Nos bons villageois (Victorien SARDOU)

Comédie en cinq actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 3 octobre 1866.

 

Personnages

 

LA BARON, maire du village

MORISSON, bourgeois

HENRI MORISSON, son fils

FLOUPIN, pharmacien

GRINCHU, maraîcher

TÉTILLARD, épicier

GRAND MÉNIL, commissaire de police

LE PÈRE PIPART, garde champêtre

CAILLOUX, jardinier de Morisson

BUISSON, barbier

COURTECUISSE, artilleur

TROUSSEMAIN, paysan

LORIOTS, paysan

JEAN, domestique du Baron

BOUTILLÉ, invité

UN DOCTEUR

UN SECRÉTAIRE DU COMMISSAIRE

PAULINE, femme du baron

GENEVIÈVE, sœur de Pauline

LA MARIOTTE, jeune villageoise

LA MÈRE BUISSON, perruquière

CHOUCHOU, fille de Grinchu

HONORÉ PIPART, fils du garde champêtre

MAGUELON, paysanne

YVELINE, paysanne

PERRETTE, paysanne

MADAME BOUTILLÉ

 

La scène se passe à Bouzy-le-Têtu, aux environs de Paris.

 

 

ACTE I

 

Le matin. À gauche, un lavoir de village, couvert d’un petit toit ; baquets, battoirs, etc. L’eau du lavoir, qui est censée venir de la coulisse de gauche, se déverse du lavoir dans un ruisseau qui décrit le tour de la scène, au milieu des joues, des roseaux et des hautes herbes, en longeant, au fond, la terrasse d’un parc plus élevée que le sol de la scène. Au-dessous du ruisseau, à droite, un petit pont de planches. La scène est entièrement ombragée par les grands arbres du parc, qui font de ce lieu un endroit très retiré et très frais.

 

 

Scène première

 

MAGUELON, YVELINE, PERRETTE, personnage muet

 

Elles sont agenouillées au lavoir et savonnent leur linge tout en jasant.

MAGUELON.

N’empêche que ce sera plus beau que l’an passé !

YVELINE.

Not’ fête ? – À cause ?

MAGUELON.

À cause qu’y aura ce soir un feu d’artifice, donc ; vous n’avez donc pas vu c’te grande roue sur la place : un soleil, quoi, qu’ils appellent ça ?

YVELINE.

C’est donc ça que le fils à la mère Courtecuisse est allé acheter à Paris ?

MAGUELON.

Pardi !... Ça a bien coûté pus de cent francs à M. Floupin.

YVELINE.

Pourquoi que c’est pas la commune qui paye, et que c’est M. Floupin ?

MAGUELON.

Il s’est piqué c’t homme, depuis que not’ maire a donné une pompe au pays !... Et M. Floupin, qu’est vexé comme tout qu’ça soye pas lui qu’est not’ maire...

YVELINE.

Il est ben pus que lui, M. de Villepreux, qui est baron... et qui a été colonel dans l’armée...

MAGUELON.

Un bel homme avec ça ! Je l’ai vu en militaire, moi, dans le temps de sa première femme ; il y a bien vingt ans !

YVELINE.

Il en a repris une seconde qui est bien jeune tout de même pour lui !

MAGUELON.

Eh bien, c’t homme, vous savez, il s’ennuyait de vivre tout seul... Il est ben assez riche pour être encore jeune...

 

 

Scène II

MAGUELON, YVELINE, PERRETTE, CHOUCHOU, avec du linge

 

CHOUCHOU, entrant par la droite.

Ah !... vous v’là déjà à laver, vous autres ?

MAGUELON.

Tiens !... cette petite cane en retard !

YVELINE.

T’as donc fini par trouver tes bas, toi ?

CHOUCHOU.

Ah ben ! le jour de la fête, il y a pas presse à l’ouvrage... Si c’était pas pour avoir mon bonnet plus frais à ce soir...

YVELINE.

T’iras donc au bal ?

CHOUCHOU, retroussant ses manches.

Ah ! si j’irai au bal... c’te demande !

MAGUELON.

Si c’est pas une misère !... Des gamines comme ça, que ça danse toute la nuit, et que ça fait déjà des manières avec les garçons !

CHOUCHOU, installée au lavoir.

Moi ?... Ah ! si on peut !...

YVELINE.

Non !... tu te gênes !... J’ t’ai pas vue avant-hier avec Courtecuisse...

CHOUCHOU.

C’est pas avec Courtecuisse d’abord, c’est avec Loriot, qui m’apprenait à valser.

MAGUELON.

Si j’étais de ton père, je l’en ficherais, moi, de la valse, avec mon battoir !

CHOUCHOU, riant.

Tout ça, parce qu’on ne veut plus danser avec elle.

Elle bat son linge.

MAGUELON.

Morveuse !

CHOUCHOU, riant.

Tous vos partages, v’là l’effet que ça me fait, tenez !

Elle souffle dans sa main, et tape à tour de bras.

 

 

Scène III

 

MAGUELON, YVELINE, PERRETTE, CHOUCHOU, LA MARIOTTE, avec son baquet

 

LA MARIOTTE, gaiement.

Excusez !... Pus que ça de monde à débarbouiller son linge !

YVELINE.

Il y a de la place, va !

CHOUCHOU.

Quoiqu’elle soye pas toute mince, la Mariotte !

LA MARIOTTE, gaiement.

T’es si gringalette que ça s’balance ! 

À Maguelon.

Bonjour, ma tante ! Et c’te santé, à ce matin ?...

MAGUELON.

Et toi, fillette ?

LA MARIOTTE, retroussant ses manches.

Mais pas mal, ma tante, comme vous voyez !

CHOUCHOU, aigrement.

Oh ! on les voit, ses bras. – Elle les montre assez !

LA MARIOTTE, de même.

Tu pourrais bien montrer les tiens, toi, – on ne les verrait pas encore !

Se mettant à savonner.

Qui qu’a vu les pompiers, à ce matin ?

MAGUELON.

J’me fiche pas mal des pompiers ! Pour ce que j’en fais !

LA MARIOTTE.

Ils sont joliment farauds, avec leurs casques que M. le maire a fait dorer tout à neuf !... que ça luit comme un soleil !

YVELINE.

V’là un maire qu’est soigneux au moins.

CHOUCHOU.

Oui, comme dit papa, c’est pas encore ces casques-là qui le ruinera ; c’est plutôt ceux de la baronne !

YVELINE, riant.

Le fait est qu’elle en a, de ces chapeaux !... 

Elle joue du battoir.

CHOUCHOU, de même.

Avez-vous y vu celui de dimanche, à la messe, oùs qu’elle avait un gros plumet su’le toupet ?

MAGUELON, de même.

Ça avait l’air quasiment d’une bannière !

Elles rient aux éclats.

LA MARIOTTE.

Allez donc !... tous les battoirs sur le pauvre monde !...

CHOUCHOU.

Et sa sœur, mademoiselle Geneviève !

LA MARIOTTE.

Toi ! en v’là assez sur mademoiselle Geneviève et sur la baronne ! – Entends-tu ?

CHOUCHOU.

À cause que t’es la fille de leur garde !

LA MARIOTTE, debout et allant à droite étendre son linge.

À cause que je te le défends !

CHOUCHOU.

Avec ça qui garde bien, ton père ! témoin c’te nuit, que papa est revenu à la maison tout comme ça, de ce qu’il avait vu chez vous !

MAGUELON.

Quoi qu’il a vu, le père Grinchu ?

CHOUCHOU.

Il a vu, qu’il était comme qui dirait ici, à se promener vers les ménuit, une heure...

LA MARIOTTE, l’interrompant.

Oui, au fond de l’eau, avec ses nasses qu’il pose la nuit pour attraper le poisson de M. le baron, qu’il va vendre à Paris avec ses légumes.

CHOUCHOU.

Pourquoi qu’il les poserait pas, ses nasses ?

LA MARIOTTE.

Parce que c’est défendu et qu’il le sait bien, ce vieux sorcier-là... Papa l’a assez pincé de fois.

CHOUCHOU, debout, à l’avant-scène, son linge à la main.

Eh bien !... il aurait mieux fait, ton père, de pincer l’jeune homme qui se promenait cette nuit dans vot’parc.

MAGUELON.

L’jeune homme !

CHOUCHOU.

Oui, l’jeune homme qu’a sauté le ruisseau pour sortir par là... et qui est tombé sur papa. Papa s’a accroché à lui, mais l’autre lui a détaché un coup de pied qui a fichu papa dans l’eau, et il s’est sauvé... que papa n’a jamais pu savoir où il était passé !... Et qu’il nous est revenu, le pauvre homme, trempé comme mon linge.

LA MARIOTTE.

C’est-à-dire qu’il était en ribote, le père Grinchu, et qui s’a jeté à l’eau, en se figurant tout ça.

CHOUCHOU, au lavoir.

Ta ta ! il n’était pas en ribote... et il voyait clair : il y avait la lune en plein !

MAGUELON.

C’était quelque braconnier.

CHOUCHOU.

J’ten fiche, un braconnier !... un bourgeois bien nippé ! à preuve, son chapeau que papa a ramassé dans l’herbe...

YVELINE.

V’là qu’est drôle tout de même !

LA MARIOTTE.

Mais vous la croyez donc, c’te langue-là ?

CHOUCHOU, railleuse.

Si tu en sais pus que moi là-dessus, faut me reprendre.

LA MARIOTTE.

Moi ?

CHOUCHOU.

Oui ! tu pourrais peut-être ben nous dire si c’est un voleur ou un amoureux !...

LA MARIOTTE, debout, allant à droite étendre du linge.

À moi, n’est-ce pas ?

CHOUCHOU.

Nenni-da ! pas à toi ! T’as pas besoin de celui-là, tous les garçons du village y sont après toi, qu’il n’y en a plus pour les autres !... Mais peut-être bien un galant pour les dames du château.

LA MARIOTTE.

Ah ! ben ! c’est maintenant que je vas te débarbouiller avec ton savon...

Elle est retenue par Yveline et Maguelon.

CHOUCHOU.

Oh ! viens-y donc !

MAGUELON et YVELINE, s’interposant.

Eh bien !... eh bien !...

LA MARIOTTE.

Laissez-moi la jeter dans le lavoir, cette peste-là !

CHOUCHOU,
ramassant lestement son baquet et se sauvant avec.

Quand tu m’attraperas, toi, je te donnerai des guignes !

LA MARIOTTE.

Ah ! attends, seulement !

CHOUCHOU.

Attendre que tu aies maigri, ça serait trop long !...

Elle se sauve.

LA MARIOTTE.

Les Grinchu, père et fille... tenez ! v’là ce qu’on devrait leur faire !

Elle tord son linge.

Couic !

MAGUELON, ramassant ses effets.

T’es ben bonne aussi, toi, de te gendarmer comme ça... Qu’est-ce que ça te fait que c’t homme ait sauté ?

LA MARIOTTE.

Tiens ! il y a de quoi faire perdre la place à papa !... Et puis je veux pas qu’on dise du mal de madame la baronne et de sa sœur, qui sont de bonnes maîtresses !

YVELINE.

Ah ben ! il se gêne, le père Grinchu, pour en dire sur M. le maire !

LA MARIOTTE.

Pardine ! ils sont comme ça dans le pays, un tas qui lui en veulent, à M. le baron, que si j’étais de lui...

MAGUELON, à Perrette.

Allons, propre à rien ! ramasse ton baquet qui se noie, et en route !

Elle sort, Perrette la suit.

YVELINE.

J’vas faire ma soupe. 

À la Mariotte.

Tu ne viens pas ?

LA MARIOTTE.

J’ai pas seulement tordu mon linge, avec cette mauvaise bique !...

YVELINE, emportant son linge.

Viens-tu t’y me prendre c’te après-midi, pour aller tirer aux ciseaux sur la place ?

LA MARIOTTE, étendant son linge à droite.

Oui ! à tantôt !

YVELINE, s’en allant.

À tantôt !

 

 

Scène IV

 

MORISSON, LA MARIOTTE

 

La Mariotte suspend son linge. Morisson entre chargé de tout son attirail de pêche.

MORISSON.

Les blanchisseuses viennent de laver : c’est l’heure où le poisson remonte le courant, attiré par les eaux savonneuses. Je m’installe ici, à l’ombre des saules, et si, en un tour de main, je ne gagne pas mon déjeuner !...

LA MARIOTTE, se retournant.

V’là un pêcheur !

Elle continue.

MORISSON, déposant son pliant, son parasol, etc.

Tableau naïf !... Ce lavoir, ces linges, ce baquet !... Est-ce assez nature ! Quand je pense qu’à cette même heure le Parisien respire déjà l’air empesté de son bitume, au lieu de cette bonne odeur de vacherie... combinée avec la lessive...

Il aspire l’air avec satisfaction.

LA MARIOTTE, éclatant de rire, à la vue de tous ses engins de pêche.

En v’là des affutiaux !...

MORISSON.

Bonjour, la belle fille !...

LA MARIOTTE, en riant.

Bonjour, m’sieu !

MORISSON, l’admirant.

Et celle-là encore !... Est-elle assez nature !...

LA MARIOTTE.

Comme ça, vous allez donc pécher par ici ?...

MORISSON, gaiement.

Je me le demande... si je vais pêcher !... Et voici mes appâts... qui ne peuvent pas rivaliser avec les vôtres !

LA MARIOTTE.

Ah ! mais, vous êtes donc le galant pécheur ?...

MORISSON.

Il faut bien rire un peu, pas vrai !... Vous devez aimer à rire, vous ? Je vois ça !

LA MARIOTTE, riant.

Tout de même !

MORISSON, de même.

Et moi aussi, donc ! Il n’y a pas mieux, allez, pour être gai !

LA MARIOTTE.

Alors, ça va comme vous voulez ?

MORISSON, préparant ses hameçons, etc.

Ah ! je crois bien !... Vous voyez un homme, jeune fille, qui réalise le rêve de toute sa vie !... Je ne porte plus de gilet !

LA MARIOTTE.

V’là vot’ bonheur ?

MORISSON.

C’est une façon poétique de vous dire que j’ai rompu avec Paris et ses pompes criminelles !... et que je ne suis plus qu’un homme des champs, indépendant, naïf, et sans malice !... un vrai villageois !...

LA MARIOTTE.

Comme ça, vous aimez les champs ?

MORISSON.

Je me le demande... si je les aime !... Moi qui n’ai tenu pendant trente ans les denrées méridionales, rue de la Verrerie, à l’enseigne du Bon thon, que pour avoir un jour une maison de campagne à moi, et m’y retirer en manches de chemise !...

LA MARIOTTE.

Ah !... Est-ce que ce n’est pas vous qu’êtes M. Morisson ?

MORISSON.

Parfaitement !... Marius Morisson !

LA MARIOTTE.

Le bourgeois qu’a acheté la maison aux volets verts et le clos joignant le père Grinchu, qui la guignait pour lui ?

MORISSON.

Oui-da !

LA MARIOTTE.

Vous l’avez bien embellie, tout de même.

MORISSON.

Je crois bien !... façade en simili marbre, vases en simili pierre, grille en simili bronze ?

LA MARIOTTE.

Comme bien bourgeois, c’est joli, quoique pas grand.

MORISSON.

Dix-sept cents mètres seulement ! Mais quel intelligent emploi du sol : écurie, hangar, remise, buanderie, basse-cour, pigeonnier, poulailler, lapinière, vacherie, toit à porcs !... tout ce qu’il me faut !...

LA MARIOTTE.

Excusez !

MORISSON.

Et les jardins donc !... Que n’y a-t-il pas dans mes jardins ? berceaux, bosquets, tonnelles, quinconces, bassins, citerne, serre, orangerie, jet d’eau, cascade !...

LA MARIOTTE, riant.

Il n’y a pas un peu de chasse ?

MORISSON.

Ah ! ah !

Riant.

Elle se moque de moi !... Eh bien, à la bonne heure : il faut rire ; moi, je suis pour qu’on rie !

LA MARIOTTE, riant.

Seulement, ça ne doit pas vous arriver souvent, dans c’te grande maison-là, tout seul !

MORISSON.

Tout seul ?... Est-ce que je n’ai pas ma bonne... ma vieille Françoise... qui ne m’a pas quitté depuis que j’ai perdu ma pauvre femme... Et puis mon fils donc, qui viendra me voir de temps en temps !

LA MARIOTTE.

Ah ! vous avez un garçon ?

MORISSON.

Je me le demande, si j’en ai un ! Un gaillard qui vient d’être reçu avocat, et spirituel, et instruit, et beau !...

LA MARIOTTE, riant.

Est-ce qu’il vous ressemble ?

MORISSON.

Elle aime vraiment à rire, cette petite ! Quand vous l’aurez vu, nous en recauserons, fillette.

LA MARIOTTE.

Il est donc ici ?

MORISSON.

D’hier au soir !... Il est venu pendre la crémaillère avec moi... pendant ses vacances !... Ah ! vous le rencontrerez assez !... C’est un farceur, celui-là, qui va tout naturellement du côté des jolies femmes.

LA MARIOTTE, finement.

Tiens ! tiens !

MORISSON, de même.

Oui ! oui !

LA MARIOTTE.

On le verra à la fête, alors ?

MORISSON.

Quelle fête ?

LA MARIOTTE.

Celle du pays, aujourd’hui !... C’est la Saint-Pothin, le patron de Bouzy-le-Têtu !

MORISSON.

J’apprends avec plaisir l’existence de saint Pothin... Alors, vous allez danser ?

LA MARIOTTE, l’imitant.

Je me le demande... si je vais danser !

Elle rit.

MORISSON, riant.

Voilà ce qui me plaît, c’est qu’elle me tourne en dérision, mais gaiement !... Alors, tout ça, c’est vos atours, que vous préparez pour ce soir ?

LA MARIOTTE.

Mais tout juste !

MORISSON.

Allez-vous vous en fourrer, des chiffons !...

LA MARIOTTE.

Que nenni ! J’en ôterai ben plutôt !

MORISSON, surpris.

Ah ! bah...

LA MARIOTTE, ôtant lentement son fichu.

Quand ça ne serait que celui-là !... Ça se fait-il autrement à Paris, pour s’habiller ?...

MORISSON.

Quelle candeur !... Il faut vraiment venir aux champs !...

LA MARIOTTE.

Au revoir, monsieur, et bonne pêche !

MORISSON.

Au revoir, fillette, et gare aux amoureux !

LA MARIOTTE, riant.

N’y a pas de danger !... tant que je ne pêcherai que comme vous !

Elle sort en riant.

MORISSON, riant.

Eh ! eh !...elle est vraiment réjouissante, cette fille-là !

Il entre au fond dans les herbes.

Quelle nature !... Ça me fait l’effet d’un bon pain bis tout rond, avec de la farine dessus... c’est appétissant !... Ah çà... doucement ! Voici l’instant du recueillement, le poisson doit se lasser de m’attendre ! Ne bougeons plus !

Il s’installe au fond et pêche attentivement.

 

 

Scène V

 

MORISSON, HENRI

 

HENRI entre en scène par la droite, en effaçant avec une branche la trace de ses pas.

La !... Je défie bien maintenant le plus fin des Mohicans de reconnaître ici la trace de mes pas. Si je pouvais aussi bien retrouver mon chapeau, que j’ai laissé choir en sautant...

Il va pour remonter, et aperçoit Morisson.

Quelqu’un !

MORISSON, pêchant.

Hein ?... Tiens !... Henri !

HENRI.

C’est toi, père ?

MORISSON.

Tu vois, garçon, tout entier à l’espoir de notre déjeuner... Chut ! ne bouge pas !

HENRI.

Tu tiens ?...

MORISSON.

Non !... C’est une racine qui me tient !

Il tire.

Et j’ai cassé mon hameçon !

Il se lève et descend pour raccommoder sa ligne.

HENRI, cherchant de l’œil son chapeau.

Dès l’aurore donc ?... Je croyais bien être le premier levé du village !

MORISSON.

Parisien, va !... Nous autres campagnards, nous sommes debout au chant du coq !...

L’embrassant tendrement.

A-t-il bonne mine, ce gamin-là ! Est-il bon à embrasser !... Tu as bien dormi au moins ?

HENRI.

Divinement.

MORISSON.

C’est qu’une première nuit, quand on n’est pas fait à son lit de campagne... J’ai pourtant entendu grincer la porte du jardin, vers minuit, une heure.

HENRI.

Oui, je rentrais...

MORISSON.

D’où ça ?

HENRI.

De la promenade.

MORISSON.

À une heure du matin ?

HENRI.

Ma foi, oui ! Il faisait un clair de lune admirable, j’ai mis le nez à la fenêtre, et tu sais, quand on quitte Paris, cet air des champs, ces arbres, ce village endormi dans un brouillard bleu... tout cela m’a séduit... j’ai fait un petit tour au bord du ruisseau... tiens, de ce côté, précisément...

Il remonte.

MORISSON.

Voilà comme on s’enrhume !...

Voyant Henri qui redresse l’herbe au fond, à l’endroit où il a sauté.

Eh bien, qu’est-ce que c’est ?... Veux-tu bien ne pas effaroucher mon poisson !

HENRI.

C’est fait, père.

MORISSON.

Quoi ?

HENRI.

Ces herbes ! Je ne sais pas si tu es comme moi, mais je ne peux pas voir une herbe couchée, sans éprouver l’envie de la redresser.

MORISSON.

Tu ferais un joli pêcheur à la ligne, toi !

HENRI, regardant sur la rive, dans les herbes.

Dis donc !... tu n’as pas trouvé un chapeau par hasard, dans ces herbes-là ?

MORISSON.

Quel chapeau ?

HENRI.

Celui que j’avais à mon arrivée. Je l’ai laissé tomber cette nuit, en voulant cueillir un roseau, et je n’ai jamais pu le retrouver !

MORISSON.

S’il est tombé dans l’eau, il est loin !

HENRI.

Tant mieux !

MORISSON.

Comment, tant mieux ?

HENRI.

Pour celui qui le retrouvera... Un chapeau tout neuf, c’est vexant !

MORISSON.

Il est peut-être arrêté dans les herbes, au bord du ru.

HENRI.

Au fait, je vais voir ! Par là, le courant ?...

Il désigne la droite.

MORISSON.

Oui... Fais-moi donc un peu remonter le poisson, sans qu’il s’en doute !

HENRI, sur le pont, fausse sortie.

Oui.

MORISSON.

Eh ! dis donc, garçon !

HENRI.

Père !

MORISSON.

Si tu rencontres par là de jolies filles, en train de battre leur linge ; fais-moi le plaisir de te conduire en homme raisonnable !

HENRI, sur le pont.

Ah ! par exemple ! D’où ça sort-il, ça, papa ?

MORISSON.

Bon !... Tu sais bien ce que je veux dire, garnement !

HENRI.

Quand j’étais étudiant, bien !... Mais, maintenant, un avocat ?... Jamais !

MORISSON, le ramenant en scène et le regardant avec admiration en lui prenant le menton.

Avec cette figure-là !... laisse-moi donc tranquille ! Moi !... oui, j’étais sage ! On ne voulait pas de moi !... Mais avec la frimousse que je vous ai faite... car, vous ai-je fait une assez jolie frimousse, polisson ? Êtes-vous assez réussi ?...

HENRI, riant.

Papa, tu es sublime !

MORISSON.

Oui, oui, ne plaisantons pas ; nous ne sommes pas ici à Paris, où tout se perd dans la quantité ; nous sommes aux champs, où il s’agit de ne pas se faire casser les reins par un brutal ! Je t’en supplie, mon petit Henri, défends-toi !

HENRI, riant.

Eh bien, oui, la, papa, je me défendrai, je le jure !

MORISSON.

Oui, et puis vous tiendrez votre serment comme aux Pyrénées, où vous alliez, soi-disant, pour vous arracher à toutes vos galanteries !...

HENRI.

Eh bien, comment, les Pyrénées ?... J’ai été très sage aux Pyrénées ; je n’ai fréquenté que les glaciers !...

MORISSON.

Et cette jolie dame brune, escortée d’une jolie sœur blonde que vous fréquentâtes si assidûment, pendant tout un grand mois ! étaient-ce deux glaciers ?...

HENRI.

Qui est-ce qui t’a dit ça ?

MORISSON.

Parbleu ! le domestique que je te donnai au départ, et qui n’était là que pour m’écrire l’effet produit sur vous par les eaux minérales !...

HENRI.

Le coquin ! Je m’en doutais... quand je l’ai mis à la porte !

MORISSON.

Trop tard !... Je savais tout !

HENRI.

Tu ne savais rien ; il n’y a rien !... qu’un petit roman bien simple... J’ai rencontré à Bagnères une jeune femme qui voyageait avec sa sœur et sa femme de chambre. J’ai offert mon bras à cette dame...

MORISSON.

Disons à la baronne, car c’est une baronne !

HENRI.

C’est une baronne, oui !

MORISSON, flatté et le regardant avec plaisir.

Oui !... Nous plaisons aux baronnes, maintenant !

HENRI.

Et j’ai été galant comme un Français doit l’être, voilà tout !

MORISSON.

Voilà tout ! Oui !

Il tire une lettre de sa poche et lit.

« Monsieur, j’ai l’honneur d’annoncer à Monsieur que nous avons pris hier notre vingt-cinquième verre d’eau minérale, qui ne nous a pas calmés beaucoup ; car M. Henri, qui n’était hier épris que de la sœur aînée, me paraît aujourd’hui amoureux de toutes les deux... »

HENRI.

Ce drôle !

MORISSON, continuant.

« À moins que ce ne soit une malice, pour avoir le droit d’être toujours chez celle qui est mariée... en ayant l’air de courtiser celle qui ne l’est pas !... »

HENRI.

Il avait deviné ça !... ce Mascarille !

MORISSON, repliant la lettre.

Voilà, monsieur mon fils, sur quoi je comptais vous demander des explications à déjeuner.

HENRI, gaiement.

Eh bien, papa, oui, c’est vrai !

MORISSON.

Une femme mariée !

HENRI.

Bah ! un mari plus âgé qu’elle, et un mariage de raison !

MORISSON.

Bel argument !

HENRI.

D’ailleurs, je ne l’ai jamais vu, ce mari ! Je ne le connais pas ! il ne compte pas !...

MORISSON, à part, avec satisfaction.

Il a du Richelieu, ce gamin-là !

Haut.

Et cette jeune sœur ?

HENRI, vivement.

Oh ! charmante, la jeune sœur !

MORISSON.

Et vous la courtisez aussi ?

HENRI.

Elle le mérite bien.

MORISSON.

Sans l’aimer ?

HENRI.

On aime toujours assez une femme pour lui faire la cour, surtout une cour chaste et discrète comme celle-là !

MORISSON.

Et tout cela pour servir votre coupable passion !...

HENRI, gaiement.

Oh bien, papa, si nous en venons aux gros mots !... Passion !... Peste ! comme tu y vas ! Rétablissons les faits ; je rencontre une femme aimable, vertueuse, mais ennuyée... Elle me voit... donc, elle m’adore, c’est fatal ! Tu n’es pas là, j’oublie de me défendre ; et nous voilà chevauchant tous deux gentiment dans le pays de Tendre !... Bonne fortune, galanterie, amour, tout ce que tu voudras !... mais passion !... pas encore !... Attends encore un peu, papa.

MORISSON.

Que j’attende quoi ?

HENRI.

Qu’elle ait couronné ma flamme !

MORISSON, vivement.

Oh ! elle n’a pas ?... il n’y a pas ?...

HENRI, l’interrompant.

Mais non !... Au moment où nos affaires prenaient la meilleure tournure, une lettre subite du mari les rappelle... Elles partent... et je reviens du Tendre, ayant versé à la première étape...

MORISSON.

Et depuis, plus de nouvelles ?...

HENRI.

Ah ! si... Je sais où elle est !

MORISSON.

Où ça ?

HENRI.

À la campagne, aux environs de Paris... dans les terres du mari.

MORISSON.

Où tu es allé ?

HENRI.

Ma foi, non !... Je me suis dit : « Je la reverrai plus tard à Paris ; en attendant, mettons-nous au vert !... » Et c’est alors que nous avons exploré tous les environs, pour trouver une maison de campagne à ton gré...

MORISSON.

Dans un pays qui te convint...

HENRI.

Et celui-ci, réunissant toutes les qualités requises de pittoresque, d’hygiène... d’agréable voisinage...

MORISSON.

Tu m’as fait acheter ici.

HENRI.

Et nous y voilà tous deux, loin des passions !...

MORISSON.

Enfin, je respire... Grâce à Dieu, c’est resté tout platonique.

HENRI.

Jusqu’ici !...

MORISSON.

Et pour toujours ! Je préviendrais plutôt le mari.

HENRI.

Oh ! ça !...

MORISSON.

Oh ! ça !... je le ferais... libertin !...

HENRI, riant.

C’est ta faute, papa ! Pourquoi m’as-tu fait si beau ?

MORISSON.

Ce n’est pas une raison...

HENRI.

Aimerais-tu mieux que ma vue n’inspirât aux femmes que du mépris ?

MORISSON.

Mâtin !... Qu’est-ce qu’il leur faudrait donc, alors ?

HENRI, câlinant.

Eh bien, alors, sache-leur gré d’apprécier ton chef-d’œuvre à son juste prix...

MORISSON, avec satisfaction.

Ah ! scélérat !

HENRI.

Et remercie-moi de me montrer digne de tous les dons que je dois à ta munificence paternelle...

MORISSON.

Garnement !

HENRI.

Par l’heureux emploi que j’en sais faire !...

MORISSON, l’embrassant.

Monstre, va !... a-t-il de l’esprit !...

HENRI.

Là-dessus, je vais chercher mon chapeau... et je reviens te prendre pour déjeuner.

MORISSON.

Envoie le poisson.

HENRI.

C’est convenu...

Il se sauve.

 

 

Scène VI

 

MORISSON, puis LE BARON

 

MORISSON.

D’autant que, s’il n’y met pas un peu du sien, le poisson... la friture me paraît compromise... Je ne pêche pas, moi, ce matin : je prêche !...

Il remonte et se réinstalle pour pêcher.

LE BARON paraît sur sa terrasse, de l’autre côté de l’eau, sa ligne à la main, et s’installe également pour pêcher.

Ah ! ah ! voisin !... déjà à l’ouvrage !

MORISSON.

Ah ! monsieur le maire, j’ai bien l’honneur... Madame la baronne se porte bien ?

LE BARON.

Le mieux du monde. Et vous, comment va ce matin, monsieur Morisson ?

MORISSON.

Comme votre chasselas, monsieur le maire, que je contemplais tout à l’heure avec envie.

LE BARON.

