Le Comte Ory, anecdote du XIe siècle (Eugène SCRIBE - Charles-Gaspard DELESTRE-POIRSON)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 16 décembre 1816.

 

Personnages

 

ALOÏSE, comtesse de Formoustiers, jeune veuve

URSULE, demoiselle d’honneur d’Aloïse

RAGONDE, dame d’atours d’Aloïse

LE COMTE ORY, seigneur châtelain

ISOLIER, page du comte

DAMES DE LA SUITE D’ALOÏSE

CHEVALIERS DE LA SUITE DU COMTE

 

La scène se passe dans le château de Formoustiers.

 

 

PRÉFACE

 

Le comte Ory était fameux dans le moyen âge. On voit encore en Touraine et sur les bords de la Loire les ruines de ce couvent de Formoustiers qui fut, dit-on, le théâtre de ses galantes entreprises. Du reste on ne connaît point l’époque précise où vécut le comte Ory ; son historien n’a parlé que de ses exploits consignés dans cette ancienne légende que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs, et qui a fourni le sujet de la pièce que l’on va lire.

BALLADE.

Le comte Ory, châtelain redouté,
Après la chasse n’aime rien que la beauté
Et la bombance, les combats, et la gaîté.

Le comte Ory, disait, pour s’égayer,
Qu’il voulait prendre le couvent de Formoustiers
Pour plaire aux nonnes et pour se désennuyer.

– Holà, mon page ! venez me conseiller :
« Que faut-il faire pour dans ce couvent entrer ?
« L’amour me berce, et je n’en puis sommeiller.

– Sire, il faut prendre quatorze chevaliers,
Et puis en nonnes il vous les faut habiller,
Puis à nuit close au couvent il faut aller.

Holà ! qui frappe ? qui mène si grand bruit ?
– Ce sont des nonnes, qui ne marchent que de nuit.
Tant sont en crainte de ce maudit comte Ory.

Survient l’abbesse, les yeux tout endormis :
Soyez, mesdames, bien venues en ce logis ;
Mais comment faire pour trouver quatorze lits ?

Chaque nonnette d’un cœur vraiment chrétien,
Aux étrangères offre la moitié du sien ;
Soit : dit l’abbesse, sœur Colette aura le mien.

Or, sœur Colette, c’était le comte Ory,
Qui, pour l’abbesse d’amour ayant appétit,
Dans sa peau grille de trouver la pie au nid.

Fraîche et dodue, œil noir et blanches dents,
Gentil corsage, peau d’hermine et pied d’enfant,
La gente abbesse ne comptait pas vingt printemps.

Tous deux ensemble dans le lit bien pressés,
– Ciel ! dit l’abbesse... Ah ! comme vous m’embrassez !
– Vrai Dieu, madame, peut-on vous aimer assez ?

– Holà, mes nonnes, venez me secourir,
Croix et bannière, eau bénite allez quérir,
Car je suis prise par ce maudit comte Ory.

– Cessez, madame , cessez donc de crier,
Laissez en place eau bénite et bénitier,
Toutes vos nonnes ont chacun un chevalier.

Neuf mois ensuite, vers le mois de janvier,
L’histoire ajoute comme un fait très singulier,
Que chaque nonne eut un petit chevalier.

 

 

Scène première

 

LA COMTESSE, URSULE, DAME RAGONDE, DAMES D’HONNEUR DE LA COMTESSE

 

Le théâtre représente un salon gothique avec trois portes de fond et deux latérales. Sur le premier plan à droite, une cheminée sur laquelle brûle une lampe ; sur le premier à gauche, un balcon saillant donnant sur la campagne.

Au lever du rideau toutes les dames, différemment groupées et travaillant à divers ouvrages d’aiguille, écoutent dame Ragonde qui achève une histoire.

RAGONDE.

Air de M. Guénée (de l’Académie royale de musique).

« Quoi ! répond-elle à l’ermite,
« Dans votre pieux séjour,
« Par vos soins on guérit vite
« Du mal que l’on nomme amour ? »
– Ma fille, venez, courage ! »
Alors, le cœur plein d’émoi,
Lise entre dans l’ermitage ;
Mais jugez de son effroi :
Ce saint anachorète,
Ce dévot, ce prophète,
C’était lui, c’est encor lui, (bis)
C’est le comte Ory. (bis)

TOUTES LES DAMES.

Eh quoi ! mesdames, c’était lui,
C’était ce méchant comte Ory ?

RAGONDE.

Oui, c’est lui, c’est encor lui,
C’est le comte Ory.

Deuxième couplet.

Fier d’une brillante écharpe,
Si voyez beau damoisel ;
Si voyez avec sa harpe
Accourir gai ménestrel ;
Si voyez berger fidèle,
Ou bien chevalier galant,
Qui dit que vous êtes belle
Et jure d’être constant :
Fuyez, fuyez, pauvrettes,
N’écoutez ces fleurettes :
Car c’est lui, c’est encor lui, (bis)
C’est le comte Ory. (bis)

TOUTES LES DAMES.

Le ciel nous préserve de lui.
Fuyons ce méchant comte Ory.

RAGONDE.

Oui, c’est lui, c’est encor lui,
C’est le comte Ory.

URSULE.

Ah, mon dieu ! le vilain homme que ce comte Ory ! Pourtant on dit qu’il est charmant.

RAGONDE.

Voyez le grand mérite ! Il est charmant, sans doute il est charmant ; c’est le seigneur le plus élégant, toujours brillant, toujours paré : il n’a que cela à faire.

URSULE, à la comtesse.

Mais, madame, comment n’a-t-il pas suivi son père et tous les autres seigneurs de la province, qui combattent maintenant les Sarrasins ?

LA COMTESSE.

On dit que lors de leur départ, retenu par une fièvre ardente, qui faisait craindre pour ses jours...

RAGONDE.

Bah ! est-ce que ces mauvais sujets-là meurent jamais ? Voyez-les à nos genoux ; à les en croire, ils expirent toujours, et ils ne s’en portent que mieux : c’est comme nous quand nous nous trouvons mal.

URSULE.

Je ne suis point curieuse, mais je voudrais bien le voir une fois dans ma vie, ce comte Ory.

