Ceinture dorée (Émile AUGIER - Édouard FOUSSIER)

Comédie en trois actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase-Dramatique, le 3 février 1855.

 

Personnages

 

ROUSSEL

DE TRÉLAN

BALARDIER

LANDARA

BAPTISTE, valet de chambre de Roussel

BAJARD, invité

CALISTE, fille de Roussel

AMÉLIE DE LUSSAN

MADAME DE LARCY, invitée

MADAME DE LAHAYE, invitée

 

La scène est à Paris, de nos jours.

 

 

ACTE I

 

Un riche salon, chez Roussel. À droite, une cheminée autour de laquelle sont deux causeuses et un fauteuil. À gauche, au fond, un piano. Au milieu, une table.

 

 

Scène première

 

CALISTE, au piano, LANDARA

 

LANDARA.

Parfait ! adorable ! Cela va au cœur ! Vous êtes l’ange de  la musique !

CALISTE.

Vous êtes plein d’enthousiasme.

LANDARA.

C’est ce qui nous ronge, nous autres artistes : c’est notre vautour... La musique me tuera.

CALISTE, à part.

Elle n’est pas si rancunière.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame de Lussan.

LANDARA, à part.

Contretemps funeste !

 

 

Scène II

 

CALISTE, LANDARA, AMÉLIE

 

CALISTE.

Bonjour, chère Amélie.

AMÉLIE.

Ce n’est pas pour toi que je viens : ainsi ne me parle pas.

CALISTE.

Serait-ce pour monsieur Landara ?

AMÉLIE.

Justement !

À Landara.

Je savais, monsieur, que je vous trouverais chez Caliste, et comme j’ai un service à vous demander.

LANDARA.

Un service, madame ?

AMÉLIE.

On baptise ma fille après-demain...

CALISTE.

À telles enseignes que je suis la marraine.

AMÉLIE.

Il y a le soir une petite fête chez moi ; nous aurons plusieurs artistes du premier mérite ; la réunion sera digne de vous.

LANDARA.

Puissé-je être digne d’elle ! Je ferai entendre chez vous pour la première fois, madame, une symphonie philosophique que je viens d’achever.

AMÉLIE.

Philosophique ?

LANDARA.

Ne faut-il pas que tous les arts s’inspirent de leur époque ? J’ai intitulé ma symphonie le Veau d’or ; et, sans vanité, dans certains passages, je crois avoir assez énergiquement flétri...

CALISTE.

C’est on vrai service que vous rendez à la société.

LANDARA.

La musique commence où finit la poésie, on l’a dit. Pourquoi donc lui fermer le domaine de la pensée ?

CALISTE.

C’est une injustice criante.

LANDARA.

Je ne fais pas fi de nos devanciers ; Gluck, Mozart, Grétry, Rossini avaient certainement le génie musical. Mais qu’ont-ils prouvé ? rien, absolument rien. Ce n’étaient pas des penseurs. Ils ont préparé l’instrument : c’est à nous de l’appliquer aux grandes idées. Vous verrez ma symphonie.

AMÉLIE, à part.

C’est effrayant.

LANDARA.

Je vous prierai seulement d’avoir deux pianos.

AMÉLIE.

Deux pianos ?

LANDARA.

Un seul ne serait pas de force à rendre ma pensée.

AMÉLIE, à part.

C’est épouvantable.

CALISTE, à Amélie.

Maintenant que tu as fait ta visite à M. Landara, puis-je te parler ?

LANDARA.

Je vous laisse, mesdames.

CALISTE.

Nous ne vous renvoyons pas, au moins.

LANDARA.

J’ai une leçon à l’autre bout du faubourg.

CALISTE.

Adieu donc. À propos, mon père m’a charge de vous inviter à dîner aujourd’hui.

LANDARA, à part.

Le père verrait-il de bon œil ?... Il n’a pas l’embarras du choix en fait de gendre !

CALISTE.

Êtes-vous libre ?

LANDARA.

De passer une soirée auprès de vous, mademoiselle ? Toujours.

CALISTE.

Très aimable. À ce soir donc.

Landara salue et sort.

 

 

Scène III

 

CALISTE, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Dis donc, il va me jouer une symphonie philosophique !

CALISTE.

J’ai bien entendu.

AMÉLIE.

Je comptais, en l’invitant, qu’il nous jouerait quelque chose de Liszt ou de Chopin... Je ne savais pas qu’il composât  lui-même.

CALISTE.

Que veux-tu ? À force d’exécuter les œuvres des maîtres, il s’imagine qu’il lui reste du génie aux doigts.

AMÉLIE.

Sérieusement, tu devrais user de ton influence sur lui pour m’obtenir une commutation de symphonie.

CALISTE.

Tu t’adresses bien ! C’est à mes pieds qu’il compte déposer sa gloire.

AMÉLIE.

Bah !

CALISTE.

C’est comme ça. J’ai trouvé grâce à ses yeux. Il tourne depuis huit jours autour d’une déclaration.

AMÉLIE.

Quoi ? ce coureur de cachets... ?

CALISTE.

Est aussi un coureur de dots. La mienne lui a donné dans l’œil.

AMÉLIE.

Voilà ce que c’est, ma chère enfant, que de refuser les partis convenables ; tu es cotée comme fille romanesque, et les pianistes se croient appelés à prendre devant toi des poses mélancoliques.

CALISTE.

Est-ce que tu me crois romanesque ?

AMÉLIE.

Je ne dis pas cela.

CALISTE.

Eh bien, ma chère, je le suis horriblement ; je m’en aperçois de jour en jour. Je croyais être la demoiselle la plus facile du monde à marier ; mon idéal me semblait des plus modestes... Pas du tout ; je suis forcée de reconnaître qu’il est presque irréalisable ; je dis presque par un dernier égard envers le genre humain.

AMÉLIE.

Te moques-tu de moi ?

CALISTE.

Nullement. Ne me suis-je pas mis en tête de n’épouser qu’un honnête homme ?

AMÉLIE.

Oh ! oh ! nous sommes dans nos jours de misanthropie, à ce qu’il paraît.

CALISTE.

Non ; je constate un fait : il est évident que l’honnêteté a sa maladie comme la vigne.

AMÉLIE.

Bah ! il y a plus d’honnêtes gens qu’on ne pense ; et, sans aller bien loin, mon mari...

CALISTE.

C’est juste, oui ; tu as rencontré un homme pour qui le mariage n’était pas une spéculation. Il cherchait une compagne et non une bâilleuse de fonds ; il s’est inquiété de te connaître ; il a étudié ton caractère, et il t’a fait la cour un an avant de se déclarer. Mes prétendus à moi se déclarent tout de suite.

AMÉLIE.

C’est que tu leur plais tout de suite.

CALISTE.

Moi ou ma dot ? Ah ! maudit million ! Sans lui on prendrait peut-être la peine de faire attention à ma personne. Quel malheur pour une statue d’être en or et non en marbre ! Tu es un objet d’art, toi ! Moi, je suis une pièce d’orfèvrerie ; je ne vaux pas ma dot ; la matière surpasse le travail ; mes petites perfections qui m’auraient peut-être valu une place dans la maison d’un homme de goût, ne m’empêcheront pas d’aller à l’hôtel des Monnaies. Soyez donc une honnête fille, rendez-vous digne d’un galant homme, pour vous voir estimée au poids de l’or comme un lingot !

AMÉLIE.

Que tu es singulière ! Si tu étais pauvre, ne trouverais-tu pas tout simple et tout charmant qu’on s’amourachât de toi à première vue ?

CALISTE.

Sans doute, parce que je serais bien obligée de croire à la sincérité de mon admirateur.

AMÉLIE.

Eh bien, es-tu moins jolie pour être riche ? moins bonne ? moins spirituelle ? et ton idéal d’honnête homme doit-il te faire un crime de ta fortune ?

CALISTE.

Non ; je consens même qu’il m’en fasse une vertu ; je sais raisonnable, comme tu vois. Mais je ne veux pas qu’à ses yeux cette vertu-là me dispense des autres.

AMÉLIE.

Mais n’as-tu pas les autres ?

CALISTE.

Que je les aie ou non, ces messieurs n’en savent rien ; et, s’ils ne daignent pas s’en informer, ils ne me méritent pas. Je suis fière, et ne veux pas être prise au hasard. Quoi donc ! vous demandez des renseignements sur un domestique que vous pouvez chasser dans huit jours et vous n’en demandez pas sur votre femme ? Quelle place lui réservez-vous dans votre cœur et dans votre maison, que la première venue la puisse remplir ? Ce qui doit faire toute ma vie, à moi, ne compte donc pas dans la vôtre ? Et puis, ai vous confiez votre honneur à une inconnue parce qu’elle est riche, de quoi n’êtes-vous pas capable pour de l’argent ?... Est-ce vrai ce que je dis là ?

AMÉLIE.

Tu resteras donc fille ?

CALISTE.

À moins d’un miracle, oui.

AMÉLIE.

C’est triste de vieillir seule, sans enfants.

CALISTE.

Tu m’en prêteras un, que j’adopterai.

AMÉLIE.

Je n’en ai pas à revendre.

CALISTE.

Tu en auras... Aies-en, ma petite Amélie ! Je t’en demande un pour moi... un joli poupon frisé, avec des yeux bleus ; je te laisse carte blanche pour le reste.

AMÉLIE.

Tu ne tiens pas au sexe ?

CALISTE.

Si fait ! Je veux un garçon. Les filles sont trop malheureuses. Et puis je l’élèverai moi-même ; il nous fera honneur, tu verras. Il sera très beau et très brave, et surtout il ne saura pas l’arithmétique. Est-ce convenu ?

AMÉLIE.

Tope là.

CALISTE.

Tu t’en vas ?

AMÉLIE.

Certainement.

CALISTE.

Veux-tu être bien gentille ? Reviens dîner ici. Nous avons monsieur Landara ; ce sera très ennuyeux.

AMÉLIE.

C’est engageant !

CALISTE.

Autrement tu n’aurais pas de mérite.

AMÉLIE.

C’est vrai. Je reviendrai.

CALISTE.

Alors, ce n’est pas la peine de t’en aller.

AMÉLIE.

Il faut pourtant que j’avertisse mon mari.

CALISTE.

Écris-lui un mot qu’on lui portera.

AMÉLIE, ôtant son chapeau et son châle.

C’est plus simple ; mais avec quoi écrire ?

CALISTE.

Dans ma chambre.

 

 

Scène IV

 

CALISTE, AMÉLIE, M. ROUSSEL

 

ROUSSEL.

Est-ce moi qui vous fais fuir, madame Amélie ?

AMÉLIE.

Non pas ; mais je dîne chez vous...

ROUSSEL.

Ah ! charmante !

AMÉLIE.

Et il faut que j’écrive un mot à mon mari.

ROUSSEL.

C’est trop juste ; mais dites-moi d’abord votre avis sur cette verroterie.

Il tire de sa poche un petit écrin.

AMÉLIE.

Oh ! les belles perles !

ROUSSEL.

Je les crois fines.

CALISTE.

C’est le collier que j’ai trouvé joli hier ?

ROUSSEL.

C’est lui-même.

CALISTE.

Tu n’es pas raisonnable, père, je te gronderai.

Elle l’embrasse.

ROUSSEL.

Gronde-moi aussi un peu sur l’autre joue, pendant que tu es en colère.

CALISTE.

Sais-tu bien qu’avec ta manie de m’acheter tout ce qui me plait en route, tu m’empêcheras de trouver rien à mon goût ?

ROUSSEL.

Voyons, bijou, voyons... ça ne coûte pas cher, ne te fâche pas.

CALISTE.

Du reste, je pressentais encore quelque folie de ta part, et je la craignais plus grande.

ROUSSEL.

Plus grande ? Autre chose t’avait plu ? Quoi donc ?

CALISTE.

Je ne veux pas te le rappeler.

ROUSSEL.

Je t’en prie, trésor ! Ah ! je vieillis, je baisse, je n’ai plus de mémoire. Dis-moi ce que c’est, ou je vais me creuser la tête...

AMÉLIE.

Voyons, n’intrigue pas ton père.

CALISTE.

Comment ! tu ne te souviens pas qu’en passant sur la place Vendôme j’ai eu l’imprudence de dire un mot agréable à la colonne ?

ROUSSEL.

Ah ! l’espiègle !

CALISTE.

J’avais une peur affreuse de la trouver ce matin sur mon étagère.

ROUSSEL.

Elle est gentille ! Elle est gaie ! Ah ! ah ! ah ! la colonne Vendôme sur son étagère ! Ne suis-je pas un heureux père, madame Amélie ? Voilà comme mes journées passent avec cette enfant-là !

CALISTE.

Sérieusement, père, ne m’achète plus rien que je ne te le demande !

ROUSSEL.

Hé ! qu’est-ce que tu veux que je fasse de mon argent ? Je n’ai besoin de rien, moi ; je suis un bonhomme tout simple. Je suis venu à Paris en sabots ; oui, madame, en sabots, je n’en rougis pas, je le dis à qui veut l’entendre... J’ai eu du bonheur, du mérite peut-être, je ne discute pas. J’ai gagné des millions, morbleu ! laisse-moi en jouir. Tu es mon seul luxe, ne me fais pas de loi somptuaire... Tu mettras ce collier à ton cou pour dîner.

CALISTE.

Est-ce qu’il y a du monde ?

ROUSSEL.

Peut-être... Landara vient-il ? – Oui, bon ; nous ferons de la musique après dîner. Il t’accompagnera.

CALISTE.

Il y a donc quelqu’un ?

ROUSSEL.

Oui, oui, quelqu’un.

CALISTE.

Qui ?

ROUSSEL.

Tu verras.

CALISTE.

Ce n’est pas un prétendant, au moins ?

ROUSSEL.

Peut-être.

AMÉLIE.

J’ai bien peur que ce prétendant ne devienne pas un prétendu. Caliste ne s’est pas levée sur le pied de se marier de sitôt, je vous en avertis.

ROUSSEL.

Nous verrons, nous verrons.

AMÉLIE.

Suis-je de trop à cette présentation ?

ROUSSEL.

Vous, de trop ici ! Vous n’y êtes jamais assez.

AMÉLIE.

Alors, je vais écrire.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

ROUSSEL, CALISTE

 

ROUSSEL.

Qu’est-ce qu’elle dit donc que tu ne veux pas te marier de sitôt ?

CALISTE.

Est-ce que je trouverai jamais un mari qui m’aime autant que toi ?

ROUSSEL.

Autant, ce n’est pas nécessaire. Mais il y a de la marge à côté. Je veux que tu sois heureuse ; c’est mon luxe, que diable !

CALISTE.

Je le suis ; ta tendresse me suffit.

ROUSSEL.

Elle ne te suffira pas éternellement ; d’abord, il viendra un jour... Mais n’en parlons pas ; je me porte comme le Pont-Neuf, grâce au ciel. Quoi qu’il en soit, mon trésor, le vœu de la nature est que les filles se marient, et on ne le contrarie que dans les familles pauvres. Enfin, c’est mon dada de te voir établie. Je veux avoir des petits-enfants et beaucoup ; je suis assez riche pour les doter.

CALISTE.

Puisque vous êtes si pressé de partager votre fille avec un gendre...

ROUSSEL.

Ce n’est pas ce qui me presse ; tu le sais bien, mauvaise !

CALISTE.

Trouvez-moi un mari qui me convienne, et je le prendrai.

ROUSSEL.

Parbleu ! crois-tu que je veuille te marier contre ton gré ? Irais-je te contrecarrer là-dessus, moi qui ne sais rien te refuser ? Mais fais-moi le plaisir de me tutoyer : je n’aime pas que tu me boudes, même en plaisantant.

CALISTE.

Pourquoi t’occupes-tu de me chercher un mari ? Laisse-moi choisir moi-même.

ROUSSEL.

Je ne demande pas mieux, saprelotte ! Je voudrais te voir aimer quelqu’un pour t’en faire cadeau tout de suite, fût-il gueux comme un rat d’église. Aimes-tu quelqu’un ? Dis-le.

CALISTE.

Pas encore.

ROUSSEL.

Mais as-tu quelqu’un en vue pour l’aimer ?

CALISTE.

Personne.

ROUSSEL.

Alors, laisse-moi continuer mon exhibition ; tu en seras quitte pour refuser. Je ne protège pas ces messieurs, moi ; je te les montre, voilà tout.

CALISTE.

Franchement, tu n’as pas la main heureuse.

ROUSSEL.

Cette fois, j’espère avoir rencontré ton affaire : un garçon qui a fait ses preuves quant au désintéressement, puisque c’est ta marotte d’avoir un mari qui méprise l’argent.

CALISTE.

Me blâmes-tu de vouloir un homme d’honneur ?

ROUSSEL.

Non pas ! L’honneur est le plus bel ornement des maisons riches.

CALISTE.

Riches ou pauvres.

ROUSSEL.

Oui, oui. Tout le reste n’est que du clinquant, du plaqué ; le véritable confort, le luxe étoffé, cossu, c’est la probité. Aussi entends-je te donner un mari d’une honnêteté... contrôlée. Et j’ai trouvé mon homme.

CALISTE.

Comment s’appelle-t-il ?

ROUSSEL.