Je vous mettrai à même de me dire s’il est aussi bon que beau. Mais voilà une méchante année pour les poires... Avez-vous des poires, monsieur Morisson ?

MORISSON.

Oui, monsieur le maire, j’en ai une.

LE BARON.

Il faut la soigner.

MORISSON.

Elle est piquée.

LE BARON.

C’est une récolte manquée !... Qu’est-ce donc que vous tenez à la main ?

MORISSON.

À la main ?...

LE BARON.

Oui.

MORISSON.

C’est une ligne.

LE BARON.

Ah ! c’est une ligne ?...

Lorgnant.

Ah ! c’est curieux, on dirait un télescope !

MORISSON.

C’est un nouveau modèle articulé... C’est ingénieux, mais un peu lourd.

LE BARON.

Vous prenez quelque chose avec ça ?

MORISSON.

Je l’étrenne... Et, jusqu’à présent, ça ne mord pas trop.

LE BARON, jetant sa ligne.

Nous allons voir si je serai plus heureux... Recueillons-nous !

Baissant la voix.

Voici une jolie tanche qui remue de votre côté...

MORISSON, à demi-voix.

C’est mon garçon qui me l’envoie.

LE BARON, de même.

Ah ! votre fils est arrivé ?

MORISSON, de même.

D’hier au soir...

LE BARON.

Vous me le présenterez ?

MORISSON.

Avec bonheur, monsieur le maire... C’est un enfant si charmant, et si digne d’être aimé !...

LE BARON.

Tant mieux !... tant mieux !... Chut !... Elle tourne... Ne bougez pas !...

Ils demeurent immobiles.

 

 

Scène VII

 

MORISSON, LE BARON, GRINCHU, avec son panier et sa ligne rustique ; il entre par le petit pont, les yeux fixés à terre

 

GRINCHU.

Y faut que c’malin-là, il se soye levé dès le potron-minet pour trépigner tout ça !... Je ne peux pas trouver une gueuse de marque...

Se baissant rapidement.

Ah !... Non !... c’est un sabot !...

Il s’accroupit.

C’est-y un sabot ?... ou un pied de vache ?... C’est égal, va... je t’pincerai ben tout de même !... Pour l’instant, avant d’me faire raser pour la messe, je vas jeter un petit coup de ligne à la place des blanchisseuses... là... et pour met’ eul’poisson... comme ça... su les bonnes herbes...

Il arrange son panier avec un lit d’herbes.

Là !... il sera content, c’poisson, d’êt’là dedans ! – C’p’tit coin-ci que j’me suis pris pour moi... c’est la vraie place aux goujons... quand on y est bien seul...

Il fredonne en préparant sa ligne.

C’est moi qui suis la femme à barbe !...

LE BARON, d’en haut.

Chut !...

GRINCHU.

Hein ?

Il se retourne et demeure saisi à la vue de Morisson.

Ah ! le Parisien !...

LE BARON.

Chut donc, Grinchu !

GRINCHU, à Morisson.

Dites donc, vous !... Eh bien, n’vous gênez pas !

MORISSON, ahuri.

Hein ?... quoi ?...

GRINCHU.

Voulez-vous ben m’rend’ ma place !

MORISSON.

Quelle place ?

GRINCHU.

La place ousque j’pêche tous les matins.

MORISSON.

Ah bien, j’aime cette réclamation-là, par exemple !... Est-ce que le bord de l’eau n’est pas à tout le monde ?...

GRINCHU.

Le bord de not’ ru... n’est pas à nous ? – Le ru du pays... qui traverse l’pays, n’est pas au pays ?

LE BARON, impatienté.

Allons, voyons, Grinchu !... en voilà assez : M. Morisson est dans son droit. La place est au premier occupant. – Il fallait vous lever plus matin ! voilà tout, et laissez-nous la paix !

GRINCHU.

Ah ben, excusez !... C’est pas assez qu’les Parisiens y nous prennent not’ terrain pour y bâtir leu chalets, ils ne laisseront pas tant seulement un peu d’eau aux pauvres maraîchers du pays, pour l’agrément de leur pauvre existence.

MORISSON.

Ah çà ! dites donc ! eh ! le maraîcher !... ne dirait-on pas que je ne l’ai pas payé assez cher, ce terrain, grâce à vous qui l’avez fait monter ?

GRINCHU.

Et pourquoi qu’vous l’avez fait monter sur moi ? Que j’le guignais depuis vingt ans pour y faire mon hangar !

MORISSON.

Il est superbe, ce villageois !

GRINCHU.

Vous pouviez pas acheter des terrains à Paris, puisque vous êtes Parisien ? Il en manque donc, des terrains, à Paris, pour venir molester comme ça le pauvre monde de la campagne ?

LE BARON.

Mais, sapré mâtin ! sur quoi diable avez-vous marché ce matin, voyons, Grinchu ?...

GRINCHU, exaspéré.

Non, m’sieu le maire, voyez-vous, ça n’peut pas s’passer comme ça ! Vous défendez les Parisiens, à cause que vous êtes aussi un Parisien, vous !... Mais, moi, j’dis qu’c’est la ruine du pays, tout c’monde-là. Nous n’sommes pas chez nous !... V’là vingt ans, il n’y a pas de bon Dieu qu’y tienne, vingt ans que j’pêche tous les matins à c’te place-là !... Les poissons, ils n’y viennent qu’parce qu’ils disent : « V’là l’père Grinchu ! allons-y !... » Et ct’homme-là me les prendra à mon nez, mes pauvres poissons, qui m’aiment tant !...

LE BARON.

Mais il ne prendra rien, diable d’homme ! ni moi non plus, si vous braillez comme ça.

GRINCHU.

J’veux ma place.

LE BARON.

Et moi, j’veux que vous vous taisiez. Mille millions de carabines, est-ce fini ?

GRINCHU.

Monsieur le maire, les Parisiens !... ô misère !...

LE BARON.

Il n’y a pas de Parisiens ici, caboche de mulet que vous êtes... Il y a un colonel de dragons qui va sauter le ru si vous continuez, et vous étendre au fond, tout du long pour vous rafraîchir le sang !... Est-ce entendu ?... Une, deux... silence dans les rangs !... Péchez donc, Morisson !

GRINCHU, intimidé, à lui-même, à demi-voix.

Eh ben, c’est bon !... Eh ben, c’est bon !... Eh bien, ça va bien !

MORISSON, au baron.

Ça mordait si joliment !

GRINCHU, grommelant en arrangeant sa ligne.

C’est comme ça, mon pauvre Grinchu... V’là c’qu’il faut entendre, mon pauvre vieux !

Jetant sa ligne dans l’eau à droite, sans conviction et avec rage.

Nom d’une brique !...

LE BARON.

Tirez donc, monsieur Morisson, vous en tenez un.

MORISSON, triomphant, faisant sauter sa ligne avec un goujon au bout.

Voilà !

GRINCHU, à lui-même.

Et un goujon encore !... Ils me prennent mes goujons, ces gueux-là !

LE BARON, tirant sa ligne avec un poisson au bout.

Et le mien !

GRINCHU, désespéré.

Et l’autre aussi !... C’est la fin du monde, quoi ! le renversement des renversements !

MORISSON.

Je crois que ça commence, monsieur le maire.

LE BARON.

Oui, oui, ils viennent.

GRINCHU, sur le pont, tirant sa ligne vide avec rage et grommelant.

Il y a pourtant une rivière à Paris !... Je ne vas pas pêcher à Paris, moi... Alors, pourquoi qu’ils viennent ici ?...

Regardant la ligne du baron.

Gredin de sort, va ! C’est pourtant vrai, v’là qu’ça mord encore !...

LE BARON, prêt à tirer.

Encore un !...

Grinchu éternue exprès bruyamment, la ligne remonte à vide.

Mille diables !... Grinchu !

GRINCHU.

Je dis rien... j’éternue !...

LE BARON.

Vous éternuez exprès, vieux sorcier !

GRINCHU.

On éternue comme on peut... J’suis pas un Parisien, moi ; J’éternue pas comme dans le grand monde... J’éternue à la paysanne... le cœur sur la main.

LE BARON.

Quand vous aurez fini de rognonner, hein ?

GRINCHU.

Si on ne peut pas éternuer maintenant, ah bien !... excusez !... Ça va bien !... Ah bien, ça va bien !

LE BARON, se contenant.

Ouh !... Ouh ! patience !

Ils se remettent tous à pêcher. Silence d’une seconde, pendant laquelle Grinchu s’installe sur le pont et jette sa ligne à l’eau vers la droite.

GRINCHU, à lui-même, continuant.

C’est comme au pays des esclaves, quoi !... comme si qu’on était de pauvres nègres !...

LE BARON, à demi-voix.

Morisson, regardez-moi ce coup-là !

MORISSON, de même.

Une anguille !

LE BARON.

Oui !... elle mord ! Chut !...

Même jeu que ci-devant. Grinchu met le coin de son mouchoir dans sa bouche, et se mouche à l’étouffée, comme quelqu’un qui ne veut pas faire de bruit, en en faisant beaucoup. Le baron retire sa ligne à vide.

BOISSON.

Manqué !

GRINCHU.

Vous direz pas que j’ai pas pris de précautions !

LE BARON.

Morisson, faites-le partir !... Ça finira mal !

MORISSON.

Allons, voisin, allez-vous-en.

GRINCHU.

Pourquoi donc qu’ j’men irais ?... Parc’qu’il est m’sieu le maire ?... Ah ben !...

LE BARON.

Ah ! il ne veut pas partir !...

Il dépose sa ligne.

GRINCHU.

S’il est le maire, j’suis le lieutenant des pompiers, moi !

LE BARON.

Oui, oui ! attends, lieutenant !

Il disparaît vivement vers la droite.

MORISSON, exaspéré à Grinchu.

Voulez-vous vous en aller, nom de nom, de nom, de nom !...

GRINCHU, s’apprêtant à filer.

Même qu’il faut qu’ j’aille mettre l’uniforme pour la messe ; sans ça, pus souvent qu’ j’ m’en irais !

LE BARON, dehors.

Patience, me voilà !

GRINCHU.

Presti ! le premier coup qui sonne !... Je n’ai que temps tout juste !

Il se sauve par la gauche, à toute bride, au moment où le baron débouche par le pont.

 

 

Scène VIII

 

LE BARON, MORISSON

 

LE BARON, entrant.

Parti !...

MORISSON.

Parti...

LE BARON.

Il a raison !... J’aurais fait quelque sottise !

MORISSON.

Puisqu’il nous laisse tranquilles, nous pouvons reprendre...

LE BARON.

Avec cette main qui tremble de colère ?... Non ! N’en parlons plus !... c’est une pêche manquée !...

Avisant la ligne de Grinchu.

C’est sa ligne, ça ?

MORISSON.

Oui !...

LE BARON, cassant la ligne.

Là !... cela soulage toujours un peu.

MORISSON.

Diantre ! monsieur le baron, vous êtes vif, pour un administrateur !

LE BARON, calmé.

Oui ?... Eh bien, je vous attends, après un an de villégiature !

MORISSON, effrayé.

Plaît-il ?

LE BARON, souriant.

Et encore, un an, je suis bien bon ! Si Grinchu ne vous fait pas donner au diable, avant quinze jours !...

MORISSON, effaré.

Mais qu’est-ce que je lui ai fait, qu’est-ce qu’il me veut, cet animal-là ?

LE BARON.

Comment, ce que vous lui avez fait ?... Vous lui achetez sous son nez un terrain qu’il convoite depuis dix ans !... vous lui péchez à sa barbe des poissons qu’il regarde comme ses poissons personnels, et vous demandez ce que vous lui faites.

MORISSON.

Mais tout cela, c’est mon droit.

LE BARON.

Raison de plus !... Vous en êtes encore au berger d’opéra-comique, cher voisin... L’événement vous prouvera que, n’eussiez-vous rien fait à ce villageois trop réaliste qui sort d’ici, il ne vous en aimerait pas davantage, par la seule raison qu’il est un paysan, et que vous êtes un Parisien, c’est-à-dire un usurpateur.

MORISSON.

Un usurpateur ?...

LE BARON.

Parfaitement ! Quelle est l’idée mère d’où dérivent toutes les pensées du villageois ?... Celle-ci : « La terre est au paysan ! » Ceci

Il frappe du pied le sol.

est son héritage naturel, créé par Dieu dans le seul but de lui produire une grande quantité de légumes, à seule fin qu’il nous les vende trop cher... Mon parc, mes pelouses : terrain qui serait très propre à la culture des pommes de terre et qu’on lui gaspille !... Vienne maintenant le vent de l’ignorance qui, sur cette première couche d’instincts malfaisants, sème toute sa mauvaise graine, et faites-vous une idée de la jolie moisson d’orties et de ciguës que le cerveau d’un Grinchu peut fleurir à mon adresse !...

MORISSON.

Mais voyons, ils ne sont pas tous taillés sur le patron de ce Grinchu-là !...

LE BARON.

Parbleu ! non, il y a des variétés, dans l’espèce ; ainsi, à dix lieues, c’est le vigneron. Le vigneron est une nuance... Ici, nous sommes en pleins maraîchers... le maraîcher est un sous-ordre des plus intéressants à étudier... Ce légumier va toutes les nuits porter ses denrées à Paris, et, par ce côté-là, il est presque citadin... mais citadin nocturne. La civilisation ne lui apparaît que sous l’aspect brumeux des halles, à deux heures du matin... éclairées d’une foule de petites lanternes douteuses, qui sont comme le rayonnement affaibli des idées modernes. De ce frottement imparfait avec Paris, il ne résulte en somme qu’un villageois ignorant, doublé d’un Parisien corrompu. Les défauts naturels de l’un se fortifient des vices artificiels de l’autre ; et ce paysan qui, de la verte senteur des champs n’apporte à la ville que l’odeur infecte de ses choux, ne rapporte de Paris, à l’heure où les oiseaux saluent l’aurore... que l’ivresse de l’absinthe et la chanson du Sapeur !...

MORISSON.

Et c’est ici tous maraîchers ?

LE BARON, assis sur un tronc d’arbre.

Tous maraîchers !

MORISSON.

Et tous méchants ?

LE BARON.

Ah ! permettez ! il y a de bonnes gens partout ; et puis je n’ai pas dit que l’espèce fût méchante : mais elle est malicieuse... Grinchu ne vous donnerait pas une chiquenaude, mais il éternue pour vous empêcher de prendre du poisson. Voilà mon villageois !

MORISSON.

Et, avec cette opinion de vos administrés, vous restez maire ?

LE BARON.

Je leur ferais bien trop de plaisir en quittant la partie.

MORISSON.

Ah ! vous avez contre vous ?...

LE BARON.

Comment, j’ai contre moi ? mais j’ai toute la commune contre moi !

MORISSON, effrayé.

Toute la commune !

LE BARON.

Représentée par ses trois gros bonnets : Grinchu déjà nommé, Floupin et Tétillard !

MORISSON.

Monsieur le maire, qu’avez-vous fait à tous ces gens-là ?

LE BARON.

Je suis venu.

MORISSON.

Voilà tout ?

LE BARON.

C’est trop... Floupin ne me l’a pas pardonné. Connaissez-vous Floupin ?

MORISSON.

Non.

LE BARON.

Vous le connaîtrez... Floupin est le grand homme de l’endroit... c’est le pharmacien !

MORISSON.

Ah !

LE BARON.

Il est du cru ! Mais il a fait ses études à Paris, d’où il est revenu grand docteur pour ses compatriotes. Le villageois ne fait pas qu’admirer ce pharmacien... il l’adore... car Floupin lui donne dans son arrière-boutique des consultations gratuites, au mépris de la loi, pour faire pièce au médecin, qu’il traite volontiers d’âne bâté !... Et Floupin n’est pas seulement médecin... Floupin est beau diseur, Floupin est philosophe, Floupin est politique, Floupin est orateur... Floupin fait des conférences !

MORISSON.

Diable !

LE BARON.

Avec cela, adroit, souriant, et fin... membre influent de la fabrique, conseiller municipal, marguillier, sergent des pompiers, rêvant la mairie !... et, par conséquent, n’ayant pas salué mon avènement par un feu d’artifice.

MORISSON.

Je comprends Floupin ; mais comment vous êtes-vous aliéné le cœur de Tétillard ?...

LE BARON.

Tétillard est épicier !...

MORISSON.

Il n’y a que lui ?...

LE BARON.

Et il en abuse pour nous vendre à prix extravagants des produits douteux... J’ai fini par me fâcher et par faire venir mes épices de Paris. Sur quoi, Tétillard de se déclarer persécuté ; Floupin d’insinuer que je ruine le commerce local, le commerce local de vociférer, et un bon tiers de la commune de me montrer les dents !...

MORISSON.

Sapristi !

LE BARON.

Huit jours après, j’ai la malheureuse idée de vouloir raccommoder les choses par un bienfait... Ému du fâcheux état de la vieille pompe à incendie, je dote la commune d’une pompe, nouveau modèle, que je fais venir de Paris, et j’offre pour la serrer une de mes remises. Grinchu, en sa qualité de lieutenant, réclame une clef de la remise. C’est trop juste, il a sa clef ; mais voilà mon animal qui, jour et nuit, lave sa pompe, graisse sa pompe, manœuvre sa pompe... si bien qu’il éventre une de mes voitures et crève l’œil d’un cheval !... Je retire la clef !... Démission en masse de tout le corps des sapeurs-pompiers, casques en tête ! Je flanque à la porte lieutenant, sergent, pompiers, pompe ! Et me voilà à dos la force armée, comme j’avais déjà, contre moi, tout le haut commerce !...

MORISSON.

Vous me faites dresser les cheveux sur la tête, monsieur le maire ! Où allons-nous ?

LE BARON.

Ce n’est pas tout. Floupin, pour contrebalancer le premier effet de ma pompe, avait eu l’idée d’offrir une nouvelle cloche à la paroisse... par souscription ! Il donne cent francs ; il quête, et ramasse trois cent soixante-dix francs cinquante centimes.

MORISSON.

Il n’y a pas de quoi avoir une sonnette.

LE BARON.

C’est ce que je fais remarquer au conseil, en lui proposant, au lieu de cloches, dont nous ne manquons pas, l’achat d’une horloge, qui remplace avantageusement le cadran solaire de l’église... Floupin, qui est du conseil, prend la parole et fait une conférence sur ce sujet... Floupin voit dans cette horloge un attentat du progrès moderne, qui veut substituer la mécanique à l’action providentielle ; l’horloge, qui reçoit son mouvement de l’horloger, au cadran solaire... qui ne reçoit la lumière que d’en haut !... Je réplique... On s’échauffe !... Je triomphe !... Il retire ses cent francs : j’en donne mille ! et j’installe mon horloge... Mais le curé, qui préférait sa cloche, me boude ; le vicaire me boude ; le suisse, le bedeau, me boudent ! Et me voilà encore brouillé avec toute la fabrique, qui ne me pardonne pas de lui donner l’heure exacte, et de lui prouver que le temps marche !

MORISSON.

Ainsi, le commerce, l’armée, le clergé, tout ?...

LE BARON.

Tout !

MORISSON.

Contre tant d’ennemis que vous reste-t-il ?

LE BARON.

Moi ! mais ce n’est pas assez !... Aussi, au renouvellement du conseil pour les élections, que m’a-t-on flanqué dans les jambes, outre Floupin ?... Tétillard, Grinchu, Cassegrain, Grédelu et Loriot : tout un conseil hostile !

MORISSON.

Monsieur le baron, si vous m’aviez conté cela plus tôt, je n’aurais jamais quitté la rue de la Verrerie.

LE BARON.

Bah ! laissez donc ! c’est drôle ! On se défend, on lutte ; ça me rappelle mes campagnes.

MORISSON.

Moi, ça me dégoûte absolument de la mienne !

LE BARON, prêtant l’oreille.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

MORISSON.

C’est le premier coup de la grand’messe !

LE BARON.

Diable ! je n’ai que le temps de prendre mon café et de m’habiller. Par où vais-je rentrer ?...

Indiquant la gauche.

Par la grille !... Vous venez à la grand’messe, n’est-ce pas ?...

MORISSON.

Ma foi ! monsieur le maire...

LE BARON.

Le jour de la fête patronale ! Allons... allons !...

MORISSON.

C’est qu’il faut mettre un gilet...

LE BARON.

Eh bien ?

MORISSON.

J’ai sur le gilet des idées...

LE BARON.

Vous irez en enfer.

MORISSON, riant.

Avec un gilet, j’y suis déjà.

LE BARON.

Allons !

En se sauvant.

Au revoir.

MORISSON, seul.

Moi, si j’avais sur mes administrés les idées de cet administrateur, je ne les administrerais pas ! Voilà ma conviction !... Avec tout ça... le poisson !...

 

 

Scène IX

 

MORISSON, HENRI

 

HENRI.

Me revoilà ! Tu sais, je n’ai rien trouvé.

MORISSON.

Et moi, tu sais, je n’ai rien pris.

HENRI.

Au diable le chapeau ! Allons déjeuner.

MORISSON.

Attends-moi là, je cours jusqu’au, moulin.

HENRI.

Pourquoi faire ?

MORISSON.

Pour acheter une friture. Si Françoise me voit rentrer avec un seul goujon, je suis perdu !

HENRI, riant.

Voyons ! quelle plaisanterie ! On se passera de friture...

MORISSON.

Non, non ! attends-moi ! C’est convenu avec le meunier...

Il sort par la droite.

HENRI.

Mais...

MORISSON.

Tous les matins !

HENRI.

Oh ! alors...

 

 

Scène X

 

HENRI, PAULINE, UN DOMESTIQUE, sur la terrasse du parc

 

LE DOMESTIQUE.

M. le baron est certainement venu de ce côté, madame, pour pêcher à la ligne.

PAULINE.

Appelez-le.

HENRI, l’apercevant.

Elle !

Il se cache derrière le poteau du lavoir pour n’être pas vu du domestique et cherche à attirer l’attention de Pauline.

LE DOMESTIQUE, appelant.

Monsieur le baron !

PAULINE, apercevant Henri, après un mouvement de surprise, au domestique.

Remontez au château et sonnez... Monsieur comprendra que son café l’attend...

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame.

Il disparaît dans les arbres.

 

 

Scène XI

 

HENRI, PAULINE

 

Henri s’avance avec précaution. Moment de silence où tous deux s’assurent de leur isolement.

PAULINE, à demi-voix.

Vous êtes bien seul ?

HENRI.

Oui.

PAULINE.

Quelle imprudence !... Prenez garde !

HENRI.

Il n’y a rien à craindre, madame ; c’est cette nuit qu’il y a eu danger.

PAULINE, inquiète.

Quoi donc ?

HENRI.

En quittant cet endroit du parc où vous m’aviez donné rendez-vous, pour me laisser à peine le droit de vous serrer la main, après une séparation de deux mois... j’ai aperçu le garde qui venait de mon côté.

PAULINE, effrayée.

Il vous a vu ?

HENRI.

Non... J’ai gagné ce ruisseau par un détour, et j’ai sauté malheureusement sur un homme qui pêchait.

PAULINE, de même.

Et alors ?

HENRI.

Il a voulu me retenir ; je l’ai lancé à l’eau d’un coup de pied, et je me suis sauvé... sans être suivi.

PAULINE.

Ah ! grâce à Dieu !

HENRI.

Seulement, j’ai perdu mon chapeau dans la bagarre, et je ne le retrouve pas.

PAULINE.

Cet homme a vu votre visage ?

HENRI.

Je ne crois pas !

PAULINE.

De toute façon, ne vous montrez pas !... Comment pouvez-vous sortir !

HENRI.

Il l’a bien fallu pour effacer la trace de mes pas !

PAULINE.

Mais, maintenant, rentrez ! On ne vous connaît pas encore dans ce village ; d’ailleurs, c’est peut-être quelqu’un d’un pays voisin, venu pour la fête ! Restez enfermé tout le jour !...

HENRI.

Oui ; mais, ce soir, je vous retrouverai...

PAULINE, vivement.

Oh ! Dieu ! non !

HENRI.

Vous ne m’ouvrirez plus cette petite porte du parc ?

PAULINE.

Je ne l’ai ouverte que sur votre promesse que ces lettres tant de fois réclamées me seraient enfin rendues... et vous n’en avez rien fait !...

HENRI.

Il faudrait pour cela ne vous pas aimer !

PAULINE.

Ne prononcez pas ce mot-là... je ne veux pas l’entendre ! J’ai été trop coupable déjà, je ne le serai pas davantage, et ni ce soir, ni demain, ni jamais... nous ne nous verrons plus !

HENRI.

Ah ! madame !

PAULINE.

Taisez-vous !... ma sœur vient de ce côté !

HENRI.

Mais au moins !

PAULINE.

Je me sauve ! Adieu !

HENRI.

Au revoir !...

PAULINE.

Non ! adieu !...

Elle disparaît par la gauche.

 

 

Scène XII

 

HENRI, seul

 

Une femme qui s’enfuit... quel âpre désir de courir après elle ! D’ailleurs fuit-elle de bonne foi ? Hier au soir, dans ce parc dont elle m’avait ouvert la petite porte en tremblant, sous ces grands arbres mystérieusement éclairés par la lune, elle m’a paru cent fois plus désirable qu’aux Pyrénées...

Descendant.

Tout cela me passionnait, me grisait... sa froideur aussi... sa froideur calculée...

L’imitant.

« Mes lettres ! vous n’êtes venu que pour mes lettres !... rendez-moi mes lettres !... » Et cette affectation de me tenir à distance... et ces deux larmes !... car j’ai surpris deux larmes !... Terreur ? amour ? remords ? Qui le sait ! Si bizarre, le cœur des femmes !... Tout cela peut-être à la fois !... Si cet animal de garde n’avait paru au bout de l’allée, j’en aurais eu le cœur net. – Ah ! la belle conquête à faire !... Et j’y renoncerais, moi ?... Allons donc ! c’est trop ridicule. Si je pouvais pénétrer ce soir dans son parc... Un jour comme celui-ci, où tous ses gens seront à la fête... je trouverais bien le moyen de la revoir... de lui parler comme hier... et, vive Dieu, cette fois-ci !...

 

 

Scène XIII

 

HENRI, GENEVIÈVE, sur le pont

 

GENEVIÈVE, sans voir Henri.

Qu’est-ce que l’on me dit, qu’il est au lavoir ? Il est perdu, ce baron !...

Descendant et cherchant au fond sur le bord du ruisseau.

Eh ! baron ! vous êtes perdu ?...

HENRI, à droite.

Pour un baron égaré, voici toujours un ami de retrouvé.

GENEVIÈVE, se retournant avec joie.

Ah ! par exemple ! vous ?... c’est vous ?

HENRI.

C’est moi.

GENEVIÈVE.

Quelle surprise ! – Ah ! que j’ai plaisir à vous voir !...

HENRI, faisant un pas vers elle.

C’est bien pour vous en dire autant que je suis venu.

GENEVIÈVE, descendant.

Vrai ? Au fait, oui ; sans cela, pourquoi seriez-vous là ?... Vous ne m’avez donc pas oubliée ?

HENRI.

Oh ! que vous êtes bien sûre que non !

GENEVIÈVE.

C’est vrai !... je vous attendais !

HENRI.

Voyez-vous !

GENEVIÈVE.

Oh ! depuis trois jours, surtout, vous ne me sortiez pas de l’esprit...

HENRI.

Voyez-vous, le pressentiment !

GENEVIÈVE.

Ah çà ! nous n’allons pas rester là, à causer comme deux voisins, sur le pas de la porte !...

Mouvement pour rentrer par le petit pont.

HENRI.

Mais nous en avons le droit, nous sommes voisins... Mon père habile sur la place.

GENEVIÈVE.

M. Morisson ?

HENRI.

Oui !

GENEVIÈVE.

Ah ! je me disais aussi... ce même nom !... J’ai été vingt fois sur le point de lui demander s’il n’était pas votre parent : mais je n’ai pas osé ; je devenais toute rouge.

HENRI.

Eh bien, c’est mon père !... mon excellent homme de père !

GENEVIÈVE.

Ah ! nous sommes grands amis.

HENRI.

J’ai donc bien fait de lui conseiller l’achat de cette petite maisonnette ?

GENEVIÈVE.

Pour être ici ?

HENRI.

Pour être ici.

GENEVIÈVE.

Oh ! que c’est gentil !... De ma chambre, par-dessus les arbres, la vue plonge sur votre jardin.

HENRI.

Ah ! vous êtes au premier ?

GENEVIÈVE.

Oui, le rez-de-chaussée est à ma sœur. – Toute l’aile gauche...

HENRI.

Ah ! la chambre de madame de Villepreux est au rez-de-chaussée ?

GENEVIÈVE.

Sur le jardin, oui ! Le baron, lui, demeure de l’autre côté, sur la cour !...

HENRI.

Ah ! très bien !

GENEVIÈVE.

Et vous n’avez rien dit à votre père, rien, rien, rien ?...

HENRI.

Pas encore ; demain !...

GENEVIÈVE, souriant.

Vous avez peur que je ne lui plaise pas ?

HENRI, vivement.

Ah ! par exemple !... vous ?...

GENEVIÈVE.

Voyez ce que c’est que l’instinct !... avant votre arrivée, j’étais bien loin de me douter qu’il vous tint de si près ! Eh bien, toutes les fois que je le rencontrais, je répondais à son salut par mon plus joli sourire !... Enfin, quand il a fait à ma sœur sa visite de bienvenue, je me suis mise en frais, j’étais d’une amabilité !... d’une grâce !... Non ! vous n’imaginez pas à quel point j’étais gracieuse ! Il semblait qu’une voix secrète m’eût dit : « Geneviève, tâche de plaire à cet homme-ci... il y va de ton bonheur !... » Eh bien, je crois vraiment que j’ai réussi... sans vanité !

HENRI.

Ah ! j’en suis sûr !

GENEVIÈVE.

D’ailleurs, il est si bon ! et il doit tant vous aimer !

HENRI.

Ah ! oui !

GENEVIÈVE.

Je suis sûr qu’il vous gâte !

HENRI.

Un peu.

GENEVIÈVE.

Et vous en abusez !

HENRI.

Quelquefois !

GENEVIÈVE.

Fi, que c’est mal ! On a bien tort de laisser voir aux gens à quel point on les aime ! Voilà ce qui arrive ! – Aussi, voyez... moi. comme je dissimule avec vous !...

HENRI.

Mais oui, c’est vrai ! Vous me tenez à distance ; je vous trouve froide...

GENEVIÈVE, se récriant.

Ah ! par exemple ! moi qui plaisante sur mon laisser aller ! et qui me trouve même un peu hardie...

HENRI.

Ah ! cela...

