L’éclipse totale (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Tableau-vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 6 septembre 1820.

 

Personnages

 

M. DE ROSTANGE, garçon, riche propriétaire

JULES, son neveu, jeune médecin

DUTUYAU, prétendu de Louise

M. DELADURANDIÈRE

LÉVENTÉ, jeune élégant

UN JEUNE HOMME

LOUISE, fille de M. Deladurandière

MADAME DE CHINCHILLA

VICTOIRE, domestique de M. de Rostange

INVITÉES

 

À Paris.

 

Un salon élégant. Porte au fond et deux portes latérales. À droite et à gauche de la porte du fond, deux grandes croisées qui donnent sur une terrasse.

 

 

Scène première

 

M. DE ROSTANGE, VICTOIRE, occupée à ranger les meubles du salon

 

M. DE ROSTANGE.

Allons, Victoire, allons, dépêchons-nous ! Vous savez que nous attendons du monde, et le salon n’est pas encore prêt...

VICTOIRE.

Écoutez donc, monsieur, il n’est encore que midi ; moi j’ai cru que c’était pour ce soir !

M. DE ROSTANGE.

Du tout... c’est qu’au contraire je donne une soirée ce matin...

VICTOIRE.

Ce matin !... Ah ! mon Dieu, notre maître, ce que c’est que de recevoir des gens de bon ton !...

Air du vaudeville des Dehors trompeurs.

Il est onze heures d’ordinaire
Quand chez vous l’ plaisir les conduit,
Et même la semain’ dernière,
Ils n’ sont arrivés qu’à minuit ;
Grâce à toutes ces simagrées,
Grâce à tous ces retards enfin,
V’là maintenant que les soirées
N’ commenceront plus que lend’main.

M. DE ROSTANGE.

Eh ! non, eh ! non... c’est un extraordinaire ; tu ne sais donc pas qu’il va y avoir une éclipse de soleil visible à Paris ? éclipse totale le 7 septembre.

VICTOIRE.

Ah ! mon Dieu... une éclipse, que ça doit être beau... paiera-t-on pour ça ?...

M. DE ROSTANGE.

Non, mon enfant, c’est spectacle gratis... comme tout ce qui vient de là-haut...

Air : À soixante ans, ou ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)

C’est un spectacle où chacun peut paraître ;
Grands et petits, tout le monde est admis ;
Ce jour-là même, aux premières peut-être,
On ne voit pas si bien qu’au paradis.
Pour la première fois, je gage,
Par le hasard récompensé,
Plus d’un talent, dans son septième étage,
Va s’étonner d’être le mieux placé.

VICTOIRE.

J’entends, le soleil luira pour tout le monde.

M. DE ROSTANGE.

Au contraire, pour personne.

VICTOIRE.

Eh ! bien, alors... qu’est-ce qu’on verra donc ?...

M. DE ROSTANGE.

Des étoiles en plein midi... c’est-à-dire qu’on ne verra rien.

VICTOIRE.

C’est clair... et je comprenons maintenant... c’est pour jouir de ce spectacle-là que vot’ société va venir.

M. DE ROSTANGE.

Précisément... tu sens bien que quand on a l’avantage de demeurer dans la rue d’Enfer, à côté de l’Observatoire, six fenêtres sur la rue et une terrasse... on se trouve dans une assez belle position... aussi c’était à qui s’inviterait à déjeuner chez moi, et nous aurons des curieux, nous en aurons...

Air de Galpigi. (Tarare.)

Oui, dans cette ville frivole,
Pour le moindre moineau qui vole,
À chaque croisée aussitôt
Tout se garnit du bas en haut.
L’impôt des fenêtres est sage,
Mais il donnerait davantage,
Si l’on faisait payer un droit
À tous les badauds qu’on y voit.

VICTOIRE.

C’est ça, encore du monde qui vont tout briser !

M. DE ROSTANGE.

Tu n’oublieras pas le punch ?

VICTOIRE.

Oui, pour faire encore des taches aux meubles du salon !

M. DE ROSTANGE.

Eh bien ! ma fille, on met les housses, et c’est fini... il y a tant d’autres taches dans le monde dont on ne s’aperçoit pas !

VICTOIRE.

Ah ! pour vous, notre maître, vous êtes toujours content !

M. DE ROSTANGE.

C’est ma foi vrai !... je suis enchanté de tout ce qui arrive, je trouve que tout est pour le mieux, et qu’ici-bas et là-haut, tout va à merveille. Qu’il nous apparaisse quelque grand personnage, quelque astre brillant, c’est très bien... qu’il vienne à s’éclipser, c’est encore mieux... qu’il en arrive un autre... je ne m’y oppose pas ! Depuis cinquante ans, je vis célibataire, libre et toujours heureux... sais-tu pourquoi ?... c’est que je ne me suis jamais mêlé de rien... et que, pendant que les autres se heurtaient, je suis toujours resté ici... quartier de l’Observatoire... À propos de cela... tu n’as pas oublié ma longue-vue, ni mon télescope ?

VICTOIRE.

Non... monsieur, les voilà...

M. DE ROSTANGE.

Bien... c’est cela, près de la terrasse ; mais tu n’as pas mis de bougies dans les flambeaux... tu veux donc que tout à l’heure nous nous cassions le cou ?... Va en chercher, et dépêche-toi, car voilà déjà du monde qui nous arrive.

Victoire sort.

