue. 

CASSANDRE.

Votre honte est trop juste, et vous l’avez voulue. 

ARTÉMIRE.

Que du moins à mes yeux Pallante ose s’offrir. 

Cassandre se retire sans plus rien écouter. 

 

 

Scène V

 

ARTÉMIRE, CÉPHISE

 

CÉPHISE.

...  
Sait punir les forfaits et venger l’innocence. 

ARTÉMIRE.

Avec quel artifice, avec quelles noirceurs  

Pallante a su tramer ce long tissu d’horreurs !  

Non, je ne reviens point de ma surprise extrême.  

Quoi ! Ménas à mes yeux massacré par lui-même,  

Vingt conjurés mourants qui n’accusent que moi !  

Ah ! c’en est trop, Céphise, et je pardonne au roi.  

Hélas ! le roi, séduit par ce lâche artifice,  

Semble me condamner lui-même avec justice.[5]

 

CÉPHISE.

Implorez Philotas, à qui votre vertu  

Dès longtemps... 

ARTÉMIRE.

Justes dieux ! quel nom prononces-tu ?  

Hélas ! voilà le comble à mon sort déplorable ;  

Philotas m’abandonne, et fuit une coupable ;  

Il déteste sa flamme et mes faibles attraits,  

Et pour moi tous les cœurs sont fermés désormais. 

CÉPHISE.

Pouvez-vous soupçonner qu’un cœur qui vous adore... 

ARTÉMIRE.

Si Philotas m’aimait, s’il m’estimait encore,  

Il me verrait, Céphise, au péril de ses jours. 

De ma triste retraite il connaît les détours ;  

L’amour l’y conduirait, il viendrait m’y défendre ;  

Il viendrait y braver le courroux de Cassandre.  

Je ne demande point ces preuves de sa foi :  

Qu’il me croie innocente, et c’est assez pour moi. 

CÉPHISE.

Ah ! madame, souffrez que je coure lui dire... 

ARTÉMIRE.

Va, ma chère Céphise ; et, devant que j’expire,  

Dis-lui, s’il en est temps, qu’il ose encor me voir ;  

Peins-lui mes sentiments, peins-lui mon désespoir.  

Si son cœur obstiné refuse ta prière,  

S’il refuse à mes pleurs cette grâce dernière,  

Retourne, sans tarder, dans ces funestes lieux ;  

Tu recevras mon âme et mes derniers adieux.  

Conserve après ma mort une amitié si tendre ;  

Dans tes fidèles mains daigne amasser ma cendre ;  

Remets à Philotas ces restes malheureux,  

Seuls gages d’un amour trop fatal à tous deux.  

Éclaircis à ses yeux ma douloureuse histoire ;  

Peut-être après ma mort il pourra mieux t’en croire.  

Dis-lui que, sans regret descendant chez les morts,  

Si j’ai pu dans la tombe emporter des remords,  

Combattant en secret le feu qui me dévore,  

Je ne me reprochais que de l’aimer encore. 

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ARTÉMIRE, CÉPHISE

 

CÉPHISE.

...Philotas  
Par des détours secrets arrive sur mes pas. 

ARTÉMIRE.

À quel abaissement suis-je donc parvenue !

CÉPHISE.

Madame, le voici. 

 

 

Scène II

 

ARTÉMIRE, CÉPHISE, PHILOTAS

 

ARTÉMIRE.

Daignez souffrir ma vue ;  

Seigneur, je vais mourir ; le temps est précieux.  

Pour la dernière fois tournez vers moi les yeux,  

Et m’apprenez du moins si cette infortunée  

Au fond de votre cœur est aussi condamnée. 

PHILOTAS.

La honte ou la douleur doit terminer ma vie. 

ARTÉMIRE.

Philotas ! et c’est vous qui me traitez ainsi ?  

Mon époux me condamne, et vous, seigneur, aussi ?  

Je pardonne à Cassandre une erreur excusable ;  

Nourri dans les forfaits, il m’en a cru capable ;  

Il m’avait offensée, il devait me haïr ;  

Il me cherchait un crime afin de m’en punir :  

Mais vous, qui, près de moi soupirant dans l’Épire,  

Avez lu tant de fois dans le cœur d’Artémire ;  

Vous de qui la vertu mérita tous mes soins ; 

Vous qui m’aimiez, hélas ! qui le disiez du moins ;  

C’est vous qui, redoublant ma honte et mon injure,  

Du monstre qui m’accuse écoutez l’imposture ?  

