L’image (Eugène SCRIBE - Thomas SAUVAGE)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 17 avril 1845.

 

Personnages

 

LE BARON DE KÉRANDAL, banquier

LÉOPOLD, jeune peintre

PIERRE MAUCLERC, paysan breton

MADELEINE, paysanne

 

En Bretagne, dans le château de Kérandal non loin de la mer.

 

Une salle basse d’un vieux château. Porte au fond. Portes latérales. Grandes croisées donnant sur des bouquets de bois, au travers desquels on aperçoit la mer, dans le lointain.

 

 

Scène première

 

LE BARON, en costume de chasse, LÉOPOLD, un album à la main, ils entrent par le fond

 

LE BARON.

C’est vous, Léopold !... vous que je retrouve au fond de la Bretagne !...

LÉOPOLD.

Moi-même, mon cher baron... car je crois que vous êtes baron ?...

LE BARON.

Comme tout le monde !... pour mon plaisir et pour mon argent ! Banquier, voilà le solide, le nécessaire ! Baron...

LÉOPOLD.

Le superflu.

LE BARON.

La baronnie de Kérandal... une propriété superbe !... J’ai lu ça, un matin, dans mon journal, au coin de mon feu, à Paris... située en Bretagne, au bord de la mer... douze cents arpents !...

LÉOPOLD.

Une vue superbe.

LE BARON.

Trois mille francs d’impositions ; j’ai acheté ! Et j’y viens...

LÉOPOLD.

Pour la chasse.

LE BARON.

Et pour les élections... Ils n’ont rien dans ce pays... pas de députés !

LÉOPOLD.

Et vous vous mettez sur les rangs ?

LE BARON.

Vous l’avez dit... de malheureux paysans, sans moyens, sans éducation, sans esprit et que je tiens...

LÉOPOLD.

À représenter... à la Chambre.

LE BARON.

Je m’en crois digne !... Tout le monde me l’assure ; et j’allais ce matin, mon fusil sur l’épaule, cherchant des perdreaux et des phrases à effet pour mon premier discours... quand, tout à coup... ô rencontre imprévue et pittoresque !... j’aperçois, sur la pointe d’un rocher, un peintre, son album à la main, dessinant un de mes points de vue...

LÉOPOLD.

Sans votre permission... C’était moi.

LE BARON.

Ce jeune artiste que m’avait recommandé la petite marquise de Brevannes, ma parente... Et, je dois en convenir :

Air de Voltaire chez Ninon.

Vous avez fait, moi, je suis franc,
Un portrait charmant de ma femme.

LÉOPOLD, modestement.

Monsieur... il était ressemblant !

LE BARON.

Mais, et c’est là que je vous blâme,
Sombre, misanthrope et bourru,
De visites vous êtes chiche !
Et l’on ne vous a plus revu...
Vous êtes donc devenu riche !
Seriez-vous donc devenu riche ?

LÉOPOLD.

Au contraire !... Mes capitaux se composent de deux billets de cinq cents francs ; c’est tout ce que j’ai pour visiter l’Europe, en commençant par la Bretagne.

LE BARON.

Pourquoi donc alors me négligiez-vous ? Que diable ! je vous l’ai dit... je suis baron, je suis banquier... je suis bon enfant... En fréquentant les gens riches, on a l’air de l’être, et souvent ça vous aide à le devenir ! La baronne, ma femme, qui vous estime beaucoup, vous a envoyé cet hiver plusieurs invitations...

LÉOPOLD.

Je l’en remercie... et vous aussi.

LE BARON.

Ça m’aurait fait plaisir devons avoir... parce qu’un peintre... un artiste... ça fait bien dans un salon... Les arts... et la banque, vous comprenez... Mais il paraît que vous n’allez nulle part.

LÉOPOLD.

C’est vrai !

LE BARON.

Et je ne vous ai vu à Paris que dans une seule maison... Il y après de deux ans... ma foi !... C’était au faubourg Saint-Germain, chez cette petite marquise de Brevannes, une femme délicieuse, ravissante...

À Léopold, qui tressaille.

Qu’avez-vous donc ?

LÉOPOLD.

Rien, Monsieur, rien...

Avec intérêt.

Vous la connaissiez beaucoup ?

LE BARON.

Nous étions alliés... parents éloignés, par ma femme... Et, dans le peu que je l’ai vue... il est vrai que je suis un amateur... je me rappelle lui avoir fait une déclaration...

LÉOPOLD.

Vous, Monsieur !

LE BARON.

Qui l’a fait éclater de rire... parole d’honneur !... Tout le monde l’adorait, excepté son mari... Un sabreur, un libertin, un joueur ! qui aurait mangé à lui seul, toute son immense fortune... Il avait commencé... Et l’on dit même que, lorsqu’elle refusait de signer et de s’engager pour lui, il levait la cravache sur elle.

LÉOPOLD.

Et vous l’avez souffert !... vous, ses parents, ses amis !

À part.

Ah ! si je l’avais su ! ah ! si j’avais été alors à Paris...

Haut, avec colère.

Son mari, voyez-vous, son mari...

LE BARON.

Eh bien ?

LÉOPOLD.

En arrivant de Rome... j’ai couru à son hôtel... Il n’y était plus... Parti !...

LE BARON.

À Calcutta, rien que cela ! Et que lui vouliez-vous, mon cher ?

LÉOPOLD, avec rage.

Le tuer...

Se reprenant.

Pour des raisons personnelles... et particulières...

LE BARON.

C’est différent.

LÉOPOLD.

Mais patience... il reviendra ! et je le tuerai, vous dis-je !

LE BARON.

Je vous en défie.

LÉOPOLD.

Moi !...

LE BARON.

Je vous en défie !

LÉOPOLD.

Et pourquoi ?

LE BARON.

Parce qu’il est mort... en duel... On a été sur vos brisées !

LÉOPOLD, stupéfait.

Mort ! lui !... le marquis !...

LE BARON.

Il n’y a pas à en douter... C’est son adversaire, dont je suis le banquier, son adversaire lui-même qui me l’a écrit... J’ai reçu la lettre hier, et le journal de ce matin publie la nouvelle... Voyez plutôt.

Lui remettant le journal et lui indiquant le passage qu’il lit avec lui.

« À Calcutta, où il était allé pour refaire sa fortune... Tué en duel... depuis plus d’un an... à la suite d’une scène de jeu !... »

LÉOPOLD, lui rendant le journal, que le baron jette sur la table à droite.

C est vrai... c’est vrai... Il aura donc impunément outragé et torturé sa pauvre femme !...

LE BARON.

Ah çà ! mon cher... c’est donc pour la marquise... une reconnaissance ?...

LÉOPOLD.

Qui ne finira qu’avec moi. Je lui dois tout ! Pauvre et inconnu... sans appui... sans protecteur... je mourais de faim dans mon sixième étage...

LE BARON.

Parbleu ! il fallait bien vous faire connaître.

LÉOPOLD.

Et comment ? On avait refusé à l’exposition mon premier ouvrage... J’avais la fièvre, le délire... et dans ma fureur, j’avais déchiré la toile de mon tableau avec un couteau que j’allais tourner contre moi-même... lorsqu’on frappe à ma porte... et je vois une jeune dame suivie d’un domestique en livrée !... De la mansarde voisine, où elle venait de porter des secours, elle m’avait entendu sans doute, car, d’une voix douce et bienveillante, elle me dit : « Vous êtes peintre, Monsieur ? – Oui, Madame. – Je viens vous commander un tableau. Courage ! allons, du courage ! » Je ne sais ce que je devins, ni ce que je lui répondis... Je crois seulement que, de surprise, je tombai à ses pieds. Mais, le lendemain, je courus à son hôtel, où ce luxe qui l’environnait, ces glaces, ces peintures, ces riches étoffes d’or et de soie, frappèrent à peine mes yeux ; je ne voyais qu’elle... Ange pour la bonté, elle l’était encore par les traits... ces traits qu’on eût adorés seulement comme peintre... et je l’étais... Ah ! mieux encore déjà !

Air de Lantara.

Dans ces lieux, à sa voix fidèles,
Tous les talents venaient se rassembler ;
Et contre ses peines cruelles,
On la voyait auprès d’elle appeler,
Pour oublier et pour se consoler,
Les arts, dont l’ascendant suprême
Ou dont le pouvoir enchanteur
Ajoute encore un charme au bonheur même,
Dérobe une larme au malheur.

LE BARON.

Et votre tableau... celui qu’elle vous avait commandé ?

LÉOPOLD.