 

 

Scène II

 

M. DE ROSTANGE, LÉVENTÉ, MADAME DE CHINCHILLA, PLUSIEURS AUTRES DAMES et MESSIEURS

 

Air : I tanti palpiti (Rossini.)

Oui, nous accourons tous ;
Je quitte
Au plus vite
Au moins vingt rendez-vous
Pour venir chez vous.

LÉVENTÉ et MADAME DE CHINCHILLA.

De la nature
C’est un tour sans pareil.
Quelle aventure !
Nous trouver sans soleil !...

M. DE ROSTANGE.

Dans ce désastre,
Je vois qu’un nouvel astre
Vient sans doute ici
Remplacer celui
Qui s’éclipse aujourd’hui.

TOUS.

Oui, nous accourons tous, etc.

MADAME DE CHINCHILLA.

J’ai l’honneur de vous présenter quelques personnes que j’ai pris sur moi d’inviter... M. Léventé,

Celui-ci salue en s’inclinant, et s’éventant.

un jeune homme du meilleur ton,

Bas.

quoique quelquefois il se donne des airs...

M. DE ROSTANGE.

C’est à merveille...

MADAME DE CHINCHILLA.

J’ai même engagé deux ou trois dames de la Chaussée-d’Antin.

M. DE ROSTANGE.

Mais elles ne se lèveront jamais assez matin, songez donc que l’éclipse commence à une heure !

LÉVENTÉ.

Laissez donc, quand on dit une heure... c’est toujours pour deux... ça n’est jamais prêt...

MADAME DE CHINCHILLA.

Ah ! mon Dieu, oui !... l’on fait toujours attendre le public... il est vrai que, cette fois, nous en serons dédommagés, car on dit que ce sera superbe...

LÉVENTÉ.

Laissez donc, on dit toujours cela.

Air de La Gavotine.

Oui, d’honneur, on devrait mettre fin
À cet abus qui me choque ;
On prend le public pour un faquin,
Et de lui chacun se moque.

Tivoli promet un feu d’artifice,
Des Incas c’est le temple sans pareil ;
Moi, je cherche et, sans un quinquet propice,
Je n’aurais pu distinguer le soleil.

On promet des scandales nouveaux :
En vain le public espère ;
On n’en aurait pas sans les journaux
Qui nous viennent d’Angleterre !

On a mis l’Opéra dans une cage,
Et pendant qu’incognito l’on bâtit,
Les talents se mettent tous en voyage,
Ceux qui restent se mettent dans leur lit.

Sur sa porte Feydeau va sous peu
Afficher Maison à vendre !
Car il nous promet du Boiëldieu
Et donne des Corisandre !

Aujourd’hui c’est une éclipse nouvelle
Qu’à grand bruit on vient de nous annoncer,
Je veux bien d’avance la croire belle,
Sur parole ici je viens m’amuser.

Mais si l’on nous trompait ?
Si le bouquet
Manquait ?
Moi d’abord, c’est un fait,
Je me fâche tout net
Et j’entends les forcer
À recommencer.

Car vraiment il faut mettre une fin
À cet abus qui me choque ;
On prend le publie pour un faquin,
Et de lui chacun se moque.

M. DE ROSTANGE, à madame de Chinchilla.

Mais prenez donc garde, madame ! monsieur va abîmer votre éventail.

MADAME DE CHINCHILLA.

Comment ! mon éventail ? c’est bien le sien.

LÉVENTÉ.

Oui, c’est un Corisandre, et sans cette invention-là, je crois que cette année le calorique eût absorbé mon existence...

M. DE ROSTANGE.

Des Corisandres, dites-vous ?...

LÉVENTÉ.

Air du vaudeville de L’Opéra-Comique.

Tel est le bon ton en effet ;
Il faut, pour être sans reproche.
Avoir ses yeux dans son gousset
Et son zéphyre dans sa poche ;
Au boulevard on fait un tour,
À Tortoni l’on se présente,
On ne fait rien le long du jour,
Et le soir on s’évente.

UN JEUNE HOMME.

Oh ! alors, dès demain j’achète un Corisandre... qu’est-ce que ça vaut la pièce ?...

LÉVENTÉ.

La pièce... pas grand’chose, mais il y a dans la musique certains airs...

S’éventant.

et en fait d’airs, moi je m’y connais...

M. DE ROSTANGE.

En vérité, messieurs, je vous admire.

Air de La Sentinelle.

Non, je ne puis en croire mes regards ;
Quoi ! le Français devenir petit-maître !
S’ils revenaient, les Condé, les Villars
Auraient vraiment peine à le reconnaître.
Oui, dédaignant tout ce vain attirail,
Notre jeunesse était mieux occupée ;
Quand Mars tenait le gouvernail,
Les femmes portaient l’éventail,

Et les hommes portaient l’épée.

LÉVENTÉ, sans l’écouter, à madame de Chinchilla.

Eh ! mais, dites-moi donc, je ne vois pas ici Jules... notre jeune docteur...

MADAME DE CHINCHILLA.

En effet, ce cher Jules... moi je comptais le trouver chez son oncle.

M. DE ROSTANGE.

Oh ! rassurez-vous... il va venir... c’est qu’il me néglige un peu depuis quelques jours ; cependant, par le temps qui court, les oncles à succession deviennent assez rares.

MADAME DE CHINCHILLA.

Moi je l’ai rencontré, et je l’ai trouve triste, mélancolique...

