Andromaque (Jean RACINE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, au Château du Louvre, le 17 novembre 1667.

 

Personnages

 

ANDROMAQUE, veuve d’Hector, captive de Pyrrhus

PYRRHUS, fils d’Achille, roi d’Épire

ORESTE, fils d’Agamemnon[1]

HERMIONE[2], fille d’Hélène, accordée avec Pyrrhus

PYLADE, ami d’Oreste

CLÉONE, confidente d’Hermione

CÉPHISE, confidente d’Andromaque

PHŒNIX, gouverneur d’Achille, et ensuite de Pyrrhus

SUITE D’ORESTE

 

La scène est à Buthrot[3], ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus.

 

 

À MADAME1

 

Madame,

 

Ce n’est pas sans sujet que je mets votre illustre nom[4] à la tête de cet ouvrage. Et de quel autre nom pourrais-je éblouir les yeux de mes lecteurs, que de celui dont mes spectateurs ont été si heureusement éblouis ? On savait que Votre Altesse Royale avait daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie. On savait que vous m’aviez prêté quelques-unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux ornements. On savait enfin que vous l’aviez honorée de quelques larmes dès la première lecture que je vous en fis. Pardonnez-moi, Madame, si j’ose me vanter de cet heureux commencement de sa destinée. Il me console bien glorieusement de la dureté de ceux qui ne voudraient pas s’en laisser toucher. Je leur permets de condamner l’Andromaque tant qu’ils voudront, pourvu qu’il me soit permis d’appeler de toutes les subtilités de leur esprit au cœur de Votre Altesse Royale.

Mais, Madame, ce n’est pas seulement du cœur que vous jugez de la bonté d’un ouvrage, c’est avec une intelligence qu’aucune fausse lueur ne saurait tromper. Pouvons-nous mettre sur la scène une histoire que vous ne possédiez aussi bien que nous ? Pouvons-nous faire jouer une intrigue dont vous ne pénétriez tous les ressorts ? Et pouvons-nous concevoir des sentiments si nobles et si délicats qui ne soient infiniment au-dessous de la noblesse et de la délicatesse de vos pensées ?

On sait, Madame, et Votre Altesse Royale a beau s’en cacher, que dans ce haut degré de gloire où la nature et la fortune ont pris plaisir de vous élever, vous ne dédaignez pas[5] cette gloire obscure que les gens de lettres s’étaient réservée. Et il semble que vous ayez voulu avoir autant d’avantage sur notre sexe par les connaissances et par la solidité de votre esprit, que vous excellez dans le vôtre par toutes les grâces qui vous environnent. La cour vous regarde comme l’arbitre de tout ce qui se fait d’agréable. Et nous, qui travaillons pour plaire au public, nous n’avons plus que faire de demander aux savants si nous travaillons selon les règles. La règle souveraine est de plaire à Votre Altesse Royale.

Voilà sans doute la moindre de vos excellentes qualités. Mais, Madame, c’est la seule dont j’ai pu parler avec quelque connaissance : les autres sont trop élevées au-dessus de moi. Je n’en puis parler sans les rabaisser par la faiblesse de mes pensées, et sans sortir de la profonde vénération avec laquelle je suis,

 

Madame,

 

De Votre Altesse Royale

Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,

 

RACINE.

 

 

PREMIÈRE PRÉFACE[6]

 

VIRGILE

AU TROISIÈME LIVRE

DE L’ÉNÉIDE2.

C’est Énée qui parle.

Littoraque Epeiri legimus, portuque subimus[7]

Chaonio, et celsam Buthroti ascenclimus urbem.

Solemnes tum forte dapes et tristia dona

Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat

Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,

Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras...

Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :

« O felix una ante alias Priameïa virgo,

Hostilem ad tumulum, Trojæ sub mœnibus altis

Jussa mori! quæ sortitus non pertulit ullos,

Nec victoris heri tetigit captiva cubile.