Tu le connais. Tu as dû le voir chez madame de Lussan. Il est très lié avec son mari.

CALISTE.

Mais qui ?

ROUSSEL.

Monsieur de Trélan.

CALISTE.

En effet, je l’ai vu autrefois chez Amélie.

ROUSSEL.

Autrefois ? Est-ce qu’ils sont brouillés ?

CALISTE.

Non ; mais le hasard a fait que je n’ai plus rencontré ce monsieur.

ROUSSEL.

Enfin, tu le connais. Comment le trouves-tu de sa personne ?

CALISTE.

Plutôt bien que mal.

ROUSSEL.

Et son esprit ?

CALISTE.

Il en a ; mais je le crois d’humeur fantasque.

ROUSSEL.

Bah ! ce n’est pas ce qu’on m’en a dit.

CALISTE.

Je me trompe peut-être ; mais il était fort empressé avec moi dans nos premières rencontres ; je me figurais même qu’il me faisait un brin de cour. La dernière fois que j’ai eu l’honneur de le voir, il a été très froid et a maladroitement abrégé sa visite. J’ai peut-être dit quelque chose qui lui a déplu.

ROUSSEL.

Veux-tu savoir mon sentiment sur cette conduite ? C’est celle d’un homme fier qui s’est senti de l’inclination pour toi, et qui, prenant ta dot pour un obstacle insurmontable, a prudemment enrayé.

CALISTE.

Tu as toujours des explications à ma gloire. Mais quel beau trait a fait ce monsieur ?

ROUSSEL.

Il est l’aîné de deux enfants ; son père, en mourant, selon l’usage des hobereaux, l’avait avantagé de la quotité disponible... Comprends-tu ?

CALISTE.

Et il a déchiré le testament ; je sais cela.

ROUSSEL.

Eh bien ?

CALISTE.

Eh bien, c’est tout simple !

ROUSSEL.

Peu de gens sont capables de cette simplicité-là. La probité lui permettait de tout garder. Le reste de ses sentiments est parfaitement assorti à ce trait ; j’ai pris mes informations.

CALISTE.

Je le veux bien ; nous le mettrons à l’épreuve.

ROUSSEL.

À quelle épreuve ?

CALISTE.

J’en ai imaginé une infaillible par laquelle laisseront désormais tous mes prétendants.

ROUSSEL.

Puis-je au moins savoir... ?

CALISTE.

Non, tu les avertirais.

UN DOMESTIQUE.

Monsieur Balardier attend monsieur dans son cabinet.

ROUSSEL.

Mon courtier... ah ! diable ! J’ai un ordre important à lui donner. Nous reprendrons cette conversation.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

CALISTE, seule

 

Pauvre père ! si j’acceptais un de ses protégés, comme il s’arracherait les cheveux le lendemain ! Il me prend quelquefois fantaisie de me déguiser en bergère et d’attendre que le fils d’un prince m’épouse sous ce simple costume.

On annonce monsieur de Trélan.

 

 

Scène VII

 

TRÉLAN, CALISTE

 

CALISTE, à part.

Déjà ! il ne perd pas de temps.

TRÉLAN, entre sans voir Caliste, qui arrange sa musique sur le piano ; il s’avance jusqu’au milieu du salon comme cherchant quelqu’un, il aperçoit Caliste. À part.

Elle !

Haut.

Pardon, mademoiselle ; le domestique s’est sans doute trompé en m’introduisant ici... Monsieur votre père m’a donné un rendez-vous...

CALISTE.

Il est occupé pour le moment. Je vais le faire prévenir.

TRÉLAN.

Ne te dérangez pas, je repasserai... ou je l’attendrai chez moi.

CALISTE.

Comme tous voudrez.

À part.

Il a l’air plus embarrassé que moi.

 

 

Scène VIII

 

TRÉLAN, CALISTE, AMÉLIE

 

AMÉLIE, à Caliste.

Voici ma lettre... Vous, Trélan ? il faut venir ici pour vous voir.

TRÉLAN.

Je suis un grand coupable.

AMÉLIE.

Mon Dieu non... Je demeure toujours rue de la Paix, numéro 12, vous savez.

CALISTE.

Vous ne ferez plus difficulté d’attendre mon père maintenant... Au surplus, je vais te faire prévenir que vous êtes là.

À Amélie.

Donne ta lettre, que je l’envoie.

 

 

Scène IX

 

AMÉLIE, TRÉLAN

 

AMÉLIE.

On ne vous a pas vu depuis quinze jours ! Que signifie cette conduite ?

TRÉLAN.

J’ai été fort occupé : je suis en train de réaliser ma petite fortune... C’est même pour cela que vous me voyez ici. Monsieur Roussel veut acheter ma maison ; il m’a prié de passer chez lui pour nous entendre... Le procédé n’est pas régulier ; mais je suis pressé de vendre...

AMÉLIE.

Pressé ?

TRÉLAN.

Oui ; je pars dans huit jours pour la Perse.

AMÉLIE.

Pour la Perse ? Est-ce qu’on va en Perse ?

TRÉLAN.

Et on en revient ; la preuve, c’est que j’y vais avec un ami qui y retourne.

AMÉLIE.

Quelle singulière idée d’aller si loin ! Et votre absence sera longue, que vous mettez vos affaires en ordre ?

TRÉLAN.

Un an, deux ans, trois ans, selon ce que sera la Perse.

AMÉLIE.

Mon pauvre Trélan, vous m’avez tout l’air d’un homme qui va faire le saut de Leucade.

TRÉLAN.

Ma foi, non.

AMÉLIE.

Soyez franc ! ce n’est pas pour vous guérir que vous partez ?

TRÉLAN.

Je ne dis pas que ce ridicule chagrin ne m’aide un peu à quitter mes amis ; mais depuis longtemps, j’avais le désir de voyager : il ne me manquait qu’une occasion et le courage de partir. J’ai trouvé l’un et l’autre, et je pars ; ce n’est pas plus dramatique que cela.

AMÉLIE.

Comme vous voudriez rattraper la demi-confidence que vous m’avez faite !

TRÉLAN.

Je l’avoue ; je ne sais comment elle m’a échappé, car je déteste le rôle de héros de roman.

AMÉLIE.

Prenez garde ; la haine de la sensiblerie vous jette dans l’excès contraire. Pourquoi prendre cet air dégagé ? Croyez-vous que j’en sois dupe, ou craignez-vous que je ne me moque de votre chagrin ?

TRÉLAN.

Non ; vous êtes bonne et vous avez de l’amitié pour moi ; mais je méprise tant les pleurnicheurs, que je serais honteux de geindre. N’en parlons plus ; à mon retour, elle sera mariée, mère de famille, et le charme sera rompu.

AMÉLIE.

Vous me la nommerez alors ?

TRÉLAN.

Je vous le promets.

AMÉLIE.

C’est égal ; à votre place, je voudrais en avoir le cœur net. Je la demanderais en mariage pour l’acquit de ma conscience.

TRÉLAN.

À quoi bon ! je suis sûr qu’on me la refuserais, heureusement.

AMÉLIE.

Heureusement ?

TRÉLAN.

Ai-je dit heureusement ? La langue m’a tourné.

 

 

Scène X

 

AMÉLIE, TRÉLAN, ROUSSEL

 

ROUSSEL.

Pardon, monsieur, de vous avoir fait attendre... Au surplus, vous attendiez en si bonne compagnie que vous ne devez pas m’en vouloir beaucoup.

TRÉLAN.

Il est vrai, monsieur.

AMÉLIE.

Vous avez à causer ; j’ai des emplettes à faire ; ne dites pas à Caliste que je suis sortie ; je reviendrai diner. À bientôt monsieur de Trélan.

Elle sort.

 

 

Scène XI

 

ROUSSEL, TRÉLAN

 

ROUSSEL, lui montrant une chaise.

J’aurais peut-être dû vous demander un rendez-vous chez vous, au lieu de vous le donner chez moi ; mais je suis le plus occupé, le plus vieux, et j’ai pensé que cette double considération...

TRÉLAN.

Vous voyez, monsieur, que je suis venu. Vous voulez m’acheter ma maison de la rue de Verneuil ?

ROUSSEL.

Oui, monsieur, et j’ai cru que nous nous entendrions plus vite de vous à moi que par l’entremise d’un notaire. Tout le bien que m’ont dit de tous monsieur de Lussan, madame de Fonbonnes, et d’autres encore...

TRÉLAN.

Ce sont de très bons amis à moi. J’ai refusé en 47 cent cinquante mille francs de ma maison ; aujourd’hui, elle en vaut cent quatre-vingt mille ; mais je suis pressé de vendre, et, s’il le faut...

ROUSSEL.

Soyez tranquille, nous n’aurons pas de difficultés : j’aimerais mieux faire un mauvais marché avec vous qu’un bon avec un autre.

TRÉLAN.

Je vous suis obligé, mais je ne veux faire faire de mauvais marché à personne.

ROUSSEL.

Je sais à quel point vous poussez le désintéressement, et c’est ce qui m’a donné l’envie de vous voir ; car, entre nous, j’aurais bien pu conclure avec le notaire ; mais, pour épingles du marché, j’ai voulu avoir l’honneur de votre connaissance. Vous ne m’en voulez pas, j’imagine ?

TRÉLAN.

Je suis très sensible à ce que ce désir a de flatteur pour moi. Avez-vous visité la maison ?

ROUSSEL.

Non ; elle est en bon état, m’a dit le notaire. J’espère que nos rapports n’en resteront pas là. Vous vous trouverez chez moi en pays ami : Lussan d’abord, madame de Fonbonnes, monsieur Pontarlier, paraissent quelquefois à mes réceptions du jeudi, et je crois qu’ils y viendront plus souvent quand ils auront l’espoir de vous y rencontrer.

TRÉLAN.

Vous êtes bien bon, monsieur ; mais je quitte la France dans huit jours.

ROUSSEL.

Vous quittez la France ?

TRÉLAN.

Je vais passer un an ou deux en Perse. C’est même ce départ qui m’oblige à vendre ma maison pour simplifier ma fortune. Ainsi, monsieur...

ROUSSEL.

Est-ce que vous avez une mission ?

TRÉLAN.

Non ; je voyage par curiosité.

ROUSSEL.

Vous n’avez donc absolument rien qui vous attache à Paris ?

TRÉLAN.

J’espère que mes amis ne m’oublieront pas.

ROUSSEL.

Vos amis, c’est très bien ; mais à votre âge on a ordinairement d’autres liens plus chers et plus fragiles que ceux de l’amitié.

TRÉLAN.

Apparemment que je fais exception à la règle.

ROUSSEL.

C’est clair ; ma question est oiseuse. Vous ne partiriez pas si vous aviez le moindre fil au cœur. Le beau-père le plus méticuleux n’aurait pas besoin d’autres renseignements. À propos de beau-père, est-ce que vous ne songez pas à vous marier ?

TRÉLAN.

Non, puisque je vais en Perse. Mais nous nous écartons beaucoup de la question.

ROUSSEL.

Je vous demande pardon de ma curiosité ; elle n’est pas banale, croyez-le bien : je m’intéresse à vous plus que vous ne pensez, et mon âge me permet de dire que c’est un intérêt paternel.

TRÉLAN.

Je vous en rends mille grâces, monsieur, d’autant plus que je n’ai rien fait pour mériter cette bienveillance.

ROUSSEL.

Détrompez-vous. Un homme comme vous a droit à toutes mes sympathies.

TRÉLAN.

Vous me rendez confus, monsieur. Permettez-moi de reprendre contenance en parlant de l’affaire qui m’amène.

ROUSSEL.

Cette modestie vous sied et me charme ; je ne connais personne dont je fasse autant de cas que de tous. Vous n’êtes pas riche, mais qu’importe ? Je mets l’honnêteté à cent pieds au-dessus de l’argent. Je suis un bonhomme tout simple, que la richesse n’a pas gâté : je suis venu à Paris en sabots, et je ne l’ai pas oublié.

TRÉLAN, à part.

Où veut-il en venir ?

ROUSSEL.

Je n’ai pas d’ailleurs grand mérite à penser ainsi ; j’ai fait une de ces fortunes au delà desquelles l’argent ne représente plus rien que de l’argent. J’ai tout ce qui s’achète, et je ne peux désormais m’accroître que du côté de ce qui ne s’achète pas : j’entends les jouissances du cœur.

TRÉLAN.

Effectivement. – Mais je me demande quelle idée vous a pris d’acheter ma maison : vous devez en avoir tant d’autres !

ROUSSEL.

J’en ai beaucoup. Aussi disais-je l’autre jour à un de mes amis qui me parlait de mes prétentions pour ma fille, que je n’avais qu’une ambition, celle de trouver un gendre honnête homme.

TRÉLAN.

Vous aurez de la peine.

ROUSSEL.

Oui : on honnête homme ne se trouve pas sous le pied d’un cheval. Aussi, quand j’en aurai rencontré un qui plaira à ma fille, ne marchanderai-je pas à le lui donner.

TRÉLAN.

Vous ferez bien. Mais la conversation me fait oublier l’objet de ma visite. Mon notaire m’a dit que vous vous teniez à vingt mille francs : tranchons le différend par la moitié...

ROUSSEL, se levant.

Je ne peux pourtant pas être plus explicite, que diable ! Je conçois que ma fortune me permette, me commande même de faire le premier pas... mais, de votre côté, tâchez de comprendre à demi-mot, et de m’épargner le reste du chemin.

TRÉLAN.

Je suis très honoré et très touché, monsieur.

ROUSSEL.

Eh bien, faites-moi le plaisir de diner ce soir avec nous.

TRÉLAN.

Nous ne nous comprenons pas, monsieur ; je suis très  sensible à ce que vos ouvertures ont d’honorable pour moi ; mais je ne songe pas au mariage.

ROUSSEL.

Vous m’enchantez, mon cher ami. Votre froideur me confirme dans l’idée que j’avais de vous. Un autre serait tombé à mes pieds... Je n’aime pas les bassesses, moi ; vous êtes bien le gendre que je cherche.

TRÉLAN.

Pardon, monsieur ; mais je crois vous avoir dit que je veux rester garçon.

ROUSSEL.

Oui, oui, j’avais bien entendu. Vous changerez d’avis en voyant ma fille...

TRÉLAN.

Monsieur...

ROUSSEL.

Parbleu ! vous ne pouvez pas refuser de faire connaissance avec elle. Le plus grand risque que vous couriez, c’est d’en tomber amoureux... Ah ! je vous préviens que si vous ne lui plaisez pas, il n’y a rien de fait. C’est elle qui dispose de sa main. Mais avec les idées que je lui connais, je crois que vous lui plairez.

TRÉLAN.

Mon Dieu, monsieur, mon voyage est résolu ; je pars dans huit jours.

ROUSSEL.

C’est plus qu’il n’en faut pour apprécier Caliste.

TRÉLAN.

N’insistez pas, de grâce !

ROUSSEL, après un silence.

À la bonne heure. Nous n’en resterons pas moins bons amis. Vous êtes un fier original.

TRÉLAN.

Je vois que ma maison n’était qu’un prétexte.

ROUSSEL.

Ma foi, oui.

TRÉLAN.

Adieu, monsieur.

ROUSSEL.

Adieu !

Trélan va jusqu’à la porte.

monsieur ! Tout cela n’est pas naturel. Il n’y a pas de projet de célibat qui tienne contre les offres que je vous ai fautes... Il y a quelque chose là-dessous.

TRÉLAN.

Et quoi donc ?

ROUSSEL.

Que sais-je, moi ? Vous refusez même de connaître ma fille : cela ressemble plus à un parti pris contre elle que contre le mariage... Est-ce que par hasard... Elle a toute l’étourderie de l’innocence... J’ai bien des envieux... Aurait-on calomnié Caliste ?

TRÉLAN.

Qu’allez-vous supposer ?

ROUSSEL.

Et que voulez-vous que je croie ? Je cherche les motifs de votre conduite, et je n’en vois pas de raisonnable. Voyons ! monsieur, parlez ; ne laissez pas un père dans cette angoisse !

TRÉLAN.

Je vous jure...

ROUSSEL.

Vous avez vu ma fille chez madame de Lussan. Votre premier empressement s’est tout d’un coup changé en une froideur affectée. Pourquoi ? Que vous a-t-on dit ? Qui vous l’a dit ? Ayez la charité de me nommer le calomniateur, que je le démasque.

TRÉLAN.

Ce n’est pas elle qui est calomniée...

ROUSSEL.

Et qui donc ? moi peut-être ?

TRÉLAN.

Adieu, monsieur.

Il salue et sort.

 

 

Scène XII

 

ROUSSEL, seul

 

Les bras m’en tombent ! C’est un échappé des Petites-Maisons ; le meilleur est d’en rire. Voilà que je ne suis pas honnête homme, maintenant, moi qui ai trois millions ! Il est drôle, ce monsieur !

Se tournant vers la porte par où est sorti Trélan.