M. DE ROSTANGE.

Ah ! mon Dieu... vous m’inquiétez beaucoup.

 

 

Scène III

 

M. DE ROSTANGE, LÉVENTÉ, MADAME DE CHINCHILLA, DAMES, MESSIEURS, JULES

 

M. DE ROSTANGE.

Eh !... le voilà, ce cher ami...

MADAME DE CHINCHILLA, que Jules salue.

Que devenez-vous donc, monsieur Jules ? on ne vous voit plus.

LÉVENTÉ.

Je crois bien... c’est le médecin à la mode... et il aura bientôt une réputation européenne... toutes les femmes se l’arrachent.

MADAME DE CHINCHILLA.

Oh ! sans doute... et si ce n’était pas lui... moi, d’abord, je n’aurais jamais de migraines.

JULES.

Madame, vous êtes trop bonne !

MADAME DE CHINCHILLA.

C’est que je suis enchantée de vous rencontrer, je voulais justement vous consulter pour une de mes amies qui veut aller aux eaux du Mont-Dore ; son mari ne veut pas, et il faudra que nous arrangions cela... Pourquoi donc êtes-vous venu si tard ?

JULES.

À peine si l’on peut aborder ! les rues sont déjà pleines de curieux qui se feraient écraser plutôt que de se déranger.

M. DE ROSTANGE.

Songez donc qu’aujourd’hui tout Paris est aux champs.

Air de la contredanse de La Pie voleuse.

Oui, cette éclipse nouvelle
Trouble chaque cervelle,
Et les lorgnettes dans Paris
Déjà sont hors de prix.

D’où vient donc cette ardeur si vive ?
C’est du neuf... il faut bien, hélas !
Que du ciel il nous en arrive,
Car on n’en voit guère ici-bas.

Vampire triste et pâle,
Pourtant l’on connaissait
L’obscurité totale
Lorsque l’on t’écoulait.

Chacun pourtant se hasarde,

Faisant le geste de lorgner.

Et quand tout Paris regarde,
Jugez combien l’on voit, mon cher,
De sots le nez en l’air.

Jugez aussi combien, dans l’ombre,
Il peut arriver de malheurs !
Belles, craignez, quand il fait sombre,
Et les amants et les voleurs.

Que de choses on peut prendre !
Grands dieux ! quel embarras !
Et comment se défendre
Lorsque l’on n’y voit pas ?

Mais vous, auteurs romantiques,
Vous, tristes politiques,
Quel plaisir vous allez avoir,
Vous qui voyez tout en noir !

Oui, cette éclipse salutaire
De maint journal comble l’espoir ;
Enfin voilà la terre entière
Sous l’empire de l’éteignoir !

L’orgueil qui les transporte
Par malheur sera court ;
L’éclipsé la plus forte
Ne dure qu’un seul jour.

Oui, tôt ou tard la lumière
Revient et nous éclaire.
Et sur l’horizon vermeil
Reparaît le soleil.

MADAME DE CHINCHILLA.

Ah ! mon Dieu, je crois que le ciel s’obscurcit !

M. DE ROSTANGE.

Si ces dames veulent passer sur la terrasse...

On ouvre les deux ballants de la porte, et tous passent sur la terrasse.

 

 

Scène IV

 

M. DE ROSTANGE, JULES

 

M. DE ROSTANGE, s’arrêtant et voyant Jules qui est seul sur le devant du théâtre.

Eh bien ! mon garçon, tu ne viens pas avec nous ?

JULES, soupirant.

Non, mon oncle.

M. DE ROSTANGE, le contrefaisant.

Non, mon oncle !... Eh !... qu’est-ce que c’est que ça, monsieur ?... qu’est-ce que c’est que cet air-là ?... Vous êtes triste, changé ; voilà huit jours que je ne vous ai vu, et vos amis prétendent que vous êtes malade...

JULES.

Oui... oui, mon oncle... mais je me charge de me guérir, soyez tranquille.

M. DE ROSTANGE.

Tu te charges de te guérir ? et tu veux que je sois tranquille !... qu’est-ce que c’est qu’un médecin comme cela ?... à mon âge, morbleu ! on en sait plus long qu’au tien... et je vois où est le mal... Dis-moi, mon garçon, tu as besoin d’argent... n’est-ce pas... c’est la vérité ?... c’est très bien... il faut que la jeunesse en dépense... et je vais...

JULES.

Eh ! non, mon oncle... ce n’est pas cela...

M. DE ROSTANGE.

Je devine... tu es amoureux ! c’est à merveille, mon garçon, il faut qu’on le soit à ton âge ; et de qui, hein ? de cette jeune dame qui te parlait tout à l’heure ?... elle est, ma foi, jolie !... et j’en suis enchanté... c’est très bien, très bien...

JULES.

Eh ! non, je ne songe pas à tout cela.

M. DE ROSTANGE.

Comment ! tu n’es pas amoureux ?... vrai... c’est encore mieux, mon garçon, c’est encore mieux !

JULES.

Ah çà ! mon oncle, avec vous tout est bien...

M. DE ROSTANGE.

Que veux-tu ? moi je ne suis pas contrariant, et ça te prouve que tu peux parler hardiment.

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Moi, je n’ai pas l’humeur atrabilaire ;
Pour obstiné, jamais je ne le suis ;
Il est fort beau d’avoir du caractère,
Il est plus doux d’avoir de bons amis ;
Celui qui dispute, qui fronde.
Met contre lui tous les partis ;
En pensant comme tout’ le monde,
Tout le monde est de votre avis.