CLAIRE.

Et moi aussi.

RAGONDE.

Miséricorde ! et votre serment ? N’avons-nous pas juré à nos maris de vivre toutes renfermées dans le château de Formoustiers, jusqu’à l’époque de leur retour ?

URSULE.

Moi, l’oublier ! eh, mon dieu ! je mêle répète tous les jours !

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Ils partirent, quelles douleurs !
Nous restâmes dans ces tourelles.

CLAIRE.

Ils promirent d’être vainqueurs ;
Nous jurâmes d’être fidèles.

LA COMTESSE.

Leur valeur et notre vertu
Seront dignes l’une de l’autre...

RAGONDE, soupirant.

Oui ; mais leur serment n’a pas dû
Leur coûter autant que le nôtre.

CLAIRE.

Depuis trois ans, n’avoir pas seulement vu l’ombre d’un homme !

RAGONDE.

Il est vrai qu’aucun ne pénètre ici ; et l’on se croirait dans un monastère, sans les caquets de ces dames, la médisance et les romans.

TOUTES.

Comment donc, dame Ragonde ?

LA COMTESSE, se levant.

Eh bien ! mesdames, je crains qu’en devisant ainsi, vous n’ayez oublié l’heure du souper. La nuit est close depuis longtemps.

RAGONDE.

Madame la comtesse a raison. Allons, mesdames, descendons au réfectoire.

TOUTES EN CHŒUR.

Air : Aussitôt que la lumière.

Toi qui vois notre souffrance,
Juste ciel que je bénis,
Donne-nous la patience
D’attendre encor nos maris !
Viens, soutiens notre constance ;
D’elle dépend la vertu.
Dès qu’on perd la patience
Le reste est bientôt perdu.

Elles sortent.

 

 

Scène II

 

LA COMTESSE, URSULE

 

LA COMTESSE.

Eh bien ! Ursule, vous ne les suivez pas ?

URSULE.

Oh ! non, madame ; je n’ai point d’appétit depuis qu’on m’a dit que la guerre était finie, et que nos maris pouvaient arriver d’un jour à l’autre.

LA COMTESSE.

Eh ! qui vous a dit cela ?

URSULE, baissant les yeux.

Oh ! je le sais de bonne part... c’est-à-dire, je présume.

LA COMTESSE.

Voilà pourtant trois mois que je n’ai reçu des nouvelles du comte de Formoustiers, mon frère.

URSULE.

Ni moi de Gombaud, mon fiancé ; mais tant mieux. Je parierais qu’ils veulent nous surprendre. Pauvre Gombaud !

Air du vaudeville du petit Courrier.

Quittant l’objet de ses amours,
Que son adieu fut doux et tendre !
Hélas ! je crois encore entendre
Les premiers mots de son discours !
Le clairon sonna : quel martyre !
Il se tut, et je crois pourtant
Que ce qui lui restait à dire
Était le plus intéressant !

LA COMTESSE.

Plains-toi donc, l’espoir au moins te reste ; mais moi ! veuve à mon âge !... et de quel époux !...

Air : Rions, chantons, aimons, buvons.

Sur ton sort je t’entends gémir.
Entre nous quelle différence !
Le veuvage est le souvenir...
L’amour est plus ; c’est l’espérance.

URSULE.

L’état de veuve a son plaisir,
Si j’en crois votre expérience,
Lorsqu’on garde le souvenir
Et qu’on ne perd pas l’espérance.

LA COMTESSE.

Que veux-tu dire, l’espérance ?

URSULE.

Oui, madame, votre petit cousin Isolier, le page de ce terrible comte Ory.

LA COMTESSE.

Bon ! Isolier, un enfant ! D’ailleurs c’était le parent, le pupille de mon mari, qui l’aimait beaucoup ! Et si j’ai consenti à le revoir, c’était par égard pour la mémoire du défunt ! Tu sais, du reste, combien il me respecte.

URSULE.

Comment donc, madame, il me disait encore hier : « Ma chère Ursule, tu ne sais pas... vous ne savez pas ; car il me respecte aussi beaucoup, madame, combien j’idolâtre ma belle cousine ! »

LA COMTESSE, vivement.

Il a dit cela ?

Se reprenant.

Eh bien ! il n’aurait jamais osé m’en dire autant.

URSULE.

Écoutez donc, madame, il est en bien mauvaise école auprès de ce comte Ory ; et il faut qu’il possède un bien bon naturel, pour n’être pas plus mauvais sujet qu’il n’est.

LA COMTESSE.

Oh ! voilà qui est décidé ; ces dames d’ailleurs se croiraient autorisées par mon exemple, et je ne le recevrai plus : je le lui ai même déjà signifié, et s’il osait jamais...

On entend frapper en dehors.

URSULE.

Madame ! on frappe à la petite porte de la tourelle ; si c’était lui !...

Ouvrant la croisée du balcon.

Ah ! quel temps affreux !

ISOLIER, en dehors.

Ursule, est-ce toi ?

URSULE.

Oui, c’est moi.

À la comtesse.

Madame, que faut-il faire ? Il a déjà attaché son cheval sous un arbre.

LA COMTESSE.

Dis-lui que je ne puis...

URSULE.

Ah ! madame, il a l’air d’avoir bien froid.

LA COMTESSE, vivement.

Il a bien froid. Mais aussi quelle audace ! malgré ma défense ! Faites-le monter, Ursule ; je vais lui parler. Tiens, descends par le petit escalier. Voici la clef.

URSULE.

J’y vais, madame.

 

 

Scène III

 

LA COMTESSE, seule

 

Ursule a raison, la pluie tombe par torrens ; et en conscience, on ne peut pas le laisser dehors, ce pauvre enfant !

Air du vaudeville de Turenne.

Il me souvient qu’inflexible et sévère,
En m’enfermant dans ce séjour,
Je fis le serment téméraire
De n’y laisser jamais entrer l’amour.
Oui, je jurai, redoutant ses outrages,
De lui fermer mon cœur et mon castel ;
Mais en faisant ce serment solennel,
Je ne songeais point aux orages.
Mon dieu ! qu’Ursule est lente !