J’avais le droit pour moi, entendez-vous ! Je me suis toujours conformé aux lois de mon pays ! Je suis en règle ; si vous n’êtes pas content, allez vous promener, idiot ! Le voilà bien fier de n’avoir pas volé son frère ! Mais en vous donnant ma fille, pauvre diable que vous êtes, je faisais une action aussi belle que vous en déchirant le testament ; plus belle même... car je ne vous devais rien, et vous deviez quelque chose à la voix du sang, au droit éternel. Ma parole ! il y a des gens pour qui l’on n’est honnête homme qu’à la condition de mourir pauvre. Mais c’est ma faute : j’aurais dû vous juger tout d’abord pour ce que vous êtes, pour un Don Quichotte ! Un imbécile qui se croit obligé de renoncer au bénéfice de la loi ! – Ce testament était légal, comme je le disais à ma fille ; la probité vous permettait d’accepter. C’est l’orgueil qui vous l’a défendu. Libre à vous de faire fi de moi. Je ne me soucie pas du respect d’un homme qui n’a pas respecté les dernières volontés de son père ; qui foule aux pieds les sentiments les plus sacrés de la famille. Je suis bien enchanté de ne pas vous avoir pour gendre. – D’autant plus que je ne suis pas embarrassé de ma fille. Je trouverai cent partis pour un, et des gens plus riches que vous, mieux tournés, plus spirituels...

 

 

Scène XIII

 

ROUSSEL, BALARDIER

 

BALARDIER.

C’est encore moi.

ROUSSEL.

Qu’est-ce que vous voulez ?

BALARDIER.

Je viens tous avertir que la baisse se décide ; les nouvelles sont à la guerre.

ROUSSEL.

Tant mieux... achetons, achetons ! la baisse ne durera pas.

BALARDIER.

Êtes-vous bien sûr de votre renseignement ?

ROUSSEL.

Sûr et certain. On ne se battra pas. Je double ma fortune !... à la hausse ! à la hausse !

Il s’assied sur le fauteuil devant la cheminée.

BALARDIER.

À votre aise, je m’en lave les mains. Adieu !

ROUSSEL.

Comme vous êtes pressé !

BALARDIER.

J’ai un rendez-vous.

ROUSSEL.

Ah ! ah ! joli garçon.

BALARDIER.

Non pas ! Un rendez-vous d’affaires ; je ne donne pas dans la bagatelle, moi.

ROUSSEL.

Bah ! à votre âge ?

BALARDIER, passant entre Roussel et le canapé du fond.

L’âge n’y fait rien. Les hommes à bonnes fortunes sont des maladroits qui se nuisent auprès des pères de famille. Le célibat est une valeur, n’est-ce pas ? Il ne faut pas la déprécier avant de s’en défaire, voilà mon système.

ROUSSEL, lui a pris la main et la retient.

Est-ce que vous songez déjà à vous marier ?

BALARDIER, s’asseyant sur le canapé.

Déjà ? J’ai trente ans ! Si vous connaissez un parti, un parti riche, s’entend...

ROUSSEL.

Vous tenez donc à la fortune ?

BALARDIER.

Parbleu !

ROUSSEL.

À la bonne heure ! vous êtes franc. Vous ne vous posez pas en homme à grands sentiments, vous.

BALARDIER.

À quoi bon me surfaire ? Mes sentiments ne sont ni grands ni petits ; ils sont de taille ordinaire. Je n’épouserais pas la plus belle fille du monde dans une jolie dot, c’est vrai ; mais je n’épouserais pas non plus la plus belle dot du monde sans une jolie fille. Les femmes laides, si riches qu’elles soient, ne sont jamais une bonne affaire ; outre qu’elles donnent mauvaise tournure à une maison, elles ne dispensent pas d’avoir des maîtresses ruineuses, d’autant plus ruineuses qu’on est obligé de les dissimuler : voilà mon système.

ROUSSEL, se levant et prenant le bras de Balardier.

Vous serez un très bon mari par deux et deux font quatre.

BALARDIER.

Certainement. Et remarquez bien qu’il n’y a de sentiments solides que ceux qui reposent sur l’arithmétique.

Ils se promènent bras dessus bras dessous.

ROUSSEL.

Vous avez raison. On ne peut faire fonds que sur nous autres calculateurs. Nous sommes bien bêtes de ne pas nous marier entre nous. L’aristocratie d’argent en vaut bien une autre, quand le diable y serait. Je m’estime autant qu’un Montmorency.

BALARDIER.

Vous êtes modeste.

ROUSSEL.

Non ! les Montmorency étaient très riches.

BALARDIER.

Mais leur fortune leur venait de leurs aïeux.

ROUSSEL.

Tandis que j’ai fait la mienne moi-même ; c’est vrai.

BALARDIER.

Honnêtement, par le travail.

ROUSSEL.

Aussi ma conscience est en paix, et je me moque de la calomnie.

BALARDIER.

Et que vous faites bien ! D’ailleurs, n’est pas calomnié qui veut. Votre valet de chambre, par exemple...

ROUSSEL.

Ma foi non ! Baptiste n’est pas calomnié, le pauvre diable ! il ne le sera jamais. Ah ! ah ! ah ! votre idée est bonne ! En effet, Baptiste jouit d’une réputation excellente ! Ah ! ah ! ah ! on ne l’accuse pas d’avoir ruiné ses actionnaires... Ah ! ce pauvre Baptiste ! Il faudra que j’offre sa fille à quelqu’un que je sais bien, Baptiste le juste ! Baptiste l’incorruptible ! Aristide ! Phocion ! Baptiste ! – Touchez là, mon ami. Vous me plaisez... Morbleu, que vous me plaisez ! Comment ne m’en suis-je pas aperçu plus tôt ? Venez donc dîner avec nous ce soir.

BALARDIER.

Volontiers.

ROUSSEL.

Je devais avoir un prétendant de ma fille ; mais je l’ai envoyé promener. Il ne faisait pas mon affaire. C’est un nobliau qui aurait cru m’honorer beaucoup. Ce qu’il me faut c’est un brave garçon de notre monde, en train de faire sa position comme j’ai fait la mienne.

BALARDIER, à part.

Tiens, tiens !

ROUSSEL, lui prenant les deux mains.

Je suis venu à Paris en sabots, et je ne l’ai pas oublié. J’aime la jeunesse intelligente et laborieuse ; je veux lui venir en aide.

BALARDIER, timidement.

Est-ce que vous vous contenteriez d’un homme qui gagne bon an mal an une cinquantaine de mille ?

ROUSSEL.

Parfaitement, s’il plaisait à ma fille.

BALARDIER.

Je les gagne ; et si tous me permettiez de me mettre sur les rangs...

ROUSSEL.

Pourquoi pas ? La lice est ouverte, mais je vous préviens que c’est ma fille seule qui donne le prix. Tâchez de remporter, jeune homme ; je fais des vœux-pour vous. Vous me convenez, je ne m’en cache pas, et je serais fâché que Caliste vous refusât.

BALARDIER.

Ceci me regarde.

ROUSSEL.

Hum ! Elle est difficile, je vous en avertis. Elle n’aime pas beaucoup les calculateurs.

BALARDIER.

N’est-ce que cela ? Vous me présenterez comme ancien marin.

ROUSSEL.

Ancien marin ?

BALARDIER.

J’ai fait le tour du monde en qualité de second sur un navire de Bordeaux. J’ai assisté au bombardement de Saint-Jean-d’Ulloa ; j’y aurais même pris part si j’avais eu des bombes.

ROUSSEL.

C’est presque un fait d’armes, cela.

BALARDIER.

Je ne suis pas un boursier bâté. J’ai de la pâture pour l’imagination d’une jeune fille : je chante ; je dessine un peu ; je tourne le vers au besoin.

ROUSSEL.

Parfait.

BALARDIER.

Je parle espagnol.

ROUSSEL.

Excellent. L’espagnol est la langue des amoureux, à ce que j’ai ouï dire. Mais par quel hasard l’avez-vous apprise ? car c’est une non-valeur pour un homme d’affaires.

BALARDIER.

Je suis de Toulouse, et j’ai passé deux mois à la Havane.

ROUSSEL.

Ma foi, si vous ne plaisez pas à Caliste, j’y renonce. Apportez de la musique, nous en ferons après dîner. Si vous pouviez d’ici là préparer quelque impromptu, ce ne serait pas maladroit.

BALARDIER.

Je vais tâcher. Mademoiselle votre fille a les yeux bleus, je crois, et elle s’appelle Caliste. Ça suffit : Caliste, triste, bleus, cieux. Je vais arranger cela en faisant ma toilette. À quelle heure dinez-vous ?

ROUSSEL.

À sept heures.

BALARDIER, tirant sa montre.

Diantre ! il en est six. Aller chez moi, m’habiller, revenir... le quatrain ne sera peut-être pas prêt.

ROUSSEL.

Courez, courez !

BALARDIER.

En un tournemain. – Ah ! tenez !

Savez-vous, Caliste,
Devant tos yeux bleus
Pourquoi l’on est triste ?
C’est qu’on pense aux cieux.

Le voilà !

ROUSSEL.

Bravo ! charmant ! Quelle facilité ! Vous l’appelez Caliste tout court, mais c’est une licence poétique.

BALARDIER.

En vers, on tutoie les rois.

ROUSSEL.

Oui ! oui ! ! Je vous prierai de mettre quelque chose sur l’album de ma fille ; vous écrirez ce quatrain, qui aura l’air improvisé...

BALARDIER.

Il l’est.

ROUSSEL.

Il l’est, c’est juste. Ce sera délicieux. Â tantôt.

BALARDIER.

À tantôt.

À part.

Voilà une chance !

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

ROUSSEL, seul

 

Quel homme agréable ! Pourvu que Caliste n’aille pas le prendre en grippe ? Bah ! un garçon qui chante, qui fait des vers, qui a assisté à un combat naval ! D’ailleurs, si elle fait la sotte, j’emploierai mon autorité paternelle. Je suis sûr que son bonheur est au bout de cette union. Ah ! ah ! monsieur de Trélan, voilà un mariage qui rabattra votre caquet !

 

 

Scène XV

 

ROUSSEL, CALISTE

 

CALISTE.

Eh bien ! père, tu as vu ton héros : que dit-il ?

ROUSSEL.

Il n’y faut plus songer.

CALISTE.

Quel dommage ! et pourquoi ? Est-ce qu’il a recollé les morceaux du testament ?

ROUSSEL.

Non.

CALISTE.

Est-ce qu’il s’est mal jeté à tes pieds ?

ROUSSEL.

Eh non ! Il part pour la Perse.

CALISTE.

Pour la Perse ? Tu ne lui as donc pas laissé entrevoir ma dot ?

ROUSSEL.

Je ne t’ai pas jetée à sa tête, comme tu penses.

CALISTE.

Alors, il ne se doute pas de ce que lui coûte son voyage ?

ROUSSEL.

Je lui en ai dit assez pour le mettre sur la voie.

CALISTE.

Et il part tout de même ?

ROUSSEL.

Il veut aller en Perse. C’est une manie comme une autre.

CALISTE.

En tout cas, on ne l’accusera pas d’être intéressé.

ROUSSEL.

Non ; c’est un braque. Je te présenterai à sa place monsieur Balardier, un jeune homme charmant qui a servi dans la marine.

CALISTE.

Monsieur de Trélan n’est pas riche ?

ROUSSEL.

Quinze mille livres de rentes, tout au plus.

CALISTE.

Et trois millions ne lui semblent pas mériter qu’il renonce à un projet ? C’est un bien honnête homme.

ROUSSEL.

Un original.

CALISTE.

C’est ce que je voulais dire. Après cela, je lui déplais peut-être.

ROUSSEL.

Je le crois, il m’a tout l’air d’un imbécile.

CALISTE.

Je ne puis pourtant pas lui déplaire beaucoup ; je ne suis pas affreuse. Non, c’est un homme qui compte l’argent pour rien et qui ne se mariera que par amour.

ROUSSEL.

Il se mariera en Perse avec une princesse des Mille et une Nuits. N’y pensons plus. Tu verras Balardier.

CALISTE.

Qui, Balardier ?

ROUSSEL.

Ce jeune homme charmant dont je te parlais.

CALISTE.

Quand ?

ROUSSEL.

Tout à l’heure ; il dîne avec nous. Fais-toi belle.

CALISTE.

Pour monsieur Balardier ? – Sois-en sûr.

Elle sort.

ROUSSEL.

Elle ne fait pas d’opposition à Balardier, c’est bon signe quand elle saura qu’il a assisté à un bombardement !... Je leur donnerai le château de Feucherolles en cadeau de noces.

 

 

ACTE II

 

Boudoir chez Amélie. À gauche, cheminée ; à droite, porte des appartements. Au fond, à droite, porte d’un fumoir garni de canapés, guéridon, etc. Au fond, à gauche, porte conduisant à l’extérieur ; au milieu, canapé et glace. Table au premier plan, vers la droite.

 

 

Scène première

 

BALARDIER, AMÉLIE, CALISTE, LANDARA

 

Caliste et Landara sont assis près de la table.

AMÉLIE.

Sérieusement, monsieur Balardier, vous avez tort de ne pas vouloir chanter ce soir, à mon concert, la chanson que vous avez dite hier, après dîner, chez monsieur Roussel... Elle est ravissante !...

À Caliste et à Landara.

N’est-ce pas ?...

Elle s’assied près de Caliste.

LANDARA.

C’est fort joli, cette musiquette.

BALARDIER.

Musiquette ?... Mais à ce compte le xérès est de la piquette.

LANDARA.

Je ne vois pas bien le rapport.

CALISTE.

La rime a entraîné monsieur, qui est poète.

BALARDIER.

Pourquoi ne comparerait-on pas la musique à du vin ? Ne donne-t-elle pas une sorte d’ivresse ? et n’y en a-t-il pas de tous les crus, depuis la musique de Suresnes et d’Argenteuil jusqu’à la musique de Bordeaux et de Champagne ; sans compter la musique de Cette, que les savants fabriquent sans raisin ?

LANDARA.

Monsieur n’aime pas la musique savante ?...

BALARDIER.

Non, monsieur, je m’en vante.

À Caliste.

Encore la rime.

LANDARA.

Monsieur, je le vois, est de la vieille école ; monsieur voudrait réduire la musique à l’expression des sentiments ?

BALARDIER.

Et monsieur est de l’école ?...

LANDARA, se levant.

Idéologue, monsieur.

BALARDIER.

Idéologue ?

LANDARA.

Oui, monsieur, les temps sont accomplis. L’esprit humain change d’instrument d’âge en âge, et tandis qu’il en use un, un autre se prépare. Ouvrez l’histoire : À l’enfance des langues, quel est l’instrument de la pensée ? L’architecture. Quand la langue est formée, la pensée s’en empare et laisse de côté l’architecture en décadence... Aujourd’hui nous en sommes à la décadence de la langue, mais la musique est prête.

BALARDIER.

Eh bien, monsieur, puisque la musique est prête, faites-moi le plaisir de me jouer sur le piano ce que vous venez de me dire là.

LANDARA, sèchement.

Je croyais que vous parliez sérieusement.

BALARDIER.

Et moi que vous plaisantiez...

LANDARA.

Monsieur !

AMÉLIE, se levant.

Hé ! messieurs !...

CALISTE, se levant.

Voilà comme les hommes s’aigrissent lorsqu’ils ne fument pas après dîner.

AMÉLIE.

Vous avez fait acte de chevalerie ; c’est assez, nous vous permettons d’aller rejoindre vos complices au fumoir.

BALARDIER.

Oh ! je fume si peu...

LANDARA.

Et moi pas du tout.

À part.

Je flaire un rival

CALISTE.

Eh bien, voyez notre injustice ! Nous nous plaignons des fumeurs, et nous trouvons presque ridicule un homme qui ne fume pas.

BALARDIER, à part.

Elle est désagréable.

Haut.

Quand je dis que je fume peu, je veux dire...

CALISTE.

Que vous fumez beaucoup.

BALARDIER.

La cigarette seulement.

LANDARA.

Et moi la pipe... la pipe turque.

AMÉLIE.

Mon mari en a pour tous les goûts... Allez, chevaliers.

BALARDIER.

C’est un exil, mesdames ; mais nous nous soumettons.

LANDARA, à part.

Décidément, c’est un rival.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

CALISTE, AMÉLIE

 

CALISTE.

Enfin, nous voilà seules !... Sais-tu bien que c’est la première fois depuis hier matin ? Et que j’ai autant de choses à te conter que si je ne t’avais pas vue depuis un mois !

AMÉLIE.

Vraiment ! tant mieux ; je t’écoute.

Elles s’asseyent sur la canapé du fond.

CALISTE.

Tu as dormi toute la nuit sur cette idée que le prétendant dont nous avait parlé papa était monsieur Balardier n’est-ce pas ?

AMÉLIE.

Toute la nuit et une partie de la matinée.

CALISTE.

Eh bien, c’est un sommeil à recommencer. Monsieur Balardier n’était là que comme remplaçant et pis-aller. Son couvert avait été mis pour un autre.

AMÉLIE.

Que me dis-tu là ?...

CALISTE, se levant.

Oui, ma chère, hier sur les quatre heures de l’après-midi, cette main si jolie a été refusée – nettement, tranquillement et simplement refusée.

Se rasseyant.

Et sais-tu par qui ? Par un homme qui n’est pas riche, et qui ne se détourne pas de son chemin pour une bagatelle comme trois millions.

AMÉLIE.

Le nom de ce héros ?

CALISTE.