JULES.

Eh bien ! oui... c’est la vérité, j’aime la fille d’un de vos anciens amis... qui, l’année dernière, logeait ici avec vous et qui depuis quelque temps est reparti pour Orléans...

M. DE ROSTANGE.

Comment, ce cher Deladurandière ! eh bien ! ce n’est pas mal... un gaillard qui a une jolie fille, de la fortune... un brave homme... un peu simple, qui a une santé de fer et qui se croit toujours menacé de quelque maladie... Je devine pourquoi maintenant je te vois si peu, et pourquoi jadis je te voyais si souvent.

JULES.

Et savez-vous ce qui est arrivé ?... c’est que Louise est retournée à Orléans... qu’un autre époux s’est présenté, que son père l’a accepté, que le mariage est convenu et que demain ou après j’aurai tout perdu... Direz-vous encore que c’est à merveille ?...

M. DE ROSTANGE.

Ta ta ta... comme tu y vas !... non...

Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)

Morbleu ! je ne prétends pas dire
Qu’un tel accident ne soit rien ;
Mais il pouvait arriver pire,
Et selon moi, déjà c’est un grand bien.
Pauvres mortels, nous que poursuivent
Tant de soucis, de soins et d’embarras,
Nous devons tous, sous peine d’être ingrats,
Remercier des biens quand ils arrivent
Et des malheurs quand ils n’arrivent pas.

D’abord, le mariage n’est pas, fait et j’ai reçu hier une lettre d’Orléans par laquelle Deladurandière me prévient qu’aujourd’hui ou demain il pourra bien descendre chez moi et s’y reposer, vu qu’il passe par Paris pour se rendre à Montereau.

 

 

Scène V

 

M. DE ROSTANGE, JULES, VICTOIRE

 

VICTOIRE.

Air : Tout le long, le long de la rivière.

Monsieur, monsieur, le croiriez-vous ?
Encore d’s amis qui viennent chez nous !
Mais vous devineriez à peine
L’équipage qui les amène :
Une voiture à huit chevaux !

M. DE ROSTANGE.

Bon ! serait-ce quelques landaux...

VICTOIRE.

Mais vu c’pendant que lent’ment elle avance,
J’ai pensé, m’sieur, qu’ c’était la diligence,
Oui, monsieur, c’est une diligence.

Elle s’est arrêtée à la porte, et elle a déposé M. Deladurandière, sa fille... un autre monsieur et je ne sais combien de paquets...

M. DE ROSTANGE, à Jules.

Qu’est-ce que je te disais !... ils auront pris hier soir à Orléans la diligence de M. Gaillard, passé la nuit en route... et les voilà...

À Victoire.

Victoire, prépare vite des lits ! ils auront besoin de se reposer...

JULES.

Si je pouvais profiter de ce moment-là pour parler à Louise... pour m’assurer de ses sentiments !

M. DE ROSTANGE.

Parbleu ! mon garçon, je te le conseille... il n’y a pas de temps à perdre.

 

 

Scène VI

 

M. DE ROSTANGE, JULES, VICTOIRE, M. DELADURANDIÈRE, DUTUYAU, LOUISE

 

M. DELADURANDIÈRE.

Allez avec précaution... et prenez garde à ma vache ; il n’y a rien d’agréable comme de voyager la nuit... on ne fait qu’un somme...

M. DE ROSTANGE.

Parbleu ! mon cher, sois le bienvenu, je ne croyais pas que tu tiendrais si promptement ta promesse.

M. DELADURANDIÈRE.

Eh ! c’est qu’il y avait des raisons ! je commence d’abord par te présenter mon gendre, M. Dutuyau, propriétaire, inventeur des frégates à vapeur de Montereau.

DUTUYAU.

Ah ! mon Dieu, oui.

Air du Fleuve de la vie.

À cette entreprise nouvelle
Je dois et richesse et bonheur,
Et je vais embarquer ma belle
Sur une frégate à vapeur.
Bravant la tempête ennemie,
Tous deux nous voguerons gaiement,
Et nous descendrons en fumant
Le fleuve de la vie.

Et c’est ce soir, à dix heures, que nous partons.

M. DE ROSTANGE.

Et pourquoi donc ne pas rester quelques jours avec nous ?

M. DELADURANDIÈRE.

Impossible, mon ami !

Montrant ses jeux.

J’ai besoin de consulter, et il y a à Montereau... à ce que m’a dit mon gendre, un célèbre oculiste, un homme qui fait des cures merveilleuses, enfin M. le docteur Courte-Vue... dont tu as sans doute entendu parler... et en attendant, je te demanderai la permission d’en user sans façon et d’aller dormir un instant...

JULES, à part, avec joie.

À merveille.

M. DELADURANDIÈRE.

Car mon gendre et moi sommes rompus.

DUTUYAU.

Oh ! cela, c’est vrai... À propos, qu’est-ce qu’il y a de nouveau à Paris... et l’éclipse, quel jour a-t-elle lieu ?...

M. DE ROSTANGE.

Mais c’est...

JULES, à son oncle, vivement et bas.

Taisez-vous donc... il ne s’en irait pas coucher.

Haut.

C’est... c’est la semaine prochaine.

DUTUYAU.

Ah ! c’est la semaine prochaine...

À de Rostange.

