Aldo le rimeur (George SAND)

Le texte a paru pour la première fois, en 1833, dans la Revue des deux Mondes.

 

Personnages

 

ALDO LE RIMEUR

MEG, sa mère 

JANE, jeune montagnarde 

LA REINE AGANDECCA

TICKLE, nain de la reine 

MAÎTRE ACROCÉRONIUS, astrologue de la reine

 

La scène est à Ithona.

 

 

ACTE I

 

Dans le galetas du rimeur ; un escalier au fond conduit à une soupente ; au milieu, une mauvaise table, un escabeau, quelques livres. Il fait nuit.

 

 

Scène première

 

ALDO, TICKLE

 

Aldo est assis la tête dans ses mains, les coudes sur la table. On frappe à la porte.

ALDO.

Qui frappe ?

TICKLE, en dehors.

Votre très humble serviteur.

ALDO.

Lequel ?

TICKLE.

Votre ami.

ALDO.

Que le diable vous emporte ! vous êtes un escroc.

TICKLE.

Non, je suis votre ami et votre serviteur.

ALDO.

Il est évident que vous venez me dépouiller ; mais je ne crains rien de ce côté-là. Entrez.

TICKLE.

Souffrez que je vous embrasse.

ALDO.

Permettez-moi de vous mettre sur la table.

TICKLE, sur la table.

Et comment vous portez-vous, mon excellent seigneur, depuis que nous ne nous sommes vus ?

ALDO.

Mais... tantôt bien, tantôt mal. Il s’est passé beaucoup de choses depuis que je n’ai eu l’honneur de vous voir.

TICKLE.

En vérité, mon cher monsieur ?

ALDO.

Sur mon honneur ! ce serait trop long à vous raconter. Il y a vingt ans environ, car notre connaissance date de l’autre monde.

TICKLE.

Vraiment ?

ALDO.

Sans doute, puisque je n’ai encore jamais eu l’honneur de vous rencontrer dans celui-ci.

TICKLE.

Comment ! vous ne me connaissez pas ? Vous ne m’avez jamais vu ?

ALDO.

Non, sur mon honneur ! mon cher ami.

TICKLE.

Eh ! mais, d’où sortez-vous ? où vivez-vous ?

ALDO.

Je vis dans une taupinière : mais vous, il est certain que, si j’en juge par votre taille, vous sortez d’un trou de souris.

TICKLE.

Et c’est pour cela que vous devriez connaître, ne fût-ce que de vue, le célèbre nain John Bucentor Tickle, bouffon de la reine.

ALDO.

Je suis parfaitement heureux de faire votre connaissance ; vous passez pour un homme d’esprit.

TICKLE.

Je n’en manque pas, et vous pouvez déjà vous en apercevoir à ma conversation.

ALDO.

Comment donc ! j’en suis ébloui, stupéfait et renversé !

TICKLE.

Je vois que vous êtes un homme de goût pour un poète.

ALDO.

Et vous un homme hardi pour un nain.

TICKLE.

Monsieur, je me conduis comme un nain avec les rustres : ceux-là ne causent qu’avec les poings ; et moi, ce n’est pas ma profession. Je porte des manchettes de dentelle, c’est mon goût.

ALDO.

C’est un goût fort innocent.

TICKLE.

Et qui a le suffrage des dames, généralement. Avec les dames, monsieur, comme avec les gens d’esprit, j’ai six pieds de haut, parce que sur ce terrain-là on se bat à armes égales.

ALDO.

Et les armes sont courtoises. Vous pouvez compter, je ne dis pas sur mon esprit, mais sur ma courtoisie. Puis-je savoir ce qui me procure l’honneur de votre visite ?

TICKLE.

Me permettez-vous d’être assis ?

ALDO.

De tout mon cœur, si vous ne me demandez pas de siège, car cet escabeau est le seul que je possède, et mon habitude n’est pas d’écouter debout ce que l’on vient me prier d’entendre.

TICKLE.

Je resterai de grand cœur sur cette table ; il ne m’en faut pas davantage pour être absolument à votre hauteur.

ALDO.

J’en suis intimement persuadé.

Il s’assied ; le nain se met à califourchon sur la table, vis-à-vis de lui.

TICKLE.

Mon cher monsieur, vous êtes poète ?

ALDO.

Pas le moins du monde, monsieur.

TICKLE.

Ah ! vraiment ! Je vous demande pardon ; je vous prenais pour un certain M. Aldo... le rimeur, comme on dit dans la ville, et le barde, comme on dit à la cour. Vous avez peut-être entendu parler de lui ? C’est un jeune homme qui n’est pas sans talent.

ALDO.

Je vous demande pardon, monsieur, c’est un homme qui n’a pas plus de talent que vous et moi.

TICKLE.

Réellement ? Eh bien ! j’en suis fâché pour lui. Je venais lui offrir mes petits services.

ALDO.

Il vous offre les siens également ; vous savez en quoi ils peuvent consister, puisque vous connaissez sa profession. Veuillez lui faire connaître la vôtre.

TICKLE.

Mais moi, vous voyez la mienne... je suis nain.

ALDO.

Et bouffon ! Mais je ne vois pas jusqu’ici quels services votre seigneurie peut daigner offrir à un misérable poète.

TICKLE.

Monsieur, tout petit que je suis, j’ai de très larges poches à mon pourpoint ; c’est une fantaisie que j’ai, et, par suite d’une fantaisie analogue, les poches dont j’ai l’honneur de vous parler sont toujours pleines d’or.

ALDO.

C’est une fantaisie comme une autre, et qui n’a rien de neuf.

TICKLE.

La vôtre me paraît plus usée encore.

ALDO.

De quoi parlez-vous, monsieur ? de ma fantaisie ou de ma poche ?

TICKLE.

Je parle de votre fantaisie, de votre poche, de votre bourse et de votre crédit. Croyez-moi, c’est une habitude de mauvais genre que de n’avoir pas le sol...

ALDO.

Je vous demande pardon ; j’ai le sol très pur. Vous m’attaquez dans ma profession. Je chante quelquefois les vers que je fais... écoutez : Ut, ré, mi, fa, sol.

TICKLE.

Mauvais, mauvais, monsieur !

ALDO.

Lequel, monsieur, la note ou le mot ?

TICKLE.

Tous deux, monsieur, tous deux, cela sonne le creux et sent le vide.

ALDO.

Moi, je trouve que ma chambre sonne mal à cause du trop plein.

Vous plairait-il d’en sortir ?

TICKLE.

Ah ! fi, monsieur, jamais ! le nain de la reine !

ALDO.

Quand vous seriez le mien, monsieur, je n’en agirais pas autrement, je vous jure.

TICKLE.

Je m’en rapporte à votre bonté.

ALDO.

Ne vous en rapportez que médiocrement à ma patience.

TICKLE.

Monsieur, j’ai fini en deux mots : voulez-vous gagner de l’argent ? vous en avez besoin.

ALDO.

Pas le moindre besoin, monsieur, je vous jure.

TICKLE.

Vous êtes trop modeste. Je connais votre position, le dénuement de mistress Meg, votre mère, et son grand âge. Je connais votre activité, votre dévouement, votre grandeur d’âme. Je vous offre un gain légitime... Vous comprenez ? Je ne viens pas faire ici le grand seigneur, cela me serait difficile ; votre regard me le rappelle. Je viens vous proposer un échange, un marché qui ne peut qu’augmenter votre gloire et vous mettre à même de secourir mistress Meg.

ALDO.

Voyons ce que c’est, monsieur : voudriez-vous que je fisse monter une de vos jambes en flageolet, et me vendre l’autre pour en faire un porte-crayon ?

TICKLE.

Je demande de vous quelque chose d’une moindre valeur que la plus chétive de mes jambes, je vous demande un petit drame de votre façon.

ALDO.

Pour qui, monsieur ? pour le théâtre de la reine ?

TICKLE.

Pour moi, monsieur.

ALDO.

Pour vous ! et qu’en ferez-vous ? vous n’aurez jamais la force de l’emporter !

TICKLE.

J’allégerai mes poches d’une partie de l’or qui les charge, et je prendrai votre manuscrit à la place.

ALDO.

Très bien ; et puis ?

TICKLE.

Et puis l’ouvrage m’appartiendra. Je le publierai, je le ferai jouer sur le théâtre de la reine.

ALDO.

Sous quel nom, je vous prie ?

TICKLE.

Sous le nom agréable de sir John Bucentor Tickle ; c’est dans votre intérêt que j’agirai ainsi, et pour donner de la confiance au public. Si l’autorité de mon nom ne suffisait pas à nous assurer sa bienveillance, en cas de chute, nous réclamerions contre son injuste arrêt.

ALDO.

En lui livrant le nom du véritable auteur ?

TICKLE.

C’est ainsi que cela se fait à la cour.

ALDO.

Et la cour fait bien ! Monsieur, je vous prie maintenant de me laisser travailler au drame que vous me faites l’honneur de me demander.

TICKLE.

Puis-je compter sur votre parole, monsieur ?

ALDO.

Je m’en flatte.

TICKLE.

Un mot de traité serait nécessaire.

ALDO.

De tout mon cœur, j’en sais la rédaction.

Il écrit.

