Les Frères invisibles (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON)

Mélodrame en trois actes.

Musique de M. Schaffner. Ballets de M. Blache.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 10 juin 1819.

 

Personnages

 

SALVATOR, sous le nom de LÉONCE

LE DUC ALBERTI, gouverneur de Raguse

LE CHEVALIER VIVALDI

CASCARO, brigand

MORLAC, brigand

BERTRAND, brigand

COUARDINI, chef des sbires

UN OFFICIER

UN JEUNE GARÇON

CAMILLE, nièce du duc Alberti

JOANNA, suivante de Camille

SÉNATEURS,

SEIGNEURS et DAMES de Raguse

OFFICIERS

SOLDATS

SBIRES

BRIGANDS

PEUPLE

VALETS

PAGES

COUREURS

MUSICIENS

DANSEURS

 

À Raguse et aux environs.

 

 

ACTE I

 

Une galerie du palais du gouverneur ; le fond est ouvert et présente une suite de colonnes formant le péristyle qui laisse entrevoir les jardins du palais. L’intérieur de la galerie est décoré avec richesse, et paraît disposé pour une fête.

 

 

Scène première

 

JOANNA, TROUPE DE JEUNES FILLES et DE JEUNES GARÇON

 

Les jeunes gens entrent par le jardin et portent des corbeilles de fleurs qu’ils placent à l’entrée de l’appartement de Camille. Joanna entre et dirige leurs préparatifs.

JOANNA.

Ce n’est pas cela... ce n’est pas cela. Prenez donc garde à ce que vous faites ; est-ce qu’on met des couronnes avec des guirlandes qui ne sont pas assorties ?...

Elle regarde les fleurs.

Ah ! mon Dieu ! quelle pauvreté !... Comment, pas une rose  de Méléda ?... Vous m’aviez pourtant promis de m’apporter les plus belles fleurs de la Dalmatie.

UN JEUNE GARÇON.

C’est vrai, mademoiselle Joanna, mais vous savez bien ce qui nous empêche de nous aventurer dans la campagne, et de nous éloigner des murs de Raguse.

JOANNA.

Ah ! j’entends, vous avez peur que la troupe de Salvator...

LE JEUNE GARÇON.

Écoutez donc, ces brigands-là ne ménagent personne... Hier encore deux de mes camarades qui revenaient en plein jour de Trébigna, avec le prix des marchandises qu’ils y avaient vendues, n’ont-ils pas été arrêtés... volés presque aux portes de Raguse !

JOANNA.

En vérité ?

LE JEUNE GARÇON.

On ne peut plus voyager sans escorte.

JOANNA.

Et souvent les escortes elles-mêmes sont une faible défense contre l’audace des Frères invisibles... Mais, grâce au ciel, nous allons avoir un défenseur de plus, un homme capable de tenir tête au terrible Salvator... Ce brave Léonce, ce jeune et riche napolitain qui va devenir aujourd’hui l’époux de notre chère Camille. Vous le connaissez tous ?

LE JEUNE GARÇON.

Ah ! c’est un brave et digne seigneur.

JOANNA.

D’une intrépidité, d’un courage !... Pas le moindre orgueil ; malgré sa naissance, sa fortune, il se fait adorer de tous ceux qui l’approchent... Si quelqu’un peut nous délivrer du farouche Salvator, c’est à Léonce que ce triomphe est réservé... Ah çà, mes amis, nous comptons sur vous pour la fête de ce soir.

LE JEUNE GARÇON.

À quelle heure la cérémonie, mademoiselle Joanna ?

JOANNA.

À huit heures le mariage... C’est dans cette salle que les époux recevront la bénédiction nuptiale ; le recteur de Raguse, les sénateurs, toute la noblesse de la ville et des environs doivent y assister ; ça sera superbe. Pour nous, nous aurons aussi notre bal à la grande Rotonde du jardin ; le seigneur Léonce a donné des ordres pour que rien ne manquât à nos plaisirs... musique, danse, banquet ; nous serons aussi bien traités que les convives du salon. Mais j’entends ma maîtresse... À ce soir, mes amis, et ne vous faites pas attendre.

Les jeunes gens s’éloignent par le jardin, après avoir salué Camille.

 

 

Scène II

 

CAMILLE, JOANNA

 

CAMILLE.

C’est toi que je cherchais, Joanna ; as-tu vu Léonce ?

JOANNA.

Non, madame, mais je sais qu’il est venu plusieurs fois dans la matinée... qu’il a longtemps causé avec votre oncle, M. le duc Alberti ! et qu’il doit revenir à deux heures... Eh ! mais, qu’avez-vous donc, ma chère maîtresse ?... cette agitation...

CAMILLE.

Ah ! Joanna !...

JOANNA.

Comment, vous pleurez !...

CAMILLE.

Je voudrais vainement te cacher l’inquiétude affreuse qui me poursuit. Au moment d’être unie à celui que j’aime, je tremble de voir s’évanouir mes plus chères espérances. De sinistres pressentiments... une terreur secrète...

JOANNA.

Quelle peut donc être la cause de vos alarmes ? N’êtes-vous pas certaine de l’amour du seigneur Léonce ? Le duc Alberti, votre oncle, consent enfin à votre mariage, et vous pouvez encore concevoir quelques craintes ?...

CAMILLE.

Si tu savais ce qui les a fait naître !

JOANNA.

Expliquez-vous, je vous en conjure.

CAMILLE.

Écoute, et juge de mon effroi. Hier soir, Léonce venait de nous quitter ; je m’étais retirée dans mon appartement, et, seule, assise près de ma fenêtre, je m’abandonnais au charme d’une douce rêverie ; je ne voyais que Léonce ; ma mémoire fidèle me retraçait les premiers moments d’un amour si longtemps combattu, les obstacles que notre constance avait surmontés... je souriais aux tableaux de bonheur que l’avenir nous présentait... Tout à coup, un bruit léger se fait entendre au-dessous de moi ; il paraissait venir du petit bosquet... je distingue les pas de plusieurs personnes qui marchaient avec précaution... l’obscurité qui m’environnait augmente ma frayeur... j’allais appeler, lorsque mon nom, répété à voix basse par les personnages mystérieux du bosquet, vient frapper mon oreille... j’écoute... mais je ne puis d’abord recueillir de leurs discours que des phrases interrompues qui éveillent ma curiosité ; enfin j’entends ces mots prononcés avec un accent terrible : Léonce, Camille, point d’hymen, nous l’avons juré... Je tiendrai mon serment au prix de tout mon sang ; nous aussi, répètent d’autres voix, point d’hymen !

JOANNA.

Ah ! mon Dieu !

CAMILLE.

Un cri que je ne pus étouffer me trahit sans doute, et les força de fuir... j’écoutai de nouveau, j’appelai, je suppliai ces êtres invisibles de m’expliquer les motifs de leur funeste résolution, la cause de leur ressentiment... je n’obtins aucune réponse.

JOANNA.

Quel étrange événement !... Mais, madame, êtes-vous bien sûre que votre imagination ?...

CAMILLE.

Je voudrais me persuader que cette scène affreuse n’a rien de réel ; mais cette voix terrible... ces mots, ces mots effrayants : Point d’hymen !... je les entends toujours... ils ne cessent de frapper mon oreille !...

JOANNA.

Calmez-vous, ma chère maîtresse, ces menaces ne peuvent avoir aucun effet... votre hymen est certain, et le courage du seigneur Léonce...

CAMILLE.

Ah ! sa présence peut seule me rendre la tranquillité ; confiante dans ses serments, dans sa loyauté, j’oublie toute crainte auprès de lui... J’entends quelqu’un.

JOANNA.

C’est M. le duc qui revient du Sénat.

CAMILLE.

Mon oncle !... Silence, ma chère Joanna.

 

 

Scène III

 

CAMILLE, JOANNA, LE DUC, suivi de plusieurs officiers

 

LE DUC, aux officiers.

Oui, messieurs, les nouvelles que je reçois de Vivaldi et les mesures que nous venons de prendre m’assurent qu’avant peu nous aurons délivré le territoire de Raguse de cet infâme Salvator ; dans une heure, vous vous réunirez dans mon appartement, et nous examinerons ensemble les moyens qu’il faut employer pour purger la Dalmatie d’un fléau si funeste.

Il fait signe à Joanna de suivre les officiers.

 

 

Scène IV

 

LE DUC, CAMILLE

 

LE DUC.

Ma chère Camille, j’étais impatient de te voir et de t’apprendre l’arrivée de Vivaldi.

CAMILLE.

Le chevalier !... il est à Raguse ?

LE DUC.

Pas encore ; mais son valet, qui le précède de quelques instants, vient de m’annoncer son retour ; il descendra chez moi. Mais pourquoi cet embarras, cette rougeur subite ?...

CAMILLE.

Mon cher oncle...

LE DUC.

Craindrais-tu ses reproches ?

CAMILLE.

Ses reproches !... jamais je ne l’ai flatté de la plus légère espérance ; avant de connaître Léonce, j’avais refusé la main de Vivaldi... il ne peut m’accuser de lui manquer de foi... mais je crains, je l’avoue, que sa présence, ses plaintes n’ajoutent à l’éloignement que vous avez pour Léonce.

LE DUC.

Détrompe-toi, ma chère enfant ; le caractère noble et loyal du chevalier, ma tendresse pour toi, doivent te rassurer... J’ai désiré ardemment, il est vrai, que Vivaldi parvint à te plaire, mais je n’eus jamais la pensée de contraindre ton goût ; tu chéris Léonce... j’ai cru longtemps que je devais combattre un penchant qui me paraissait dangereux... le mystère qui semblait environner ce jeune étranger, le silence qu’il affectait de garder sur sa naissance, sur sa famille, tout devait éveiller mes soupçons ; je me suis trompé, j’en ai reçu les preuves de Naples même : Léonce appartient en effet à l’illustre maison d’Almonté, dont il est le dernier rejeton... Forcé de suivre son père dans son exil, à la suite de la révolution de Naples, il a quitté fort jeune son pays et le reste de sa famille ; depuis ce temps il n’a plus reparu dans sa patrie ; la mort de son père l’ayant rendu maître d’une fortune immense, il a visité toute l’Europe, et son amour pour toi a pu seul l’engager à se fixer pour jamais à Raguse.

CAMILLE.

Et vous ne m’avez pas confié ces détails !...

LE DUC.

N’ai-je pas donné mon consentement à votre hymen ?... C’était, je pense, la meilleure manière de vous faire oublier mes torts et les retards que ma prudence jugeait indispensables.

CAMILLE.

Ah ! mon oncle, vous approuvez mon choix, vous me le dites, si vous saviez le bien que vous me faites ! Vos préventions seules contre Léonce empoisonnaient toute ma joie.

 

 

Scène V

 

LE DUC, CAMILLE, UN OFFICIER

 

L’OFFICIER.

Le chevalier Vivaldi.

CAMILLE.

Vivaldi !...

LE DUC, faisant signe de faire entrer, et s’adressant à Camille.

Allons, un peu de courage.

CAMILLE.

Mon oncle, permettez-moi de me retirer un instant, vous avez à vous entretenir avec lui d’événements importants... je reviendrai bientôt saluer le chevalier,

En souriant.

et m’exposer à toute sa colère.

Elle sort. Puis entre Vivaldi, et l’officier se retire.

 

 

Scène VI

 

LE DUC, VIVALDI

 

VIVALDI.

Pardon, monsieur le duc, de me présenter aussi brusquement... mais je n’ai pu résister à mon impatience.

LE DUC.

Combien votre retour me cause de plaisir, chevalier !... la mission dont vous étiez chargé vous exposait à tant de dangers.

VIVALDI.

Grâce au ciel, j’ai échappé aux coups des Invisibles, et mon voyage a réussi au delà même de mes espérances.

LE DUC.

Auriez-vous découvert la retraite de Salvator ?

VIVALDI.

Je le crois.

LE DUC.

Ah ! parlez !

VIVALDI.

Depuis un an, j’ai parcouru, comme nous en étions convenus, toute la Dalmatie ; partout j’ai vu des populations entières trembler au seul nom des Frères invisibles... Il semble qu’un effroi général ait glacé le cœur de tous nos habitants ; ils se laissent dépouiller sans oser faire entendre une plainte, un murmure, qui deviendrait peut-être pour eux un arrêt de mort.

LE DUC.

Quel tableau ! juste ciel !

VIVALDI.

Je dois l’avouer, la réputation de Salvator est faite pour justifier la terreur qu’il inspire : doué d’une force prodigieuse, d’un courage, d’une audace que rien ne peut étonner... il a subjugué les esprits... Personne ne connaît ses traits, qu’un voile dérobe à tous les regards... Comme la foudre, il ne vous avertit de sa présence qu’en vous frappant. Je suis loin, sans doute, d’ajouter foi aux récits que le peuple débite sur son compte ; mais je suis forcé de convenir que cet homme a, dans son existence, quelque chose qui tient du merveilleux. Ce nom de Salvator, qu’il ne doit qu’à l’admiration, à la confiance aveugle qu’il inspire à ses brigands, le mélange d’héroïsme et de barbarie qui se trouve dans ses actions, tout, en lui, doit frapper l’imagination ; ses moindres signes sont des ordres pour les Frères invisibles ; ses paroles, des oracles... Un mot de Salvator les rend intrépides et les fait voler à la mort sans se plaindre.

LE DUC.

Quel horrible fanatisme ! Êtes-vous enfin parvenu à rencontrer ce misérable ?

VIVALDI.

Non. Je crus un jour pouvoir m’en emparer facilement ; prévenu qu’il devait camper, avec une partie de sa troupe, dans un bois qu’il était assez aisé d’envelopper, et consultant plutôt mon zèle que mes forces, j’osai l’attaquer. Mes gens furent bientôt écrasés ; et moi-même, j’allais être victime de mon imprudence, lorsqu’un jeune cavalier, attiré par le bruit du combat, se précipite près de moi, étend à mes pieds deux brigands qui me pressaient vivement, disperse le reste de la troupe, et disparaît comme l’éclair.

LE DUC.

Quoi ! vous n’avez plus revu votre libérateur ?

VIVALDI.

Toutes mes recherches ont été inutiles ; et vous pouvez juger de la peine que sa fuite m’a causée... Cette aventure me rendit plus prudent... je m’attachai dès lors à épier secrètement les démarches des brigands, à découvrir leurs différents lieux de réunion, leurs usages, leurs signes... Enfin, après mille tentatives, le hasard m’a fait trouver la principale retraite de la troupe de Salvator. C’est là que ces brigands cachent les trésors qu’ils possèdent ; et, ce qui vous surprendra, ce repaire, ignoré de tout le monde, est presque aux portes de Raguse...

LE DUC.

Aux portes de Raguse !...

VIVALDI.