Nos, patria incensa, diversa per æquora vectæ,

Stirpis Achilleæ fastus, juvenemque superbum,

Servitio enixæ, tulimus, qui deinde secutus

Ledæam Hermionem, Lacedæmoniosque hymenæos...

Ast illum, ereptæ magno inflammatus amore

Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes

Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras. »

Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie. Voilà le lieu de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères[8]. Excepté celui d’Hermionne, dont la jalousie et les emportements sont assez marqués dans l’Andromaque d’Euripide.

Mais véritablement mes personnages sont si fameux dans l’antiquité, que pour peu qu’on la connaisse, on verra fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes nous les ont donnés. Aussi n’ai-je pas pensé qu’il me fut permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la liberté que j’ai prise, ça été d’adoucir un peu la férocité de Pyrrhus, que Sénèque, dans sa Troade[9], et Virgile, dans le second[10] de l’Énéide, ont poussée beaucoup plus loin que je n’ai cru le devoir faire.

Encore s’est-il trouvé des gens qui se sont plaints qu’il s’emportât contre Andromaque, et qu’il voulût épouser cette captive[11] à quelque prix que ce fût. J’avoue qu’il n’est pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse, et que Céladon a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que faire ? Pyrrhus n’avait pas lu nos romans. Il était violent de son naturel. Et tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons.

Quoi qu’il en soit, le public m’a été trop favorable pour m’embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois personnes qui voudraient qu’on réformât tous les héros de l’antiquité pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur intention fort bonne de vouloir qu’on ne mette sur la scène que des hommes impeccables. Mais je les prie de se souvenir que ce n’est pas à moi de changer les règles du théâtre. Horace nous recommande de dépeindre[12] Achille farouche, inexorable, violent[13], tel qu’il était, et tel qu’on dépeint son fils. Et Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut au contraire que les personnages tragiques, c’est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants[14]. Il ne veut pas qu’ils soient extrêmement bons, parce que la punition d’un homme de bien exciterait plutôt[15] l’indignation que la pitié du spectateur ; ni qu’ils soient méchants avec excès, parce qu’on n’a point pitié d’un scélérat. Il faut donc qu’ils aient une bonté médiocre, c’est-à-dire une vertu capable de faiblesse, et qu’ils tombent dans le malheur par quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester.

 

 

SECONDE PRÉFACE[16]

 

VIRGILE

AU TROISIÈME LIVRE

DE L’ÉNÉIDE.

C’est Énée qui parle.

Littoraque Epeiri legimus, portuque subimus

Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem.

Solemnes tum forte dapes et tristia dona

Libabat cineri Audromache, Manesque vocabat

Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,

Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras...

Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :

« O felix una ante alias Priameïa virgo,

Hostilem ad tumulum, Trojæ sub mœnibus altis

Jussa mori ! quæ sortitus non pertulit ullos,

Nec victoris heri tetigit captiva cubile.

Nos, patria incensa, diversa per æquora vectæ,

Stirpis Achilleæ fastus, juvenemque superbum,

Servitio enixæ, tulimus, qui deinde secutus

Ledæam Hermionem, Lacedæmoniosque hymenæos...

Ast illum, ereptæ magno inflammatus amore

Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes

Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras. »

Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie. Voilà le lieu de la scène, l’action qui s’y passe, les quatre principaux acteurs, et même leurs caractères. Excepté celui d’Hermione, dont la jalousie et les emportements sont assez marqués dans l’Andromaque d’Euripide.

C’est presque la seule chose que j’emprunte ici de cet auteur. Car, quoique ma tragédie porte le même nom que la sienne, le sujet en est pourtant très différent. Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu’elle a eu de Pyrrhus, et qu’Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s’agit point de Molossus. Andromaque ne connaît point d’autre mari qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissent guère que pour la veuve d’Hector et pour la mère d’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils. Et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avoient coulé pour un autre fils que celui qu’elle avait d’Hector.