PAULINE, en dehors.

Geneviève !

GENEVIÈVE.

Ma sœur m’appelle. Je me sauve !

Elle sort en courant par le pont.

HENRI.

Déjà !...

Seul.

Ah çà ! est-ce que je vais au mariage, moi ?

GENEVIÈVE, reparaissant sur la terrasse, en courant, puis s’arrêtant tout à coup.

Mais j’y pense, faites donc le tour par la grille ;

Elle indique la gauche.

ma sœur vous présentera au baron !...

HENRI, vivement.

Pas encore !

GENEVIÈVE.

Pourquoi ?

HENRI.

Je vous le dirai.

GENEVIÈVE.

Il faut pourtant bien que je dise à ma sœur que je vous ai vu.

HENRI.

Pourquoi ?

GENEVIÈVE.

Oh ! je n’aime pas mentir, moi, et puis à quoi bon des mystères ? Nous nous sommes rencontrés aux Pyrénées. Vous m’avez fait la cour en secret ; je suis demoiselle, vous êtes garçon. Nous avons bâti là-dessus une foule de jolis projets !... vous voilà !... vous allez demander ma main... on vous l’accordera... et nous serons heureux !... Est-ce que ce n’est pas tout naturel et tout simple ?

HENRI.

Si ! si !

GENEVIÈVE.

Eh bien, je vais donc tout avouer à ma sœur.

Mouvement pour sortir encore.

HENRI, vivement.

Pas aujourd’hui, je vous prie !

GENEVIÈVE, s’arrêtant à gauche.

Mais quand donc ?... quand viendrez-vous ?

HENRI.

Le plus tôt possible !

GENEVIÈVE.

Demain, alors ?

HENRI.

Demain !...

GENEVIÈVE.

Avec votre père. Eh bien... prenez donc la clef !

Elle la lui jette.

HENRI.

La clef ?

GENEVIÈVE, indiquant, sur la droite, la porte par où elle est entrée.

Oui, la clef de la petite porte verte ; cela abrège de moitié... et, comme j’espère que maintenant vous viendrez tous les jours... et plutôt deux fois qu’une...

HENRI.

Ah ! certes !...

GENEVIÈVE.

Parce que je n’aime pas vous voir comme cela, moi ! Nous avons l’air de nous aimer sur des abîmes !

HENRI.

Comme aux Pyrénées !

GENEVIÈVE.

Aux Pyrénées, vous me donniez le bras, et, ici, vous ne pouvez même pas me donner la main.

HENRI.

Peut-être !

Il entre dans les herbes.

GENEVIÈVE, effrayée.

N’essayez pas ! je ne veux pas ! vous allez tomber...

HENRI.

Non !

GENEVIÈVE, de même.

Si !...j’aime mieux me sauver !... Henri, je vais me sauver !... Je me sauve !...

Elle sort en courant.

HENRI, seul dans les herbes, la suivant des yeux.

Ma parole d’honneur !... quand je suis avec elle un quart d’heure... c’est elle que j’aime !...

Silence.

Un homme raisonnable n’hésiterait pas. – Il fermerait son cœur à l’amour coupable et l’ouvrirait à l’amour pur qui s’offre à lui si gentiment ;

Sautant sur la scène.

mais je ne suis pas un homme raisonnable... Où donc est tombée la clef ?

Il la cherche.

 

 

Scène XIV

 

HENRI, GRINCHU

 

GRINCHU, rentrant par la gauche avec un épervier qu’il prépare.

Nom de nom ! il ne sera pas dit que j’aurai pas une petite friture pour la Saint-Pothin !

HENRI.

Ah ! la voilà !

Il ramasse la clef.

GRINCHU, se retournant.

Hein ?...

Très bas, à part.

Un jeune homme !...

Il gagne du côté du pont et prend mystérieusement dans les herbes un chapeau qu’il cache derrière lui.

HENRI,
serrant la clef en regardant du côté où est sortie Geneviève.

J’ai vraiment un remords...

GRINCHU, à l’entrée du pont, tâtant son habit par derrière.

La redingote !

À Henri qui se retourne avec surprise.

Quoi donc que vous cherchiez tout à l’heure ?... C’est-y ça ?...

HENRI, étourdiment.

Mon chapeau !

GRINCHU, triomphant.

C’est lui !...

HENRI, se reprenant.

Mais non !... mais non !...

GRINCHU, lui barrant le passage en reculant sur le pont et lui présentant le chapeau.

Si ! si ! Prenez donc ! prenez donc !

HENRI, passant et se sauvant.

Au diable, le butor !...

Il sort.

GRINCHU, il le poursuit en voulant le coiffer par derrière, perd pied et glisse dans l’eau.

Ah !

MORISSON, rentrant par la droite avec sa friture dans un filet.

Voilà les goujons... Eh ! Henri...

Grinchu surgit de l’eau, sous le filet tout vert et dégouttant d’herbes.

Ah !... qu’est-ce que c’est que ça ?

GRINCHU, furieux.

Ah !... gredin !... gredin de Parisien !

 

 

ACTE II

 

Une place de village. À gauche, premier plan, maison du barbier. À droite, épicerie. À gauche, second plan, pharmacie.

 

 

Scène première

 

LE PÈRE BUISSON, LA MÈRE BUISSON, CABASSUD, TROUSSEMAIN, CAILLOUX, HONORÉ PIPART, COURTECUISSE, LE PÈRE PIPART, TÉTILLARD, VILLAGEOIS, HOMMES et FEMMES

 

Au lever du rideau le père Pipart est assis sur une chaise, la mère Buisson le rase ; les autres, groupés, assis, attendent leur tour sur le seuil de la boutique, qui est encombré de monde et autour du patient. Troussemain, assis à terre, lit un vieux journal ; Courtecuisse fume sa pipe ; il a encore son ancien pantalon de carabinier. Cailloux et Honoré jouent au bouchon. Sur la boutique, une grande affiche avec ces mots : Fête patronale de Bouzy-le-Têtu.

LA MÈRE BUISSON, rasant.

Eh ! mon homme !

BUISSON, de l’intérieur.

Après ?

LA MÈRE BUISSON.

Prépare la cuvette pour le père Pipart !

BUISSON.

Prépare toi-même ; je tiens M. Gredelu !

LA MÈRE BUISSON.

Chienne de fête, va, il y a de quoi être fou !

COURTECUISSE.

Sapristi ! dépêchons. Dites donc, la petite mère, v’là le second coup, nous ne serons jamais prêts.

PIPART, rasé.

Quéque que t’as besoin d’être prêt, toi ?... T’es donc d’la cérémonie ?

COURTECUISSE, se carrant.

Tiens ! qu’est-ce qui ferait partir les boîtes donc ? J’suis donc pas l’artilleur, moi, l’ancien ?

PIPART.

Ah ! s’il y a des boîtes, alors...

Il rit et tousse. La mère Buisson attend, le rasoir en l’air.

TROUSSEMAIN.

Mais, nom d’un chien, ne parlez donc pas, père Pipart ; ça n’finira jamais !

LA MÈRE BUISSON.

Veux-tu prendre ma place, toi ?... Dirait-on pas que j’mamuse ? Tu peux pas lire ton journal, feignant ! 

Elle essuie son front.

TROUSSEMAIN.

Il est propre, vot’journal ! Il est du mois de janvier.

CAILLOUX.

Alors, à quoi qu’ça sert ?

LA MÈRE BUISSON.

Ça lui apprend à lire.

PIPART, coupé.

Cristi ! la mère, prenez donc garde !

LA MÈRE BUISSON, sans s’émouvoir, continuant.

Non, c’est un bouton. À qui le tour ?...

COURTECUISSE, secouant sa pipe.

À moi.

TÉTILLARD, s’élançant de sa boutique.

À moi !

CAILLOUX, bondissant du sol sur la chaise et les devançant tous deux.

Minute !... Après Coco !

TÉTILLARD.

Veux-tu t’ôter, toi ! Voilà deux heures que je suis là.

CAILLOUX.

À vot’ boutique, oui...

TÉTILLARD.

Il y a pas de boutique, j’ai pris mon tour.

COURTECUISSE.

Après moi, dites donc, l’enflé !

TÉTILLARD, à la mère Buisson.

Je ne suis pas venu tantôt le premier ?

LA MÈRE BUISSON.

Ah ! c’est pas tout ça ! Faut que j’rase, moi ; qui que j’rase ?

CAILLOUX.

Marchons, maman !

TÉTILLARD.

Galopin, va !... Si c’est pas pour faire croire que ça a d’la barbe !

CAILLOUX, savonné à tour de bras.

J’en ai plus que vous, d’la barbe !

COURTECUISSE, railleur et faisant le beau.

Qué que vous avez besoin d’être rasé, père Tétillard... pour vous mettre t’a l’heure en sapeur ?

TÉTILLARD.

Ça me plaît, à moi.

COURTECUISSE, de même.

Puisque vous avez une barbe que vous avez fait venir de Paris !... que j’ n’en ai jamais vu de pareille en garnison.

TÉTILLARD.

Tu vas finir de t’moquer de moi, toi !

CAILLOUX.

Laissez-le donc ; c’est parce qu’il m’en veut.

TÉTILLARD.

J’ten veux, moi ?

CAILLOUX.

Oui, qu’vous m’en voulez, parce que j’suis entré comme jardinier chez M. Morisson, et qu’vous vouliez la place pour votre neveu Loriot.

LE PÈRE BUISSON, s’élançant hors de sa boutique.

Le savon, vite !

LA MÈRE BUISSON.

Su’ l’tabouret !

LE PÈRE BUISSON.

Où çà ?... Ah !

En se retournant, il fait tomber le tabouret, le plat à barbe, etc.

LA MÈRE BUISSON.

Fichu maladroit !

LE PÈRE BUISSON, ramassant, furieux.

Propre à rien !... Tu peux pas l’fourrer ailleurs ?

LA MÈRE BUISSON, de même.

Sur mon nez, peut-être ?

LE PÈRE BUISSON.

J’vas t’y flanquer, sur ton nez.

COURTECUISSE, s’interposent.

Allons ! nous alignons pas au rasoir, fichtre ! et barbifions.

Le père Buisson rentre dans sa boutique.

LA MÈRE BUISSON, agitant le rasoir.

Geux d’homme, va, c’est déjà gris !

CAILLOUX, l’arrêtant.

Eh ! la mère !... attention !

LA MÈRE BUISSON.

Ah ! ouiche ! T’as ben la peau trop dure !

LE PÈRE BUISSON, de l’intérieur.

À qui le tour ?

PLUSIEURS, se précipitant.

À moi !

HONORÉ PIPART.

À moi, pour les cheveux !

LE PÈRE BUISSON.

Je ne coupe pas aujourd’hui !... Les barbes ?

HONORÉ PIPART.

C’est bon ! J’vas battre mon rappel alors !...

Il sort en courant.

COURTECUISSE, cédant son tour.

Marchez, Tétillard ; moi, je préfère la main des dames.

TÉTILLARD.

Voilà !

UNE FEMME, sur le seuil de Tétillard.

Monsieur Tétillard, du gruyère ?

TÉTILLARD.

J’y cours !...

Il s’élance vers sa boutique.

COURTECUISSE.

À un autre !... V’là du sexe !

 

 

Scène II

 

LA MÈRE BUISSON, CABASSUD, LORIOT, TROUSSEMAIN, CAILLOUX, COURTECUISSE, LE PÈRE PIPART, CHOUCHOU, LA MARIOTTE

 

CHOUCHOU, accourant.

M’sieu Buisson !

LA MÈRE BUISSON.

Après ?

COURTECUISSE.

On ne passe pas !

CHOUCHOU.

Voulez-vous bien me laisser, vous, grand cheval !

LA MARIOTTE, entrant.

Oh ! tout c’monde !

COURTECUISSE, lui barrant le passage.

Ah ! v’là la Mariotte !...

TROUSSEMAIN, CABASSUD, LORIOT.

Bonjour, Mariotte !...

Ils l’entourent tous.

MARIOTTE.

Bas les pattes ! Eh ! père Buisson !

CHOUCHOU, avec jalousie.

Allez donc ! Ils sont tous après elle.

LA MÈRE BUISSON.

Qué que tu viens nous embêter, toi ?

CHOUCHOU.

J’veux mon chignon, qu’j’ai donné à friser.

LA MÈRE BUISSON.

Eh ! mon homme, baille-lui son chignon, qu’elle décampe !

BUISSON, du dedans.

Qu’a vienne !

CHOUCHOU.

Gare là !

Elle fonce la tête en avant au milieu de ceux qui gardent la porte, et entre.

MARIOTTE, se délivrant des galanteries de ses soupirants.

Eh ! un pot de pommade, père Buisson.

COURTECUISSE.

À quoi, mon cœur ?

MARIOTTE.

À la rose.

COURTECUISSE.

Buisson, une de tes roses !

PIPART, riant.

Oh ! il est fameux tout de même, celui-là !

TROUSSEMAIN, avec envie.

Ce Courtecuisse a-t-il un chic !

COURTECUISSE, passant à la Mariotte le pot de pommade.

V’là la pommade demandée, la blonde ! Faut-il vous montrer comment ça s’applique ?

Il lui prend la taille et va pour l’embrasser.

MARIOTTE, lui détachant un soufflet.

Comme ça !

Elle se sauve en riant.

COURTECUISSE, se frottant la joue.

Feu !

TOUS, riant à se tordre.

Ah ! ah !

PIPART, de même.

Ça y est tout de même.

CAILLOUX.

Ça a claqué, que j’ai cru que c’était une de ses boîtes d’artifice.

TOUS, riant.

Ah ! ah !

On entend le rappel.

CHOUCHOU, sortant de la boutique avec son chignon frisé.

V’là l’rappel des pompiers ; j’ne serai jamais prête !

Elle se sauve.

CABASSUD.

Bigre ! je file.

Il se sauve.

COURTECUISSE.

Moi itou.

PIPART, riant.

T’as pourtant une joue qu’est déjà savonnée !...

COURTECUISSE.

Bon ! un soufflet, ça vaut un baiser... Elle me le payera ce soir au bal, v’là tout !

Il se sauve.

LA MÈRE BUISSON.

Grand feignant, va ! ce n’est bon qu’à fumer sa pipe, à siroter des petits verres et à enjôler les filles !

CAILLOUX, se levant.

À qui le tour ?

 

 

Scène III

 

LA MÈRE BUISSON, CAILLOUX, LE PÈRE PIPART, GRINCHU, puis LE PÈRE BUISSON, puis TÉTILLARD

 

GRINCHU, arrivant avec son pantalon de pompier, et en bras de chemise, furieux.

À moi ! nom d’une brique !... V’là le rappel maintenant. 

À Pipart.

Pourquoi qu’il bat le rappel, ton crapaud de fils ?

PIPART.

Dis donc, eh ! toi ! si tu ne mécanisais pas mon garçon ?

GRINCHU.

J’y ai pas dit de battre. J’suis-t’y le lieutenant des pompiers, oui ou non ?

PIPART.

Eh bien, après ? Il bat à l’heure.

GRINCHU.

Il y a pas d’heure que celle que je veux qui soye, entends-tu ? J’suis le lieutenant, et, quand j’suis pas rasé, il y a pas d’heure.

PIPART.

Si le sergent y a dit de battre ?

GRINCHU.

M. Floupin lui a pas dit de battre !

CAILLOUX.

Non, il n’y a pas dit de battre.

PIPART.

Si, y a dit de battre !

GRINCHU, préparant son cou pour la barbe.

Nom de nom de nom ! faut-il avoir pas de chance ! tout ça pour ces gueusses de bourgeois !

LA MÈRE BUISSON, lui mettant la serviette.

Oh ! quoi donc que vous sentez, père Grinchu ?

GRINCHU.

Moi ?

CAILLOUX.

Ah ! oui... Vous sentez comme qui dirait la bourbe.

GRINCHU, se flairant.

Je sens comme une odeur d’herbage, quoi !

PIPART.

C’est tout comme le ru, par la grande chaleur... qu’il est à sec.

GRINCHU.

Peut-être bien que je suis à sec, depuis à c’matin.

CAILLOUX.

Ah ! ah ! farceur, va ! ça sera pas comme ça ce soir.

GRINCHU.

Tout ça c’est bon, mais oùs-ce qu’est le père Buisson ?

BUISSON, sortant avec son chapeau et mettant sa redingote.

Me v’là !

CAILLOUX.

N’oubliez pas le patron.

BUISSON.

Tout de suite.

GRINCHU, sans le regarder.

Oui, allons-y !

BUISSON, effaré.

J’y vas !

Il se sauve en courant.

GRINCHU, stupéfait.

Où ça ? où ça qui va ?

LA MÈRE BUISSON.

Eh bien, il va raser le bourgeois donc, sur la place !... M. Morisson...

GRINCHU.

Le Parisien ?

CAILLOUX.

Eh bien, oui, quoi !... mon patron.

GRINCHU, suffoqué.

Y va !... Je viens me faire raser... et c’est le Parisien qu’y rase !

LA MÈRE BUISSON, lui jetant une serviette au cou.

Allons, voyons, ne braillez pas : me v’là, moi !

GRINCHU, arrachant la serviette.

J’veux pas de vous ! Je viens chez le barbier... c’est pas la barbière !... Je suis un homme, moi, je veux être rasé par mon égal.

LA MÈRE BUISSON.

Ne faut-il pas qu’il perde pour vous ses pratiques bourgeoises ?

GRINCHU.

Ah ! les pratiques bourgeoises !... v’là le grand mot ! les bourgeois, les Parisiens, pas vrai ? Et les enfants du pays qu’a gratté le sol municipal pour y faire pousser la moisson et la vendange... on les rase pas, eux !... C’est pas assez relevé ! Qu’est-ce que ça ?... C’est des paysans !... c’est pas des Parisiens !...

LA MÈRE BUISSON.

Mais quand vous crierez !...

GRINCHU, à Pipart, à Cailloux et à Tétillard qui se sont approchés.

Et ça vous dit rien, tout ça ? Vous voyez pas où ça nous mène ?... et que nous finirons par ne plus être le maître chez nous !

CAILLOUX.

Voyons ! pourtant, Grinchu...

LA MÈRE BUISSON.

Après tout, il a de la barbe comme vous, c’t’homme.

GRINCHU.

Ah ! v’là comme vous me soutenez, vous autres !... comme M. le maire ! Eh bien, écoutez bien ce que j’vous dis : si le père Buisson n’m’a pas rasé dans cinq minutes, j’commande pas la compagnie de pompiers à la grand’messe.

TOUS, effrayés.

Oh !...

GRINCHU.

Je lui défends de marcher, à la compagnie ! Je défends à votre crapaud de fils de battre le rappel ! je crève le tambour ! je défonce mon casque, et, si vous fichez le feu au pays ce soir, avec vos artifices, je commande pas les pompes !

LA MÈRE BUISSON.

Oh !...

TÉTILLARD.

Sapresti ! pour une barbe !

GRINCHU.

Nom d’une brique ! on verra ce que c’est qu’un pompier qu’a conscience de ses devoirs !

TÉTILLARD.

En v’là un scandale !

LA MÈRE BUISSON, à Cailloux.

Courez chercher Buisson !

CAILLOUX.

Merci !... le patron me chasserait.

LA MÈRE BUISSON.

J’y cours, moi !

Elle court.

GRINCHU, s’asseyent d’un air terrible, avec la serviette, dans l’attitude d’un Romain.

J’ai dit cinq minutes... J’attends !

 

 

Scène IV

 

CAILLOUX, LE PÈRE PIPART, GRINCHU, TÉTILLARD, FLOUPIN

 

FLOUPIN, en tenue de pharmacien, sauf le pantalon qui est celui du pompier. Calotte sur la tête, du papier à la main, une plume derrière l’oreille.

Ah çà ! voyons !... En voilà du train !...

PIPART.

Eh ! monsieur Floupin !... c’est Grinchu... là... qui fait plus de bruit pour sa barbe...

FLOUPIN.

C’est pour ça ? J’entendais des cris... je me disais, tout en écrivant : « Ce n’est pas possible, c’est quelqu’un qu’on assomme. On devrait bien empêcher ça... » Mais, quand j’ai vu que ça se prolongeait et que je ne pouvais plus travailler... Oh ! alors, je me suis dit : « C’est trop gênant... j’y vais... » Eh bien, voyons, qu’est-ce qu’il y a avec cette barbe ?

GRINCHU, de même.

Il y a... il y a qu’il n’y a pus que trois minutes.

FLOUPIN.

Qu’est-ce qu’il dit ?

PIPART.

Il dit, monsieur Floupin, que le second coup de la grand’messe a déjà sonné... même que j’ vas mettre mon tricorne et mon baudrier...

Il se sauve.

FLOUPIN, regardant l’heure.

Le second coup !... déjà !... Sapristi ! je ne suis pas prêt non plus, moi. 

À cailloux.

Cours donc à la maison, et demande à madame Floupin mon uniforme et mon fourniment.

CAILLOUX.

Oui, monsieur Floupin.

Fausse sortie.

FLOUPIN, le rappelant et lui donnant ses papiers.

Tiens... tu mettras ça sur mon bureau. Et ne perds rien, malheureux... c’est le brouillon de ma conférence...

Cailloux se sauve.

TÉTILLARD.

Vot’ conférence ?

FLOUPIN.

Oui... que je fais tantôt dans la salle d’école... à l’occasion de la fête... comme divertissement... Un sujet tout neuf... Le luxe !...

TÉTILLARD.

Ah !

FLOUPIN.

Le luxe des villageoises !...

GRINCHU, se levant.

Il y a pus d’minutes. J’ m’en vas.

FLOUPIN.

C’est ça, allez mettre votre casque, vous vous ferez raser tantôt pour m’entendre...

GRINCHU.

J’ mettrai pas mon casque, et vous commanderez les pompiers tout seul... J’ vas pas à la grand’messe.

FLOUPIN, stupéfait.

Il ne va pas à la grand’messe ?

GRINCHU.

Du moment qu’on me rase pas... je fais pus l’ornement de la commune.

TÉTILLARD.

Tout ça, monsieur Floupin, parce que Buisson est allé raser M. Morisson avant lui.

GRINCHU, exaspéré.

Et j’ai pas raison, nom d’une brique !... C’est pas assez qu’il me prenne mon terrain... qu’il me prenne mes poissons...

FLOUPIN.

Il prend vos poissons ?

GRINCHU.

À ma vraie place, où il s’a campé ce matin pour pêcher... Et que M. le maire lui donne encore raison, nom de nom !

FLOUPIN, souriant finement.

Oh ! ça !... ça ne m’étonne pas... un Parisien !... Il soutient ses compatriotes !...

GRINCHU.

Il les soutient, qu’ c’est l’infamie des infamies !

FLOUPIN.

Moi, vous savez... M. le maire... j’aime mieux ne pas en parler...

TÉTILLARD.

Oui, n’en parlons pas.

FLOUPIN.

Un homme qui est si... et puis tout... Et encore si ce n’était que ça... mais il est tellement...

TÉTILLARD et GRINCHU.

Ah ! que c’est vrai !

FLOUPIN.

Ah ! si c’est vrai... Mais voilà ce que c’est que d’avoir un maire qui ne soit pas du terroir.

TÉTILLARD.

Il est sûr que si c’était un des nôtres...

FLOUPIN.

Pouh !... Alors, ça marcherait... trop bien... Par exemple, Caissegrain le taillandier... ou Gredelu...

GRINCHU.

Pas confiance, moi, en Gredelu.

FLOUPIN.

Ou encore moi, tenez... plutôt moi... C’est une idée qui me vient comme ça tout à coup... et qui n’est peut-être pas mauvaise...

GRINCHU, frappé de l’idée.

Ah ! nom d’une brique !... j’ crois bien !... Un homme comme vous, qu’a tant d’moyens...

FLOUPIN, avec satisfaction.

J’ai quelques moyens, oui...

TÉTILLARD.

Il y a pas d’Parisien qui vous vienne là, t’nez !

FLOUPIN.

Il y en a, mais ils ne sont pas faciles à trouver. Moi, je n’en ai jamais trouvé.

GRINCHU.

Tandis que c’ baron-là !...

FLOUPIN.

Ce n’est pas moi qui aurais jamais traité les sapeurs-pompiers avec cette dureté, ce cynisme, ce manque de tact...

GRINCHU.

Ah ! le gueux, nous a-t-il traités !...

FLOUPIN.

Ni qui donnerais l’exemple à tous les bourgeois de faire venir leurs épices de Paris, sous prétexte que l’épicerie de Bouzy-le-Têtu est sophistiquée par Tétillard.

TÉTILLARD.

Si je lui pardonne jamais ça !...

FLOUPIN.

Non pas qu’elle ne soit sophistiquée par Tétillard ; car j’ai analysé son sucre en poudre, et ce que j’y ai trouvé, là-dedans...

TÉTILLARD, saisi.

Mon sucre !...

FLOUPIN.

Mais enfin, on ne crie pas ces choses-là par-dessus les toits !... On se tait... pour l’honneur de la commune...

TÉTILLARD, appuyant.

On se tait, quoi !...

FLOUPIN.

Mais, moi, je suis un enfant du pays, moi !... nous avons été ensemble à l’école...

GRINCHU, à Tétillard, fièrement.

Oui !

FLOUPIN.

J’ai profité... tout seul. Pas vous... Oh ! sapristi, non !... mais ce n’est pas votre faute, les facultés n’y étaient pas, tandis que, moi, j’étais doué !

GRINCHU et TÉTILLARD, avec admiration.

Ah !... oui !...

FLOUPIN.

Eh bien, malgré ça, je ne suis pas fier !... Je sais à quel point vous m’êtes inférieurs par l’éducation et par l’intelligence... et pourtant je vous serre la main... je me mêle à vos jeux... je me plais à être populaire !

Il leur prend les mains.

Parce que, chez toutes les natures complètes, comme la mienne, l’esprit ne tue jamais le cœur ! Jamais !... Au contraire.

TÉTILLARD et GRINCHU.

Cher monsieur Floupin !...

FLOUPIN.

Au lieu que votre maire, savez-vous ce qu’il fait, votre maire ?

GRINCHU et TÉTILLARD, curieusement.

Oui...

FLOUPIN.

Eh bien, il attire les bourgeois, il les excite à s’emparer des champs et à nous en chasser.

TÉTILLARD.

Ah !

FLOUPIN.

Parfaitement !... Un mouvement qui se produit dans toute la banlieue... L’invasion des Parisiens !... Je prépare là-dessus une conférence.

GRINCHU.

Ah !

FLOUPIN.

Et une brochure avec cette épigraphe : « Le Parisien, qu’est-il aujourd’hui ? – Tout. – Que doit-il être ? – Rien. – Le villageois, qu’est-il ? – Rien. – Que doit-il être ? – Tout. »

GRINCHU, enthousiasmé.

V’là, v’là, v’là c’ qu’on demande !

FLOUPIN.

Premier chapitre. De l’origine du Parisien... Il n’en a pas ! – Deuxième chapitre. Son caractère : léger, futile, inconstant, toujours en quête de plaisirs nouveaux, et, séduit par la douceur de notre climat et de nos mœurs, le Parisien s’est persuadé récemment qu’il aimait la campagne, et a mis la villégiature à la mode. – De là cette quantité prodigieuse de villas et de chalets, où nous voyons, au printemps, le Parisien, maigre, blême, épuisé, labourer péniblement un sol ingrat qui se refuse à son travail d’amateur, et retremper dans les émanations balsamiques des champs ses organes affaiblis par les débauches de l’hiver !

TÉTILLARD, enthousiasmé.

Oui !

FLOUPIN.

Chut ! Troisième chapitre. Ses mœurs !... abominables !... La présence du Parisien dans nos cantons constitue un véritable danger pour les mœurs locales, si pures...ah ! grand Dieu ! si pures ! avant son arrivée ! – C’est à sa présence qu’il faut attribuer ce redoublement d’ivrognerie chez les femmes et de coquetterie chez les hommes. Non !... je veux dire de coquetterie chez les hommes, et d’ivrognerie chez les femmes !... Enfin !... Dernier chapitre... Des moyens propres à le combattre !...

TÉTILLARD.

L’épicerie !...

GRINCHU, l’interrompant.

Oh ! il n’en faut pas tant ! Y n’ia qu’à leuz’y rend’ la vie dure, qu’ils décanillent tous !...

TÉTILLARD, vivement.

Tous ? Eh ben, merci, toi, dis donc, et l’épicerie !

GRINCHU.

L’épicerie ?

FLOUPIN, voulant parler.

Si...

TÉTILLARD.

Oui, quand ils ne seront pas là, c’est-y toi qui me feras vivre avec les six sous de sel et les quatre livres de chandelles que tu me prends par mois ?

FLOUPIN, même jeu.

Je...

GRINCHU.

T’es donc aussi un vendu, toi ? t’es donc un Parisien ?

FLOUPIN, même jeu.

Vous...

TÉTILLARD.

Parce que tu portes tous tes légumes à Paris, toi, tu t’en fiches !

FLOUPIN, exaspéré.

Silence !... Je parle à des ânes. – Si vous m’aviez laissé achever, vous sauriez que mon système ne conclut ni à leur tyrannie, ni à leur expulsion, qui ruinerait l’épicerie et la pharmacie locales.

TÉTILLARD.

Pardi !

FLOUPIN.

Mais à leur servitude... par un système de compression municipale... qui ne peut être pratiquée que... quand je serai maire.

TÉTILLARD.

Et pour que vous l’soyez...

GRINCHU.

Faut qu’ celui-là n’le soye plus.

FLOUPIN.

Et pour qu’il ne le soye plus...

GRINCHU.

Faut que vous l’soyez !

FLOUPIN.

Et le moyen ?

GRINCHU, finement.

Gn’ya qu’à lui faire un charivari dans tout le pays de ce qui s’passe la nuit et dans son parc !...

FLOUPIN et TÉTILLARD, saisis.

Hein ?...

GRINCHU, riant et content de lui.

Ah ! ah ! j’crois qu’j’tiens tout d’même la magnière !

FLOUPIN.

Comment ?

GRINCHU, après s’être assuré qu’ils sont seuls.

C’te nuit, j’étais à pêcher dans le ru. V’là qu’y m’tombe du parc un jeune homme su’ l’ dos.

TÉTILLARD, vivement.

Ah ! un bourgeois ?

GRINCHU.

Oh ! un Parisien, ben sûr... J’tenais sa redingote qu’avait l’poil fin, fin !...

FLOUPIN.

Et sa figure ?

GRINCHU.

Pas vue !... Y m’a détaché un coup de jarret, v’lan !... que je me suis répandu dans l’eau.

FLOUPIN.