Regardant par la fenêtre.

Ah ! elle lui ouvre. Eh ! mais je crois qu’il l’embrasse. Ne vous gênez pas, monsieur ; je me repens maintenant de lui avoir ouvert : oh ! oui, je m’en repens. Le voici ; il n’est plus temps.

 

 

Scène IV

 

LA COMTESSE, URSULE, ISOLIER

 

ISOLIER, mettant un genou en terre.

Bonjour, ma belle, ma bonne, ma divine cousine !

LA COMTESSE.

Votre cousine est très en colère contre vous, monsieur ; j’ai à vous gronder. Mon dieu ! comme il a froid ! Chauffez-vous, monsieur, chauffez-vous. Je vous trouve bien hardi ! comment, malgré ma défense ?... Dis donc, Ursule, il a peut-être faim ? N’est-ce pas, monsieur, que vous avez faim ? Eh ! vite, Ursule, ces conserves qui sont sur mon oratoire.

Ursule sort.

ISOLIER.

Ma bonne cousine !

LA COMTESSE.

Oui, monsieur, je vous enverrai Ursule pour vous ouvrir désormais. La pauvre petite !

ISOLIER.

Comment ! vous avez vu ?

LA COMTESSE.

Oui, j’ai vu qu’avec votre apparente timidité, vous étiez le digne élève de votre maître.

URSULE, rentrant.

Tenez, beau chevalier !

Isolier se met à table ; la comtesse est à côté de lui, le sert et le regarde manger. Ursule debout lui verse à boire.

LA COMTESSE.

Aussi, a-t-on jamais vu courir les grands chemins à cette heure-ci ?

ISOLIER, la bouche pleine.

C’est un message important dont j’étais chargé.

LA COMTESSE.

Encore quelque nouveau tour de ce méchant comte ?

ISOLIER.

Oh ! non, c’est au contraire une lettre pour lui, etqui pourra bien...

À part.

Diable ! taisons-nous.

Haut.

C’était le plus long de passer par ici ,

Regardant la comtesse.

mais c’était le plus beau !

URSULE.

Oui, le plus beau, de la pluie à verse.

ISOLIER.

Bah ! en venant on ne la sent pas ; c’est quand je m’en irai !...

LA COMTESSE, le contrefaisant.

Quand je m’en irai... Avec cet air câlin, qui ne le prendrait pour l’ingénuité même ? Eh bien ! c’est là le digne conseiller et souvent le compagnon des tours félons que le perfide comte joue aux femmes.

ISOLIER.

Vous le savez, c’est mon père qui m’a placé, en partant, auprès du jeune comte ; et si ce n’était ses déloyautés en amour, il ne pouvait me choisir plus noble seigneur.

Air de la romance du comte Ory.

Le comte Ory, châtelain redouté,
Après la gloire n’aime rien que la beauté,
Et la bombance, les combats et la gaité.

D’ailleurs,

Air : Ah ! daignez m’épargnez le reste.

Brave, généreux et galant,
Preux chevalier et noble prince,
On craint ses exploits... et pourtant
On le chérit dans la province.
Il voudrait, il le dit tout haut,
Voir chacun heureux à la ronde ;
Et même, hélas ! son seul défaut
Est de vouloir se mêler trop
Du bonheur de tout le monde.

En confidence.

Mais vous ne savez pas, aujourd’hui je le crois amoureux.

LA COMTESSE.

Amoureux ? Est-ce qu’il est jamais autrement ?

ISOLIER.

Oh ! cette fois, c’est sérieusement. Imaginez-vous que ce matin il me fait appeler.

Air du Pot de fleurs.

« Holà, dit-il, holà mon page,
« Ici venez me conseiller ;
« À mon cœur rendez le courage.
« Amour me berce et ne puis sommeiller.
– « Hélas ! seigneur, vos tourmens sont les nôtres ;
« Et l’amour, sensible à nos maux,
« Vous prive à la fin du repos
« Dont vous avez privé les autres. »

J’ignore le nom de sa belle ; car, pour la première fois, il a été discret : mais il paraît qu’elle est surveillée par un jaloux ou renfermée dans quelque moutier, car ce pauvre comte ne savait comment pénétrer près d’elle, et c’est sur cela qu’il me consultait.

LA COMTESSE.

Comment, monsieur ?...

ISOLIER.

Oh ! je lui ai donné une idée ; je suis sûr qu’elle vous divertira. Sire, lui ai-je dit, il faut prendre...

LA COMTESSE.

C’est bon, c’est bon ; je vous dispense des détails : encore quelque perfidie...

URSULE, à part.

Ah ! quel dommage !

LA COMTESSE.

Écoutez-donc ! j’entends du bruit dans les corridors.

URSULE.

Ce sont ces dames qui rentrent après le souper.

LA COMTESSE.

Comment ! il est déjà si tard ? Allons, allons, monsieur, vite, il faut vous retirer.

ISOLIER.

Comment, ma belle cousine ?...

LA COMTESSE.

Vous devriez être déjà bien loin. Tenez, prenez ces fruits, prenez encore ces gâteaux. Bonsoir, encore une fois, bonsoir. Ursule, ouvre-lui la porte, et viens me rejoindre aussitôt.

Elle sort par une des portes latérales.

 

 

Scène V

 

ISOLIER, URSULE

 

URSULE.

Vous vous en allez donc, monsieur Isolier ?

ISOLIER.

Il le faut bien.

URSULE, à voix basse.

Bah ! puisque vous voilà, quelques minutes de plus ou de moins... Si vous m’acheviez cette histoire du comte Ory, que tout à l’heure vous aviez commencée, que je la sache seulement.

ISOLIER.

Oui, pour aller la redire.

URSULE.

Non, je l’oublierai tout de suite.

ISOLIER.

Imagine-toi que je lui conseillai, pour entrer dans ce moutier, de prendre parmi ses chevaliers...

On entend frapper à coups précipités.

Qui peut, à pareille heure, venir vous rendre visite ?

Le bruit redouble.

URSULE.