Voulez-vous signer maintenant ? Moi, je signe.

TICKLE.

Permettez-moi d’en prendre connaissance.

Il lit.

« Je m’engage, moi, Aldo de Malmor, dit le rimeur à la ville, et le barde à la cour, à jeter par les fenêtres le très illustre seigneur John Bucentor Tickle, nain et bouffon de la reine, la première fois qu’il franchira le seuil de ma maison. Fait double entre nous, etc. »

Bravo ! bravo ! c’est la première scène du drame ?

ALDO.

Non, c’est un dénouement tout prêt, et que je vous offre gratis.

TICKLE.

J’en suis trop reconnaissant, je cours le porter à la reine qui en sera charmée.

Il saute en bas de la table et s’enfuit.

Tu me le paieras !

ALDO.

Tu me le paieras aussi, canaille, si tu retombes sous ma main.

 

 

Scène II

 

ALDO, seul

 

Un ennemi de plus ! et c’est ainsi que je vis ? Chaque jour m’amène un assassin ou un voleur. Misérables ! vous me réduisez à l’aumône, mais vous n’aurez pas bon marché de ma fierté. Allons ! ce fat m’a fait perdre une demi-heure ! remettons-nous à l’ouvrage. La nuit s’avance, je ne serai plus dérangé. Tout est silencieux dans la ville et autour de moi. Dévorons cette nouvelle insulte ; quand le brodequin est bon, le pied ne craint pas de se souiller en traversant la boue. Écrivons.

Travailler !... chanter ! faire des vers ! amuser le public ! lui donner mon cerveau pour livre, mon cœur pour clavier, afin qu’il en joue à son aise, et qu’il le jette après l’avoir épuisé en disant : Voici un mauvais livre, voici un mauvais instrument. Écrire ! écrire !... penser pour les autres... sentir pour les autres... abominable prostitution de l’âme ! Oh ! métier, métier, gagne-pain, servilité, humiliation ! – Que faire ? – Écrire ? sur quoi ? – Je n’ai rien dans le cerveau, tout est dans mon cœur, et il faut que je te donne mon cœur à manger pour un morceau de pain ! public grossier, bête féroce, amateur de tortures, buveur d’encre et de larmes ! – Je n’ai dans l’âme que ma douleur, il faut que je te repaisse de ma douleur. Et tu en riras peut-être ! Si mon luth mouillé et détendu par mes pleurs rend quelque son faible, tu diras que toutes mes cordes sont fausses, que je n’ai rien de vrai, que je ne sens pas mon mal... Quand je sens la faim dévorer mes entrailles ! la faim, la souffrance des loups ! Et moi, homme d’intelligence et de réflexion, je n’ai même pas la gloire d’une plus noble souffrance !... Il faut que toutes les voix de l’âme se taisent devant le cri de l’estomac qui faiblit et qui brûle ! – Si elles s’éveillent dans le délire de mes nuits déplorables, ces souffrances plus poignantes, mais plus grandes, ces souffrances dont je ne rougirais pas si je pouvais les garder pour moi seul, il faut que je les recueille sur un album, comme des curiosités qui se peuvent mettre dans le commerce, et qu’un amateur peut acheter pour son cabinet. Il y a des boutiques où l’on vend des singes, des tortues, des squelettes d’homme et des peaux de serpent. L’âme d’un poète est une boutique où le public vient marchander toutes les formes du désespoir : celui-ci estime l’ambition déçue sous la forme d’une ode au dieu des vers : celui-là s’affectionne pour l’amour trompé, rimé en élégie ; cet autre rit aux éclats d’une épigramme qui partit d’un sein rongé par la colère, d’une bouche amère de fiel. Pauvre poète ! chacun prend une pièce de ton vêtement, une fibre de ton corps, une goutte de ton sang, et quand chacun a essayé ton vêtement à sa taille, éprouvé la force de tes nerfs, analysé la qualité de ton sang, il te jette à terre avec quelques pièces de monnaie pour dédommagement de ses insultes, et il s’en va, se préférant à toi dans la sincérité de ses pensées insolentes et stupides. – Ô gloire du poète, laurier, immortalité promise, sympathie flatteuse, haillons de royauté, jouets d’enfants ! que vous cachez mal la nudité d’un mendiant couvert de plaies ! – Ô méprisables, méprisables entre tous les hommes, ceux qui, pouvant vivre d’un autre travail que celui-là, se font poètes pour le public ! Misérables comédiens qui pourriez jouer le rôle d’hommes, et qui montez sur un tréteau pour faire rire et pleurer les désœuvrés ! n’avez-vous pas la force de vivre en vous-mêmes, de souffrir sans qu’on vous plaigne, de prier sans qu’on vous regarde ? Il vous faut un auditoire pour admirer vos puériles grandeurs, pour compatir à vos douleurs vulgaires ! Celui qui est né fils de roi, d’histrion ou de bourreau suit forcément la vocation héréditaire ; il accomplit sa triste et honteuse destinée. S’il en triomphe, s’il s’élève seulement au niveau des hommes ordinaires, qu’il soit loué et encouragé ! Mais vous, grands seigneurs, hommes instruits, hommes robustes, vous avez la fortune pour vous rendre libres, la science pour vous occuper, des bras pour creuser la terre en cas de ruine, et vous vous faites écrivains ! et vous nous livrez les facultés débauchées de votre intelligence, vous cherchez la puissance morale dans l’épanchement ignoble de la publicité ! vous appelez la populace autour de vous, et vous vous mettez nus devant elle pour qu’elle vous juge, pour qu’elle vous examine et vous sache par cœur ! Oh ! lâche ! si vous êtes difforme, et si, pour obtenir la compassion, vous vous livrez au mépris ! lâche encore plus si vous êtes beau et si vous cherchez dans la foule l’approbation que vous ne devriez demander qu’à Dieu et à votre maîtresse... C’est ce que je disais l’autre jour au duc de Buckingham qui me consultait sur ses vers. – Et il a tellement goûté mon avis, qu’il m’a mis à la porte de chez lui, et m’a fait retirer la faible pension que m’accordait la reine, en mémoire des services de mon père dans l’armée... Aussi, maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer, chanter... vendre mi pensée, mon amour, ma haine, ma religion, ma bravoure, et jusqu’à ma faim ! Tout cela peut servir de matière au vers alexandrin et de sujet au poème et au drame. Venez, venez, corbeaux avides de mon sang ! venez, vautours carnassiers ! Voici Aldo qui se meurt de fatigue, d’ennui, de besoin et de honte. Venez fouiller dans ses entrailles et savoir ce que l’homme peut souffrir : je vais vous l’apprendre, afin que vous me donniez de quoi dîner demain... Ô misère ! c’est-à-dire infamie ! –

Il s’assied devant une table.

Ah ! voici des stances à ma maîtresse !... J’ai vendu trois guinées une romance sur la reine Titania ; ceci vaut mieux, le public ne s’en apercevra guère... mais je puis le vendre trois guinées !... Le duc d’York m’a promis sa chaîne d’or si je lui faisais des vers pour sa maîtresse... Oui, lady Mathilde est brune, mince : ces vers-là pourraient avoir été faits pour elle ; elle a dix-huit ans, juste l’âge de Jane... Jane ! je vais vendre ton portrait, ton portrait écrit de ma main ; je vais trahir les mystères de ta beauté, révélée à moi seul, confiée à ma loyauté, à mon respect ; je vais raconter les voluptés dont tu m’as enivré et vendre le beau vêtement d’amour et de poésie que je t’avais fait, pour qu’il aille couvrir le sein d’une autre ! Ces éloges donnés à la sainte pureté de ton âme monteront comme une vaine fumée sur l’autel d’une divinité étrangère ; et cette femme à qui j’aurai donné la rougeur de tes joues, la blancheur de tes mains, cette vaine idole que j’aurai parée de ta brune chevelure et d’un diadème d’or ciselé par mon génie, cette femme qui lira sans pudeur à ses amants et à ses confidentes les stances qui furent écrites pour toi, c’est une effrontée, c’est la femelle d’un courtisan, c’est ce qu’on devrait appeler une courtisane ! – Non, je ne vendrai pas tes attraits et ta parure, ô ma Jane ! simple fille qui m’aimas pour mon amour, et qui ne sais pas même ce que c’est qu’un poète. Tu me t’es pas enorgueillie de mes louanges, tu n’as pas compris mes vers ; eh bien ! je te les garderai. Un jour peut-être... dans le ciel, tu parleras la langue des dieux !... et tu me répondras... ma pauvre Jane !

L’horloge sonne minuit.

Déjà minuit ! Et je n’ai rien fait encore, la fatigue m’accable déjà ! Cette nuit sera-t-elle perdue comme les autres ?... non, il ne le faut pas... Je ne puis différer davantage... Il ne me reste pas une guinée, et ma mère aura faim et froid demain, si je dors cette nuit... J’ai faim moi-même... et le froid me gagne... Ah ! je sens à peine ma plume entre mes doigts glacés... ma tête s’appesantit... Qu’ai-je donc ? – Je n’ai rien fait et je suis éreinté !... mes yeux sont troublés... Est-ce que j’aurais pleuré ?... ma barbe est humide... oui, voici des larmes sur les stances à Jane... J’ai pleuré tout à l’heure en songeant à elle... Je ne m’en étais pas aperçu. Ah ! tu as pleuré, misérable lâche ! tu t’es énervé à te raconter ta douleur, quand tu pouvais l’écrire et gagner le pain de ta mère ! et maintenant te voici épuisé comme une lampe vers le matin, te voici pâle comme la lune à son coucher... C’est la troisième nuit que tu emploies à marcher dans ta chambre, à tailler ta plume et à te frapper le front sur ces murs impitoyables ! Ô rage ! impuissance, agonie !