Vous, monsieur, qui êtes de Paris et qui êtes un homme instruit, savez-vous d’où cela vient les éclipses ?

JULES, bas, à son oncle.

Mais, mon oncle, est-ce que vous allez lui expliquer ?...

M. DE ROSTANGE, de même.

Laisse-moi donc tranquille.

Haut, à Dutuyau.

Vous autres marins... car comme propriétaire de bateaux à vapeur, vous me permettrez de vous donner ce titre... vous autres marins, connaissez probablement les noms des planètes, leurs satellites et leurs révolutions autour du soleil ?

DUTUYAU.

Oui... oui... les planètes, ce sont les étoiles, je conçois.

M. DE ROSTANGE.

Pour vous faire mieux entendre... prenons que mademoiselle soit le soleil... c’est une supposition à laquelle vous vous prêterez facilement... vous, vous êtes la terre...

L’éloignant.

et vous vous tenez à une distance raisonnable... là, pour n’être pas brûlé.

DUTUYAU.

Comment ? je suis une planète... je suis un astre...

M. DE ROSTANGE.

Pour un moment... mais ne bougez pas, vous êtes une étoile fixe... moi, voyez-vous, je suis la lune, un corps opaque.

Air de Marianne.

Devant le soleil je me place
Et je le cache entièrement.

JULES, profitant de cet instant et parlant vivement à Louise.

Mademoiselle, il faut, de grâce,
Que je vous parle un seul instant.

LOUISE.

Et moi de même.

JULES.

Bonheur suprême !
Ce mot flatteur
Rend l’espoir à mon cœur.

Il lui baise la main.

M. DE ROSTANGE.

Or, entre nous
Que voyez-vous ?
Cela, mon cher,
Vous paraît-il bien clair ?

DUTUYAU.

Non, pas plus que l’Apocalypse !
Que puis-je voir à tout cela ?
Vous êtes devant moi !

M. DE ROSTANGE.

Voilà
Ce qu’on nomme une éclipse.

DUTUYAU.

Ah ! ce n’est pas plus malin que ça ?... Je croyais qu’il y avait autre chose... qu’il y avait une queue, mais je confondais avec les comètes... Ah ! mon Dieu, le beau-père qui s’est endormi...

M. DE ROSTANGE.

Eh ! sans doute...

Air : Je regardais Madelinette.

Le repos vous est nécessaire.
Entrez dans cette chambre-là,
Et pendant l’absence du père,
La fille au moins nous restera.

DUTUYAU.

Oui, pour un instant je vous quitte
Et reviens bientôt sur mes pas ;
Pour moi, d’abord, je dors très vite.

LOUISE.

Ah ! monsieur, ne vous pressez pas !

Deladurandière et Dutuyau sortent.

 

 

Scène VII

 

M. DE ROSTANGE, JULES, VICTOIRE, LOUISE

 

JULES.

Enfin le voilà parti !

À Louise.

Ah ! mademoiselle !

Tout le monde se précipite de dessus la terrasse.

 

 

Scène VIII

 

M. DE ROSTANGE, JULES, VICTOIRE, LOUISE, LÉVENTÉ, MADAME DE CHINCHILLA, LES INVITÉS

 

TOUS.

Air : C’est la fête qui s’apprête. (Joconde.)

Phénomène sans pareil !
Rien ne vaut une éclipse de soleil.

LÉVENTÉ.

Eh ! vite le télescope !

On braque le télescope sur la terrasse et tout le monde regarde.

Oui, le soleil s’enveloppe
D’un nuage très épais.

MADAME DE CHINCHILLA.

Oh ! c’est charmant, l’astronomie !
Il faudra que je l’étudié
Et j’y veux faire des progrès.

M. DE ROSTANGE, regardant toujours.

Croyez-vous qu’elle soit totale ?
Ah ! mon journal le disait bien ;
Moi, je ne la crois que centrale,
C’est une erreur que rien n’égale.
Ah ! ma foi, je ne vois plus rien...
Si fait... son disque encor s’éclaire
D’un cercle faiblement tracé,
Et c’est là le disque annulaire
Que Lalande avait annoncé.

Pendant ce temps, Jules est resté sur le devant du théâtre auprès de Louise.

JULES.

Depuis longtemps je vous aime,
Et de cet amour extrême
Vous n’avez jamais rien su.

LOUISE.

Ah ! de cet amour extrême
Croyez-vous que mon cœur même
Ne se soit pas aperçu ?

JULES.

Pour rompre ce mariage
Je mettrai tout en usage,
L’amour doit nous prêter conseil.

TOUS, quittant la terrasse.

Phénomène sans pareil !
Rien ne vaut une éclipse de soleil.

JULES, à Louise.

Ainsi donc, vous me permettez de tout employer pour vous soustraire à cet hymen ?

LOUISE.

Oui... tout... pourvu que mon père y consente.

JULES.

Il y consentira... Dieu ! quelle idée...

À M. de Rostange.

Mon oncle... mon cher oncle...

Il lui parle bas à l’oreille, pendant que Léventé chante.

LÉVENTÉ.

Air du Calife de Bagdad.

On ne voit rien, c’est fort aimable,
Et ce spectacle a bien son prix.

M. DE ROSTANGE, à Jules.

Oui, ton projet est admirable,
Je te réponds de nos amis.

Il va leur parler dans le fond.

LÉVENTÉ.

Déjà le ciel devient plus sombre.