C’est à la grande porte du château ; je cours voir ce que c’est. Mon dieu ! que je suis malheureuse ! je ne saurai encore rien. Tenez, monsieur, descendez vite par cet escalier ; surtout tirez la porte sur vous, et qu’on ne vous revoie plus. Demain vous m’achèverez l’histoire, n’est-ce pas ? Allons, partez, et ne revenez jamais.

Elle sort par la porte du fond. On continue de frapper.

 

 

Scène VI

 

ISOLIER, seul

 

Voilà qui est singulier ! Ceci se rapporterait-il aux dépêches dont je suis chargé ? Oh ! non ; il est impossible qu’avant minuit...

Il regarde à la fenêtre à droite.

Que de lumières dans la cour ! Toutes ces dames se serrent l’une contre l’autre ; elles n’osent ouvrir. Si je descendais... non, craignons de compromettre ma belle cousine ! Mais si c’était quelque aventure ? si ma cousine était menacée ? si on attaquait le château ? oh ! non, je ne suis pas assez heureux pour cela. J’entends monter ; c’est Ursule.

 

 

Scène VII

 

ISOLIER, URSULE entrant précipitamment

 

URSULE.

Comment ! encore ici, monsieur ?

ISOLIER.

Pouvais-je partir sans savoir la cause de tout ce bruit ? tu vas m’expliquer...

URSULE.

Non, monsieur. Hâtez-vous de vous retirer, et laissez-moi entrer chez madame.

ISOLIER.

Bah ! quand on y est, quelques minutes de plus ou de moins.

URSULE.

Eh bien ! puisqu’il faut vous le dire, c’est encore un nouveau tour de votre maître : de malheureuses pèlerines qu’il poursuit, et qui nous demandent l’hospitalité.

Air : Adieu , je vous fuis, bois charmant.

Je viens en bas de les trouver :
Si vous voyiez leur contenance !
Elles me priaient de sauver
Leur honneur et leur innocence.
De frayeur mon cœur hésitait ;
Mais la pitié fut la plus forte :
On ne peut, par le temps qu’il fait,
Laisser l’innocence à la porte.

ISOLIER.

Et combien sont-elles ?

URSULE.

Quatorze ; je les ai comptées.

ISOLIER, étonné.

Quatorze ! et tu les a fait entrer ?

URSULE.

Sans doute ; elles sont en bas, dans le parloir.

ISOLIER.

Ici, dans le château ?

URSULE.

Oui ; elles attendent ce que madame va décider de leur sort. Allons, vous voilà instruit, laissez-moi entrer, et hâtez-vous de vous retirer. Surtout, fermez les deux portes sur vous.

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène VIII

 

ISOLIER, seul

 

Me retirer ! il s’agit bien de cela maintenant. Ah, malheureux ! qu’ai-je fait ? Oui, tout me le dit, voilà l’effet de mes conseils. Ce déguisement, c’est moi qui en ai donné l’idée. Le comte et ses dévoués serviteurs sont maintenant dans cette enceinte, dans le castel de ma belle cousine. Je ne me doutais pas, il est vrai, que ce fût là cette beauté dont il était amoureux. Grands dieux ! que faire ? Infortuné ! et pourquoi me plaindre ? je suis trop heureux, au contraire, de ne pas être parti ; peut-être trouverai-je le moyen de déjouer les projets du comte, d’empêcher l’entrevue qu’il désire avec tant d’ardeur : car s’il la voit, qui sait ? Ma cousine m’aime, mais elle est femme : le rang du comte, l’offre de sa main, peuvent l’éblouir !... Non, veillons sur ma belle cousine, sur mon seigneur, et montrons-nous le digne page du comte Ory ! On vient. Prévenir ma cousine ne servirait à rien. Le comte n’est pas homme à s’éloigner si la ruse ne l’y force. Cachons-nous sur ce balcon, et tenons-nous prêt à tout événement.

Il entre sur le balcon et referme la croisée.

 

 

Scène IX

 

URSULE, sortant de l’appartement de la comtesse, LA COMTESSE

 

URSULE.

Oui, madame, on va leur offrir le meilleur repas possible.

 

 

Scène X

 

URSULE, LA COMTESSE, DAME RAGONDE

 

URSULE.

Eh bien, dame Ragonde ! que font nos pèlerines ?

RAGONDE.

Ah, ma chère ! elles avaient grand besoin du bon feu que je leur ai fait allumer dans le parloir. Il fait un temps affreux.

LA COMTESSE, à part.

Pauvre Isolier !

RAGONDE.

Je crois que la frayeur les a rendues muettes, car elles ne disent pas un mot.

LA COMTESSE.

Quatorze femmes ! Et leurs figures ? car je n’ai pas eu le temps de les examiner.

RAGONDE.

Leurs figures ? figures extrêmement respectables, regards pleins d’expression.

URSULE.

Allons, ne perdons pas de temps ; je vais sur-le-champ leur faire servir à souper : après tant de fatigues, elles doivent en avoir bon besoin.

 

 

Scène XI

 

RAGONDE, seule

 

Mais voyez pourtant quel malheur d’être femme, d’être belle, à quoi nous sommes exposées ! Ah ! perfide comte Ory !... si je te rencontrais... si nous nous voyions face à face, tu passerais un mauvais moment : comme je te traiterais !...

Faisant un geste pour imposer respect.

Monsieur !...

Air : Vers le temple de l’hymen.

Mainte beauté que je voi
Demande, au siècle où nous sommes,
Comment éloigner les hommes...
Hé ! mon dieu ! regardez-moi :
Pour n’être point méconnue,
Il me suffit à leur vue
D’une certaine tenue,
D’un certain je ne sais quoi.
Aussi je ne les crains guères :
Toujours les plus téméraires
Ont reculé devant moi.

 

 

Scène XII

 

RAGONDE, LE COMTE ORY, il porte une robe de pèlerine et s’appuie sur un bourdon

 

RAGONDE.

Ah ! voici une de nos pèlerines ; celle qui regarde avec tant d’expression.

LE COMTE.

Pardon, ma belle demoiselle, d’oser m’adresser à vous aussi librement.

RAGONDE, à part.

Ma belle demoiselle ! Qu’elle est aimable.

LE COMTE.

N’êtes-vous point la maîtresse de ce château ?