Barbare ! vos soupçons manquaient à mon malheur.  

Ah ! lorsque de Pallante éprouvant la fureur,  

Combattant malgré moi ma flamme et vos alarmes,  

Mon cœur désespéré résistait à vos larmes,  

Et, trop faible en effet contre un charme si doux,  

Cherchait dans le trépas des armes contre vous,  

Hélas ! qui m’aurait dit que dans cette journée  

Ma vertu par vous-même eût été soupçonnée ?  

J’ai cru mieux vous connaître, et n’ai pas dû penser  

Qu’entre Pallante et moi vous puissiez balancer. 

Pardonnez-moi, grands dieux, qui m’avez condamnée !  

De l’univers entier je meurs abandonnée ;  

Ma mort, dans le tombeau cachant la vérité,  

Fera passer ma honte à la postérité.  

Toutefois, dans l’horreur d’un si cruel supplice,  

Si du moins Philotas m’avait rendu justice,  

S’il pouvait m’estimer et me plaindre en secret,  

Je sens que je mourrais avec moins de regret. 

PHILOTAS.

...  
Quel droit un malheureux avait-il sur votre âme ?  

Comment... 

ARTÉMIRE.

Ah ! si mon cœur s’est pu laisser toucher,  

S’il a quelque penchant que j’en doive arracher,  

Vous ne savez que trop pour qui, plein de tendresse,  

Ce cœur a jusqu’ici combattu sa faiblesse.  

J’ai peut-être offensé les dieux et mon époux ; 

Mais si je fus coupable, ingrat, c’était pour vous. 

PHILOTAS.

...  
Courons à vos tyrans. 

ARTÉMIRE.

Non, demeurez, seigneur.  

J’aime mieux vos regrets qu’une audace inutile ;  

Innocente à vos yeux, je périrai tranquille ;  

Et le sort qui m’attend pourra me sembler doux,  

Puisqu’il me punira de n’être point à vous.  

Adieu : le temps approche où l’on veut que j’expire ;  

Adieu. N’oubliez point l’innocente Artémire :  

Que son nom vous soit cher ; elle l’a mérité :

À son honneur flétri rendez la pureté,  

Et que, malgré l’horreur d’une tache si noire,  

Vos larmes quelquefois honorent sa mémoire.

PHILOTAS.

...

...le parti qui vous reste, 

Et j’y cours. 

ARTÉMIRE.

Arrêtez. Ah ! désespoir funeste ! 

De quel malheur nouveau me va-t-il accabler ?  

Céphise, il valait mieux mourir sans lui parler,  

Et... Mais quelle pâleur sur ton front répandue !

CÉPHISE.

...Ce monstre encor se présente à vos yeux. 

ARTÉMIRE.

Céphise, il vient jouir du succès de son crime ;  

Dans les bras de la mort il vient voir sa victime ;  

C’est peu de mon trépas, s’il n’en repaît ses yeux.  

Allons, et remettons notre vengeance aux dieux. 

 

 

Scène VII

 

ARTÉMIRE, CÉPHISE, UN GARDE

 

LE GARDE.

...  
Il examine, il doute, et ses yeux vont s’ouvrir. 

ARTÉMIRE.

Dieux, dont la main sur moi sans cesse appesantie,  

Me promène à son gré de la mort à la vie,  

Dieux puissants, sur moi seule étendez votre bras !  

Rendez-moi mon supplice, et sauvez Philotas ;  

Éteignez dans mon sang une ardeur infidèle :  

Plus son péril est grand, plus je suis criminelle.  

Viens, Cassandre, il est temps ; viens, frappe, venge-toi :  

Je te pardonne tout, et n’immole que moi.  

Ah ! le fer trop longtemps est levé sur ma tête !  

Je souffre à chaque instant la mort que l’on m’apprête.  

Qu’ils viennent. 

 

 

Scène VIII

 

ARTÉMIRE, CÉPHISE, PHILOTAS

 

ARTÉMIRE.