Tu le connais... C’est monsieur de Trélan.

AMÉLIE.

Trélan !... cela ne m’étonne pas.

CALISTE.

Et pourquoi cela ne t’étonne-t-il pas ?... Tu savais donc monsieur de Trélan de cette force-là ?

AMÉLIE.

Sans doute.

CALISTE.

Pourquoi ne me l’avais-tu pas dit ? Tu vois comme tu es cachottière ! Tu me laisses coudoyer un homme des âges fabuleux sans m’avertir.

AMÉLIE.

Ne te moque pas de lui, Caliste ; c’est véritablement un noble cœur.

CALISTE, se levant et descendant.

On un fou.

AMÉLIE.

Non, un noble cœur. – Mais pourquoi as-tu tant persécuté ce pauvre monsieur Balardier pendant le diner ? J’avais cru te faire plaisir en l’invitant.

CALISTE.

Erreur complète. Quant à ma persécution, c’est une petite épreuve que j’ai inventée à l’usage de mes prétendants, je me rends insupportable ; ceux qui me supportent prouvent clairement qu’ils n’en veulent qu’à ma dot, et alors je les refuse.

AMÉLIE.

De cette façon-là, tu refuses quiconque ne te refuse pas.

CALISTE.

Tu l’as dit.

AMÉLIE.

Cependant un peu de complaisance chez un prétendant...

CALISTE.

Un peu, oui ; mais pas beaucoup, quand la fille est riche. Crois-tu qu’un homme digne, monsieur de Trélan, par exemple, aurait joué le rôle de ce monsieur Balardier ?

AMÉLIE.

Qu’as-tu contre lui ? Il n’est pas désagréable ; il a bonne tournure, assez d’esprit ; il t’a improvisé un quatrain tel quel...

CALISTE.

Il donnait à mon album un air de mirliton qui m’a décidée à le jeter au feu.

AMÉLIE.

Tu l’as brûlé ?... Il y avait de si beaux autographes !

CALISTE.

Bah ! une collection de platitudes signées de noms célèbres, et qui pourraient l’être par les premiers venus. Les gens à album me représentent ces Anglais qui gardent sous verre des éclats de pierre du Parthénon, ou du temple de Baalbek. – Monsieur de Trélan va dans ces pays-là... Je parie qu’il ne rapportera pas un caillou.

AMÉLIE.

Je ne te dirai pas.

CALISTE.

Compte-t-il rester longtemps en Perse ?

AMÉLIE.

Trois ans.

CALISTE.

Trois ans ?... Et quand part-il ?

AMÉLIE, venant à elle.

Je trouve qu’il t’occupe beaucoup... Est-ce que son refus t’aurait piquée au jeu ?

CALISTE.

Peux-tu croire cela de moi ?... Je lui en sais bon gré au contraire ; je l’en estime, je me sens de l’amitié pour lui, et je voudrais qu’il en eût pour moi.

AMÉLIE, allant à la cheminée.

Il est un peu tard... Il part dans huit jours.

CALISTE.

Tant pis... j’aurais voulu le connaître.

Amélie s’assied près de la cheminée et Caliste près de la table. Un domestique annonce M. de Trélan.

 

 

Scène III

 

CALISTE, AMÉLIE, M. DE TRÉLAN

 

AMÉLIE.

Tu es servie à souhait.

TRÉLAN, entrant sans voir Caliste.

Bonjour, madame.

Il lui baise la main.

AMÉLIE.

À la bonne heure !... les reproches ne sont pas perdus avec vous.

TRÉLAN.

C’est une visite d’adieu. Je quitte Paris ce soir même.

AMÉLIE.

Ce soir ?

TRÉLAN, s’asseyant devant la cheminée.

Notre départ a été avancé par des circonstances trop longues à vous raconter. – Avez-vous des commissions pour la Perse ?

AMÉLIE.

Rapportez-moi un morceau du temple de Baalbek, pour mettre dans mon album.

TRÉLAN.

Il est en Syrie ; mais je ferai un crochet. – Je ne vous connaissais pas d’album.

AMÉLIE, lui montrant Caliste.

J’en veux avoir un pour contrarier Caliste, qui a brûlé le sien.

TRÉLAN, à Caliste, se levant et saluant.

Mademoiselle !... Qu’est-ce donc qu’il avait fait, ce malheureux album ?

CALISTE.

Il m’avait fait maudire par beaucoup de gens d’esprit... et, en dernier lieu une autre personne l’avait gâté.

TRÉLAN.

Alors, c’était justice...

À Amélie.

Donnez-moi une bonne poignée de main, ma chère amie... une poignée de main qui me dure trois ans.

AMÉLIE.

Comment ! vous ne passez pas la soirée avec nous ?

TRÉLAN.

Je suis justement venu de bonne heure pour vous trouver seule... Il faut qu’à neuf heures je sois chez monsieur de Morangis, qui doit me donner des lettres de recommandation.

AMÉLIE.

Il n’y a donc pas moyen de vous gagner un quart d’heure ? je ne vous ai pas assez dit adieu.

TRÉLAN.

Ni moi, certes... Mais aux gens qu’on aime, que l’adieu soit d’une minute ou d’une heure, il est toujours trop court.

AMÉLIE, se levant.

À quelle heure partez-vous ?

TRÉLAN.

À dix heures... Mais quand je vous aurai quittée, je me croirai parti. Adieu !

À Caliste.

Mademoiselle...

CALISTE, se levant.

Adieu, monsieur...

Elle lui tend la main ; Trélan hésite à la prendre.

Vous ne voulez pas me toucher la main ? C’est aussi celle d’une amie.

TRÉLAN, lui donnant la main.

D’une amie ?

CALISTE.

Cela vous étonne ?... Vous ne me connaissez guère ; mais moi, voilà dix ans que je vous connais... depuis hier.

TRÉLAN.

Comment cela ?

CALISTE.

Mon père m’a beaucoup parlé de vous, monsieur.

TRÉLAN.

Votre père ? Que vous a-t-il dit ?... Pardon, je suis indiscret.

CALISTE.

Il m’a fait de vous le plus grand éloge qu’on puisse faire d’un homme.

TRÉLAN.

Est-ce possible ?

CALISTE.

Oui ; il m’a dit que tous êtes un original, un braque, un don Quichotte.

TRÉLAN, souriant.

Et c’est là ce qui m’a valu votre amitié ? car c’est, je crois, le mot que vous avez employé.

CALISTE.

Il ne rend pas tout à fait ma pensée... mais la langue est si pauvre ! – Comment appelleriez-vous le sentiment que la patrie absente crée entre deux voyageurs ? Amitié, c’est trop dire ; bienveillance, ce n’est pas assez.

AMÉLIE.

Confiance peut-être.

CALISTE.

Confiance, soit... J’ai confiance en vous ; nous sommes tous deux d’un pays lointain, du pays où l’on méprise l’argent, et nous n’avons pas beaucoup de compatriotes à Paris.

TRÉLAN.

Qui vous fait supposer que je sois de ce beau pays ?

CALISTE.

C’est une histoire que m’a contée mon père.

TRÉLAN.

Une histoire ?

CALISTE, s’approche de la chaise à droite de la table. Amélie montre un siège à Trélan. On s’assied.

À laquelle je n’ai rien compris, je commence par vous le dire : – une spéculation superbe que vous avez refusée, enfin je ne sais quoi, d’où il résulte clairement que vous n’avez pas la moindre condescendance pour nos seigneurs les millions. Est-ce vrai ?

TRÉLAN.

Pourquoi m’en défendrais-je ? il n’y a là matière ni à vanité ni à modestie ; c’est une affaire de tempérament : la grosse richesse me fait l’effet de la grosse chaleur ; je le crains.

AMÉLIE.

Vous préférez l’hiver ?

TRÉLAN.

Non ; mais, pour parler sans métaphore, la médiocrité.

AMÉLIE.

Douce philosophie, agréable à mettre en vers.

TRÉLAN.

Et à pratiquer en prose. – Tenez, je ne connais qu’un homme vraiment fastueux : c’est un camarade de collège à moi, un brave garçon sans fortune, employé dans un ministère. Il a épousé une femme aussi pauvre que lui. Il jouit d’un luxe effréné !... Vous avez là un tapis de Smyrne qui vous est parfaitement indifférent, n’est-ce pas ? eh bien, mon ami Durand a guetté pendant six mois un tapis jaspé qu’il voulait offrir à sa femme pour sa fête. Un jour il a pu le lui acheter : il y a trois mois de cela, et il passe encore les soirées les plus sensuelles à marcher sur son tapis en silence, tandis que sa petite femme brode sous l’abat-jour de la lampe.

AMÉLIE.

Tout ce que vous voudrez, mais je ne porte pas envie à son bonheur.

TRÉLAN.

Si fait, moi ! Il voyage à pied dans le pays des surprises : il ne brûle pas une étape ; il a tous les jours le plaisir d’arriver et de repartir. Nous autres (je dis nous, car je suis un Crésus auprès de lui), nous allons en chemin de fer ; en trois enjambées nous sommes au bout de tout... Le monde est plus grand pour lui que pour nous, c’est évident. Enfermez dans la même chambre une gazelle et une tortue, laquelle sera le plus prisonnière ?

AMÉLIE.

À ce compte, vous devez regretter de ne pas être pauvre.

TRÉLAN.

Il ne faudrait pas trop me pousser là-dessus ! La pauvreté, c’est la grande déesse ! Si nous étions au temps de la mythologie grecque, je voudrais qu’on lui élevât un temple avec cette inscription : À la mère du monde.

AMÉLIE.

C’est de l’enthousiasme !

TRÉLAN, se levant.

Oui, pour tout ce qu’elle fait de grand, d’utile, de beau !... Elle est le travail, le courage, le génie, la fécondité !... Elle est plus que tout cela : elle est l’amour !

AMÉLIE, se levant.

L’amour !... Je tombe de surprise en surprise !

TRÉLAN.

Mais franchement, madame, qu’avons-nous de commun avec nos femmes, nous autres ? Pas même l’appartement. Quel encouragement attendons-nous d’elles ? Quelle protection attendent-elles de nous ? Elles sont à l’abri de tout besoin ; nous sommes en dehors de toute lutte. Les petites gens appellent leur femme leur moitié, et nous nous moquons d’eux. Le beau mot, pourtant ! et comme ils doivent l’aimer cette moitié de leur labeur, de leurs joies, de leurs espérances !

AMÉLIE.

Soyez franc... Vous êtes de l’avis des mélodrames : les gueux sont des anges, et les riches des diables.

TRÉLAN.

Non pas ! Cette sottise m’est moins permise qu’à personne. Mon père a été riche, et il a fait voir que la fortune peut grandir un honnête homme.

AMÉLIE.

À la bonne heure ! J’accepte votre paradoxe en tant que paradoxe.

TRÉLAN.

Il y en a qui valent mieux que la vérité, et celui-là, d’ailleurs, a l’avantage de ne pas être dangereux pour la société.

AMÉLIE.

Non ; il n’y a pas à craindre qu’il se répande par contagion.

CALISTE.

C’est dommage !

AMÉLIE.

Oh ! toi, te voilà contente... On a daubé ta bête noire.

CALISTE.

C’est vrai. Monsieur n’a pas dit un mot qui n’exprimât mon sentiment.

TRÉLAN, s’approchant.

Je le sais, mademoiselle.

CALISTE.

Vous le savez ?

TRÉLAN.

Si vous ne me connaissez que d’hier, moi j’ai l’honneur de vous connaître depuis longtemps.

CALISTE.

Vous me connaissez ?

TRÉLAN.

Est-ce que cela vous fâche ?

CALISTE.

Oui... Mon amour-propre s’arrangerait mieux du contraire.

TRÉLAN.

C’est votre modestie que tous voulez dire.

CALISTE.

Non... Mon amour-propre.

TRÉLAN.

Que vous a donc raconté monsieur votre père ?

Silence.

AMÉLIE, à Trélan.

Avez-vous vu l’exposition d’horticulture au Luxembourg ?

TRÉLAN.

Non, madame.

AMÉLIE.

Il y a des dahlias superbes ; on se croirait en Perse.

TRÉLAN.

Vraiment ?

AMÉLIE.

Allez voir ça... Il y en a un jaune et bleu, à gauche en entrant, qui est une merveille.

TRÉLAN.

C’est probable.

AMÉLIE.

Comment probable ?... Je l’ai vu.

TRÉLAN, à Caliste.

Vous savez ce qui s’est passé hier entre votre père et moi, mademoiselle ?

Elle baisse les yeux et se lève.

AMÉLIE.

Trélan !

TRÉLAN.

Non, madame, laissons là les fictions de la politesse ; il y a ici autre chose en jeu que des convenances de salon. – Votre père vous a dit, n’est-ce pas, qu’il m’avait permis d’aspirer à votre main, et que j’avais décliné cet honneur ?

CALISTE.

Oui, monsieur.

TRÉLAN.

Et ce refus ne vous a pas donné une mauvaise opinion de moi ?

CALISTE.

Au contraire ; vous avez agi en honnête homme, et je vous en estime.

TRÉLAN.

Ah ! je ne savais pas encore tout ce que vous valez ! Votre mari sera le plus enviable des hommes... s’il est digne de vous.

Lui tendant la main.

Adieu, mademoiselle ! adieu, chère enfant !... Pardon, mais vous m’avez offert votre amitié et je l’accepte avec orgueil. Soyez heureuse autant que vous le méritez... Personne ne fait de vœux plus ardents que moi pour votre bonheur. Quand je reviendrai

Il quitte sa main.

vous serez mariée, vous aurez des affections nouvelles... Gardez une place dans votre souvenir au voyageur dont la pensée ne s’éloigne pas de vous... Adieu, adieu !

Il sort.

 

 

Scène IV

 

AMÉLIE, CALISTE

 

AMÉLIE.

Quelle émotion !

CALISTE, embarrassée.

Quand on part pour trois ans...

AMÉLIE.

Je ne me l’explique pas autrement.

CALISTE.

Est-ce vrai qu’on a trouvé le dahlia bleu ?

AMÉLIE.

Je n’en sais rien... Il est si froid d’ordinaire.

CALISTE.

Le dahlia ?

AMÉLIE.

Non ; Trélan.

CALISTE.

La confusion est excusable... Le dahlia aussi est une fleur froide et compassée : je le déteste.

AMÉLIE.

Pourquoi détournes-tu la conversation ?

CALISTE.

Je ne la détourne pas ; c’est toi qui la ramènes toujours à monsieur de Trélan.

AMÉLIE.

Est-ce que cela t’embarrasse ?

CALISTE.

Pas le moins du monde. Tu veux parler de monsieur de Trélan ? parlons de monsieur de Trélan. Voyons, qu’as-tu à en dire ?

AMÉLIE.

Rien, sinon que je ne voudrais pas que tu te montasses la tête pour lui.

CALISTE.

Es-tu folle ? Suis-je une pensionnaire romanesque ? Crois-tu que je ne puisse pas estimer un homme sans l’aimer ? Tu vas me faire prendre en grippe ce pauvre monsieur de Trélan.

AMÉLIE.

Ce ne serait pas un mal.

CALISTE.

Ce ne sera pas long, si tu continues. D’abord il a débité trop de phrases sur la pauvreté ; il se paie de son désintéressement. Ensuite il s’est livré à un attendrissement de mauvais goût, et m’a appelé sa chère enfant. Enfin il porte une turquoise au petit doigt, ce qui est bien sentimental.

AMÉLIE.

C’est une bague de sa mère.

CALISTE.

Ah ! c’est différent... Le médaillon de cheveux qu’il porte à sa chaîne de montre vient-il de sa mère aussi ?

AMÉLIE.

Tu as remarqué tout cela ?

CALISTE.

Quand on est embarrassée et qu’on baisse les yeux, il faut bien regarder quelque chose. Je connais ton tapis depuis A jusqu’à Z.

AMÉLIE.

Si tu as regardé Trélan à titre de rosace, je n’ai rien à dire.

CALISTE.

Et je préfère celles de ton tapis... es-tu contente ?

AMÉLIE.

À la bonne heure !

CALISTE.

Je serais bien sotte et bien malheureuse de penser à un homme qui ne songe pas à moi, et qui part ce soir pour trois ans. Quel âge a-t-il ?

AMÉLIE.

Trente et un ans.

CALISTE.

Vois donc : il aura trente-quatre ans à son retour ; l’âge mûr !

AMÉLIE, allant s’asseoir à la cheminée.

À ta place, je tâcherais de faire entrer mon idéal dans l’habit de monsieur Balardier.

 

 

Scène V

 

AMÉLIE, CALISTE, ROUSSEL, sortant du fumoir

 

CALISTE.

Ah ! te voilà !... J’ai cru que tu apprenais à fumer.

ROUSSEL, à Amélie.

Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur à favoris rouges que votre mari tutoie ?

AMÉLIE.

Monsieur de Saint-Paul. Pourquoi ?

ROUSSEL.

Il est déplaisant.

AMÉLIE.

Lui !... c’est la meilleure pâte d’homme que je connaisse ; on l’a surnommé la bête du bon Dieu.

ROUSSEL.

Bête, c’est possible ; du bon Dieu, c’est autre chose.

AMÉLIE.