RAGONDE.

Vous êtes trop bonne : dame d’honneur, tout au plus. Mon nom est Ragonde.

LE COMTE.

Hé bien ! vertueuse Ragonde, pourriez-vous me faire parler à votre maîtresse ?

RAGONDE.

Impossible, ma belle dame ; la comtesse ne peut voir personne.

LE COMTE, à part.

Ah diable !...

Haut.

Dites-lui que ce sont des pèlerines qui reviennent de la Terre-Sainte.

RAGONDE.

De la Terre-Sainte ! Sauriez-vous, par hasard, des nouvelles de nos maris ?

LE COMTE.

De vos maris ?... justement ; ce sont de leurs nouvelles que j’apporte.

RAGONDE.

Ah ! je cours sur-le-champ ; je le dis à madame la comtesse, à tout le monde. De nos maris ! quel bonheur ! Madame, un peu de patience ; la joie, l’émotion... Je reviens à l’instant.

 

 

Scène XIII

 

LE COMTE, seul

 

Je vais donc la voir cette superbe dame ! cette belle cousine dont Isolier m’a tant de fois parlé ! Pauvre Isolier ! il était loin de se douter que son conseil extravagant me conduirait en ces lieux. C’est que toutes ces petites femmes sont charmantes. J’étais venu ici avec les intentions les plus raisonnables, et je ne sais déjà quelles idées... J’ai laissé mes compagnons, ou plutôt mes compagnes, dans le parloir ; et j’accours ici savoir quel destin me prépare l’Amour, prêt à profiter de toutes les chances qu’il me présentera pour toucher le cœur de cette fière comtesse, et pour l’obliger enfin à me pardonner la ruse qui m’a conduit à ses pieds. Encore cette folie ; dans peu de jours le retour de mon père peut me forcer à la sagesse.

Air de la Cavatine de don Juan (Mozart).

Vive folie
Par qui ma vie
Fut embellie,
Entends mes vœux.
Si mon délire
Ici m’attire,
C’est pour te dire
Derniers adieux.
J’en fais promesse,
Belle comtesse,
Sage maîtresse
De ce séjour,
Quand ma tendresse
À toi s’adresse,
Vers la sagesse
C’est un retour.
Vive folie
Par qui ma vie, etc.

Mais quel bruit ! Dieu me pardonne, ce sont ces dames qui parlent toutes ensemble.

 

 

Scène XIV

 

LE COMTE, LA COMTESSE, RAGONDE, TOUTES LES DAMES, excepté URSULE

 

Air : Courons aux Prés-Saint-Gervais.

CHŒUR.

Quoi ! vous apportez ici,
Noble et gentille pèlerine ;
Quoi ! vous apportez ici
Des nouvelles de mon mari.

PREMIÈRE DAME.

Revient-il près de sa belle ?

RAGONDE.

Est-il frais et bien portant ?

DEUXIÈME DAME.

A-t-il battu l’infidèle ?

CLAIRE, à voix basse.

Est-il constant ?

TOUTES.

Vous que le ciel guide ici,
Parlez, gentille pèlerine,
Parlez, donnez-nous ici
Des nouvelles de mon mari.

LE COMTE, regardant la comtesse.

Isolier avait raison, elle est charmante.

LA COMTESSE.

Est-il vrai, madame, que la guerre soit terminée, et que les seigneurs de cette province se disposent à revenir en France ?

LE COMTE.

La guerre est terminée, mesdames, mais non les exploits de vos maris ; il leur reste encore trop à faire pour que vous puissiez compter sur leur prompt retour. Si cela continue, ils convertiront toute l’Asie.

RAGONDE.

Que voulez-vous dire ?

LE COMTE.

Air : Les fillettes au village (de M. Hyp. de la Marre).

Vos maris, en Palestine,
Sont les soutiens de la foi.
Pour leur croyance divine
Les belles n’ont plus d’effroi.
Et sultane et pèlerine,
Ils soumettront tout, je croi... (bis)
Vos maris, en Palestine,
Sont les soutiens de la foi.

Du grand Soudan de Syrie
Ils ont pris tout le sérail...
Voulant par une œuvre pie
Le convertir en détail.
Ils y restent, j’imagine,
Par zèle pour notre loi... (bis)
Vos maris, en Palestine,
Sont les soutiens de la foi.

TOUTES.

Air du vaudeville de l’Écu de six francs.

Quoi ! nos maris, est-il possible ?
Voyez les traîtres, les ingrats.

PREMIÈRE DAME.

Le mien pour une autre est sensible.

RAGONDE.

Eh quoi ! le mien ne revient pas ?

CLAIRE, à une autre dame.

Toi qui depuis longtemps soupires...

RAGONDE.

Hélas ! nos époux, je le voi,
Seront les soutiens de la foi,
Et nous en sommes les martyres.

LA COMTESSE.

Nous comptions sur leur retour pour nous soustraire aux poursuites de ce terrible comte Ory.

RAGONDE, au comte.

Terrible, c’est le mot, vous le savez par expérience.

LE COMTE.

Oui, je sais plus que personne de quoi il est capable.

À la comtesse.

Mais qu’avons-nous besoin de protecteurs, mesdames ; notre sexe ne peut-il se défendre par lui-même ?

Air : Restez, restez, troupe jolie (de Doche).

Formons une étroite alliance ;
Liguons-nous toutes contre lui,
Et pour punir son arrogance,
Abaissons ce fier ennemi.
Oui, de vous seule il peut dépendre
Que tous ses torts soient expiés,
Et si nous pouvions nous entendre,
Il serait bien vite à vos pieds.

 

 

Scène XV

 

LE COMTE, LA COMTESSE, RAGONDE, TOUTES LES DAMES, URSULE, puis LES AUTRES DAMES

 

LA COMTESSE, à Ursule.

Eh bien ! mes ordres ont-ils été exécutés ?

URSULE.

Oui, madame : quand toutes nos pèlerines ont été bien réchauffées, on les a fait passer dans le réfectoire ; nous les examinions à travers les vitraux. Grands dieux ! quel appétit ! les pauvres femmes ! elles dévorent !

LE COMTE, à part.