Il fut reçu... celui-là ; il eut les honneurs de l’exposition... Tout le monde en fit l’éloge... Peu m’importait... Mais elle ! elle le trouva bien... Elle le plaça dans son boudoir... sous ses yeux ! Ah ! ce jour-là fut le plus heureux de ma vie ! Ce fat le seul... Je sentais bien que j’avais besoin de voir l’Italie et d’étudier les grands maîtres... Mais un tel voyage... m’était impossible... Elle m’avait deviné sans doute... car je reçus d’elle une lettre, c’est la seule que je possède... « Voici, me disait-elle, de quoi faire un voyage de deux ans en Italie... On se disputera un jour vos tableaux... Moi, qui spécule, je m’y prends d’avance et vous achète les deux premiers. Courage, Léopold !... Ce nom-là porte bonheur en peinture. Vous partez pauvre et inconnu comme Léopold Robert ! vous reviendrez comme lui. » Ah ! elle avait raison de me le citer... Je n’avais pas son génie ; mais, comme lui, j’avais dans le cœur une de ces passions dont on ne guérit pas ; comme lui, mes regards s’étaient élevés trop haut, et, en proie à un amour insensé, je me disais comme lui : La gloire expiera tout ! Aussi je travaillais avec ardeur, avec succès... avec quelque talent... Oui, oui, j’en aurais eu... ils le disaient tous... Et moi, je sentais que, pour éclore, ce talent n’avait besoin que de son regard... Je revenais à Paris, heureux de la revoir... et le coup le plus imprévu, le plus fatal !... J’apprends que, depuis plusieurs mois... tant de jeunesse... de fraîcheur... de beauté... Ah ! Monsieur... c’est horrible !

LE BARON.

Et ! oui... sans doute... en 1832... ce fléau qui ne respectait rien ! et subitement... en quelques heures... avant qu’on ait eu le temps de nous écrire... car aucun de ses parents n’était à Paris... pas même son mari... qui, alors, buvait et chassait dans ses terres !

LÉOPOLD.

Et ce mari !... ce mari ! Ah ! pour ma vengeance... il devait mourir plus tard.

LE BARON.

Ou plus tôt... avant sa femme, par exemple... pour la laisser libre et heureuse... Mais il y a des gens qui ne savent rien faire à propos ! Et la marquise savait-elle au moins à quel point vous l’aimiez ?

LÉOPOLD.

Elle ne s’en doutait même pas ! Jamais je n’aurais osé le dire, ni à elle... ni à personne au monde. Et si aujourd’hui je vous fais un tel aveu, c’est qu’elle n’est plus... c’est que parler d’elle est le seul bonheur que j’éprouve. Je n’en ai pas d’autre... Il ne me reste rien... pas même son image !

Air d’Aristippe.

Quand, sur ma toile et d’une main craintive,
Je veux tracer ses traits... de souvenir...
Son ombre, hélas ! m’échappe... fugitive,
Et je ne puis la retenir...
Sous mes pinceaux je ne puis la saisir.
Portrait chéri, muet et doux langage,
Souvenir d’elle, espoir de ma douleur,
Je vous demande en vain... et son image
N’existe plus que dans mon cœur !

LE BARON.

N’est-ce que cela, mon pauvre garçon ?... Eh bien ! si je vous donnais le plaisir de la voir encore...

LÉOPOLD.

Vous... monsieur le baron !

LE BARON.

Et non pas en peinture !

LÉOPOLD.

Vous voulez rire de moi !

LE BARON.

Nullement ! Je suis ici depuis deux jours, et hier matin, j’ai aperçu une jeune fille du village, Madeleine, une espèce de petite niaise, une vachère, une laitière, dont la ressemblance avec la marquise est prodigieuse.

LÉOPOLD.

Ce n’est pas possible !

LE BARON.

Non pas que ce soit absolument la même chose... mais, dans l’air... dans l’ensemble de la figure... il y a tant d’analogie, qu’en l’apercevant je n’ai pu m’empêcher de dire : Ah ! mon Dieu !... Je l’ai dit trois fois.

LÉOPOLD.

Et comment expliquer une telle bizarrerie... un tel jeu du hasard ?...

LE BARON.

D’une manière très naturelle, et sans être un savant... je ne suis pas de l’Académie des sciences, Dieu merci !... mais je me suis rappelé que le vicomte d’Auray, père de la marquise, avait fait, en 1815, la guerre de la Vendée, et que, pendant près de trois mois, il avait habité ce pays... Or, le vicomte, royaliste pur et galant chevalier, aimait toutes les Vendéennes, surtout quand elles étaient jeunes et gentilles, et la mère de Madeleine était, dit-on, fort jolie... ce qui fait que Madeleine et la marquise pourraient bien être parentes de très près.

LÉOPOLD.

Je comprends ; et cette idée seule me cause une émotion que je ne puis vous rendre ... Où est Madeleine ?... où pourrai-je la voir ?

LE BARON.

Ici même... car elle apporte, tous les matins, le lait pour la consommation du château... Et, tenez... je l’entends...

LÉOPOLD, portant la main sur son cœur.

Ah ! mon Dieu !...

 

 

Scène II

 

MADELEINE, portant un pot de lait à la main et un autre sur sa tête, entre en chantant, LE BARON, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, pousse un cri à la vue de Madeleine.

Ah !...

MADELEINE, entrant.

Air d’une Ronde normande.

Les filles de Bretagne
Ont des cœurs de rocher ; (bis.)
Mais quand l’amour les gagne
Et vient les ébrécher,
Ah ! vertinguè !
Ah ! sus ma fè !
Ah ! youp ! et youp ! et youp ! et youp, ma fè !
Ça n’en finit jamè !
Youp ! et youp ! et youp ! et youp ! et youp ! (bis.)
Ah ! youp !

LÉOPOLD, regardant toujours Madeleine.

C’est à confondre !

MADELEINE, après avoir posé ses pots à terre.

Même air.

C’est le fils à Jean-Pierre
Qui me fait les doux yeux !
Il n’a ni château ni terre.
Mais il est amoureux...
Ah ! vertinguè ! etc.
Qu’ ça n’ finira jamè !

LÉOPOLD, qui pendant ce temps l’a toujours contemplée avec une expression de surprise et de douleur.

Les mêmes traits !... les mêmes yeux !... Je crois la voir !

S’avançant vers elle avec égarement.

Non, il est impossible que ce ne soit pas !...

MADELEINE, lui faisant une révérence.

Qu’y a-t-il pour votre service, mon beau Monsieur ?

LÉOPOLD.

Pas la moindre surprise... pas la moindre émotion à ma vue !... Et moi je suis tremblant et me soutiens à peine...

LE BARON, lutinant Madeleine.

Eh bien ! Madeleine... c’est donc le lait que tu apportes ?

MADELEINE.

Laissez donc... et à bas les mains ! Vous êtes un enjoleux et un gouailleux.

LÉOPOLD, qui est retombé sur le fauteuil.

Ah ! ce n’est plus elle ! pourquoi a-t-elle parlé !

LE BARON.

Moi ! un... comme tu disais tout à l’heure ?

MADELEINE.

Oui, et à mes dépens, encore... parce que, pendant que vous m’en contiez hier... je me suis trompée de deux ou trois mesures de lait...

LE BARON, riant.

Vraiment ?

MADELEINE.

Sans compter ce que j’ai renversé... à cause de vos gestes... Tout ça c’est à mes frais... je le payerai !

LE BARON.

Laisse donc !

MADELEINE, pleurant.

Ah ! que oui... je le payerai... ma tante me l’a dit... et ça n’est pas juste, car c’est vot’ faute... mon bon Dieu !

LE BARON.

Eh bien ! voyons, ne pleure pas. Qu’est-ce qu’il te faut ?

MADELEINE, essuyant ses yeux.

Vingt sous, mon doux seigneur, et je vous aimerons bien...

LE BARON, riant.

Vingt sous !... Est-elle juive, la petite Bretonne !... Pour ce prix-là, dans le pays, on aurait trois ou quatre jattes de lait...

MADELEINE.

Dame ! quand c’est un grand seigneur qui cause le dommage, c’est plus cher...

LE BARON.

Il y a un tarif ! Eh bien, soit !... à condition...

MADELEINE.

Pas de conditions... Je veux mes vingt sous !

LE BARON, cherchant à lui prendre la main.

À condition que tu m’écouteras... et que tu seras moins effarouchée. Que diable ! on payera le dommage, s’il y en a.

MADELEINE.

Je n’écoute rien. Mes vingt sous ! il me les faut !...

LÉOPOLD, se levant, avec impatience.

Tes vingt sous... Tiens ! tiens !... et tais-toi !

MADELEINE, regardant ce que lui a donné Léopold.

Vingt sous en or !... mon beau seigneur... un jaunet ! Que vous faut-il pour cela ?

LÉOPOLD, brusquement.

Rien que ton silence... Tais-toi... ne parle pas !...

Musique. Madeleine se tient debout et tout étonnée. Le baron reste un peu à l’écart. Léopold contemple quelques instants ta jeune fille avec émotion et douleur, fait un pas vers elle en lui tendant les bras, et va pour lui parler ; mais il s’arrête, cache sa tête dans ses mains, fond en larmes et s’enfuit.

 

 

Scène III

 

MADELEINE, LE BARON

 

LE BARON, à part, regardant sortir Léopold.

Ah ! c’est à ce point-là !...

MADELEINE.

Qu’est-ce qu’il a donc, ce jeune homme ? est-ce que je lui faisons peur ?

LE BARON.

Au contraire, tu lui causes trop d’émotion.

MADELEINE.

Moi ! à cause ?...

LE BARON.

À cause que tu ressembles exactement à une grande dame... une marquise dont il est amoureux..

MADELEINE.

C’est drôle !

LE BARON.