Que vous a-t-il fait ?

ROUSSEL, s’asseyant au fond sur le canapé.

Rien.

À Caliste.

Pourquoi Balardier est-il venu nous rejoindre ? Est-ce que tu l’as renvoyé ?

CALISTE.

Il avait envie de fumer.

ROUSSEL, sèchement.

Il avait envie de te faire la cour ; mais il suffit que quelqu’un me plaise pour que tu le rebutes.

AMÉLIE.

C’est une épreuve qu’elle a inventée.

ROUSSEL.

Une épreuve fort ridicule. Tu n’es plus en passe de jouer ce jeu-là. Tu finiras, comme la fille de la fable, par épouser un malotru.

CALISTE.

Tu aimes mieux que je commence par là ?

ROUSSEL.

Balardier n’est pas plus un malotru que ton père. J’ai trop écouté tes caprices de petite fille ; il faut en finir.

CALISTE.

Eh bien, moi, une fois pour toutes, je ne veux pas me marier, ni à monsieur Balardier, ni à personne.

ROUSSEL.

Et moi, je le veux !... Non, je t’en prie.

CALISTE, souriant.

Tu m’as fait peur.

ROUSSEL.

J’y tiens plus que jamais : j’ai mes raisons pour cela... Ne laisse pas échapper le parti qui se présente... Je n’aurai de repos que quand je te verrai établie. Balardier ne te déplaisait pas tant hier !

CALISTE.

C’est possible ; il me déplaît aujourd’hui.

AMÉLIE, s’approchant de Caliste.

Sais-tu ce que monsieur de Trélan va chercher au bout du monde ?

ROUSSEL.

Monsieur de Trélan ?... Pardon, madame, mais je ne vois pas ce que monsieur de Trélan vient faire ici.

AMÉLIE.

Il va chercher l’oubli. Il aime une personne...

CALISTE.

Il aime...

AMÉLIE.

Une personne qu’il ne peut pas épouser.

ROUSSEL.

Qui ne veut pas de lui ?... Parbleu ! c’est bien fait ! elle a du goût.

CALISTE, à Amélie.

Comment sais-tu ?...

AMÉLIE.

Il me l’a dit. – Je n’aurais jamais trahi sa confidence, si je...

CALISTE, lui prenant la main.

Merci. – Quelle est cette personne ?

AMÉLIE.

Il ne me l’a pas nommée.

ROUSSEL.

Qu’est-ce que cela te fait ? Tu as de la curiosité de reste !

Il s’assied à gauche de la table.

CALISTE.

Ce doit être une femme de cœur, celle qu’il aime ! – Pourquoi ne peut-il pas l’épouser ?

AMÉLIE.

Autant que j’ai pu le comprendre, elle a une position de famille et de fortune qui ne permet pas à Trélan d’aspirer à sa main.

CALISTE.

Le refus ne vient donc pas d’elle ?

AMÉLIE.

Je n’en sais rien.

CALISTE.

Non, non, il ne vient pas d’elle. Pauvre jeune homme ! c’est bien ce qu’il fait là, de s’en aller. Je suis sûre qu’il part plus pour être oublié que pour oublier lui-même... et je comprends maintenant son émotion de tout à l’heure... chaque adieu qu’il dit l’éloigne d’elle ; ce n’est pas nous qu’il quittait, c’était elle.

AMÉLIE, allant à Roussel.

Il est inutile, monsieur Roussel, de vous recommander le secret sur tout ceci ?

ROUSSEL, se levant.

Parbleu ! je ne pense guère à monsieur de Trélan, allez ! Si personne ne s’en occupe plus que moi...

CALISTE.

Il y a vraiment des parents qui entendent bien mal le bonheur de leurs enfants !

ROUSSEL.

Et des enfants qui se soucient bien peu du bonheur de leurs parents.

CALISTE.

C’est pour moi que tu parles ?

ROUSSEL.

Une fille dont j’ai toujours fait les quatre volontés, et qui me refuse la consolation de la voir mariée !

AMÉLIE.

Elle ne vous fera pas ce chagrin-là... n’est-ce pas, Caliste ?

ROUSSEL.

Si Balardier te déplaît, je t’en trouverai un autre.

CALISTE.

Autant celui-là qu’un autre.

ROUSSEL.

Autant et mieux... il est bon garçon, il a de l’esprit, de l’instruction... Ton bonheur est là.

CALISTE.

Mon bonheur !... Tu serais bien content de ce mariage ?

ROUSSEL.

Oui.

CALISTE.

Cela suffit. Je n’ai que toi à rendre heureux.

ROUSSEL, l’embrassant.

Bon petit cœur... cher bijou !... mais n’aie pas cet air triste, si tu veux que je sois tout à fait content.

CALISTE, souriant.

Est-ce que j’ai l’air triste, Amélie ?

AMÉLIE.

Non. Tu es trop raisonnable pour faire mauvaise mine à la loi commune.

UN DOMESTIQUE, entrant par la porte de côté à droite.

Monsieur fait prier madame de passer dans le salon. Plusieurs personnes sont arrivées.

Il s’approche de la cheminée et arrange le feu.

AMÉLIE, à Caliste.

Viens, mon aide de camp.

Elles sortent.

 

 

Scène VI

 

ROUSSEL, LE DOMESTIQUE

 

ROUSSEL, à part.

Hâtons ce mariage. Il y a des revirements si imprévus dans l’opinion du monde, des réactions si bizarres ! ce monsieur de Saint-Paul, avec ses fortunes scandaleuses ! Marions Caliste.

Au domestique.

Quelles sont les personnes arrivées ?

LE DOMESTIQUE, cherchant dans ses poches.

Monsieur Javard, madame de Larcy...

ROUSSEL.

Pour qui me prenez-vous, drôle, de me parler les mains dans vos poches ?

LE DOMESTIQUE.

Mais, monsieur...

ROUSSEL.

Je vous apprendrai à qui vous avez affaire !

LE DOMESTIQUE.

Je cherchais la clef de cette lampe, qui a besoin d’être remontée.

Il la monte.

ROUSSEL, se frappant le front, à part.

J’ai l’esprit à l’envers depuis hier !... Je ne vois partout que des intentions blessantes... Je suis fou !

Le domestique sort par la porte à gauche.

 

 

Scène VII

 

ROUSSEL, TRÉLAN

 

TRÉLAN, entrant par la porte de côté.

Monsieur, je vous cherchais...

ROUSSEL.

Moi, monsieur ?...

TRÉLAN.

Oui, monsieur, c’est pour vous que je reviens. – Je sors d’une maison où il m’est arrivé un bruit tellement étrange, après ce qui s’est passé hier entre nous, que je n’y peux pas ajouter foi et que je crois de mon devoir de vous en instruire.

ROUSSEL.

Quel bruit, monsieur ?

TRÉLAN.

Il paraît qu’un certain monsieur Balardier se vante partout d’épouser mademoiselle votre fille.

ROUSSEL.

Eh bien, monsieur, cela vous semble incroyable que je trouve à marier ma fille ?

TRÉLAN.

C’est donc vrai ?

ROUSSEL.

Parfaitement. Ce certain monsieur Balardier est un fort joli garçon, très estimé et très  estimable, qui gagne cinquante mille francs par an, et qui se trouve très honoré de mon alliance... si calomnié que je sois... car je le suis, vous me l’avez dit.

TRÉLAN.

Pardon, monsieur ! j’ai dit que mademoiselle votre fille ne l’était pas, rien de plus.

ROUSSEL.

Pas d’échappatoire !... Je me sens atteint dans ma considération. Que me reproche-t-on ? Soyez franc, je vous en prie.

TRÉLAN.

De grâce...

ROUSSEL.

Non, monsieur ; parlez. On n’a pas le droit de cacher l’accusation à l’accusé qui demande à se justifier. Je suis fort de ma conscience !

TRÉLAN.

Eh bien, monsieur... Que vous dirai-je ? On attaque l’origine de votre fortune...

ROUSSEL.

C’est bien vague.

TRÉLAN.

On parle d’entrepreneurs réduits à la faillite pour avoir compté sur un crédit que vous leur retiriez tout à coup.

ROUSSEL.

Eh bien, n’était-ce pas mon droit ?

TRÉLAN.

Mais on dit que vous rachetiez à vil prix les immeubles inachevés...

ROUSSEL.

Ils étaient à vendre. – Est-ce tout ?

TRÉLAN.

On parle de procès scandaleux...

ROUSSEL.

Je les ai tous gagnés. Est-ce ma faute si j’ai eu affaire à des coquins ?

TRÉLAN.

Tout beau, monsieur. Mon père a été l’un de ces plaideurs que vous traitez si lestement.

ROUSSEL.

Votre père ? Je ne me souviens pas... dans quelle affaire ?

TRÉLAN.

Dans vos mines de houille.

ROUSSEL.

Le procès a vingt ans de date, et j’en ai oublié les détails ; mais si je l’ai gagné, c’est que mes actionnaires avaient tort ; j’en suis fâché pour monsieur votre père. – Je ne connais que la loi, moi.

TRÉLAN.

Vous la connaissez peut-être trop bien. C’est ce qu’on vous reproche, puisque vous m’obligez à parler.

ROUSSEL.

Eh bien, mon cher monsieur, ce reproche-là, je l’accepte et j’en suis fier. Tenez-le-vous pour dit. Serviteur !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

TRÉLAN, seul

 

Pauvre homme !... Il est peut-être de bonne foi... il se croit honnête... Que la conscience humaine a d’étranges capitulations ! – Hélas ! pas plus que le cœur humain ! Si ceux qui me traitent de barre de fer pouvaient assister à ce qui se passe dans mon pauvre cœur, à ses combats, à ses subterfuges contre lui-même... quelle pitié ! – Pourquoi suis-je revenu ? Je n’emporterais pas la douleur de la savoir dans les bras d’un autre !... Eh bien, non, j’en suis content ! Puisqu’en un jour elle se résigne à épouser le premier venu, elle ne mérite pas l’admiration passionnée que j’avais pour elle. C’est une femme ordinaire... Le monde est plein de ces jeunes personnes à grands sentiments qui, dans le fond, calculent aussi bien que leurs pères... Ce caractère chevaleresque s’arrange d’un mariage de raison !... Tant mieux ! elle me donne la force de l’oublier.

 

 

Scène IX

 

TRÉLAN, BALARDIER, entrant par la porte de côté

 

BALARDIER.

Parbleu ! monsieur de Trélan, dites-moi donc un peu ce que je vous ai fait ?

TRÉLAN.

Rien que je sache, monsieur Balardier.

BALARDIER.

Alors, pourquoi me jouez-vous de ces tours-là ?

TRÉLAN.

Quel tour ?

BALARDIER.

Vous venez de m’attirer de monsieur Roussel une algarade fort désagréable. Quel besoin aviez-vous de lui dire que je publie partout mes bans à son de trompe ?

TRÉLAN.

Et vous, monsieur, quel besoin avez-vous de les publier ?

BALARDIER.

Est-ce que je les publie ? On a su que je dînais hier chez monsieur Roussel... Vous comprenez : quand on voit un joli garçon admis dans la maison d’une jolie fille, chacun se dépêche de lui faire son compliment. Je me suis peut-être défendu un peu mollement... mais ce sont mes affaires et non les vôtres.

TRÉLAN.

Grâce au ciel !

BALARDIER.

Comment, grâce au ciel ? Vous n’êtes pas très poli, monsieur.

TRÉLAN.

Non, monsieur, pas avec tout le monde.

BALARDIER.

Vous cherchez une querelle ? Vous tombez mal. Je suis à la Bourse, et je n’ai pas envie de passer pour un casse-cou... Bien le bonjour !

Il remonte jusqu’à la porte du fond à droite, et redescend vivement vers Trélan.

Ma foi, tant pis !... je n’aime pas les impertinences !

TRÉLAN.

Ni moi les impertinents !

BALARDIER.

Voici ma carte.

TRÉLAN.

Je devais partir demain matin ; mais à votre considération, je ne partirai que demain soir.

BALARDIER.

Mille grâces. Nous pouvons arranger notre rencontre séance tenante ; nous avons ici des amis l’un et l’autre.

TRÉLAN.

Vous allez au-devant de mes vœux. Ce petit duel vous posera bien auprès de mademoiselle Caliste.

BALARDIER.

Tiens, c’est vrai ! je n’y pensais pas. Je vous remercie, c’est une très bonne idée.

 

 

Scène X

 

TRÉLAN, BALARDIER, MADAME DE LARCY, MADAME DE LAHAYE, MONSIEUR BAJARD

 

Ils entrent par la droite.

MADAME DE LARCY.

Ah ! monsieur Balardier nous a devancées.

MADAME DE LAHAYE.

Quand on a une idée spirituelle, on peut être sûr qu’on va sur ses brisées.

Madame de Larcy et madame de Lahaye s’asseyent près de la cheminée. Trélan est auprès d’elles. Balardier et Bajard à droite.

BAJARD.

Mesdames, si l’on en était encore à découvrir l’Amérique, je dirais à Christophe Colomb : Ne vous dérangez pas, mon bon ; Balardier doit être arrivé.

BALARDIER, au milieu du théâtre.

Qu’est-ce que j’ai donc découvert, mesdames ?

MADAME DE LARCY.

Un petit endroit à l’abri du Landara.

MADAME DE LAHAYE.

Quel tapageur !

BAJARD.

Est-ce étonnant qu’un simple homme fasse tant de bruit avec ses dix doigts !

BALARDIER.

Dix doigts ? vous plaisantez ! c’est un mille-pattes !

BAJARD.

Il est bon avec sa symphonie humanitaire !

MADAME DE LARCY.

Il regarde son auditoire d’un air de défi, comme s’il jouait des personnalités.

BALARDIER.

Parions qu’il le croit. C’est un crétin, de première classe.

MADAME DE LAHAYE.

Ah ! vous n’êtes pas généreux envers vos rivaux !

BALARDIER.

Quel rival ?

MADAME DE LARCY.

Ne vous êtes-vous pas aperçu des œillades que ce pauvre Landara décoche à mademoiselle Roussel ?

BALARDIER.

Le drôle !

Se reprenant.

Mais je ne vois pas là de rivalité...

Trélan a quitté la cheminée et gagné la droite. Bajard remonte et lui parle.

MADAME DE LAHAYE.

À ce propos, nous avons un compliment à vous faire... La fille est charmante, et le père est le meilleur homme du monde.

BALARDIER.

Quel père ?... quelle fille ?...

MADAME DE LARCY.

Monsieur Roussel, mademoiselle Caliste ; ne l’épousez-vous pas ?

BALARDIER.

Je voudrais bien savoir quel est le mauvais plaisant qui fait courir la nouvelle...

MADAME DE LAHAYE.

On dit que c’est vous.

BALARDIER.

Mais, madame, il y aurait là de quoi me brouiller avec monsieur Roussel. Il n’y a rien, je vous assure, absolument rien !...

MADAME DE LAHAYE, se levant.

Eh bien ! mon cher monsieur Balardier, puisqu’il en est ainsi, je vous fais mon compliment.

MADAME DE LARCY, se levant.

Bien sincère, pour le coup.

BAJARD.

Je m’étonnais aussi qu’un brave garçon comme vous entrât dans une famille...

MADAME DE LAHAYE.

On n’épouse pas la fille de monsieur Roussel.

BALARDIER.

Pourquoi donc ? les fautes du père ne retombent pas sur la fille.

BAJARD.

Ses fautes, non ; mais sa fortune.

BALARDIER.

À votre compte, on pourrait donc épouser la fille d’un coquin ruiné ?

MADAME DE LARCY.

Plutôt.

BALARDIER.

Permettez-moi, madame, de trouver la proposition absurde.

MADAME DE LARCY.

Je ne vous le permets pas du tout. Un homme qui a une honnête fille et une fortune malhonnête, me fait l’effet d’avoir une main propre et l’autre sale. Or, son gendre est obligé de les lui prendre toutes deux.

BALARDIER.

Et vous considérez que la ruine lui lave sa main sale, puisque main sale il y a ?

MADAME DE LAHAYE.

Non ; mais le gendre ne la touche plus.

Trélan sort par le fumoir.

BALARDIER.

Subtilités de femmes !

On entend des applaudissements à la cantonade.

 

 

Scène XI

 

TRÉLAN, BALARDIER, MADAME DE LARCY, MADAME DE LAHAYE, BAJARD, LANDARA, entrant à reculons, saluant et remerciant à la cantonade

 

LANDARA.

Mesdames... Messieurs... je ne mérite pas...

Il se retourne et recommence à saluer les personnages en scène.

L’exécution est fort au-dessous de la pensée, je le sais...

BALARDIER.

Vous êtes modeste, monsieur Landara ; vous avez fait une œuvre de haute portée.

LANDARA.

Au point de vue philosophique, peut-être.

BALARDIER.

Peste ! le veau d’or !... Beau sujet ! vous êtes le Molière de la musique.

Il va à la cheminée.

BAJARD.

Le Juvénal du piano.

MADAME DE LARCY.

Voilà une symphonie flagellante. Elle vous fera des ennemis.

BAJARD.

Elle vous en a déjà fait.

LANDARA, inquiet.