Et il s’est sauvé ?...

GRINCHU.

Mais j’l’ai revu à la même place, y a pas une demi-heure !

TÉTILLARD.

Ah !

FLOUPIN, vivement.

Et sa figure ?

GRINCHU.

Ah ! c’te fois, je l’ai vue, quoiqu’il m’aye encore répandu dans l’eau.

FLOUPIN, enchanté.

Oh ! oh !

TÉTILLARD, de même.

C’gas-là, avec sa redingote, ne vient pas la nuit voler des pommes.

GRINCHU, finement.

Tandis que mame la baronne et sa sœur...

FLOUPIN.

La baronne surtout.

TÉTILLARD.

Parce que...

FLOUPIN.

Ah ! la baronne est plus... enfin... oui, elle est plus comme ça.

GRINCHU, ravi.

Ça serait donc un galant, quoi ?

FLOUPIN.

Oh ! si c’est un Parisien !... Ils ne font que ça.

TÉTILLARD, se frottant les mains.

Qué trouvaille !...

GRINCHU.

Et M. le maire y serait ?...

Enchanté.

Ah ! nom de nom de nom d’une brique !

FLOUPIN, radieux.

Comment s’il serait ?... Mais...

Changeant de ton.

Mais savez-vous, messieurs, que ceci est fort grave...

GRINCHU et TÉTILLARD, sérieux.

Ah !...

FLOUPIN, avec éloquence.

Savez-vous... je parle ici aux conseillers municipaux...

Grinchu et Tétillard se redressent.

que nous ne pouvons pas permettre au premier magistrat de la commune, à M. le maire... de nous représenter de cette façon-là !...

GRINCHU.

Oui !... ça serait pus Bouzy-le-Têtu, ça serait Bouzy-le-...

FLOUPIN, l’interrompant.

Oh ! chut ! – Donc, procédons à l’examen des faits avec rigueur. Obtenons, s’il se peut, un flagrant délit lumineux, retentissant. Une fois là, nous verrons à adoucir pour M. le maire l’amertume d’une telle découverte et à lui faciliter sa démission et son départ immédiats.

TÉTILLARD, ravi.

Ah ! qu’c’est ça ! c’est-il ça !

FLOUPIN, vivement.

Mais d’abord savoir quel est ce jeune homme.

GRINCHU et TÉTILLARD.

Oui !

FLOUPIN, de même.

S’il est du pays, ou venu pour la fête.

GRINCHU et TÉTILLARD.

Bon !

FLOUPIN.

Dans ce but, s’informer et regarder partout, sur la place, à l’église, dans les rues...

GRINCHU et TÉTILLARD.

C’est dit !

FLOUPIN.

Et, après la messe, délibération chez moi, en déjeunant !... et en rédigeant une petite pétition à M. le préfet !

GRINCHU.

Ah ! v’là parlé !

TÉTILLARD, entendant le tambour qui se rapproche.

Les pompiers !

Il remonte avec Grinchu.

FLOUPIN, à part.

Je leur donne à déjeuner, ça m’ennuie... mais il faut ça ! il faut ça !...

Haut.

Grinchu, la jeunesse aime les appareils guerriers !... Cherchez dans la foule cette redingote !

GRINCHU.

J’y ai l’œil !

Le tambour se rapproche avec la musique.

 

 

Scène V

 

GRINCHU, TÉTILLARD,  FLOUPIN, CAILLOUX, CHOUCHOU

 

CHOUCHOU, accourant.

V’là les pompiers !... Papa, Vite donc !...

Grinchu va à la coulisse de droite et s’habille.

CAILLOUX, accourant avant qu’ils entrent.

Monsieur Floupin, vos affaires !

TÉTILLARD, courant à sa boutique.

Mame Tétillard ! mon tablier ! ma hache !

FLOUPIN, à Cailloux, qui l’aide à s’habiller.

Mon sabre ! mon casque !

CAILLOUX.

Il y a la musique du cercle, monsieur Floupin, c’est un peu beau !

FLOUPIN, équipé, bouclant son ceinturon.

Tétillard, y êtes-vous ?

TÉTILLARD, rentrant en sapeur.

Oui, sergent.

CAILLOUX.

Et vot’barbe ?

TÉTILLARD.

Cresti ! ma barbe, c’est vrai !

CAILLOUX.

Je l’apporte !

Il court chez Tétillard et revient avec la barbe, qu’il lui attache.

FLOUPIN.

Et vous, Grinchu ?

GRINCHU.

Présent !

Il descend équipé, tirant son épée.

Nous y sommes ?

FLOUPIN et TÉTILLARD, qui a mis sa barbe.

Nous y sommes !...

 

 

Scène VI

 

GRINCHU, TÉTILLARD, FLOUPIN, CAILLOUX, CABASSUD, TROUSSEMAIN, COURTECUISSE, LORIOT, etc., etc., en sapeurs-pompiers, PIPART FILS, en tambour, PIPART PÈRE, en garde champêtre, musique du cercle, trombone, clarinette, cornet à pistons, MARIOTTE, YVELINE, CHOUCHOU, etc.

 

Le cortège entre précédé par la musique et le tambour.

GRINCHU.

C’est bien !... Halte !

FLOUPIN. Il prend le milieu.

Sapeurs-pompiers de Bouzy-le-Têtu, ce jour marquera dans vos annales !... Vous avez subi de grandes avanies !... Fiez-vous à moi du soin de panser vos blessures, et soyez à la hauteur des circonstances... que vous ne connaissez pas encore.

LES SAPEURS-POMPIERS.

Vive le sergent !

FLOUPIN, ému.

Merci !...

Bas, à Grinchu. Tous trois seuls à l’avant-scène.

Pas de jeune homme, Grinchu ?

GRINCHU.

J’ai beau faire de l’œil, il se cache, le capon !

TÉTILLARD.

Il sera peut-être à l’église.

FLOUPIN.

Nous allons y voir.

GRINCHU.

À nos rangs !...

Roulement de tambour. À Buisson, qui accourt en pompier prendre sa place.

Ah ! te v’là, toi, feignant ?

BUISSON, essoufflé.

Ce n’est pas ma faute, lieutenant : après ce bourgeois... il a fallu raser son fils.

FLOUPIN, GRINCHU, TÉTILLARD, même mouvement.

Son fils ?

CAILLOUX.

Oui, qu’est arrivé hier au soir de Paris.

Il remonte.

GRINCHU, descendant, ravi.

C’est lui !

TÉTILLARD et FLOUPIN, de même.

C’est lui !

GRINCHU.

Qué nanan !...

FLOUPIN.

Mais, pour l’instant, silence ! Et, comme ces trois Suisses à jamais fameux... dont je ne me rappelle plus les noms, jurons de conquérir, aujourd’hui même, l’indépendance de notre patrie. – Jurons !

TÉTILLARD et FLOUPIN, étendant leurs mains.

Nous le jurons !

GRINCHU, jurant.

Nom d’une brique !

FLOUPIN, contrarié.

Mais non !... Il nous ennuie avec sa brique !...

Étendant la main.

Union !

TÉTILLARD.

Finesse !

GRINCHU, avec ivresse, brandissant son épée.

Et vengeance !

Se retournant.

Attention ! Portez, armes ! En avant, marche !...

Tambours, musique, défilé devant la rampe.

 

 

ACTE III

 

Un salon de campagne chez le baron. Au fond, portes-fenêtres ouvrant sur le parc. À droite, porte de la chambre à coucher de la baronne. À gauche, porte d’appartement. Table au milieu. L’action commence le soir, après dîner ; il fait encore jour.

 

 

Scène première

 

LE BARON, PAULINE, GENEVIÈVE, M. GRANDMÉNIL, commissaire de police, M. BOUTILLÉ, adjoint, LE DOCTEUR, HOMMES et DAMES, en grande toilette, LES VALETS, en grande livrée

 

Le baron, Grandménil, Boutillé, le docteur, à droite, autour d’un guéridon ; Geneviève leur sert le café. Les autres invités sont dans le jardin, entourant Pauline. Mariotte, au fond, donne des bouquets aux dames.

LE BARON.

Vous fumez, monsieur l’adjoint ?

BOUTILLÉ.

Quand ma femme le permet, monsieur le baron.

LE BARON, à madame Boutillé, qui est au fond.

Madame Boutillé le permettra. Ce n’est pas tous les jours fête !... Et vous, monsieur le commissaire de police ?

GRANDMÉNIL.

Mille grâces, monsieur le maire ! mais je prendrai volontiers une seconde tasse de café.

Geneviève fait signe à la Mariotte. Elles sortent.

Je suis obligé de veiller cette nuit...

LE BARON.

Pour la fête ?

GRANDMÉNIL.

Non. – Mais cette affaire de Thibaudin...

LE BARON.

Ah ! oui, j’en ai entendu parler. – Un meurtre, n’est-ce pas ?

PAULINE, se rapprochant.

Ici ?

GRANDMÉNIL.

Tout près. – À la ferme des Oublies.

PAULINE.

Des malfaiteurs ?

GRANDMÉNIL.

Non, madame, une vengeance de mari. – Thibaudin a surpris sa femme avec un valet de ferme, et, ma foi ! il a tué l’amant d’une manière épouvantable... un coup de faux !

PAULINE.

Ah ! quelle horreur ! – Et la femme ?

GRANDMÉNIL.

La femme n’a rien.

LE BARON.

Voilà bien le tort... Car, enfin, le plus criminel des deux, c’est la femme.

BOUTILLÉ.

Et vous feriez grâce à l’amant ?

LE BARON.

Ah ! que nenni-da !... La femme d’abord, l’amant après ; ou encore, tous deux en même temps. – Ce Thibaudin est un maladroit ! – Tandis qu’il y était, il fallait tout faucher à la fois.

BOUTILLÉ.

Diable ! mais vous êtes féroce, monsieur le maire.

LE BARON, riant.

Quand il le faut, oui. – Versez-vous donc du kirsch, Boutillé.

BOUTILLÉ, gaiement.

Est-ce que madame la baronne connaissait son mari sous cet aspect ?

LE BARON.

La baronne ? – Mais elle est de mon avis, n’est-ce pas ?

PAULINE.

Sans doute...

LE BARON.

Eh ! qu’avez-vous donc, Pauline ? Vous êtes toute pâle.

PAULINE.

Oui, cette migraine qui ne me quitte pas, et l’odeur du cigare...

LE BARON.

Ah ! je vous demande pardon, chère amie : j’oublie que nous sommes chez vous, et à deux pas de votre chambre.

PAULINE.

Non, non, restez ! – C’est moi qui vais prendre l’air.

LE DOCTEUR.

Si vous voulez accepter mon bras, madame...

LE BARON, à Pauline, affectueusement.

Vous n’avez plus de fièvre au moins ? – Docteur, voyez donc.

PAULINE.

Non, je ne crois pas.

LE DOCTEUR.

Un peu fréquent... Mais trois heures de bon sommeil...

LE BARON.

Vous ne comptez pas aller à ce bal, Pauline ?

PAULINE.

Oh ! certainement non !

Elle remonte avec le docteur.

LE BARON.

À la bonne heure !

GRANDMÉNIL.

Quelle merveilleuse parure a madame la baronne !

LE BARON.

Les diamants, oui ! – Floupin les a bien traités, cette après-midi.

BOUTILLÉ.

Ah çà ! elle a donc eu lieu tantôt, cette fameuse conférence sur le luxe ?

LE BARON.

Comment !... si elle a eu lieu !... On a failli le porter en triomphe. – Les hommes... pas les femmes.

GENEVIÈVE, suivie de la Mariotte, descendant.

Voici le café, monsieur Grandménil.

GRANDMÉNIL.

Ah ! mademoiselle !...

LE BARON.

Mariotte, du rhum. 

À Geneviève.

Tu sais, mignonne, que Pauline n’ira pas au bal ?

GENEVIÈVE.

Alors, j’irai avec madame Boutillé...

LE BARON.

C’est ça... Et, moi, j’irai me coucher...

GENEVIÈVE.

Pour que toute la commune dise que vous ne paraissez pas à ce bal, par fierté !... Vous êtes donc déjà trop bien avec la commune ?

LE BARON.

Elle a raison, cette enfant. – Allons, je paraîtrai, pour représenter la mairie.

GENEVIÈVE.

Et vous danserez !

LE BARON.

Oh ! ça, par exemple !

GENEVIÈVE.

Vous danserez... comme moi... par dévouement à la cause municipale.

BOUTILLÉ.

Il est certain, monsieur le maire, que ce serait d’un très heureux effet.

LE BARON, riant.

Allons !... j’ouvrirai le bal avec madame Boutillé...

BOUTILLÉ, s’inclinant.

Ah ! monsieur le maire !...

GRANDMÉNIL.

À quelle heure le feu d’artifice ?

LE BARON.

À dix heures.

GENEVIÈVE.

Si tard ?

LE BARON.

La charpente s’est démontée et on y travaille encore. 

À Mariotte.

Ah ! ah ! tu as mis ta belle chaîne, toi ?

LA MARIOTTE.

Mais... puisque je l’ai gagnée !

LE BARON.

Aux ciseaux, cette après-midi ! C’est le gros lot !

GRANDMÉNIL.

Oh ! oh !...

LE BARON.

Coquette, va ! – Tous les garçons du village lui faisaient cortège... et, quand elle a coupé le fil... c’était un délire de cette population mâle !...

LA MARIOTTE, riant.

Oui, mais les filles !

LE BARON.

Ah ! les filles rageaient bien... une surtout... la petite Grinchu !... Elle avait des yeux, comme ça !...

GENEVIÈVE.

Aimable jeune personne !

LE BARON.

Oui, et joli bonhomme, le père !

GRANDMÉNIL.

Vous êtes donc toujours mal avec lui ?

LE BARON.

Avec Grinchu ?... Nos rapports sont un peu tendus... Ce matin, j’ai failli le jeter à l’eau... et, avant-hier, je lui ai fait faire sur la route la plus jolie culbute...

GENEVIÈVE.

Oh ! mais je ne connais pas ça !

LE BARON.

C’est que j’ai commis mon crime dans l’ombre de la nuit...

GENEVIÈVE.

Ah ! mais il faut nous conter ça, baron. Contez tout de suite... Contez vite.

LE BARON, riant.

Ah ! le conter n’est rien, il fallait le voir... Vous savez, monsieur Grandménil, qu’on transforme le chemin vicinal n° 6 en route départementale ?...

GRANDMÉNIL.

Oui : c’est un élargissement de trois mètres.

LE BARON.

Justement... Or, le chemin en question longe à droite une terrasse ombragée d’arbres séculaires ; à gauche, un simple champ de betteraves... La terrasse est à moi... les betteraves sont à Grinchu... À la dernière séance du conseil, l’agent voyer nous déroule deux plans... L’un élargit la route, en mordant sur moi ; l’autre, en rognant sur Grinchu. Je n’ai pas besoin de vous dire que tout le conseil, sauf Boutillé, se récrie sur la magnifique conception du projet qui abat mes beaux arbres et qui respecte religieusement les betteraves... Je fais en vain remarquer que le second tracé est, de tous points, le seul logique, le seul avantageux... Plus j’insiste... plus mes coquins se font fête de mon déplaisir. On vote, je suis battu, j’enrage ; mais je sors en me disant : « Gredins !... vous n’avez pas de quoi m’exproprier. Il faut attendre que mon mur s’écroule... Il est à meulières et à mortier de chaux. Je tomberai !... vous tomberez !... et il ne tombera pas !... »

GRANDMÉNIL.

En effet, s’il est en bon état !...

LE BARON.

Oui. Mais ce raisonnement-là... mes drôles le font de leur côté... Et, la nuit suivante, chaque maraîcher tournant ma terrasse, avec sa charrette, pour aller aux halles... bing !... un coup de moyeu dans l’angle du mur... Et, au retour de Paris... bing !... un second coup !... Vingt charrettes pour aller, vingt pour revenir ; total : quarante coups de bélier dans la nuit. Le mur, ébranlé, se lézarde, s’effondre... On m’avertit... J’attends la nuit, et silencieusement je fais camper à la pointe du mur une borne monstrueuse... Puis, le cigare aux lèvres, j’observe... – Vers minuit, bruit de grelots... Qui nous arrive ?... C’est Grinchu, qui, du plus loin, lâchant la bride à son bidet, prend son élan pour détacher à la muraille un effroyable renfoncement... Il arrive... se précipite... bing !... sur la borne !... les traits volent en éclats !... Et voilà ma charrette sur le dos, les légumes au diable, et Grinchu cabriolant sur le tout, les quatre fers en l’air !... J’ai passé un joli quart d’heure !...

GENEVIÈVE.

Ils n’ont pas recommencé ?

LE BARON.

Ils ne peuvent plus... la borne !... Je triomphe.

 

 

Scène II

 

LE BARON, GENEVIÈVE, M. GRANDMÉNIL, M. BOUTILLÉ, LA MARIOTTE

 

LA MARIOTTE.

Monsieur le baron, un accident !

Mouvement.

LE BARON.

Hein ?

LA MARIOTTE.

Le mur vient de s’écrouler.

LE BARON.

La terrasse ?

LA MARIOTTE.

Oui, monsieur le baron ; il y a une brèche que trois hommes y passeraient de front.

LE BARON.

Ah ! les bandits, ils en sont venus à leurs fins !... Mais il n’est pas tombé tout seul !

LA MARIOTTE.

Ah ! ma fine ! ils l’ont bien aidé... Tandis que papa est sur la place, ils étaient là une demi-douzaine de gamins qui faisaient partir une boîte dans les jointures des pierres.

LE BARON.

Ils emploient la mine maintenant.

LA MARIOTTE.

J’en ai attrapé une, à qui j’ai tiré les oreilles... Ah ! je m’en suis régalée !

LE BARON.

Une fille ?

LA MARIOTTE.

Chouchou !

GENEVIÈVE.

Toujours les Grinchu !

LE BARON.

Bon ! bon ! – son sorcier de père payera pour elle... Monsieur Grandménil, voici qui vous regarde !... Allons voir le dégât !

GRINCHU, dehors.

Nom de nom, de nom, de nom !

LE BARON.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

GENEVIÈVE.

C’est Grinchu... avec M. Floupin et M. Tétillard... et ronge comme un coq !...

LA MARIOTTE.

À cause que j’ai tiré les oreilles à sa crapaude !...

LE BARON.

Chez moi ?... Il ose... ?

 

 

Scène III

 

LE BARON, GENEVIÈVE, M. GRANDMÉNIL, M. BOUTILLÉ, LA MARIOTTE, GRINCHU, TÉTILLARD, et FLOUPIN

 

Grinchu paraît au fond à la porte de gauche, contenu par Tétillard et Floupin qui cherchent à le calmer.

GRINCHU, hors de lui, s’élançant en avant, retenu par les autres.

Ça ne peut pas se passer comme ça !...

LE BARON, sans se retourner.

Débarrassez-moi de ce vieux coquin ! Et vite, vite, vite !

TÉTILLARD, entraînant Grinchu.

Tu vois bien !... Allons, Grinchu !...

FLOUPIN et JEAN.

Allons !... allons !...

Ils l’entraînent dehors.

LE BARON.

A-t-on vu !... cette audace !

GRINCHU, reparaissant à la porte du milieu. Même jeu.

Trépigner comme ça les Grinchu !...

LE BARON.

Encore !...

FLOUPIN, arrêtant Grinchu derechef.

Allons donc, Grinchu !... Sapristi !

LE BARON, à Geneviève.

Passe-moi donc ma canne !...

GRANDMÉNIL.

Patience, monsieur le baron !... Je vais interposer mon autorité !

GRINCHU, reparaissant à la troisième porte de droite, toujours retenu.

Nom d’une brique !...

LE BARON, sautant sur sa canne.

Ma canne, ma canne !...

Grandménil et Geneviève l’arrêtent, tandis que Tétillard et Jean entraînent Grinchu, et cette fois pour tout de bon.

GRANDMÉNIL, désarmant le baron.

Allons, monsieur le maire, c’est fini !...

GENEVIÈVE, regardant dehors.

On l’assied sur un banc ; je vais le calmer avec un verre d’eau !

Elle sort.

GRANDMÉNIL.

Et moi d’une autre façon, soyez tranquille !...

Il sort.

LE BARON.

Qu’on le tienne bien, sinon !...

LA MARIOTTE, sortant et criant.

Tenez-le bien !...

 

 

Scène IV

 

LE BARON, FLOUPIN

 

FLOUPIN.

Oh ! oui ! tenez-le !... moi, j’y renonce... J’ai entendu craquer mon habit... ou mon pantalon !...

Il cherche à voir.

LE BARON.

Tiens, vous voilà, monsieur le pharmacien ?

FLOUPIN, gracieusement.

Me voilà, monsieur le baron ; et, maintenant que ces deux imbéciles ne sont plus là...

Les portes du fond sont refermées.

Car il nous ennuie avec sa fille !... On lui a tiré les oreilles... Eh bien, voilà tout, quoi !

LE BARON.

Oui.

FLOUPIN.

Ce n’est pas sérieux, ça !... Tandis qu’en fait de choses sérieuses... moi, j’ai des choses sérieuses !... Voulez-vous, monsieur le baron, que nous causions, là, tranquillement... comme il convient... entre hommes de notre éducation et de notre monde ?

LE BARON, à lui-même.

Ah ! bien !... Au moins, il est amusant, celui-là...

Haut.

Prenez donc la peine de vous asseoir... monsieur Floupin ! – Fumez-vous ?

FLOUPIN.

Mille grâces, monsieur le baron, j’ai essayé une fois... Oh ! sapristi ! je m’en souviendrai toujours...

LE BARON.

Alors, voyons donc le motif...

FLOUPIN, assis à droite de la table.

Oh ! mon Dieu !... un autre chercherait un préambule, vous dirait : « C’est ci, c’est ça !... » mais, entre hommes supérieurs comme vous et moi, monsieur le baron, voici le fait... Je suis délégué vers vous par les notables de Bouzy-le-Têtu, pour vous exprimer, avec toute sorte de ménagements... la profonde antipathie que vous inspirez à toute la commune.

LE BARON.

Ah ! diable !

FLOUPIN.

Oui !... On a pensé, avec raison, que personne n’apporterait à cette mission difficile ma délicatesse et mon urbanité.

LE BARON.

Certes, monsieur Floupin... De sorte que l’horreur que j’inspire... ?

FLOUPIN.

Oh ! inimaginable !... Que voulez-vous, monsieur le baron ! il y a des figures comme ça, auxquelles on ne se fait pas !... tandis que d’autres... Ainsi, moi... je n’ai qu’à paraître... on m’adore !...

LE BARON.

C’est un don de nature, ça, monsieur Floupin.

FLOUPIN.

C’est un don de nature !

LE BARON.

Et conclusion : vous venez me proposer ?...

FLOUPIN, à part.

Eh bien, mais il y va tout seul ; c’est charmant.

Haut.

Je viens vous proposer tout bonnement, monsieur le maire, de donner votre démission...

LE BARON.

Comme ça ?...

FLOUPIN.

Comme ça, oui !... comme vous voudrez enfin, pourvu...

LE BARON.

Oui... et, en admettant que je me rende à ce désir... monsieur Floupin... mon successeur... faut-il le demander ?... ce serait vous.

FLOUPIN, avec satisfaction.

Vraisemblablement, monsieur le maire, ce serait moi.

LE BARON.

Ah çà ! mais permettez !... Que je sois maire, moi qui n’ai pas d’autre opinion politique que d’être fort libéral, bon !... Mais, vous qui faites de l’opposition !... car vous faites de l’opposition...

FLOUPIN.

Oh ! monsieur le baron, on commence toujours par là.

LE BARON.

Enfin, vous êtes de la fabrique... Et avec vos principes... car enfin vous avez des principes...

FLOUPIN.

Si j’ai des principes !... monsieur le maire !... J’en ai... à choisir !...

LE BARON.

Ah !... en sorte que dans le tas... ?

FLOUPIN, avec satisfaction.

Vous n’étiez pas tantôt à ma conférence ?

LE BARON.

Non.

FLOUPIN.

Tant pis !... Vous ne reverrez jamais cela !... Un succès !... justifié du reste... J’ai eu des mouvements d’une éloquence...

Debout.

Ainsi, quand je me suis tourné, par un geste menaçant, du côté de Paris !... comme ceci...

LE BARON.

Non... à gauche, Paris...

FLOUPIN.

Non... à droite.

LE BARON.

Pardon... à gauche.

FLOUPIN.

Enfin, je l’ai apostrophé de ce côté-ci.

LE BARON.

Alors, vous n’avez menacé que Pontoise.

FLOUPIN.

Peu importe.

LE BARON.

Oh ! pour l’effet qui en résultera !...

FLOUPIN, restant debout.

Mais nous sortons de notre sujet...

LE BARON.

Au contraire, nous y sommes en plein, cher monsieur Floupin... Dès mon arrivée, j’ai jugé comme vous que Bouzy-le-Têtu serait trop étroit pour nos deux ambitions... Nous sommes là tous deux, voyez-vous, comme César et Pompée, dans Rome...

FLOUPIN, se frappant la poitrine en prononçant le nom de César.

Comme César et Pompée... c’est le mot !

LE BARON.

Et, comme nous n’avons pas d’armées à faire écharper pour nous, je pensais hier encore : « Parbleu ! il faut que je propose à M. Floupin de nous couper la gorge ensemble... »

FLOUPIN, avec un sursaut.

Monsieur le maire, c’est une proposition sauvage !...

LE BARON.

Vous ne consentiriez pas à... ?

FLOUPIN.

Comme homme, peut-être... et encore !... mais, comme pharmacien, c’est absolument contraire à l’esprit de mon mandat.

LE BARON.

Pourtant, si je refuse de vous céder la place ?...

Il se lève.

FLOUPIN.

Monsieur le baron, vous ne remarquez pas assez l’ironie de mon sourire... Croyez-moi, ne luttez pas... ne luttez pas ; vous seriez brisé !... Le haut commerce est pour moi, les pompiers sont pour moi, la fabrique est pour moi ; et je tiens tout le conseil municipal par ses infirmités, Tétillard par ses crampes d’estomac, Loriot par la dentition de son cadet, Gredelu par mon vin de quinquina, Cassegrain...

LE BARON, l’interrompant.

Heureuse application de la pharmacie à la popularité !...

FLOUPIN.

Immense comme effet, monsieur le baron... Et, pour que vous n’en doutiez pas...

Il exhibe une grande lettre.

LE BARON, lorgnant.

Une adresse ?...

FLOUPIN.

Une pétition de tout le conseil municipal, dont votre démission volontaire nous épargnerait le douloureux envoi...

LE BARON.

Oh ! oh ! voyons cela !...

FLOUPIN, lisant.

« Monsieur le préfet ! »

LE BARON.

Ah ! c’est au préfet ?...

FLOUPIN.

C’est au préfet !...

Lisant.

« En présence des événements scandaleux qui affligent la commune de Bouzy-le-Têtu... M. le maire, nous l’espérons, comprendra lui-même... »

LE BARON, l’arrêtant.

Comment !... Permettez !... Quels événements scandaleux ?...

FLOUPIN, souriant.

Oh ! ceci, monsieur le maire, appartient à un autre ordre de faits assez délicats...

LE BARON.

Quels faits ?

FLOUPIN.

Oh ! des faits !...bouh !...

LE BARON.

Mais encore !...

FLOUPIN.

Monsieur le baron, la pétition veut dire que, du moment où, au su de tout le pays, vous êtes... comment dirai-je ?...

LE BARON.

Dites...

FLOUPIN, à lui-même.

Saperlotte ! Il n’y a qu’un mot et on ne peut pas s’en servir !...

LE BARON.

Eh bien, quand vous voudrez, monsieur Floupin !

FLOUPIN.

Monsieur le baron, je cherche le moyen de vous présenter cela sous une couleur agréable... et ce n’est pas commode, d’autant que vous êtes vif... Vous allez sauter au plafond... ou sur moi... plutôt sur moi...

LE BARON.

Ah çà ! mais c’est donc bien difficile à entendre ?...

FLOUPIN.

Fichtre !... Après ça, cela dépend des tempéraments !... Ah ! mon Dieu, il y en a qui prennent si bien la chose ! On leur dit : « Mais dites-donc... vous savez !... vous ? – Ah bah !... – Mais oui !... – Eh bien, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?... » Tandis que d’autres ! oh ! sapristi !...

LE BARON.

Je me donne au diable si je comprends un traître mot !

FLOUPIN.

Ah ! mais justement !... Il ne faut pas que vous compreniez tout de suite !... Tandis que peu à peu, par des détours ingénieux... si j’en trouve... mais je n’en trouve pas... C’est inouï... la pauvreté de la langue pour exprimer une chose qui court les rues !...

LE BARON, perdant patience.

Ah çà ! mais vous moquez-vous de moi, monsieur Floupin ?...

FLOUPIN, effrayé.

Ah bien, non ! Je n’en suis plus !... Du moment que vous le prenez comme ça ! 

À part.

Il m’étranglerait !

LE BARON.

Me direz-vous enfin... ?

FLOUPIN.

Oh ! jamais, monsieur le baron... J’aime bien mieux laisser aux événements le soin de vous instruire... Revenons à la pétition... L’enverrai-je ?... ne l’enverrai-je pas ?

LE BARON, prenant la pétition.

Vous l’enverrez, monsieur Floupin.

FLOUPIN, avec sentiment.

Vous ne voulez donc pas donner votre démission... et nous épargner la douleur... ?

LE BARON.

Nous verrons ; mais, en tout cas, il ne faut pas priver M. le préfet de ce précieux document !... Seulement, complétons-le... car je ne vois pas votre signature.

FLOUPIN.

Ah ! monsieur le baron, vous comprenez que, par délicatesse...

LE BARON, debout à la table.

Mais non ! mais non ! il faut faire les choses régulièrement ! mettez-vous là, monsieur Floupin... Voici une plume.

FLOUPIN.

Du moment que c’est pour vous être agréable, monsieur le maire...

Il s’installe.

LE BARON, prenant comme par distraction la canne qui est sur la table.

Et écrivez, ici, je vous prie : « Tous les signatures de cette pétition... »

FLOUPIN.

C’est un post-scriptum ?

LE BARON.

Mais oui !... vous avez oublié vos titres...

FLOUPIN.

C’est, ma foi, vrai !

LE BARON, dictant.

« Tous les signataires de cette pétition...

Avec importance.

membres du conseil municipal de Bouzy-le-Têtu... »

FLOUPIN, répétant de même et écrivant.

« ... Membres du conseil municipal de Bouzy-le-Têtu !... »

LE BARON.

« Sont des polissons ! »

FLOUPIN, sautant.