JULES.

Amour, guide-nous et dans l’ombre
Pour nous prêter un jour nouveau,
Éclaire-nous de ton flambeau.

TOUS.

Bravo, bravo !
D’honneur, le tour sera nouveau.

MADAME DE CHINCHILLA, à M. de Rostange.

Oui, oui, nous vous seconderons tous... ce pauvre Jules, comment ! il était amoureux, et il n’en disait rien !

TOUS.

Air : Folie, folie, folie. (Le Prime en goguette.)

Folie (Ter.)
En ce jour viens nous conseiller.
Folie, (Ter.)
Viens l’éveiller (Bis.)

Voyant venir Dutuyau.

Le voici !

JULES.

Victoire, vite des bougies ! Ma chère Louise, il faut vous retirer pour quelques instants.., et nous, à nos rôles !

On a refermé les fenêtres et tout le monde est groupé et occupé différemment, les uns à une table de jeu, etc., toutes les bougies sont allumées.

 

 

Scène IX

 

M. DE ROSTANGE, JULES, VICTOIRE, LOUISE, LÉVENTÉ, MADAME DE CHINCHILLA, LES INVITÉS, DUTUYAU, en bonnet de nuit

 

DUTUYAU, se frottant les yeux.

Eh ! mais, d’où vient donc tout ce bruit ?

M. DE ROSTANGE, feignant un grand étonnement.

Ah ! mon Dieu !... je n’en reviens pas... et d’où sortez-vous donc ?

DUTUYAU.

Eh bien, je sors de là ; pourquoi donc cet air étonné ?

M. DE ROSTANGE.

C’est que je croyais que vous étiez parti avec M. Deladurandière.

DUTUYAU.

Monsieur Deladurandière est parti ?

M. DE ROSTANGE.

Depuis deux ou trois heures... il est sur la route de Montereau.

DUTUYAU.

Qu’est-ce que vous me dites donc à ? et quelle heure est-il ?

M. DE ROSTANGE.

Mais il doit être à peu près une heure du matin.

DUTUYAU.

Laissez donc... je sais bien que ma montre retarde... mais je verrai toujours bien.

La tirant.

Tenez... qu’est-ce que je vous disais ? midi et demi.

M. DE ROSTANGE.

Qu’est-ce que je vous disais aussi ? minuit et demi.

DUTUYAU.

Midi.

M. DE ROSTANGE.

Minuit.

DUTUYAU.

Au fait, c’est embarrassant, j’ai une montre qui n’indique pas si c’est... il faudra que j’en change.

M. DE ROSTANGE, ouvrant une fenêtre à gauche.

Regardez, plutôt... quand vous vous êtes couché, il faisait grand jour, et nous voilà maintenant au milieu de la nuit.

JULES.

C’est-à-dire que vous avez dormi douze heures de suite sans vous réveiller.

DUTUYAU.

Eh bien ! est-ce étonnant comme le temps passe quand on dort ! il m’aurait semblé à moi qu’il n’y avait pas plus de dix minutes... et le plus drôle... c’est que je me sens encore une lassitude dans les membres... je suis peut-être même plus fatigué qu’avant de m’être reposé.

JULES.

C’est toujours comme ça.

DUTUYAU.

Ah çà ! dites-moi pourquoi le beau-père et ma future sont partis sans moi.

M. DE ROSTANGE.

Ils vous auront peut-être oublié.

JULES.

Ou ils auront cru que vous étiez devant.

DUTUYAU.

Eh bien ! en prenant les pataches de Duclos, je peux encore les rattraper, ça me secouera un peu... mais ça me remettra... parce que, je vois ce qui en est, je suis las de dormir...

Pendant que Victoire va chercher les effets, Dutuyau arrange son bonnet de nuit sur sa tête, met son chapeau par-dessus, boutonne sa redingote jusqu’en haut. On lui apporte un morceau de pain et une bouteille d’osier.

TOUS.

Air : Bon voyage, cher Dumolet. (Le Départ pour Saint-Malo.)

Partez vite,
Cher Dutuyau ;
À Montereau
Le plaisir vous invite,
Partez vite,
Cher Dutuyau,
Et que l’amour guide votre bateau.

JULES.

Daignez calmer nos alarmes mortelles,
En arrivant, mon cher, dans le pays,
Ah ! donnez-nous soudain de vos nouvelles.

DUTUYAU.

Quels bons amis
Je laisse dans Paris !

TOUS.

Partez vite.
Cher Dutuyau, etc.

Dutuyau sort en saluant tout le monde.

 

 

Scène X

 

M. DE ROSTANGE, JULES, VICTOIRE, LOUISE, LÉVENTÉ, MADAME DE CHINCHILLA, LES INVITÉS

 

JULES.

Le voilà parti... et il a bien fait... car je crois entendre M. Deladurandière qui se remue dans sa chambre.

M. DE ROSTANGE.

Eh ! vite... chacun à son rôle ; vous, à cette table d’écarté... moi, à ce journal... vous jouez tous et moi je lis... Attention, et n’oubliez pas que vous y voyez...

Il souffle toutes les bougies ; chacun reste dans la même attitude. Il fait nuit.

 

 

Scène XI

 

M. DE ROSTANGE, JULES, VICTOIRE, LOUISE, LÉVENTÉ, MADAME DE CHINCHILLA, LES INVITÉS, M. DELADURANDIÈRE, arrivant à tâtons

 

M. DELADURANDIÈRE.

On n’y voit goutte dans ma chambre à coucher.