Le plus drôle... c’est qu’il a adoré cette grande dame... sans avoir jamais osé le lui dire...

MADELEINE.

Et pourquoi qu’il n’y dit pas maintenant ?

LE BARON.

Parce qu’elle est morte.

MADELEINE.

Ah ! vous me faites peur ! Je ressemble donc à une morte ?

LE BARON.

Eh non ! c’est de son vivant qu’il l’adorait... et, maintenant, c’est encore plus tort, ce qui est absurde... parce qu’enfin il n’y a pas d’éternelles amours, et, quand les gens n’y sont plus, on pense à d’autres. Mais lui, rien ne peut le consoler.

MADELEINE.

Pauvre jeune homme !

LE BARON.

Ah ! vois-tu, c’est un peintre, un artiste : ce n’est pas comme nous autres, cela vous aune tête exaltée... de l’imagination...

MADELEINE.

Ah ! vous n’en avez pas, vous ?

LE BARON.

Je suis banquier... c’est-à-dire raisonnable...

MADELEINE.

Et cette grande dame ?...

LE BARON.

Ah ! tu es curieuse... et ça t’intéresse ?

MADELEINE.

J’ voulions seulement vous demander... si elle était jolie...

LE BARON, galamment.

Puisqu’elle te ressemble.

MADELEINE, après un moment d’hésitation.

Ah ! oui, je comprends, c’est un compliment que vous me faites...

LE BARON, à part.

Est-elle bête, celle-là... Mais ça n’en vaut que mieux.

Haut.

C’est une qualité à ajouter à toutes les autres... car tu en as beaucoup... tu es jolie, Madeleine, et, vrai, ça serait du bien perdu ici, en Bretagne.

MADELEINE.

Quoi que vous voulez dire ? je comprends pas...

Elle range ses pots, met du lait dans un vase à crème, etc.

LE BARON.

Tant mieux ! c’est bon signe...

À part.

Tandis qu’à Paris... en prenant la peine de la former... avec de belles robes et quelques parures, ça me ferait de l’honneur.... Il est vrai que ma femme, madame la baronne... Il n’y a que cela de gênant... mais on pourrait trouver quelques moyens...

À Madeleine.

Où demeure ta tante ?

MADELEINE, revenant vers lui.

À l’entrée du parc, dans la maison du garde... c’est la mère à Pierre Mauclerc... vot’ garde...

LE BARON.

C’est juste ! un imbécile...

MADELEINE.

Non, Monsieur... c’est mon cousin.

LE BARON.

C’est cela même.

À part.

C’est dans le sang.

MADELEINE.

Air : Mon galoubet.

C’est mon cousin ! (bis.)
Il est méchant, il est sauvage,
Il est colère, il est taquin,
Et détesté dans tout l’ village.

LE BARON, parlant.

Et puis ?

MADELEINE.

Mais, j’ n’en peux pas dir’ davantage...
C’est mon cousin.

LE BARON.

C’est juste !... tu dois le défendre... Mais c’est lui que j’entends !

 

 

Scène IV

 

MADELEINE, LE BARON, PIERRE, en garde champêtre

 

PIERRE, entrant par le fond et parlant au dehors.

Ah ! tu fais le fier ?... tu ne veux rien donner ?... Tu seras couché sur mon procès-verbal !

LE BARON.

Qu’est-ce, Pierre ?

PIERRE, l’apercevant.

Dieu ! monsieur le baron !

Haut.

C’est rien, Monseigneur, c’est un délinquant. On ne voit que ça... Ils vont dans la forêt faire du bois mort... avec du bois vert... et alors faut m’entendre crier... Parce que les intérêts de Monseigneur avant tout, et je mets sur le procès-verbal tous ceux...

LE BARON.

Qui ne te donnent pas pour boire !

PIERRE, regardant Madeleine.

Qui a dit cela ?... des envieux, des mauvaises langues... La preuve que je n’épargne personne... pas même ma famille, c’est que j’ai dénoncé hier ma cousine Madeleine, ici présente... pour avoir laissé aller ses vaches dans le pré de Monseigneur, et que, compris mes déboursés et mes honoraires, il y a amende de trois écus...

MADELEINE.

À moi ?...

PIERRE.

À toi... délinquante !

MADELEINE, pleurant.

Et des injures encore par-dessus le marché... sans compter les frais. Mon Dieu ! mon Dieu ! comment que je pourrai jamais payer tout cela ?...

LE BARON.

Allons, ne te désole pas... C’est grave ! très grave !... mais on verra à arranger cette affaire-là.

PIERRE.

C’est ça... toujours des protections...

LE BARON.

Dénoncer ta cousine !... Tu es aussi un fonctionnaire trop intègre.

PIERRE.

Le paysan breton est comme ça... Quand il s’obstine une fois à quelque chose... et moi, je suis obstiné à l’honneur... à la probité... et à ma rancune contre celle-ci... Car je la hais, c’te fille-là... Dieu ! je la hais-t-y !

MADELEINE.

Et pourquoi, mauvais cœur ?

LE BARON.

Oui, pourquoi ?

PIERRE.

Qu’est-ce qu’elle avait besoin de quitter nos parents, chez qui elle était, à Paimpol, pour venir habiter ici... cheux nous... chez ma mère... qui me choyait autrefois, et qui, depuis ce temps-là, me rudoie toujours ?... Tontes les préférences sont pour elle... Quand je reviens à la maison, il n’y a plus de lard salé, plus de soupe aux choux... faut que je la fasse moi-même... que je la mange, moi... C’est moi qui fais tout dans la maison !

MADELEINE.

Dame ! je suis dehors... je suis à mes bêtes...

PIERRE.

C’est à moi que tu dois être... à moi, qui ai tout le mal... car j’en ai, que ça me casse bras et jambes. Aussi, quand je vois les laquais de Monseigneur bien habillés, bien nourris, bien chauffés... et rien à faire !... voilà un noble état, que je me dis. Et il me passe par la tête, à moi paysan, des idées de grandeur et d’ambition... que ça me vient par bouffées et m’empêche de dormir !

LE BARON.

Quoi ! vraiment, tu aspires ?...

PIERRE.

À être laquais !... C’est mon idée... c’est mon rêve...

LE BARON.

Troquer contre une livrée ta fierté et ton indépendance ?

PIERRE.

Au contraire ! c’est pour être indépendant !... Quand on se sert et qu’on se nourrit soi-même, on meurt de faim ; mais quand on sert les autres, disait ce matin votre valet de chambre, on n’en prend qu’à son aise, et on est son maître.

LE BARON, à part.

C’est bon à savoir.

PIERRE.

Et si Monseigneur voulait m’emmener avec lui, à Paris... quand il y retournera... et me donner une place... indépendante... à son service...

LE BARON.

J’entends !... Ce n’est pas possible...

Regardant Madeleine.

Nous combinerons cela... en famille... Viens m’en reparler tantôt... quand j’y aurai réfléchi...

À Madeleine, qui a pris un de ses pots à lait.

Eh bien ! Madeleine, où vas-tu ?

MADELEINE.

Porter mon lait à l’office.

LE BARON, lui montrant l’autre pot au lait.

Et le reste ?...

MADELEINE.

Pour faire le beurre et les fromages... Ma tante va venir m’aider...

PIERRE.

C’est ça ! et, pendant ce temps-là, ma soupe se fera toute seule.

LE BARON.

Et qui t’empêche d’aller déjeuner à l’office ?

PIERRE, avec joie.

Comme surnuméraire ?... C’est dit...

Air d’Adam.

Ou d’ la brod’rie, ou des cordons,
Ou bien de la livrée,
De tout c’ qui brille, or ou galons,
Mon âme est enivrée.
Je m’installe auprès
De vos laquais
Et, m’attablant sans honte,
Sur ma futur’ dignité, j’ vais
Prendre un fameux à-compte.

ENSEMBLE.

Ou d’ la brod’rie, ou des cordons, etc.

LE BARON et MADELEINE.

Oui, telle est son ambition,
Qu’il aime la livrée.
De ce qui brille, or ou galon,
Son âme est enivrée.

Madeleine sort par la porte à gauche, et Pierre par le fond.

 

 

Scène V

 

LE BARON, puis LÉOPOLD

 

LE BARON, réfléchissant.

Oui !... c’est une combinaison à méditer... combinaison d’autant plus ingénieuse... que ce ne serait pas moi... ce serait ma femme elle-même, qui la ferait venir près d’elle.

Se retournant vers le fond, et apercevant Léopold qui entre en rêvant.

Ah ! c’est notre amoureux romanesque. Toujours dans les ombres et les nuages !

Haut.

Eh bien ! mon pauvre Léopold !

LÉOPOLD, sortant de sa rêverie.

Ah ! je suis plus malheureux qu’auparavant, et cette fatale ressemblance, loin de consoler ma douleur, ne fait que l’irriter encore !... Ce sont ses traits, c’est son image ! Image vivante qui ne dit rien à mon cœur... Portrait exact et pourtant infidèle, car je n’y retrouve ni son expression, ni sa pensée, ni son âme... C’est toujours l’absence, ou plutôt ce n’est qu’un marbre... une statue...

LE BARON.

Soit ! mais c’est une jolie statue.

LÉOPOLD.