Il est vrai que j’ai été obligé de faire vivre Astyanax un peu plus qu’il n’a vécu ; mais j’écris dans un pays où cette liberté ne pouvait pas être mal reçue. Car, sans parler de Ronsard, qui a choisi ce même Astyanax pour le héros de sa Franciade[17], qui ne sait que l’on fait descendre nos anciens rois de ce fils d’Hector, et que nos vieilles chroniques sauvent la vie à ce jeune prince, après la désolation de son pays, pour en faire le fondateur de notre monarchie ?

Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa tragédie d’Hélène ! Il y choque ouvertement la créance commune de toute la Grèce. Il suppose qu’Hélène n’a jamais mis le pied dans Troie ; et qu’après l’embrasement de cette ville, Ménélas trouve sa femme en Égypte, dont[18] elle n’était point partie. Tout cela fondé sur une opinion qui n’était reçue que parmi les Égyptiens, comme on le peut voir dans Hérodote[19].

Je ne crois pas que j’eusse besoin de cet exemple d’Euripide pour justifier le peu de liberté que j’ai prise. Car il y a bien de la différence entre détruire le principal fondement d’une fable, et en altérer quelques incidents, qui changent presque de face dans toutes les mains qui les traitent. Ainsi Achille, selon la plupart des poètes, ne peut être blessé qu’au talon, quoique Homère le fasse blesser au bras[20] et ne le croie invulnérable en aucune partie de son corps. Ainsi Sophocle fait mourir Jocaste aussitôt après la reconnaissance d’Œdipe[21], tout au contraire d’Euripide, qui la fait vivre jusqu’au combat et à la mort de ses deux fils[22]. Et c’est à propos de quelque contrariété[23] de cette nature qu’un ancien commentateur de Sophocle remarque fort bien[24], « qu’il ne faut point s’amuser à chicaner les poètes pour quelques changements qu’ils ont pu faire dans la fable ; mais qu’il faut s’attacher à considérer l’excellent usage qu’ils ont fait de ces changements, et la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable à leur sujet. »

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ORESTE, PYLADE

 

ORESTE.

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,

Ma fortune va prendre une face nouvelle ;

Et déjà son courroux semble s’être adouci,

Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici[25].

Qui l’eût dit, qu’un rivage à mes vœux si funeste[26]

Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste ?

Qu’après plus de six mois que je t’avais perdu,

À la cour de Pyrrhus tu me serais rendu ?

PYLADE.

J’en rends grâces au ciel, qui m’arrêtant sans cesse

Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce,

Depuis le jour fatal que la fureur des eaux

Presque aux yeux de l’Épire écarta nos vaisseaux[27].

Combien dans cet exil ai-je souffert d’alarmes !

Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,

Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger

Que ma triste amitié ne pouvait partager !

Surtout je redoutais cette mélancolie

Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.

Je craignais que le ciel, par un cruel secours,

Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.

Mais je vous vois, Seigneur ; et si j’ose le dire,

Un destin plus heureux vous conduit en Épire :

Le pompeux appareil qui suit ici vos pas

N’est point d’un malheureux qui cherche le trépas.

ORESTE.

Hélas ! qui peut savoir le destin qui m’amène ?

L’amour me fait ici chercher une inhumaine.

Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,

Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?

PYLADE.

Quoi ? votre âme à l’amour en esclave asservie

Se repose sur lui du soin de votre vie ?

Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts[28],

Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?

Pensez-vous qu’Hermione, à Sparte inexorable,

Vous prépare en Épire un sort plus favorable ?

Honteux d’avoir poussé tant de vœux superflus,

Vous l’abhorriez ; enfin vous ne m’en parliez plus.

Vous me trompiez, Seigneur.

ORESTE.

Je me trompais moi-même.

Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime[29].

T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ?

Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.

Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille

En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille[30],

Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis

Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.

Je te vis à regret, en cet état funeste,

Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,

Toujours de ma fureur interrompre le cours,

Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.

Mais quand je me souvins que parmi tant d’alarmes

Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes[31],

Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris

Voulut en l’oubliant punir tous ses mépris[32].

Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;

Je pris tous mes transports pour des transports de haine ;

Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,

Je défiais ses yeux de me troubler jamais.

Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.

En ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce[33] ;

Et je trouvai d’abord ses princes rassemblés,

Qu’un péril assez grand semblait avoir troublés.

J’y courus. Je pensai que la guerre et la gloire

De soins plus importants rempliraient ma mémoire ;

Que mes sens reprenant leur première vigueur,

L’amour achèverait de sortir de mon cœur.

Mais admire avec moi le sort dont la poursuite

Me fait courir alors au piège que j’évite[34].

J’entends de tous côtés qu’on menace Pyrrhus ;

Toute la Grèce éclate en murmures confus ;

On se plaint qu’oubliant son sang et sa promesse

Il élève en sa cour l’ennemi de la Grèce,

Astyanax, d’Hector jeune et malheureux fils,

Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.

J’apprends que pour ravir son enfance au supplice

Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse,

Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras,

Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.

On dit que peu sensible aux charmes d’Hermione,

Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne ;

Ménélas, sans le croire, en paraît affligé,

Et se plaint d’un hymen si longtemps négligé.

Parmi les déplaisirs où son âme se noie,

Il s’élève en la mienne une secrète joie :

Je triomphe ; et pourtant je me flatte d’abord

Que la seule vengeance excite ce transport.

Mais l’ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place :

De mes feux mal éteints je reconnus la trace[35] ;

Je sentis que ma haine allait finir son cours,

Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours.

Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.

On m’envoie à Pyrrhus : j’entreprends ce voyage.

Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras

Cet enfant dont la vie alarme tant d’États :

Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse,

Au lieu d’Astyanax lui ravir ma princesse !

Car enfin n attends pas que mes feux redoublés

Des périls les plus grands puissent être troublés.

Puisqu’après tant d’efforts ma résistance est vaine,

Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne[36].

J’aime : je viens chercher Hermione en ces lieux,

La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.

Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu’il fasse ?

Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.

Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?

Me rendra-t-il, Pylade, un bien, qu’il m’a ravi[37] ?

PYLADE.

Je vous abuserais si j’osais vous promettre

Qu’entré vos mains, Seigneur, il voulût la remettre :

Non que de sa conquête il paroisse flatté.

Pour la veuve d’Hector ses feux ont éclaté :

Il l’aime. Mais enfin cette veuve inhumaine

N’a payé jusqu’ici son amour que de haine ;

Et chaque jour encore on lui voit tout tenter

Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter.

De son fils, qu’il lui cache, il menace la tête[38],

Et fait couler des pleurs, qu’aussitôt il arrête.

Hermione elle-même a vu plus de cent fois

Cet amant irrité revenir sous ses lois,

Et de ses vœux troublés lui rapportant l’hommage,

Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage.

Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui

Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :

Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,

Épouser ce qu’il hait, et punir ce qu’il aime[39].

ORESTE.

Mais dis-moi de quel œil Hermione peut voir

Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir[40] ?

PYLADE.

Hermione, Seigneur, au moins eu apparence,

Semble de son amant dédaigner l’inconstance,

Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur[41],

Il la viendra presser de reprendre son cœur.

Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes.

Elle pleure en secret le mépris de ses charmes.

Toujours prête à partir, et demeurant toujours,

Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.

ORESTE.

Ah ! si je le croyais, j’irais bientôt, Pylade,

Me jeter...

PYLADE.

Achevez, Seigneur, votre ambassade.

Vous attendez le Roi. Parlez, et lui montrez

Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés.

Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,

Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse.

Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.

Pressez : demandez tout, pour ne rien obtenir.

Il vient.

ORESTE.

Hé bien ! va donc disposer la cruelle

À revoir un amant qui ne vient que pour elle.

 

 

Scène II

 

PYRRHUS, ORESTE, PHŒNIX

 

ORESTE.

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix[42],

Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix[43],

Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie

De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.

Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups :

Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ;

Et vous avez montré, par une heureuse audace,

Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.