JULES, à part.

Je crois bien, tous les volets sont fermés.

M. DELADURANDIÈRE.

Ah ! ah ! il y a ici du monde... hem ?

Il écoute.

LÉVENTÉ, jouant à l’écarté.

Je coupe avec le valet de trèfle et je fais la volte.

UN JEUNE HOMME.

Je demande un cœur.

MADAME DE CHINCHILLA.

Je parie pour monsieur.

M. DE ROSTANGE, lisant tout haut le journal.

Département du Calvados... un accident terrible vient d’arriver à un bourgeois de cette ville... après avoir tué son valet, il s’est jeté dans un puits, sa femme s’est jetée après lui, et son fils, enfant d’un an et demi, allait se jeter après sa mère, lorsqu’une truie qui l’a dévoré l’a empêché de remplir ce devoir de la piété filiale.

MADAME DE CHINCHILLA.

Voilà qui est épouvantable.

LE JEUNE HOMME.

C’est horrible !

LÉVENTÉ.

Oui, c’est comme les moutons de Panurge.

M. DELADURANDIÈRE.

Comment diable font-ils donc pour y voir ? Ohé... ohé... quelqu’un !

M. DE ROSTANGE.

Eh ! c’est mon cher Deladurandière... Viens donc... je lis là un article qui va t’intéresser.

M. DELADURANDIÈRE.

Eh ! mais, où êtes-vous donc ?...

M. DE ROSTANGE.

Parbleu !... la demande est plaisante... et au milieu du salon.

LE JEUNE HOMME.

Trèfle.

JULES.

Pique.

LÉVENTÉ.

C’est fort mal joué, vous deviez jouer atout.

JULES.

C’est mal joué... c’est mal joué... je m’en rapporte plutôt à monsieur... tenez, monsieur Deladurandière... vous voyez bien le jeu de monsieur.

M. DELADURANDIÈRE.

Je le vois... je le vois... le diable m’emporte si je le vois !... Est-ce que je ne serais pas encore éveillé ?

M. DE ROSTANGE.

Eh bien ! que fais-tu donc ?... tu vas te heurter ainsi les jambes contre ce fauteuil jaune !

M. DELADURANDIÈRE, à part.

Contre ce fauteuil jaune... il m’en prend une sueur froide, est-ce que je serais ?...

Saisissant le bras de de Rostange.

Ah ! c’est toi que je tiens !...

M. DE ROSTANGE.

Qui veux-tu que ce soit ?... Voilà le journal dont je te parlais... lis toi-même l’article.

M. DELADURANDIÈRE, prenant le journal.

Comment, que je lise !

M. DE ROSTANGE.

Oui... au haut de la page... la troisième ligne... département du Calvados, un accident terrible...

M. DELADURANDIÈRE, qui a essayé de lire.

Ah ! mon Dieu !... eh bien ! mon ami, je n’y vois pas... impossible d’en déchiffrer un mot.

M. DE ROSTANGE.

Laisse donc tranquille... tu as les yeux tout grands ouverts, tu vois bien madame avec son oiseau de paradis, ce jeune militaire avec son uniforme et ce petit garçon qui...

M. DELADURANDIÈRE, se frappant la tête.

Ah ! mon Dieu, je suis aveugle ! Je le disais bien tout à l’heure que cela m’arriverait, et personne ne voulait me croire... c’est fini... il n’y a plus de remède.

JULES, se levant.

Qu’est-ce que vous dites donc ?... plus de remède !... avec les gens de mérite il y en a toujours...

M. DE ROSTANGE.

Ce n’est pas pour vanter mon neveu... mais s’il entreprend ta guérison...

M. DELADURANDIÈRE.

Serait-il possible ?

JULES.

Un instant ! mon oncle peut vous expliquer mes intentions, et il vous dira à quelles conditions.

M. de Rostange parle bas à l’oreille de Deladurandière ; pendant ce temps Victoire et un laquais arrivent portant un plateau chargé de gâteaux et de verres de punch et ils en offrent à toute la société.

LÉVENTÉ.

Délicieux... il n’est pas trop fort... un punch de dames.

JULES, lui prenant la main.

Silence !

M. DELADURANDIÈRE, qui a écouté de Rostange.

Parbleu ! si ce n’est que cela, il n’y a rien que je ne fasse pour recouvrer la vue... ta succession en perspective et du talent... Monsieur... monsieur... je consens... mais à condition que ce sera tout de suite...

JULES.

J’en réponds... d’ici à un quart d’heure... vous y verrez comme tout le monde ; nous allons d’abord vous couvrir les yeux et vous faire prendre un spécifique que je viens de préparer.

Il prend un verre de punch sur le plateau et le donne à M. Deladurandière.

M. DELADURANDIÈRE.

Diable... c’est chaud... est-ce que c’est désagréable à avaler ?

M. DE ROSTANGE, en prenant un autre.

Qu’est-ce que ça fait ? ouvrez la bouche et fermez les yeux.

M. DELADURANDIÈRE.

Parbleu ! ce n’est pas la peine.

Buvant.

Hein !... hein !... ça vous a un arrière-goût de... c’est étonnant comme cela porte à la tête !...

M. DE ROSTANGE.

C’est déjà l’effet du remède... pour arriver aux yeux, il faut bien que cela porte à la tête.

JULES.