Les traîtres ! ils vont me trahir.

URSULE.

Elles sont tellement reconnaissantes de notre accueil, qu’au moment où je suis entrée, elles voulaient toutes m’embrasser.

LE COMTE, à part.

Je l’aurais parié, morbleu !

LA COMTESSE.

Mais vous, madame, vous ne partagez point leur repas ?

LE COMTE.

La crainte et l’émotion m’ont ôté l’appétit.

LA COMTESSE.

Votre situation me fait faire une réflexion qui m’embarrasse.

LE COMTE.

Laquelle ?

LA COMTESSE.

Comptez-vous sur-le-champ vous remettre en route ?

LE COMTE.

Mais, madame, à moins de risquer de retomber entre les mains du méchant comte, nous ne pouvons...

LA COMTESSE.

Je le sens bien, mais comment faire pour loger ainsi tant de monde ?

URSULE.

Mais, madame, nul inconvénient : nous veillerons avec ces dames ; elles doivent savoir de belles histoires , et cela est si divertissant !

LE COMTE, à part.

C’est charmant.

Air : Beaux Damoiseaux et Demoiselles (du Prince troubadour, de Méhul).

Oui, noble dame et bachelettes,
Vous dirai mieux qu’un ménestrel
Tençons et récits d’amourettes,
Car j’en sais beaucoup, grâce au ciel !
Vous conterai récits de guerre,
Vous conterai joyeux refrain...
Enfin, si Dieu m’aide, j’espère
Vous en conter jusqu’à demain.

TOUTES.

Nous en conter jusqu’à demain !...

LE COMTE.

Mais, dans ce moment, je ne vous cache pas que je suis un peu fatigué, et qu’un instant de repos...

RAGONDE.

Chacune de nous peut offrir l’hospitalité à ces dames ; moi d’abord, si madame veut accepter.

LE COMTE, à part.

Je suis perdu !...

LA COMTESSE, à part.

Non, je veux être pour ma part dans cette bonne action ; et puisque madame a besoin de repos.

Prenant une lampe des mains d’une dame et la présentant au comte.

Suivez ce corridor, au bout duquel se trouve un cabinet attenant à mon appartement. Dame Ragonde, indiquez à cette aimable personne...

RAGONDE.

Volontiers ; venez, madame.

LE COMTE.

Air : Un moment de gêne (des Rendez-vous bourgeois).

Bonsoir, noble dame ;
Croyez qu’en mon âme
N’oublierai jamais
D’aussi doux bienfaits.
Et bientôt peut-être
Avec loyauté
Saurai reconnaître
L’hospitalité.

CHŒUR.

Oui, le ciel peut-être,
Dans sa bonté,
Saura reconnaître
L’hospitalité.

Le comte sort avec Ragonde par la porte à gauche.

 

 

Scène XVI

 

LA COMTESSE, URSULE, TOUTES LES DAMES

 

URSULE.

C’est bien la personne la plus douce, la plus aimable !...

LA COMTESSE.

Avec toute son amabilité, je lui trouve une figure singulière !

URSULE.

Il est vrai qu’elle n’est point de la première jeunesse.

LA COMTESSE.

Non, je veux dire dans ses manières.

URSULE.

Écoutez donc, ces pauvres femmes…

Air du Verre.

À leur âge c’est naturel !
Si d’abord vous les aviez vues :
À peine d’un effroi mortel
Sont-elles encor revenues.
La poursuite de tels amants
Doit donner de l’inquiétude
Surtout lorsque depuis longtemps
On en a perdu l’habitude !

LA COMTESSE.

De là vient sans doute cet air contraint et ce maintien embarrassé que j’avais remarqué d’abord.

Ragonde rentre.

URSULE.

Et si vous voyiez les autres, madame, c’est bien pire encore. Ce comte Ory ne doute de rien.

RAGONDE.

Quel homme !

LA COMTESSE.

Heureusement, nous n’en avons rien à craindre.

URSULE.

D’ailleurs nous venons de faire une bonne action, et cela doit porter bonheur.

Reprise du CHŒUR précédent.

Prenons confiance,
Car, dans sa bonté,
Le ciel récompense
L’hospitalité.
Rentrons en silence, etc.

Elles sortent.

 

 

Scène XVII

 

LA COMTESSE, URSULE

 

URSULE, sur le point de partir.

Madame veut-elle accepter mes services ?

Allant chercher une robe dans le fond.

Comme madame est bien ainsi ! Ah, pauvre Isolier ! où es-tu ?

ISOLIER, entr’ouvrant la fenêtre du balcon.

On s’occupe de moi !

LA COMTESSE.

Que voulez-vous dire ?

URSULE.

Je dis qu’il donnerait bien des choses pour être à ma place.

LA COMTESSE.

Quelle folie !

URSULE.

Lui, madame, il serait trop heureux ; et je suis sûre qu’au prix de tout son sang...

LA COMTESSE.

C’est bon ; retirez-vous.

URSULE.

Je me retire.

Revenant sur ses pas.

Madame, vous avez reçu des nouvelles de l’armée ? Est-ce qu’on ne sait pas quand reviennent nos maris ?

LA COMTESSE.

Mon dieu non. Tous les soirs vous me faites la même demande.

URSULE, tristement.

Bonsoir, madame.

 

 

Scène XVIII

 

LA COMTESSE, ISOLIER, caché

 

LA COMTESSE.

Enfin me voilà seule, et je puis donc m’occuper de lui. Ce pauvre Isolier ! dans quel état il doit être arrivé au château ! Qu’il m’en a coûté de le renvoyer par un temps aussi affreux !

ISOLIER.

Bonne cousine !

LA COMTESSE.

Aussi, que mon frère revienne, et j’espère bien qu’il ne s’en ira plus. Comme il m’aime ! comme il braverait tout pour moi !... jusqu’à la colère de son maître.

ISOLIER.

C’est ce que je fais.

Sortant du balcon.

LA COMTESSE.

Ce n’est pas lui qui serait jamais audacieux ni mauvais sujet. Jamais il ne voudrait compromettre...

L’apercevant, et jetant un cri.

Ah ! qu’ai-je vu ?

ISOLIER, mystérieusement.