Eh ! qu’importe l’extérieur ou l’enveloppe... Ce qui est tout pour moi, c’est le sentiment, c’est le feu qui l’anime.

LE BARON.

Comme vous voudrez, mon cher ; moi, je tiens à l’enveloppe ! Et vous-même, vous avez beau dire, vous vous y laisseriez prendre.

LÉOPOLD.

Moi ?

LE BARON.

Je le parierais !

LÉOPOLD.

Moi, oublier la marquise ! moi, lui comparer une autre femme !... ou avoir en ce monde une seule pensée qui ne soit pas pour elle !... Je le voudrais, que je ne pourrais pas ; je vous le répète, cette vue m’est pénible et me rend malheureux.

LE BARON.

Tant pis ; car j’avais, à ce sujet même, un service avons demander.

LÉOPOLD.

Un service ?

LE BARON.

Pour moi et pour madame la baronne.

LÉOPOLD.

Parlez, Monsieur.

LE BARON.

Ma femme n’a pas de portrait de la marquise !... qu’elle regrette et qui était sa parente ; ce portrait, à Paris, en face du sien, ferait un admirable effet... Il vous suffit pour cela de quelques séances...

LÉOPOLD, vivement.

Oui ! vous avez raison... C’est le seul moyen qu’elle nous soit rendue.

LE BARON.

Allons, venez...

LÉOPOLD.

Oui, je vous suis...

Ils font une fausse sortie. Madeleine paraît ; Léopold s’arrête tout à coup.

Ah ! mon Dieu !

LE BARON, venant à lui.

Qu’avez-vous ?

Léopold lui montre Madeleine qui vient d’entrer par la gauche. Les deux hommes sont en ce moment au fond du théâtre. Madeleine apporte une baratte à battre le beurre.

LE BARON, serrant la main de Léopold.

Comme vous tremblez !

LÉOPOLD.

Oui... cette vue me cause une émotion dont je ne suis pas maître... Que vient-elle faire ici ?...

LE BARON.

Battre du beurre.

LÉOPOLD.

Ah ! taisez-vous !

LE BARON.

Je comprends, ça n’est ni poétique ni sentimental ; mais c’est comme ça... Maintenant...

Montrant son costume de chasse.

Je vais m’habiller ; j’agis sans façon, faites-en autant, et à tantôt à dîner... Adieu, mon cher, adieu...

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

MADELEINE, sur le devant du théâtre, LÉOPOLD, au fond du théâtre

 

Pendant la fin de la scène précédente, Madeleine a versé dans la baratte le lait qui était dans l’un de ses pots ; elle s’est assise et se met à battre le beurre. Léopold la regarde quelques instants en silence ; puis il s’approche, prend une chaise, et vient s’asseoir auprès d’elle. Madeleine se retourne vivement.

MADELEINE.

Quoi ! c’est vous, Monsieur... vous v’là ?...

LÉOPOLD.

Oui, Madeleine.

MADELEINE.

On m’a appris que ça vous faisait mal de me voir.

LÉOPOLD.

Ah ! on te l’a dit ?... Eh bien ! oui... dans le premier moment, c’était une sensation pénible... et douloureuse...

MADELEINE.

Air : Voltigez, hirondelles. (De Félicien David.)

Que faut-il que je fasse ?...
Dam’, vous m’intimidez !
D’effroi, mon sang se glace...

Se détournant de lui.

D’un autr’ côté, de grâce,
Regardez ! regardez ! regardez !

LÉOPOLD.

Même air.

Non ; ma douleur s’apaise...
Mes yeux, vers toi guidés,
Ne trouvent rien qui ne leur plaise...

MADELEINE, se retournant vers lui.

Alors, tout à votre aise,
Regardez ! regardez ! regardez !

LÉOPOLD, sur la ritournelle de l’air précédent, regarde quelques instants Madeleine avec émotion, avec amour ; puis, cédant au délire qu’il éprouve, il s’écrie, hors de lui.

Louise !

MADELEINE.

Ce n’est pas mon nom, Monsieur !

LÉOPOLD.

Je le sais... mais, plus je te regarde, plus il me semble que c’est elle !...

Il s’éloigne avec effroi, puis se calmant.

Et pourquoi, dans ma douleur, renoncer à l’instant d’illusion et d’ivresse que m’offre le hasard, ou plutôt le ciel ?... À ceux que le malheur accable, Dieu daigne envoyer des rêves consolateurs... Au pauvre, il donne la richesse... au condamné, il accorde sa grâce... à la mère qui a perdu son enfant, il lui rend ses caresses... à moi, il me rend celle que j’aime ; et plus heureux qu’eux tous, je ne dors pas, je veille... c’est elle que je revois... Et, ce que, de son vivant, le respect m’eût empêché de lui dire, Dieu me permet de l’adresser à son ombre... à son image...

Revenant à Madeleine, avec exaltation.

Louise, si tu savais combien je t’ai aimée ! Louise, mon seul bonheur... toi que j’appelle et que je pleure...

Regardant Madeleine.

Dieu ! des larmes dans ses yeux !

MADELEINE.

Dame ! Monsieur, de vous voir dans cet état-là...

LÉOPOLD.

Et ton cœur bat !... ta main tremble !...

MADELEINE.

C’est que vous me dites là des choses qu’il me semble qu’une honnête fille ne doit pas entendre.

LÉOPOLD.

Ah ! pardonne à mon également, à mon délire, et rassure-toi, de grâce !... ce n’est pas à toi que je les ai adressées...

MADELEINE.

Air : Je sais attacher les rubans.

Je l’ vois bien ! mais, j’on fais l’aveu,
Moi, qu’ sans esprit le ciel fit naître,
Je crains de m’embrouiller un peu,
Je crains de ne pas m’y r’connaître.
Et c’est bien difficile enfin,
Quand ma main est là dans la vôtre,
De s’ persuader que cette main
Est, en c’ moment, celle d’une autre.
Oui, quand vous tenez là ma main,
Faut s’ dire qu’ c’est celle d’une autre !

LÉOPOLD, la regardant avec étonnement.

Quoi ! vraiment ?... tu as fait attention à cela ! Ce marbre renferme donc quelque étincelle ?...

MADELEINE.

Je ne comprends pas trop ce que vous me dites là. Monsieur... Ça n’est pas étonnant... nous autres filles de Bretagne, nous ne savons que ce qu’on nous apprend... et on ne nous apprend rien !

LÉOPOLD.

Elle a raison, ce n’est pas sa faute ; et moi qui, ce matin, l’injuriais au lieu de la plaindre et de lui venir en aide !... Pourquoi ne pas cultiver et développer son intelligence ?... Ce sera Louise elle-même et non plus seulement son image... Oui, oui, c’est Louise qui m’inspire un tel dessein ! et, si je réussis, ce sera mon œuvre à moi, et ma création !...

Allant vivement à Madeleine.

Mon enfant, je ne vous quitte plus...

MADELEINE.

Comment ! Monsieur... et ma tante ?

LÉOPOLD.

Ça n’empêche pas... C’est un ami qui veille sur vous et vous protège ! Je travaillerai, je ferai des tableaux pour vous gagner une dot. Ce que Louise a fait pour moi... je le ferai pour son image... Votre fortune... votre bonheur...

MADELEINE.

À moi ! mon beau Monsieur... Tant de bontés... Qu’ai-je fait pour cela ?

LÉOPOLD.

Vous lui ressemblez, ça me suffit.

Lui prenant la main.

Voyons, parlez-moi franchement... Avez-vous un amoureux ?

MADELEINE, baissant les yeux.

Faut-il dire ?...

LÉOPOLD.

Sans doute.

MADELEINE.

Eh bien ! pas encore.

LÉOPOLD.

À votre âge ?

MADELEINE.

Dame ! dans ce pays on est si arriéré... ou plutôt je croyais ne pas en avoir !... Mais là, tout à l’heure, pendant que vous serriez ma main... Oh ! excusez... je veux dire la sienne...

LÉOPOLD.

Eh bien ?

MADELEINE.

Eh bien !

Air : Aussitôt que je t’aperçois.

Tout à l’heure, en vous entendant,
La voix et l’âme émues,
Me dir’ pour ell’ votre tourment...
Puis des phras’s inconnues...
Et puis cet amour si brûlant...

Portant la main à son cœur.

Qu’ ça vous t’ait chaud... en l’écoutant ;
Oui, ça vous brûle en l’écoutant !
C’ que vous éprouviez pour c’te dame,
Il me semblait, au fond de l’âme,
Que je pourrais bien, (ter.) Dieu merci !
À mon tour l’éprouver aussi !

LÉOPOLD, étonné.

Ah ! vraiment ! Et, quand ces idées-là te sont venues, tu pensais sans doute à quelqu’un ?

MADELEINE, soupirant.

Pardi !...

LÉOPOLD.

Quelqu’un du pays ?

MADELEINE.

Oui... quelqu’un d’ici...

LÉOPOLD.

Eh bien ! si c’est un brave et honnête garçon qui mérite ton affection, il faut l’épouser ; nomme-le-moi...

MADELEINE, vivement.

Ah ben ! non...

LÉOPOLD.

Et pourquoi ?