Ce n’est pas possible ! Je ne m’en prends à personne, moi ! je suis un moraliste, et non un satirique ! J’attaque le vice, et non les vicieux.

BALARDIER.

Vous êtes charmant ! vous mettez le feu à la maison, et vous ne voulez pas que les locataires crient ?...

LANDARA.

Mais mon intention n’était pas...

MADAME DE LAHAYE.

De vous faire des ennemis.

BAJARD.

Vous ne saviez donc pas que monsieur Roussel vous écoutait ?

LANDARA.

Eh bien ?

BAJARD.

Il ne vous le pardonnera jamais.

MADAME DE LAHAYE.

Il a vu dans l’adagio un fait personnel.

LANDARA, consterné.

Est-ce possible ?

MADAME DE LARCY.

Il est furieux contre vous.

LANDARA.

Je serais désolé !...

MADAME DE LAHAYE.

Il vous traite de pamphlétaire !...

LANDARA.

Diable ! diable !

 

 

Scène XII

 

TRÉLAN, BALARDIER, MADAME DE LARCY, MADAME DE LAHAYE, BAJARD, LANDARA, ROUSSEL

 

LANDARA.

Ah ! monsieur, est-il possible que vous ayez vu un fait personnel dans ma symphonie ? Elle n’attaque pas les riches, monsieur, elle ne fustige que les fripons.

Les trois invités s’esquivent en riant.

ROUSSEL, avec colère.

Monsieur !

BALARDIER, bas à Landara.

Taisez-vous donc !

LANDARA.

Mais vous, monsieur, vous, l’honneur de la finance, dont vous êtes le patriarche et le parfait modèle...

ROUSSEL, avec impatience.

Eh ! monsieur !...

LANDARA.

Orphelin dès le berceau, je n’ai jamais connu mon père ; mais c’est sous vos traits que j’aime à me le représenter comment voulez-vous dès lors... ?

ROUSSEL.

Mais je ne veux rien du tout.

LANDARA.

Qu’est-ce donc qu’on m’a dit, que vous étiez furieux ?... Tout le monde me l’assurait...

ROUSSEL, troublé, à part.

Tout le monde !

BALARDIER.

Ne comprenez-vous pas que monsieur est victime d’une mystification ?

LANDARA.

D’une mystification ?...

BALARDIER.

Sans doute, monsieur ; on vous a berné.

LANDARA.

Il suffit. Je vais trouver ces messieurs et ces dames, et leur dire leur fait.

À part.

Je perds du terrain.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

ROUSSEL, BALARDIER

 

BALARDIER.

J’espère que vous prenez cette plaisanterie pour ce qu’elle vaut ?

ROUSSEL.

Sans doute.

À part.

On ne l’eût point faite sur le compte de monsieur de Trélan.

BALARDIER.

Parlons d’autre chose. Vous avez été dur pour moi, monsieur Roussel, et je ne sais plus sur quel pied danser. Ai-je, oui ou non, gâté mes affaires ?

ROUSSEL, distrait.

Pas du tout, mon ami ; venez donc déjeuner avec moi demain.

BALARDIER.

Demain ?... À quelle heure ?

ROUSSEL.

À onze heures.

BALARDIER.

Eh bien, attendez-moi jusqu’à onze heures et quart. Si je ne suis pas arrivé... c’est que je ne déjeune pas.

ROUSSEL.

Les affaires ! Quel travailleur ! Vous me plaisez... Je voudrais que vous plussiez autant à ma fille qu’à moi.

BALARDIER, surpris.

Est-ce que je ne lui plais pas ?

ROUSSEL.

Pas du tout .. mais je vous enseignerai le chemin de son cœur.

BALARDIER, lestement.

Merci ! merci ! ce n’est pas la peine ; n’en parlons plus.

ROUSSEL.

Vous êtes susceptible ?

BALARDIER.

Je ne suis pas un coureur de dot, moi ; j’aime l’argent, parce qu’il est père de l’agrément ; mais quand il vient sans son fils, bien le bonsoir... Voilà mon système. Mademoiselle votre fille est très jolie, mais c’est une enfant gâtée qui me ferait damner ; et puisqu’elle ne veut pas de moi, je renonce à sa main.

ROUSSEL.

Voilà justement le chemin de son cœur.

BALARDIER.

Bah ?

ROUSSEL.

Jusqu’ici vous avez fait fausse route, mon camarade. Caliste n’est pas plus gâtée que vous et moi ; ses caprices sont autant de pièges qu’elle tend à ses soupirants ; vous y êtes tombé en plein.

BALARDIER.

Expliquez-moi donc ça.

ROUSSEL.

Elle a une idée fixe : elle ne veut pas être épousée pour sa dot ; je l’approuve là-dessus, et je vous sais bon gré de votre petite révolte ; quant à ceux qui persistent malgré les maussaderies de Caliste...

BALARDIER.

Ah ! je comprends ! Soyez tranquille, beau-père, je déploierai la franchise du marin... cela me sera même plus agréable et plus facile... je rongeais mon frein, moi !

ROUSSEL.

Ne le rongez plus.

BALARDIER.

Quelle drôle d’invention ! se rendre haïssable afin d’être aimée pour soi-même ! Il n’y a que les femmes qui aient de ces idées-là... merci de l’avis.

 

 

Scène XIV

 

ROUSSEL, BALARDIER, CALISTE, AMÉLIE, qui tient deux cartes

 

AMÉLIE.

Justement, je cherchais deux quatrièmes pour un whist, les voilà trouvés.

BALARDIER.

À vos ordres, madame. Monsieur Roussel, je vous parie cent francs en dehors du jeu.

ROUSSEL.

Je les tiens.

AMÉLIE, bas à Caliste.

Viens m’aider à trouver les deux autres.

CALISTE.

Laisse-moi un peu ici... le bruit me fatigue.

ROUSSEL.

Veux-lu que nous partions tout de suite ?

CALISTE.

Après ton whist.

BALARDIER, près de la porte.

Monsieur Roussel !...

Amélie, Roussel et Balardier sortent.

 

 

Scène XV

 

CALISTE, seule

 

Elle s’assied.

J’avais besoin d’être seule pour me reconnaître ; j’ai le cœur comme étourdi... je suis mécontente de moi... je suis irritée... Contre qui ? Je n’en sais rien. – Que monsieur de Trélan aime qui lui plaira, que m’importe ? Je ne l’aime pas, moi ! – C’est sans doute quelque fille de grande maison, entichée de sa noblesse... Que les hommes comprennent mal leur bonheur, et qu’ils méritent bien d’être malheureux !... J’aurais cru monsieur de Trélan au-dessus de ces mesquineries.

Trélan paraît à la porte du fumoir, Caliste pousse un petit cri.

 

 

Scène XVI

 

CALISTE, TRÉLAN

 

TRÉLAN.

Je vous ai fait peur, mademoiselle ?

CALISTE, froidement.

Oui, monsieur... je crains les revenants...

TRÉLAN, s’asseyant.

Je n’ai pas voulu partir sans vous complimenter sur une nouvelle déjà officielle... car monsieur Balardier l’annonce tout haut, et monsieur votre père vient de me la confirmer.

CALISTE.

Monsieur Balardier, dites-vous...

TRÉLAN, d’un ton un peu amer.

S’est hâté de proclamer son bonheur, sans doute pour le rendre irrévocable. Monsieur votre père m’a paru charmé de cette alliance... et vous-même, mademoiselle...

CALISTE.

Je n’ai jamais eu d’autres désirs que ceux de mon père.

TRÉLAN.

Ici l’obéissance doit vous être douce ; monsieur Balardier est un homme charmant, d’une réserve parfaite et d’une grande distinction naturelle... je ne doute pas que ses sentiments ne soient d’accord avec ses manières, et vous ne pouviez faire un meilleur choix.

CALISTE.

Je ne sais, monsieur, s’il y a de l’ironie dans vos paroles et si vos éloges sont sincères : tout ce que je puis vous dire, c’est qu’ils auraient tort de ne pas l’être. Monsieur Balardier a les manières de son monde, qui est aussi le mien ; ce n’est pas un héros de roman, sans doute, mais il est honnête homme ; il a du bon sens, de la bonté, de l’enjouement, et ce sont là des gages plus solides pour le bonheur de tous les jours que ces hautes vertus dont on trouve à peine l’emploi une fois dans la vie.

TRÉLAN, d’un ton glacial.

Sans doute, sans doute... la monnaie est plus commode que les lingots... je suis charmé de découvrir en vous autant de raison pratique... charmé et surpris.

CALISTE.

Je ne sais pas de celles qui se révoltent contre leur condition : j’ai le bonheur de conformer mes sentiments à la mienne.

Elle se lève et passe à droite.

TRÉLAN, se levant.

C’est la vraie sagesse... mais nous voilà bien loin, ce me semble, des idées que vous approuviez chez moi il n’y a pas une heure.

CALISTE.

C’est la distance du rêve à la vérité. D’ailleurs n’est-ce pas l’histoire de toutes les femmes ? N’avons-nous pas toutes dans le cœur une attente hautaine qui n’aboutit le plus souvent qu’à une humble réalité ?

TRÉLAN.

Très humble, en effet.

CALISTE.

Je ne faisais pas d’application.

TRÉLAN.

Moi non plus : j’aurais mauvaise grâce à dénigrer l’homme que vous épousez ; il est digne de vous puisque vous l’avez choisi... puisque vous l’aimez ; car vous l’aimez, n’est-ce pas ?

CALISTE.

La question est au moins étrange.

TRÉLAN.

C’est juste ; mais vous m’aviez offert votre amitié, et je vous avais naïvement prise au mot... pardon, mademoiselle.

CALISTE.

Il est certains droits que l’amitié n’acquiert qu’avec le temps... Que diriez-vous si je vous interrogeais vous-même sur la cause de votre départ ?

TRÉLAN.

Je vous répondrais tout simplement que je ne pars plus.

CALISTE, très émue.

Quoi ! est-ce que ?... auriez-vous obtenu la main ?...

TRÉLAN, froidement.

Ah ! madame de Lussan vous a raconté ?... eh bien, non, je n’ai rien obtenu ; seulement je n’aime plus la personne que je voulais oublier.

CALISTE, joyeuse.

Vraiment !... mais vous partiez encore, il y a une heure ?

TRÉLAN.

Il se passe tant de choses en une heure !... il ne faut que cinq minutes pour ouvrir les yeux les mieux fermés.

CALISTE.

Vous l’avez donc revue ?

TRÉLAN.

Je l’ai revue.

CALISTE.

Chez monsieur de Morangis ?

TRÉLAN.

Chez monsieur de Morangis.

CALISTE.

Que s’est-il donc passé ?... pardon !... voilà qu’à mon tour je vous demande vos secrets, après vous avoir refusé les miens.

TRÉLAN.

Il me semble, au contraire, que vous m’avez répondu très  catégoriquement... et l’éloge que tous avez fait de monsieur Balardier, de sa loyauté, de son esprit...

CALISTE, finement.

Vous ne m’aviez pas encore donné l’exemple de la confiance.

TRÉLAN, incertain.

L’épouseriez-vous, si vous ne l’aimiez pas ?

CALISTE.

Mon père m’a tant suppliée !

TRÉLAN, à part, avec transport.

Ah !... j’aurais dû le deviner...

Haut, et s’asseyant près d’elle.

Mais vous ne devez pas ce sacrifice à votre père ! D’ailleurs, serait-il heureux de votre malheur ?... car vous serez malheureuse avec monsieur Balardier... non que ce soit un méchant ni un malhonnête homme ; mais il n’est pas digne de vous.

CALISTE.

Ce n’est peut-être pas le mari que j’espérais ; mais il y aurait de l’orgueil à ne pas le trouver digne de moi... Qui sait ? suis-je digne moi-même de mon... idéal ?

TRÉLAN.

Ah ! quel qu’il soit !

CALISTE.

Si je le rencontrais, je suis sûre qu’il passerait près de moi sans me voir.

TRÉLAN, avec chaleur.

Qu’importe ! un cœur comme le vôtre doit rester fidèle à sa chimère ! Qui vous dit, d’ailleurs, qu’elle ne se réalisera pas ?... Pourquoi ne pas l’attendre ? et quand votre attente devrait rester vaine, ne vous apporterait-elle pas plus de bonheur que votre soumission ?... Au moins n’aurez-vous pas commis ce sacrilège, de vous donner à qui ne vous mérite pas !

CALISTE.

Vous me conseilliez d’attendre ?...

Après un silence.

Eh bien, j’attendrai.

TRÉLAN.

Merci !

Roussel entre par la porte de côté à droite. Trélan se lève vivement.

 

 

Scène XVII

 

CALISTE, TRÉLAN, ROUSSEL

 

ROUSSEL.

Voilà ta pelisse. – Monsieur...

Trélan s’incline et sort à droite.

Est-ce qu’il te parlait de moi ?

CALISTE.

Non ; pourquoi ?

ROUSSEL.

Pour rien...

CALISTE.

As-tu gagné.

ROUSSEL.

Ah ! bien oui ! J’ai joué tout de travers.

À part.

J’ai le cauchemar.

Amélie entre par la droite.

 

 

Scène XVIII

 

CALISTE, ROUSSEL AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Vous partez ?

CALISTE.

Oui ; je vais coucher papa. Ta soirée était charmante ! Je ne me suis jamais tant amusée !

AMÉLIE, étonnée.

Vraiment ?

CALISTE.

J’ai entendu la plus délicieuse musique... Ah ! j’en avais besoin !

AMÉLIE, bas.

Que veux-tu dire ?

CALISTE, bas.

Viens me voir demain matin.

ROUSSEL.

Eh bien, Caliste ? il est tard.

CALISTE.

Tu dors debout ; partons.

Elle lui prend le bras.

ROUSSEL, à part.

Il s’agit bien de dormir !...

Ils se dirigent vers la porte du fond, à gauche.

 

 

ACTE III

 

Le cabinet de Roussel. Au fond, une bibliothèque d’ébène incrustée de cuivre, à hauteur d’appui ; dans un pan coupé à gauche, une cheminée ; à droite, une fenêtre ; portes latérales ; un bureau d’ébène incrusté comme la bibliothèque, du côté de la fenêtre. Le meuble est en ébène recouvert de marocain grenat.

 

 

Scène première

 

ROUSSEL, assis dans un grand fauteuil devant son bureau ; parcourant un dossier

 

C’est évident ; j’ai spolié mes actionnaires, il faut dire le mot. Comment ai-je pu, pour cette misérable somme ?... Je la trouverais aujourd’hui dans la rue, que je la ferais placarder sur tous les murs ! Quand je pense qu’alors je me suis cru dans mon droit !... C’est la faute de ce brigand d’avocat, qui m’a gagné mon procès...

 

 

Scène II

 

ROUSSEL, CALISTE

 

CALISTE.

Bonjour, père ; comment vas-tu ce matin ?

ROUSSEL.

Bien, bien ! merci.

CALISTE.

As-tu bien dormi ?

ROUSSEL.

Parfaitement.

CALISTE.

Vous mentez, monsieur ; je vous ai entendu marcher toute la nuit. Est-ce que tu as été indisposé ?

ROUSSEL.

Mais non ! mais non ! J’avais mal aux nerfs. – Laisse-moi travailler.

CALISTE, s’approchant.

Qu’est-ce que tu fais là ?

ROUSSEL, fermant vivement le dossier.

Ça ne te regarde pas.

CALISTE.

Il paraît que ton mal de nerfs dure encore... voilà une journée mal commencée ; recommençons-la : Bonjour, père, tu as bien dormi ? Moi aussi, tant mieux ; viens déjeuner.

ROUSSEL.

Je n’ai pas faim.

CALISTE.

Tu sais bien que le médecin t’ordonne de prendre quelque chose le matin.

ROUSSEL.

Mais je travaille.

CALISTE.

Eh bien, je vais te faire monter une taste de chocolat.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

ROUSSEL, seul

 

Il attend que Caliste ait fermé la porte.

Comment faire, maintenant ? Je suis vraiment bien malheureux ! La considération qui se dérobe sous moi... ma fille qui peut d’un instant à l’autre s’apercevoir de quelque chose... ah ! ce coup-là me tuerait... Je donnerais la moitié de ma fortune pour avoir perdu ce maudit procès... Brigand d’avocat !

 

 

Scène IV

 

ROUSSEL, BAPTISTE

 

BAPTISTE, apportant le chocolat sur un plateau.

Voilà le chocolat de monsieur !

Il le met sur un guéridon près de la cheminée et avance une chaise.

ROUSSEL.

Il y a un louis sur le plateau.

BAPTISTE.

Oui, monsieur, c’est un louis que j’ai trouvé ce matin dans la poche de monsieur en brossant le pantalon de monsieur.

ROUSSEL.

Je ne l’ai pas quitté depuis hier soir, je ne me suis pas couché.

BAPTISTE.

Alors, monsieur, je voulais dire... J’ai trouvé ce louis sur la table de nuit de monsieur...

ROUSSEL.

Dans ma poche, sur ma table de nuit ! Qu’est-ce que tout cela signifie ? Vous mentez !

BAPTISTE, tombant à genoux.

Ah ! monsieur, je suis un malheureux, je suis un voleur !

ROUSSEL, sombre.

Vous aussi ?

BAPTISTE.