Au milieu des ruines qui bordent la forêt de la Madone ; ils habitent l’ancien monastère de Santa-Fé.

LE DUC.

Près de nous !

VIVALDI.

Ces ruines, dont l’approche est défendue par plusieurs chaînes de rochers escarpés, leur offrent un asile formidable ; ils ont même su pratiquer, dans l’intérieur du monastère, des détours, des issues secrètes, connus d’eux seuls, et qui, en les dérobant à propos à toutes les recherches, leur ont mérité le nom d’Invisibles. Mais les moyens de pénétrer dans ces vastes souterrains me sont connus ; j’ai laissé quelques-uns de mes gens pour surveiller les démarches des brigands... Rassemblez secrètement les troupes dont vous pouvez disposer ; demain je les conduirai contre Salvator, et ce dernier effort assurera la tranquillité de la Dalmatie.

LE DUC.

Ah ! chevalier, comment pourrai-je reconnaître un si noble dévouement ? Hélas ! je ne suis plus maître de vous offrir le seul prix qui fût digne de vous.

VIVALDI.

Je le sais, oui, je sais que votre nièce, au mépris de mes vœux... de vos désirs... Mais je le verrai, ce rival redoutable : Camille n’a pu croire que je resterais insensible à cet affront...

LE DUC.

Chevalier, la douleur vous égare.

VIVALDI.

Non, je veux connaître mon rival, et savoir s’il est plus digne que moi de posséder tant de charmes.

 

 

Scène VII

 

LE DUC, VIVALDI, JOANNA

 

JOANNA.

Ah ! monseigneur...

LE DUC.

Qu’as-tu, Joanna ?

JOANNA.

Je suis encore tout éblouie de ce que je viens de voir... Quelle richesse, quels beaux équipages !

LE DUC.

De quoi parles-tu donc ?

JOANNA.

Des gens du seigneur Léonce qui entrent dans la cour du palais. C’est magnifique... des voitures... des chevaux... des pages d’une élégance !... quand il aurait les trésors d’un prince, ça ne serait pas aussi brillant ; et puis il y a des musiciens, des danseurs ! Ah ! ce seigneur Léonce est un homme charmant. Mais le voici.

 

 

Scène VIII

 

LE DUC, VIVALDI, JOANNA, CAMILLE, entrant d’abord, suivie de deux femmes, elle se place près de son oncle, LÉONCE, vient ensuite, magnifiquement vêtu, précédé et suivi de ses pages

 

LÉONCE.

Monsieur le duc, je suis donc libre enfin de laisser éclater mes transports et ma joie... ce jour si vivement attendu va payer tous mes sacrifices ; chère Camille, plus de délais, plus de retards imposés à mon amour.

VIVALDI, le regardant.

Je ne me trompe pas ! ces traits... se pourrait-il ?...

LÉONCE.

Pourquoi ce trouble, seigneur ?...

VIVALDI, avec émotion.

Eh quoi ! vous ne vous souvenez pas... dans la forêt de la Madone...

LÉONCE, réprimant un mouvement.

La forêt de la Madone !...

VIVALDI, de même.

Oui, oui, un jeune cavalier, entouré de brigands, à la pointe du jour... auprès de Trébigna... il allait succomber.

LÉONCE.

En effet je me rappelle.

VIVALDI.

C’est lui, c’est mon sauveur !

LE DUC.

Votre sauveur !

CAMILLE.

Vous connaissez Léonce ?

VIVALDI.

Je ne l’ai vu qu’une fois, mais ses traits sont restés gravés dans mon cœur... Oui, monsieur le duc, cet inconnu qui m’a détendu contre la fureur des brigands, qui m’a sauvé d’une mort assurée, c’est lui... c’est Léonce !

CAMILLE.

Ô bonheur !

LÉONCE.

Cessez, je vous prie... ce que j’ai fait ne mérite pas...

VIVALDI.

Pourquoi vouloir vous dérober à ma reconnaissance ?... Léonce, ma vie est à vous... disposez de mon bras, de ma fortune, de tout ce qui m’appartient... Camille, vous aviez raison, il est digne de tout votre amour.

LÉONCE.

Que voulez-vous dire ?

VIVALDI.

Je suis votre rival ; il n’y a qu’un instant, je vous maudissais ; j’aurais voulu, au prix de tout mon sang, vous sacrifier à ma fureur jalouse... Maintenant je ne puis, sans ingratitude, vous disputer un cœur que vous avez mérité : oui, dût-il m’en coûter la vie, je saurai maîtriser une passion qui peut vous offenser... je le tenterai, du moins, car j’aime Camille, je l’adore autant que vous la chérissez vous-même : jugez par là de ce qu’il va m’en coûter !... Ah ! Léonce, ce sacrifice seul doit vous payer de tout ce que vous avez fait pour moi.

LÉONCE.

Généreux Vivaldi !

LE DUC.

Chevalier, je vous reconnais à ce noble langage.

JOANNA, entrant.

Madame, les gens du seigneur Léonce demandent la permission de vous offrir leurs hommages

Bas.

et de vous présenter les cadeaux de noces.

Le duc fait signe qu’on les laisse entrer. Au duc.

Monseigneur, placez-vous de ce côté, vous allez voir défiler le cortège.

Ils se placent ; Joanna sort.

 

 

Scène IX

 

LE DUC, VIVALDI, CAMILLE, LÉONCE, PAGES, VALETS, COUREURS, MUSICIENS et DANSEURS, puis JOANNA

 

Ballet.

Une troupe de musiciens ouvre la marche et va se placer en face du duc et des autres personnages. Les pages de Léonce, richement vêtus, les valets, les coureurs en grande livrée, portent les présents d’usage. On dépose près de Camille des corbeilles remplies d’étoffes précieuses, de bijoux, etc. Léonce les lui présente. Camille à son tour offre à Léonce une écharpe brodée par elle ; Léonce la porte à ses lèvres et s’en pare sur-le-champ. Les danseurs se succèdent ; ils sont chargés de fleurs et de différents cadeaux. Après que chacun a présenté son offrande à la mariée, les danseurs exécutent devant elle plusieurs danses de caractère siciliennes, vénitiennes, etc. Après le ballet, Joanna rentre.

JOANNA.

Monseigneur, les officiers de la garnison, informés de l’arrivée de M. le chevalier, sont rassemblés dans votre appartement.

LE DUC.

Je vais les recevoir. Venez avec moi, Vivaldi ; nous reviendrons bientôt pour assister à la cérémonie qui se prépare.

À ses valets.

Que mon palais, que mes jardins soient ouverts aux habitants de Raguse... Distribuez, au nom de Camille, des secours à tous les malheureux ; que tout ce qui nous entoure enfin se ressente de la joie qui règne dans ces lieux.

À Vivaldi.

Venez, chevalier.

Le chevalier serre la main de Léonce, salue Camille, et suit le duc qui sort avec tous ses valets.

 

 

Scène X

 

LÉONCE, CAMILLE, JOANNA

 

Joanna regarde les présents et entr’ouvre les corbeilles de mariage.

LÉONCE.

Camille, ah ! dis-moi que tu partages mon impatience, mon ivresse.

CAMILLE.

Cher Léonce, tu ne peux en douter ; chaque instant ajoute à mon amour pour toi.

JOANNA.

Mon Dieu ! mon Dieu ! les belles broderies. Que vois-je ?... Madame, madame, un papier à votre adresse dans cette corbeille.

CAMILLE.

Un papier ?...

JOANNA.

Sans doute, une nouvelle galanterie du seigneur Léonce.

CAMILLE.

Donne...

Elle l’ouvre.

LÉONCE, intrigué.

Je vous jure que j’ignore...

CAMILLE.

Grand Dieu !!!... encore... encore cette menace terrible : Point d’hymen !...

JOANNA.

Ah ! mon Dieu ! si j’avais su...

LÉONCE.

La terreur se peint dans vos traits, Camille... Quelle est donc la cause de ce trouble affreux ?... Que peut contenir ce papier ?

CAMILLE.

Lisez... lisez...

LÉONCE, lisant.

« Camille, Léonce, point d’hymen : gardez-vous de marcher à l’autel, la mort vous y attend. »

Avec fureur.

Quel est l’audacieux ?... Joanna, appelez mes gens.

CAMILLE, se soutenant à peine.

Qu’allez-vous faire ?...

LÉONCE.

Camille, reviens à toi... Un lâche seul peut se servir de ces armes honteuses... il se gardera bien d’effectuer ses menaces... de paraître devant nous au moment de notre hymen... Il sait trop que rien ne pourrait le soustraire à ma fureur, et qu’il tomberait mort à tes pieds dès qu’il me serait connu.

CAMILLE, regardant autour d’elle.

Léonce, ne me quitte pas, ne t’éloigne pas de ce palais... Ils épient peut-être tes démarches, ils n’attendent qu’un moment favorable... Ah ! ne me quitte pas, je t’en conjure !

LÉONCE.

Non, je veillerai sur toi ; mais, au nom du ciel, calme ces alarmes que je rougis d’avoir partagées. Et quelle puissance au monde pourrait nous désunir ? Tu es à moi par tes serments, par mon amour, par cet amour brûlant que tu m’inspiras dès le premier instant où je te vis... Je jurai alors que nul autre que moi ne posséderait Camille. Malheur aux téméraires qui tenteraient de t’arracher de mes bras !... Ils ne savent donc pas que je ne respire que par toi, que toi seule fais ma force, mon courage, mon espoir... que je suis capable de tout pour conserver le seul bien qui puisse encore m’attacher à la vie.

JOANNA.

Voyez, voyez, madame, les jardins qui se remplissent déjà de curieux.

Le peuple paraît dans le jardin ; plusieurs individus entrent dans la galerie et semblent surveiller Léonce.

L’heure de la cérémonie approche ; vos amis et ceux de M. le duc Alberti ne tarderont pas à se rendre dans cette salle... Allons, ma chère maîtresse, du courage... venez, vos femmes vous attendent dans votre appartement.

Léonce donne la main à Camille. Joanna sort et ne revient que lorsque Léonce est arrêté par Morlac.

 

 

Scène XI

 

LÉONCE, CAMILLE, JOANNA, MORLAC, BERTRAND, PLUSIEURS BRIGANDS, déguisés en gens du peuple

 

Morlac, enveloppé d’un manteau de mendiant, se glisse près de Léonce.

MORLAC, suivant Léonce.

Seigneur cavalier ?

LÉONCE, sans le regarder.

C’est bon, mon ami.

MORLAC.

Par charité.

LÉONCE.

Dans un autre moment.

MORLAC.

Mais, seigneur...

LÉONCE, le repoussant rudement.

Eh ! laisse-moi, te dis-je.

MORLAC, à voix basse.

Vous étiez moins fier dans les rochers de la Madone.

LÉONCE, interdit.

Dans les rochers...

Il jette les yeux sur Morlac et reste stupéfait.

CAMILLE.

Qu’est-ce donc, Léonce ?

LÉONCE.

Rien, rien.

Joanna rentre, et semble inviter sa maîtresse à la suivre.

MORLAC, à voix basse.

Il faut que je te parle sans témoins... Éloigne ces femmes... Je t’attends.

LÉONCE, à voix basse.

Misérable ! oses-tu bien...

MORLAC.

Point de réflexions... Si tu refuses, je te perds ; tu sais que j’en ai les moyens.

Léonce reprend la main de Camille qui remarque son trouble avec étonnement et qui cherche à en deviner la cause ; Léonce veut la rassurer en lui donnant le change il s’éloigne avec elle, et ne cesse, en sortant, de jeter les yeux sur Morlac. Le peuple rentre dans les jardins ; Morlac reste avec Bertrand qui est couvert d’un long manteau.

 

 

Scène XII

 

MORLAC, BERTRAND

 

BERTRAND.

Eh bien ?

MORLAC.

Je l’attends ici.

BERTRAND.

Prends bien garde de nous compromettre, au moins ; ton projet est des plus audacieux.

MORLAC.

Il n’y a que ceux-là qui réussissent. Ayez soin seulement de vous tenir aux environs... Ne laissez approcher personne pendant notre entretien... je vous rejoindrai bientôt.

BERTRAND.

Où nous retrouverons-nous ?

MORLAC.

À la petite porte du parc... J’entends quelqu’un, c’est lui, je vous le disais bien... Laisse-nous seuls.

BERTRAND.

As-tu des armes ?

MORLAC.

Des armes !... avec lui elles me seraient inutiles... Tu ne le connais pas, je le vois.

BERTRAND.

Mais comment le forceras-tu ?...

MORLAC.

C’est mon affaire. Je ne porterais pas la main sur lui pour un royaume... Le voici... éloigne-toi.

Bertrand s’éloigne, suivi de quelques brigands déguisés qui passent dans le fond.

 

 

Scène XIII

 

LÉONCE, MORLAC

 

Léonce entre très troublé ; il regarde de tous côtés, voit que Morlac est seul, et lui fait signe d’approcher.

LÉONCE.

Que viens-tu faire ici ?

MORLAC.

Te chercher.

LÉONCE.

Comment !

MORLAC.

T’arracher aux séductions d’une femme, rompre des nœuds qui nous perdraient tous, et toi-même après nous.

LÉONCE, effrayé.

Parle bas... Serait-ce toi, malheureux, qui aurais écrit ce billet que tout à l’heure ?...

MORLAC.

Moi-même.

LÉONCE.

Et tu ne crains pas que ma colère ?...

MORLAC.

Parle bas à ton tour, et suis-moi sur-le-champ.

LÉONCE.

Te suivre !...

MORLAC.

Il le faut.

LÉONCE.

Jamais !

MORLAC.

Tes frères te rappellent.

LÉONCE.

Mes frères ! Je ne suis plus rien parmi vous... Avez-vous oublié vos serments ?

MORLAC.

Tu les as rompus toi-même en voulant t’allier à une famille qui a juré notre perte.

LÉONCE.

Cet hymen...

MORLAC.

Ne se fera pas.

LÉONCE.

Et qui l’empêchera ?

MORLAC.

Moi !

LÉONCE.

Misérable !... rien ne pourra me faire renoncer à la main de Camille... elle a reçu ma foi.

MORLAC.

Tu dois la fuir.

LÉONCE.

Non.

MORLAC.

Redoute notre vengeance.

LÉONCE.

Crois-tu donc m’effrayer ?

MORLAC.

Tu ne crains pas la mort, je le sais, mais tu craindras l’infamie.

LÉONCE.

L’infamie !...

MORLAC, élevant la voix.

Je n’ai qu’un mot à prononcer.

LÉONCE, portant la main sur son épée.

Silence, malheureux ! silence.

MORLAC, froidement.

Tu peux me tuer... je ne me défendrai pas contre toi... mais ma mort ne te sauvera point, et mille voix sont prêtes à te nommer, si tu oses conclure cet hymen.

LÉONCE, dans le plus grand désordre.