Plaît-il ?

LE BARON.

Des polissons !... des polissons !...

FLOUPIN.

Monsieur le maire... cet outrage à tout mon parti...

LE BARON, tranquillement, jouant avec sa canne.

Monsieur Floupin, je vous préviens que c’est moi qui suis César.

FLOUPIN, intimidé par le jeu inquiétant de la canne.

C’est écrit !... monsieur le maire ! c’est écrit !...

Il écrit. À lui-même.

Je ne l’enverrai pas, voilà tout !

LE BARON.

Et signez !

FLOUPIN.

Il faut aussi ?...

LE BARON.

Oh ! signons !... Je vous en prie.

Floupin signe.

LE BARON, s’emparant du papier.

C’est ça !...

FLOUPIN, voulant le rattraper.

Hein !

LE BARON, vérifiant.

« Polissons... Floupin ! » C’est bien selon la formule, et, de votre main, cher monsieur Floupin, ce jugement vaut de l’or !...

FLOUPIN, sautant debout, effaré.

Il l’enverra !... Monsieur le baron !... vous l’enverrez... à la préfecture ?

LE BARON.

Gardez-vous d’en douter.

FLOUPIN, menaçant.

Monsieur le maire !...

LE BARON, tranquillement, le regardant.

Hein ?

FLOUPIN, calmé.

Saperlotte !

LE BARON, à Jean qui paraît.

Tout est prêt ?

JEAN.

On n’attend plus que M. le baron pour la première fusée.

LE BARON.

Très bien... Monsieur Floupin, si vous voulez suivre Jean à la grille, nous allons tirer maintenant le feu d’artifice pour célébrer la victoire de Pharsale !...

Sur le seuil.

Seulement, ne confondez plus !... C’est bien convenu, n’est-ce pas ? César... c’est moi...

JEAN, seul avec Floupin.

Dites donc, monsieur Floupin, vous irez bien tout seul à la grille, pas vrai ?... Moi, je cours voir le feu !...

Il se sauve.

 

 

Scène V

 

FLOUPIN, puis TÉTILLARD et GRINCHU

 

FLOUPIN, consterné, sortant de son ahurissement.

Je suis flambé !

TÉTILLARD, paraissant au fond, par une porte. La nuit est venue.

Psitt !...

GRINCHU, de même, par une autre porte.

Psitt !...

TÉTILLARD, descendant avec précaution.

Eh bien ?

GRINCHU, de même.

A-t-il mordu ?

FLOUPIN.

Jusqu’au sang !...

TÉTILLARD, à demi-voix

Il envoie sa démission ?...

FLOUPIN, de même.

Il envoie notre pétition.

TÉTILLARD.

Lui-même ?

FLOUPIN.

Et avec des commentaires !... Je suis perdu !... Le conseil est perdu !... Bouzy est perdu !...

TÉTILLARD et GRINCHU.

Ah !

FLOUPIN.

Et je l’épargnais, cet homme !... et je cherchais des périphrases !... Eh bien, attends, va ! Je vais le faire un tel charivari avec ta femme, que tu ne songeras plus qu’à déguerpir !

TÉTILLARD et GRINCHU.

Oui !

Détonation de feu d’artifice au loin.

FLOUPIN.

Ce bruit ?

TÉTILLARD.

Les artifices.

FLOUPIN, vivement.

Tous les gens du château sont au feu... Notre galant ne va pas manquer d’en profiter pour s’introduire ici comme la nuit dernière.

TÉTILLARD.

C’est présumable.

FLOUPIN.

Courez me chercher Cassegrain, Cabassud et Loriot au Cercle des agronomes !... Je vous attends dans le parc, sous la cave aux légumes !...

TÉTILLARD.

Bon pour sortir par la grille, mais pour rentrer ?

FLOUPIN.

Par la brèche... Ils ont fourré des planches !... Vous imiterez la grenouille, j’ouvrirai !... 

À Grinchu.

Vous devez très bien imiter la grenouille, vous ?

GRINCHU.

Tout de même !

Il imite.

FLOUPIN.

Oui, c’est le crapaud... Enfin !... ça ne fait rien !... Courez ! vite ! vite !...

GENEVIÈVE, dehors, appelant.

Pauline !

TÉTILLARD.

La demoiselle !

GRINCHU.

Filons !... V’là le feu qui finit.

Ils s’échappent par la porte du fond à droite.

FLOUPIN.

Je vais tirer le bouquet !...

Il s’évade.

 

 

Scène VI

 

GENEVIÈVE, LA MARIOTTE, en toilette de bal

 

Détonations lointaines.

GENEVIÈVE, entrant par le fond à gauche, sans voir Floupin.

Pauline ! Es-tu là ?... Pauline !...

Elle entre chez sa sœur.

LA MARIOTTE, au fond, dans le jardin.

Ah ! mademoiselle, cette fusée-là... Regardez donc !

GENEVIÈVE, ressortant.

Comprend-on cette Pauline qui manque le feu d’artifice !...

Elle remonte près de Mariotte. Le fond du théâtre s’éclaire.

LA MARIOTTE.

Ah ! mademoiselle !... v’là le plus beau !

GENEVIÈVE.

Et c’est la fin... Adieu, fumée !...

LA MARIOTTE.

Quel malheur que ça dure si peu !

GENEVIÈVE.

Et maintenant, tu vas au bal, toi ?

LA MARIOTTE.

Ah ! je crois bien !... J’ai les pieds qui me fourmillent...

GENEVIÈVE, la regardant.

Tu es à croquer comme ça !

LA MARIOTTE.

N’est-ce pas ? J’ai promis les quinze premières contredanses, et, si je me perds dans tout ça...

Riant.

ça fera un gâchis...

GENEVIÈVE.

Coquette !... Appelle Augustine.

LA MARIOTTE.

La femme de chambre ?... Madame la baronne lui a permis d’aller à la fête.

GENEVIÈVE.

Eh bien, mais qui va me tenir compagnie, en attendant madame Boutillé ?...

LA MARIOTTE.

Moi, mademoiselle...

GENEVIÈVE.

Non ! non !... Tu n’aurais qu’à t’embrouiller dans tes danseurs !... Juste ciel ! on s’égorgerait sous la tente ! 

À Jean qui arrive avec une lampe.

Jean, vous fermez tous les volets ?

JEAN.

Oui, mademoiselle !

LA MARIOTTE, prêtant l’oreille.

V’là le piston !... On commence sans moi...

GENEVIÈVE.

Malheur !...

LA MARIOTTE.

Bonne danse, mamselle !

Elle se sauve.

GENEVIÈVE.

Et toi aussi ?

LA MARIOTTE, dehors.

Attendez !... attendez-moi !

GENEVIÈVE.

Ah ! si elle croit qu’on l’entendra d’ici !... 

À Jean qui a fermé les deux portes-fenêtres du milieu, et qui s’apprête à fermer la troisième à gauche.

Non !... Laissez ouvert ; ma sœur est dans le parc.

JEAN.

Bien, mademoiselle.

GENEVIÈVE.

C’est allumé, chez elle ?

JEAN.

Oui, mademoiselle... Augustine a tout préparé avant de sortir.

GENEVIÈVE.

Bien.

JEAN.

Mademoiselle veuille me permettre d’aller dîner chez le concierge ?

GENEVIÈVE.

Oui ; mais ne quittez pas la maison, il n’y a plus que vous.

JEAN.

Oh ! mademoiselle sait que, moi, c’est pas la danse... Une fois à table... Merci, mademoiselle.

Il sort.

GENEVIÈVE, seule.

S’il ne faisait pas si frais, j’irais retrouver Pauline, en attendant madame Boutillé... Mais il y a un petit vent ce soir... Me voilà toute seule... Si j’étais peureuse... mais je ne suis pas peureuse... Comprend-on cette Pauline qui donne congé à la femme de chambre ?... Brrr !... si je lisais en attendant... Où ai-je mis mon livre ?...

Elle cherche.

Quand je dis que je lirai... Si je peux... car j’ai constaté avec un certain étonnement que, depuis trois mois, je ne sais plus lire du tout ! – Les yeux vont leur chemin... je coupe consciencieusement toutes les feuilles, mais en tête de chaque chapitre !... Henri !... Tous les personnages... Henri !... tous les mots... Henri !... Henri !... Henri !... Henri !... C’est grave !... Je m’en expliquerai avec moi-même... Ah ça ! où ai-je mis le livre ?... Au moins, je tournerai les pages !... C’est une contenance !...

Se rappelant.

Ah ! dans la chambre de Pauline, sur le guéridon !...

Elle entre chez Pauline.

 

 

Scène VII

HENRI, puis GENEVIÈVE

 

HENRI, entrant par la porte gauche du fond, après s’être assuré qu’il n’y a personne.

Personne !... Je puis me risquer !... Enfin !... j’y suis... C’est bien le corps de logis indiqué...

Il descend avec précaution.

Heureusement, j’ai traversé les massifs sans rencontrer âme qui vive !... Tous les gens du château sont à la fête... Le baron est au bal, je m’en suis assuré... Et sans doute elle est seule...

Regardant à droite.

dans sa chambre !... Allons, il y a un peu d’émotion !... C’est audacieux, ce que je fais là... Ah ! d’abord, tant de lumières ne sont bonnes qu’à me trahir au dehors.

Il éteint une lampe. La chambre reste éclairée par la lampe de droite couverte de son abat-jour.

Et cette porte !...

Il remonte doucement vers la porte du fond et tire une persienne qui bat en retombant.

GENEVIÈVE, dans la chambre de Pauline.

C’est toi, Pauline ?

HENRI, saisi, s’arrêtant.

Geneviève !

GENEVIÈVE, de même.

Tu fais bien de fermer la porte... On grelotte...

HENRI.

C’est bien elle !... Quel contretemps !

GENEVIÈVE, de même.

Tu n’as pas vu mon livre que je ne trouve nulle part ?

HENRI.

Que faire ?... Rester ?... Partir ?... Bah ! elle va monter chez elle ! Je reviendrai.

Il va pour ressortir.

GENEVIÈVE, rentrant.

Mais réponds donc !...

L’apercevant.

Henri !...

HENRI, à demi-voix.

Oui, moi... Geneviève... c’est moi !...

GENEVIÈVE.

Ici... à cette heure !... Ah ! mon Dieu !... quelque accident ?

HENRI, vivement.

Non.

GENEVIÈVE.

Votre père ?...

HENRI.

Mais non, rien, Geneviève, rien...

GENEVIÈVE.

Ah !... mais alors ?...

HENRI, l’interrompant.

Pourquoi je suis venu ?... Que vous dirai-je ? La journée m’a paru si longue, loin de vous, que, ce soir... au risque... de vous sembler un peu extravagant, j’ai profité de votre petite clef...

Mouvement de Geneviève.

et j’ai pénétré dans le parc, pour vous voir.

GENEVIÈVE.

Comment ! c’est seulement pour me voir ?...

HENRI.

En doutez-vous ?

GENEVIÈVE.

Quelle folie !

HENRI.

Mais pas si grande, puisque voilà mon rêve accompli...

GENEVIÈVE.

Eh bien, maintenant qu’il est accompli, ce rêve... il faut partir.

HENRI.

Déjà !... quand j’arrive à peine...

GENEVIÈVE.

C’est déjà trop d’arriver !... Vous faites un bel usage de ma clef, vraiment !... Si quelqu’un vous avait surpris ouvrant cette porte la nuit...

HENRI.

Personne !...

GENEVIÈVE.

Et Pauline qui est dans le parc !...

HENRI, hésitant entre le désir de s’en aller et celui de rester.

Ah !... elle est dans le parc ?...

GENEVIÈVE.

Oui... Allons, bonsoir.

HENRI.

Mais, mon Dieu, pas encore !...

GENEVIÈVE.

Si ! si ! Allons ! allons !...

Elle ouvre la persienne.

HENRI, à lui-même, la suivant des yeux.

Ravissante, ce soir !... Cette robe blanche...

GENEVIÈVE, redescendant.

La porte est ouverte... vous savez !...

HENRI.

Deux mots seulement !

GENEVIÈVE.

Un seul... Sortez !

HENRI.

Quelle cruauté !... quand j’ai le bonheur de me trouver seul avec vous...

GENEVIÈVE.

Vous me verrez... tout à l’heure au bal. – C’est assez !...

HENRI.

Tout à l’heure n’empêche pas maintenant.

GENEVIÈVE, contrariée.

Quel entêté !... Voilà ce que c’est que de vous gâter !... Vous n’êtes plus raisonnable !

HENRI.

Mais si !

GENEVIÈVE.

Non !... Ce n’est pas bien.

HENRI.

Ce n’est pas bon de nous trouver ici seul à seul, et d’échanger une de ces bonnes causeries d’autrefois ?

GENEVIÈVE.

Je n’ai pas dit que ce ne fût pas bon... J’ai dit que ce n’était pas bien !

HENRI.

Pourquoi ?

GENEVIÈVE.

Je ne sais... mais enfin ce n’est pas convenable.

HENRI.

Avec moi ?...

GENEVIÈVE.

Surtout !... Sérieusement, Henri, allez-vous-en, mon ami, j’ai peur !...

HENRI.

Que craignez-vous ?

GENEVIÈVE.

Que l’on ne nous voie ensemble !... et vous qui tenez tant au secret, et qui ne voulez même pas que Pauline... Si elle rentrait... pourtant !

HENRI.

Mais non, Pauline se promène...

GENEVIÈVE, dépitée.

Ah !...

HENRI, vivement.

Et justement, il faut bien que nous nous concertions sur la marche à suivre avec elle... Ah ! c’est raisonnable, cela, j’espère... Vous ne direz pas que je ne suis pas sérieux... je parle affaires !...

Il la fait asseoir doucement.

GENEVIÈVE, assise, les yeux sur la pendule.

Eh bien, voyons... je vous donne cinq minutes... la... pas davantage.

HENRI.

Ah ! mettons dix !...

GENEVIÈVE.

Cinq !...

HENRI.

Dix !... Je n’aurai le temps de rien dire.

GENEVIÈVE.

Allons, soit !... mais en voilà déjà une de perdue !... Parlez vite !... J’ai les yeux sur le cadran.

HENRI, s’asseyant près d’elle.

Je veux donc vous dire... Ah bien, regardez-moi un peu.

GENEVIÈVE.

Non ! non !... Les affaires !... marchons !

HENRI.

Geneviève !...

GENEVIÈVE.

Huit minutes !... Soyons sérieux !

HENRI.

Vous ne tournerez pas un peu les yeux de mon côté.

GENEVIÈVE.

Non !

HENRI.

Oh ! que si !

GENEVIÈVE.

Oh ! que non !

HENRI.

Oh ! que si !... Je vous parlerai si tendrement... mon regard cherchera le vôtre avec tant d’obstination et d’amour... que ces jolies mains auront beau défendre à ces petites oreilles de m’écouter... que ces yeux auront beau se détourner pour ne pas me voir... Votre cœur ne perdra pas une de mes paroles, pas un de mes regards !... Et le moment viendra où ces mignonnes mains attendries s’abandonneront doucement aux miennes, où ces yeux rebelles me feront l’aumône d’un sourire... où nous nous trouverons enfin, la main dans la main les yeux dans les yeux, comme il faut être quand on aime... et comme nous voilà... car nous y voilà !... malgré vous... méchante !...

GENEVIÈVE, troublée.

Parce que je suis une lâche qui n’ai point de volonté.

HENRI, lui baisant les doigts.

Parce que vous m’aimez, chère Geneviève, comme je vous aime.

GENEVIÈVE, se dégageant.

Si Pauline venait pourtant !

HENRI.

Mon Dieu, laissons donc Pauline !... Qui songe à Pauline ?... 

GENEVIÈVE, inquiète, gênée.

Et voilà comme nous parlons sérieusement ?

HENRI.

Quoi de plus sérieux que de nous aimer ?

GENEVIÈVE, debout, s’éloignant.

Ah ! que j’ai eu tort de vous donner cette clef !

HENRI, la suivant.

Encore !...

GENEVIÈVE.

Plus que jamais !... je suis mécontente de moi !... je souffre... j’ai peur... Tenez... je vous en prie, Henri... allez-vous-en... je vous en supplie !

HENRI.

Eh bien, je m’en irai, oui !

GENEVIÈVE.

Enfin !...

HENRI.

Mais quand vous m’aurez dit que vous m’aimez.

GENEVIÈVE, sans conviction.

Eh bien, je vous aime, oui, allez-vous-en !

HENRI.

Oh ! mieux que cela.

GENEVIÈVE.

Je vous le dirai tout à l’heure au bal.

HENRI.

Tout de suite et je pars !...

GENEVIÈVE.

Bien vrai ?

HENRI.

Sur l’honneur !...

GENEVIÈVE.

Eh bien... Non je le dirais mal !

HENRI.

Parce que ?...

GENEVIÈVE.

Parce qu’il y a quelque chose en moi qui étouffe sur mes lèvres tout ce qui me vient du cœur !... Dieu sait, mon ami, si une seule minute de cette journée s’est écoulée sans que vous fussiez présent à ma pensée... Et pourtant, il n’y a plus de douceur à vous voir... au contraire... Ah ! cela est bien nouveau pour moi, je vous assure, et bien triste !

HENRI.

Geneviève, mon amie...

GENEVIÈVE.

Ah ! laissez-moi tout dire... vous aurez beau parler, il y a là quelqu’un qui parle plus haut que vous et qui me dit : « Geneviève !... il ne devrait pas être ici, et, toi, tu ne devrais pas l’écouter... Tu frissonnes !... tu as peur !... ce qui prouve bien ta faute... car on ne se cache que pour mal faire et l’on ne tremble ainsi qu’étant coupable ! »

HENRI, se récriant.

Coupable, vous ?

GENEVIÈVE.

Oui, oui, coupable, oui !... car ce que nous faisons là n’est pas bien ; je vous jure, Henri, que ce n’est pas bien !... ce n’est pas bien ! – Ce n’est pas bien !

HENRI.

Mais, chère enfant...

GENEVIÈVE.

Non... je ne vous écoute plus... laissez-moi !... je souffre trop depuis que vous êtes là !... j’ai le cœur serré... je n’ose vous regarder, vos paroles me choquent, vos regards me blessent !... tout en vous me trouble, m’inquiète... Est-ce que c’est naturel, cela ?... voyons !... et n’est-ce pas affreux que je sois si peinée de vous voir... si mécontente de vous et de moi... si craintive, si malheureuse... et enfin, vous le voyez bien, si chagrine ?

Elle tombe assise à droite tout en pleurant.

HENRI.

Des larmes ?

GENEVIÈVE.

Eh bien, oui, je ne voulais pas !... mais à la fin... malgré moi... il le faut bien, je ne peux plus... je ne peux pas...

HENRI, ému.

Pleurer !... et pour moi... à cause de moi... Ah ! pardonnez-moi, et ne pleurez-plus... Geneviève !... mon amie !...

GENEVIÈVE.

Ah ! c’est ridicule, je sais bien...

HENRI.

Non, ce n’est pas ridicule, mais c’est doux, c’est tendre et bon... Oui, vous avez raison... oui, je ne devrais pas être ici... mais le seul coupable, c’est moi... moi seul !... et cent fois plus coupable encore que vous ne le pensez... et vous êtes, vous, l’ange adoré, qui me sauve de l’indigne action que j’allais commettre.

GENEVIÈVE.

Vous !...

HENRI, continuant, avec chaleur.

Car m’introduire ici, comme je l’ai fait, la nuit... et dans quel but !... oui, c’est le fait d’un malhonnête homme et d’un méchant... Ne regrettez pas ces larmes que je bénis... chère aimée que vous êtes, car ce sont elles qui m’ont fait rougir de moi-même... et je partirai cette fois... Ah ! certes, oui, je pars... comme un voleur de nuit surpris par la clarté du jour... honteux de ma faute et fier de lui échapper... Les yeux tournés vers vous, vous mon devoir... ma vérité... ma vertu... l’aurore de mon cœur... et mon seul et radieux amour...

GENEVIÈVE, heureuse.

Ah ! vous partez...

HENRI, déposant la petite clef sur la table.

Mais d’abord cette clef, complice de ma faute... tenez... tenez... Geneviève, reprenez-la... je n’en veux plus, cela me brûle !

GENEVIÈVE, debout, à droite.

Gardez-la pour le jour.

HENRI, sur le seuil.

Non ! non ! – Pour demander à deux genoux votre main, et avec elle tout le bonheur de ma vie... je ne veux rentrer ici que par la grande porte... en honnête homme.

GENEVIÈVE.

À demain donc !

HENRI.

À demain !

GENEVIÈVE.

Ah bien, maintenant, Oui... je vous aime !

HENRI.

Et moi donc !...

Il se sauve.

 

 

Scène VIII

 

GENEVIÈVE, puis PAULINE

 

GENEVIÈVE, seule.

Ah !... ah ! que c’est bon de respirer à l’aise !... Pourvu qu’il ne s’égare pas dans le parc.

Elle remonte un peu et le suit des yeux par le fond.

PAULINE, sortant de chez elle.

Comment ! c’est encore ouvert ici ? Geneviève...

GENEVIÈVE, redescendant.

Ah ! te voilà !... enfin !...

PAULINE.

Qu’as-tu donc ? Tu es toute...

GENEVIÈVE, vivement.

Oui... je me suis trouvée seule... et je viens d’avoir une petite peur, mais ce n’est rien... c’est passé... tout à fait...

PAULINE.

Madame Boutillé t’attend à la grille... Je te croyais avec la Mariotte.

GENEVIÈVE.

Non... elle est au bal... et, comme tu as donné congé à la femme de chambre... as-tu besoin de moi ?

PAULINE.

Mais non, chère mignonne !... va danser, va !...

GENEVIÈVE.

Alors, embrasse-moi !... Je te dirai quelque chose demain...

PAULINE.

Quoi donc ?

GENEVIÈVE, à son oreille.

Embrasse-moi, bien tendrement...

PAULINE.

Mais comme tous les jours, chère petite...

GENEVIÈVE.

Non !... un peu plus que les autres jours... Je te dirai pourquoi demain... Chut !...

PAULINE.

Mais enfin... dis-moi...

GENEVIÈVE.

Demain ! demain !...

Elle sort par la droite.

 

 

Scène IX

 

PAULINE, seule

 

Une confidence ! un secret !... Ah ! chère petite, le tien est sûrement de ceux que l’on peut dire, tandis que j’ose à peine m’avouer à moi-même à quel point j’ai été légère et coupable... Quelle journée !... que de craintes !... Si on l’a reconnu la nuit dernière... si l’on nous a vus !... S’il cherche à me voir ce soir encore, malgré ma défense !... et qu’on le surprenne !... Depuis une heure, je ne vis plus !... J’errais dans ce parc, ne sachant quel parti prendre, de l’attendre ou de l’éviter... Assurément, il vaudrait mieux le voir... lui arracher mes lettres, le supplier encore de me fuir... et d’oublier cette honteuse folie, qui ne m’inspire plus que de la haine pour lui, et pour moi, du mépris... Ah ! du mépris !... c’est trop peu !... Triste folle que tu es ! Tu étais heureuse, tranquille, adorée !!... car quelle femme était plus aimée que toi ?... Il te fallait donc des terreurs et des remords !... Eh bien, en voilà !... Mon Dieu ! mon Dieu ! que j’ai peur !... On étouffe ici !...

Elle ouvre un battant de la porte-fenêtre de droite et respire. Silence.

La nuit est calme !... Je n’entends rien... que le souffle du vent dans les arbres... et les bruits lointains de la fête... Il ne viendra plus maintenant !... Comment viendrait-il ?... Tout est fermé !... Seigneur Dieu !... si ce pouvait être fini là !... Si je pouvais en être quitte pour les angoisses de cette soirée !... Ah ! je vous bénirais de m’accorder si vite le pardon que j’ai si peu mérité !...

 

 

Scène X

 

PAULINE, LE BARON

 

LE BARON, entrant brusquement par la gauche.

Comment, ma chère, encore debout ?

PAULINE, tressaillant.

Oui, je prenais... je prends l’air.

LE BARON, affectueusement, en la faisant descendre.

Cette maudite migraine, toujours ?

PAULINE.

Toujours, oui.

LE BARON.

Prenez garde, chère enfant, que la fraîcheur ne l’augmente.

PAULINE.

Non !... au contraire.

LE BARON.

Et vous êtes seule ?

PAULINE.

Oui, Geneviève me quitte, et, j’ai permis à mes femmes d’aller à ce bal.

LE BARON.

Ah ! ah !... mais j’en sors, moi, de ce fameux bal... Je l’ai même ouvert, avec madame Boutillé.

PAULINE.

Vous avez dansé ?

LE BARON.

Un conseil de Geneviève... J’ai fait de la popularité... Et puis je n’étais pas fâché de répondre, par cette rodomontade, à certaine adresse de mes administrés... une façon de leur dire : « Vous comprenez, je m’en moque comme d’un entrechat... » Du reste, fort gai, ce bal. Vous auriez vu là de petites paysannes très gentilles, ma foi ! très gentilles... Il ne devrait y avoir, dans un village, que les villageoises !... Que regardez-vous donc, baronne ?

PAULINE, qui a prêté l’oreille au fond, avec inquiétude.

Rien.

LE BARON.

Cette fenêtre, n’est-ce pas ?... Il fait un peu frais ce soir !...

PAULINE.

Non... Laissez ouvert, je vous prie... 

À elle-même.

Je me suis trompée, c’est le vent !...

LE BARON.

Je bavarde là, je vous demande pardon, chère belle, vous avez besoin de repos... Si vous rentriez chez vous ?

PAULINE.

Non ; j’ai le temps d’étouffer dans ma chambre... Je vais me défaire tout doucement.

LE BARON.

Eh bien, c’est ça !... Voulez-vous me permettre de vous servir de femme de chambre.

PAULINE, souriant.

Je vous le permets.

LE BARON, gaiement.

Je tâcherai de n’être pas trop maladroit !... Nous commençons par les boucles d’oreilles, n’est-ce pas ?

PAULINE.

Comme vous voudrez.

LE BARON, commençant à ouvrir une boucle d’oreille.

Vous avez, chère enfant, une oreille adorable.

PAULINE.

Vous vous en apercevez ?

LE BARON.

Oh ! que nenni-da ! Je me rappelle bien que ceci, quand je vous fis ma cour, fut de ma part l’objet d’un examen très détaillé.

Il passe derrière elle, pour dégrafer l’autre boucle.

De tout temps, j’ai professé pour l’oreille féminine un culte tout particulier...

PAULINE.

Ah !

LE BARON, dégrafant l’autre boucle.

On s’attache aux yeux... aux cheveux, aux dents... très bien ! mais on néglige l’oreille ; on a tort !... Rien n’est individuel, original, expressif comme une oreille !... une jolie oreille, bien dessinée... transparente et rose... comme celle-ci, par exemple, avec de petits bourrelets...

À demi-voix.

un peu croquants...

PAULINE.

Ah !

LE BARON.

Ah ! pardon, j’ai pincé l’oreille ?...

PAULINE.

Un peu.

LE BARON.

Une distraction... voyez-vous !...

Regardant.

Permettez !... Il n’y a rien... Où mettre ceci ?

PAULINE.

Dans l’écrin, là, sur la cheminée !...

LE BARON.

Cette main brûlante !... De la fièvre ?...

PAULINE.

Un peu.

LE BARON.

Ah ! voilà ce qui est désolant, tenez ! c’est de se sentir incapable de soulager le plus petit de vos malaises !... Que ne puis-je vous donner, ce soir, un peu de ma bonne humeur et de ma santé, en échange de l’une de ces douleurs qui vous abattent !... ce serait un soulagement pour vous, et ce ne serait pas une douleur pour moi.

PAULINE.

Vous êtes le meilleur et le plus tendre des hommes !

LE BARON.

Mais la plus paresseuse des femmes de chambre... Passons au collier.

PAULINE.

Faites.

On entend dans le porc un cri prolongé, semblable à un appel. Un autre cri lui répond plus loin. Tressaillant.

Ce cri !...

LE BARON, surpris.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

PAULINE, très troublée.

Je ne sais.

LE BARON.

C’est dans le parc !

PAULINE, de même.

Vous croyez ?

LE BARON.

Sans doute... De singuliers cris !... On dirait des signaux.

PAULINE, vivement.

Quelle idée ! Fermez cette porte !... J’ai très froid !

LE BARON.

Permettez d’abord... Chut !

PAULINE.

Quoi ?

LE BARON.

On m’appelle.

PAULINE, de plus en plus troublée.

Je n’ai pas entendu...

JEAN, dehors.

Monsieur le baron !... monsieur le baron !

LE BARON.

Je disais bien... on m’appelle.

JEAN, sur le seuil, essoufflé.

Monsieur le baron, vite !...

LE BARON.

Quoi donc ?

JEAN.

Il y a un malfaiteur dans le parc.

PAULINE, épouvantée, à part.

Ah !... c’est lui !

LE BARON, surpris.

Un malfaiteur !... Comment ?... Qu’est-ce que c’est ?

JEAN.

Je n’en sais rien, monsieur le baron. Ce sont les gens du pays qui l’ont vu entrer... et qui lui ferment toutes les sorties... Il s’est sauvé... on lui fait la chasse...

LE BARON.

Allons, quelque ivrogne...

Il prend son chapeau. Jean remonte du fond et regarde dans le parc.

PAULINE.

Vous allez... ?

LE BARON.

Sans doute... 

PAULINE.

Mon ami... je vous en prie...

LE BARON.

Eh bien, vous voilà toute pâle !... pour quelque échappé de la fête, un peu gai... qui sera entré...

Avec une idée soudaine.

par la brèche, parbleu !... Il est entré par la brèche...

PAULINE.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !...

LE BARON.

Vous avez peur ?

PAULINE, pouvant à peine parler.

Ah ! horriblement !...

LE BARON.

Allons ! allons !... mais c’est de l’enfantillage !... Et personne... Ah bien, tenez !...

Il ouvre la porte de gauche.

Par là, montez chez Geneviève, en fermant la porte sur vous...

PAULINE.

Oui !...

Elle se traîne jusqu’à la porte et disparaît à demi.

LE BARON.

C’est ça !... De quel côté, Jean ?

JEAN, du fond.

Dans les charmilles, monsieur le baron...

LE BARON.

Très bien... Prends la droite... je prends la gauche... Je reviens, Pauline... fermez... je reviens...

Il sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

PAULINE, puis HENRI

 

PAULINE, seule, ressortant, épouvantée, sans force, appuyée contre le montant de la porte.

C’est lui !... On le guettait... on l’a vu !... Ah ! voilà le malheur que je sentais venir !... le voilà !... Qu’est-ce que je dirai ?... 