MADELEINE.

D’abord, parce que je ne suis pas assez sûre de ce qui se passe là... Écoutez donc, on peut bien se tromper ; et puis, j’avons idée qu’il ne voudrait pas de moi...

LÉOPOLD.

Lui ! il serait bien difficile !... Tu es si jolie, si naïve et si franche !... Voyons, Madeleine, à moi, ton ami, dis-moi tout.

UNE VOIX, au dehors.

Madeleine ! Madeleine !

MADELEINE.

C’est ma tante qui m’appelle...

LÉOPOLD, avec impatience.

Elle vient bien mal à propos !

MADELEINE.

Les tantes arrivent toujours comme ça ! Mais elle me gronderait si je la faisais attendre.

LA VOIX, au dehors.

Madeleine ! Allons donc !

LÉOPOLD.

Tu me diras son nom plus tard ?...

MADELEINE.

Oui... Monsieur... plus tard... peut-être... Adieu, Monsieur...

LÉOPOLD.

Adieu, Madeleine... adieu !

 

 

Scène VII

 

LÉOPOLD, la suivant des yeux

 

Oui, pauvre fille, je me charge de ton bonheur ; c’est un devoir maintenant, car je l’ai promis à Louise... Et puis, qui sait, comme le disait le baron, c’est peut-être sa sœur ! Aussi, dès que je connaîtrai celui qu’elle préfère... je m’entendrai avec le baron...

S’approchant de la table, à droite.

Et quand je devrais faire et lui vendre tous les tableaux dont

Ouvrant son album.

j’ai là les projets ou les esquisses...

Il s’est assis et se met à dessiner.

C’est lui que j’entends...

 

 

Scène VIII

 

LE BARON et PIERRE, entrant par le fond, LÉOPOLD, à droite, et toujours à dessiner

 

LE BARON, tenant des papiers à la main et parlant à Pierre.

Et moi, je te dis que j’en suis sûr et que j’en réponds.

PIERRE.

Allons donc !

LE BARON.

Je te dis qu’elle t’aime.

PIERRE.

Elle, Madeleine ?... ma cousine ?...

LÉOPOLD, se levant vivement, à part.

Ô ciel ! ce serait lui !...

LE BARON, à Léopold.

Vous êtes à travailler, ne vous dérangez pas, mon cher ; nous traitons là une affaire qui vous intéresserait peu...

LÉOPOLD, à part.

Si vraiment... À ma gentille Madeleine., un mari comme celui-là !...

Il se rassied et les écoute en ayant l’air de travailler.

PIERRE, au baron.

Après tout, quand j’y pense, vous pourriez bien avoir raison ! car je me rappelle maintenant bien des petites choses... Souvent elle pleurait toute seule... et surtout depuis que j’ai fait la cour à la grande Marianne... la fille du cabaretier...

LE BARON.

Tu vois bien !... Et, ce matin, quand tu la maltraitais devant moi... elle ne s’en plaignait pas... et elle avait même commencé par prendre ta défense...

PIERRE.

Mon Dieu ! je ne dis pas non ; c’est possible... Et quoique je ne l’aime pas, c’te fille... il se peut bien qu’elle m’aime, qu’elle en brûle, qu’elle en dessèche... Ça ne s’rait pas la première au village...

LÉOPOLD, à part.

Dieu me pardonne ! c’est un fat !

PIERRE.

Mais quand ça serait, où ça nous mènerait-il ?

LE BARON.

Je m’en vais te le dire : tu voulais, ce matin, entrer chez moi comme laquais...

PIERRE, s’essuyant la bouche.

Je le veux, et bien plus encore depuis que je sors de l’office !

LE BARON.

Mais pour entrer chez moi, qui suis un homme rangé... un homme marié, il ne s’agit pas de rester garçon.

PIERRE.

Ça se trouve à merveille : j’ai demandé ce matin en mariage la grande Marianne, la fille du cabaretier, qui a cent bons écus de dot.

LE BARON.

C’est possible... mais la grande Marianne ne me convient pas ; elle est laide, elle est rousse ; je n’aime pas les rousses...

PIERRE.

Ni moi non plus... mais elle a cent écus.

LE BARON.

Ça annonce un mauvais caractère, et elle en a un...

PIERRE.

Oui ; mais elle a cent écus...

LE BARON.

Et comme ta femme viendrait avec toi, à Paris, dans mon hôtel, où tout est élégant et distingué, je ne veux pas une femme de chambre qui dépare... Voilà pourquoi je tiens à Madeleine... Ainsi, qu’elle te convienne ou non... tu n’entreras pas chez moi si tu ne l’épouses pas.

PIERRE, se promenant vers le côté où est Léopold.

V’là qui mérite réflexion... parce qu’enfin Madeleine n’est pas mal ; elle m’aime d’abord, c’te pauvre fille ; elle n’est pas rousse, c’est vrai, mais elle a bien des qualités que n’a pas la grande Marianne.

LÉOPOLD, bas, à Pierre.

Si tu épouses la grande Marianne, je te promets, moi, cinq cents francs.

PIERRE.

Comptant ?

LÉOPOLD, tirant un billet de sa poche et le lui donnant.

Les voilà !

PIERRE.

C’est différent !

Se frottant l’oreille et marchant vers le baron qui, pendant ce temps, a feuilleté ses papiers.

Écoutez donc, Monseigneur...

LE BARON.

Eh bien ?... voyons, dépêche-toi, car il y a des électeurs du pays qui m’attendent dans ma salle à manger... Es-tu décidé ?

PIERRE.

Oui, sans doute ; parce que, nous autres paysans, nous n’avons rien que notre parole...

LE BARON, brusquement.

J’entends, vous n’avez rien. Eh bien ?

PIERRE.

Eh bien ! ma parole, je l’ai donnée à la grande Marianne et à son père qui lui baille cent écus en mariage ; et une autre personne, qui s’intéresse à elle, lui donne de plus cinq cents francs...

LÉOPOLD, à part.

Je suis tranquille maintenant !

Il se remet à dessiner.

PIERRE.

Ça fait huit, c’est une somme ! c’est quelque chose, surtout quand on tient à sa parole.

LE BARON, avec colère.

Et Madeleine ?...

PIERRE.

Madeleine n’a rien...

LE BARON.

Et ma place ?

PIERRE.

C’est à vous... c’est pas à elle.

LE BARON, à voix basse, et l’amenant par la main au bord du théâtre.

Eh bien ! pour en finir, car je suis pressé, j’ajoute, à la place, mille francs de dot.

PIERRE.

Ah ! mon Dieu !

LE BARON, lui imposant silence en regardant Léopold.

À la condition que tu épouseras Madeleine... sinon, pas de place ni de dot... Je vais retrouver mes électeurs.

Apercevant Madeleine qui entre.

Voici Madeleine, fais ta demande, et que, ce soir, tout soit terminé et conclu.

Il sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

MADELEINE, PIERRE, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, à part, et dessinant.

Je l’aurai du moins sauvée, malgré le baron, malgré elle-même, d’un homme qui ne méritait pas son affection, et qui l’aurait rendue malheureuse.

PIERRE.

C’est moi que vous cherchiez, cousine ?

MADELEINE, se dirigeant vers la porte à droite, qu’elle ouvre.

Non, Pierre ; j’ vas chez madame Léonard, la femme de charge, qui m’a fait demander...

PIERRE, la tirant par le bras.

À d’autres !... Vous v’là toute troublée et toute honteuse, j’ savons ce que ça veut dire, et je vais droit au fait, parce que, nous autres paysans, nous ne connaissons pas les façons et les semblants : la franchise avant tout !... Voilà assez longtemps, Madeleine, que vous êtes malheureuse et que vous souffrez en secret... Eh bien ! moi aussi, je vous aime.

MADELEINE, étonnée.

Quoi que vous me dites là ?

PIERRE.

Pour le bon motif... À preuve que je viens vous demander en mariage.

LÉOPOLD, qui s’est levé avec indignation.

Vous, Pierre ? lorsque vous avez promis d’épouser la grande Marianne, et quand vous avez reçu pour cela...

PIERRE.

Cinq cents livres ! Les voilà... je vous les rends, parce que le paysan est honnête avant tout. Je n’aime que ma petite Madeleine, et je lui offre ma personne et une belle place et mille francs de dot.

LÉOPOLD.

Ce n’est pas vrai, Madeleine.

PIERRE.

C’est vrai ; car c’est M. le baron qui me les a promis, et il est plus riche et plus généreux que vous, qui n’en a donné que la moitié... Aussi, il entend et il veut que ce mariage se fasse...

MADELEINE.

Et moi, je ne veux pas...

PIERRE.

Air : Il n’est pas temps je nous quitter.

Est-il possibl’... vous refusez !
Mill’ francs !... un’ fortune aussi grande ?

MADELEINE.

C’est les mill’ francs qu’ vous épousez ;
Je n’entends pas qu’on me marchande.
Par Monseigneur soyez donc marié ;
Son argent, vous pouvez le prendre,
Moi, je garde mon amitié...
Mon amitié n’est pas à vendre !

PIERRE.

Quoi ! vous gardez votre amitié ?...

MADELEINE.

Mon amitié n’est pas à vendre !