Quoi ! monstres ! vous n’êtes pas contents... Je vous ai tout sacrifié, tout, jusqu’à mon honneur, pour acheter le repos, pour vous échapper ; et vous voulez m’enlever mon dernier espoir... Parlez, que vous faut-il encore pour vous forcer à m’oublier... mes trésors ?...

MORLAC.

Non.

LÉONCE.

Mon sang ?

MORLAC.

Non.

LÉONCE.

Je vous abandonne tout, mais laissez-moi mourir près de Camille.

MORLAC.

L’arrêt est prononcé... Camille est perdue pour toi ; dans une heure nous t’attendons aux rochers de la Madone.

LÉONCE, furieux.

N’y comptez pas, je mourrai plutôt...

MORLAC.

Tu y viendras, te dis-je... C’est ici que ton hymen devait se célébrer... l’heure approche... nous y serons... songes-y bien... et tremble de nous contraindre à parler. On vient : adieu.

Vivaldi paraît ; Morlac s’enveloppe dans son manteau ; il sort. Vivaldi l’examine et paraît surpris à sa vue. Léonce est accablé.

 

 

Scène XIV

 

LÉONCE, VIVALDI

 

LÉONCE.

Vivaldi !...

VIVALDI, suivant Morlac des yeux.

Les traits de cet homme me rappellent... Est-ce à vous qu’il parlait, Léonce ?

LÉONCE.

Oui, c’est un malheureux... il venait...

VIVALDI.

Implorer vos bontés ? Je sais que vous faites le plus noble usage de vos richesses.

LÉONCE.

Chevalier...

VIVALDI.

Oui, vous deviendrez l’honneur et l’appui de Raguse, Léonce ; il faut que de grands services justifient le choix de Camille et vous appellent aux premières fonctions de l’État... Je sors du conseil secret que le duc Alberti avait convoqué pour prendre les dernières mesures qui doivent assurer la destruction des Frères invisibles, et la perte de cet infâme Salvator.

LÉONCE.

De Salvator !...

VIVALDI.

J’ai exigé que le commandement des troupes que l’on rassemble en ce moment vous fût accordé.

LÉONCE.

À moi ?

VIVALDI.

Oui, Léonce, c’est à vous de délivrer votre nouvelle patrie du fléau qui la désole depuis si longtemps ; je me ferai gloire de combattre sous vos ordres : trop heureux si je puis m’acquitter d’une dette sacrée, et conserver des jours qui nous sont si précieux.

LÉONCE, à part.

Ô ciel ! à quel supplice suis-je donc réservé ?...

VIVALDI.

Vous êtes agité, Léonce, je conçois votre impatience... Mais calmez-vous, tout le monde est déjà réuni ; le recteur de Raguse, les sénateurs s’empressent d’honorer de leur présence cette auguste cérémonie.

LÉONCE, à part.

Et j’exposerais Camille... Ah ! fuyons.

Au moment où il veut s’éloigner, tout le monde paraît.

VIVALDI, l’arrêtant.

Où courez-vous ?... voici M. le duc et sa nièce.

LÉONCE, à part.

Dieux !!!

Le cortège garnit le théâtre de tous côtés ; les sénateurs, les seigneurs et dames de Raguse occupent un côté de la scène et accompagnent le duc qui donne la main à sa nièce ; ils sont précédés des gardes du palais, qui se rangent au fond. Le peuple forme différents groupes de l’autre côté. Camille est parée des présents de Léonce.

 

 

Scène XV

 

LÉONCE, VIVALDI, LE DUC, CAMILLE, JOANNA, SÉNATEURS, SEIGNEURS et DAMES de Raguse, PEUPLE, MORLAC et SES BRIGANDS sont cachés parmi le peuple

 

LE DUC.

Venez, Léonce, venez recevoir des mains d’un second père l’épouse que vous avez choisie, que vous jurez d’aimer jusqu’au tombeau... C’est à votre honneur que je confie ma Camille et le soin de son avenir... Venez, mes chers enfants... puissent les bénédictions du ciel s’unir aux vœux de votre père !

Le recteur de Raguse, entouré des sénateurs, se place au fond du théâtre. Pendant la suite de la cérémonie, Léonce ne cesse de jeter des regards inquiets dans toute la salle, et remarque avec joie que Morlac ne paraît point.

CAMILLE.

Je jure devant Dieu d’aimer jusqu’à la mort Léonce, mon époux... Puisse le ciel me frapper, si je trahis mon serment !

LÉONCE, s’approche à son tour et lève la main.

Je jure...

Il aperçoit Morlac qui est en face de lui, mêlé parmi le peuple, et qui s’avance fièrement.

Le voilà ! le voilà ! mon sang se glace.

CAMILLE, effrayée.

Léonce !...

LE DUC.

Qu’avez-vous ?

LÉONCE, égaré.

Que veulent-ils... les scélérats ?... qu’ils tremblent !... je brave leurs menaces... et, dussé-je périr...

Il va prendre la main de Camille et veut l’entraîner ; Morlac entrouvre son manteau, et lui montre un signe rouge empreint sur son habit ; les autres brigands répandus sur la scène en font autant ; de manière que ce signe frappe à la fois les yeux de Léonce de tous côtés ; à cette vue, il repousse Camille et descend sur le devant de la scène ; tout le monde le suit.

C’en est fait, je cède.

LE DUC.

Quel délire !

LÉONCE, plus égaré.

Laissez-moi.

CAMILLE.

Cher époux !...

LÉONCE, effrayé de ce nom.

Votre époux ! non... non... je ne suis pas son époux.

Se tournant du côté du peuple.

Vous le savez, vous le savez tous... un pouvoir affreux que je déteste m’enchaîne et m’ordonne de vous fuir pour jamais : plus d’hymen.

CAMILLE.

Je meurs !

Elle tombe dans les bras de ses femmes.

LE DUC, tirant son épée.

Misérable !...

Le duc veut s’élancer sur Léonce. Camille est évanouie. Vivaldi contient le duc. Les autres personnages sont groupés autour d’eux ; Morlac et ses brigands sont près de Léonce et lui montrent le signe des Frères invisibles[1].

 

 

ACTE II

 

L’intérieur d’un vaste monastère, ruiné dans plusieurs parties. À droite et à gauche, des galeries successives qui sont censées conduire aux habitations des brigands. Au fond et jusqu’au tiers de la hauteur du théâtre, des arcades gothiques soutenues par de très gros piliers. Le pilier du milieu est creux et la pierre fuit en dedans au moyen d’un ressort qui n’est pas apparent. À deux pieds derrière la pierre qui s’enlève, est une grille fermée qui conduit au dépôt des armes, puis à un petit escalier taillé dans le roc. Au-dessus de ces arcades et toujours au fond, des restes de fenêtres à vitraux dégradés laissent apercevoir le sommet des rochers de la Madone, qui forment une chaîne hérissée de pointes dont quelques-unes dépassent la vue et indiquent que l’on ne peut parvenir extérieurement jusqu’à la hauteur du monastère. À droite, au deuxième plan, l’entrée d’un petit caveau qui sert de magasin de poudres.

 

 

Scène première

 

CASCARO, seul

 

Il est occupé à mettre des sacs d’argent dans un coffre pratiqué dans la muraille, et il écrit à mesure sur un livre de caisse.

Deux mille cinq cents piastres d’une part, plus, quinze, cents apportées ce matin... jointes aux dix mille cinq cents d’hier soir... font bien quatorze mille cinq cents piastres pour la recette du jour... Car encore faut-il de l’ordre, même dans le crime !... Singulière destinée ! Forcé par des arrangements particuliers de m’enrôler parmi les Frères invisibles... moi, Joseph-Ignace Cascaro, j’ai toujours su faire respecter mon caractère, et j’ai gardé sur ces êtres dégénérés l’avantage que doit conserver un voleur à principes sur des voleurs qui n’en ont pas. D’abord, je n’ai jamais voulu prendre de service actif ; je me suis restreint à la partie purement administrative ; et, à ce titre, je ne suis plus un fripon, je rentre seulement dans la catégorie des caissiers, fournisseurs et autres confrères. Nous disons donc... quatorze sacs de mille piastres à la caisse générale... En voilà bien un quinzième... mais c’est pour le caissier.

Il porte un sac dans un autre creux pratiqué dans un autre pilier.

C’est ma caisse de réserve à moi ; et en cas d’embarras dans les finances, je me suis préparé une petite pension de retraite que j’ai certainement bien méritée... Hein ! qui vient là ?...

Il referme sa caisse particulière.

Serait-ce quelqu’un de mes collègues ?... Il faut toujours se méfier de ces coquins-là... On est ici comme dans un bois, et ils ne se feraient pas plus de scrupule de me voler que de voler un honnête homme.

 

 

Scène II

 

CASCARO, BERTRAND

 

BERTRAND.

Ah ! c’est toi, Cascaro.

CASCARO, fermant la caisse générale.

Moi-même !... Je mets un peu d’ordre dans notre caisse.

BERTRAND.

J’espère que la rentrée d’hier soir n’y a pas fait de mal...

CASCARO.

Tu appelles cela une rentrée !... Comme tu voudras... Moi, j’aurais plutôt rangé cela dans la catégorie des emprunts... emprunts forcés, par exemple... Au surplus, si tu veux que je te fasse part de mes réflexions, il n’y a pas de jour où je ne tremble pour le dépôt qui m’est confié... Ce magasin à poudres qu’on a justement placé à côté de la caisse, et qui, quelque beau jour, fera tout sauter... Je ne serais même pas surpris qu’à la longue il ne se trouvât quelques sacs de moins !...

BERTRAND.

Imbécile !

CASCARO.

Pas tant !... Mais ça m’est égal, mes comptes sont en règle. Bonsoir !

BERTRAND.

Où vas-tu donc ?... Voici l’heure du conseil que Morlac a convoqué...

CASCARO.

C’est possible... mais j’ai une affaire personnelle... il y va de mes propres deniers... diable, un remboursement.

BERTRAND.

Comment, un remboursement ?...

CASCARO.

Sans doute, tu sais que je fais valoir, et qu’indépendamment de ma place de caissier, je suis connu à Raguse pour un honnête capitaliste qui secourt les fils de famille : il m’est venu ce matin un bon bourgeois qui m’a supplié de lui avancer deux cents florins à un intérêt très raisonnable... de ce côté-là, il n’y a rien à dire...

BERTRAND.

Eh bien ?

CASCARO.

Malgré sa signature, je n’étais pas trop disposé à me dessaisir... mais il m’a dit qu’il allait porter ce soir même cet argent à sa maison de campagne... Il est obligé de passer près d’ici... J’ai prêté... parce que, vu la facilité du recouvrement... tu conçois...

BERTRAND, souriant.

Oui... oui.

CASCARO.

Je ne veux pas le manquer... je vais me camper derrière les rochers de la Madone...

BERTRAND.

C’est la route qu’il doit prendre ? Eh bien ! je ne te conseille pas d’y aller, et surtout d’y aller seul...

CASCARO.

Tu crois ?... Bah ! je vois ce que c’est... tu veux, avoir un intérêt dans mon opération ?

BERTRAND.

Moi !... je ne veux pas me faire pendre pour une cinquantaine de florins !... Tu ne sais donc pas que les troupes du gouvernement de Raguse environnent la forêt ; toutes les issues sont gardées, et d’un moment à l’autre nous serons attaqués ?

CASCARO.

En vérité !... Prêtez donc de l’argent après ça !... Si jamais on m’y rattrape !... Et qui t’a donné ces nouvelles ?

BERTRAND.

Morlac lui-même, qui prépare en ce moment tous nos moyens de défense... Heureusement, nous avons entre les mains un otage précieux qui nous répond de notre salut.

CASCARO.

Cette jeune dame que vous avez conduite ici ?...

BERTRAND.

C’est la nièce du duc Alberti.

CASCARO.

La nièce du gouverneur ?...

BERTRAND.

Elle-même. J’ignore quel a été le dessein de Morlac, en l’enlevant de son palais, et s’il prévoyait le sort qui nous menace ; mais il jure que ce coup hardi va ramener parmi nous le terrible Salvator !...

CASCARO.

Salvator !... cet ancien chef dont vous ne parlez tous qu’avec un respect, une vénération ?... Il paraît en effet que c’était un fier homme... d’une bravoure !... Je ne l’ai pas connu, mais d’après ce qu’on m’en a dit, il m’aurait bien convenu... Ah çà ! décidément, tu ne veux pas être de mon expédition ?

BERTRAND.

Non.

CASCARO.

En prenant le petit souterrain... il n’y a que deux pas... Voyons, je te donne un quart...

BERTRAND.

Non.

CASCARO, avec effort.

Allons... je te donne un tiers : il me semble qu’à moins d’être tout à fait juif...

BERTRAND.

Non, te dis-je... moitié ou rien.

CASCARO.

Diable, tu es bien difficile.

À part.

Allons, je trouverai quelqu’autre associé moins brave, et qui ne me coûtera pas si cher... Un comme moi, c’est tout ce qu’il me faut !

Il sort.

BERTRAND.

Quel bruit... c’est Morlac et nos compagnons.

 

 

Scène III

 

MORLAC, BERTRAND, BRIGANDS

 

Les brigands portent le signe des Frères invisibles sur la poitrine ; ils ont tous une écharpe noire.

MORLAC.

Amis, cette journée va décider de notre sort : toutes les forces de Raguse sont rassemblées autour de cette forêt. Vivaldi, le plus acharné de nos ennemis, et dont nous avons déjà éprouvé la valeur, est à la tête des troupes !...

BERTRAND.

Morbleu ! s’il me tombe sous la main...

MORLAC.

Permets... je me le suis réservé ! Mais, avant tout, il faut prévenir le péril qui nous menace ; il faut quitter la Dalmatie, ou s’y maintenir en maîtres ; et, dans l’un ou l’autre cas, nous ne pouvons réussir sans un miracle, ou sans la présence de Salvator.

TOUS.

Salvator !...

MORLAC.

J’avais promis de vous le rendre ; je l’ai vu... mais il a repoussé mes prières, méprisé mes menaces... Un hymen odieux allait nous l’enlever pour jamais et l’unir à nos ennemis ; j’ai rompu cet hymen ; j’ai fait plus : aidé de Bertrand et de quelques-uns de nos braves... j’ai osé arracher du palais du duc Alberti cette jeune et belle Camille, que notre chef adore... il sait qu’elle est entre nos mains... qu’il tremble maintenant de nous résister !

BERTRAND.

Bien, Morlac !... Mais où est notre jeune prisonnière ?...

MORLAC, montrant une porte à gauche.