Elle descend.

Ah ! je dirai tout, j’avouerai... J’aime mieux cela, au risque de tout perdre... Après tout, je ne suis pas si coupable que j’en ai l’air... Oui, mais tout m’accuse !... J’aurai beau jurer... il ne me croira pas... et lui, si terrible dans ses colères... qui tout à l’heure encore ne comprenait pas que l’on fît grâce !... Ah ! mon Dieu ! quel abîme ! Vérité, mensonge, tout m’écrase !... Ah ! c’est fini, je ne sais plus... je ne trouve rien... je suis perdue !...

HENRI, entrant par le fond, vivement, dans le plus grand désordre.

Cerné partout !... partout !... Il n’y a plus que la maison !

PAULINE, l’apercevant.

Ah !

HENRI, regardant autour de lui.

Pauline ! une porte ?... une issue ?... n’importe où !...

PAULINE.

Mais rien ! rien !...

HENRI.

Là ?...

PAULINE.

Geneviève.

HENRI.

Ici ?...

PAULINE.

Ma chambre... Fuyez !...

HENRI.

Impossible !... Ils viennent par tous les chemins !...

Avec rage.

Ah !... j’étrangle le premier !...

PAULINE.

Mon mari !...

HENRI.

Lui ?...

Désespéré.

Alors, c’est fini !...

PAULINE.

Mais une raison, un prétexte... cherchons... Vite !... Trouvez, vous !... Moi, je ne trouve rien !... Je ne trouve plus !... je suis folle !...

HENRI.

Des prétextes ?... Il n’y en a plus... J’ai cru leur échapper... j’ai fui... On m’a vu fuir... Je suis donc un malfaiteur maintenant !... Que voulez-vous que je dise ?...

PAULINE.

Alors, il faut mourir... Il me tuera...

HENRI.

Vous ?...

PAULINE, désespérée.

Ah ! c’est vous qui m’avez perdue... Vous êtes venu malgré moi... C’est une lâcheté, c’est une infamie, cela !...

HENRI.

Madame !...

PAULINE, de même.

Il fallait me fuir... Je vous fuyais, moi... Je ne voulais pas vous voir... Pourquoi êtes-vous venu ?... Vous êtes un misérable !... On n’aime pas une femme malgré elle...

HENRI.

C’est vrai !... c’est vrai !...

PAULINE.

Et se sauver encore !... Si vous étiez resté... le premier prétexte venu... Mais fuir devant eux !... pour la seconde fois !... Que dire maintenant ?... Un homme qui fuit, la nuit... c’est un amant, quand ce n’est pas un voleur...

HENRI, frappé d’une idée.

Ah ! c’est vrai !... un voleur !

LE BARON, dehors.

Par ici ! par ici !...

Henri saute sur la lumière qu’il éteint.

PAULINE, près de tomber.

Les voici !... Je me meurs !...

HENRI, s’élançant pour la soutenir.

Non !... Pauline... madame... vous êtes sauvée !...

PAULINE, répétant machinalement sans comprendre.

Sauvée !...

HENRI, à demi-voix, l’entraînant vers la porte de gauche, qui est restée ouverte.

Oui, oui, du courage !... Taisez-vous ; laissez-moi faire... Entendez-vous, madame ?... Je vous sauve !... Courage !... puisque je vous sauve !...

Il la prend dans ses bras et disparaît avec elle.

 

 

Scène XII

 

HENRI, LE BARON, FLOUPIN, TÉTILLARD, GRINCHU, AUTRES VILLAGEOIS, JEAN, VALETS

 

LE BARON, au fond.

Restez là, et gardez toutes les portes...

Henri ressort vivement, ferme la porte et s’élance pour s’échopper par le fond. Le baron, le saisissant ou collet et le faisant redescendre.

Mordieu ! que faites-vous chez moi, vous ?

HENRI, à voix basse, humblement, lâchement.

Monsieur le baron, ne me perdez pas, au nom du ciel !

LE BARON.

Hein ?

HENRI, de même.

Je rendrai tout !... Pardonnez-moi !... Je vous en supplie !... Voici les diamants !...

Il tire de son sein le collier de diamants qu’il a détaché du cou de Pauline.

LE BARON.

Les diamants ?...

HENRI, montrant l’écrin.

Là... dans l’écrin... J’étais seul... monsieur le baron... Un malheureux fils de famille... Qu’on ne me voie pas... grâce !... pitié !...

LE BARON, avec dégoût.

Ah ! misérable !...

Henri tombe assis dans le fauteuil, en se couvrant le visage de la main restée libre ; le baron le tient par le poignet de l’autre. Tous les autres personnages sont descendus.

FLOUPIN, malicieusement.

Eh bien, monsieur le baron ?

LE BARON.

Eh bien, vous aviez raison, messieurs, ce n’est pas un ivrogne.

FLOUPIN, GRINCHU, TÉTILLARD, avec espoir.

Ah !

LE BARON.

C’est un voleur.

TOUS TROIS, déconcertés.

Un voleur ?...

Pauline, à la porte de gauche qu’elle tient entr’ouverte, s’appuie contre le montant sans être vue.

LE BARON.

Pris en flagrant délit. Voyez !

Il ouvre la main de Henri et il en tire le collier qu’il leur montre.

Les diamants de la baronne, oubliés sur la table !

Floupin, Tétillard, et Grinchu restent seuls à l’avant-scène de droite et se regardent.

FLOUPIN, consterné.

Raté !...

Cherchant à voir la figure de Henri.

GRINCHU, de même.

Savoyard de sort !

 

 

ACTE IV

 

Le cabinet du baron. Au fond, porte ouvrant sur une antichambre ; Fenêtre ouvrant sur un balcon et donnant sur le parc. À gauche et à droite, portes d’appartement. Il fait encore nuit ; une lampe éclaire la pièce.

 

 

Scène première

 

HENRI, seul, debout, accoudé sur un fauteuil

 

Où je vais... je ne veux pas y songer... Il y a de quoi épouvanter le plus résolu... Je me suis jeté dans cet abîme, les yeux fermés et ma conscience me criant : « Va ! c’est l’expiation !... » Après tout, je n’ai fait que mon devoir. Sauver au péril de ma vie une femme compromise par moi, malgré ses prières... cela est si naturel et si simple, que je n’ai même pas la consolation de l’héroïsme... Si j’avais réfléchi pourtant ; si je n’avais perdu toute raison devant son désespoir et ses larmes !... Et encore, non... que dire ? Un mensonge ?... « Je suis venu pour Geneviève... – Ce soir, peut-être !... mais hier !... hier, on vous a vu !... Et, hier, pas de clef donnée par Geneviève ! Pour qui donc veniez-vous ?... » Je compromettais deux femmes pour en sauver une, et je ne sauvais rien... Et puis mêler à tout cela le nom de cette pure enfant... m’abriter derrière elle... la flétrir d’un soupçon... quelle indignité que ce moyen de salut !...

L’heure sonne.

Une heure !... Le jour est encore loin, et, sans ces damnés paysans, je pourrais encore fuir !... Mon Dieu, si je pouvais fuir !... La fenêtre n’est pas si haute qu’en risquant de me blesser un peu... Mais ils sont tous là...

Regardant.

en armes !... Un bourgeois ! un Parisien !... Ils ne bougeront pas qu’ils ne m’aient remis aux mains de la justice... La fuite, impossible !... Je suis brisé !...

Il s’assied.

Que va-t-on faire de moi ?... M’emmener, sans doute... Pourvu que ce soit avant le jour, et que je ne me retrouve pas en face de tout ce que j’aime... Une fois éloigné... j’aurai plus de courage... tandis qu’ici, je vois bien que je me trahirais... et, pour le salut de cette pauvre femme... pour le repos de cet honnête homme envers qui j’ai failli être si coupable, il ne faut pas que je me démente ; il faut que je m’accuse et m’accuse sans relâche, avec plus de présence d’esprit et d’habileté que n’en mettrait un criminel à se défendre. Il le faut !... Je le veux, j’en aurai la force !...

La porte du fond s’ouvre et le baron paraît avec Jean qui porte un plateau.

C’est lui !... Allons, du sang-froid !... et à la grâce de Dieu maintenant !...

 

 

Scène II

 

HENRI, LE BARON

 

LE BARON, à Jean.

Là !... sur cette table...

Quand Jean est sorti.

Tenez, vous aurez besoin tout à l’heure de toutes vos forces : deux doigts de vin et un biscuit ne seront pas mal venus.

HENRI.

Je vous remercie, monsieur, je n’ai besoin de rien.

LE BARON.

Allons, allons, prenez !... Il ne s’agit pas de tomber en défaillance.

HENRI, refusant.

Merci, monsieur.

LE BARON.

Curieux, ce garçon-là !... très curieux !... Bonne mine, de bonnes façons... Ah çà ! maintenant, en attendant M. le commissaire de police, qu’on est allé chercher à la ferme des Oublies... et qui ne sera pas ici avant une demi-heure, si nous causions un peu de votre affaire, hein ?... Je suis maire de l’endroit, et, par conséquent, dans l’exercice de mes fonctions ; si je vous faisais subir préalablement un petit interrogatoire ? Asseyez-vous là, en face de moi.

HENRI.

Mille grâces, monsieur, je...

LE BARON.

Si, si, asseyez-vous !... Voyons, je n’ai pas l’air excessivement féroce, n’est-ce pas ?... Eh bien, répondez-moi ouvertement... C’est un si grand soulagement à certaines heures que la franchise !... Quel âge avez-vous ?

HENRI.

Vingt-trois ans, monsieur.

LE BARON.

Ah ! le bel âge ! et voilà ce que vous en faites... Saprelotte, va !... Votre nom ?

HENRI.

Henri.

LE BARON.

Le nom de baptême, bon... Mais l’autre ?

HENRI.

Je vous supplie, monsieur, de ne pas l’exiger jusqu’à nouvel ordre. Si bas que je sois tombé, j’ai des parents honorables, et, avant de traîner leur nom dans ma honte...

LE BARON.

C’est juste !... Pauvres gens !... Ce n’est donc ni l’exemple ni l’éducation ?

HENRI.

Non, monsieur.

LE BARON.

Vous n’en êtes que plus coupable.

HENRI.

À qui le dites-vous, monsieur !

LE BARON.

Alors, quel motif ?...

HENRI.

Ah! monsieur, l’entraînement, les circonstances...

LE BARON.

Soyons plus précis, hein !... mettons les vices.

HENRI.

Hélas ! oui, monsieur, les vices.

LE BARON.

Voilà où l’on en vient... à escalader un mur... car vous avez escaladé, n’est-ce pas ?

HENRI.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Et qu’espériez-vous donc, en pénétrant chez moi ?

HENRI.

Je n’espérais pas, monsieur... je désespérais.

Avec effort.

J’ai quitté Paris dans une situation d’esprit effroyable... déshonoré demain... faute d’une somme... que je n’ai pas... menacé de la prison, n’osant pas écrire la vérité à mon père...

LE BARON.

Qui habite la province ?... Et vous étiez, je gage, dans quelque bureau... une maison de commerce ?...

HENRI.

Une maison de commerce... oui, monsieur, commis aux écritures...

LE BARON.

Ah ! très bien ! Alors, vous avez trompé la confiance de la maison en détournant ?...

HENRI.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Ah ! malheureux !... je parie que c’est le jeu !...

HENRI.

Le jeu... oui, monsieur.

LE BARON.

Et alors, disiez-vous ?...

HENRI.

Alors, monsieur, je suis venu dans ce village en fête... au hasard... et comme un égaré qui suit la foule pour s’étourdir. La fatalité a voulu que, dans l’après-midi, j’aie entendu parler de la richesse de votre maison... des bijoux... des diamants de madame la baronne.

LE BARON, à lui-même.

Cet animal de Floupin avec ses conférences...

HENRI.

Alors, j’ai pensé : « Si j’attendais la nuit...les maîtres seront au bal ou sur la terrasse, à voir la fête... les domestiques auront congé. Par le saut-de-loup, je pénètre dans le parc... j’arrive à couvert dans les massifs jusqu’à la maison... l’été, toutes les fenêtres sont ouvertes... et, une fois là, le premier secrétaire... ou chiffonnier de femme que je rencontre... »

Il respire après les efforts qu’il a faits pour inventer son récit.

LE BARON.

En effet, c’est bien raisonné. – Mais vous ne vous saviez donc pas poursuivi, quand vous vous êtes emparé de ces diamants ?

HENRI.

Non, monsieur.

LE BARON.

Et, une fois en leur possession, que comptiez-vous faire ?

HENRI.

Ah ! monsieur, je ne me suis pas demandé cela. Figurez-vous un homme aux abois... la tête perdue... voulant le salut à tout prix... À la première chance qui s’offre, l’égarement, le vertige vous entraînent... on la saisit à corps perdu, cette branche inespérée qui est à portée de la main, et ce n’est qu’après l’horrible chute qu’on se dit

Avec émotion.

comme moi tout à l’heure : « Ah !... qu’ai-je fait ?... Pour le salut d’une heure, fallait-il compromettre celui de toute ma vie ? »

LE BARON, à lui-même.

Tout cela a l’air naturel...

Se rapprochant de lui.

Voyons, vous n’êtes peut-être pas si coupable, en effet... À vingt-trois ans... de méchantes connaissances... des conseils perfides... un complice...

HENRI, vivement.

Non, monsieur, je n’ai pas même cette excuse.

LE BARON.

Et vous en êtes venu là tout seul ?

HENRI.

Seul.

LE BARON.

Parions que vous ne me dites pas la vérité... et que, dans votre affaire, il y a au moins une personne...

HENRI.

Une...

LE BARON, achevant.

Une femme... oui...

HENRI, tressaillant.

Une femme !

LE BARON.

Ah ! voyez-vous !... Parbleu ! à votre âge !... très belle action ou très grande faute : cherchez la femme !... Il y a une femme.

HENRI, inquiet, le regardant.

Je vous jure...

LE BARON, remarquant son trouble.

Ne mentez donc pas... Vous vous trahissez vous-même... car vous tremblez, pour elle plus que pour vous...

HENRI, à lui-même.

Ah ! certes, oui...

LE BARON.

Quelque drôlesse, hein ?

HENRI.

Ah ! Dieu, non !

LE BARON.

Alors, une jeune fille que vous aurez séduite ou une femme mariée. Vous êtes dans l’âge.

Henri cache son visage sans répondre.

LE BARON, continuant.

Allons, elle est mariée, c’est clair... Cette terreur... Vous vous dites : « On va tout découvrir... » Ah ! mon Dieu, élevez donc votre fils dans des principes d’honneur et de vertu, soyez donc constamment tendre et dévoué, et saignez-vous aux quatre veines, pour que tout, probité, honneur, avenir, aille misérablement s’engloutir aux pieds de la première femme qui passe...

HENRI, à lui-même, douloureusement.

C’est vrai !

LE BARON.

Tes larmes !... ton désespoir, pauvre père !... il est bien question de cela ! Je gage, malheureux enfant, qu’on vous jetant à l’aventure dans ce gouffre, vous n’avez pas seulement songé à votre père ?

HENRI, ému.

Ah ! mon pauvre père !... Assurément, non, je n’ai pas songé à lui.

LE BARON.

Et vous l’aimez pourtant ?

HENRI.

Si je l’aime !

LE BARON.

Mais, fils ingrat, pensez-y donc !... Il dort... tenez, à cette heure !... il rêve !... des rêves qui ne sont que vous !... Il vous voit heureux, honoré, aimé... Il vous marie... il revit dans votre bonheur, dans vos petits enfants, qu’il fait sauter sur ses genoux... Et, devant ce paradis de sa vieillesse, il pleure de joie... Eh bien, non, tout cela, mensonge !... Réveille-toi, vieillard, ton fils ne conduit pas une honnête fille à l’autel ; mais il est conduit au tribunal par deux gendarmes !... Ce n’est pas le bonheur, c’est le scandale !... Ce n’est pas l’amour, c’est l’infamie !... Tu t’es endormi le père d’un honnête homme, et, parce qu’il s’est trouvé sur sa route une femme mariée à distraire de ses devoirs, tu n’es plus que le père d’un voleur !...

HENRI, à bout de courage.

Ah ! par pitié, monsieur, épargnez-moi !... À quoi bon me dire tout cela ?...

LE BARON.

Mais c’est vous, malheureux, qui deviez vous le dire !

HENRI.

Ah ! je ne me le suis pas dit... je n’y ai pas pensé... Autrement...

LE BARON.

Oui, trop tard, toujours, au risque de le tuer...

HENRI, dans le plus grand trouble.

Le tuer ?... Non !... Il est encore temps... je puis encore...

LE BARON.

Quoi ?

HENRI.

Non... rien !...

LE BARON, touché de son état, à part.

Des larmes !

HENRI, à lui-même.

Ah ! le voilà, l’héroïsme !... c’est de continuer maintenant.

LE BARON.

Allons, asseyez-vous, vous chancelez...

Henri tombe assis sans parler.

LE BARON, ému, à lui-même.

Allons... il a du bon... Le fond est bon... du cœur... une vraie douleur... Il y a encore l’étoffe d’un honnête homme.

Haut.

Vous sentez-vous mieux ?

HENRI, avec effort.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Eh bien, maintenant, voyons ! Il ne s’agit pas de se désoler sur le mal... Pensons au remède... Avez-vous bien médité sur votre position ?... Avez-vous quelque idée de ce que vous allez faire ?...

HENRI, avec découragement.

Aucune...

LE BARON.

Rien du tout ?...

HENRI.

Rien !

LE BARON.

Alors, je suis donc plus habile que vous, moi, car j’ai trouvé quelque chose.

Henri le regarde avec étonnement.

Oui, c’est un peu risqué ; mais, ma foi, si je me trompe, tant pis... pour vous !... mon avis est que vous auriez le plus grand tort d’attendre M. le commissaire de police, et qu’avant son arrivée, ce que vous pouvez faire de mieux, c’est de vous sauver !...

Henri le regarde avec une surprise croissante.

Oui, oui, avec vos jambes !...

HENRI.

Ah ! monsieur, et c’est vous qui... ?

LE BARON, souriant.

Mais je crois, en effet, que, sans mon aide...

HENRI.

Ah ! monsieur, vous feriez cela... et je vous devrais, à vous... ?

LE BARON.

Allons, allons, voyons, ne pleurez pas de joie, maintenant !

HENRI, debout.

Ah ! si vous saviez !... Ah ! Dieu ! il faut voir ses fautes face à face, comme je les vois... pour savoir à quel point elles sont condamnables.

LE BARON.

Et c’est parce que vous me paraissez les apprécier à leur juste valeur, que je vous condamne à les réparer par une bonne conduite... Ça vous va-t-il, ce marché-là ?

HENRI.

Ah ! Dieu !...

LE BARON.

Seulement, prenez garde ! la première condition...

HENRI.

C’est ?

LE BARON.

C’est de renoncer à celle qui a causé tout le mal.

HENRI, vivement.

Ah ! c’est fait, monsieur. La leçon est assez forte déjà et votre bonté la complète !

LE BARON.

Ainsi vous vous direz bien, malgré les principes du monde, et la morale facile de votre âge...

HENRI, avec chaleur.

Ah ! je me dirai, monsieur...

Laissez-moi la joie de vous prouver que j’ai profité de la leçon.

Je me dirai toute ma vie que l’homme qui s’introduit chez vous secrètement, pour vous dérober l’amour de votre femme, l’honneur de votre nom, la joie de votre foyer, la paternité de vos enfants, que celui-là est un voleur au même titre que celui qui vous prend vos diamants...

LE BARON.

Oui !...

HENRI.

Et voleur plus criminel encore !... Car où l’un ne prend que des bijoux qui se retrouvent, l’autre met au pillage tout l’or de votre cœur, qui ne se remplace pas !

LE BARON, vivement.

Eh ! bravo ! Vous voyez bien ! vous valez déjà mieux !...

HENRI.

Pour toute ma vie !...

LE BARON.

Eh bien, maintenant, pensons à l’escapade.

 

 

Scène III

 

HENRI, LE BARON, JEAN

 

JEAN, une carte à la main.

M. le baron peut-il recevoir ?...

LE BARON.

Le commissaire !... déjà ?...

JEAN.

Non, monsieur ; c’est M. Morisson !...

HENRI, à part.

Mon père !...

LE BARON.

Ah bien, tant mieux !... qu’il monte !...

HENRI, très troublé.

Ici ?...

LE BARON.

Ah ! c’est vrai ! Il faut savoir d’abord...

Il ouvre la petite porte à droite.

Tenez !... entrez dans ma bibliothèque, et un peu de patience, je vais travailler pour vous.

HENRI, de même.

Ah ! merci, monsieur ! 

À part.

Mon père !...quelle fatalité !... qui l’amène ?...

Il entre dans la bibliothèque.

LE BARON, seul.

Il vient à propos, Morisson ; il va m’aider, parbleu !

 

 

Scène IV

 

LE BARON, MORISSON, traînant une valise, accablé, défait, lamentable

 

LE BARON.

Eh ! mon Dieu ! quel équipage !

MORISSON, levant les bras au ciel.

Ah ! monsieur le maire !...

LE BARON.

Eh bien, qu’est-ce que c’est ?...

MORISSON.

Ah ! les gredins !... ah ! quelle population !

LE BARON.

Ah çà ! voyons, qu’est-ce qu’on vous a fait ?...

MORISSON.

Tout, et pis encore... pis encore que ce que vous m’aviez annoncé.

LE BARON.

Grinchu ?

MORISSON.

Oui, ce cannibale... ce singe de Grinchu...

LE BARON.

Parbleu !...

MORISSON.

Après le feu d’artifice, monsieur le maire, épuisé et seul au logis (mon fils passe la nuit au bal, Françoise aussi), j’allais me coucher quand une explosion se fait entendre, puis un cri sauvage : « Au feu ! » Des gamins qui faisaient partir des fusées sur la place venaient d’en jeter une par malice sur le toit de ma resserre ! Un paillasson s’allume, flambe. « Au feu ! les pompes ! » Je leur crie : « Mais non, c’est l’affaire d’une carafe ! – Au feu ! » Grinchu paraît ; il est coiffé du casque ! Sa main brandit la hache ! On force ma grille. « Voici les pompes ! » Je crie, je me débats... « Mais il n’y a rien, c’est éteint !... » On fait la chaîne et l’on me jette sur la place ! Grinchu saisit la lance, les autres pompent. Le jet impétueux inonde ma chambre à coucher, mon lit, mes armoires. C’est un fleuve, le plafond ruisselle ! les chaises nagent ! Ah ! monsieur le maire, ah ! quelle idée fatale vous avez eue de leur donner des pompes... cuirassées !

LE BARON.

Et enfin, vous voilà !...

MORISSON.

Par le conseil d’un honnête homme (car il s’en trouve même chez les races les plus cruelles !) qui m’a glissé cette valise en me disant : « Voici du linge ! Allez donc chez M. le maire, il vous donnera un lit. » Il ne s’en est pas tenu là ; car il m’a soutenu jusqu’à votre porte... cet homme de bien...

LE BARON.

Qui est ?

MORISSON.

Une âme d’or !... Tétillard !

LE BARON.

Oh ! il y a quelque chose là-dessous.

MORISSON.

Plaît-il ?

LE BARON.

Enfin, peu importe ! D’où qu’il vienne, le conseil est bon ! Asseyez-vous et remettez-vous ! Ce n’est plus qu’une affaire de patience... Dans une huitaine de jours, vous pourrez rentrer chez vous.

MORISSON.

Jamais !...

LE BARON.

Hein ?

MORISSON.

Jamais je n’y rentrerai... Ô rue de la Verrerie, tu me reverras repentant et guéri de la manie des champs, et j’irai m’enivrer du parfum des fleurs au square Saint-Jacques-la-Boucherie... C’est là que l’on respire à pleins poumons !...

LE BARON.

Bah !... Quand vous aurez cuvé votre eau... Or ça, pour vous distraire, voulez-vous me rendre un service ?

MORISSON.

Quelle question, monsieur le baron !

LE BARON.

Il s’agit de jouer un tour à ces mêmes villageois !

MORISSON.

J’en suis !...

LE BARON.

Voici le fait. Il est entré tout à l’heure quelqu’un dans mon parc.

MORISSON.

Un malfaiteur ?...

LE BARON.

Un voleur.

MORISSON.

Encouragé de leurs conseils ?...

LE BARON.

Non, c’est un Parisien.

MORISSON.

Oh ! alors...

LE BARON.

Or, j’ai pitié de ce pauvre diable que je crois repentant, et je voudrais bien lui donner la clef des champs ; mais, comme maire du pays, c’est un peu délicat. On attend le commissaire de police ; je ne peux pas lui dire à son arrivée : « Le voleur, ma foi, je l’ai renvoyé, en le remerciant. »

MORISSON.

Je comprends ça.

LE BARON.

Tandis que vous, rien à ménager. Je vous confie ce garçon un instant ; vous veillez mal ; il s’échappe... M. Grandménil vous gronde, voilà tout ; et, si les gens de Bouzy-le-Têtu ne sont pas contents...

MORISSON.

Seigneur !... je voudrais tenir dans cette chambre tous les malfaiteurs de tous les pays du monde, et les lâcher sur le village, comme une nuée de hannetons.

LE BARON.

Alors, c’est dit ?...

MORISSON.

C’est fait.

LE BARON.

Bon ! Ils sont là une demi-douzaine du pays qui font sentinelle, le fusil au poing... Je les mène à l’office, et, une fois le verre en main...

MORISSON.

Admirablement conçu. Où est cet homme ?

LE BARON.

Ce jeune homme...

MORISSON.

Ah ! c’est un... ?

LE BARON.

Oui. Il est dans la bibliothèque, si vous voulez le voir ?...

MORISSON.

Non, non ; je l’aime autant à distance.

LE BARON, riant.

Parbleu ! ne craignez rien, un enfant !

MORISSON.

C’est égal, la nuit...

LE BARON.

D’ailleurs, il ne tient pas plus à se montrer que vous à le voir, et, vous avez raison, il est mieux là !...

MORISSON.

Cent fois !

LE BARON.

Le temps de mettre ces gaillards-là aux prises avec la dive bouteille... Je remonte... nous lui ouvrons la cage, et le tour est joué.

MORISSON.

Parfait !

LE BARON.

Cinq minutes, pas plus, et je reviens.

Il sort par le fond.

 

 

Scène V

 

MORISSON, puis HENRI

 

MORISSON, seul.

C’est égal !... ce voleur, à côté... Heureusement qu’il n’est pas de Bouzy... car, même tout petit, s’il était de Bouzy...

Henri sort tout doucement de la bibliothèque, s’assure en remontant jusqu’à la porte que le baron est éloigné, puis descend sur la pointe du pied, et se montre à son père.

MORISSON, stupéfait.

Henri !...

HENRI.

Chut !...

MORISSON.

Toi !... C’est toi !... Comment... ?

HENRI, lui fermant la bouche.

Silence, je t’en prie !...

MORISSON.

Mais ce malfaiteur ?... ce voleur ?...

HENRI, vivement.

Moi !... Mais tu sens bien que c’est faux, et qu’il y a ici une erreur, un secret... que je te supplie de garder, pour l’honneur d’une femme !...

MORISSON, baissant la voix.

Mais quoi donc ?... Comment ?... Dis-moi...

HENRI.

On m’a surpris dans la chambre de la baronne !...

MORISSON.

Celle dont nous parlions ce matin ?...

HENRI, l’interrompant.

C’est elle.

MORISSON.

Et c’est pour te rapprocher de cette femme que tu m’as amené... ?

HENRI.

Eh bien, oui, je t’ai trompé... Je suis coupable, c’est vrai, mais je suis assez puni, va ! et maintenant plus que jamais, puisque j’ai la honte de te voir forcément le complice de ma méchante action... Pardonne-moi !... dis-moi que tu me pardonnes !... je t’en prie !... Je suis malheureux !... ne m’accable pas !... ou alors, je perds la tête, vois-tu !... je n’y suis plus !... j’abandonne tout !

MORISSON, tombant assis.

Ah !... malheureux enfant !... va !... Quelle aventure !... quel malheur !...

HENRI, l’entourant de ses bras.

Voyons, ne te désole pas ! un peu de sang-froid !... Nous avons besoin de toute notre raison, écoute moi... Tu m’écoutes, n’est-ce pas ?...

MORISSON.

Oui !... Ah ! mon Dieu !...

HENRI.

Ces maudits paysans m’ont guetté, tu comprends... Alors, le baron m’a surpris dans l’appartement de sa femme. Que faire ? Qu’est-ce que tu aurais fait, toi, voyons ?... Avouer la vérité, une lâcheté, une infamie !... La femme se désolait... elle criait : « Il me tuerai... » L’idée m’est venue... ses diamants. Et, arrachant son collier, j’ai dit au baron : « Eh bien, je suis un voleur ! tenez ! arrêtez-moi ! »

MORISSON, debout.

Mais voilà ce que je ne veux pas laisser dire !... mais je ne veux pas que tu passes pour un voleur !... Je ne veux pas, moi, qu’on t’arrête !

HENRI.

Mais cette femme ?

MORISSON.

Eh ! je me moque bien de cette femme, moi !... Si c’est une coquette, tant pis pour lui ! qu’il y veille... Mais que lu payes pour elle, toi !...

HENRI.

Eh bien, oui, moi, coupable !

MORISSON.

Elle l’est plus que toi. – Et puis enfin qu’est-ce que ça me fuit, à moi, sa femme ? Est-ce que je veux que ton avenir, ta vie, tout... soit brisé pour une action blâmable, mais que tout le monde excusera ?... Tandis qu’un vol... un vol de bijoux !... le tribunal !... la prison !... Toi, mon fils ! mon enfant chéri ! mon Henri dont je suis si fier !... Allons donc !... Jamais de la vie !... Est-ce que tu es fou ?

HENRI.

Mais je l’en supplie... voyons... du sang-froid !...

MORISSON.

Il n’y a pas de sang-froid !... Tu n’es pas un voleur, je ne veux pas que tu passes pour un voleur...

HENRI.

Et tu veux... ?

MORISSON.

Je ne veux rien de toi ! tu as fait ton devoir de galant homme, bien !... Moi, je ferai mon devoir de père... Tu ne peux pas dire la vérité à ce mari... c’est clair ; mais, moi, je puis la dire, et je la dirai. Appelle-le, et finissons.

HENRI.

Tu pourras lui dire... ?

MORISSON.

J’atténuerai, j’adoucirai... Je dirai... je dirai que la femme n’en savait rien... ne te connaît même pas... que c’est toi qui es venu comme ça... à son insu... la tête montée... que sais-je, moi !... Il en prendra ce qu’il voudra... Qu’est-ce que ça me fait, après tout ?...