Se levant.

Mon courage, m’abandonnes-tu aussi, toi ! Mes amis m’ont tourné le dos, mon génie s’est couché paresseux et insensible à l’aiguillon de la volonté, ma vie elle-même a semblé me quitter, mon sang s’est arrêté dans mes veines, et la souffrance de mes nerfs contractés m’a arraché des cris. Tout cela est arrivé souvent, trop souvent ! Mais toi, ô courage ! ô orgueil ! fils de Dieu, père du génie, tu ne m’as jamais manqué encore. Tu as levé d’aussi lourds fardeaux, tu as traversé d’aussi horribles nuits, tu m’as retiré d’aussi noirs abîmes... Tu sais manier un fouet qui trouve encore du sang à faire couler de mes membres desséchés ; prends ton arme et fustige mes os paresseux, enfonce ton éperon dans mon flanc appauvri...

J’ai entendu gémir là-haut ! sur ma tête !... c’est ma mère !... Elle souffre, elle a froid peut-être. J’ai mis mon manteau sur elle pour la réchauffer. Il ne me reste plus rien... Ah ! mon pourpoint pour envelopper ses pieds.

Il monte dans la soupente et revient en chemise et en grelottant.

Froid maudit ! ciel de glace !

Cela se passe, je m’engourdis... si je pouvais composer quelque chose !... Une bonne moquerie sur l’hiver et les frileux.

Sa voix s’affaiblit.

Une satire sur les nez rouges...

Une pause.

Une épigramme sur le nez de l’archevêque qui est toujours violet après souper...

Une pause.

Une chanson, cela me réveillera ; si je viens à bout de rire, je suis sauvé... Ah ! le damné manteau de glace que minuit me colle sur les épaules !... Rimons... Charmante bise de décembre qui souffles sur mes tempes, inspire-moi...

Monseigneur de Cantorbéry...

Une pause.

Est toujours vermeil après boire...

Vermeil ne me plaît pas...

Est toujours charmant...

Charmant... hum !

Est toujours superbe...

Est toujours superbe après boire...

Il s’endort et parle en dormant d’une voix confuse.

Monseigneur de Cantorbéry...

Il s’endort tout à fait. Meg entre dans la chambre en tremblotant ; elle est enveloppée à demi dans les couvertures de son lit, et se traîne le long des murs.

MEG.

Je crois qu’il y a enfin de la lumière ici... Je vois une lueur faible...

Elle se heurte contre la table.

ALDO.

Qui va là ?... vous ne répondez pas ?... bonsoir... Si vous êtes un voleur, l’ami, passez votre chemin, vous perdez votre temps ici...

Il se rendort.

MEG.

Je crois que j’ai entendu quelque chose, mais je suis encore plus sourde aujourd’hui qu’à l’ordinaire... et je ne sais pas si le temps était plus sombre, mais il m’a semblé que je ne voyais pas bien... Mon fils n’est pas rentré, à ce qu’il paraît !...

Elle se heurte encore.

ALDO.

Encore ! ami voleur, mon cher frère en diable, vous ne vous en rapportez pas à moi ?... Cherchez à votre aise... si vous pouviez trouver ma rime dans un coin de la chambre, vous me feriez plaisir en me la rapportant. Elle ne vaut pas la peine que vous vous en empariez...

Monseigneur de Cantorbéry

Est, ma foi ! superbe...

Il se rendort.

MEG, qui s’est égarée, à tâtons dans la chambre.

Je ne sais plus où je suis... J’ai encore plus froid ici que dans mon lit... Dieu de bonté ! j’espérais trouver le poêle... mais y a-t-il du bois seulement ? Si mon pauvre enfant était là, du moins il me consolerait... Mais il est allé me chercher quelque chose sans doute... Je ne vois plus du tout. Je n’entends rien, nulle part... Froid, nuit, silence, solitude, vieillesse, que vous êtes tristes ! Je ne me soutiens plus, une étrange défaillance me saisit...

ALDO, rêvant.

Oui ! oui ! monsieur de Cantorbéry !...

MEG.

Mes genoux vont se casser si je marche encore ; où m’asseoir dans ces ténèbres ?...

Elle se laisse tomber.

ALDO.

Trust ! mon pauvre chien, est-ce toi qui reviens ? Je t’avais donné à Oscar, mais il paraît que tu veux jeûner avec ton maître... où es-tu, ô le meilleur des hommes, je veux dire des caniches ?...

MEG.

Ce carreau est froid... je... je... Dieu tout-puissant, sainte Vierge... je meurs catholique... mon enfant ! mon enf... Aldo !

Elle meurt.

ALDO, se relevant à demi.

Pour le coup, on a parlé... Mon nom est parti de ce coin... Je n’ai pas rêvé, peut-être !... Voleur ou chien, qui que tu sois... C’était la voix de ma mère... Ma mère, allons donc ! elle dort là-haut... Je n’ai pas la force d’y aller voir... J’ai peur !... Par le diable, j’ai peur ! Misère, tu m’as vaincu ! J’ai cru voir un spectre passer près de moi dans mon sommeil. J’ai entendu une voix qui semblait sortir de la tombe. Fantômes évoqués par la faim, terreurs imbéciles, laissez-moi !... Murailles imprudentes qui m’entendez, gardez-moi bien le secret, car s’il est en vous un écho bavard, qui répète les paroles de ma peur, je vous démolirai pierre à pierre jusqu’à ce que je l’aie arraché de vos entrailles, fût-il caché dans le ciment et scellé dans le granit... Ma mère, m’avez-vous appelé ?

Il se lève tout à fait et se frotte les yeux.

Meg, ma mère !... Pardon ! pardon ! je me suis endormi !... Je divague... J’ai dormi une heure !... L’horloge moqueuse semble me demander ce que j’ai fait du temps ! Tu as dormi, bête stupide !... Tu n’as pas pu lutter une heure... comme les disciples du Christ, tu as mal gardé le jardin des Oliviers. – Jésus ! tu bois en vain l’éternel calice des douleurs humaines ; ton père est sourd, ton frère l’esprit saint a perdu ses ailes de feu. Le cerveau du poète est aride comme la terre, et le cœur des riches est insensible comme le ciel... Voyons si ce canif aura plus de vertu que ta parole pour conjurer le sommeil.

Il se fait une incision à la poitrine, étouffe un cri et jette le canif.

Votre leçon est incisive, mon bon ami, elle creusera en moi... Passez-moi le calembour, mon esprit ne coupe pas comme votre acier, ma belle petite lame !... Ah ! me voici bien éveillé, Dieu merci ! cette charmante plaie me cuit passablement. Je puis travailler maintenant... Mais qui donc a ainsi bouleversé ma table ?... Quelqu’un est entré ici... Est-ce que j’aurais encore peur ?... Imbécile ! tu es poltron, et pour te guérir, tu répands deux onces de ton sang comme si tu en avais de reste ! et tu gâtes ta chemise comme si tu en avais une autre ! Faquin ! perdras-tu tes habitudes de grand seigneur ?... Je souffre... le froid entre dans cette plaie comme un fer rouge. N’importe, je crois que je vais pouvoir travailler.

Mettant ses deux bras sur sa tête.

Mon courage, mon Dieu ! ma mère !... Il faut que j’aille embrasser ma mère sans la réveiller, cela me portera bonheur.

Il prend sa lumière et sort. Il redescend de la soupente d’un air effaré.

Mais où est donc la vieille femme ? Ma mère ! ma mère ! Qui est-ce qui a pu me voler ma mère ? Je n’avais qu’elle au monde pour causer mon désespoir et conserver mon héroïsme...

Il trouve sa mère sous l’escalier.

Ah !... ma mère est morte ! Dieu me permet donc de mourir aussi, à la fin ! – Comment ! vous êtes morte, ma mère ?

Il la retire de dessous l’escalier et la regarde.

Oui, bien morte ! Froide comme la pierre et raide comme une épée. Ah !ma mère est morte !...

Il rit aux éclats et tombe en convulsion. Après un silence.