Près de la chapelle... au fond de cette longue galerie... que Salvator habitait c’est l’endroit le plus sûr et le plus secret de toutes ces ruines... Camille ignore les motifs de notre conduite... La fatigue et l’effroi ont tellement accablé ses esprits, qu’en arrivant ici elle est tombée dans un sommeil léthargique qui nous délivre, pour quelque temps au moins, de son désespoir et de ses larmes !... Nous sommes maîtres de ses jours ; mais quoiqu’elle soit d’un sang que je déteste... j’entends qu’on la respecte... Salvator la chérit, et son amour la rend sacrée pour nous !...

CASCARO, dans la coulisse.

Au secours !... au secours !...

MORLAC, tirant son épée.

Serions-nous surpris ?...

BERTRAND.

C’est Cascaro... comme il est pâle !

 

 

Scène IV

 

MORLAC, BERTRAND, BRIGANDS, CASCARO, en désordre

 

CASCARO.

Au secours !...

MORLAC.

Qu’est-ce donc ?...

CASCARO.

Ah !... mes amis !... nous sommes perdus ! ce qui s’appelle perdus !...

TOUS.

Comment ?

CASCARO.

Il n’y a plus de bonne foi... je suis ruiné...

BERTRAND.

Veux-tu bien l’expliquer ?...

CASCARO.

Imagine-toi, mon cher Bertrand, qu’en te quittant, le bonheur veut que mon homme me tombe sous la main ; le nez enfoncé dans mon manteau, je lui fais le petit compliment d’usage, avec tous les égards dont j’use en pareille circonstance...

Aux autres.

Je vous dirai ce que c’était... l’affaire est claire comme le jour... aussi mon homme ne s’était pas fait tirer l’oreille et m’avait déjà restitué les deux cents florins...

MORLAC.

Après...

CASCARO.

J’étais là, sans défiance, à voir si mon compte y était, lorsqu’un grand diable que je n’avais pas remarqué, et qui avait suivi apparemment tous les détails du remboursement... s’approche brusquement et me renverse d’un coup de poing ou d’un coup de pied... je ne sais pas précisément lequel... parce que j’étais distrait dans le moment... puis, le coquin m’arrache la bourse et la rend au voyageur qui décampe... Brrrr.

BERTRAND.

Il fallait nous appeler...

CASCARO.

Eh ! Mon Dieu, j’ai crié au voleur tant que j’ai pu... mais c’est une horreur, on est dévalisé à deux pas de chez soi... Si ça continue, le métier ne sera plus tenable... du moment qu’il y a concurrence !

MORLAC.

Enfin, comment t’es-tu tiré des mains de cet inconnu ?

CASCARO.

Avec un mal de gorge du diable... vu qu’il serrait... Mais ce n’est rien encore auprès de ce que j’ai à vous apprendre.

TOUS, se rapprochant.

Parle !

CASCARO.

Deux de nos émissaires que j’ai vus en rentrant assurent que notre retraite est découverte.

MORLAC.

Est-il possible ?

CASCARO.

Des confrères de Raguse, dignes de foi... ce que nous avons de meilleur parmi nos correspondants, ont déclaré que nous étions vendus, que nos secrets avaient été révélés en plein conseil... D’où j’ai tiré la conséquence bien affligeante qu’il y avait nécessairement des coquins parmi nous.

BERTRAND.

Nous serions trahis ?....

MORLAC, réfléchissant.

Salvator... seul... pourrait avoir livré nos secrets.

BERTRAND.

Salvator !...

MORLAC.

Cet hymen projeté... son amour pour la nièce d’Alberti...

Avec un mouvement.

Oui... lui seul...

Aux brigands.

Plus de doute... nous sommes trahis... et l’infâme Salvator a juré notre perte.

TOUS.

Vengeance !

CASCARO, en s’en allant.

C’est ça, vengeance ! ça vous regarde... moi, je cours à l’argent.

Il sort.

MORLAC, furieux.

Oui, oui, vengeance !... sa mort seule peut expier sa lâche perfidie... Mais avant de tomber sous nos coups... il est un supplice mille fois plus cruel pour lui !... Cette Camille qu’il adore... elle est là... il espère nous la ravir et recevoir sa main pour prix d’une si noire trahison... qu’elle soit notre première victime !...

Tirant un poignard.

Plus de pitié... frappons... et que l’indigne Salvator frémisse des excès auxquels il nous contraint.

TOUS, tirant leurs poignards.

Oui, qu’elle meure !

Ils vont pour se précipiter dans la galerie où repose Camille ; la porte s’ouvre, Salvator paraît.

 

 

Scène V

 

MORLAC, BERTRAND, BRIGANDS,  SALVATOR, enveloppé d’un largo manteau, et la figure couverte d’un voile rouge

 

SALVATOR, d’une voix terrible.

Arrêtez !

TOUS, avec effroi.

Ciel !

MORLAC.

Que vois-je ?

SALVATOR.

Tremblez d’attirer sur vos têtes le courroux de Salvator !

Il ôte son voile.

TOUS, tombant à ses pieds.

Salvator !...

MORLAC, avec joie.

C’est lui... on nous avait trompés !...

SALVATOR, aux brigands.

Levez-vous...

MORLAC.

Nous ne te quitterons plus que tu n’aies repris les droits parmi nous...

SALVATOR, avec horreur.

Mes droits !... jamais...

MORLAC.

Tes anciens compagnons d’armes t’implorent aujourd’hui ; que ton bras nous tire de l’abîme où nous sommes ; donne-nous les moyens de quitter ce pays avec nos richesses, ou de braver les dangers qui nous environnent ! Souviens-toi du jour où, après avoir vainement invoqué l’appui des lois, tu fuyais Naples ta patrie, avec le comte Almonté, ton père, qu’un ennemi puissant avait sacrifié à son ambition... Proscrit, fugitif, privé de tous tes biens, que l’injustice d’un homme t’avait ravis, tu imploras alors le secours de nos bras pour servir ta vengeance !... Ton ennemi n’est plus ; et, maintenant que ta patrie te rend le nom et les biens de ton père, tu voudrais nous livrer sans défense aux coups qui nous menacent !...

SALVATOR.

Cessez de me rappeler ce temps d’erreurs et de crimes !... Oui, l’injustice des hommes... le besoin de la vengeance, m’ont égaré et ont rendu mon nom l’effroi de l’Italie... Mais le retour à la vertu est-il donc impossible ?... Mon amour pour Camille m’avait déjà réconcilié avec moi-même... Si j’ai repris un instant le nom de Salvator, c’était pour la défendre, l’arracher de ces lieux et vous punir de votre audace.

MORLAC.

Elle te sera rendue...

SALVATOR.

Que dites-vous ?

MORLAC.

Sauve tes compagnons, tu le peux... et nous ne mettons plus d’obstacle à ton hymen.

SALVATOR.

Moi !... acheter mon bonheur par de nouveaux forfaits... mériter Camille par des crimes... jamais !

MORLAC.

Salvator !... cette main que nous tendons à un ami peut aussi punir un traître...

SALVATOR, vivement.

Frappez !... soit ; délivrez-moi d’une vie odieuse et dont je ne puis supporter le fardeau... frappez ! il est juste qu’un sang aussi criminel soit répandu par vous.

MORLAC, avec force.

Eh bien ! puisque tu es sans pitié, nous serons implacables dans notre vengeance... C’est devant Camille elle-même que je cours t’accuser...

SALVATOR.

Que vas-tu faire ?

MORLAC.

Elle connaîtra tes crimes, elle saura que Léonce et Salvator...

SALVATOR, avec effroi.

Arrête, malheureux !... Son estime, quoique usurpée, est le seul bien qui me reste !... le seul qui soutienne cette triste existence ! Le jour où mon fatal secret lui sera dévoilé sera le dernier de ma vie...

MORLAC, faisant un pas.

Nous verrons comment tu soutiendras son mépris et sa haine...

SALVATOR, dans le plus grand trouble.

Arrêtez !...

MORLAC.

Non !

SALVATOR.

Par pitié !...

MORLAC.

Jure de rester parmi nous, de nous sauver ou de mourir...

SALVATOR, ébranlé.

De rester !...

MORLAC.

Il le faut.

SALVATOR.

Je ne puis !...

MORLAC, aux brigands.

Suivez-moi !...

Ils ouvrent la porte de la galerie et se disposent à y entrer.

SALVATOR, se précipitant devant eux.

Morlac... je cède.

TOUS.

Ton serment !

SALVATOR, étendant la main avec un mouvement convulsif.

Oui... oui, je jure de partager votre sort, de vous défendre, de vous sauver, ou de mourir près de vous !... je le jure par Camille !...

Il referme vivement la porte.

MORLAC, avec joie.

Il est à nous !

TOUS, agitant leurs sabres.

Vive Salvator !...

MORLAC.

Songe bien, Salvator, que les jours de Camille nous répondent de ta fidélité : elle restera ici connue un gage de ta foi, et partout nos fers sauraient l’atteindre...

SALVATOR, froidement.

Vous avez mes serments... mon sort s’accomplira !...

 

 

Scène VI

 

MORLAC, BERTRAND, BRIGANDS, SALVATOR, CASCARO, revenant

 

CASCARO.

Mon lieutenant... mon lieutenant... en voici bien d’une autre...

Il aperçoit Salvator.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois là ?... arrêtez-moi cet homme-là.

BERTRAND.

Qui donc ?...

CASCARO, montrant Salvator.

L’homme au coup de poing... arrêtez-moi ce coquin-là...

BERTRAND.

C’est le général !...

CASCARO, avec respect.

Le général Salvator... c’est différent !... Je venais vous apprendre...

MORLAC.

Parle au général...

CASCARO, hésitant.

Permettez... nos premiers rapports n’ont pas été assez satisfaisants...

MORLAC, le poussant devant Salvator.

Parle au général, te dis-je...

CASCARO.

Eh bien ! c’est bon, je vais lui parler...

À part.

Ce diable d’homme a une figure qui ne me revient pas du tout...

Haut.

Monseigneur...

SALVATOR.

Je ne me trompe pas... c’est toi que j’ai vu tout à l’heure près des rochers de la Madone ?...

CASCARO.

Oui, monseigneur... nous avons eu un moment d’entretien... vous m’avez fait manquer une bien belle opération ; mais ça se retrouvera peut-être.

SALVATOR, sévèrement.

Garde-toi de recommencer... et songe qu’au premier oubli de mes ordres, je te fais sauter la cervelle...

CASCARO, étourdi.

Qu’est-ce qu’il dit donc ?... Ah çà, est-ce qu’il croit qu’on est brigand pour son plaisir !...

BERTRAND, bas.

Tais-toi.

CASCARO, élevant la voix.

Non, moi ça me révolte ces choses-là !... C’est que je ne me sens pas disposé à faire le métier en amateur... c’était bon quand j’étais surnuméraire !...

SALVATOR.

J’ai promis de vous soustraire à la vengeance des habitants de Raguse, de vous conduire loin de ces lieux, je tiendrai ma parole au péril de ma vie ; mais qu’est-il besoin que de nouveaux meurtres, de nouveaux pillages augmentent le nombre de vos ennemis ? N’avez-vous pas amassé plus de richesses que vous ne pouvez en emporter ?... Que vous faut-il de plus ?...

CASCARO.

Avec tout ça, vous me permettrez...

SALVATOR.

Silence ! En reprenant le commandement, j’entends retrouver mon pouvoir aussi absolu qu’autrefois... Dès que j’ai fait connaître ma volonté, qu’elle vous semble injuste ou non, on doit s’y conformer à l’instant, sans plaintes, sans murmures, et le premier qui hésiterait...

MORLAC.

C’est trop juste !

Montrant Cascaro.

et puisqu’il a osé te répliquer, si tu veux...

Levant son sabre.

SALVATOR, l’arrêtant.

Non... c’est inutile.

MORLAC, froidement et remettant son sabre au fourreau.

Quand tu voudras !

CASCARO, à part.

C’est ça, ce qui est différé n’est pas perdu.

BERTRAND, à Cascaro.

Ah çà ! voyons maintenant, que venais-tu nous apprendre ?

CASCARO.

Vous permettez... c’est heureux... Eh bien ! les postes ennemis se sont rapprochés de cette enceinte... il paraît qu’il s’agit d’un blocus... on assure même que le chevalier Vivaldi, suivi de quelques soldats dévoués, s’est introduit dans nos retranchements...

SALVATOR, à part.

Vivaldi !

MORLAC.

Tant mieux, il ne pourra plus en sortir...

CASCARO.

C’est ce que je me suis dit... et ce qui me continue dans cette opinion, c’est que ses troupes font mine de vouloir attaquer du côté de la grande tourelle... sans doute pour délivrer leur chef.

MORLAC.

Il faut y courir...

SALVATOR.

Combien sont-ils ?...

CASCARO.

Je ne me suis pas précisément amusé à les compter... mais, à vue de pays, nous disons deux bataillons du régiment des carabiniers...

MORLAC.

Quatre cents hommes...

CASCARO.

Et une centaine de sbires !...

SALVATOR.

Et nous ?

MORLAC.

Soixante.

SALVATOR.

En tout ?

MORLAC.

En tout.

SALVATOR.

Soixante, contre cinq cents !... et le ciel est pour eux !

CASCARO.

Le fait est que nous ne pouvons pas trop compter sur cet allié-là.

MORLAC.

N’importe ! tu es à notre tête, et tant que Salvator nous commandera, nous serons sûrs de la victoire !

Les brigands se rassemblent dans le fond.

SALVATOR.

Encore du sang !...

À part.

Et Camille... comment la sauver ? Je ne puis paraître à ses regards... sans dévoiler ma honte... Moi, m’offrir à ses yeux... non, non, je dois la fuir... mais ne puis-je, sans lui faire connaître ce Salvator qu’elle déteste ?... Oui... cette idée...

MORLAC.

Salvator, nous sommes prêts...

SALVATOR, occupé d’une autre idée.

L’attaque ne commencera pas avant une heure... je vais moi-même observer les mouvements de l’ennemi... Morlac, distribue les postes et viens me rejoindre dans la première tourelle...

MORLAC.

Il suffit.

SALVATOR, aux brigands.

Songez que cette nuit doit nous perdre ou nous sauver... Je serai partout, et malheur à celui qui manquerait à son devoir !...

CASCARO.

Quant à moi, monseigneur...

SALVATOR.

Je te pardonne, et pour te le prouver je veux le bien traiter, Morlac, tu lui donneras...

CASCARO, tendant la main.

À la bonne heure, au moins... du moment qu’il donne... ça me raccommode avec lui...

SALVATOR.

Tu lui donneras le poste le plus périlleux.

CASCARO.

Hein ?

MORLAC.

C’est convenu...

SALVATOR.

Morlac, un dernier mot...

MORLAC, s’avançant.

Ordonne.

SALVATOR, à demi-voix, à Morlac.

Tu connais ma pensée... Au milieu des dangers que nous allons courir... je puis tomber au pouvoir de nos ennemis ; si mon bras était désarmé, je veux, avant que mes traits leur soient connus...