HENRI.

C’est juste, cela ne te fait rien...

MORISSON.

Parbleu !

HENRI.

Alors, tu es bien décidé ?... tu veux que je l’appelle ?...

MORISSON.

Tout de suite...

HENRI.

J’y vais !... Seulement, prends bien garde que le baron n’est pas un sot, qu’il n’en prendra, comme tu le dis toi-même, que ce qu’il voudra... Une fois sur la voie des soupçons, il voudra savoir, s’enquérir, s’éclairer...

MORISSON.

Eh ! que m’importe ?

HENRI.

Rien, sinon qu’à la fin de tout cela il n’y a plus la prison, c’est vrai...

MORISSON.

Eh bien, alors ?...

HENRI.

Mais il y a un duel.

MORISSON, frappé.

Un duel ?...

HENRI.

Dame !

MORISSON.

Tu te battrais ?...

HENRI.

Avec lui ! – Ah ! je te défie bien de l’empêcher, par exemple ! Et je puis t’assurer, sur mon honneur, que ce n’est pas moi qui aurai le courage d’égorger l’honnête homme que j’outrageais, et qui se fait si généreusement mon sauveur.

MORISSON.

Mais, alors... ?

HENRI.

Eh bien, alors, que veux-tu ! je ne me défendrai pas, voilà tout... et, s’il me tue...

MORISSON.

Ah !...

HENRI.

Tu l’auras bien voulu.

MORISSON.

Te tuer maintenant !... autre chose !... Mais c’est affreux, cela !... De tous les côtés la honte... la mort... choisissez ! – Allons, c’est un enfantillage... tu veux me faire peur... vous ne vous battrez pas.

HENRI.

Cela ne dépend que de lui... Si tu aimes mieux risquer...

Fausse sortie.

MORISSON.

Arrête !

HENRI.

Décide-toi. J’attends.

MORISSON.

Mon Dieu, mon Dieu, que faire ?...

Il tombe assis.

HENRI, redescendant et avec chaleur.

Mais rien que de bien simple : se taire et continuer ce que j’ai si bien commencé... soutenir mon mensonge, puisque, après tout, il n’aura pas de suites.

MORISSON, avec espoir.

C’est vrai ! il te fait évader...

HENRI, tendrement.

Eh bien, alors, voyons ! Qu’est-ce que cela te fait, que je passe encore pendant cinq minutes pour tout ce qu’on voudra ? Il n’y a plus après que la fuite, la liberté, le salut.

MORISSON.

C’est vrai.

HENRI.

Je ne remettrai plus les pieds dans ce pays, ni toi. Nous ne le revenons plus, cet homme, ni lui ni les siens. Et tu ne sais pas tout ce que j’y perds !... Ah ! la leçon est rude, va ! je puis dire que j’ai passé à trois pas de mon bonheur, et que je l’ai perdu par ma faute.

MORISSON.

Comment ?

HENRI, vivement.

Ah ! ne parlons pas de ça ! Il va venir. C’est bien entendu ? tu dis comme moi, n’est-ce pas ? tu ne me connais pas ? je ne suis qu’un malfaiteur que tu aides à sauver et, dans une heure, Paris... et nous deux, réunis, heureux. Est-ce dit ?... tu le promets, n’est-ce pas ? C’est pour moi, pour ton Henri. Tu ne veux pas qu’il te le tue, ton Henri... n’est-ce pas ?... n’est-ce pas que tu diras comme moi ?...

MORISSON.

Il le faut bien.

HENRI, essuyant les yeux de son père.

On vient ! tes yeux ! tes yeux !... C’est lui, tu vois, je suis sauvé !... ce n’est plus rien... courage, c’est fini !

 

 

Scène VI

 

MORISSON, HENRI, LE BARON

 

LE BARON.

Ils sont à boire... vite !

HENRI.

Je suis prêt.

LE BARON.

Êtes-vous homme à sauter du balcon dans le jardin ?

MORISSON.

Sauter ?

HENRI, vivement.

Ah ! je crois bien !

LE BARON.

Dix pieds, en se pendant au balcon, c’est un enfantillage.

HENRI.

Ici ?

LE BARON.

Oui, lestement.

MORISSON, inquiet.

Monsieur le baron, êtes-vous sûr... ?

LE BARON, sans l’écouter.

Quoi ?

Henri ouvre la fenêtre.

MORISSON, s’oubliant.

Henri, prends garde !

LE BARON, se retournant vivement.

Henri !...

Il les regarde tous deux. Silence. À Morisson.

Henri !... vous le connaissez donc ?

MORISSON, balbutiant.

Oui, je...

LE BARON, même jeu. Après un silence, frappé d’une idée subite.

Votre fils ?

Morisson et Henri se taisent.

Mais répondez donc ! 

MORISSON.

Hélas ! oui, monsieur le baron, mon fils !...

LE BARON, à Henri.

Vous ne m’avez pas dit cela.

HENRI.

Vous m’avez permis, monsieur, de ne le pas dire.

LE BARON.

C’est vrai ! mais le silence sur ce point ne vous autorisait pas à mentir sur d’autres. 

À Morisson.

Vous m’avez dit ce matin : « Mon fils est avocat. »

MORISSON.

Oui, monsieur le maire.

LE BARON.

Et il se donne à moi pour employé d’une maison de commerce...

HENRI.

Pardonnez-moi, monsieur le baron. – Je mentais.

LE BARON.

Quand je faisais appel à toute votre franchise, quand je vous interrogeais en ami, en père ?...

HENRI, embarrassé.

Je tremblais pour le mien, monsieur, et, afin de mieux détourner les soupçons...

LE BARON.

Mais alors ce récit... l’argent détourné... mensonge !... tout ce qui justifiait ou du moins expliquait votre faute... l’entraînement, le désespoir... mensonge ! et enfin ces regrets... ces larmes qui m’ont touché... mensonge aussi, comme tout le reste... mensonge et comédie !...

HENRI.

Oh ! pour cela, monsieur, pouvez-vous douter ?...

LE BARON.

De vos terreurs, non, mais de vos remords, oui.

MORISSON, anxieux.

Monsieur le maire, le temps se passe... il nous presse et...

LE BARON, repoussant la fenêtre.

Ah ! pardonnez-moi. Rien ne presse, au contraire.

MORISSON, effrayé.

Quoi ! cette liberté que vous lui rendiez ?...

LE BARON.

Au malheureux repentant, oui, mais au coupable endurci, qui, par des larmes hypocrites, me vole jusqu’à mon attendrissement et jusqu’à sa grâce...

MORISSON, désespéré.

Ah ! monsieur, si ce n’est pour lui, que ce soit pour moi, je vous en supplie. Je suis le père, moi... son déshonneur, c’est le mien... sa condamnation, c’est la mienne... Je ne vous ai rien fait, moi... je ne suis pas coupable, moi... et c’est moi que vous frappez le premier... Est-ce juste, monsieur ?... est-ce juste ?

LE BARON.

J’apprécie votre douleur, monsieur Morisson ; mais vraiment...

MORISSON.

Ah ! monsieur le baron !... tenez, laissez-le partir... croyez-moi... cela vaut mieux pour tout le monde... je vous jure que cela vaut mieux.

LE BARON.

Allons ! ce sera bien pour vous seul... car l’intérêt qu’il m’inspire à présent...

S’écartant de la fenêtre.

Qu’il se sauve comme il pourra.

MORISSON.

Ah ! merci, monsieur.

HENRI. Il ouvre la fenêtre.

Enfin !

LES VILLAGEOIS, dans le jardin.

Vive M. le maire !...

Henri recule à leur vue.

LE BARON.

Ah ! trop tard !...

MORISSON, à Henri.

Ils sont là ?...

HENRI, revenant tout pâle.

Tous...

LE PETIT PIPART, dehors sur le balcon.

V’là M. le commissaire de police !...

LES VILLAGEOIS, de même, dans le jardin.

Vive M. le commissaire !...

LE PETIT PIPART.

Vive la gendarmerie !...

LE BARON.

Allons... c’était écrit... Pauvre homme de père, va !

Il remonte.

MORISSON, désespéré, à Henri.

Oh bien, alors, tant pis !... Mais je dis tout, moi !...

HENRI.

Oui ; mais je me bats, et je ne me défends pas...

MORISSON, accablé.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu !...

Il tombe assis, Henri cherche à le consoler. La porte du fond s’ouvre, M. Grandménil paraît, suivi de son secrétaire, de Floupin et des témoins.

LE BARON.

Entrez, monsieur le commissaire, entrez, je vous prie...

 

 

Scène VII

 

MORISSON, HENRI, LE BARON, M. GRANDMÉNIL, FLOUPIN, GRINCHU, TÉTILLARD, CASSEGRAIN, LE SECRÉTAIRE DU COMMISSAIRE, PAYSANS, TOUS LES VILLAGEOIS, en pompiers, puis LA BARONNE

 

GRANDMÉNIL.

J’arrive des Oublies, monsieur le maire, où m’est venu querir M. Floupin. Un vol, m’a-t-on dit ?...

Floupin montre au secrétaire la table à gauche, l’installe, prépare les chaises, les papiers, les plumes.

LE BARON, à M. Grandménil.

Rien de plus, heureusement. – Ce jeune homme, quelle pitié !

GRANDMÉNIL.

Et c’est vous, monsieur le baron, qui avez procédé à l’arrestation ?...

LE BARON.

Mais oui.

FLOUPIN, gracieusement et désignant la table.

Si M. le commissaire veut prendre la peine de...

LE BARON, stupéfait de l’aplomb de Floupin.

Ah ça ! vous vous croyez déjà M. le maire, vous ?

FLOUPIN.

Pas encore, monsieur le baron... 

À part.

Mais ça brûle...

Il va se placer derrière le commissaire.

GRANDMÉNIL, assis à la table, tous les villageois derrière lui.

Voulez-vous, monsieur le maire, avoir la bonté de nous mettre, en deux mots, au courant de ce qui s’est passé ?

LE BARON, assis à gauche.

Ah ! c’est fort simple... J’ai surpris monsieur dans le petit salon du rez-de-chaussée, au moment où il cherchait à s’évader avec les diamants de la baronne.

GRANDMÉNIL.

Alors, en flagrant délit ?

LE BARON.

Oh ! sur le fait.

GRANDMÉNIL.

L’inculpé reconnaît-il l’exactitude de cette déclaration ?

HENRI, à droite, debout avec son père.

Oui, monsieur.

GRANDMÉNIL.

Ainsi, vous avez pénétré dans cette maison avec l’intention... ?

HENRI.

De voler, oui, monsieur.

GRANDMÉNIL, étonné.

Pesez bien, dans votre propre intérêt, la gravité de vos réponses. Vous êtes venu, de propos délibéré, avec l’intention de voler ces diamants ?

HENRI.

De voler ces diamants, oui, monsieur.

GRANDMÉNIL.

Écrivez...

MORISSON, qui lutte depuis un instant, voulant se lever.

Mais non !... Je...

HENRI, le contenant en le forçant à se rasseoir.

Je me fais tuer, tu sais.

Ce jeu de scène n’est remarqué de personne. Morisson retombe accablé.

GRANDMÉNIL.

Inculpé, vos noms ?

HENRI.

Henri Morisson.

GRANDMÉNIL.

Profession ?

HENRI.

Avocat.

Mouvement d’étonnement.

GRANDMÉNIL.

Domicile ?

HENRI, ému, après hésitation.

Dans ce pays même... chez mon père...

Il démasque son père, dont il serre la main affectueusement, sans qu’on le voie.

GRANDMÉNIL.

Quel motif vous a poussé à une action si condamnable ?

HENRI.

Le jeu, monsieur le commissaire ; j’ai perdu au jeu, il y a trois jours, une somme considérable... Mon père, à bout d’indulgence, refusait de me venir en aide, et alors...

LE BARON, surpris.

Pardon, monsieur le commissaire, mais il y a ici un tel désaccord entre les paroles du prévenu et celles de son père... Voulez-vous me permettre ?...

Il se lève.

GRANDMÉNIL.

Comment donc, monsieur le maire !

LE BARON.

Monsieur Morisson, pardonnez-moi de troubler votre douleur par mes questions...

HENRI, à son père, vivement et bas.

Dis comme moi. – Courage !

LE BARON.

Votre fils est donc joueur ?

MORISSON, avec effort.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Comment m’avez-vous dit alors, ce matin même, que c’était un excellent sujet ?

Morisson va pour parler et ne peut pas.

HENRI, vivement.

Mon père croyait à mon repentir...

LE BARON.

Je parle à votre père... 

À Morisson.

Vous étiez si fier de votre fils, si heureux de son retour... Comment concilier tout cela ?

HENRI, de même.

Mais mon père ne me chargera pas, monsieur, vous le voyez bien. Il ne peut pas vous dire la vérité... C’est que, depuis trois ans, il n’est pas de fautes que je n’aie commises et de douleurs que je ne lui aie fait connaître !... N’est-ce pas vrai, père ?...

Il lui prend la main.

Que vingt fois il a dû payer mes dettes, étouffer mes scandales ! N’est-il pas vrai, père ?... Mais dis donc la vérité, puisque je l’avoue... je t’en prie, enfin !... Dis donc comme moi...

MORISSON, avec effort.

C’est vrai !...

HENRI, triomphant.

Ah ! vous voyez bien...

LE BARON.

Je vois bien que M. Morisson a peine à vous accabler de son témoignage, et je le conçois ; mais ce que je ne conçois pas du tout... c’est l’intérêt que vous avez, vous-même, à vous charger de la sorte.

HENRI, troublé.

Moi ?

LE BARON.

Oui.

HENRI, se remettant.

Pas d’autre, monsieur, que de réparer, par cette franchise, tous les mensonges dont je me suis rendu coupable envers vous.

LE BARON, non convaincu, à lui-même.

Ah ! il y a là-dessous quelque chose qui m’échappe. – On ment encore.

GRANDMÉNIL.

Du moment que le coupable avoue, ma tâche est bien réduite et l’on peut se retirer...

HENRI, à part, respirant.

Enfin !... 

À son père.

Courage !

FLOUPIN.

Pardon, monsieur le commissaire ; mais les témoins...

GRANDMÉNIL.

Le flagrant délit el l’identité constatés, c’est l’affaire de M. le juge d’instruction, et...

FLOUPIN.

Pardon, pardon !... mais la déclaration d’un témoin peut éclairer la procédure d’un jour tout nouveau. Je requiers l’audition du témoin.

GRANDMÉNIL.

Soit ! – Vivement alors ! Tous les témoins sont présents ?

LE BARON.

Tous, je crois...

FLOUPIN.

Sauf madame la baronne.

LE BARON.

Jean... Madame la baronne.

FLOUPIN.

C’est ça ! 

À Grinchu.

Attention !

HENRI, à part.

Encore !...

Pauline entre, silence.

GRANDMÉNIL, debout.

Pardonnez-nous, madame, cette formalité indispensable en pareil cas. Dans cinq minutes, je vous rends à la paix de votre sommeil.

La baronne s’assied à gauche près du baron, et Grandménil se rassied.

Quelqu’un a-t-il vu le prévenu s’introduire dans le parc ?

LES VILLAGEOIS.

Oui, monsieur le commissaire.

GRANDMÉNIL.

Qui, le premier ?

TÉTILLARD, vivement.

Moi, monsieur le commissaire ! je l’ai vu ouvrir la porte verte...

LE BARON, frappé.

Il est entré par la porte verte ?

GRINCHU.

Avec une clef...

LE BARON.

Une clef ?

HENRI, vivement.

Oui, monsieur le baron, une fausse clef.

LE BARON.

Vous parliez d’escalade.

HENRI.

Je mentais.

LE BARON.

Encore !...

COURTECUISSE.

Et Tétillard aussi, il ment... c’est moi qui l’ai vu le premier.

TÉTILLARD.

C’est moi !

GRINCHU.

Nom de nom ! Pas pus l’un que l’autre... C’lui qu’a vu le jeune homme le premier, c’est moi, nom d’une brique !

TÉTILLARD et COURTECUISSE.

Toi ?

GRINCHU.

Ils ne l’ont vu entrer qu’aujourd’hui ; moi, je l’ai vu entrer z’hier !

FLOUPIN, soulignant.

Hier !...

Mouvement.

LE BARON, tressaillant.

Hier !...

Vivement, d’une voix sourde, prenant le bras de Grinchu.

Vous avez vu ce jeune homme, hier, dans mon parc ?

GRINCHU.

Comme j’vous vois !... y avait une lune !...

LE BARON.

C’était la nuit ?

GRINCHU.

Sur l’coup d’onze heures...

LE BARON.

Et vous êtes sûr ?...

GRINCHU.

Ah ! – Puisque j’ai encore chez moi son chapeau, qui a chu dans le ru... Et il le sait ben, le malin !... Demandez-lui.

LE BARON, à Henri.

Vous avez donc déjà pénétré chez moi la nuit dernière ?...

HENRI.

Oui, monsieur.

LE BARON, avec une colère froide qui va croissant et qu’il cherche à contenir.

Mais alors tout ce qui se dit ici est donc un effroyable tissu de mensonges ?... Pourquoi chez moi ?... dans quel but ?... Voyons ! Dans quel but ?...

HENRI.

Pour tenter ici ce que j’ai fait aujourd’hui.

LE BARON.

Les diamants ?...

HENRI.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Et comment saviez-vous hier qu’ils existaient, ces diamants que madame a mis aujourd’hui pour la première fois ?

HENRI.

Je ne venais pas pour les diamants précisément, monsieur... J’espérais trouver de l’or, des bijoux... de l’argenterie...

LE BARON.

À onze heures du soir... dans une maison habitée... où toutes les fenêtres étaient encore éclairées et tous les domestiques debout ?...

HENRI.

Aussi, j’ai renoncé pour ce jour-là, monsieur, je me suis sauvé !...

GRINCHU, avec une fausse naïveté.

Parbleu ! – Il s’a sauvé en entendant appeler madame la baronne de tous les côtés.

LE BARON. Après avoir reçu le coup, il va pour saisir Grinchu à la gorge, puis s’arrête et se contient.

Monsieur Grandménil, veuillez éloigner tout le monde, je vous prie... J’ai besoin de tout mon sang-froid !...

FLOUPIN, à part.

Ça y est !

On fait remonter tout le monde au fond, dans l’antichambre, et il ne reste sur la scène que le baron, Henri, Morisson, la baronne, puis M. Grandménil qui redescend.

LE BARON, à Henri, contenant sa fureur.

Donc, étant parti hier pour une cause quelconque, vous êtes revenu cette nuit ?...

HENRI.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Alors, on vous a vu et l’on vous a poursuivi ?...

HENRI, soulignant sa pensée.

Et c’est alors seulement que je me suis réfugié dans le château, sans savoir que l’appartement où j’allais était celui de madame...

LE BARON.

Oui, et, vous sachant poursuivi, vous vous êtes emparé de ces diamants pour me donner le plaisir de vous arrêter les mains pleines ?

HENRI.

J’espérais encore fuir avec mon butin !... J’étais seul !... Le collier brillait là... sur la table... l’occasion...

LE BARON.

Et pourquoi avez-vous laissé les boucles d’oreilles ?...

HENRI.

Elles n’y étaient pas !...

LE BARON.

Je vous demande pardon ! Elles étaient dans l’écrin ; je les y ai mises moi-même.

HENRI.

Je n’ai vu que le collier.

LE BARON.

Qui n’y était pas... car, quand je suis sorti, je me rappelle bien, madame l’avait encore sur elle.

HENRI.

Je l’ai pourtant pris dans l’écrin, où il n’a pu être placé là par madame.

LE BARON, se retournant vers sa femme, vivement.

Qui avait profité, pour l’y mettre, du moment où l’on cria dans le parc : « Au voleur ? »

PAULINE, avec trouble.

Mais non... je l’avais gardé.

LE BARON.

Ah !... 

À Henri.

Il n’était donc pas dans l’écrin !

HENRI, à part.

La malheureuse !

Haut.

Non, c’est vrai ; madame l’avait encore.

LE BARON, éclatant.

Ah !... mais alors... vous n’étiez donc pas seul ! vous vous êtes donc trouvé en sa présence et vous mentez donc ! vous mentez donc toujours !...

GRANDMÉNIL.

Monsieur le baron !...

LE BARON.

Oh ! laissez-moi ! Je veux la vérité. Je la veux et je l’aurai... Comment avez-vous eu ce collier ? Répondez ! je le veux !

HENRI.

Eh bien, je ne voulais pas l’avouer, parce que cela est plus grave pour moi... Je l’ai arraché à madame.

LE BARON, se tournant vers sa femme.

Qui vous a laissé faire et n’a pas crié au secours ?

HENRI.

Madame était glacée par la peur.

PAULINE, perdant la tête.

Oui... et dans mon trouble... en vous entendant venir...

LE BARON.

Vous vous êtes sauvée !

Silence. Pauline, épuisée, se laisse glisser dans le fauteuil. Morisson fait passer son fils à sa place entre lui et le baron pour le protéger.

LE BARON, pâle, et s’efforçant de paraître calme.

Monsieur Morisson... avez-vous quelque chose à me dire pour la défense de votre fils ?...

MORISSON, effrayé de son regard.

Rien, monsieur.

LE BARON.

Il faut donc l’arrêter comme un misérable coquin et comme un voleur qu’il est... sans excuses...

Morisson ne répond que d’un geste.

Pourtant, si vous m’assurez, vous, qu’il n’a pas menti sur tous les points... et que c’est véritablement par amour et pour sauver une femme compromise...

MORISSON, effrayé.

Je n’ai pas dit cela.

LE BARON.

Pourquoi, si c’est vrai ?...

MORISSON.

Mais ce n’est pas vrai ; personne ne l’a dit, ni lui, ni moi, ni...

LE BARON, hors de lui.

Ni qui ?... Achevez donc !...

MORISSON, épouvanté, couvrant son fils de son corps.

Mais je ne dis rien, moi... je ne sais rien !... 

À part.

Pour qu’il me le tue à présent !

LE BARON, à lui-même.

Allons ! le père ne dira rien... mais il faudra bien que l’autre...

D’une voix brève et sourde.

Monsieur le commissaire...

Il montre Morisson.

cet homme est un faux témoin, c’est un complice ! Arrêtez le père !...

HENRI, s’élançant devant son père.

Mon père !...

LE BARON.

Deux voleurs qui s’entendent !

HENRI.

Un voleur, toi ?... lui ?...

MORISSON, voulant le calmer.

Laisse donc !

HENRI.

Et t’arrêter ?... en prison ?... Jamais !...

MORISSON, voulant lui fermer la bouche

Mais tais-toi donc !

HENRI, oubliant tout.

Eh qu’il me tue s’il veut... mais te faire victime, toi... d’un vol que je n’ai pas commis...

LE BARON, éclatant.

Allons donc !... Voilà ce que je voulais vous faire dire ! 

À Morisson, sans voix et terrible.

Eh bien, il a raison ; oui, je vous le tuerai, votre fils !

MORISSON, à Henri, qu’il entoure de ses bras.

Ah ! malheureux enfant ! tu ne pouvais pas les laisser faire !

LE BARON.

Monsieur Grandménil, votre main, je vous prie...

Il se retourne et aperçoit Pauline debout et pâle comme une morte, et recule d’un pas.

Voilà de ces coups auxquels on ne s’attend pas, tenez... Et, quand cela vous frappe subitement, on a beau faire appel à tout son courage...

Avec douleur.

Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour mériter cela ?...

Il tombe assis.

GRANDMÉNIL.

Monsieur le baron, tout ce monde qui est aux écoutes...

LE BARON, se redressant.

Ah ! c’est vrai !... Merci !...

Il essuie vivement ses yeux, compose son visage et se retourne vers les témoins.

Eh bien, rentrez, messieurs, rentrez... voilà qui est fini... Le jeune homme avoue, et, ma foi... en faveur de sa franchise... monsieur le commissaire... je retire ma plainte...

FLOUPIN, descendu.

Ah bah !...

LE BARON.

Oui ! il est si jeune ! Une bonne leçon lui suffira... Bonsoir, messieurs !... 

À Henri, vivement et bas.

Vous m’attendez ?...

HENRI.

Certes, monsieur !

LE BARON, prenant le bras à sa femme qui chancelle.

Allons !... vous tombez de sommeil, baronne... Allons dormir !...

GRINCHU, tandis qu’ils remontent, stupéfait.

Nom d’une brique !...

TÉTILLARD, de même.

Raté ! encore !

FLOUPIN, de même.

Saperlotte ! s’il est de ceux qui ne se fâchent pas, il fallait donc le dire !

 

 

ACTE V

 

Même décor qu’au troisième acte.

 

 

Scène première

 

LE BARON, PAULINE, précédée de JEAN, qui les éclaire

 

LE BARON, à Jean.

Courage, madame, nous voici chez vous...

Pauline s’assied, pâle et épuisée. Le baron continue en affectant la plus grande aisance.

Tout le monde est parti, Jean ?

JEAN.

Oui, monsieur le baron... Il n’y a plus que ce jeune homme et son père, qui sont dans le parc. Le père voulait l’emmener, mais le jeune homme a dit qu’il attendait les ordres de monsieur.

LE BARON, de même.

Quelle heure est-il ?

JEAN.

Deux heures, monsieur.

LE BARON.

Ah ! ah !... Le jour n’est pas loin. Mademoiselle Geneviève n’est pas rentrée de ce bal ?

JEAN.

Non, monsieur ; mais ça va bientôt finir.

LE BARON.

C’est bien. Vous n’avez besoin de rien, baronne ? Non... 

À Jean.

Tu peux sortir.

Jean sort.

 

 

Scène II

 

LE BARON, PAULINE

 

LE BARON, dont la figure change dès que Jean est sorti.

Maintenant, madame, je vous écoute...

PAULINE, avec effort.

Je n’ai rien à dire... Tout m’accuse... et ce que je pourrais invoquer pour ma défense, vous ne le croiriez pas.

LE BARON, après un silence.

C’est-à-dire que cet homme n’est pas votre amant ?

PAULINE, vivement.

Dieu ! non, il ne l’est pas !...

Elle s’arrête à la vue de son sourire ironique, et désespérant de le convaincre.

Mais vous voyez bien...

Silence.

LE BARON.

Enfin, sachons toujours sur quoi s’appuie cette innocence ?

PAULINE.

Je ne suis pas innocente !... J’ai commis une faute que je vais expier du bonheur de toute ma vie... J’ai eu la faiblesse, lors de ce voyage que j’ai fait avec Geneviève, de ne pas repousser des protestations d’amour que je ne devais pas entendre... et je m’en accuse hautement !... Mais, après la vérité qui me condamne, il y a celle qui m’absout... J’ai vu le péril à temps et je m’y suis arrachée par un brusque départ... Ici, près de vous, mon vrai refuge... j’étais sauvée !... Mais tout à coup le voici... il réclame ce qu’il appelle ses droits !... Il semble que je sois déjà sa complice !... L’épouvante me prend... Que faire ?... J’ai cru qu’en faisant appel à son honneur j’obtiendrais de lui qu’il quittât ce pays et renonçât à m’obséder de sa présence ! Et puis... il avait des lettres de moi... Vous voyez bien que je dis tout !... des lettres que vous pouvez lire, monsieur... mais enfin je ne les voulais plus dans les mains de cet homme... et, pour cela, il fallait le voir... et pour le voir, il n’y avait que le parc !... la nuit !... Et avant-hier... je lui ai ouvert la petite porte du parc... Oui, c’est vrai... je l’ai ouverte... et je l’avoue.

LE BARON.

Continuez...

PAULINE.

Une faute nouvelle... je le sais trop maintenant... mais j’étais folle de terreur !... Il est venu ! et tout ce que l’on peut faire pour réparer sa faute... je l’ai fait !... J’ai prié, supplié, pleuré !... Je lui disais : « Oui, j’ai été légère, coquette, imprudente, mais je ne vous aimais pas, mais je ne vous ai jamais aimé !... Allez-vous-en ! laissez-moi !... » Et, comme il refusait d’obéir et de me rendre mes lettres... au moment où il s’est enfui à la vue de quelqu’un, je n’en étais plus à lui dire : « Je ne vous aime pas... » mais : « Je vous hais !... je vous déteste ! » et je disais vrai... Je vous jure, sur le salut de mon âme, que je disais vrai...

Elle le regarde.

Vous ne me croyez pas encore ?...

LE BARON.

Non, tant que vous ne m’aurez pas expliqué comment, chassé par vous avant-hier, il est revenu cette nuit même.

PAULINE, avec chaleur.

Mais à mon insu !... sans moi, malgré moi !...

LE BARON.

Et comment a-t-il pénétré dans le parc, par cette même petite porte de la veille... s’il n’a reçu de vous une clef, pour faciliter ce second rendez-vous ?

PAULINE.

De moi !... une clef... un rendez-vous... pour cette nuit... un rendez-vous de moi ?...

LE BARON.

Apparemment, puisque cette porte, on l’a vu l’ouvrir.

PAULINE.

Mais j’atteste Dieu que je n’y suis pour rien !... mais ce n’est pas moi !... Voilà tout ce que je peux dire... ce n’est pas moi... Mais rappelez-vous... Comment l’aurais-je attendu ?... J’étais là avec vous... là... quand on est venu nous crier : « Il y a un homme dans le parc ! »

LE BARON.

Oui... et même vous avez changé de visage.

PAULINE.

Ah ! Dieu oui... car je me suis dit : « C’est lui ! »

LE BARON, vivement.

Ah !... vous l’attendiez donc ?...

PAULINE, brisée.

Ah !... ah ! tenez, tout ce que je pourrais dire, voilà comme vous l’entendrez !... Accusez-moi, monsieur... je ne réponds plus rien... je suis perdue !

LE BARON.

Je ne vous accuse pas... Si je vous accusais, ce serait pour vous condamner ; et, condamnée, vous seriez déjà...

PAULINE, vivement.

Eh bien, tuez-moi ! Oui, tenez, tuez-moi !... J’aime mieux cela que toutes les tortures que je prévois...

LE BARON.

Il n’y aura pour vous ni mort ni torture... La mort sera pour un autre, et la torture sera pour moi... Vous avez tort de vous défendre, il y a quelqu’un ici qui plaide votre cause mieux que vous... Et c’est moi ! – Deux fois, en vous ramenant tout à l’heure à cette chambre, une sueur de sang a troublé ma vue... et de cette main qui soutenait vos pas... Mais j’ai su dompter cette violence d’une seconde... et ma raison m’a dit tout bas : « Hélas ! s’il y a crime... le premier coupable, ce n’est pas elle... c’est toi... »

PAULINE.