Mais pourquoi êtes-vous déjà morte ? Vous étiez bien pressée d’en finir avec la misère ! Est-ce que je ne vous soignais pas bien ? Étiez-vous mécontente de moi ? Trouviez-vous que j’épargnais ma peine et que je ménageais mon cerveau ? Trouviez-vous mes vers mauvais par hasard, et les critiques de mes envieux vous faisaient-elles rougir d’être la mère d’un si méchant rimeur ? Vous étiez un bas-bleu autrefois dans votre village !... Aujourd’hui vous n’êtes plus qu’un pauvre squelette aux jambes nues. Pauvres jambes, vieux os ! Je vous avais enveloppés encore ce soir avec mon pourpoint !... Est-ce ma faute si la doublure était usée, et l’étoffe mince ? C’est comme l’étoffe dont vous m’avez fait, ô vieille Meg ! J’étais votre septième fils ; tous étaient beaux et grands, musculeux et pleins d’ardeur, excepté moi le dernier venu. C’étaient de vigoureux montagnards, de hardis chasseurs de biches aux flancs bruns ; et pourtant, depuis Dougal le Noir jusqu’à Ryno le Roux, tous sont partis sans songer à vous conduire au cimetière. Il ne vous est resté que le pauvre Aldo, le pâle enfant de votre vieillesse, le fruit débile de vos dernières amours. Et que pouvait-il faire pour vous de plus qu’il n’a fait ? que ne lui donniez-vous comme à vos autres fils une large poitrine et de mâles épaules ? Cette petite main de femme que voici pouvait-elle manier les armes du bandit, ou la carabine du braconnier ? Pouvait-elle soulever la rame du pêcheur et boxer avec l’esturgeon ? Vous n’aviez rien espéré de moi, et, me voyant si chétif, vous n’aviez même pas daigné me faire apprendre à lire. – Et quand tous vous ont manqué, quand vous vous êtes trouvée seule avec votre avorton, n’avez-vous pas été surprise de découvrir que je ne sais quel coin de son cerveau avait retenu et commenté les chants de nos bardes ! Quand cette voix grêle a su faire entendre des mélodies sauvages qui ont ému les hommes blasés des villes, et qui leur ont rappelé des idées perdues, des sentiments oubliés depuis longtemps, vous avez embrassé votre fils sur le front, sanctuaire d’un génie que vous aviez enfanté sans le savoir. Eh bien ! ne pouviez-vous attendre quelques jours encore ? La richesse allait venir peut-être. Votre vieillesse allait s’asseoir dans un palais, et vous êtes partie pour un monde où je ne puis plus rien pour vous ! Tâchez, si vous allez en purgatoire, que les bras de mes frères vous délivrent et vous ouvrent les portes du ciel... Pour moi, je n’ai plus rien à faire, ma tâche est finie. Toutes les herbes de la verte Innisfail peuvent pousser dans mon cerveau maintenant, je le mets en friche... Il est temps que je me repose ; j’ai assez souffert pour toi, vieille femme, spectre blême, dont le souvenir sacré m’a fait accomplir de si rudes travaux, apprendre tant de choses ardues, passer tant de nuits glacées sans sommeil et sans manteau ! Sans toi, sans l’amour que j’avais pour toi, je n’aurais jamais été rien. Pourquoi m’abandonnes-tu au moment où j’allais être quelque chose ? Tu

m’ôtes une récompense que je méritais, c’était de te voir heureuse, et tu meurs dans le plus odieux jour de notre misère, dans la plus rude de mes fatigues ! Ô mère ingrate, qu’ai-je fait pour que tu m’ôtes déjà mon unique désir de gloire, ma seule espérance dans la vie, l’honnête orgueil d’être un bon fils !... Vieux sein desséché qui as allaité six hommes et demi, reçois ce baiser de reproche, de douleur et d’amour...

Il se jette sur elle en sanglotant.

Hélas ! ma mère est morte !

 

 

Scène III

 

JANE, ALDO

 

JANE.

Est-ce que votre mère est morte ? Hélas ! quelle douleur !

ALDO.

Ah ! tu viens pleurer avec moi, ma douce Jane ; sois la bienvenue ! Mon âme est brisée, je n’espère plus qu’en toi.

JANE.

Qu’est-ce que je puis faire pour vous, Aldo ? Je ne puis pas rendre la vie à votre mère.

ALDO.

Tu peux me rendre sa tendresse, sa mélancolique et silencieuse compagnie, et surtout le besoin qu’elle avait de moi, le devoir qui m’attachait à elle et à la vie. Hélas ! il y a eu des jours où, dans mon découragement, j’ai souhaité que la pauvre Meg arrivât au terme de ses maux, afin de retrouver la liberté de me soustraire aux miens ! Tout à l’heure, dans mon délire, je me suis réjoui amèrement d’être enfin délivré de mon pieux fardeau. Je me suis assis en blasphémant au bord du chemin. Et j’ai dit : Je n’irai pas plus loin. – Mais je suis bien jeune encore pour mourir, n’est-ce pas, Jane ? Tout n’est peut-être pas fini pour moi, l’avenir peut s’éveiller plus beau que le passé. Je veux devenir riche et puissant ; si je trouve une douce compagne, tendre et bonne comme ma mère, et en même temps jeune et forte pour supporter les mauvais jours, belle et caressante pour m’enivrer comme un doux breuvage d’oubli au milieu de mes détresses, je puis encore voir la verte espérance s’épanouir comme un bourgeon du printemps sur une branche engourdie par l’hiver.

JANE.

J’aime beaucoup les choses que vous dites, ô mon bien-aimé ! Quoique vos paroles ne soient pas familières à mon oreille, vos compliments me font toujours regretter de n’avoir pas un miroir devant moi, pour voir si je suis belle autant que vous le dites.

ALDO.

Et que vous importe de l’être ou de ne l’être pas, pourvu que je vous voie ainsi et que je vous aime telle que vous êtes à mes yeux et dans mon cœur !

JANE.

Vous avez toujours à la bouche des paroles qui plaisent quand on les écoute ; mais quand on y songe après, on ne les comprend plus et on sent de l’inquiétude.

ALDO.

En vérité, Jane, vous raisonnez plus que je ne croyais. Eh quoi ! vous gardez un compte exact de mes paroles et vous les commentez en mon absence ? Il faut prendre garde à ce que l’on vous dit !

JANE.

N’est-ce pas mon orgueil et ma joie de m’en souvenir ?

ALDO.

Aimable et bonne fille ! pardonne-moi. Je suis injuste ; je suis amer : j’ai été si malheureux ! Mais tu me consoleras, toi, n’est-ce pas ?

JANE.

Oui, mon beau rêveur, si vous consentez à être consolé.

ALDO.

Comment pourrais-je ne pas y consentir ? Voilà une parole étrange dans votre bouche !

JANE.

Vous vous étonnez de mon désir de vous consoler ? C’est vous, Aldo, qui me semblez étrange !

ALDO.

En effet, c’est peut-être moi ! Passez-moi ces boutades, c’est malgré moi qu’elles me viennent. Je ne veux pas m’y livrer. Donnez-moi votre main, Jane, et donnez-moi aussi votre foi. Jurez avec moi sur le cadavre de ma pauvre vieille amie qui n’est plus, que vous vivrez pour moi, pour moi seul. J’ai besoin à l’heure qu’il est, de trouver un appui ou de mourir. Vous êtes mon seul et dernier espoir ; m’accueillerez-vous ?

JANE.

Si je vous promets de vous aimer toujours, me promettez-vous de m’épouser ?

ALDO.

Vous en doutez ?

JANE.

Non, je n’en doute pas.

ALDO.

Mais vous en avez douté.

JANE.

Pourquoi quittez-vous ma main ? Pourquoi vous éloignez-vous de moi d’un air sombre ? Est-ce que je vous ai offensé ?

ALDO.

Non.

JANE.

Vous ne voulez pas me regarder ?

ALDO.

Je vous regarde ; seulement ce n’est pas votre figure qui m’occupe, c’est au fond de votre cœur que mon regard plonge.

JANE.

Voilà que vous me dites des choses que je n’entends plus ; et, comme vous froncez le sourcil en me les disant, je dois croire que ce sont des choses dures et affligeantes pour moi. Vous avez un malheureux caractère, Aldo, un sombre esprit, en vérité !

ALDO.

Vous trouvez ?

JANE.

Oui, et j’en souffre.

ALDO.

Oh !... en ce cas je ne veux pas vous faire souffrir.

JANE.

Je vous pardonne.

ALDO, avec amertume.

Vous êtes bonne !

JANE.

C’est que je vous aime ; tâchez de m’aimer autant, et nous serons heureux.

ALDO.

J’y compte. En attendant, voulez-vous avoir la bonté d’appeler les voisines pour qu’elles viennent ensevelir le corps de ma mère ?

JANE.

J’y vais. Donnez-moi un baiser.

Aldo la baise au front avec froideur.

ALDO, seul.

Cette jeune fille est d’une merveilleuse stupidité ! elle me blesse et me choque sans s’en douter, elle m’accorde mon pardon quand c’est elle qui m’offense, et elle reçoit mon baiser sans s’apercevoir au froid de mes lèvres que c’est le dernier ! Mais la femme est donc un être bien lâche et bien borné ! Je croyais celle-ci plus naïve, plus abandonnée à ce que la nature leur inspire parfois de beau et de généreux ! Mais il y a dans le cœur un fonds d’égoïsme plus dur que le diamant, et aucun grand sentiment n’y peut germer. Toi qui te prétends descendue des cieux pour nous consoler, tu ne t’oublies pas toi-même dans le partage que tu veux établir entre nos destinées et les tiennes ! Tu promets ton dévouement, tes caresses et ta fidélité, à la condition d’un échange semblable. Celle-ci me demande sans pudeur un serment qui était sur mes lèvres, et que j’aurais voulu offrir et non céder. C’est ainsi que tu nous sauveras, ange équitable et prudent. Tu tiens une balance comme la justice, mais tu as soulevé le bandeau de l’amour, et tu vois clairement nos défauts pour nous les reprocher sans pitié. Rien pour rien, c’est ta devise ! Où est ta miséricorde, où est ton pardon, où donc tes ineffables sacrifices ? Femme ! mensonge ! tu n’es pas ! tu n’es qu’un mot, une ombre, un rêve. Les poètes t’ont créée, ton fantôme est peut-être au ciel. Il m’a semblé parfois te voir passer dans mes nuées. Insensé que j’étais, pourquoi suis-je descendu sur la terre pour te chercher ?