MORLAC, tirant un poignard.

Je t’entends... ce fer t’épargnerait l’échafaud et la honte de rougir aux yeux de Camille : compte sur mon bras ; nul autre que Morlac ne te rendra ce dernier service.

CASCARO, qui les a écoutés.

C’est un vrai service d’ami ! Heureusement, je ne suis pas assez lié avec lui pour qu’il m’en rende de semblables.

SALVATOR.

Adieu... je t’attends !...

Il passe devant la galerie où repose Camille, et s’arrête un moment pour jeter un regard douloureux. Il passe ensuite devant tous les brigands, qui étendent leurs mains et lui prêtent serment.

CASCARO, étendant aussi la main.

Oh ! pour ça, ce n’est pas là le difficile... tant qu’on voudra.

Salvator sort suivi de Bertrand et de plusieurs brigands.

 

 

Scène VII

 

CASCARO, MORLAC, BRIGANDS

 

CASCARO, à part.

Hum ! ça commence à me déplaire, ces manières-là !...

MORLAC, aux brigands.

Suivez-moi...

Il s’arrête.

Toi, Cascaro...

CASCARO.

Oh ! ne t’occupe pas de moi... je me tirerai d’affaire comme je pourrai...

Entre ses dents.

J’ai mon petit coin là... où je me cache d’ordinaire...

MORLAC.

Et les ordres du général, le poste qu’il te confie...

CASCARO.

Que diable ! j’ai un emploi purement civil...

MORLAC.

Obéis : dans cet instant de crise il faut que tout le monde paye de sa personne...

CASCARO.

Alors, si l’arbitraire s’en mêle...

MORLAC.

Cette partie du monastère est la mieux fortifiée... elle a derrière ce pilier une issue que nous seuls connaissons... tu resteras là... et si l’ennemi parvenait jusqu’à toi, tu te ferais sauter pour protéger notre retraite...

CASCARO.

Qu’est-ce que tu dis ?

MORLAC.

Silence !

CASCARO.

Me faire sauter !...

MORLAC.

On ne réplique pas aux ordres du général... ou sinon... si tu manquais à la consigne... tu sais ce qui t’attend.

Aux brigands.

Venez.

Ils sortent.

 

 

Scène VIII

 

CASCARO, seul

 

Ah çà !... mais ça tombe dans la plaisanterie !... En répliquant on se fait tuer... et en ne répliquant pas... ça revient au même !... Du train dont il y va, l’état de voleur devient un véritable métier de galérien... Et puis cette aisance... cet air dégagé... fais-toi tuer... il semble que ça ne coûte rien... On aurait envie de se faire tuer, que, dès qu’on vous le commande, ça suffit pour en dégoûter. C’est vrai, aussi, se donner tant de mal pour être brigand ; il n’en coûterait pas plus pour être honnête homme, et il y a des moments où je suis tenté de le devenir, ne fût-ce que par spéculation... Hein !... Qu’est-ce que j’entends là ?... On vient... Est-ce que l’ennemi aurait des intelligences dans la place ?... À mon poste, il sera toujours temps d’exécuter ma consigne... mettons-y d’abord de la prudence... cachons-nous et écoutons.

Il pousse le ressort du pilier du fond, la pierre s’ouvre, il se cache et la referme.

 

 

Scène IX

 

CAMILLE, seule

 

Elle entre très agitée, et jette des regards effrayés sur tout ce qui l’environne.

Où suis-je ? grand Dieu !... Ce n’est point un songe... non... au milieu de ce pénible sommeil, le nom de l’odieux Salvator a frappé mon oreille... Salvator ? juste ciel !... je tremble qu’à chaque instant le monstre ne s’offre à mes regards... je ne pourrais le voir sans expirer d’effroi !... Et Léonce, grand Dieu ! Léonce m’a donc aussi abandonnée !...

Une voix se fait entendre à droite à travers les crevasses de la muraille.

LA VOIX.

Camille ?...

CAMILLE.

Qu’entends-je ?...

LA VOIX.

Fuis loin de ces lieux... Léonce veille sur toi !...

CAMILLE.

Léonce !...

Une clef attachée à un morceau de papier vient tomber aux pieds de Camille.

Quel prodige !...

Elle ramasse la clef.

Léonce !

Silence.

Ô ciel ! serait-il ici... prisonnier comme moi ?... et lorsque je l’accusais !... Voyons ce que contient ce papier...

Elle l’ouvre.

CASCARO, faisant jouer la pierre.

Voilà une expédition digne de mon courage... emparons-nous de la correspondance... et dénonçons les traîtres au général...

Au moment où il va sortir, il aperçoit Vivaldi.

Ouf !... il y a des embuscades... prenons garde !

Il referme la pierre.

 

 

Scène X

 

CAMILLE, lisant, VIVALDI, l’épée à la main, CASCARO, caché

 

CAMILLE, après avoir lu.

C’est bien lui... Léonce !... Léonce !...

VIVALDI, s’approchant.

Qu’ai-je entendu ?...

Il reconnaît Camille.

Camille !... c’est vous, madame ?...

CAMILLE.

Vivaldi... ô bonheur !...

VIVALDI.

Parlez bas, je vous en conjure... ou nous sommes perdus... Depuis deux heures je parcours ces sombres détours dans l’espoir de vous retrouver... et je ne sais par quel miracle j’ai pu échapper aux recherches des brigands... Le peu d’hommes qui m’avaient suivi sont tombés sous leurs coupe, et je ne dois mon salut qu’aux efforts de nos troupes qui les pressent vivement du côté de la grande tourelle... Ah ! si je pouvais découvrir une issue... faire pénétrer nos soldats dans cette partie des souterrains, et couper toute retraite à l’infâme Salvator... Mais quel nom venez-vous de prononcer ?...

CAMILLE.

Celui de l’infortuné Léonce...

VIVALDI.

Eh ! quoi... Léonce que j’ai vainement cherché dans Raguse...

CAMILLE.

Il est ici.

VIVALDI.

Ici ?...

CAMILLE.

Je n’en saurais douter... cet écrit qui m’indique les moyens de sortir de cette caverne... Lisez... Lisez...

VIVALDI, lisant.

« Camille... fuyez... Léonce touche peut-être à sa dernière heure !... »

CAMILLE.

Grand Dieu !...

VIVALDI, lisant.

« Au fond de cette salle... au troisième pilier... une grille, dont voici la clef... elle est masquée par une pierre qui se lève facilement... Derrière la grille, un escalier conduit, à travers les rochers, jusqu’à la petite chapelle de la Madone... »

S’interrompant.

La chapelle de la Madone !... oh bonheur ! c’est là que mes soldats m’attendent... ils ne se croient pas si près de l’ennemi...

Lisant.

« Fuyez... vous n’avez qu’un moment... Adieu, donnez une larme au malheureux Léonce !... »

CAMILLE, avec désespoir.

Il est perdu !...

VIVALDI, vivement.

Non, madame... il sera sauvé, je le jure !... il nous fournit lui-même les moyens de l’arracher des mains de Salvator... Venez... courons rejoindre nos soldats... Une fois qu’ils seront introduits dans ces lieux, je vous réponds de la destruction de tous ces scélérats... Pas un n’échappera !...

CAMILLE.

Ah ! s’il était encore temps !... Hâtons-nous... Le troisième pilier... Ô ciel ! viens nous guider dans nos recherches !...

Musique. Ils cherchent avec précaution. Camille court au pilier.

CAMILLE, avec joie.

C’est là...

Elle pousse la pierre, et se trouve en face de Cascaro.

Ah !...

CASCARO.

Arrêtez !...

VIVALDI, l’épée levée sur lui.

Malheureux ! si tu dis un mot, tu es mort !...

CASCARO, tremblant.

Un instant, je vous prie de ne pas me confondre avec ces infâmes brigands ; je suis des vôtres, je pense comme vous, et, s’il le faut, vous n’avez qu’à parler...

Il lève la main.

VIVALDI.

Comment te trouves-tu ici ?

CASCARO.

Vous le saurez... Vous croyez peut-être voir en moi... un Invisible... mais c’est bien malgré moi... la force des circonstances... le malheur des temps... Cela n’empêche pas que je n’aie toujours chéri la vertu quand, par hasard, je la rencontrais... et le peu de mois que je viens d’entendre...

VIVALDI.

Tu nous as entendus ?

CASCARO.

Très distinctement... et si j’avais pu balancer, vous m’auriez décidé par cette réflexion lumineuse que vous avez mise en avant... Pas un n’échappera !...

VIVALDI.

Ainsi, tu vas nous suivre ?...

CASCARO.

Sur-le-champ... je vous apprendrai toutes les ressources des brigands, leur plan de défense...

CAMILLE.

Hâtez-vous ; les jours de Léonce sont menacés...

Vivaldi et Camille ouvrent la grille du fond. Pendant ce temps. Cascaro trace sur ses tablettes quelques lignes à la hâte.

CASCARO, à part.

Prenons toujours nos précautions... on ne sait pas ce qui peut arriver ; et si la vertu avait le dessous, je ne serais pas fâché de me retrouver sur mes pieds... Là.

Il enveloppe ses tablettes avec le signe des Frères invisibles dans son écharpe, qu’il place sous une pierre. À Vivaldi.

Dépêchons-nous, car je tremble que ce diable de Salvator... Si vous saviez la consigne qu’il m’avait fait donner... il y a de quoi faire sauter au plafond.

CAMILLE, poussant la grille.

Elle s’ouvre !...

CASCARO.

Partons, vite...

VIVALDI.

Un moment que j’examine ces détours souterrains.

À Camille.

Votre sûreté...

Prenant son épée, et regardant Cascaro.

Tu n’y étais pas caché seul, peut-être, et je redoute quelque piège.

Il s’enfonce dans le souterrain.

CASCARO, avec reproche.

Ah ! seigneur !...

CAMILLE.

Vivaldi, ne songez qu’à Léonce !...

CASCARO.

Il ne nous entend plus ; ah ! mon Dieu ! s’il allait se tromper de chemin.

CAMILLE.

Suivez-le, je vous en conjure, guidez ses pas ; moi, je reste ici, je n’en sortirai qu’avec Léonce.

CASCARO.

Miséricorde... on marche de ce côté.

CAMILLE.

Fuyez !...

CASCARO.

Mais vous, madame ?

CAMILLE.

Fuyez, vous dis-je... ne songez qu’à Léonce.

Cascaro entre dans le souterrain et referme la pierre.

 

 

Scène XI

 

CAMILLE, seule

 

Dieu tout-puissant, protège-les !...

 

 

Scène XII

 

CAMILLE, SALVATOR

 

CAMILLE, apercevant Salvator.

Que vois-je !... Ô ciel !...

SALVATOR, confondu.

Camille !... mon sort est accompli !...

Il prend un de ses pistolets et va le placer sur son front.

CAMILLE, vivement.

Léonce !... c’est vous... en ces lieux ! victime comme moi de ces scélérats...

SALVATOR, s’arrêtent.

Que dit-elle !...

CAMILLE.

Je vous revois, et quel que soit le sort que l’infâme Salvator nous prépare, je ne me plaindrai pas si je meurs près de vous !

SALVATOR, à part.

À peine je respire... je n’ose lever les yeux sur elle... si l’on venait, grand Dieu !... un seul mot, ce nom terrible... peut la désabuser et lui donner la mort !...

CAMILLE.

Vous ne répondez pas, Léonce !... Ce trouble affreux... Que craignez-vous encore ?

SALVATOR, égaré.

Ne m’interrogez pas... fuyez... fuyez... vous n’avez qu’un instant... c’est ici la demeure du crime... donnez-moi cette clef.

CAMILLE.

Je ne l’ai plus...

SALVATOR.

Comment ?...

CAMILLE.

Je l’ai confiée...

SALVATOR, avec un cri.

Camille, qu’avez-vous fait ?...

CAMILLE.

Rassurez-vous... Vivaldi ne peut tarder à revenir...

SALVATOR.

Vivaldi !...

CAMILLE.

C’est lui qui doit nous délivrer !... il est maître de cette issue... C’est à vous, cher Léonce, que Raguse devra sa délivrance !...

SALVATOR, accablé.

Qu’ai-je entendu !...

CAMILLE.

Léonce !...

SALVATOR.

Mon arrêt est prononcé... Ce lieu sera mon tombeau !...

CAMILLE.

Non, non, Léonce... le ciel ne nous abandonnera pas, et par ce Dieu juste que j’invoque... et qui va frapper les méchants !...

SALVATOR, l’arrêtant.

Arrête !...

D’une voix terrible.

Prends garde qu’il ne t’entende. Éloigne-toi, éloigne-toi... Je puis peut-être t’épargner le spectacle affreux de mon supplice...

CAMILLE.

De ton supplice !... Vivaldi va venir...

SALVATOR, plus égaré.

Il viendra trop tard... Léonce ne sera plus. Écoute, écoute... ce sont eux... C’est l’heure de la vengeance et de la mort. Oui, de la mort...

CAMILLE, effrayée.

Eh bien ! je serai près de toi... et le même coup...

SALVATOR, plus égaré.

Non ! par pitié... éloigne-toi...

CAMILLE, en larmes.

Léonce !...

SALVATOR, frappé d’une idée.

Attends... je puis encore...

Il ouvre la porte de la galerie.

Fuis de ce côté... Au fond de cette longue galerie... il est une autre issue... J’irai bientôt te rejoindre et te guider moi-même... Du silence, et surtout ne reparais point dans les lieux souillés par la présence de Salvator.

CAMILLE, résistant.

T’abandonner !...

SALVATOR, l’entraînant.

Il le faut... ou tu me donnes la mort !...

CAMILLE, disparaissant.

Grand Dieu !... j’obéis.

Salvator referme la porte.

 

 

Scène XIII

 

SALVATOR, MORLAC, QUELQUES BRIGANDS

 

MORLAC et LES BRIGANDS.

Des armes, des armes !...

MORLAC.

Salvator, nos ennemis nous ont prévenus, et, loin de nous attendre... ils sont maîtres déjà de nos premiers retranchements...

SALVATOR, à part.

Et c’est moi qui les livre !...

MORLAC.

Plusieurs des nôtres, surpris, ont été forcés d’abandonner leurs armes !... Viens réparer cet affront, viens te mettre à notre tête et donne-nous des armes !...

Ils courent au pilier, poussent la pierre, et trouvent la grille fermée.

SALVATOR.

Des armes !... je n’en ai plus.

MORLAC.

Quoi ! cette clef que nous t’avons confiée...

SALVATOR.

N’est plus en mon pouvoir.

TOUS.

Malheureux !...

SALVATOR.

J’ai livré vos secrets, je suis un traître, un perfide !... Je ne peux vous offrir que ma vie : prenez-la et sauvez-moi de la honte insupportable de rougir à vos yeux !

MORLAC, amèrement.