LÉOPOLD, avec enthousiasme.

Madeleine !

Lui prenant la main.

Voilà du cœur et de nobles sentiments... C’est bien... très bien...

PIERRE.

Et moi, je dis que c’est mal, c’est très mal... C’est une volerie, parce qu’elle n’a pas le droit de m’enlever ainsi une belle place et une fortune, elle aura beau faire, ça sera...

MADELEINE.

Ça ne sera pas...

PIERRE.

Et pourquoi ?

MADELEINE.

Parce que je ne t’aime pas.

PIERRE, haussant les épaules.

Allons donc !

MADELEINE.

Parce que tu ne me plais pas.

PIERRE, de même.

Allons donc ! vous ne forez accroire ça à personne... Dites plutôt qu’il y en a d’autres qui, maintenant, vous plaisent mieux... des nouveaux venus, des étrangers... Monsieur que voilà.

MADELEINE.

Par exemple !

LÉOPOLD.

Moi ! qu’elle a vu, aujourd’hui, pour la première fois...

PIERRE.

Ce n’est pas la première fois.

MADELEINE.

Voulez-vous bien vous taire !

PIERRE.

Je l’ai aperçue, hier, dans les grands alisiers, où elle était blottie ; elle entr’ouvrait les branches comme ça, et, pendant que vous dessiniez en face d’elle sur un rocher... elle vous regardait avec une attention et une émotion...

MADELEINE.

Ça n’est pas vrai !

PIERRE.

Et quand je lui ai dit : Quoi que tu fais là ? elle en a été toute rouge et toute honteuse.

MADELEINE.

Ce n’est pas vrai ! je venais d’arriver...

PIERRE.

Elle y était depuis longtemps, et tellement qu’elle en avait laissé échapper ses vaches, qui étaient à un quart de lieue de là, dans les près de Monseigneur, dont j’ai dressé procès-verbal.

MADELEINE.

Ça n’est pas vrai !...

PIERRE.

Elles sont là pour le dire ! et, si tu ne m’épouses pas, je publie ton inconduite.

MADELEINE.

Par exemple !

PIERRE.

Vue et légalisée par les autorités locales...

LÉOPOLD.

Comment ! malheureux, tu oserais ?...

PIERRE.

Et elle est perdue de réputation dans le pays !

Air : Ô miracle ! Ô spectacle ! (Cagliostro.)

Oui, je compte
Sur sa honte
Pour en avoir raison !
C’te vachère
Fait la fière ;
Mais c’est bon... oui, c’est bon !
Tu t’ crois forte,
Il n’importe,
Bientôt tu me le paieras.
Oui, ma chère,
T’as beau faire,
C’est moi q’ t’épouseras.

MADELEINE.

Mais écout’-moi !

PIERRE.

C’est inutile !

LÉOPOLD.

Tu ne crains pas !...

PIERRE.

J’ suis aguerri.

MADELEINE.

C’est un méchant !

LÉOPOLD.

Un imbécile !

PIERRE.

Ça n’empêch’ pas d’être un mari.

Ensemble.

MADELEINE.

Pareil conte
Sur mon compte
Est une trahison !
Je n’ crains guère
Ta colère...
Va, c’est bon... oui, c’est bon !
J’ suis pas forte,
Mais n’importe.
Bientôt tu m’ le paieras,
T’as beau faire,
Je l’espère,
Jamais tu n’ m’épouseras.

LÉOPOLD.

Pareil conte
Sur son compte
Est une trahison !
Je modère
Ma colère ;
Mais c’est bon... oui, c’est bon !
Faible ou forte,
Il n’importe,
Tant que mon cœur battra,
La vachère,
Je l’espère,
Jamais ne t’épousera.

PIERRE.

Oui, je compte
Sur sa honte, etc.

 

 

Scène X

 

MADELEINE, LÉOPOLD

 

MADELEINE, assise à droite et pleurant.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vais devenir ?

LÉOPOLD.

Rassure-toi, Madeleine ; on ne le croira pas...

MADELEINE.

Mais, vous le croirez, vous, Monsieur ! et c’est là le plus terrible... vous allez supposer des choses...

LÉOPOLD.

Moi ! nullement, je le jure...

MADELEINE.

Si fait, si fait, je le vois bien : vous vous imaginerez, comme il le dit... que j’étais, hier, à vous regarder en cachette...

LÉOPOLD.

Ce n’est pas vrai ?

MADELEINE, se levant.

Si ; mais tout simplement et sans mauvaise intention. Je me disais tout ébahie : « Qu’est-ce que c’est donc que ce beau Monsieur, qui n’est pas du pays, et qui est là en plein soleil, sur un rocher, à tirer des lignes sur du papier ? Est-ce que ça serait l’ingénieux du département ?... » Voilà, Monsieur ; pas autre chose !...

LÉOPOLD.

C’est tout naturel, et je te crois.

MADELEINE.

Je l’espérons bien... Faudrait avoir bien peu de cœur pour songer à quelqu’un qui n’est jamais à ce qu’il fait, qui vous regarde sans vous voir... et vous dit : Je vous aime, en pensant à une autre ; car c’est une autre que vous aimez !...

LÉOPOLD.

Oui, et je l’ai perdue !... et elle n’est plus !

MADELEINE, soupirant.

C’est encore pis !... la beauté, ça se fane, ça vieillit ; mais un souvenir, c’est toujours jeune.

LÉOPOLD, étonné.

Que dis-tu ? Voilà une pensée et une expression...

MADELEINE.

Dame ! je vous donne ça comme ça m’est venu.

LÉOPOLD.

Et c’est très bien... Car, tu ne sais pas, Madeleine, non seulement tu es jolie, mais tu es aussi très aimable !

MADELEINE.

En vérité ! Dame ! en vous écoutant, peut-être que ça se gagne.

LÉOPOLD.

Quelques mois de soins et d’études te donneront une autre existence et une forme nouvelle. Alors rien ne te manquera, alors tu seras aussi charmante, aussi séduisante...

MADELEINE.

Que la marquise ?

LÉOPOLD, embarrassé.

Eh ! mais... d’une autre manière...

MADELEINE, avec regret.

Ah ! c’est celle-là, c’est la sienne que je voudrais ; mais c’est impossible aux filles d’cheux nous... Elle était donc... bien belle ?...

LÉOPOLD.

Ravissante... adorable !...

MADELEINE.

Et vous disiez pourtant que je lui ressemblais ; vous mentiez donc, Monsieur ?

LÉOPOLD, la regardant.

Non. Elle avait ce que tu n’as pas... la distinction et l’élégance ; mais tu as plus de naïveté et d’abandon...

Regardant Madeleine.

Quant à ses yeux, ils étaient...

MADELEINE.

Plus beaux ?

LÉOPOLD.

C’est possible ! Mais ils respiraient la fierté ou bien la froideur et l’indifférence... tandis que les tiens ont une expression de reconnaissance, d’amitié, presque de tendresse...

MADELEINE.

Vous trouvez ?

LÉOPOLD.

Ensuite... s’il faut te le dire... toi, Madeleine, tu n’as rien ; et la marquise avait un nom, de la naissance, une immense fortune...

MADELEINE, secouant la tête.

Ce qui est un grand avantage pour elle !

LÉOPOLD, vivement.

Non ! pour toi ; à mes yeux du moins ; car, en aimant une personne riche, on a l’air d’aimer sa richesse... Aussi, dans son salon, je me tenais à l’écart... muet et réservé, je l’adorais de loin, et jamais je n’ai osé lui dire : Je vous aime.

MADELEINE, avec joie.

Jamais, Monsieur !

LÉOPOLD.

Jamais ! Tandis qu’auprès de toi, je l’ai osé tout de suite.

MADELEINE.

La belle avance, ça n’était pas pour mon compte !

LÉOPOLD.

En partie du moins !... Car mon seul vœu, Madeleine, le vœu d’un ami, c’est de te voir heureuse, c’est de te trouver, si je le puis, quelqu’un digne de toi.

MADELEINE.

Je vous remercions, moi, Monsieur ; ce n’est pas la peine.

LÉOPOLD.

Et pourquoi ?

MADELEINE.

Parce que je voulons rester comme je suis.

LÉOPOLD.

Ne pas te marier ?

MADELEINE.

Jamais... J’y suis décidée.

LÉOPOLD.

Et quelles raisons ?

MADELEINE.

Chacun a les siennes ; et je vous prions de ne pas me les demander. Mais vous, Monsieur ?...

LÉOPOLD.

Moi !... grand Dieu ! peux-tu le penser ?... Fidèle à celle que j’aime, rien ne me la fera oublier ; maintenant surtout, que son souvenir est là, près de moi, souvenir vivant qui semble renaître en toi, Madeleine, et réunir les deux sentiments les plus doux de la vie, l’amour et l’amitié... Aussi, désormais, ta présence m’est nécessaire, je ne pourrais plus m’en passer, et tous mes jours, tous mes instants s’écouleront près de toi.

MADELEINE.

Ah ! je le voudrions comme vous, Monsieur ; mais je sentons bien que ça ne se peut pas.

LÉOPOLD.

Que veux-tu dire ?

MADELEINE.