Maintenant je sais ce qu’il me reste à faire. Ma mère, je ne te pleure plus, nous ne serons pas longtemps séparés. Je laisse à d’autres le soin d’ensevelir ta dépouille, je vais rejoindre ton âme... J’ai bien assez tardé, mon Dieu ! il y a assez longtemps que j’hésite au bord du gouffre sans fond de l’éternité ! Pourquoi ai-je tremblé !... tremblé ? Est-ce que c’est la peur qui t’a retenu, Aldo ?... Non, c’est le devoir. – Et pourtant tout à l’heure que faisais-tu lorsque tu priais, à genoux, cette jeune fille de conserver ta vie en te confiant la sienne ? Tu ne devais plus rien à personne, et tu voulais vivre pourtant ! lâche enfant ! tu demandais l’espoir, tu demandais l’avenir, tu demandais l’amour avec des larmes ! Tu les demandais à une paysanne imbécile, quand c’est dans un monde inconnu que tu dois les chercher ! Qui t’arrête ? est-ce le doute ? le doute ne vaut-il pas mieux que le désespoir ? Là-haut l’incertitude, ici la réalité. Le choix peut-il être douteux ? Va donc, Aldo ! descends dans ces vagues profondeurs, ou monte dans ces espaces insaisissables. Que Dieu te protège, si tu en vaux la peine ; qu’il te rende au néant, si ton âme n’est qu’un souffle sorti du néant !...

Adieu, grabat où j’ai si mal dormi ! adieu, table dure et froide où j’ai tracé des vers brûlants ! adieu, front livide de ma mère, où

j’ai tant de fois interrogé avec anxiété les ravages de la souffrance et les dernières luttes de la vie prête de s’éteindre ! Adieu, espérances de gloire ; adieu, espérances d’amour ! vous m’avez menti, je romps les mailles du filet où vous m’avez tenu si longtemps captif et ridicule ! je vais me relever à mes propres yeux, je vais briser un joug dont je rougis... Adieu.

Il ouvre la porte de sa maison qui donne sur le fleuve et descend les degrés. Une barque pavoisée passe au même moment.

AGANDECCA, sur la barque.

Quel est ce jeune homme si pâle et si beau qui descend vers le fleuve et semble vouloir s’y précipiter ?

TICKLE, sur la barque.

C’est un homme de rien, un rêveur, un fou, un misérable.

AGANDECCA.

Je veux savoir son nom.

TICKLE.

C’est Aldo le rimeur.

AGANDECCA.

Aldo le barde ? ses chants sont inspirés, sa voix est celle d’un poète des anciens jours. La beauté de son génie ne le cède qu’à celle de son visage. Je veux lui parler.

TICKLE.

C’est un homme sans usage et sans courtoisie qui répondra fort mal aux bontés de Votre Grâce.

AGANDECCA.

N’importe, je veux voir ses traits et entendre sa voix. Faites aborder la barque au bas de cet escalier.

Tickle donne des ordres en grommelant. La barque vient aborder aux pieds d’Aldo.

ALDO.

Qui êtes-vous, et que demandez-vous à la porte de cette pauvre maison ?

AGANDECCA.

Je suis la reine et je viens te voir.

ALDO.

Votre Grâce arrive une heure trop tard, la maison est déserte. Ma mère est morte, et je ne repasserais pas le seuil que je viens de franchir, fut-ce pour la reine Mab elle-même.

AGANDECCA.

Comme tu voudras. J’aime ton audace. Viens sur ma barque.

ALDO.

Madame, où me menez-vous ?

AGANDECCA.

À la promenade.

ALDO.

Votre promenade sera-t-elle longue ?

LA REINE.

Que sais-je !

 

 

ACTE II

 

Dans une galerie du palais de la reine.

 

 

Scène première

 

LA REINE, TICKLE

 

LA REINE.

Nain, c’est assez ; ce que vous me dites me fâche, et je ne veux pas entendre de mal de lui.

TICKLE.

Comment Votre Grâce peut-elle me supposer une si coupable intention ? Le seigneur Aldo est un si grand poète et un si noble cavalier !

LA REINE.

Oui, c’est le plus beau génie et le plus grand cœur ! Je ne lui reproche qu’une chose, son invincible orgueil.

TICKLE.

Sous une apparence d’humilité, je sais qu’il cache une épouvantable ambition...

LA REINE.

Oh ! mon Dieu, non ! tu te trompes. Lui ? il n’a que l’ambition d’être aimé.

TICKLE.

C’est une belle et touchante ambition.

LA REINE.

Mais aussi la sienne est insatiable et parfois fatigante. Un mot l’irrite, un regard l’effraie ; il est jaloux d’une ombre ; il n’y a pas de calme possible dans son amour.

TICKLE.

Cet amour-là est une tyrannie, une guerre à mort, un combat éternel !

LA REINE.

Tu ne sais ce que tu dis ; c’est le plus doux et le meilleur des hommes. Je lui reproche, au contraire, de trop renfermer au dedans de lui les chagrins que je lui cause. Au lieu de s’en plaindre franchement, il les concentre, il les surmonte, et, avec toute cette résignation, tout ce courage, toute cette douceur, il dévore sa vie, il use son cœur, il est malheureux.

TICKLE.

Infortuné jeune homme ! Votre Grâce devrait avoir plus de compassion, lui épargner...

LA REINE.

Mais de quoi se plaint-il, après tout ? Son cœur est injuste, son esprit est plein de travers, d’inconséquences, de souffrances sans sujet et sans remède. Que puis-je faire pour un cerveau malade ? Je l’aime de toute mon âme et lui épargne la douleur tant que je puis. Mais le mal est en lui, et parfois, en le voyant marcher, pâle et sombre, à mes côtés, je l’ai pris pour l’ange de la douleur.

TICKLE.

Le spectacle d’un homme toujours mécontent doit être un grand supplice pour une âme généreuse comme celle de Votre Grâce.

LA REINE.

Oui, cela non seulement m’afflige, mais encore me blesse et m’irrite. Quoi de plus décourageant que de vouloir consoler un inconsolable ? C’est se consumer jeune et pleine de santé auprès du lit d’un moribond qui ne peut ni vivre ni mourir.

TICKLE.

Votre Grâce a fait pourtant bien des sacrifices pour lui. De quoi pourrait-il se plaindre ? n’a-telle pas disgracié pour lui le duc de Suffolk, l’astre le plus brillant de la cour ?

LA REINE.

Oh ! le grand sacrifice, je ne l’aimais plus !

TICKLE.

Il n’avait jamais d’ailleurs été bien aimable.

LA REINE.

Il ne faut pas dire cela ; c’était un homme d’esprit et plein de nobles qualités.

TICKLE.

Oh ! oui, généreux, brave, désintéressé !...

LA REINE.

Ceci est faux ; il était plus épris de mon rang que de ma personne.

TICKLE.

C’est le malheur des rois.

LA REINE.

Et c’est ce qui me fait chérir l’amour de mon poète : lui du moins m’aime pour moi seule. Il sait à peine si je suis reine. Il n’en est point ébloui ; même il en souffre, et je crois qu’il me le pardonne.

TICKLE.

Votre Grâce est-elle bien sûre que dans son orgueil de poète, il ne préfère point sa condition à celle d’un roi ?

LA REINE.

S’il le fait, il fait bien. Le laurier du poète est la plus belle des couronnes, la plume d’un grand écrivain est un sceptre plus puissant que les nôtres. Moi, j’aime qu’un esprit supérieur sache ce qu’il est et ce qu’il peut être ; c’est ainsi qu’on arrive aux grandes actions.

TICKLE.

Aussi je crois que le poète Aldo est réservé à de hautes destinées. Il est digne de commander aux hommes, et un mot de Votre Grâce pourrait l’élever au véritable rang qu’il est né pour occuper...

LA REINE.

Si je ne te savais profondément hypocrite, ô mon cher Tickle, je te dirais que tu es parfaitement imbécile. Qui ? lui ! être mon époux ! régner ! D’abord le sceptre jusqu’ici ne m’a pas semblé trop lourd à porter ; ensuite Aldo est le dernier homme du monde que je pourrais supposer capable de me seconder. Personne ne connaît moins les autres hommes, personne n’a d’idées plus creuses, de sentiments plus exceptionnels, de rêves plus inexécutables. Vraiment ! mon peuple serait un peuple bien gouverné ! il pourrait chanter beaucoup et manger fort peu, ce qui ne laisserait pas que d’être fort agréable, le jour où le poète-roi aurait découvert le moyen de placer l’estomac dans les oreilles. Laisse-moi, Tickle ; tu n’as pas le sens commun aujourd’hui.