Tu veux mourir, ingrat !... Et qui nous rendra les biens que nous t’avions confiés ?... Notre sûreté... nos armes, et jusqu’à l’espérance d’un trépas honorable ?... Parle... qui nous les rendra ?...

SALVATOR, sortant de son abattement.

Moi ! oui, moi seul !...

Il écoute à la grille.

J’entends nos ennemis... éloignez-vous...

MORLAC.

Tu veux...

SALVATOR.

Éloignez-vous... Seul, je vous rendrai les moyens de vaincre, ou nous mourrons tous ensemble... Pour la dernière fois, obéissez à votre général !...

Ils se cachent dans les ruines de côté.

SALVATOR.

Ils approchent !

Il met son voile et son manteau et se place derrière un pilier qui le masque.

 

 

Scène XIV

 

SALVATOR, MORLAC, BRIGANDS, COUARDINI, CASCARO, SBIRES

 

La grille s’ouvre lentement : un bataillon de sbires, conduit par Couardini leur chef, et guidé par Cascaro, paraît à l’entrée. Cascaro est vêtu comme eux. Ils portent tous l’écharpe bleue.

COUARDINI, bas à Cascaro.

Est-ce par ici... seigneur Cascaro ?

CASCARO, de même.

N’ayez pas peur... je connais le chemin, et vous sentez que s’il y avait du danger, je ne vous y mènerais pas... dès qu’il y en aura, fiez-vous à moi pour vous avertir...

SALVATOR, à part.

Ce sont des sbires.

Se montrant, et d’une voix forte.

Rendez les armes... à Salvator !...

TOUS.

Salvator !

CASCARO, bas.

Il est seul, n’ayez pas peur...

SALVATOR.

Bas les armes ! vous dis-je, ou je mets le feu à ce magasin de poudre, et je vous anéantis.

Il se précipite vers le magasin et y dirige ses pistolets.

CASCARO, à part.

Allons, il avait mis dans sa tête que je sauterais !...

COUARDINI, bas.

Y a-t-il un magasin ?

CASCARO, de même.

Il y a un magasin.

SALVATOR.

Obéissez, ou vous êtes perdus.

CASCARO, de même.

C’est qu’il le ferait comme il le dit.

COUARDINI.

Vous croyez ?

SALVATOR, avec un mouvement.

Vous hésitez ?...

CASCARO et COUARDINI.

Non... non...

SALVATOR.

Vos armes...

CASCARO et COUARDINI, les jetant.

Les voilà !...

Tous les soldats en font autant.

CASCARO.

Qui diable pouvait deviner son plan de défense !...

SALVATOR, les menaçant toujours.

Entrez là, et le premier qui détourne la tête, je l’étends à mes pieds !...

Morlac et les brigands reparaissent.

CASCARO, bas à Couardini.

Je vous conseille de donner l’exemple : il y a des occasions où il faut qu’un chef se montre.

Ils entrent tous dans une chambre à droite.

 

 

Scène XV

 

SALVATOR, MORLAC, BRIGANDS

 

SALVATOR, ôtant son voile.

Vous demandiez des armes ! en voici ; sachez vous en servir... Vous aurez bientôt à combattre des ennemis plus redoutables que les lâches que j’ai faits prisonniers.

MORLAC.

Salvator, ce premier succès nous rend toute notre audace et doit accélérer la perte de nos ennemis... Nous pouvons, en interrogeant un des leurs, connaître leurs desseins, les prévenir, déconcerter leur plan, et assurer par un dernier combat ta victoire et notre salut.

SALVATOR.

J’y consens... Amène devant nous un de ces sbires.

MORLAC.

Le premier qui me tombera sous la main... Avec de l’or et des menaces nous en viendrons à bout...

Il entre dans la chambre

SALVATOR, à part.

Et Camille !... ah ! que je la sauve avant de succomber, et je bénirai cette dernière faveur de la fortune !

 

 

Scène XVI

 

SALVATOR, MORLAC, BRIGANDS, CASCARO, vêtu en sbire et conduit par Morlac

 

CASCARO, à part.

Dieu des honnêtes gens... tire-moi de là, si tu peux !...

SALVATOR.

Approche et réponds...

Le regardant.

Que vois-je ?

TOUS.

Cascaro !

MORLAC.

Comment, sous cet habit !

CASCARO, vivement.

Un instant, ne me confondez pas avec ces gens-là... je suis des vôtres, je pense comme vous ! et s’il faut le jurer...

Étendant la main.

SALVATOR.

Comment, misérable, tu nous avais quittés ?

CASCARO.

Oui, mais pour vous servir ; je vous en avais prévenus ; vous en avez les preuves là... mon écharpe, mes tablettes que je vous avais laissées derrière cette pierre, on peut les lire. L’homme franc ne va pas par quatre chemins...

MORLAC, tirant son sabre.

Ah ! traître !...

On entend une décharge de mousqueterie. Morlac regardant.

Nous sommes surpris... l’ennemi a repoussé les nôtres... j’aperçois Vivaldi : Aux armes !...

TOUS.

Marchons !...

MORLAC.

Salvator... songe à tes serments !... viens !

SALVATOR, troublé.

Et Camille, juste ciel !...

DES VOIX, en dehors.

Salvator ! Salvator !...

MORLAC.

Entends-tu nos compagnons qui succombent en prononçant ton nom !...

SALVATOR, avec effort.

C’en est fait !... Marchons !...

Morlac et les brigands l’entraînent. On entend, par intervalles, le bruit du combat.

CASCARO, seul.

C’est ça... me voilà entre deux feux !... serai-je honnête homme... ou fripon ? Je crois qu’il est plus prudent de rester neutre... Ah ! ah !

Apercevant l’écharpe noire et la bleue.

Laquelle mettrai-je ? Ma foi deux valent toujours mieux qu’une... Voilà une bataille qui va décider de mes principes.

Le bruit redouble.

VIVALDI sort du pilier
 à la tête de ses soldats ; il court à Cascaro en lui criant.

Camille, Camille... où est-elle ?

CASCARO, montrant la galerie.

Là. Ah ! seigneur Vivaldi, vous arrivez à propos pour nous sauver tous deux ; les misérables ont voulu me séduire, mais j’ai tenu bon.

VIVALDI, entre dans la galerie, et revient conduisant Camille.

Venez, madame, je saurai vous frayer un passage.

CAMILLE.

Ah ! chevalier, sauvez Léonce !

VIVALDI.

Léonce, où l’ont-ils entraîné ?

On entend la mousqueterie à droite ; Vivaldi se précipite de ce côté suivi des siens : Morlac paraît du côté opposé.

 

 

Scène XVII

 

CAMILLE, VIVALDI, MORLAC, CASCARO, BERTRAND, SOLDATS et BRIGANDS

 

MORLAC.

C’est Vivaldi !...

Aux brigands.

Feu sur ces misérables.

CAMILLE, avec un cri.

Arrêtez !

Les brigands font feu et sont poursuivis par les soldats.

CAMILLE, inanimée.

Dieu !... je les ai conduits tous les deux à la mort !...

Vivaldi reparaît, légèrement blessé au bras, et tenant à la main l’écharpe que portait Léonce, et qui est teinte de son sang.

VIVALDI.

Ne craignez rien !... ils m’ont à peine touché !... mais je n’ai point vu Léonce... et cette écharpe...

CAMILLE, avec désespoir.

C’est la sienne !... Léonce n’est plus... ils l’ont assassiné !...

Les brigands sont renversés par les soldats de Vivaldi. On entend les cris de : Victoire ! victoire !

CASCARO, en sbire.

Victoire !... Tenez bien ces coquins-là !...

Il tient un brigand.

VIVALDI.

Tous les brigands sont en notre pouvoir... leur chef seul, le terrible Salvator nous est échappé.

TOUS, indiquant le fond.

Le voilà !...

CASCARO, lâchant l’homme qu’il tenait.

Ah dame ! si l’on ne peut plus savoir à quoi s’en tenir !

Salvator, couvert de son voile, le sabre à la main, paraît sur les rochers du fond. Tout le monde se groupe à son aspect.

SALVATOR, d’une voix forte, aux siens.

Rassurez-vous, amis, Salvator existe encore pour vous défendre et écraser vos ennemis !...

Morlac et les brigands lui tendent les mains ; ils sont contenus par les soldats de Vivaldi, qui font une décharge de mousquets sur Salvator, sans l’atteindre. Cascaro est à genoux au milieu, les mains levées au ciel. Camille détourne les yeux avec horreur.

 

 

ACTE III

 

Une plate-forme supérieure de la citadelle de Raguse ; à droite et à gauche des remparts, avec des portes de fer, servant d’issue ; au fond, deux tours fortifiées, se joignant par un pont et donnant sur la mer, que l’on aperçoit au-delà des fortifications.

 

 

Scène première

 

LE DUC, OFFICIERS, SOLDATS groupés sur différents points

 

LE DUC, à un officier.

Que les postes de cette citadelle soient doublés. Que des patrouilles nombreuses parcourent la ville et calment les esprits. Dites bien aux habitants que je ne me suis retiré dans cette forteresse qui domine Raguse, que pour les protéger plus efficacement contre les entreprises de l’infâme Salvator, que je sais assez audacieux pour oser tenter un coup de main sur la ville.

UN OFFICIER, accourant.

Seigneur, le chevalier Vivaldi vient d’entrer dans la citadelle.

LE DUC, avec joie.

Vivaldi !... aurait-il délivré ma chère Camille ? Courons au devant de lui.

L’OFFICIER.

Le voici.

Les soldats se rangent dans le fond.

 

 

Scène II

 

LE DUC, OFFICIERS, SOLDATS,  VIVALDI

 

LE DUC.

Chevalier, que vois-je ? seriez-vous blessé ?

VIVALDI.

Ce n’est rien, seigneur... un coup de feu m’a effleuré le bras... Plût au ciel que notre victoire n’eût pas été payée par de plus grands malheurs !

LE DUC, alarmé.

Que dites-vous ? ma nièce, grand Dieu ! elle n’est pas avec vous !

VIVALDI, tristement.

Vous la reverrez bientôt... mais, de grâce, éloignez vos soldats.

Le duc fait un signe, les officiers et les soldats sortent par les côtés.

LE DUC.

Chevalier, hâtez-vous de m’instruire... Quelles pertes avons-nous donc à déplorer ?... quels malheurs ?

VIVALDI.

Salvator s’est encore dérobé à nos coups.

LE DUC.

Il nous échappe ! Ainsi, tous nos efforts ?...

VIVALDI.

Sont restés inutiles et nous coûtent plus d’un sacrifice... Sur cet obscur champ de bataille, plus de cent de nos braves ont trouvé le trépas, et l’intrépide Léonce lui même...

LE DUC, vivement.

Léonce ! Que dites-vous ?... quoi ce traître !... ce perfide, qui n’a pas craint de faire à ma famille le plus sanglant affront ?

VIVALDI.

Arrêtez, Alberti... Léonce est mort en brave... il est mort pour vous, pour vous rendre Camille... Quels que soient ses torts, son noble trépas les a tous expiés, et votre ressentiment doit s’éteindre avec lui...

LE DUC.

Jamais !..

VIVALDI.

Ah ! si vous saviez ce que la mort de Léonce vous enlève !...

LE DUC.

Que voulez-vous dire ?

VIVALDI.

Votre nièce... l’infortunée Camille...

LE DUC.

Parlez, au nom du ciel !

VIVALDI.

À la vue de l’écharpe ensanglantée qui attestait la mort du malheureux Léonce, Camille n’a retrouvé l’usage de ses sens que pour tomber dans le délire le plus effrayant... Son désespoir, sa raison égarée, rendent son état plus affreux que la mort !... Le nom de Léonce est le seul qui s’échappe de sa bouche.

LE DUC, accablé.

Juste ciel !... quelle honte. Quoi ! celui qui a déshonoré mon nom...

VIVALDI.

Au milieu du tumulte du combat, j’ai dérobé la malheureuse Camille à tous les regards ; aidé d’un sbire nommé Cascaro, qui s’était attaché à moi et ne me quittait pas, nous l’avons transportée dans sa voiture et conduite jusqu’ici ; elle est maintenant dans la salle basse au pied de cette tour : c’est là que ses femmes lui prodiguent leurs secours...

LE DUC, d’un air sombre.

Oui, là... désormais et toujours cachée à tous les yeux...

VIVALDI.

Que prétendez-vous faire ?

LE DUC.

Je veux qu’elle s’éloigne, qu’une retraite ignorée du monde entier ensevelisse notre déshonneur et ses honteux regrets !... Jusque-là, je n’aurai point à rougir de celle que j’ai nommée ma fille.

 

 

Scène III

 

LE DUC, VIVALDI, CASCARO, à la cantonade

 

CASCARO.

Je suis connu, vous dis-je, je suis connu ; que diable on a des répondants !... Ah ! seigneur Vivaldi...

VIVALDI.

Qu’est-ce donc ?

CASCARO.

Mille pardons de vous déranger, je ne demande pas que vous me parliez : je vous prie seulement de répondre de moi à ces messieurs qui veulent savoir ce que je fais ici, et qui me demandent mon nom et mes papiers ! Je n’ai jamais vu des gaillards aussi curieux ! ça devient malhonnête.

VIVALDI, à la cantonade.

Laissez, je réponds de lui.

CASCARO.

Vous voyez : comme si la vertu consistait dans les papiers !

VIVALDI, au duc.

C’est le sbire dont je vous parlais tout à l’heure.

LE DUC.

Je ne l’ai jamais vu dans mes gardes.

CASCARO.

Monseigneur, je m’y suis enrôlé par circonstance, et depuis quelques heures seulement.

LE DUC, l’examinant.

C’est toi qui as aidé M. le chevalier à conduire ma nièce dans cette partie de la citadelle.

CASCARO.

Oui, monseigneur.

LE DUC, à Vivaldi.

Je ne veux confier ce malheur à personne de ma maison... croyez-vous qu’on puisse se fier à lui ?

VIVALDI.

Jusqu’à présent je n’ai eu qu’à me louer de son zélé... D’ailleurs il ne gagnerait rien à vous trahir...

CASCARO.

Monsieur le chevalier me connaît bien ! Voilà comme il faut toujours juger les gens.

LE DUC, à Cascaro.

Eh bien ! tu es désormais à mon service... Comme j’entends que Camille ne sorte du château que pour aller s’enfermer dans un couvent... c’est toi seul qui communiqueras avec elle jusqu’à son départ.

CASCARO.

C’est-à-dire que je deviens l’homme de confiance de monseigneur. C’est précisément ma partie, à moi, les places de confiance... bien entendu que la charge n’est pas mauvaise ?

LE DUC.

Mais il faut que tu me jures ici que jamais là moindre indiscrétion, soit avec mes gens... soit avec les étrangers... Oh ! pour ce qui est de jurer... vous ne pouvez pas mieux tomber. Soyez tranquille, je suis des vôtres...