Maintenant, attention...

Il ouvre la fenêtre. Le jour reparaît. Louise vient d’entrer et Jules se met à ses genoux.

M. DE ROSTANGE.

Air de Ma tante Aurore.

Déjà l’ombre fuit et s’efface.

LÉVENTÉ et MADAME DE CHINCHILLA.

Déjà le soleil reparaît.

M. DELADURANDIÈRE, à qui on a ôté le bandeau.

Oui, je crois distinguer la place
Et la forme de chaque objet.
Attendez... n’est-ce pas ma fille
Et le docteur dont vous parliez ?
Dans ses yeux quelle gaîté brille !
Il l’embrasse, il est à ses pieds !

JULES, à genoux près de Louise.

Ah ! monsieur, vous y voyez...

TOUS.

Oui, monsieur, vous y voyez.
Quel prodige ! vous y voyez, (Bis.)
Oui, vous y voyez. (Bis.)

M. DELADURANDIÈRE.

Ma fille... mon sauveur... mon libérateur, soyez unis !

 

 

Scène XII

 

M. DE ROSTANGE, JULES, VICTOIRE, LOUISE, LÉVENTÉ, MADAME DE CHINCHILLA, LES INVITÉS, M. DELADURANDIÈRE, DUTUYAU, dans le même équipage que quand il est sorti

 

DUTUYAU.

Eh bien ! qu’est-ce donc que cela ?

LÉVENTÉ.

Comment, vous voilà déjà de retour ?

DUTUYAU.

Je crois bien... imaginez-vous que le jour est venu me surprendre au milieu de la nuit.

M. DELADURANDIÈRE.

Il m’est arrivé un bien autre accident : tu sauras que tout à l’heure encore, un voile épais couvrait ma paupière.

DUTUYAU.

Parbleu ! et à moi de même, et à tout Paris aussi.

Air du Ménage de garçon.

C’était un monde dans la rue !
C’était surtout un brouhaha !
En l’air chacun levait la vue :
Tenez, regardez ! la voilà !
Sur cette éclipse que l’on montre
Pendant que mes yeux sont fixés,
Voilà mon lorgnon et ma montre
Qui tous deux se sont éclipsés.

M. DELADURANDIÈRE.

Qu’est-ce que tu dis donc ? une éclipse...

DUTUYAU, montrant son gousset.

Et une fameuse encore !

M. DELADURANDIÈRE.

C’est-à-dire qu’on m’abusait...

M. DE ROSTANGE.

Air : T’en souviens-tu.

Oui, j’en conviens, c’était un stratagème.
Toi-même aussi jadis fis plus d’un tour,
Mais, tu le vois, ce couple s’aime ;

Étonnement de Dutuyau.

N’avons-nous pas tous deux connu l’amour ?
Si, dans ce jour, il vient avec adresse
De l’aveugler à l’impromptu,
Il t’aveugla bien plus dans la jeunesse ;
T’en souviens-tu, mon vieux, t’en souviens-tu ?

M. DELADURANDIÈRE.

C’est-à-dire qu’il faut que je sanctionne...

M. DE ROSTANGE.

Même air.

Oui, je prétends que l’hymen les engage,
Que tu les nommes tes enfants ;
Rappelle-toi ton mariage,
Et ce festin, ce bal si séduisants !
Ils durèrent jusqu’à l’aurore,
Que notre cœur était ému !
C’est qu’alors nous dansions encore !
T’en souviens-tu, mon vieux, t’en souviens-tu ?

M. DELADURANDIÈRE.

Eh bien ! à la bonne heure, pourvu que Dutuyau ne m’en veuille pas !

M. DE ROSTANGE.

Laissez donc... un garçon comme lui... avec son esprit... son mérite et ses bateaux à vapeur... il ne restera pas longtemps en panne.

DUTUYAU.

Ça, c’est bien sûr.

M. DE ROSTANGE.

Ainsi donc, va pour le mariage, et il y aura un bal.

M. DELADURANDIÈRE.

Et il y aura un bal...

M. DE ROSTANGE.

Et nous tâcherons d’avoir quelques retours de jeunesse.

M. DELADURANDIÈRE.

Non, mon garçon, c’est fini, je ne danse plus ; de ce côté-là, vois-tu bien, il y a éclipse totale.

Vaudeville.

Air du vaudeville de Flore et Zéphire.

M. DELADURANDIÈRE.

À la cour, tant qu’il fait beau,
La foule s’installe.
Que le temps change, aussitôt
Éclipse totale.

VICTOIRE.

Qu’ d’amants viennent s’ proposer
Dans c’te capitale !
Mais dès qu’il faut épouser,
Éclipse totale.

LÉVENTÉ.

Moi, sans monter au sommet
De la cathédrale,
Je trouve dans mon gousset
Éclipse totale.

MADAME DE CHINCHILLA.

Les Français ont une Stuart,
Elle emplit la salle ;
Mais à celle du boul’vard,
Éclipse totale.

JULES.

Le Petit Poucet séduit,
Quel luxe il étale !
Mais pour le bon sens, l’esprit,
Éclipse totale.

DUTUYAU.

Que de fraîcheur et d’appas
Chez mainte vestale !
Mais quand vient le soir, hélas !
Éclipse totale.

M. DE ROSTANGE, au public.

Messieurs, lâchez que la paix
Règne dans la salle ;
Et surtout, pour les sifflets
Éclipse totale !

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