Mais quel dieu vous redonne à mes vœux ?  

Vous vivez ! 

PHILOTAS.

C’en est fait, il faut périr tous deux. 

ARTÉMIRE.

Vous ! 

PHILOTAS.

...  
Nous venons vous défendre, et périr à vos pieds. 

ARTÉMIRE.

Ah ! si quelque pitié pour moi vous intéresse !

PHILOTAS.

Hélas ! à mes fureurs connaissez ma tendresse. 

ARTÉMIRE.

À des périls certains cessez de vous offrir.  

Que pouvez-vous pour moi, prince ? 

PHILOTAS.

Je puis mourir. 

ARTÉMIRE.

Ciel ! de quels cris affreux ces voûtes retentissent !  

Je ne me connais plus ; mes genoux s’affaiblissent

Seigneur, au nom des dieux... 

 

 

Scène IX

 

ARTÉMIRE, CÉPHISE, PHILOTAS, UN ENVOYÉ

 

L’ENVOYÉ.

...  
Va succéder peut-être à tant d’inimitié. 

ARTÉMIRE.

Qu’entends-je 

L’ENVOYÉ.

...

...Et votre époux expire. 

ARTÉMIRE.

Lui mon époux !... 

PHILOTAS.

...  
Et ce n’est pas à moi d’en être le témoin.  

Il sort.

ARTÉMIRE.

Dieux ! puis-je soutenir ces funestes approches ! 

Hélas ! son sang versé me fait trop de reproches. 

 

 

Scène X

 

ARTÉMIRE, CÉPHISE, CASSANDRE

 

Cassandre, blessé dans un combat,  est amené presque mourant sur la scène.

CASSANDRE.

...

Tous les rois sont trompés. Séduit par l’imposture,  

J’ai longtemps soupçonné la vertu la plus pure.  

À présent, mais trop tard, mes yeux se sont ouverts ;  

Je vous connais, enfin, madame, et je vous perds.  

...  
...Et je reçois le prix de mes forfaits. 

ARTÉMIRE.

Ah ! seigneur, puisqu’enfin la vertu vous est chère,  

Vivez, daignez jouir du jour qui vous éclaire.  

Malgré vos cruautés je suis encore à vous ;  

Vos remords vertueux m’ont rendu mon époux.  

Vivez pour effacer les crimes de Pallante ;  

Vivez pour protéger une épouse innocente ;  

Ne perdez point de temps, souffrez qu’un prompt secours...

Cassandre expire après avoir pardonné à Philotas, et rendu justice à la reine.

 


[1] Voltaire a depuis employé ce vers dans Mérope (acte I, sc. I.)

[2] Ce vers se trouve dans la Henriade, chant II, vers 170.

[3] Var. Ce vers et ceux qui le suivent ont été changés. C’est de feu Decroix que l’on tient la première version que voici :

Je ne vous dirai point qu’un père inexorable  

A voulu, malgré moi, cet hymen exécrable.  

Quoi qu’il m’ait ordonné, j’ai dû désobéir ;  

Seigneur, le ciel est juste, il a su m’en punir.  

Puissiez-vous seulement, soigneux de votre gloire

D’un amour si funeste oublier la mémoire !

Puissent les justes dieux, touchés de vos vertus,  

Rendre heureux ce grand cœur où je ne prétends plus ! 

Vivez, partez, fuyez cette terre infidèle.

[4] Var. Voici de la fin de ce couplet une première version communiquée par feu Decroix : 

Qu’à vous assassiner sa main seule était prête, 

Qu’il voulait à mes pieds apporter votre tête,  

Que Ménas le servait dans ces desseins affreux,  

D’un heureux scélérat confident malheureux ;  

Et que ce traître enfin, craignant votre justice,  

En massacrant Ménas, a perdu son complice.  

J’en atteste les dieux et mon époux... Hélas ! 

Vous détournez les yeux, etc.

[5] Var. Ces quatre vers avaient placés ici par Voltaire, puis supprimés :

Ô vous qui me livrez à mon cruel destin,  

Vous, arbitres des rois que j’ai servis en vain,  

Dieux puissants ! vous lisez dans le fond de mon âme ;  

J’ai vécu vertueuse, et vais mourir infâme.

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