 

 

Scène IV

 

LE DUC, VIVALDI, CASCARO, PLUSIEURS OFFICIERS

 

UN OFFICIER, au duc.

Monseigneur... on va conduire devant vous plusieurs des brigands que nous avons faits prisonniers... leurs réponses pourront nous donner les moyens de nous emparer de Salvator : on assure qu’il est à Raguse.

TOUS.

À Raguse !...

VIVALDI.

Lui !

LE DUC.

Il aurait osé !

CASCARO.

Il en est bien capable !... Entre nous, prenez garde ; vous avez ici un magasin à poudre... c’est un homme qui se fait sauter pour un oui ou pour un non !...

LE DUC.

Salvator dans nos murs !

VIVALDI.

L’assurance de ses complices me le fait croire ; il semble que tant que Salvator est en liberté, ils n’ont rien à craindre pour eux-mêmes. Ils le disent hautement ; un tel excès d’audace annonce qu’ils ont des moyens secrets, des ressources que nous ne connaissons pas.

LE DUC.

Si l’on en croit les bruits qui circulent dans Raguse, plusieurs habitants, et même des principaux de la ville, ne sont pas étrangers à cette funeste association, et entretiennent des relations avec leur chef ; mais j’ai fait publier ce matin que trois mille ducats étaient promis à celui qui livrerait Salvator.

CASCARO, à part.

Trois mille ducats ! peste !... ça doublerait mes capitaux !

VIVALDI.

J’aperçois son lieutenant et les principaux chefs de sa troupe, que l’on vous amène.

CASCARO, à part.

Morlac !... Je crois qu’il est prudent d’éviter l’entrevue.

Il va pour sortir.

VIVALDI.

Restez, Cascaro...

Au duc.

Il ne sera point inutile de le confronter avec eux. Nous lui devons déjà plusieurs renseignements précieux, et il m’a promis de nous en apprendre davantage.

CASCARO.

Oui... mais je ne vous cache pas que je n’aime point à voir ces gens-là en face... et puis j’ai quelques affaires en ville ; d’ailleurs la place de confiance dont m’a chargé monseigneur...

VIVALDI.

N’importe ! restez.

 

 

Scène V

 

LE DUC, VIVALDI, CASCARO, PLUSIEURS OFFICIERS, MORLAC, BERTRAND et DEUX AUTRES BRIGANDS amenés par des sbires, Cascaro se tourne pour ne pas être vu

 

LE DUC.

Approchez... Les droits de la société que vous avez si longtemps méconnus réclament votre châtiment... Il dépend de vous seuls d’en adoucir la rigueur. Votre sort est entre vos mains, et le seul moyen de mériter notre clémence est de nous déclarer le nom de vos complices et la retraite de Salvator.

VIVALDI.

Eh quoi ! vous gardez le silence ?

MORLAC.

Est-ce à toi de l’en étonner ? Je croyais que tu nous connaissais.

VIVALDI.

Cette arrogance pouvait te convenir quand tu avais les armes à la main ; mais tu oublies que tu es vaincu.

MORLAC.

Vaincu par la trahison ; mais Salvator n’est point en votre pouvoir : prends garde que la fortune ne change encore une fois.

VIVALDI.

Eh ! quelles espérances peux-tu conserver ?... Votre retraite est découverte... tous tes compagnons sont nos prisonniers.

MORLAC, fièrement.

Salvator ne l’est pas !

VIVALDI.

Salvator ! tu étais à côté de lui dans le combat.

MORLAC.

Oui, à l’endroit le plus périlleux : ce fut toujours son poste ou le mien.

VIVALDI.

Avant de vous séparer, ne t’a-t-il pas donné des ordres ?

MORLAC.

Je puis même vous répéter ses dernières paroles : « Ami, je suis la cause de votre défaite ; mais je vous délivrerai, ou j’irai vous rejoindre. » – Nous y comptons, lui dis-je ; – et je me suis livré pour protéger sa retraite.

LE DUC.

Ainsi, tu refuses le pardon que nous t’offrons ?

MORLAC.

Un pardon ! je n’en ai pas besoin... Salvator existe... nous ne craignons rien pour nous... nous avons ses serments... il saura nous sauver.

LE DUC.

Vous sauver ! quand d’un mot je puis ordonner votre supplice.

MORLAC.

Ordonne-le ! Salvator y sera pour votre malheur...

VIVALDI.

Quoi ! nos promesses...

MORLAC.

J’ai répondu.

VIVALDI.

Voici peut-être qui vous fera parler. Approchez, Cascaro.

BERTRAND, bas à Morlac.

Comment, ce fripon est ici ?

LE DUC, à Cascaro.

N’avez-vous pas habité la retraite de ces brigands ?

CASCARO.

Je ne puis nier avoir été leur locataire, mais momentanément et malgré moi, car mes principes...

MORLAC.

Il vous trompe ; j’ignore quels peuvent être ses desseins, mais ce n’est point comme témoin qu’il doit figurer ici ! Il est notre caissier, il fut toujours des nôtres, nous le jurons !

Les brigands avancent tous trois la main en témoignage.

CASCARO.

D’abord... je pourrais commencer aussi par jurer, ça n’engage à rien... mais j’aime mieux m’en rapporter à monsieur le chevalier.

VIVALDI.

Je dois avouer qu’il est venu de lui-même, et sans que rien pût l’y contraindre, se livrer à nous. Il nous a donné des preuves de sa bonne foi, en nous indiquant des défilés secrets, et en conduisant lui-même nos troupes.

BERTRAND, bas à Morlac.

Morbleu ! voilà un effronté coquin.

CASCARO.

Un coquin ! Je suis bien bon de les ménager !

Au duc.

Eh bien ! monseigneur, je vais parler, vous saurez tout... Et, pour commencer...

 

 

Scène VI

 

LE DUC, VIVALDI, CASCARO, PLUSIEURS OFFICIERS, MORLAC, BERTRAND, DEUX BRIGANDS, UN OFFICIER DE VILLE

 

L’OFFICIER.

Monseigneur !... c’est un message apporté par un inconnu.

LE DUC.

Un inconnu !... Donnez.

Après avoir ouvert la lettre.

Quel excès d’impudence ! Cette lettre est de Salvator.

TOUS font un mouvement de surprise.

De Salvator !

LE DUC.

Lisez, chevalier.

Il lui donne la lettre.

VIVALDI, lisant.

« Des mesures cruelles ont attiré des représailles plus cruelles encore. Plusieurs des nôtres sont en votre pouvoir. Rendez-leur la liberté, et je promets qu’avant trois jours Salvator et les siens auront disparu de la Dalmatie, pour n’y jamais rentrer ! Mais si vous les condamnez, vos têtes me répondront des leurs. Malheur ! surtout malheur aux traîtres ! Je les vois, je les entends, les premiers coups seront pour eux ! »

MORLAC, froidement.

Vous le voyez... je ne vous ai pas trompé.

CASCARO, à part, regardant de tous côtés.

Un moment... Je les vois... c’est que ce n’est plus ça du tout.

LE DUC.

L’orgueil de ce misérable passe toute croyance ; nul doute qu’il ne soit dans Raguse... Mais ses menaces hâteront le châtiment de ses complices, et je n’attends pour prononcer leur arrêt que les dépositions de ce témoin irrécusable, et les preuves qu’il va nous donner. Parlez.

CASCARO, à part.

Oui... J’ai bien entendu : Les premiers coups seront pour eux !

ALBERTI.

Parlez.

CASCARO, à part.

Ne nous compromettons pas.

Haut.

La vérité est que j’ai habité pendant quelque temps avec ces messieurs. Je ne prétends pas avancer que ce fussent des saints, ni que la route qu’ils avaient choisie... la grande route... fût absolument celle de la vertu ; mais je puis attester qu’il est impossible d’exercer l’état de brigands avec plus d’égards, de modération : notez bien que je ne prétends nullement les justifier d’avoir choisi une profession aussi condamnable ! Mais je dis que le point de départ une fois admis... et ces messieurs étant placés continuellement entre la gloire et le gibet, car des hommes comme eux sont faits pour aller à tout... il y a peut-être eu quelque mérite à se tenir dans un juste équilibre, et... du reste... Voilà tout ce que j’avais à déclarer.

LE DUC.

Quoi ! vous n’avez rien de plus à ajouter à votre déposition ?

CASCARO.

Il me semble qu’il serait difficile de dire plus de choses en moins de mots.

LE DUC.

Le misérable se joue de notre patience !... Qu’on le saisisse...

VIVALDI.

Arrêtez ! J’ignore qui a pu l’obliger à restreindre ses aveux ; je demande qu’on me laisse seul avec lui !... Je me charge de l’interroger : malheur à lui s’il persiste à se taire !

MORLAC.

Et malheur à lui s’il ose parler !

LE DUC.

Qu’on les reconduise dans les prisons de la citadelle.

Plusieurs sbires emmènent les brigands. Un officier réunit les sbires, qui pendant la scène ont occupé le fond du théâtre, et les range en peloton.

 

 

Scène VII

 

VIVALDI, CASCARO, L’OFFICIER, SBIRES

 

CASCARO.

C’est ça !... malheur par-ci, malheur par-là.

L’OFFICIER, à Vivaldi.

Seigneur, on va relever les postes, quel est le mot d’ordre ?

VIVALDI, à demi-voix.

Justice et Raguse.

L’OFFICIER.

Il suffit.

Il sort avec les soldats.

 

 

Scène VIII

 

VIVALDI, CASCARO

 

VIVALDI.

Approche et explique-moi le motif de ton étrange conduite ; il ne lient qu’à toi d’être riche et heureux.

CASCARO.

Eh ! mon Dieu ! ça entrerait bien dans mes intentions.

VIVALDI.

Pourquoi alors refuser de parler ?

CASCARO.

Que diable ! je ne demande pas mieux ; mais quelle nécessité que tous ces gens-là soient instruits de nos affaires ?

VIVALDI.

Qu’est-ce qui t’arrête donc ?

CASCARO.

Ce n’est certainement pas que j’aie peur... mais si vous connaissiez ce Salvator ! il est partout... Ah ! mon Dieu ! là-bas près du parapet, j’ai cru voir sa taille et sa tournure.

VIVALDI.

Bannis toute frayeur ! cette citadelle est inaccessible ; trois corridors et cinq portes de fer nous séparent des prisons.

CASCARO.

Voyons un peu... cinq portes de fer... solides par conséquent... Écoutez, j’ai un moyen de vous donner, sans rien dire, tous les renseignements nécessaires ; je cours vous chercher certain portefeuille que j’ai caché dans la salle d’armes ; il contient les papiers de la troupe, la liste générale des complices, des associés de Raguse, des lettres de Salvator lui-même !... ça vous arrange-t-il ?

VIVALDI.

À merveille !

CASCARO.

Eh bien ! moi aussi ; et, outre les cinq portes de fer, je ne suis pas fâché de me réserver une porte de derrière. Après cela je songerai aux devoirs de ma charge, et j’irai porter quelques provisions à mademoiselle Camille ; n’oubliez pas surtout que vous répondez de moi.

VIVALDI.

Je réponds de tout.

CASCARO.

En ce cas je suis à vous, à la vie et à la mort ; je pars comme un trait et je reviens comme l’éclair.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

VIVALDI, puis SALVATOR, à visage découvert

 

VIVALDI.

Il est à nous... et, grâce à son secours, Salvator ne peut nous échapper, s’il ose paraître à Raguse. Mais, juste ciel ! en croirai-je mes yeux ?... Léonce ! Léonce ici !

SALVATOR, dans un désordre sombre.

Lui-même...

VIVALDI.

Vous, dont nous déplorions la perte... par quel prodige ?...

SALVATOR, agité.

Le hasard... le désordre de cette journée m’ont dérobé aux coups de mes ennemis.

VIVALDI.

Mais comment avez-vous pu parvenir jusqu’ici ?... Les ordres du gouverneur...

SALVATOR.

Le nom de Léonce m’a ouvert tous les passages...

VIVALDI.

Savez-vous que l’implacable Alberti ?

SALVATOR.

A juré ma perte ? Oui... mais je ne le crains pas, je ne suis pas seul...

VIVALDI.

Que dites-vous ?...

SALVATOR, d’un air plus sombre.

Ne m’interrogez pas, chevalier... Je n’ai que peu d’instants à rester près de vous... La haine d’Alberti est légitime ; mais telle est l’horreur de ma destinée... j’ai dû rompre tous nos liens... renoncer à Camille... je ne pouvais accepter sa main, sans appeler sur elle la vengeance, la mort...

VIVALDI.

La mort !

SALVATOR.

Ou la honte, plus terrible encore.

Plus sombre.

Je viens lui dire un éternel adieu ; j’ai besoin de la voir une dernière fois, de lui révéler le secret de ma vie ; d’obtenir, avant de mourir, un regard, un seul regard de pitié... Chevalier, guidez-moi.

VIVALDI, hésitant.

Près de Camille !...

SALVATOR, voyant son trouble.

Eh quoi ! vous hésitez... Qu’est devenue Camille, grand Dieu ? À quelles mains l’a-t-on confiée ?... Vous aussi ! Tous ceux que j’interroge baissent les yeux et gardent le silence.

VIVALDI, hésitant.

Malheureux Léonce... Camille...

SALVATOR.

Ah ! tout mon sang se glace dans mes veines... Où est-elle... où est-elle ?

VIVALDI.

Fuyez, Léonce... ne reparaissez plus ici, vous n’y trouverez que la mort et la désolation ?

SALVATOR, avec un cri.

La mort !... Camille n’est plus.

VIVALDI.

Elle vous est ravie pour toujours.

SALVATOR, accablé.

Elle n’est plus !...

À part.

et c’est moi qui suis son bourreau... Juste Dieu ! mon supplice commence ! Camille, toi seule m’arrêtais au bord de l’abîme.

Après un moment de silence.

Et je ne puis encore disposer de ma vie... Mes serments... ces malheureux qui se sont sacrifiés pour moi...

Autre silence. Haut.

Adieu, adieu !...

VIVALDI.

Où courez-vous, Léonce ?

SALVATOR.

Je vais mourir.

VIVALDI.

Arrêtez !... il est un moyeu de regagner l’estime d’Alberti, d’effacer tous vos torts... Le chef des Frères invisibles, l’infâme Salvator est à Raguse.

SALVATOR, le fixant.

À Raguse !

VIVALDI.

Nous en sommes certains... Il a sans doute des défenseurs dans la ville... Cette victoire est digne de votre courage... Venez, Léonce, venez, par ce nouveau bienfait, forcer Alberti à vous rendre son amitié, et peut-être qu’un jour...

SALVATOR, sans l’écouter.

Salvator... oui, je pourrai l’amener devant vous.