Chut ! c’est moi.

LA COMTESSE.

Malheureux ! vous ici ! Que venez-vous faire ? me perdre ?...

ISOLIER.

Vous sauver !

LA COMTESSE.

Ingrat, dans quel embarras vous me mettez !...

ISOLIER.

Je viens vous en tirer.

LA COMTESSE.

Vous ! comment ?

ISOLIER.

Chut ! parlons bas.

Il va écouter à la porte du corridor.

Je n’entends rien.

LA COMTESSE.

Que signifie ?...

ISOLIER.

Savez-vous à qui vous avez donné l’hospitalité ?

LA COMTESSE.

À des pèlerines infortunées, poursuivies par le comte Ory.

ISOLIER.

Non, au comte Ory lui-même.

LA COMTESSE.

Ô ciel ! quel affreux danger !

ISOLIER.

Ne nous alarmons pas, et voyons avant tout...

LA COMTESSE.

Il faut fermer cette porte.

ISOLIER.

Faible obstacle pour lui.

LA COMTESSE.

Grands dieux ! j’entends marcher dans le corridor.

ISOLIER.

Si nous pouvions seulement gagner du temps, jusqu’à minuit... Nous sommes sauvés !

LA COMTESSE.

Que voulez-vous dire ?

ISOLIER.

Je n’ai ni le temps, ni le pouvoir de m’expliquer. On vient.

Il souffle la lampe.

LA COMTESSE.

Que faites-vous ?

ISOLIER.

Je vous sauve.

Il s’empare de la mantille que vient de quitter la comtesse.

Moi, sur ce fauteuil ; vous, derrière : chargez-vous seulement des réponses.

 

 

Scène XIX

 

LA COMTESSE, ISOLIER, LE COMTE, en habit de chevalier

 

LE COMTE.

Me voici dans l’appartement de la comtesse. Quelle obscurité !

Air : Che Soave Zefiretto (Mozart.)

Approchons-nous en silence.

ISOLIER, à la comtesse.

Silence !...

LA COMTESSE.

Silence !

LE COMTE.

Mon projet réussira. (bis)

ISOLIER.

Mon projet réussira....

LE COMTE.

De l’adresse et de la prudence.

ISOLIER, à la comtesse.

Prudence !...

LA COMTESSE.

Prudence !...

ISOLIER.

L’Amour nous protégera.

LE COMTE.

L’Amour me protègera.

Isolier fait signe à la comtesse de parler.

LA COMTESSE.

Qui va là ?

LE COMTE.

Comme sa voix est émue ! C’est moi, cette pauvre pèlerine à qui vous avez donné l’hospitalité.

LA COMTESSE.

Vous m’avez fait une frayeur ! j’en tremble encore.

LE COMTE.

Pas plus que moi, je vous jure : c’est même cela qui m’amène. Je n’ai pu rester dans mon appartement. Il semble qu’à deux on ait moins peur.

ISOLIER, à part.

Oui, quand on est deux.

LE COMTE.

Et j’ai même besoin de savoir que vous êtes là, auprès de moi.

Rencontrant Isolier.

Air : Sans être belle on est aimable (d’Ambroise).

Est-ce bien vous ?

LA COMTESSE, répondant.

Oui, c’est moi-même.

LE COMTE.

Hélas ! ma frayeur est extrême...

Prenant la main d’Isolier.

Elle se dissipe soudain...
Depuis que je sens cette main.

LA COMTESSE, à part.

Eh ! mais, il croit tenir ma main.

LE COMTE.

Mon cœur à se calmer commence.

LA COMTESSE, à part.

La frayeur fait battre le mien.

LE COMTE, serrant sur son cœur la main d’Isolier.

Enfin, elle est en ma puissance.

ISOLIER, à part.

Comme il me tient !

LE COMTE, à part.

Ah ! je la tien.

LA COMTESSE, à part.

Je puis la lui laisser, je pense ;
Son bonheur ne me coûte rien.

TOUS TROIS.

Ah ! je la /   
le / tien.

LA COMTESSE.

Maintenant, n’est-ce pas, vous pouvez rentrer dans votre appartement ?

LE COMTE.

Non, cela me serait impossible ; je ne sais quel charme me retient en ces lieux.

LA COMTESSE.

Que dites-vous ?

LE COMTE.

Oui, je vous abusais : vous voyez en moi le plus tendre et le plus fidèle des amans.

LA COMTESSE.

Grands dieux !

LE COMTE, retenant Isolier dans le fauteuil.

Ne cherchez point à vous éloigner. Pouvez-vous douter de mon respect, de ma soumission ? Je vous ai vue ce matin, et votre aspect seul a décidé de mon retour à la vertu.

LA COMTESSE.

À la vertu !

LE COMTE.

Oui, tout m’est possible si vous me permettez de vous revoir.

LA COMTESSE.

Me revoir !

LE COMTE.

On le peut sans danger, sans indiscrétion. J’ai déjà remarqué au bout de ce corridor une secrète issue.

ISOLIER, à part.

Il n’a pas perdu de temps.

LA COMTESSE.

Eh ! qui vous a donné le droit de vous introduire avec cette audace ?

LE COMTE.

Mon amour, vos cruautés. Mais, je vous l’avoue, l’idée d’une pareille ruse ne me serait jamais venue : c’est un de mes conseillers, un page, un mauvais sujet...

LA COMTESSE, à Isolier.

Comment, monsieur ?

ISOLIER.

Ce n’est pas vr...

La comtesse lui ferme la bouche avec la main.

LE COMTE.

Pourriez-vous m’en croire capable ? moi ! le comte Ory ?

Air de la romance du comte Ory.

Ah ! de mon âme
À la fin connaissez
La vive flamme.

Il baise la main d’Isolier, qui, dans le même moment, baise celle de la comtesse.

LA COMTESSE.

Ah ! comme vous me pressez !

LE COMTE, avec expression.

Vrai Dieu, Madame,
Peut-on vous aimer assez ?...

On entend un grand bruit au dehors.

Qu’entends-je ?

Le Comte rentre dans le corridor et Isolier sur le balcon.