TICKLE, sortant.

Fort bien, j’ai réussi à la fâcher ; j’étais bien sûr qu’en disant comme elle, je l’amènerais à dire comme moi.

 

 

Scène II

 

LA REINE, seule

 

Ce Tickle est un fâcheux personnage ; il a une manière d’entrer dans mes idées qui m’en dégoûte sur-le-champ. Ces prétendus bouffons, que nous avons autour de nous, sont comme nos mauvais génies : laids et méchants, ils tiennent du diable. Ils ont l’art de nous dire la vérité qui nous blesse, et de nous taire celle qui nous serait utile. Quand ils ne mentent pas, c’est que leur mensonge pourrait nous épargner une douleur ou nous sauver d’un péril ; c’est alors seulement qu’ils se refusent le plaisir de nous tromper. Il faut que je voie mon poète, je me sens attristée et prête à douter de tout. L’homme aux illusions me consolera peut-être.

Elle siffle dans un sifflet d’argent suspendu à son cou. Tickle rentre.

Nain, envoyez Aldo près de moi, je l’attends ici.

TICKLE.

J’y cours avec joie.

LA REINE.

Après tout, Tickle a souvent raison quand il me dit que cet amour nuit à ma gloire. Le duc de Suffolk m’était moins cher, je l’estimais moins, j’étais moins touchée de son amour ; mais son esprit, moins élevé, était plus positif ; c’était un ambitieux, mais un ambitieux qui secondait toutes mes vues. J’ai aimé autrefois le brave Athol. Celui-là était un beau soldat, un bon serviteur, un véritable ami ; du reste, un montagnard stupide ; mais il était l’appui de ma royauté, il la rendait redoutable au dehors, paisible au dedans ; c’était comme une bonne arme bien trempée et bien brillante dans ma main. Ce poète est dans mon palais comme un objet de luxe, comme un vain trophée qu’on admire et qui ne sert à rien. Un vêtement d’or vaut-il une cuirasse d’acier ? On aime à respirer les roses de la vallée, mais on est à l’abri sous les sapins de la montagne.

Et pourtant que le parfum d’un pur amour est suave ! Qu’il est doux de se reposer des soucis de la vie active sur un cœur sincère et fidèle ! Qu’ils sont rares, ceux qui savent, ceux qui peuvent aimer ! holocaustes toujours embrasés, ils se consument en montant vers le ciel. Nous pouvons à toute heure chercher sur leur autel la chaleur qui manque à notre âme épuisée, nous la trouvons toujours vive et brillante. Leur sein est un mystérieux sanctuaire où le feu sacré ne s’éteint jamais ; s’il s’éteignait, le temple s’écroulerait comme un monde sans soleil. L’amour est en eux le principe de la vie. Ils pâlissent, ils souffrent, ils meurent, si on froisse leur tendresse délicate et timide. Dites un mot, accordez un regard, ils renaissent, leur sein palpite de joie, leur bouche a de douces paroles de reconnaissance pour bénir, et leurs caresses sont ineffables. Aldo, il n’y a que toi qui saches aimer, et pourtant il est des jours où tu m’ennuies mortellement.

 

 

Scène III

 

LA REINE, ALDO

 

ALDO.

Que veux-tu de moi, ma bien-aimée ?

LA REINE.

Je voulais te voir, être avec toi.

ALDO.

Êtes-vous triste, êtes-vous fatiguée ? Voulez-vous que je chante ? Que puis-je faire pour vous ?

LA REINE.

Êtes-vous heureux ?

ALDO.

Je le suis, parce que vous m’aimez.

LA REINE.

Cela ne vous ennuie jamais ? Eh bien ! vous ne me répondez pas ? Déjà votre visage est changé, des larmes roulent dans vos yeux, ma question vous a offensé ?

ALDO.

Offensé ? – Non.

LA REINE.

Affligé ?

ALDO.

Oui.

LA REINE.

Si vous êtes triste, vous allez me rendre triste.

ALDO.

J’essaierai de ne pas l’être ; mais, quand vous avez besoin de distraction et de gaieté, pourquoi me faites-vous appeler ? Ce n’est pas ma société qui vous convient dans ces moments-là. Votre nain Tickle a plus d’esprit et de bons mots que moi.

LA REINE.

Mais il est méchant et laid. J’aime la gaieté, mais c’est un banquet où je ne voudrais m’asseoir qu’avec des convives dignes de moi. Pourquoi méprisez-vous le rire ? Vous croyez-vous trop céleste pour vous amuser comme les autres hommes ?

ALDO.

Je me sens trop faible pour professer le caractère jovial. Quand je semble gai, je suis navré ou malade ; le bonheur est sérieux, la douleur est silencieuse. Je ne suis capable que de joie ou de tristesse. La gaieté est un état intermédiaire dont je n’ai pas la faculté, j’y arrive par une excitation factice. Si vous m’ordonnez de rire, commandez le souper, faites danser sir John Tickle sur la table ; en voyant ses grimaces, en buvant du vin d’Espagne, il pourra m’arriver de tomber en convulsion. Mais ici, près de vous, de quoi puis-je me divertir ? Je vous regarde et vous trouve belle ; je suis recueilli. Vous me regardez avec bonté, je suis heureux ; vous me raillez, et je suis triste.

LA REINE.

Mais quoi ? n’y a-t-il au monde que vous et moi ? peut-on toujours vivre replié sur soi-même ? L’amour est-il la seule passion digne de vous ?

ALDO.

C’est, du moins, la seule passion dont je sois capable.

LA REINE, impatientée.

Alors vous êtes un pauvre sire ; moi, je ne peux pas toujours parler d’Apollo et de Cupido. J’ai d’autres sujets de joie ou de tristesse que le nuage qui passe dans le ciel ou sur le front de mon amant ; j’ai de grands intérêts dans la vie, je suis reine ; je fais la guerre ; je fais des lois, je récompense la valeur, je punis le crime ; j’inspire la crainte, le respect, l’amour, la haine peut-être ; tout cela m’occupe ; je vais d’une chose à une autre, je parcours tous les tons de cette belle musique dont aucune note ne reste silencieuse sous mon archet ; mais votre lyre n’a qu’une corde et ne rend qu’un son. Vous êtes beau et monotone comme la lune à minuit, mon pauvre poète.

ALDO.

La lune est mélancolique. Il vous est bien facile de fermer les fenêtres et d’allumer les flambeaux quand sa lueur blafarde vous importune. Pourquoi allez-vous rêver dans les bosquets la nuit ? Restez au bal ; la brume et le froid rayon des étoiles n’iront pas vous attrister dans vos salles pleines de bruit et de lumière.

LA REINE.

J’entends ; je puis m’étourdir dans de frivoles amusements et vous laisser avec votre muse. C’est une société plus digne de vous que celle d’une femme capricieuse et puérile. Restez donc avec votre génie, mon cher poète. Les étoiles s’allument au ciel, et la brise du soir erre doucement parmi les fleurs : rêvez, chantez, soupirez. La façade de mon palais s’illumine, et le son des instruments m’annonce le repas du soir. J’y vais porter votre santé à mes convives dans une coupe d’or, et parler de vous avec des hommes qui vous admirent. Restez ici, penchez-vous sur cette balustrade, et entretenez-vous avec les sylphes. S’ils ne me trouvent pas indigne d’un souvenir, parlez-leur de moi ; et si, malgré cette nourriture céleste, il vous arrive de ressentir la vulgaire nécessité de la faim, venez trouver votre reine et vos amis. Au revoir. – Mais qu’est-ce donc ? Vous avez baisé bien tristement ma main, et vous y avez laissé tomber une larme ! Quoi ! vous êtes triste encore ? je vous ai encore blessé ? Oh ! mais cela est insupportable. Allons,  mon cher amant, remettez-vous et soyez plus sage ; je vous aime tendrement, je vous préfère aux plus grands rois de la terre. Faut-il vous le répéter à toute heure ? ne le savez-vous pas ? Venez, que je baise votre beau front. Séchez vos larmes et venez me rejoindre bientôt.

 

 

Scène IV

 

ALDO, seul

 

Elle a raison, cette femme ! elle a raison devant Dieu et devant les hommes ! Moi, je n’ai raison que devant ma conscience. Je ne puis avoir d’autre juge que moi-même, et ne puis me plaindre qu’à moi-même. – Car, enfin, il ne dépend pas de moi d’être autrement. Tout m’accuse d’affectation ; mais on n’est pas affecté, on n’est pas menteur avec soi-même. Je sais bien, moi, que je suis ce que je suis. Les autres sont autres, et ne me comprenant pas, ils me nient ; ils sont injustes, car moi je ne nie pas leur sincérité ; ils me disent qu’ils sont courageux, je pourrais leur répondre qu’ils sont insensibles. Mais j’accepte ce qu’ils me disent, je consens à les reconnaître courageux. Mais s’ils le sont, pourquoi me reprochent-ils impitoyablement de ne l’être pas ? Si j’étais Hercule, au lieu de mépriser et de railler les faibles enfants que je trouverais haletant et pleurant sur la route, je les prendrais sur mes épaules, je les porterais une partie du chemin, dans ma peau de lion. Que serait pour moi ce léger fardeau, si j’étais Hercule ? – Vous ne l’êtes pas, vous qui vous indignez de la faiblesse d’autrui. Elle ne vous révolte pas, elle vous effraie. Vous craignez d’être forcés de la secourir, et, comme vous ne le pouvez pas, vous l’humiliez pour lui apprendre à se passer de vous.