Moi aussi, oui, monsieur ; j’ai trouvé ce louis la semaine dernière en balayant chez monsieur ; j’ai cru que je ne savais pas à qui il appartenait, et je l’ai gardé... mais depuis huit jours je ne mange plus, je ne dors plus, et j’ai préféré le rendre à monsieur.

ROUSSEL, se frappant le front.

Un louis ou cinquante mille francs, c’est la même chose !

BAPTISTE.

Oh ! monsieur, je n’aurais jamais pris cinquante mille francs !

ROUSSEL, arpentant le théâtre.

Cela peut se restituer également.

BAPTISTE.

Mais, monsieur, je vous jure que je ne les ai pas pris.

ROUSSEL.

Qui vous parle de cela ?

BAPTISTE.

Monsieur voit bien qu’au fond je suis un honnête homme, puisque je lui rends son argent sans y être forcé.

ROUSSEL.

Oui, Baptiste ; oui, votre remords prouve plus de probité que l’innocence de bien d’autres. J’ai pleine confiance en vous désormais ; vous êtes un brave garçon, vous venez de faire vos preuves, vous pouvez marcher la tête droite, je double vos gages. Dormez en paix, mangez de bon appétit, et allez me chercher une bouteille de Bordeaux et un poulet. – Ah ? voilà la clef de ma caisse, Baptiste ; vous y prendrez cinquante billets de mille francs que vous m’apporterez.

BAPTISTE.

La clef de la caisse !... monsieur me confusionne.

Il sort.

 

 

Scène V

 

ROUSSEL, seul, puis BAPTISTE

 

C’est prodigieux comme j’estime ce garçon-là, maintenant ! Il est clair que monsieur de Trélan va devenir mon plus chaud défenseur, et un homme défendu par monsieur de Trélan est à l’abri des mauvaises langues. Écrivons-lui une lettre simple et digne.

Il se met à sa table et écrit.

« Monsieur, je viens de compulser le dossier du procès qui a coûté cinquante mille francs à monsieur votre père ; j’ai reconnu que les conseils de mon avocat m’avaient égaré, je l’avoue sans fausse honte, et je m’empresse de vous restituer une somme qui désormais me pèse sur la conscience. Agréez, monsieur, etc. »

Il cachette la lettre.

Caliste peut venir, maintenant !

Baptiste rentre avec un poulet, une bouteille de Bordeaux, et un portefeuille.

ROUSSEL, mettant les billets et la lettre dans son enveloppe.

Tiens, Baptiste ; tiens, mon garçon, voilà un paquet que tu vas porter à son adresse.

BAPTISTE.

Monsieur me comble.

ROUSSEL.

Va vite, ce n’est pas loin.

 

 

Scène VI

 

ROUSSEL, CALISTE

 

CALISTE.

Qu’est-ce que je vois ? Un poulet, une bouteille de Bordeaux !

ROUSSEL.

Oui, l’appétit m’est revenu, vive la joie ! vive Caliste ! Je t’ai boudée ce matin pour la première fois de ma vie ; tu ne m’en veux pas ?

CALISTE.

Je suis bien trop contente pour t’en vouloir !

ROUSSEL.

Tu es contente aussi ? Fais-moi venir du jambon, alors, et raconte-moi ce qui t’arrive.

CALISTE.

Eh bien, et toi ?

ROUSSEL.

Moi, il ne m’arrive rien.

CALISTE.

Moi, tu sauras plus tard.

ROUSSEL.

Tu as des secrets pour ton père, petite masque !

CALISTE.

Il en a bien pour moi.

On annonce Balardier.

 

 

Scène VII

 

ROUSSEL, CALISTE, BALARDIER

 

ROUSSEL.

Ah ! sapristi, mon cher Balardier, je vous ai oublié tout net.

À Caliste.

Je l’avais invité à déjeuner, sonne qu’on mette son couvert !

BALARDIER.

Ne sonnez pas, mademoiselle. Je suis enchanté de votre manque de mémoire, monsieur Roussel ; je vous apportais mes excuses, j’ai déjeuné.

ROUSSEL.

Est-ce vrai, au moins ?

BALARDIER.

Parbleu ! puisque je viens de me battre !

Caliste et Roussel font un geste d’étonnement.

C’est une histoire curieuse.

ROUSSEL.

Contez-nous-la.

BALARDIER.

Mon adversaire...

ROUSSEL.

Qui est-ce ?

BALARDIER.

Il m’a fait promettre de ne pas le nommer. C’est un drôle de corps. Il faut vous dire qu’il m’avait cherché une querelle d’Allemand. Nous arrivons sur le terrain mes témoins et moi ; personne. Au bout d’un quart d’heure nous voyons une voiture dont mon homme descend tout seul. « Je viens de chez vous, Monsieur, me dit-il ; je vous ai manqué de cinq minutes ; mais ce que je vous aurais dit chez vous, je vous le dirai aussi bien ici. Cette affaire est ridicule, j’ai eu tous les torts, je vous fais mes excuses. » Touchez là, lui dis-je, et allons déjeuner. Ne refuse-t-il pas la main et l’invitation ? Moi, je lui dis : Monsieur, il n’y a pas de milieu : déjeunons ou battons-nous, battons-nous ou déjeunons, je ne connais que ça... Il me répond : Battons-nous... On nous place, je lui égratigne la main, on nous arrête ; il me salue en me priant, si je racontais mon duel, de ne pas le nommer ; il remonte en voiture, et mes témoins m’entraînent à Madrid, où je les ai laissés... dans un état !

ROUSSEL.

J’aime les vaillantises racontées simplement. Du reste, vous n’en êtes pas à votre première affaire, mon gaillard.

BALARDIER, modestement.

Peuh ! vous savez.

UN DOMESTIQUE.

Madame de Lussan est chez mademoiselle.

CALISTE.

Vous permettez, monsieur Balardier.

Elle sort.

 

 

Scène VIII

 

BALARDIER, ROUSSEL

 

ROUSSEL.

Vous avez bien fait de raconter ce fait d’armes devant Caliste ; ces choses-là montent la tête aux jeunes filles.

BALARDIER.

Vous pensez que mes actions sont en hausse ?

ROUSSEL.

Parbleu ! – Vous avez une fière imagination, toujours ! Je vous en fais mon compliment !

BALARDIER.

Vous croyez donc que c’est une invention ?

ROUSSEL.

Je ne la blâme pas, elle est de bonne guerre.

BALARDIER.

Mais c’est la vérité pure.

ROUSSEL.

Vous vous êtes battu ?

BALARDIER.

Certainement.

ROUSSEL.

À votre âge ! dans votre position ! sur le point de vous marier ! n’êtes-vous pas honteux !... Bah ! vous avez bien fait ! Si j’avais votre âge, je voudrais avoir des duels. Un honnête homme doit être pointilleux.

BALARDIER.

Vous parlez en vert galant, monsieur Roussel.

ROUSSEL.

Je ne sais pas si je suis galant, mais je suis vert, je suis gaillard. À votre santé, et faites-moi raison.

BALARDIER.

Je n’ai pas le temps, il faut que j’aille à la Bourse.

ROUSSEL.

C’est juste : le point d’honneur ne défend pas de s’enrichir.

BAPTISTE, entrant.

La commission de monsieur est faite.

BALARDIER.

Eh bien, adieu !

Il sort.

 

 

Scène IX

 

BAPTISTE, ROUSSEL

 

ROUSSEL.

Monsieur de Trélan était-il chez lui ?

BAPTISTE.

Oui, monsieur ; il venait de rentrer.

ROUSSEL.

Qu’est-ce qu’il a dit ?

BAPTISTE.

Je n’ai pas pu le voir. J’ai remis le paquet à son valet de chambre, sans lui dire ce qu’il contenait.

ROUSSEL.

Ah ! ah ! tu es méfiant.

BAPTISTE.

Dame, monsieur, il était en train de ranger le linge de son maître, et il fourrait un tas de choses dans ses poches. Je lui ai même dit ma façon de penser là-dessus.

ROUSSEL, à part.

C’est une perle, ce garçon-là.

Haut.

Je te donne congé pour aujourd’hui. Va boire à ma santé.

Il lui donne le louis du plateau.

BAPTISTE.

Monsieur me comble !

Il sort par la gauche, emportant le guéridon et le déjeuner ; un autre domestique ouvre la porte de droite et annonce monsieur de Trélan.

 

 

Scène X

 

ROUSSEL, TRÉLAN, la main droite dans son habit

 

ROUSSEL.

Vous voilà, monsieur, je m’attendais presque à votre visite. Mais pas de remerciements, je vous en prie ; je n’ai fait que mon devoir.

TRÉLAN.

Vous ne m’auriez pas revu, monsieur, si j’avais eu quelqu’un à qui confier les cinquante mille francs que je vous rapporte.

ROUSSEL.

Que voulez-vous dire ? ils sont à vous.

TRÉLAN.

Non, monsieur ; que les juges se soient trompés ou non, il y a chose jugée. Cet argent vous appartient légalement ; ce que vous appelez une restitution serait une libéralité, et je n’en accepte de personne.

ROUSSEL.

Comme il vous plaira ; vous ne m’empêcherez pas du moins d’adresser cette somme aux hôpitaux en votre nom.

TRÉLAN.

En votre nom à vous, monsieur ; quand je fais la charité, je la fais avec mon argent.

ROUSSEL.

Très bien, monsieur. Mais vous conviendrez que je me suis conduit en galant homme à votre égard ?

TRÉLAN.

Oui, monsieur.

ROUSSEL.

Et j’espère que dorénavant, si l’on m’attaque devant vous, vous vous ferez un devoir de rétablir les faits ?

TRÉLAN.

En ce qui me concerne, oui, monsieur.

ROUSSEL.

Que voulez-vous dire ? En ce qui vous concerne ?

TRÉLAN.

Je ne peux pas répondre pour les autres.

ROUSSEL.

Les autres ? – Ah ! çà, monsieur, à quel prix serais-je donc un honnête homme à vos yeux ?

TRÉLAN.

Ne me consultez pas : j’ai à ce sujet des idées de l’autre monde, et, si je vous les disais, vous en ririez probablement.

ROUSSEL.

N’importe, monsieur, parlez.

TRÉLAN.

Ce n’est pas cinquante mille francs qu’il vous faudrait envoyer aux hôpitaux, c’est...

ROUSSEL.

Toute ma fortune ? – Vous la croyez donc entachée jusqu’au dernier écu ?

TRÉLAN.

Eh, monsieur ! les fortunes les plus mal acquises ne le sont jamais que dans leurs commencements. Qui regarderait aux moyens de gagner ses premiers cent mille francs, s’il suffisait, pour vivre honoré, de les restituer une fois qu’on n’en a plus besoin ? Non ! la source empoisonnée empoisonne tout le fleuve.

ROUSSEL.

C’est absurde ! c’est injuste ! c’est immoral !

TRÉLAN.

C’est le contraire qui serait immoral et injuste ! Personne ne consentirait à rester pauvre, si le respect s’achetait aussi avec de l’argent. Grâce au ciel, il ne s’achète qu’avec de l’honneur, et c’est la seule loi qui retienne un peu de vertu sur la terre.

ROUSSEL.

Vous le prenez un peu trop haut, mon cher monsieur, et je suis bien bon de me confondre en salamalecs ! Je suis un autre personnage que vous, je veux bien vous le dire... Vous vous appelez monsieur de Trélan, et je m’appelle monsieur Roussel tout court : mais nous ne sommes plus au temps de la féodalité : il n’y a plus qu’un gentilhomme en France, c’est l’argent ! qu’un homme puissant, l’argent ! qu’un honnête homme, l’argent !

TRÉLAN.

Vous avez raison, monsieur ; le monde est à vos pieds. Mais debout, là, dans un coin, il y a un gentilhomme pauvre qui ne s’incline pas...

Il se couvre.

Ce gentilhomme, monsieur, c’est la conscience publique.

La porte s’ouvre, Caliste paraît.

ROUSSEL, bas à Trélan.

Silence devant ma fille !

 

 

Scène XI

 

ROUSSEL, TRÉLAN, AMÉLIE, CALISTE, qui, en voyant Trélan, s’arrête sur la porte

 

AMÉLIE, à Trélan.

Encore vous ?...

Bas à Caliste.

Tu avais raison.

TRÉLAN.

Je venais pour une affaire...

ROUSSEL, vivement.

Oui, relative à la maison que monsieur veut vendre.

TRÉLAN.

Notre marché est rompu et notre conférence terminée. Monsieur Roussel, j’ai l’honneur de vous saluer : adieu, madame.

Amélie lui tend la main. Trélan lui donne la main gauche.

AMÉLIE.

Vous me donnez la main gauche ?

TRÉLAN.

Je me suis blessé à la droite en ouvrant une malle.

AMÉLIE.

Vous ouvrez vos malles vous-même ?... Voyons cette main, je me connais en bobos.

Trélan tire de son habit sa main entourée d’une bande noire. Elle le regarde fixement en lui tenant la main, et dit.

C’est un coup d’épée !

Caliste pousse un petit cri et fait un pas en avant. À Caliste.

C’est avec lui que monsieur Balardier s’est battu ce matin !

À Trélan.

Osez dire le contraire !

Trélan baisse les yeux.

Ah ! vous êtes guéri de votre ancienne passion ! Ah ! vous suppliez Caliste de ne pas se marier ! Ah ! vous cherchez une querelle d’Allemand à monsieur Balardier !... Mais dites-le donc franchement : vous aimez Caliste.

ROUSSEL, à part.

Que dit-elle ?

CALISTE.

Amélie !

TRÉLAN.

Madame !

AMÉLIE.

Eh bien, quoi ? Votre secret vous étouffe tous les deux ; je casse les vitres... pour vous donner de l’air.

TRÉLAN.

Malheureux que je suis ! La femme que je voulais oublier par l’absence, c’était elle.

AMÉLIE.

L’oublier ! puisqu’on vous la donne ?

TRÉLAN.

Je ne peux pas l’épouser.

AMÉLIE.

Pourquoi ?

TRÉLAN.

Ne me le demandez pas.

AMÉLIE.

Vous l’aimez, elle vous aime, son père vous la donne, et vous ne pouvez pas l’épouser ?

ROUSSEL.

Eh ! mon Dieu ! c’est tout simple... je sais roturier, et monsieur est gentilhomme.

AMÉLIE.

Il n’a pas de ces sottes idées ; ce ne peut être la cause...

TRÉLAN.

Si, madame ; n’en cherchez pas d’autre.

AMÉLIE.

De l’orgueil nobiliaire, vous ?... C’est la première fois...

TRÉLAN.

Je le cache de mon mieux, car ma raison en rougit... mais ces sentiments-là sont dans le sang.

Roussel s’assied à gauche et prend la main de Caliste.

AMÉLIE.

Et c’est à un préjugé aussi ridicule que vous sacrifiez votre bonheur et celui de Caliste ? Vous dites que vous l’aimez, et vous la condamnez au malheur éternel, parce qu’il manque une particule à son nom ? Ah ! monsieur de Trélan, de pareilles petitesses d’esprit viennent du cœur... Console-toi, Caliste... il n’est pas l’homme que nous aimions ; reprends-lui ton affection, comme je lui reprends mon amitié. Il n’en est pas digne.

CALISTE, fièrement.

Tu as raison.

TRÉLAN.

Eh bien, non ! je ne puis pas endurer votre mépris !... Ce sacrifice est au-dessus de mes forces... Non ! ce n’est pas l’orgueil...

ROUSSEL, violemment.

Caliste ! ma pauvre Caliste !

Il l’attire vers lui ; elle tombe à genoux. Il lui couvre les oreilles de ses mains.

Ma pauvre enfant ! Dieu m’est témoin que je donnerais ma vie avec joie pour te voir heureuse !

Se tournant vers Trélan.

Elle est deux fois ma fille, monsieur : sa mère me l’a léguée en mourant, et je l’ai aimée pour deux. Sa tendresse et son respect sont ma seule joie... Je n’ai qu’elle au monde.

CALISTE.

Et moi, père, et moi... je n’ai plus que toi !

ROUSSEL l’embrasse, la relève doucement, s’avance vers Trélan, et le regardant fixement.

Pourquoi ne pouvez-vous pas épouser ma fille ?

TRÉLAN.

Un obstacle invincible, un secret qui ne m’appartient pas...

Avec intention.

que j’ai juré et que je jure de ne révéler à personne.

S’avançant vers Caliste.

La fatalité nous sépare, mademoiselle ; n’accusons qu’elle, et gardons cette consolation que, dans notre malheur, il n’y a ni de votre faute ni de la mienne. Le ciel n’a pas voulu que je partisse à temps pour vous épargner cette douleur ; mais vous ne m’aimez que depuis un jour, et j’espère que vous m’oublierez bientôt. Quant à moi, je ne vous oublierai jamais... ma vie est perdue... Adieu pour toujours !

Il sort. Caliste tombe en sanglotant dans un fauteuil. Amélie s’empresse autour d’elle.

 

 

Scène XII

 

ROUSSEL, AMÉLIE, CALISTE

 

Roussel reste auprès de la porte, considérant sa fille.

AMÉLIE.

Caliste !... Caliste !... je t’en prie !

CALISTE.