Que c’est, pour vous, un amusement... un jeu qui trompe votre douleur... Mais, pour moi, pauvre fille, qui n’ai pas l’habitude d’être aimée, le semblant a trop l’air d’une réalité... c’est trop difficile à distinguer, et si j’allais confondre et me méprendre ?... C’est peut-être déjà fait !

LÉOPOLD.

Ô ciel ! que dis-tu ?

MADELEINE.

Aussi, Monsieur, s’il est vrai que vous avez quelque amitié pour la pauvre Madeleine... j’ai une grâce à vous demander.

LÉOPOLD.

Laquelle ?

MADELEINE.

Vous ne me refuserez pas, n’est-il pas vrai ?

LÉOPOLD.

Quelle qu’elle soit, je te le jure.

MADELEINE.

Au nom de la marquise... pour elle !

LÉOPOLD.

Pour elle... et pour toi !...

MADELEINE.

Eh bien ! Monsieur, c’est de quitter ce pays, de partir aujourd’hui même, et de ne plus me revoir.

LÉOPOLD.

Quoi ! Madeleine, renoncera mon bonheur ?

MADELEINE.

Moi, votre bonheur ?... je n’en suis que l’image !

LÉOPOLD.

Qu’importe ! si elle me rattache à la vie... si elle me console... si elle me fait du bien !

MADELEINE.

Et si ça me fait du mal... à moi ! Oui... je ne sais ce que j’éprouve...

Montrant sa tête.

là,

Montrant son cœur.

et puis là... Par ainsi, m’est avis que si vous restiez davantage, ça finirait mal... il arriverait pour moi des malheurs.

LÉOPOLD.

Tu le crois ?

MADELEINE.

J’en suis sûre...

Air : Ahi ! Lulli. (De Reber.)

Un pauvre fille vous implore,
Vous la sauverez du danger ;
Vous seul pouvez me protéger...
Moi, qui tout bas m’ disais encore :
C’est lui, c’est lui,
Qui s’ra mon frère et mon ami !

LÉOPOLD.

Même air.

Tu le veux, et, malgré ma peine,
Pour jamais je quitte ce lieu...
Un baiser... le baiser d’adieu !...

Madeleine s’éloigne.

Tu me refuses, Madeleine ?

MADELEINE, se rapprochant.

Nenni ! nenni !
C’est pour mon frère et mon ami !

Il l’embrasse.

 

 

Scène XI

 

MADELEINE, LÉOPOLD, PIERRE, puis LE BARON, paraissant à la porte du fond

 

PIERRE.

Ah ! qu’est-ce que je vois là ?

Madeleine s’enfuit par la porte à droite, qui est restée ouverte, et qu’elle referme après elle.

LE BARON, entrant après Pierre.

Qu’y a-t-il donc ?

PIERRE.

Madeleine, ma fiancée, celle que vous voulez absolument me faire épouser pour mille livres...

LE BARON, avec impatience.

Eh bien ?

PIERRE.

Ce Monsieur l’embrassait !

LE BARON, avec colère.

Lui ?... Léopold !...

PIERRE.

Lui-même ; je l’ai vu.

LE BARON, bas, à Pierre, le calmant.

Allons, tais-toi... je le donne quinze cents francs.

PIERRE.

Ah !... À la bonne heure !

LE BARON, à Léopold.

Ah çà ! mon cher ami, tendre Céladon, beau ténébreux, qui deviez éternellement pleurer votre bergère... il me semble que les nôtres vous ont bien vite consolé, et que, malgré votre douleur, vous vous permettez...

LÉOPOLD.

Épargnez-moi, monsieur le baron, des railleries qui ne peuvent m’atteindre, et qui seraient sans but. Je ne nie point l’émotion que j’ai éprouvée à la vue de cette jeune fille... Vous-même en connaissez la cause... Mais, quel que soit l’intérêt que je lui porte ou l’affection qu’elle m’inspire, cela ne me fera pas rester un jour de plus dans ce pays ; et, décidé à partir, je faisais mes adieux à Madeleine... avec sa permission.

PIERRE.

Ah ! dame ! si c’étaient des adieux... c’est différent, parce que les adieux... ce sont des circonstances...

LE BARON.

Atténuantes... tu le vois bien.

PIERRE, à Léopold.

Alors, excusez, Monsieur...

LE BARON, à Léopold.

Oui, mon cher, pardonnez-nous d’avoir eu, un instant, des idées... et de vous avoir supposé des intentions... Cela arrive à tout le monde...

LÉOPOLD.

Je n’en ai pas d’autres que de continuer ma route...

LE BARON.

Aujourd’hui ?

LÉOPOLD.

À l’instant même !

LE BARON.

Permettez... permettez ! j’ai votre parole, et j’y tiens beaucoup, pour moi et pour ma femme, que j’attends demain ou après. Vous m’avez promis un portrait de la marquise, et nous ne trouverons jamais une pareille occasion.

LÉOPOLD.

C’est possible ; mais, je vous l’avoue, ce projet, qui m’avait charmé ce matin, me sourit beaucoup moins maintenant... et j’y suis peu disposé.

LE BARON.

Cela vous viendra ! il ne s’agit que de commencer...

LÉOPOLD.

Et puis, je n’ai rien de ce qu’il me faut... rien pour peindre... J’ai laissé ma boîte à couleurs à l’auberge où je suis descendu, à la Pomme de pin.

LE BARON.

Chez le père, de la grande Marianne... On va vous l’aller chercher.

À Pierre.

Pierre, cela le regarde... va vite et reviens.

PIERRE.

Oui, Monseigneur, ce ne sera pas long.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

LE BARON, LÉOPOLD

 

LE BARON.

Vous partirez après, mon cher, si cela vous convient ; vous en êtes le maître, et je ne vous retiens plus ; mais je ne veux pas que mes frais de toilette soient perdus...

LÉOPOLD.

Que voulez-vous dire ?

LE BARON.

Qu’il m’est venu une idée.

LÉOPOLD.

Ah !

LE BARON.

Oui, vraiment ; en Bretagne, on n’a que cela à faire ; en voilà deux ou trois qui m’arrivent depuis ce matin, et celle-ci est au sujet de ce portrait... J’ai donné mes ordres à madame Léonard, ma vieille gouvernante. Elle a cherché ce qu’il y avait de plus frais et de plus élégant dans les robes et les atours de madame la baronne, ma femme, et elle va habiller Madeleine en grande dame, en marquise, pour rendre la ressemblance encore plus frappante.

LÉOPOLD, vivement.

En vérité ?

LE BARON.

Et pour qu’elle vous serve ainsi de modèle.

LÉOPOLD.

Oui... oui... je comprends !

LE BARON.

Ah ! mon gaillard ! l’idée vous plaît, et, dès qu’on vous rappelle la marquise, voilà sur-le-champ votre tête qui se monte... Vous ne refusez plus maintenant ?

LÉOPOLD, rêvant.

Mais comment ? sous quel aspect ?...

LE BARON, comme inspiré.

Attendez !... avec une corbeille de fleurs !

LÉOPOLD, rêvant, sans l’écouter.

Oui... elle les aimait...

LE BARON.

Air : Contredanse de Cendrillon.

Vous approuvez, je le vois, mon dessein,
L’idée en est poétique et nouvelle.
En bon parent, je vais ici, pour elle,
En un instant dévaster mon jardin.
Dans ce tableau, je veux partout des fleurs ;
Je veux que ma cousine brille
Au milieu des roses, ses sœurs...
C’est presque un tableau de famille !

Ensemble.

LÉOPOLD.

Ma raison ; j’approuve son dessein :
Dans ce tableau, dont elle est le modèle,
Il faut des fleurs fraîches comme elle,
Et qui n’auront, comme elle, qu’un matin.

LE BARON.

Vous approuvez, je le vois, mon dessein, etc.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène XIII

 

LÉOPOLD, seul

 

Oui... oui... je le lui avais promis, et il faut bien tenir ma parole, d’autant plus qu’elle est antérieure à celle donnée à Madeleine... Mais aussitôt le portrait fini, je partirai... je le dois.

Regardant vers la droite.

 

 

Scène XIV

 

LÉOPOLD, MADELEINE, habillée en grande dame, sort de la porte à

 

Musique. Air de Félicien David : Mon bien-aimé d’amour s’enivre.

LÉOPOLD, reculant étonné.

Ah ! qu’ai-je vu ?... Mes yeux ou mon cœur ne me trompent-ils pas ?... Cette fois, c’est à en perdre la raison !... Louise ! Louise !... est-ce vous ?...

Madeleine lui fait, de la tête, un ligne négatif. Soupirant.

Non !... ce n’est que toi !

MADELEINE.

Que l’on vient d’habiller ainsi. Qu’est-ce que ça veut dire, Monsieur ? et qu’est-ce qu’on va faire de moi ?

LÉOPOLD.

Ton portrait... qu’on m’avait demandé... et que je leur avais promis... Moi, retracer ton image pour eux, pour la leur livrer... Non... ils ne l’auront pas !... Ça m’est impossible maintenant !...

Regardant autour de lui.

Mais, avant qu’on vienne, laisse-moi prendre de toi, dans ce costume, une simple esquisse au crayon, pour moi, pour moi seul !...