Eh bien ! oui, je suis faible : faible de cœur, faible de corps, faible d’esprit. Quand j’aime, je ne vis plus en moi ; je préfère ce que j’aime à moi-même. – Quand je veux suivre la chasse, j’en suis vite dégoûté, parce que je suis vite fatigué. – Quand on me raille, ou me blâme, je suis effrayé, parce que je crains de perdre les affections dont je ne puis me passer, parce que je sens que je suis méconnu, et que j’ai trop de candeur pour me réhabiliter en me vantant. Avec les hommes, il faudrait être insolent et menteur. Je ne puis pas. Je connais mes faiblesses et n’en rougis pas, car je connais aussi les faiblesses des autres et n’en suis pas révolté. Je les supporte tels qu’ils sont. Je ne repousse pas les plus méprisables, je les plains, et, tout faible que je suis, j’essaie de soutenir et de relever ceux qui sont plus faibles encore. Pourquoi ceux qui se disent forts ne me rendent-ils pas la pareille ?

– Dieu ! je ne t’invoque pas ! car tu es sourd. Je ne te nie pas ; peut-être te manifesteras-tu à moi dans une autre vie. J’espère en la mort.

Mais ici tu ne te révèles pas. Tu nous laisses souffrir et crier en vain. Tu ne prends pas le parti de l’opprimé, tu ne punis pas le méchant. J’accepte tout, mon Dieu ! et je dis que c’est bien, puisque c’est ainsi. Suis-je impie, dis-moi ?

Mais je t’interroge, toi, mon cœur ; toi, divine partie de moi-même. Conscience, voix du ciel cachée en moi, comme le son mélodieux dans les entrailles de la harpe, je te prends à témoin, je te somme de me rendre justice. Ai-je été lâche ? ai-je lutté contre le malheur ? ai-je supporté la misère, la faim, le froid ? ai-je abandonné ma mère lorsque tout m’abandonnait, même la force du corps ? ai-je résisté à l’épuisement et à la maladie ? ai-je résisté à la tentation de me tuer ? – Où est le mendiant que j’aie repoussé ? où est le malheureux que j’aie refusé de secourir ? où est l’humilié que je n’aie pas exhorté à la résignation, rappelé à l’espérance ! J’ai été nu et affamé. J’ai partagé mon dernier vêtement avec ma mère aveugle et sourde, mon dernier morceau de pain avec mon chien efflanqué. J’ai toujours pris en sus de ma part de souffrances une part des souffrances d’autrui ; et ils disent que je suis lâche, ils rient de la sensibilité niaise du poète ! et ils ont raison, car ils sont tous d’accord, ils sont tous semblables. Ils sont forts les uns par les autres.

Je suis seul, moi ! et j’ai vécu seul jusqu’ici. Suis-je lâche ? J’ai eu besoin d’amitié, et, ne l’ayant point trouvée, j’ai su me passer d’elle. J’ai eu besoin d’amour, et, n’en pouvant inspirer beaucoup, voilà que j’accepte le peu qu’on m’accorde. Je me soumets, et l’on me raille. Je pleure tout bas, et l’on me méprise.

C’est donc une lâcheté que de souffrir ? C’est comme si vous m’accusiez d’être lâche, parce qu’il y a du sang dans mes veines, et qu’il coule à la moindre blessure. C’est une lâcheté aussi que de mourir quand on vous tue ! Mais que m’importait cela ? N’avais-je pas bien pris mon parti sur les railleries de mes compagnons ? N’avais-je pas consenti à montrer mon front pâle au milieu de leurs fêtes et à passer pour le dernier des buveurs ? N’avais-je pas livré mes vers au public, sachant bien que deux ou trois sympathiseraient avec moi, sur deux ou trois mille qui me traiteraient de rêveur et de fou ? Après avoir souffert du métier de poète, en lutte avec la misère et l’obscurité, j’avais souffert plus encore du métier de poète aux prises avec la célébrité et les envieux ! Et pourtant j’avais pris mon parti encore une fois. Ne trouvant pas le bonheur dans la richesse et dans ce qu’on appelle la gloire, je m’étais réfugié dans le cœur d’une femme, et j’espérais. Celle-là, me disais-je, est venue me prendre par la main au bord du fleuve où je voulais mourir. Elle m’a enlevé sur sa barque magique, elle m’a conduit dans un monde de prestiges qui m’a ébloui et trompé, mais où, du moins, elle m’a révélé quelque chose de vrai et de beau, son propre cœur. Si les vains fantômes de mon rêve se sont vite évanouis, c’est qu’elle était une fée, et que sa baguette savait évoquer des mensonges et des merveilles ; mais elle est une divinité bienfaisante, cette fée qui me promène sur son char. Elle m’a leurré de cent illusions pour m’éprouver ou pour m’éclairer. Au bout du voyage, je trouverai derrière son nuage de feu, la vérité, beauté nue et sublime que j’ai cherchée, que j’ai adorée à travers tous les mensonges de la vie, et dont le rayon éclairait ma route au milieu des écueils où les autres brisent le cristal pur de leur vertu. Fantômes qui nous égarez, ombres célestes que nous poursuivons toujours dans la nue, et qui nous faites courir après vous sans regarder où nous mettons les pieds, pourquoi revêtez-vous des formes sensibles, pourquoi vous déguisez-vous en femmes ? Appelez-vous la vérité, appelez-vous la beauté, appelez-vous la poésie ; ne vous appelez pas Jane, Agandecca, l’amour.

Tu te plains, malheureux ! Et qu’as-tu fait pour être mieux traité que les autres ? Pourquoi cette insolente ambition d’être heureux ? Pourquoi n’es-tu pas fier de ton laurier de poète et de l’amour d’une reine ? Et si cela ne te suffit pas, pourquoi ne cherches-tu pas dans la réalité d’autres biens que tu puisses atteindre ! Suffolk était aimé de la reine ; il voulait plus que partager sa couche, il voulait partager son trône. Athol fut aimé de la reine ; il s’ennuyait souvent près d’elle, il désirait la gloire des combats, et le laurier teint de sang, qui lui semblait préférable à tout. Suffolk, Athol, vous étiez des ambitieux, mais vous n’étiez pas des fous ; vous désiriez ce que vous pouviez espérer ; la puissance, la victoire, l’argent, l’honneur, tout cela est dans la vie ; l’homme tenace, l’homme brave doivent y atteindre, La reine a chassé Suffolk, mais il règne sur une province, et il est content. Athol a été disgracié, mais il commande une armée, et il est fier.

Moi, que puis-je aimer après elle ? rien. Où est le but de mes insatiables désirs ? dans mon cœur, au ciel, nulle part peut-être ? Qu’est-ce que je veux ? un cœur semblable au mien, qui me réponde ; ce cœur n’existe pas. On me le promet, on m’en fait voir l’ombre, on me le vante, et quand je le cherche, je ne le trouve pas. On s’amuse de ma passion comme d’une chose singulière, on la regarde comme un spectacle, et quelquefois l’on s’attendrit et l’on bat des mains ; mais le plus souvent on la trouve fausse, monotone et de mauvais goût. On m’admire, on me recherche et on m’écoute, parce que je suis un poète ; mais quand j’ai dit mes vers, on me défend d’éprouver ce que j’ai raconté, on me raille d’espérer ce que j’ai conçu et rêvé. Taisez-vous, me dit-on, et gardez vos églogues pour les réciter devant le monde ; soyez homme avec les hommes, hissez donc le poète sur le bord du lac où vous le promenez, au fond du cabinet où vous travaillez. Mais le poète, c’est moi. Le cœur brûlant qui se répand en vers brûlants, je ne puis l’arracher de mes entrailles. Je ne puis étouffer dans mon sein l’ange mélodieux qui chante et qui souffre. Quand vous l’écoutez chanter, vous pleurez ; puis vous essuyez vos larmes, et tout est dit. Il faut que mon rôle cesse avec votre émotion : aussitôt que vous cessez d’être attentifs, il faut que je cesse d’être inspiré. Qu’est-ce donc que la poésie ? Croyez-vous que ce soit seulement l’art d’assembler des mots ?

Vous avez tous raison. Et vous surtout, femme, vous avez raison ! vous êtes reine, vous êtes belle, vous êtes ambitieuse et forte. Votre âme est grande, votre esprit est vaste. Vous avez une belle vie ; eh bien ! vivez. Changez d’amusement, changez de caractère vingt fois par jour ; vous le devez, si vous le pouvez ! je ne vous blâme pas ; et, si je vous aime, c’est peut-être parce que je vous sens plus forte et plus sage que moi. Si je suis heureux d’un de vos sourires, si une de vos larmes m’enivre de joie, c’est que vos larmes et vos sourires sont des bienfaits, c’est que vous m’accordez ce que vous pourriez me refuser. Moi, quel mérite ai-je à vous aimer ? je ne puis faire autrement. De quel prix est mon amour ? l’amour est ma seule faculté. À quels plaisirs, à quels enivrements ai-je la gloire de vous préférer ? rien ne m’enivre, rien ne me plaît, si ce n’est vous. La moindre de vos caresses est un sacrifice que vous me faites, puisque c’est un instant que vous dérobez à d’autres intérêts de votre vie. Moi, je ne vous sacrifie rien. Vous êtes mon autel et mon Dieu, et je suis moi-même l’offrande déposée à vos pieds.