Sa vie est perdue ?... Et la mienne donc !

AMÉLIE.

Calme-toi !

CALISTE.

Il m’aime ! il m’aime, et il part ! ô bonheur entrevu !... N’essaie pas de me consoler... tout est fini pour moi... Je suis désespérée !

Roussel tombe sur une chaise à droite, la tête dans ses mains.

AMÉLIE, à Caliste, lui montrant Roussel.

Par pitié pour ton père !

CALISTE, s’essuyant les yeux.

Je l’oubliais.

Elle se lève, va à son père, et lui posant la main sur l’épaule.

Père, si tu pleures... qui est-ce qui me donnera du courage ?

ROUSSEL.

Ah ! pauvre enfant, je ne peux rien pour toi !

CALISTE.

Tu ne peux rien, dis-tu ? Ne me restes-tu pas ? ne m’aimes-tu plus ? Jusqu’ici ton affection a rempli ma vie : ai-je été malheureuse ?

ROUSSEL.

Ce ne sera plus la même chose.

CALISTE.

S’il y a quelque chose de changé entre nous, c’est que notre douleur nous rend encore plus nécessaires l’un à l’autre ; voilà tout.

Lui essuyant les yeux.

Voyons, essuie tes yeux... Je n’aurais plus été que ta fille... je reste ton enfant.

ROUSSEL.

Tu dis cela pour me consoler.

AMÉLIE.

Mais non, elle a déjà pris le dessus. Elle n’est pas de ces femmes qui se laissent abattre au moindre choc.

CALISTE.

Ne te désole pas plus que moi, c’est tout ce que je te demande.

ROUSSEL.

Espères-tu me persuader que tu n’as plus de chagrin ?

CALISTE, souriant avec effort.

Oh ! non... tu ne le croirais pas... mais le premier moment est passé, mes larmes m’ont soulagée ; je suis arrêtée à une sorte de tranquillité qui n’est pas sans douceur... Tu ne me comprends pas ? C’est que je m’explique mal... mais tiens : j’ai traversé cet été une petite rue étroite et sombre dont je ne sais pas le nom. À une fenêtre, il y avait une jeune fille qui cousait à côté d’un pot de giroflées. De temps en temps elle levait la tête et regardait en l’air : elle me serra le cœur. Je comprends aujourd’hui qu’elle n’était pas malheureuse. Je la vois installée dans sa pauvre chambre ; elle a un pot de fleurs et un coin du ciel... Eh bien ! père, je me compare à elle. J’ai mon coin du ciel et mon pot de fleurs... Le coin du ciel, c’est la pensée que je suis aimée ; la giroflée, avec ta permission, c’est toi.

ROUSSEL.

Chère amour !

CALISTE.

Conçois-tu, maintenant ?

ROUSSEL.

Oui, oui.

CALISTE, bas à Amélie.

Emmène-moi... J’étouffe !

AMÉLIE.

Il faut que je m’en aille ; j’ai une course à faire ; mais je reviendrai. Adieu, monsieur Roussel.

À Caliste.

Viens me conduire.

Elles sortent.

 

 

Scène XIII

 

ROUSSEL, seul, puis BAPTISTE

 

ROUSSEL.

Quel courage ! quelle résignation ! pauvre chère enfant ! Aurais-je pu prévoir, quand j’amassais ta dot, que j’élevais une barrière entre le bonheur et toi !

Il s’assied dans un grand fauteuil à gauche.

Dire que si j’étais un petit employé à trois ou quatre mille francs, monsieur de Trélan épouserait Caliste ! Ce serait un mariage inespéré ; je serais le plus heureux des pères, et elle la plus heureuse des femmes.

Fermant les yeux, après un silence.

Je prendrais ma retraite pour n’avoir plus autre chose en tête que mes petits-enfants. Quelle vie charmante ! Je loue une chambre au quatrième à côté de ma fille ; tous les jours, après mon dîner, je vais passer ma soirée chez elle, si elle est seule ; s’il vient des visites, je m’esquive discrètement, parce que mon gendre a beau ne pas avoir de préjugés, il faut ménager toutes choses ; et puis, qu’est-ce que cela me fait ? On me câlinera en cachette. « Je mènerai tous les jours les petits à la promenade ; j’économiserai pour leur acheter de temps en temps un joujou... Que me faut-il pour vivre ? 4 200 francs par an, un habillement d’hiver et un d’été... et encore ! à mon âge, on devient frileux... un seul habillement suffira.

BAPTISTE, portant un gros sac d’argent.

Le concierge de la rue de Rivoli apporte les loyers à monsieur.

ROUSSEL.

Que le diable l’emporte !... nous sommes donc le 16 ?

BAPTISTE.

Oui, monsieur.

ROUSSEL.

Je ne sais plus comment je vis... Mettez ça là.

BAPTISTE.

Monsieur ne compte pas ?

ROUSSEL.

C’est bien ! c’est bien !

Baptiste sort.

ROUSSEL, se levant.

Avec ces gens-là, on ne peut pas oublier une minute qu’on est riche. Ah ! gredin d’argent ! ma fille n’épousera pas celui qu’elle aime, je n’aurai pas de petits-enfants !... gredin d’argent ! gredin d’argent !

BAPTISTE, apportant un nouveau sac.

C’est le concierge...

ROUSSEL.

Encore ! tonnerre de !... qu’on me laisse tranquille !

Il prend le sac et le jette à terre avec fureur, le sac se répand, Baptiste s’enfuit.

Toute cette fortune maudite va donc me crever sur la tête aujourd’hui ? Cette maison pavée d’écus !

Menaçant le ciel du poing.

Quand on pense qu’il y a des gens qui n’ont pas le sou ! Quelle injustice !

 

 

Scène XIV

 

ROUSSEL, CALISTE

 

CALISTE.

Contre qui donc es tu en colère ?

ROUSSEL.

Moi, en colère ? non.

CALISTE.

D’où vient cet argent par terre ?

ROUSSEL.

C’est ce maladroit de Baptiste qui a répandu un sac, et je le grondais. Amuse-toi à ramasser ça, c’est pour toi.

CALISTE.

Que veux-tu que j’en fasse ?

ROUSSEL.

Tu le donneras aux pauvres.

CALISTE.

Que tu es bon ! et que j’ai raison de t’aimer !

ROUSSEL, à part.

Raison de m’aimer ! Si elle savait !...

CALISTE.

Je t’apporte ton journal, que tu n’as pas ouvert.

ROUSSEL.

Que m’importe le journal ! Il ne m’apprendra pas la seule chose qui pourrait me faire plaisir.

CALISTE.

Celle-là est impossible, n’y pensons plus ! – Quel peut être cet obstacle ?

ROUSSEL.

Nous ne le saurons jamais.

CALISTE.

Peut-être ; Amélie est allée chez monsieur de Trélan pour tâcher de le faire parler.

ROUSSEL.

Il ne parlera pas, te dis-je, c’est impossible.

CALISTE.

Impossible ? est-ce que tu saurais ?...

ROUSSEL, embarrassé.

Non !... mais il ne dira pas à Amélie ce qu’il ne t’a pas dit à toi.

CALISTE.

Il était sur le point de le dire quand tu l’as interrompu...

 

 

Scène XV

 

ROUSSEL, CALISTE, LANDARA

 

ROUSSEL.

Ah ! monsieur Landara !... Tu vas prendre ta leçon, fillette, n’est-ce pas ? Je vais serrer tout cela.

Il sort, remportant le premier sac.

LANDARA.

Voulez-vous commencer, mademoiselle ?

CALISTE.

Je ne suis pas en train de faire de la musique, monsieur ; excusez-moi. Voici votre cachet.

Elle fouille dans son sac à ouvrage.

LANDARA, très pincé.

Permettez-moi de le gagner ou de ne pas le prendre.

CALISTE, à part.

Je l’ai humilié ; pauvre garçon !

Haut.

Je vous demande pardon, monsieur ; je pensais à autre chose... vous ne m’en voulez pas de ma distraction ?

LANDARA.

Pourquoi vous excuser ? Ne sommes-nous pas les parias de la société ?

CALISTE.

Vous êtes injuste pour la société, monsieur Landara ; quant à moi, je trouve qu’un grand artiste est l’égal d’un grand seigneur.

LANDARA.

On ne s’en douterait guère.

CALISTE, allant prendre une petite bourse dans un tiroir d’étagère.

Vous êtes trop susceptible ; je ne vais plus savoir comment vous offrir le prix de vos billets de concert... que j’ai tous placés, monsieur.

LANDARA, tendant la main.

Payez-moi, mademoiselle... comme un marchand.

CALISTE.

Et cette petite bourse, vous me la rendrez donc ?

LANDARA.

Brodée de vos mains ?...

CALISTE.

Peut-être !

À part.

Mensonge inoffensif.

LANDARA.

Oh ! mademoiselle, que de remerciements, de pardons !...

CALISTE.

Et la somme est en dollars ! Vous avez de la chance de recevoir une pluie aussi fine dans une maison où il tombe des hallebardes.

Elle montre les écus semés à terre.

LANDARA.

On pourrait croire que Jupiter est entré par la fenêtre.

CALISTE.

Ce n’est pas Jupiter, monsieur, c’est la charité. Cet argent est pour les pauvres ; aidez-moi à le ramasser.

Landara ramasse les écus, qu’il remet dans le sac.

LANDARA, à part et tout en ramassant.

Une bourse brodée de ses mains, c’est assez significatif... Elle est romanesque... À ses yeux, je suis un grand seigneur, elle l’a dit. Elle mène son père par le nez : il n’a pas l’embarras du choix en fait de gendre... Ma foi ! risquons-nous !

Il présente le sac à Caliste.

CALISTE, lui montrant des écus par terre.

Il y en a encore.

LANDARA, à part et en s’agenouillant pour ramasser l’argent.

J’y suis, j’y reste !...

À Caliste qui se retourne.

Ayez pitié d’un malheureux à qui vous avez enlevé le repos de sa vie !

CALISTE.

Monsieur...

LANDARA, serrant le sac sur son cœur.

Je suis pauvre et maudit, je n’ai que vous sur la terre, ne me repoussez pas !

 

 

Scène XVI

 

CALISTE, LANDARA, ROUSSEL

 

ROUSSSEL.

Qu’est-ce que vous faites donc là, vous ?

LANDARA, se levant.

Je suis prêt à tout réparer par un mariage.

ROUSSEL.

À tout réparer ?

LANDARA.

Parlez, belle Caliste, notre destinée est entre vos mains : ne faiblissez pas à l’instant suprême.

ROUSSEL, à Caliste.

Il a un coup de marteau.

LANDARA.

Elle n’ose pas avouer un sentiment qui contrarie peut-être vos projets ; mais je vous connais, monsieur : vous êtes bon et généreux, vous ne sacrifierez pas votre unique enfant.

ROUSSEL.

Je n’en reviens pas ! Parle-lui donc, Caliste !

CALISTE, à Landara.

Je ne sais, monsieur, comment j’ai pu donner lieu à la méprise que vous commettez.

ROUSSEL.

Là, êtes-vous content ? je ne le lui fais pas dire. En voilà assez, monsieur ; votre demande m’honore, je la refuse, n’en parlons plus.

LANDARA.

Je sais, mademoiselle, ce que de tels aveux coûtent à la modestie d’une jeune fille.

ROUSSEL.

Ah çà ! qui est-ce qui m’a bâti un entêté comme ça ? Puisqu’elle vous dit qu’elle ne vous aime pas ! Mais dis-lui donc que tu le trouves prétentieux, bête et laid ; car, ma parole ! nous ne pourrons nous dépêtrer de lui que par des crudités.

CALISTE.

Mon père s’emporte, monsieur ; ne croyez pas...

LANDARA.

Soyez tranquille... Je sais ce que je dois croire, et je ne m’écarterai pas du respect filial.

ROUSSEL.

Filial ? c’est trop fort !

LANDARA.

J’attendrai votre réponse, plein de confiance dans votre tendresse pour votre fille. Adieu, monsieur.

ROUSSEL, à Caliste.

Il s’en va avec l’idée que tu l’aimes... attends ! attends !

Le rappelant.

Monsieur...

Landara revient sur ses pas.

Vous me demandez la main de ma fille, n’est-ce pas ?

LANDARA.

Oui, monsieur.

ROUSSEL.

le vous l’accorde.

LANDARA.

Ô bonheur !

CALISTE.

Es-tu fou ?

LANDARA.

Oui, fou de joie, ivre de félicité ! ô mon père !...

CALISTE.

Mais, monsieur, je ne consens pas, moi. Je ne vous aime pas, je ne veux pas vous épouser.

LANDARA.

Vous dites ?

ROUSSEL.

Elle dit ce que je me tue de vous répéter depuis une heure.

LANDARA.

Vous ne m’aimez pas ?... Alors, vous vous êtes jouée de moi.

ROUSSEL.

Finissons cette comédie, monsieur, nous n’en sommes pas dupes. Vous en vouliez à la dot de ma fille ; vous vous êtes imaginé que vous lui tourneriez la tête avec votre tapotage de piano...

LANDARA, indigné.

Tapotage !

ROUSSEL.

Vous vous êtes trompé. Saluez, et allez-vous-en.

LANDARA.

En effet, je me suis trompé. Sachez néanmoins que le tapotage vaut mieux que le tripotage, et que ma musique est moins mauvaise que certaine réputation...

CALISTE.

Que voulez-vous dire, monsieur ?

LANDARA.

Votre père me comprend, il suffit.

À Roussel.

Quant à la dot dont vous êtes si fier, je ne sais même pas si ma famille aurait consenti à ce mariage. Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée.

CALISTE.

Vous insultez mon père... Sortez, monsieur, sortez !

LANDARA.

Je ne demande pas mieux.

À part.

Tapotage !

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

ROUSSEL, CALISTE

 

CALISTE.

L’insolent ! le lâche !

ROUSSEL.

Calme-toi, mon enfant !

CALISTE.

Oh ! je regrette de n’avoir pas de mari, tu aurais un fils pour te défendre...

ROUSSEL.

Je ne lui en veux pas, va !

CALISTE.

Les choses ne se seraient point passées de la sorte, si monsieur de Trélan avait été là.

ROUSSEL, à part.

Monsieur de Trélan !

CALISTE.

Il lui aurait appris à te respecter, lui qui...

Elle s’arrête.

ROUSSEL, à part, l’observant avec anxiété.

À quoi pense-t-elle ?

CALISTE, à part.

Non, l’obstacle ne peut pas être cela ; mon respect ne s’est pas trompé pendant vingt ans.

ROUSSEL, à part.

Ô mon Dieu ! écartez le soupçon de son esprit !

CALISTE, à part.

Ah ! tout le reste ne serait rien auprès de ce dernier coup.

ROUSSEL, à part.

Et ne pas oser l’interroger !

Il se promène avec agitation.

CALISTE, à part.

Il allait parler... mon père l’a interrompu !...

ROUSSEL, à part.

Je n’aurais plus qu’à me jeter à l’eau.

Caliste est sur le devant de la scène, à droite, Roussel au milieu. Elle le regarde avec une sévérité douloureuse ; leurs yeux se rencontrent ; Roussel baisse la tête, tous deux restent immobiles.

 

 

Scène XVIII

 

CALISTE, ROUSSEL, BALARDIER, TRÉLAN, qui s’arrête sur le seuil

 

BALARDIER, s’avançant entre Caliste et Roussel.

Je vous apporte une triste nouvelle, monsieur ; la guerre est déclarée.

ROUSSEL, sans lever la tête.

Qu’est-ce que cela me fait !

BALARDIER.

Vous l’avez voulu, vous êtes ruiné.

CALISTE, dont les yeux n’ont pas quitté Roussel.

Tant mieux !

ROUSSEL, à part.

Je suis condamné.

TRÉLAN, s’avançant vers lui.

Monsieur, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle votre fille.

CALISTE, immobile.

L’obstacle est levé... par notre ruine.

TRÉLAN.

Oui, mademoiselle. Je puis maintenant avouer ma petitesse : je ne voulais rien devoir à ma femme... que le bonheur.

CALISTE.

Quoi !... c’était là seulement ?...

TRÉLAN.

Je vous le jure !

Il tend la main à Roussel.

CALISTE, se jette au cou de Roussel en sanglotant.

Ô mon pauvre père... pardon !

ROUSSEL, à part et la tenant embrassée.

Dieu clément !

BALARDIER.

Vous me coupez l’herbe sous le pied, monsieur de Trélan.

TRÉLAN.

Tendez-lui votre main, chère Caliste ; car je suis témoin qu’il venait la demander.

Caliste donne la main à Balardier.

 

 

Scène XIX

 

CALISTE, ROUSSEL, BALARDIER, TRÉLAN, AMÉLIE

 

AMÉLIE.

Eh bien, mon pauvre monsieur Roussel, je viens d’apprendre...

ROUSSEL.

Je vous présente mon gendre, madame.

AMÉLIE.

Ah ! c’est bien, monsieur de Trélan !

CALISTE,
à son père, montrant l’argent sur la table, avec un sourire.

L’argent des pauvres est arrivé à son adresse.

ROUSSEL.

Pas du tout... je n’ai jamais été aussi riche...

Avec un geste de bénédiction sur sa fille.

Ô mon trésor !

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