MADELEINE, troublée.

Mais je croyais, Monsieur, que vous m’aviez promis de quitter ce château !

LÉOPOLD.

Raison de plus pour emporter avec moi et mon bonheur et cette image que j’ai tant désirée... Je partirai après, je te le jure !

MADELEINE.

Alors... dépêchez-vous donc !

LÉOPOLD, courant prendre son album.

M’y voici ! C’est l’affaire d’un instant, et, quand je t’aurai quittée, il me rappellera sans cesse cette journée, et toutes les émotions si cruelles et si douces que j’ai éprouvées auprès de toi... Ne t’impatiente pas, je me dépêche.

Musique. Il s’est assis près de la table à droite et a ouvert son album. Voyant Madeleine qui s’est placée derrière le fauteuil.

Non... ne te place pas ainsi, derrière ce meuble... je ne puis te voir...

MADELEINE, change d’attitude, et se place à côté du siège.

Comme ça... c’est-y mieux ?... ou bien comme ça ?...

Elle appuie son coude sur le dos du fauteuil, et pose sa tête sur sa main.

LÉOPOLD, la contemplant.

Ah ! qu’elle est belle !

MADELEINE.

Eh bien ! Monsieur, vous ne dessinez pas ?

LÉOPOLD.

Pardon... je n’y pensais plus...

MADELEINE.

Dame ! c’est que c’est fatigant de rester comme ça tout debout...

LÉOPOLD.

Tu as raison.

Lui indiquant le fauteuil.

Assieds-toi dans ce fauteuil, en face de moi.

Elle est assise.

Bien !

Il dessine.

Deux minutes seulement.

Il s’arrête.

Tes yeux... non pas fixés sur la terre... je ne puis les voir... Lève-les... vers moi.

MADELEINE.

Est-ce bien, Monsieur ?

LÉOPOLD, dessinant.

Oui... regarde-moi... toujours...

MADELEINE.

Est-ce bien ?

LÉOPOLD, avec émotion.

Non... ne me regarde pas, ça m’empêche de travailler.

MADELEINE.

Dame ! Monsieur, arrangez-vous ; il faut pourtant avoir les yeux levés ou baissés.

LÉOPOLD.

Ni l’un... ni l’autre... Attends... Sais-tu lire ?

MADELEINE.

Non, Monsieur ; c’est bien malheureux pour moi.

LÉOPOLD.

C’est égal... tu feras comme si tu lisais...

Il prend le journal qui est sur la table, et le lui donne.

Tiens... prends ce journal...

Il va reprendre son album et se met à dessiner ; puis, s’adressant à Madeleine qui a l’air de lire le journal.

Bien !... ne remue pas, reste immobile...

L’orchestre redit en sourdine l’air qui commence cette scène.

Ah ! mon Dieu ! qu’a-t-elle donc ? Elle paraît troublée... ses mains tremblent !... elle laisse échapper ce papier... Elle se trouve mal !

Courant à elle, et se jetant à genoux.

Madeleine... Madeleine ! reviens à toi !...

 

 

Scène XV

 

LÉOPOLD, à gauche, à genoux devant MADELEINE, lui faisant respirer des sels, LE BARON, sortant de la porte à gauche, avec une corbeille de fleurs, PIERRE, au fond, tenant la boîte à couleurs à la main

 

PIERRE, poussant un grand cri et laissant tomber la boîte à couleurs.

En voici bien d’une autre !

LE BARON, courant à lui.

Veux-tu te taire !

PIERRE.

Me taire ! quand ce Monsieur est là, à genoux devant ma prétendue !... devant celle que vous voulez me faire épouser pour quinze cents francs !

LE BARON, lui serrant la main.

Je t’en donne deux mille !

PIERRE.

Ah !... À la bonne heure !

LE BARON, à Pierre.

Tu vois bien que c’est un jeu.

LÉOPOLD, toujours à genoux, se retournant vers le baron.

Venez donc ! elle se trouve mal !

LE BARON, à Pierre.

Vite chez moi... des sels... mon flacon...

PIERRE.

Ou un verre d’eau fraîche... J’y vais !... Mais veillez sur eux... pour empêcher le dommage... Il y en a déjà assez comme ça...

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

LE BARON, près de la porte à droite, renvoyant Pierre, sur le devant à gauche, MADELEINE, assise dans le fauteuil, et LÉOPOLD, toujours auprès d’elle

 

LÉOPOLD.

Non... non... elle revient !...

À demi voix, avec tendresse.

Adieu, Madeleine !... adieu, je pars !

MADELEINE, le retenant et à voix basse.

Non ! restez maintenant !

LÉOPOLD, étonné.

Que dit-elle ?

LE BARON, revenant.

Eh bien ?

MADELEINE, apercevant le baron revenu près d’elle.

Ce n’est rien... rien, Monseigneur... la fatigue, la chaleur... et l’étonnement.

LE BARON.

De te trouver si belle... n’est-ce pas ? Mais puisque vous étiez déjà en séance... que je ne vous dérange pas... Continuez...

Regardant Madeleine.

Ah ! comme tu te tiens !... C’est la tenue qui fait la grande dame... La taille droite... comme moi...

Elle se lève.

Pas mal !... La démarche aisée... comme moi...

Elle fait quelques pas.

Pas mal du tout pour une paysanne... Le regard coquet et railleur !...

Elle le regarde en souriant.

Très bien, ma foi ! véritable grande dame !

D’un ton ironique.

Eh bien ! quelles nouvelles, chère marquise ?

MADELEINE, l’imitant, en jouant de l’éventail.

De très curieuses, mon cher baron !

LE BARON, riant et s’adressant à Léopold.

Bravo ! c’est cela !

MADELEINE, de même.

On prétend que, pour se soustraire à d’indignes traitements, la petite marquise de Brevannes a fait courir le bruit de sa mort.

Musique.

LÉOPOLD, avec étonnement.

Grand Dieu !...

LE BARON, riant.

Qu’est-ce qu’elle dit ?... Qu’est-ce qu’elle dit ?...

MADELEINE, d’un ton plus grave.

Que pendant ce temps, elle se tenait cachée chez sa vieille nourrice, au fond de la Bretagne...

LÉOPOLD, dont le trouble augmente.

Ô ciel !

LE BARON, de même.

Comment !

MADELEINE.

Décidée à y rester toujours... si la mort de M. de Brevannes qu’elle vient d’apprendre, ne l’avait rendue à la vie et

Tendant la main à Léopold.

à la liberté !

LÉOPOLD, hors de lui et tombant à genoux.

C’est elle ! Louise !...

LE BARON, de l’autre côté, en faisant autant.

Ah ! pardon ! pardon, Madame !

 

 

Scène XVII

 

LE BARON, MADELEINE, LÉOPOLD, PIERRE, apportant un verre d’eau sur une assiette

 

Pierre aperçoit Madeleine debout entre les deux hommes à ses genoux. Il pousse un cri et laisse tomber l’assiette.

PIERRE.

Deux, maintenant !... deux !... à la fois !... Et vous aussi, monsieur le baron !...

LE BARON.

Qu’est-ce qu’il a donc, celui-là ?

PIERRE.

Une prétendue... que vous vouliez me faire épouser pour deux mille francs !...

LE BARON.

Va te promener !

PIERRE.

Je ne fais que ça !

LE BARON.

Que diable ! tu es trop susceptible, tu finirais par me ruiner !

LÉOPOLD, à la marquise.

Quoi ! c’est donc bien vrai !... La marquise, que j’aimais tant...

LA MARQUISE.

C’était moi !

LÉOPOLD.

Et... Madeleine, dont j’étais aimé...

LA MARQUISE.

C’est moi !

PIERRE.

Et moi ? il ne me reste donc rien que la grande Marianne et les cinq cents francs que Monsieur m’a promis, ce qui, joint aux deux mille francs de Monsieur...

LE BARON.

Du tout ! je ne donne rien !...

LA MARQUISE.

Je les donnerai, moi.

PIERRE.

Quel bonheur !... j’ai deux mille cinq cents francs !...

LA MARQUISE.

Et tu ne m’épouses pas ! nous y aurons tous gagné !...

À Léopold.

Et vous Léopold, mon véritable ami, parlez-moi franchement : de la marquise ou de... c’te pauvre Madeleine... laquelle aimez-vous le mieux.

LÉOPOLD.

Ne me le demandez pas !

Air du Baiser au porteur.

De choisir, hélas ! il me coûte...
Je le voudrais... et ne le peux !

LA MARQUISE.

Il faut alors, et dans le doute,
Vous les donner toutes les deux. (bis.)

LÉOPOLD.

Dieu puissant ! j’ai donc en partage
Et le ciel même et sa félicité !
Votre vue en était l’image,
Mais votre amour est la réalité !

LA MARQUISE, au public.

Même air.

Lorsque, voyageuse étrangère,
J’arrive en de nouveaux climats,
Un seul espoir, peut-être téméraire,
En ces lieux a guidé mes pas,
Près de vous a guidé mes pas :
J’avais rêvé votre suffrage
Et les bravos de l’hospitalité...
Messieurs, applaudissez l’Image,
Et je vais croire à la réalité.

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