Si je suis mécontent, j’ai donc tort ! À qui puis-je m’en prendre de mes souffrances ? Si je pouvais me plaindre, m’indigner, exiger plus qu’on ne me donne, j’espérerais. Mais je n’espère ni ne réclame ; je souffre.

Eh bien, oui, je souffre et je suis mécontent. Pourquoi ai-je voulu vivre ? Quelle insigne lâcheté m’a poussé à tenter encore l’impossible ? Ne savais-je pas bien que j’étais seul de mon espèce, et que je serais toujours ridicule et importun ? Qu’y a-t-il de plus chétif et de plus misérable que l’homme qui se plaint ? Oui, l’homme qui souffre est un fléau ! c’est un objet de tristesse et de dégoût pour les autres ! c’est un cadavre qui encombre la voie publique, et dont les passants se détournent avec effroi. Être malheureux, c’est être l’ennemi du genre humain ; car tous les hommes veulent vivre pour leur compte, et celui qui ne sait pas vivre pour lui-même est un voleur qui dépouille ou un mendiant qui assiège.

Meurs donc, lâche ! il est bien temps d’en finir ! tu t’es bien assez cabré sous la nécessité ! Tes flancs ont saigné, et tu n’as pas fait un pas en avant ! Résigne-toi donc à mourir sans avoir été heureux !...

Hélas ! hélas ! mourir, c’est horrible !... Si c’était seulement saigner, défaillir, tomber !... mais ce n’est pas cela. Si c’était porter sa tête sous une hache, souffrir la torture, descendre vivant dans le froid du tombeau ! mais c’est bien pis : c’est renoncer à l’espérance, c’est renoncer à l’amour, c’est prononcer l’arrêt du néant sur tous ces rêves enivrants qui nous ont leurrés, c’est renoncer à ces rares instants de volupté qui faisaient pressentir le bonheur, et qui l’étaient peut-être !

Au fait, un jour, une heure dans la vie, n’est-ce pas assez, n’est-ce pas trop ? Agandecca ! vous m’avez dit des mots qui valaient une année de gloire, vous m’avez causé des transports qui valaient mieux qu’un siècle de repos. Ce soir, demain, vous me donnerez un baiser qui effacera toutes les tortures de ma vie, et qui fera de moi un instant le roi de la terre et du ciel !

Mais pourquoi retomber toujours dans l’abîme de douleur ? pourquoi chercher ces joies, si elles doivent finir, et si je ne sais pas y renoncer ? Les autres se lassent et se fatiguent de leurs jouissances. Moi, la jouissance m’échappe et le désir ne meurt pas ! Ô amour ! éternel tourment !... soif inextinguible !

Si je quittais la reine ?... Mais je ne le pourrai pas ; et, si je le puis, j’aimerai une autre femme qui me rendra plus malheureux. Je ne saurai pas vivre sans aimer. L’amour ou l’amitié ne me paieront pas ce que je dépenserai de mon cœur pour les alimenter !... Comment ai-je pu vivre jusqu’ici ? Je ne le conçois pas. Suis-je le plus courageux ou le plus lâche de tous les hommes ? – Je ne sais pas comment le savoir ? – Celui qui souffre pour donner du bonheur aux autres... oui, celui-là est brave... mais celui qui souffre et qui importune, celui qui veut du bonheur et qui n’en sait pas donner !...

Oh ! décidément je suis un lâche ! comment ne m’en suis-je pas convaincu plus tôt ?

Il tire son épée.

Lune... brise du soir !... Tais-toi, poète, tu n’es qu’un sot. Qu’est-ce qui mérite un adieu de toi ? qu’est-ce qui t’accordera un regret ?

Il va pour se tuer.

 

 

Scène V

 

ALDO, LE DOCTEUR ACROCÉRONIUS

 

ACROCÉRONIUS, entrant.

Que faites-vous, seigneur Aldo, dans cette attitude singulière ?

ALDO.

Vous le voyez, mon cher ami, je me tue.

ACROCÉRONIUS.

En ce cas, je vous salue, et je vous prie de ne pas déranger pour moi. Puis-je vous rendre quelque service après votre mort ?

ALDO.

Je ne laisserai personne pour s’en apercevoir.

ACROCÉRONIUS.

Je suis fâché que vous preniez cette résolution avant le coucher de la lune.

ALDO.

Pourquoi ?

ACROCÉRONIUS.

Parce que la nuit est fort belle, et que vous perdrez une des plus belles éclipses de lune que nous ayons eues depuis longtemps.

ALDO.

Il y a une éclipse de lune ?

ACROCÉRONIUS.

Totale. Il n’y a pas un nuage dans le ciel, et elle sera tellement visible, que je m’étonne de rencontrer un homme aussi indifférent que vous à cet important phénomène.

ALDO.

En quoi cela peut-il m’intéresser ?

ACROCÉRONIUS.

Venez avec moi sur la montagne de Lego, et je vous le ferai comprendre.

ALDO.

Je vous remercie beaucoup. Je ne me sens pas disposé à marcher, et j’aime mieux me passer mon épée au travers du corps.

ACROCÉRONIUS.

Faites ce qui vous convient, et ne vous gênez pas devant moi. Cependant j’aurais été flatté d’avoir votre compagnie durant ma promenade.

ALDO.

En quoi pourrais-je vous être utile ? La solitude convient mieux à vos savantes élucubrations. Je ne suis qu’un pauvre poète, peu capable de raisonner avec vous sur d’aussi graves matières.

ACROCÉRONIUS.

La société des poètes m’a toujours été fort agréable. Les poètes sont de très intelligents observateurs de la nature. Ils sont faibles sur les classifications, mais ils ont beaucoup de netteté dans l’observation. Ils possèdent l’appréciation juste de la couleur et de la forme, et quelquefois ils remarquent des rapports qui nous échappent ; des nuances presque insaisissables leur sont révélées par je ne sais quel sens qui nous manque. Je suis sûr que vous me feriez voir des choses dont je sais l’existence, et que pourtant je n’ai jamais pu observer à l’œil nu.

ALDO.

Les savants sont poètes aussi, n’en doutez pas ; ils n’ont pas besoin, comme nous, d’observer pour voir. Ils savent tant de choses, qu’ils peuvent peindre la nature sans la regarder, comme on fait de mémoire le portrait de sa maîtresse. Ils peuvent nous initier à plus d’un mystère dont l’art fait son profit. L’art n’est qu’un riche vêtement qui couvre les beautés nues sous l’œil de la science. Je suis fâché, mon cher maître, d’avoir vécu longtemps sous le même toit que vous, sans avoir songé à profiter de votre entretien.

ACROCÉRONIUS.

Si vous n’êtes pas forcé absolument de vous tuer ce soir, vous pourriez venir avec moi sur la montagne de Lego. Nous observerions l’éclipse de lune, nous causerions sur toutes les choses connues ; vous pourriez être revenu, et mort avant le lever de la reine.

ALDO.

Vous avez raison. Donnez-moi votre télescope et faisons cette promenade ensemble. Vous m’apprendrez beaucoup de choses que j’ignore. Je vous interrogerai sur les amours des plantes, sur le sommeil des feuilles, sur l’écume que la lune répand à minuit dans les herbes, sur les bruits qu’on entend la nuit... Avez-vous remarqué cette grande voix aigre qui crie incessamment autour de l’horizon, et qui est si égale, si continue, si monotone, qu’on la prend souvent pour le silence ?

ACROCÉRONIUS.

J’ai écrit précisément un petit traité in-4° sur ce dont vous parlez ; mais, pour bien vous le faire comprendre, il faudrait sortir un peu du monde visible, et nous aventurer dans des questions d’astrologie, pour lesquelles vous auriez peut-être quelque répugnance.

ALDO.

L’astrologie ! oh ! tout au contraire, mon cher maître. Je serais très curieux d’avoir quelque notion sur cette science étonnante. J’y ai songé quelquefois, et si les préoccupations de mon esprit m’en avaient laissé le temps, j’aurais pris plaisir à soulever un coin du voile qui me cache cette mystérieuse Isis. Qui sait si la faiblesse de l’homme ne peut trouver dans ces profondeurs ignorées le secret du bonheur qu’elle cherche en vain ici-bas ? On est bientôt las et dégoûté d’analyser et d’interroger les choses qui existent matériellement. Le monde invisible n’est pas épuisé... et si je pouvais m’y élancer...

ACROCÉRONIUS.

Venez avec moi, mon cher fils, et nous tâcherons de bien observer la lune.

ALDO, remettant son épée dans le fourreau.

Allons-nous bien loin sur la montagne ?

ACROCÉRONIUS.

Aussi loin que nous pourrons aller. Vous me parliez de l’écume que répand la lune, voyez-vous, mon cher fils, le règne végétal d’après toutes les classific...

Ils sortent en causant.

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