Mais ce qu’il n’eût point fait, la Grèce avec douleur

Vous voit du sang troyen relever le malheur,

Et vous laissant toucher d’une pitié funeste,

D’une guerre si longue entretenir le reste.

Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?

Nos peuples affaiblis s’en souviennent encor.

Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ;

Et dans toute la Grèce il n’est point de familles

Qui ne demandent compte à ce malheureux fils

D’un père ou d’un époux qu’Hector leur a ravis.

Et qui sait ce qu’un jour ce fils peut entreprendre[44] ?

Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,

Tel qu’on a vu son père embraser nos vaisseaux,

Et la flamme à la main, les suivre sur les eaux.

Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense ?

Vous-même de vos soins craignez la récompense,

Et que dans votre sein ce serpent élevé

Ne vous punisse un jour de l’avoir conservé.

Enfin de tous les Grecs satisfaites l’envie,

Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;

Perdez un ennemi d’autant plus dangereux

Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux.

PYRRHUS.

La Grèce en ma faveur est trop inquiétée.

De soins plus importants je l’ai crue agitée,

Seigneur ; et sur le nom de son ambassadeur,

J’avais dans ses projets conçu plus de grandeur.

Qui croirait en effet qu’une telle entreprise

Du fils d’Agamemnon méritât l’entremise ;

Qu’un peuple tout entier, tant de fois triomphant,

N’eût daigné conspirer que la mort d’un enfant[45] ?

Mais à qui prétend-on que je le sacrifie ?

La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie ?

Et seul de tous les Grecs ne m’est-il pas permis

D’ordonner d’un captif que le sort m’a soumis[46] ?

Oui, Seigneur, lorsqu’au pied des murs fumants de Troie

Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie,

Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,

Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.

Hécube près d’Ulysse acheva sa misère ;

Cassandre dans Argos a suivi votre père[47] :

Sur eux, sur leurs captifs ai-je étendu mes droits ?

Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?

On craint qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse ;

Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse.

Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin :

Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.

Je songe quelle était autrefois cette ville,

Si superbe en remparts, en héros si fertile,

Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin

Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.

Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,

Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,

Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer

Que Troie en cet état aspire à se venger[48].

Ah ! si du fils d’Hector la perte était jurée,

Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?

Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?

Sous tant de morts, sous Troie il fallait l’accabler.

Tout était juste alors : la vieillesse et l’enfance

En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense ;

La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,

Nous excitaient au meurtre, et confondirent nos coups.

Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère[49].

Mais que ma cruauté survive à ma colère ?

Que malgré la pitié dont je me sens saisir,

Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir ?

Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre proie ;

Qu’ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie :

De mes inimitiés le cours est achevé ;

L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé[50].

ORESTE.

Seigneur, vous savez trop avec quel artifice

Un faux Astyanax fut offert au supplice[51]

Où le seul fils d’Hector devait être conduit.

Ce n’est pas les Troyens, c’est Hector qu’on poursuit.

Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père ;

Il a par trop de sang acheté leur colère.

Ce n’est que dans le sien qu’elle peut expirer ;

Et jusque dans l’Épire il les peut attirer.

Prévenez-les.

PYRRHUS.

Non, non. J’y consens avec joie :

Qu’ils cherchent dans l’Épire une seconde Troie ;

Qu’ils confondent leur haine, et ne distinguent plus

Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.

Aussi bien ce n’est pas la première injustice

Dont la Grèce d’Achille a payé le service.

Hector en profita[52], Seigneur ; et quelque jour

Son fils en pourrait bien profiter à son tour.

ORESTE.

Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ?

PYRRHUS.

Et je n’ai donc vaincu que pour dépendre d’elle ?

ORESTE.

Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups :

Ses yeux s’opposeront entre son père et vous.

PYRRHUS.

Hermione, Seigneur, peut m’être toujours chère ;

Je puis l’aimer, sans être esclave de son père ;

Et je saurai peut-être accorder quelque jour[53]

Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.

Vous pouvez cependant voir la fille d’Hélène :

Du sang qui vous unit je sais l’étroite chaîne[54].

Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus,

Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.