 

 

Scène XX

 

LE COMTE, ISOLIER, cachés, RAGONDE, URSULE, LES AUTRES DAMES, arrivant par le fond avec des flambeaux

 

Air : Ah ! quel scandale !

CHŒUR.

Ah ! quel scandale abominable !
Ah ! quelle horrible trahison !
Vit-on jamais rien de semblable ?

LA COMTESSE.

Répondez-moi, qu’avez-vous donc ?

RAGONDE.

Madame, ces pèlerines...

LA COMTESSE.

Eh bien ! où sont-elles ?

RAGONDE.

Elles sortent de table ; mais qui s’en serait jamais douté ?

Air du Calife de Bagdad.

Ah ! qui jamais pourrait le croire ?
Quelle honte pour ce saint lieu !
En passant près du réfectoire,
J’entends : Morbleu, sanbleu, parbleu !
Lors je m’approche avec mystère :
Ces dames buvaient à plein verre,
En criant : Guerre à la beauté,
Vivent l’amour et la gaîté !

LA COMTESSE.

Guerre à la beauté !

RAGONDE.

J’ai compris quel danger me menaçait ; j’ai été sur-le-champ prévenir ces dames, et nous accourons toutes. Tenez, ne les entendez-vous pas ?

On entend en dehors :

Chantons le vin et la beauté ;
Vivent l’amour et la gaîté...

 

 

Scène XXI

 

LE COMTE, ISOLIER, cachés, RAGONDE, URSULE, LES DAMES, CHEVALIERS DE LA SUITE DU COMTE ORY, paraissant à la porte du fond, leur robe de pèlerine est entr’ouverte et laisse voir leurs habits de chevaliers

 

CHŒUR DE FEMMES, se pressant autour de la comtesse.

Grands dieux ! hélas ! protégez-nous.

CHŒUR DES HOMMES.

Belles, pourquoi nous fuyez-vous ?
Vous nous voyez à vos genoux.

Ils font un pas vers elles. L’horloge du château annonce minuit, et l’on entend sonner le beffroi. Ils s’arrêtent tous étonnés.

 

 

Scène XXII

 

ISOLIER, RAGONDE, URSULE, LES DAMES, LES CHEVALIERS, LE COMTE, sortant du corridor

 

LE COMTE.

D’où vient ce bruit ? Serions-nous menacés ?

ISOLIER, sortant du balcon en face.

C’est minuit, et nous sommes sauvés !

LE COMTE.

Que vois-je ? Isolier en ces lieux !

ISOLIER.

Vous y êtes bien, monseigneur ; il faut venir vous y chercher : c’est une lettre que, depuis plusieurs heures, je suis chargé de vous remettre.

LE COMTE.

Mais, Dieu me pardonne, tu es arrivé par la fenêtre !

ISOLIER.

On doit tout braver, monseigneur, pour le service de son prince !

LE COMTE.

Fripon ! Voyons de qui est cette lettre.

ISOLIER.

De monseigneur votre auguste père.

LE COMTE.

De mon père !

Lisant.

« Mon cher comte, je serai au château cette nuit même.

À part.

Cette nuit ! Tous les gentilshommes de mon vasselage et le brave comte de Formoustiers arriveront à minuit dans leurs castels, dans le dessein de causer à leurs nobles dames une douce surprise. 

TOUTES LES DAMES.

À minuit ! Ce sont eux !

URSULE, sautant de joie.

C’est mon mari !

LE COMTE, poursuivant.

« Quant à moi, qui n’ai pas les mêmes motifs pour me cacher, je t’envoie par Isolier la nouvelle de mon arrivée. » Grands dieux ! que pensera-t-il en ne me trouvant pas au château ?

ISOLIER.

Mon prince, voulez-vous que je vous donne un conseil ?

LE COMTE.

C’est ton habitude.

ISOLIER.

Vous avez déjà eu l’adresse de remarquer au fond de ce corridor une secrète issue...

LE COMTE.

Comment ?

ISOLIER.

Elle donne sur la campagne.

LE COMTE.

Ah, traître ! tu sais...

ISOLIER.

Entendez-vous le beffroi ? Laissez les maris faire leur entrée triomphale, et donnez à votre compagnie l’exemple d’une sage retraite.

LE COMTE.

Tu pourrais avoir raison, et tu vas nous guider.

ISOLIER.

Mon prince, j’aurai soin de fermer la porte sur vous. Le comte Formoustiers est mon cousin, et je dois rester pour le recevoir.

LE COMTE.

Je devine une partie de la vérité. Allons, mesdames, au revoir ; adieu, charmante comtesse : nous n’aimons pas plus à rencontrer des frères que des maris. Mais je n’oublierai point certain baiser...

ISOLIER.

Las ! monseigneur, je n’étais pas digne de cette précieuse faveur.

LE COMTE.

Comment ! c’était toi ? Ah ! pauvre comte ! à qui t’es-tu joué ?

À voix basse.

Mesdames, je vous demande le secret, et promets de le garder.

Air du vaudeville du Mameluck.

Oui, sans bruit et sans escorte,
Pendant que chaque mari
Entrera par cette porte,
Nous, sortons par celle-ci...
Ne bougez, troupe craintive,
Nous sommes faits à cela.
Sitôt que l’Hymen arrive,
Prudemment l’Amour s’en va.

Air de la Sorbonne.

Vous pourtant,
Croyez-m’en,
Ayez la prudence
De ne point en faire part ;
Gardez le silence,
Car
Que chez lui
Un mari
Trouve un téméraire,
Cela peut arriver, mais
Cela doit se taire.
Paix !

URSULE.

Quel bonheur !
Ouvrons-leur ;
Vite, ouvrons, Madame.
Pourtant quand on vient si tard
On prévient sa femme,
Car
On peut voir
Tout en noir...

RAGONDE.

En France, ma chère,
Un époux arrive... mais
Sait toujours se taire.
Paix !

LA COMTESSE.

Quand pour nous
Nos époux
Sont si débonnaires,
N’allez pas à notre égard
Être plus sévères,
Car :
Que l’auteur
Par malheur
N’ait pas su vous plaire,
Cela peut arriver... mais
Cela doit se taire.
Paix.

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