VIVALDI.

Un des siens va me donner les moyens de le découvrir.

SALVATOR.

Un des siens !

VIVALDI.

Je l’attends... il doit me remettre la liste des brigands, de leurs complices... Le voici... vous pourrez l’interroger vous-même !

 

 

Scène X

 

VIVALDI, SALVATOR, CASCARO

 

CASCARO.

Ah ! seigneur chevalier, vous êtes en compagnie.

VIVALDI.

C’est un des principaux officiers de l’armée, tu peux parler devant lui.

CASCARO.

Ça m’est égal ! dès que vous m’en répondez...

Il passe entre eux deux.

SALVATOR.

Approche !... C’est donc toi qui dois livrer Salvator ?

CASCARO, à part.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que j’ai vu là ! Je disais bien qu’il était partout.

En tremblant.

« Les pre...emiers coups se... seront pour eux. »

SALVATOR.

Nous t’écoutons : et, sur ta tête, prends garde à ce que tu vas dire.

CASCARO.

Oui, monseigneur.

À part.

Par la bonne Vierge et tous les saints, c’est fait de moi !

SALVATOR.

N’as-tu pas des papiers à nous remettre ?

CASCARO, d’un air suppliant.

Certainement... il n’y a pas de doute qu’au premier coup d’œil... si l’on en juge par les apparences... votre seigneurie n’ait droit de croire... mais je vous atteste qu’au fond...

VIVALDI.

Eh bien ! qu’a-t-il donc ?

CASCARO.

Parbleu ! qu’a-t-il donc ? Je voudrais vous y voir.

SALVATOR.

Eh bien ! qui t’empêche de parler ?

CASCARO, le regardant.

Oh ! personne, personne assurément ; mais lorsque l’on n’a que des renseignements incertains... des soupçons vagues... on fait toujours mieux de se taire...

VIVALDI.

Enfin, ces papiers, les as-tu ?

CASCARO.

Je les ai, jusqu’à un certain point ;

Se tournant vers Salvator.

c’est-à-dire, je les avais... mais par l’effet d’un événement... dont les circonstances imprévues... il me serait difficile de les trouver

À Vivaldi.

Actuellement ; mais plus tard, peut-être, enfin vous voyez

À Salvator.

que je fais tout ce que je peux, et qu’on doit me savoir gré de ma bonne volonté.

VIVALDI.

Tu espères en vain nous abuser encore ; il faut, à l’instant même, me livrer ces papiers, et nous donner les renseignements que tu m’as promis sur Salvator et ses complices.

CASCARO, vivement.

Un instant, ne confondons pas... Pour ses complices, j’ai pu vous les promettre, ce sont des coquins subalternes, et l’on n’y regarde pas à deux fois... mais le seigneur Salvator, je n’en ai jamais parlé qu’avec les égards et les restrictions...

À Salvator.

Et même, s’il fallait dans l’occasion...

À Vivaldi.

Non pas que je ne vous sois aussi dévoué...

À Salvator, étendant une main.

Mais je puis vous jurer...

À Vivaldi étendant l’autre.

comme je vous jure aussi...

À tous les deux.

que je me voue tout entier à la bonne cause, et que je suis invariable dans mon opinion.

VIVALDI.

Ainsi, pour la seconde fois, tu n’as rien de plus à nous déclarer ?

CASCARO, s’essuyant le front.

Vous voyez les gouttes d’eau... je vous défie d’en dire plus, à ma place.

VIVALDI, furieux.

C’en est trop ! ton audace ne restera pas impunie ; je vais moi-même te conduire...

SALVATOR.

Laissez, je me charge de le faire parler ; il ne m’échappera pas, je vous en réponds.

VIVALDI.

Soit : au premier poste, je donne l’ordre de venir le saisir et de le conduire au cachot.

CASCARO, tremblant.

Comment ! monsieur le chevalier, seigneur Vivaldi... vous me laissez ; j’aime mieux m’en aller avec vous... j’ai mes raisons, voyez-vous.

SALVATOR, le retenant.

Reste là, et ne bouge pas.

Vivaldi sort.

 

 

Scène XI

 

SALVATOR, CASCARO

 

CASCARO.

Mes genoux fléchissent sous moi, et je sens une sueur froide... s’il était possible de m’en tirer avec un petit serment.

Tombant à genoux.

Monseigneur !

SALVATOR.

Épargne-toi ces basses supplications ; elles ne changeront rien à ton sort ; il est décidé.

CASCARO.

M’est-il permis, sans indiscrétion, de demander quel sort vous daignez me réserver ?

SALVATOR.

Tu vas le savoir.

On entend un son de trompe.

CASCARO.

Est-ce du secours qui m’arrive ?

SALVATOR, lui faisant signe de la main de ne pas tourner la tête.

Silence, et reste là !

Regardant vers le fond, du côté de la mer.

Ils ont passé sous le canon du fort !... et leur barque s’avance au pied de ces remparts ! Amis intrépides, fidèles compagnons de Salvator... et c’est vous que ce traître conduisait à la mort !...

On jette une corde attachée à une pierre ; Salvator tire la corde, qui amène une échelle de soie.

Assujettissons cette échelle ; aucune sentinelle ne veille sur cette partie de la citadelle, qu’ils regardent comme inaccessible... montez, ne craignez rien.

Plusieurs brigands montent à l’échelle, et escaladent le parapet.

CASCARO.

Allons, c’en est encore ! les enragés ne craignent rien ! au risque de se casser vingt fois le cou... Mais ceux-là n’étaient pas de notre troupe, ce sont des associés de la ville... et habillés aussi en sbires... Ah çà , tout le monde s’en mêle donc !

SALVATOR, à ses compagnons.

Vous avez répondu à l’appel de votre chef... vous n’avez point abandonné vos frères dans le malheur, et je ne doute plus maintenant de leur délivrance, puisqu’elle repose en de si vaillantes mains.

À Cascaro.

Réponds, de quel côté est la prison ?

CASCARO, d’un air patelin.

De ce côté, seigneur Salvator.

SALVATOR.

Il faut chercher à connaître les obstacles qui peuvent s’opposer...

CASCARO, de même.

Je suis au fait, moi, seigneur Salvator, et je suis enchanté de pouvoir vous rendre ce petit service... Nous comptons trois corridors et cinq portes de fer ; et, si vous voulez...

SALVATOR, rudement, lui coupant la parole.

Il suffit... il serait difficile d’employer la force... mais l’on pourrait, à la faveur de ce déguisement... il ne nous manque que le mot d’ordre... Il faut, le pistolet sur la gorge, obliger une sentinelle à nous le livrer.

CASCARO, de même.

Je puis vous épargner cette peine, moi, seigneur Salvator. Le mot d’ordre est Justice et Raguse. Vous voyez que dès qu’il s’agit de prouver mon dévouement...

SALVATOR, impérieusement.

Tais-toi.

À plusieurs d’entre eux.

Vous connaissez mes ordres : le feu dans quatre endroits différents, pour qu’à la faveur du tumulte et de l’incendie... Vous commencerez par les salles basses de ce côté

Il désigne le côté que Camille habite.

pour nous laisser le temps d’agir au quartier des prisons. Allez !

CASCARO.

Crac, voilà la citadelle flambée ; il mettrait l’univers sens dessus dessous.

SALVATOR, aux autres.

Vous avez entendu le mot d’ordre : Justice et Raguse... Quant au nôtre : Salvator et Vengeance...

UN BRIGAND.

Ne craignez-vous pas que cet homme ?...

Montrant Cascaro.

SALVATOR.

Vous n’avez rien à craindre de lui ; dans un instant, il ne pourra plus trahir personne.

Ils sortent tous.

 

 

Scène XII

 

SALVATOR, CASCARO

 

CASCARO.

Il ne pourra plus trahir personne ! Oserais-je vous demander, seigneur Salvator, ce que vous entendez par ces paroles ?

SALVATOR.

Apprends qu’on n’a jamais trompé Salvator impunément ; ton arrêt est rendu, tu vas mourir !

CASCARO, tremblant de tous ses membres.

Comment ! il serait vrai ?

SALVATOR.

Tu n’as plus qu’une minute à vivre.

CASCARO, tombant à genoux.

Une minute, grands dieux ! j’ai une foule d’affaires à régler, et puis vous immolez deux victimes à la fois ! vous ignorez que je suis le pourvoyeur d’une jeune prisonnière. Pauvre Cascaro ! pauvre Camille !...

SALVATOR, vivement.

Camille, dis-tu ? Quel nom as-tu prononcé ?

CASCARO.

Celui de ma prisonnière.

SALVATOR.

Quelle prisonnière ?... Réponds, au nom du ciel ! ma vie, ma fortune, tout est à toi.

CASCARO, tremblant.

Ah ! bien oui... Entendons-nous, vous ne me tuerez pas...

SALVATOR.

Je te le promets... je te le jure, et jamais Salvator n’a manqué à sa parole... Mais achève... cette Camille... cette prisonnière...

CASCARO.

Est la nièce du gouverneur, qui la tient enfermée.

SALVATOR.

Elle vit ! elle existe encore ! le ciel ne me l’a pas ravie ! Camille, chère Camille !... Viens, guide mes pas, conduis-moi vers elle.

CASCARO.

Vous trouverez bien tout seul... c’est de ce côté... dans la salle basse... voici la clef...

SALVATOR.

Grands dieux ! la salle basse !... et mes ordres... elle est déjà la proie des flammes... Malheureux ! j’arriverai trop tard.

Il se précipite à droite.

 

 

Scène XIII

 

CASCARO, seul

 

Ouf... je l’échappe belle... il est temps que ça finisse ! Je ne sais plus moi-même si je suis mort ou vivant ; et puis, toujours la main en l’air, j’en ai le bras engourdi ! Mais, pour cette fois, nous le tenons ; courons trouver le seigneur Alberti, le chevalier Vivaldi, le premier venu... j’ai leur mot d’ordre... Salvator est ici... ses gens sont là... la prison est forcée, le feu est au château, il n’y a plus de danger pour moi : c’est le moment de me montrer.

Il sort en courant. Au même moment, des soldats effrayés du commencement de l’incendie, traversent le théâtre, et courent chercher du secours.

 

 

Scène XIV

 

SALVATOR entraînant CAMILLE

 

On commence à apercevoir le feu.

SALVATOR.

Camille ! chère Camille ! tu m’es donc rendue... Suis-moi ; ne restons pas ici...

CAMILLE, quittant sa main.

Non, n’allons point de ce côté... ils tueraient Léonce... Vois-tu son écharpe ensanglantée... Il faut rester ici... il reviendra peut-être...

SALVATOR, la regardant avec étonnement.

Ô ciel ! ses yeux fixes et immobiles s’arrêtent sur moi, et ne semblent point me reconnaître. Quel horrible soupçon... Camille, c’est moi, c’est ton amant, c’est Léonce.

CAMILLE, lui prenant la main, et se serrant contre lui avec frayeur.

Prends garde, te dis-je, et parle bas !... Ne vois-tu pas ce voile ?... c’est lui, c’est Salvator !

SALVATOR, avec désespoir.

Ô dieux !

CAMILLE, dans la même attitude.

Oui, c’est Salvator ; mais quel est donc cet horrible cortège qui l’environne ? Ah ! ce sont ses victimes. Tais-toi, il a passé, il ne nous a point vus ; sans cela il t’aurait tué... il a tué Léonce !

SALVATOR.

Non, Léonce existe encore ; il vient te sauver, te délivrer... Mais déjà ces poutres embrasées menacent de nous ensevelir sous leurs débris : viens !

CAMILLE, tranquillement, regardant le feu.

Non : je suis bien ici ! j’aime l’aspect de ces lieux !

SALVATOR.

Ah ! malheureux !... Camille, partons : n’entends-tu pas le bruit des armes ? On vient de ce côté !

CAMILLE.

Oui... c’est ma vengeance qui s’apprête. Ah ! si mes vœux pouvaient la hâter... Viens, viens prier avec moi... Viens demander au ciel qu’il punisse Salvator, qu’il déchire son cœur comme il a déchiré celui de Camille.

Des brigands et des sbires passent au fond en combattant.

 

 

Scène XV

 

SALVATOR, CAMILLE, MORLAC, l’épée à la main

 

SALVATOR.

C’est toi, Morlac ?

MORLAC.

Nous sommes perdus ! À peine nos fidèles compagnons venaient-ils de briser nos fers, qu’Alberti, à la tête de troupes plus nombreuses, s’est précipité sur nous. Je me suis frayé un passage jusqu’à toi pour t’arracher de ces lieux... Nos frères vont mourir !... on les traîne au supplice !

SALVATOR.

C’en est fait !

MORLAC.

Hâtons-nous de fuir, nous n’avons qu’un moment.

SALVATOR.

Abandonner Camille ?...

MORLAC.

Il le faut, viens... suis-moi...

CAMILLE, retenant Salvator.

Non, non, reste près de Camille, reste pour voir punir Salvator.

Elle tombe évanouie.

MORLAC.

Viens.

SALVATOR.

Oui, je vais mourir ou la sauver.

Salvator prend Camille dans ses bras et veut l’emporter. En ce moment l’incendie éclate avec force. Des décombres enflammés tombent de tous côtés, le pont qui joint les deux tours s’écroule et les arrête. Ils redescendent précipitamment.

C’en est fait... la main de Dieu s’est appesantie sur moi, et l’heure fatale est arrivée.

Il met son voile et se jette aux genoux de Camille.

 

 

Scène XVI

 

SALVATOR, CAMILLE, MORLAC, LE DUC, VIVALDI, SOLDATS

 

Le théâtre est cerné de toutes parts.

VIVALDI.

C’est Salvator !

LE DUC.

Barbare, rends-nous tes armes.

SALVATOR.

Viens les prendre !

Salvator et Morlac se mettent en défense. Tout à coup on entend une décharge de mousqueterie, annonçant l’exécution des complices. Salvator tressaille et laisse échapper son sabre ; on le saisit. Camille est revenue à elle.

LE DUC.

C’est l’heure du supplice ! tes lâches compagnons ont reçu le prix de leurs crimes, tu vas les suivre... Mais nous connaîtrons, avant, ces traits si redoutés.

On veut lui arracher son voile.

SALVATOR, d’une voix terrible.

Morlac, je suis sans armes !

MORLAC.

Je t’entends !... Je tiendrai mon serment.

Il le poignarde, et veut se frapper lui-même ; on l’arrête.

VIVALDI.

Misérable !

On arrache le voile de Salvator, qui est tombé dans les bras des soldats.

TOUS.

Dieu !... Léonce !

CAMILLE, l’apercevant et poussant un cri.

Léonce !

SALVATOR, mourant.

Non, Salvator.

Camille tombe dans les bras de Vivaldi.


[1] Ce signe est une S, première lettre du nom de Salvator.

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