Vous !

LE BARON.

Bien coupable, en effet... puisqu’à l’âge où l’on ne peut guère inspirer l’amour, j’ai commis l’impardonnable faute d’unir votre vie à la mienne ; moi, presque un vieillard, à vous qui pourriez être ma fille... Mais je vous aimais éperdument et je n’ai pas compris que c’est avec ces amours-là que l’on se fait haïr à mon âge...

Mouvement de Pauline. Il continue sans l’écouter.

Je me disais : « Je serai si bon, si constamment affectueux, si tendre !... je me ferai si jeune pour lui plaire, qu’à défaut d’amour, elle aura du moins quelque reconnaissance... quelque affection... Et, l’honneur faisant le reste, nous serons sauvés tous deux !... moi, de l’abandon... elle, de l’ingratitude... » Je me suis trompé... Il ne fallait peut-être pas m’en punir si cruellement, mais je vous le pardonne : je n’ai contre vous ni colère, ni désir de vengeance. Et la seule chose dont je ne puisse me défendre... c’est, vous le voyez... c’est une immense douleur... que je devrais dompter... mais je ne puis pas... Un ridicule de plus !...

PAULINE.

Ah ! monsieur, je vous en supplie !... Je tombe à vos pieds ! Pour vous, pour moi, pour notre bonheur commun, écoutez-moi ! Et croyez-moi, je vous en conjure, croyez-moi !...

LE BARON, la relevant.

Je ne le puis pas.

PAULINE, désespérée.

Mais alors tuez-moi donc !... On tue une femme quand on croit d’elle ce que vous croyez de moi... tuez-moi, ce sera charité.

LE BARON.

À mon âge, on ne tue que l’amant...

PAULINE.

L’amant !... Ah ! monsieur, Dieu vous pardonne !... Vous êtes sans pitié !...

LE BARON.

Si vous le voulez bien, nous verrons plus tard ce que nous déciderons dans l’intérêt commun... mais, pour le moment, je désire être seul, et, s’il vous plaît de rentrer chez vous...

Il ouvre la porte de la chambre.

PAULINE.

Oui...

Le baron va à son secrétaire qu’il ouvre. Il se retourne et voit Pauline à la même place.

LE BARON.

J’ai ouvert la porte, madame... Qu’attendez-vous ?

PAULINE, appuyée sur le dossier d’un fauteuil, et sans force.

J’attends que j’en aie la force.

LE BARON. Il va pour lui donner le bras, puis s’arrête.

Votre femme de chambre est peut-être rentrée...

PAULINE.

C’est inutile, monsieur, j’irai seule...

Le baron, qui la regarde de loin, va encore pour la soutenir, puis s’arrête. Elle sort.

 

 

Scène III

 

LE BARON, puis HENRI

 

LE BARON, seul, éclatant.

Oh ! cet homme !... cet homme !... où est-il ?... que je le tue !... Ah ! misérable !... une goutte de ton sang pour chaque larme !... 

À Jean.

Ce jeune homme, qu’il monte !... mais seul... et sans son père.

JEAN.

Le voici, monsieur... Il voulait entrer malgré moi !

Henri paraît sur le seuil, et entre vivement.

LE BARON, à Jean.

C’est bien, laisse-nous.

Jean se retire et ferme la porte.

HENRI, cherchant Pauline, à part.

Elle n’est plus là...

LE BARON.

Vous êtes pressé, monsieur, moi aussi, je le suis ; mais nous ne pouvons pas nous battre avant le jour. D’ailleurs nous n’attendrons pas longtemps, l’horizon s’éclaire... Voici les armes...

HENRI, très pâle, très défait, un peu égaré.

Monsieur, un seul mot... Madame la baronne... Monsieur, je vous en supplie, permettez cette demande à un homme désespéré... Elle vous a tout dit, n’est-ce pas ?... Ce n’est pas une demande que je vous adresse, c’est une prière...

LE BARON.

Après ?

HENRI, avec anxiété.

Alors, elle s’est justifiée... elle vous a bien convaincu qu’il n’y a ici qu’un seul coupable... moi seul !... Elle vous l’a dit, vous le croyez, vous en êtes sûr ?...

LE BARON.

Non.

HENRI.

Vous ne la croyez pas innocente ?...

LE BARON.

Je ne vous reconnais ni le droit ni le pouvoir de m’en convaincre...

HENRI.

Ainsi, parce que la fatalité a voulu que je rencontre sur mon chemin une honnête femme à obséder de mon fol amour ; parce que j’ai été assez lâche pour venir, jusque chez vous, renouveler d’odieuses poursuites ; parce que ces hommes m’ont coupé la retraite au moment où je me retirais... sans l’avoir vue, monsieur, je vous le jure !... à cause de tout cela, monsieur, à cause de toutes mes folies, de tous mes crimes, vous ferez une malheureuse femme responsable du mal qu’elle a subi ?... Ce n’est pas assez qu’elle soit ma victime, vous la faites ma complice ?... Vous, vous monsieur !... Ah ! cela ne se peut pas, vous ne le voudrez pas... non, non, vous ne ferez pas cela.

LE BARON.

Voici le jour, monsieur.

HENRI.

Mais... au nom du ciel, vous m’écouterez.

LE BARON.

Ah ! ceci me lasse.

HENRI, avec l’accent de la prière.

Enfin !... pourtant... si j’étais ce que vous supposez, monsieur, un amant, mais je vous haïrais... mais je serais trop heureux de me voir face à face avec vous, pour conquérir, par votre mort, la liberté de mon amour !... Et, au lieu de tout cela, j’attends vos coups, je les implore !...

LE BARON.

On voit bien que vous êtes avocat, monsieur, vous plaidez fort bien.

HENRI, désespéré.

Mais que faut-il donc attester ?... Quel ciel, quel Dieu, quel serment ?...

LE BARON.

Aucun. Pourquoi vous croirai-je, ne l’ayant pas crue elle-même ?

HENRI, abattu.

C’est vrai !... Monsieur le baron, ce que vous faites là est épouvantable... Grâce à vous, monsieur, je ne suis plus seulement l’odieux poursuivant d’une malheureuse femme, je suis son bourreau, c’est moi qui la perds... Et pas de preuves, rien !...

LE BARON.

Encore !

HENRI, avec espoir.

Si... Ah ! l’intention excuse bien ce que je fais là... Deux lettres !...

Il les lui présente.

Deux lettres, monsieur, qui m’étaient réclamées... Lisez, monsieur, lisez ! c’est la preuve d’innocence la plus éclatante.

LE BARON, prenant froidement les lettres.

C’est bien son écriture, en effet.

HENRI, vivement.

Oui, oui, lisez, monsieur.

LE BARON.

À quoi bon ? – Vous ne me donnez à lire que ce qui peut être lu.

Il déchire les lettres.

HENRI.

Ah !

LE BARON.

Est-ce tout ? qu’avez-vous encore à m’offrir ?

HENRI, froidement et résolument, après un silence.

Ma vie, monsieur. Je suis prêt.

LE BARON.

Enfin ! – Voici une arme, de la poudre et des balles ; vous chargerez vous-même.

HENRI.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Vous allez sortir...

HENRI.

Mon père est là, qui s’inquiète et surveille. – Comment l’éviter ?

LE BARON.

Par là ! Vous traverserez cette chambre ; au fond est une petite porte, un vestibule ; vous gagnerez l’extrémité du parc...

HENRI.

Bien, monsieur.

LE BARON.

Vous franchirez le ruisseau et le suivrez jusqu’à la lisière du bois. – Là, vous m’attendrez... c’est un endroit désert où nous serons tranquilles... Vous avez un quart d’heure pour vous y rendre : il fera jour... Je partirai dix minutes après vous... Embusquez-vous où vous voudrez. Le premier qui verra l’autre tirera : à l’américaine... Garde-toi, je me garde ! Vous avez des balles, j’en emporte, et nous ne mettrons fin au combat que par la mort de l’un de nous : ceci vous convient-il ?

HENRI.

Oui, monsieur.

LE BARON.

Des témoins, inutile !... nous n’en trouverions pas, d’ailleurs, à de telles conditions ; et, quant à la certitude que vous serez au rendez-vous...

HENRI.

Oh ! vous m’y trouverez, monsieur.

LE BARON.

Je ne vous retiens plus, monsieur.

HENRI.

Pardon, monsieur, un mot d’écrit...

LE BARON, lui désignant sur la table tout ce qu’il faut.

Faites.

HENRI.

Voulez-vous, monsieur, être assez bon pour vous charger de remettre ceci à son adresse, au cas... ?

LE BARON.

C’est dit.

HENRI.

Merci.

Henri place l’écrit sur la table.

LE BARON.

Dans dix minutes.

HENRI.

Dans dix minutes, monsieur, je vous le jure, vous me trouverez... à la place même que vous avez dite.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

LE BARON, puis GENEVIÈVE

 

Le jour paraît, et tout le fond commence à s’éclairer.

LE BARON, seul, prenant l’autre arme.

Maintenant, cette arme...

La porte du fond s’ouvre toute grande, laissant voir le parc éclairé par le soleil qui se lève, et Geneviève qui entre, laissant dehors la femme de chambre.

GENEVIÈVE.

C’est moi, baron... bonjour !... C’est le cas de le dire... voici le soleil qui se lève.

LE BARON, cachant l’arme derrière lui.

Bonjour, enfant.

GENEVIÈVE.

Vous êtes déjà debout ?

LE BARON.

Et toi, encore ?

GENEVIÈVE, riant.

J’ai dansé avec tout le village, et je ne suis partie que quand les musiciens ont crié grâce... Tiens ! qu’est-ce que vous tenez donc là ?

LE BARON.

Moi ?

GENEVIÈVE.

Un pistolet... Pour quoi donc faire ?

LE BARON.

Rien !... Je vais prendre l’air du matin dans le parc... et si je rencontre un lièvre...

GENEVIÈVE, riant.

Chasser au pistolet ?...

LE BARON.

Cela fait moins d’embarras qu’un fusil !...

Il regarde l’heure à sa montre.

GENEVIÈVE.

Vous ne tuerez rien du tout...

LE BARON.

Que si fait !... je tuerai...

GENEVIÈVE.

Enfin, c’est votre affaire !

Tombant assise.

Dieu ! que j’ai dansé !...

LE BARON, prenant son chapeau pour sortir.

Il faut t’aller coucher...

GENEVIÈVE.

Ah ! ma foi, non !... J’ai envie de faire un tour avec vous, dans l’herbe et la rosée.

LE BARON.

En robe de bal ?...

GENEVIÈVE.

Le temps de changer.

LE BARON, vivement.

Non, non !... Va dormir, va !... Tu tombes de sommeil.

GENEVIÈVE, le retenant, en lui prenant le bras.

C’est pour vous, pourtant, ce que j’en ai fait... Et vous ne me remerciez seulement pas... Ingrat !...

LE BARON.

Pour moi !...

Il regarde l’heure.

GENEVIÈVE.

Mais !... Qu’est-ce que vous avez donc à regarder comme ça à votre montre ?

LE BARON.

Moi ? Rien...

GENEVIÈVE.

Laissez donc là votre arme à feu, et veuillez m’exprimer votre reconnaissance, pour le solide appui que je viens de donner à votre pouvoir municipal.

LE BARON.

Comment ça ?

GENEVIÈVE.

En dansant... D’abord je n’ai accepté pour cavaliers que des villageois... ce qui les a flattés... Puis, tout en balançant, mon villageois faisait son galant, moi, ma coquette... « Et pourquoi donc lui en voulez-vous, à ce pauvre maire, qui est si bon pour vous ?...

Imitant le paysan.

– Moi, mamselle ?... C’est pas moi qui lui en veux... c’est Cassegrain !... – Qui ça, Cassegrain ? – Ce petit rousseau là-bas, qu’a un gilet jaune... » Bon ! À la première ritournelle, j’enlevais M. Cassegrain...

Elle reprend le bras du baron.

« Allons !... allons, monsieur Cassegrain, en place, c’est votre tour... » Et Cassegrain aux anges !... « Ah ! monsieur Cassegrain,

Toujours en balançant.

c’est bien mal !... Comment, vous êtes l’ennemi de mon beau-frère ?

L’imitant.

– Moi, mamselle ? Jamais de la vie... M’sieu le maire !... ah ! ben sûr, qu’c’est un homme comme il y a pas beaucoup d’hommes !... parmi les hommes... C’lui-là qui peut pas le souffrir... c’est ce propre à rien de Chipoteau !... – Où ça, Chipoteau ?... – Ce grand-là qu’a des boucques d’oreilles... » Et même jeu avec Chipoteau !... Si bien, baron, qu’à l’aube naissante, je comptais autour de moi quarante villageois... la fine fleur de la jeunesse bouzine... tous acquis à votre cause, et gens, si je criais : « Qui est-ce qui m’apporte les oreilles de M. Grinchu ?... à répondre tous en chœur :

Les imitant.

« J’en sommes. »

LE BARON.

Voyez-vous ce petit diplomate...

Il regarde l’heure et va pour se dégager.

GENEVIÈVE, le retenant par le bras.

Oh ! mais doucement... Il ne s’agit pas d’accepter comme ça le service et puis de se sauver... sur une pirouette...

LE BARON.

Oui, mais l’heure.

GENEVIÈVE, le retenant encore.

Mon Dieu, laissons l’heure !... Ce qui presse, c’est ma récompense.

LE BARON.

Vite, alors ! qu’est-ce que tu veux ?

GENEVIÈVE, baissant la voix.

Nous sommes bien seuls ?

LE BARON.

Oui.

GENEVIÈVE.

Eh bien !... une autre demanderait à partager le pouvoir avec vous... Moi, plus modeste, je veux tout bonnement votre protection !...

LE BARON.

Pour ?

GENEVIÈVE, baissant la voix.

Pour... pour me marier !...

LE BARON.

Oh ! c’est trop long, plus tard...

GENEVIÈVE.

Ah ! je ne vous lâche pas...

LE BARON, insistant pour se dégager.

Voyons, chère enfant !...

GENEVIÈVE.

Oh !... je me cramponne à vous et vous suis dans le parc ; ainsi !...

LE BARON.

Trois mots, voyons, vite !...

GENEVIÈVE.

Pas plus de quatre ! – Il m’aime ! Je l’aime !

LE BARON.

Eh bien, alors ?

GENEVIÈVE.

Chut !... Il demandera ma main cette après-midi... et vous appuierez...

LE BARON.

C’est convenu.

GENEVIÈVE.

Vous ne pouvez pas dire : « C’est convenu ! » Vous ne le connaissez pas !...

LE BARON.

Du moment qu’il te plaît...

GENEVIÈVE.

Oh ! pour cela... autant qu’il vous plaira à vous-même... un charmant jeune homme que nous avons connu, Pauline et moi, dans notre dernier voyage...

LE BARON, s’arrêtant.

Ah !...

GENEVIÈVE.

Et qui se trouve être le fils de notre voisin...

LE BARON, vivement.

Morisson ?

GENEVIÈVE.

M. Henri Morisson, oui.

LE BARON.

Et il t’aime ?... Il te l’a dit ? Et il t’a promis qu’il demanderait ta main ?...

GENEVIÈVE.

Mais oui, c’est convenu.

LE BARON, à part.

Elle aussi !... Ah ! le misérable !... Toutes deux !... Misérable ! misérable !...

Il reprend son arme.

GENEVIÈVE.

Eh bien, qu’avez-vous donc ?... Vous ne m’écoutez pas ?...

LE BARON, mettant les balles et la poudre dans sa poche et s’apprêtant à sortir.

Si, si, je t’écoute.

Il remonte jusqu’au seuil.

GENEVIÈVE, le suivant.

Alors, c’est juré : vous m’aiderez... même contre Pauline ?

LE BARON, s’arrêtant court et la regardant.

Pourquoi contre Pauline ?

GENEVIÈVE, baissant la voix.

Ah ! voilà... c’est que j’ai peur que Pauline...

Elle désigne la chambre.

Chut ! elle est là... J’ai peur que Pauline ne fasse un peu de résistance à ce mariage.

LE BARON, la regardant.

Et pourquoi Pauline ferait-elle de la résistance ?

GENEVIÈVE, assise à gauche et lui faisant signe de descendre.

Pourquoi ?... (entre nous, n’est-ce pas ?) Parce que je crois que Pauline ne l’aime pas beaucoup... mon futur...

LE BARON, descendant près d’elle et finissant par s’asseoir.

Ah !... tu crois cela ? Mais qui te fait penser... ?

GENEVIÈVE.

Oh ! mille petites choses !... Dans les premiers temps de notre rencontre aux Pyrénées, Pauline était avec lui d’une amabilité... elle lui faisait un accueil... Puis tout à coup, au bout de huit ou dix jours, et sans que j’aie jamais su pourquoi... brrr !... tout change... On le recevait bien encore poliment, mais ce n’était plus cela... Vingt fois, par exemple, il est arrivé qu’au milieu du jour ma sœur lui faisait dire par la femme de chambre : « Ces dames sont en promenade... » Et pas du tout... ces dames étaient chez elles... et il y en avait une qui était vexée !... Mais je n’osais rien dire... Pauline lui ayant très bien signifié, devant moi, que ses visites devenaient trop fréquentes...

LE BARON.

Ah !... elle lui avait fait... ?

GENEVIÈVE, l’interrompant.

Oh ! mais ce n’est rien encore... Le pire, c’est notre départ !

S’interrompant et se levant.

Je ne vous ennuie pas avec ma petite histoire ?...

LE BARON.

Non, Dieu ! non ; continue...

GENEVIÈVE.

Figurez-vous donc qu’un beau matin... au petit jour... ah ! mon Dieu ! à cette heure-ci, tenez... Pauline me réveille et me dit : « Geneviève, nous partons ! – Comme ça tout de suite ?... – Tout de suite... – Ah ! mon Dieu !... » Moi, je ne savais plus où j’en étais, et j’avais le cœur gros ; justement, nous avions projeté pour ce jour-là une partie au Cirque de Gavarnie... et M. Henri était des nôtres... Je dis à Pauline : « Mais, au moins, écrivons-lui, prévenons-le... – C’est inutile... » En partant, pour le mettre à même de nous suivre, je demande à Pauline, devant les gens de l’hôtel : « Où allons-nous ? – À Bagnères ! » Et, en effet, nous prenons la route de Bagnères... mais en chemin... changement de front... et nous allons à Pau !... Comme si elle avait mis de l’obstination à dérouler sa poursuite...

LE BARON, dont la figure s’éclairait à mesure qu’elle parle.

En effet !... oui !

GENEVIÈVE.

Enfin !... une fuite... quoi !... une vraie fuite !...

LE BARON, de même.

Une fuite, oui... c’est vrai... 

À lui-même.

Ce qu’elle m’affirmait tout à l’heure...

GENEVIÈVE.

Je me suis dit alors : « Ce n’est pas possible... elle ne peut plus le voir... elle l’a pris en horreur... » Et c’était bien visible, du reste, car plus nous allions, en nous éloignant de lui, plus elle était heureuse !... Elle riait... elle était d’une gaieté...

LE BARON.

Ah ! vraiment !... si gaie que cela !...

GENEVIÈVE.

Oui, et moi bien triste, au contraire... Car je me disais : « Je ne le reverrai plus !... » Et, en effet, je ne l’ai plus revu... qu’hier, arrivant de Paris... Dès qu’il m’eut dit : « Je suis le fils de M. Morisson... je pensai : « Oh ! alors, nous sommes sauvés !... Mon beau-frère nous aidera... »

Le câlinant.

Quand il veut, il est si mignon !... Et alors, pour faciliter à M. Henri...

S’interrompant.

Vrai !... je ne vous ennuie pas ?...

LE BARON.

Mais non... va donc... chère petite... va !

GENEVIÈVE.

Eh bien, pour lui faciliter l’entrée du parc... je lui ai donné... Ici ne me grondez pas... j’ai été un peu légère...

LE BARON.

Mais bon Dieu ! achève... Tu lui as donné... quoi ?

GENEVIÈVE.

Ma petite clef...

LE BARON.

Ta clef ?...

GENEVIÈVE.

Oui, de la porte verte.

LE BARON.

C’est toi ?... c’est... ? Et ce n’est pas Pauline ?

GENEVIÈVE.

Comment, Pauline ?

LE BARON.

Non... je veux dire... Où vais-je chercher Pauline, moi ?... C’est toi, c’est bien toi qui lui as donné cette clef... tu en es bien sûre ?

GENEVIÈVE, surprise, debout.

Tiens !...

LE BARON.

Oui, oui...

À lui-même.

Ah ! mon Dieu !... mais alors, ce serait donc vrai ? tout serait vrai ?... Elle le fuyait... Cette nuit, pas de rendez-vous !...

GENEVIÈVE.

Vous dites ?

LE BARON, vivement.

Rien... Continue, chère enfant, continue... Alors, il a donc pris cette clef, n’est-ce pas ?...

GENEVIÈVE.

Et il est venu...

Un peu honteusement.

hier au soir...

LE BARON.

Ah ! tu sais... ?

GENEVIÈVE.

Je crois bien, il m’a fait assez peur !

LE BARON.

Alors, tu l’as vu ?

GENEVIÈVE.

Mais il n’y a que moi qui l’ai vu !

LE BARON.

Tu es sûre ?

GENEVIÈVE.

Mais oui ! Pauline n’était pas là... elle était sur la terrasse.

LE BARON, heureux.

Ah !... Pauline n’était pas là... ? Pauline ne l’a pas vu... un instant, une seconde ?

GENEVIÈVE.

Oh ! Dieu, non... heureusement !... J’étais ici, toute seule... Il arrive comme un fou !...

LE BARON, de même.

Oui !...

GENEVIÈVE.

Et, une fois avec moi, il ne voulait plus partir... j’avais une peur ! Je lui disais : « Si Pauline rentrait, qu’est-ce qu’elle penserait de moi ? » Et lui : « Laissons là Pauline... Qui est-ce qui pense à Pauline ? »

LE BARON.

Et alors ?

GENEVIÈVE.

Et je lui répétais : « C’est très mal, c’est très mal. » Et j’avais l’air si chagrin... qu’il a été touché de mes larmes. Et alors...

S’interrompant.

Je dis tout, vous voyez... Du moment que vous m’aiderez...

LE BARON.

Oui, oui, va, je t’aiderai... Poursuis, chère enfant, poursuis, je t’en conjure !

GENEVIÈVE.

Alors, il s’est écrié : « Oui, vous avez raison, Geneviève !... Oui, je suis un coupable ! un grand coupable !... Cent fois plus coupable que vous ne le pensez !... »

LE BARON, vivement.

Ah ! il a dit ça ?

GENEVIÈVE.

Oui... Je n’ai même pas très bien compris ce qu’il voulait dire.

LE BARON.

Peu importe, je comprends, moi... Continue... Alors ?

GENEVIÈVE.

« Mais... (c’est toujours lui qui parle) vous êtes un ange, Geneviève, et vous venez de me sauver. »

LE BARON.

Ah ! il a dit ça aussi ?

GENEVIÈVE.

Il a dit ça aussi, oui... Encore quelque chose que je ne comprends pas très bien.

LE BARON.

Je comprends, moi, je comprends... Et enfin ?

GENEVIÈVE.

Et enfin... ses derniers mots : « Tenez, Geneviève... Cette clef, complice de ma faute, reprenez-la, je n’en veux plus, elle me brûle ! »

LE BARON.

Ta clef ?

GENEVIÈVE.

Oui.

LE BARON.

Il te l’a rendue ?

GENEVIÈVE.

La voici.

LE BARON.

Ah ! ça, c’est très bien... ah ! c’est très bien !

GENEVIÈVE.

N’est-ce pas ? – Et je ne voulais pas, encore... moi ! – Je lui disais : « Non, pour revenir demain, en plein jour. » Mais lui : « Non ! non ! non !... je ne veux plus rentrer ici qu’en honnête homme. »

LE BARON.

Bien !

GENEVIÈVE.

« Par la grande porte... et pour demander votre main. » Ça, j’ai compris, par exemple.

LE BARON, radieux.

Et moi aussi, je comprends... je comprends tout.

GENEVIÈVE.

Vous comprenez tout ?... Vous êtes bien heureux !

LE BARON.

Eh bien, oui, tiens... oui... je suis bien heureux, cher ange... pour toi, pour moi, pour lui, pour elle... ah ! pour tous... Eh bien, oui, là, vraiment je suis bien heureux ! bien heureux ! bien heureux !

Il l’embrasse comme un fou. Au même instant, un coup de feu retentit au loin.

GENEVIÈVE.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

LE BARON, surpris.

Un coup de feu !... dans le parc !...

Il remonte vivement vers le fond.

 

 

Scène V

 

LE BARON, GENEVIÈVE, PAULINE, puis MORISSON

 

PAULINE, entrant, pâle, chancelante, sans voir le baron, qui est au fond.

Geneviève !... As-tu entendu ?

GENEVIÈVE.
Oui, c’est un coup de feu !...

Elle remonte.

PAULINE.

Ah !... Ils se battent... courons !... mon mari !...

Elle veut s’élancer sans en avoir la force, et, en se retournant, elle se trouve en face du baron qui est descendu en entendant son cri. Avec bonheur.

Ah ! vous êtes là !...

LE BARON, la prenant dans ses bras.

Pauline... mon amie !... mon enfant !...

PAULINE.

Ah ! vous me croyez donc, maintenant ?

LE BARON, seul avec elle sur le devant de la scène, lui fermant la bouche.

Oui, oui, je te crois ! mais devant Geneviève, silence !

MORISSON, au fond sur le seuil ; effrayé et cherchant Henri sur la scène.

Monsieur le baron !... mon fils n’est pas là ? Où est mon fils ?...

LE BARON.

Votre fils ?... Mais...

À lui-même, frappé d’une idée subite.

Mon Dieu !... ce coup de feu !...

MORISSON, du fond.

Quoi donc ?

LE BARON, se contenant.

Mais rien, je ne sais !... Il est dans le parc... Voyez...

Morisson remonte sur le seuil vers Geneviève. Le baron saisit la lettre laissée par Henri sur la table.

Cette lettre !...

Regardant la suscription.

À vous. Pauline !...

Il ouvre et lit à demi-voix.

« Pardonnez-moi le mal que je vous ai fait, madame !... Je m’en punis !... »

PAULINE.

Ah !...

LE BARON l’arrête en lui prenant la main et poursuit sa lecture d’une voix tremblante.

« ...M. le baron, qui n’a pas cru la parole d’un vivant, croira-t-il celle d’un mort, qui signe ici votre innocence de tout son sang !... » Ah ! le malheureux !

PAULINE.

Il s’est tué !...

LE BARON.

Ah ! j’ai été impitoyable...

MORISSON, redescendant.

Personne, monsieur le baron !... mais il était ici avec vous.

Apercevant la lettre.

Cette lettre ?...

LE BARON.

Mais elle n’est pas pour vous !

MORISSON.

C’est de lui, je veux la voir !

LE BARON.

Vous ne la verrez pas.

MORISSON, désespéré.

Mon fils !... Où est mon enfant ?... Je veux mon enfant !...

HENRI, dehors.

Mon père !

GENEVIÈVE.

Le voilà.

 

 

Scène VI

 

LE BARON, GENEVIÈVE, PAULINE, MORISSON, HENRI, FLOUPIN, GRINCHU, TÉTILLARD, TOUS LES VILLAGEOIS, au fond

 

HENRI.

Mon père !...

MORISSON, le prenant à bras-le-corps.

Ah ! vivant ! vivant ! vivant !... Mon Henri !...

Il le ramène en scène.

FLOUPIN.

Oui, oui, il en fait de belles, votre Henri !... Monsieur le maire... nous étions cachés dans le parc, Grinchu, Tétillard et moi... Voilà monsieur qui passe à deux pas de nous, comme un fou, un pistolet à la main !... Nous disons : « Bon ! il mijote quelque mauvais coup sur M. le maire... »  Nous le suivons !... Il s’arrête... il charge son pistolet, je saute sur lui... le coup part... nous l’arrêtons !... Et le voilà... Depuis hier, à nous trois, c’est la quatrième fois que nous sauvons le village.

LE BARON, lui serrant la main.

Et, cette fois-ci, mon cher monsieur Floupin, merci... de tout mon cœur.

FLOUPIN.

Il n’y a pas de quoi, monsieur le maire. – Vous me devez la vie, voilà tout.

MORISSON.

Ainsi, ce coup de feu ?

TÉTILLARD.

Parti en l’air... sans aucun mal...

FLOUPIN.

Sauf pour Grinchu, qui a reçu le coup de crosse dans la mâchoire.

Il montre Grinchu, qui se tient la mâchoire, et baragouine trois ou quatre mots.

LE BARON.

Qu’est-ce qu’il dit ?

FLOUPIN.

Il dit que ça lui a cassé une dent.

LE BARON, à lui-même.

C’est toujours ça de moins.

FLOUPIN.

Monsieur le maire, toutes ces bonnes gens demandent ce que l’on va faire du meurtrier ?

LE BARON.

Du meurtrier ?... Ma foi, mes amis... voilà ce que je propose, moi... Nous allons l’enchaîner, pour qu’il ne fasse plus de mal.

TÉTILLARD.

Tout de même !

LE BARON, qui est allé prendre la main d’Henri.

Et c’est mademoiselle Geneviève qui tiendra la chaîne... car je les marie.

TOUS, stupéfaits.

Ah !

HENRI.

Ah ! monsieur !...

FLOUPIN.

Comment ! c’était pour mademoiselle ?

LE BARON.

Qu’il s’introduisait dans le parc en cachette... tout bonnement.

FLOUPIN, toujours avec Grinchu et Tétillard.

Mais alors, alors, alors, c’est nous trois qui avons fait ce mariage-là ?

LE BARON.

C’est vous trois !

Grinchu baragouine une phrase.

MORISSON.

Qu’est-ce qu’il dit ?

FLOUPIN.

Il dit... ou doit dire : « En faisons-nous assez, de bonnes actions... depuis hier ! »

TOUS.

Vive monsieur le maire !

GENEVIÈVE, au baron.

Entendez-vous mes recrues ?

FLOUPIN, seul.

Populace !... Et c’est lui qu’on acclame !... Ô vils !...

GRINCHU et TÉTILLARD.

Hein ?

FLOUPIN, achevant.

...Lageois !... 

À Morisson et au baron.

Je me fais Parisien !

MORISSON.

Ah !... Il n’y a encore que ça... allez !...

LE BARON, à Morisson.

Alors, vous retournez à Paris ?

MORISSON.

Ah !... Je me le demande si j’y retourne !

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