 

 

Scène III

 

PYRRHUS, PHŒNIX

 

PHŒNIX.

Ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa maîtresse !

PYRRHUS.

On dit qu’il a longtemps brûlé pour la princesse.

PHŒNIX.

Mais si ce feu, Seigneur, vient à se rallumer ?

S’il lui rendait son cœur, s’il s’en faisait aimer ?

PYRRHUS.

Ah ! qu’ils s’aiment, Phœnix : j’y consens. Qu’elle parte.

Que charmés l’un de l’autre, ils retournent à Sparte :

Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui.

Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui !

PHŒNIX.

Seigneur...

PYRRHUS.

Une autre fois je t’ouvrirai mon âme :

Andromaque paraît.

 

 

Scène IV

 

PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE[55]

 

PYRRHUS.

Me cherchiez-vous, Madame ?

Un espoir si charmant me serait-il permis[56] ?

ANDROMAQUE.

Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils.

Puisqu’une fois le jour vous soutirez que je voie

Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie,

J’allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui :

Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui.

PYRRHUS.

Ah ! Madame, les Grecs, si j’en crois leurs alarmes,

Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes.

Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé,

Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ?

PYRRHUS.

Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte.

Ils redoutent son fils.

ANDROMAQUE.

Digne objet de leur crainte[57] !

Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor

Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector.

PYRRHUS.

Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse.

Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice.

ANDROMAQUE.

Et vous prononcerez un arrêt si cruel ?

Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ?

Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père ;

On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère[58].

Il m’aurait tenu lieu d’un père[59] et d’un époux ;

Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.

PYRRHUS.

Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.

Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes ;

Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,

Demander votre fils avec mille vaisseaux ;

Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre ;

Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,

Je ne balance point, je vole à son secours :

Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.

Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,

Me refuserez-vous un regard moins sévère ?

Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,

Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ?

Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore

Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?

En combattant pour vous, me sera-t-il permis

De ne vous point compter parmi mes ennemis ?

ANDROMAQUE.

Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?

Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ?

Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux

Passe pour le transport d’un esprit amoureux[60] ?

Captive, toujours triste, importune à moi-même,

Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?

Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés[61]

Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?

Non, non, d’un ennemi respecter la misère,

Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,

De cent peuples pour lui combattre la rigueur,

Sans me faire payer son salut de mon cœur,

Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile :

Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.

PYRRHUS.

Hé quoi ? votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?

Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?

J’ai fait des malheureux, sans doute ; et la Phrygie

Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.

Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !

Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !

De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !

Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.

Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai[62],

Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes...

Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?

Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir :

Nos ennemis communs devraient nous réunir.

Madame, dites-moi seulement que j’espère,

Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;

Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;

J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.

Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :

Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;

Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,

Dans ses murs relevés couronner votre fils.

ANDROMAQUE.

Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère :

Je les lui promettais tant qu’a vécu son père[63].

Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,

Sacrés murs, que n’a pu conserver mon Hector.

À de moindres faveurs des malheureux prétendent,

Seigneur : c’est un exil que mes pleurs vous demandent.

Souffrez que loin des Grecs, et même loin de vous,

J’aille cacher mon fils, et pleurer mon époux.

Votre amour contre nous allume trop de haine :

Retournez, retournez à la fille d’Hélène.

PYRRHUS.

Et le puis-je, Madame ? Ah ! que vous me gênez !

Comment lui rendre un cœur que vous me retenez ?

Je sais que de mes vœux on lui promit l’empire ;

Je sais que pour régner elle vint dans l’Épire ;

Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener :

Vous, pour porter des fers ; elle, pour en donner.

Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?

Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire

Vos charmes tout puissants, et les siens dédaignés,

Qu’elle est ici captive, et que vous y régnez ?

Ah ! qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,

S’il s’échappait vers elle, y porterait de joie !

ANDROMAQUE.

Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ?

Aurait-elle oublié vos services passés ?

Troie, Hector contre vous révoltent-ils son âme ?

Aux cendres d’un époux doit-elle enfin sa flamme ?

Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel !

Sa mort seule a rendu votre père immortel.

Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes,

Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes.

PYRRHUS.

Hé bien, Madame, hé bien, il faut vous obéir :

Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.

Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence

Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence.

Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,

S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.

Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :

Le fils me répondra des mépris de la mère ;

La Grèce le demande, et je ne prétends pas

Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats[64].

ANDROMAQUE.

Hélas ! il mourra donc. Il n’a pour sa défense

Que les pleurs de sa mère, et que son innocence.

Et peut-être après tout, en l’état où je suis,

Sa mort avancera la fin de mes ennuis.

Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère[65] ;

Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.

Ainsi tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,

Nous vous...

PYRRHUS.

Allez, Madame, allez voir votre fils[66].

Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide

Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.

Pour savoir nos destins, j’irai vous retrouver.

Madame, eu l’embrassant, songez à le sauver[67].

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

HERMIONE, CLÉONE

 

HERMIONE.

Je fais ce que tu veux. Je consens qu’il me voie :

Je lui veux bien encore accorder cette joie.

Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;

Mais si je m’en croyais, je ne le verrais pas.

CLÉONE.

Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?

Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste

Dont vous avez cent fois souhaité le retour,

Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ?

HERMIONE.

C’est cet amour payé de trop d’ingratitude

Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.

Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui

De voir mon infortune égaler son ennui !

Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?

Elle me dédaignait, un autre l’abandonne.

L’ingrate, qui mettait son cœur à si haut prix,

Apprend donc à son tour à souffrir des mépris ?

Ah Dieux !

CLÉONE.

Ah ! dissipez ces indignes alarmes.

Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.

Vous croyez qu’un amant vienne vous insulter ?

Il vous rapporte un cœur qu’il n’a pu vous ôter.

Mais vous ne dites point ce que vous mande un père.

HERMIONE.

Dans ses retardements si Pyrrhus persévère,

À la mort du Troyen s’il ne veut consentir,

Mon père avec les Grecs m’ordonne de partir.

CLÉONE.

Hé bien, Madame, hé bien ! écoutez donc Oreste.

Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste.

Pour bien faire, il faudrait que vous le prévinssiez.

Ne m’avez-vous pas dit que vous le haïssiez ?

HERMIONE.

Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,

Après tant de bontés dont il perd la mémoire.

Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir !

Ah ! je l’ai trop aimé pour ne le point haïr.

CLÉONE.

Fuyez-le donc. Madame ; et puisqu’on vous adore...

HERMIONE.

Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore ;

Contre mon ennemi laisse-moi m’assurer :

Cléone, avec horreur je m’en veux séparer.

Il n’y travaillera que trop bien, l’infidèle !

CLÉONE.

Quoi ? vous en attendez quelque injure nouvelle ?

Aimer une captive, et l’aimer à vos yeux,

Tout cela n’a donc pu vous le rendre odieux ?

Après ce qu’il a fait, que saurait-il donc faire ?

Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire.

HERMIONE.

Pourquoi veux-tu, cruelle, irriter mes ennuis ?

Je crains de me connaître en l’étal où je suis.

De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire ;

Crois que je n’aime plus, vante-moi ma victoire ;

Crois que dans son dépit mon cœur est endurci ;

Hélas ! et s’il se peut, fais-le-moi croire aussi.

Tu veux que je le fuie. Hé bien ! rien ne m’arrête :

Allons. N’envions plus son indigne conquête ;

Que sur lui sa captive étende son pouvoir.

Fuyons... Mais si l’ingrat rentrait dans son devoir[68] !

Si la foi dans son cœur retrouvait quelque place !

S’il venait à mes pieds me demander sa grâce !

Si sous mes lois, Amour, tu pouvais l’engager !

S’il voulait !... Mais l’ingrat ne veut que m’outrager.

Demeurons toutefois pour troubler leur fortune ;

Prenons quelque plaisir à leur être importune ;

Ou le forçant de rompre un nœud si solennel,

Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.

J’ai déjà sur le fils attiré leur colère ;

Je veux qu’on vienne encor lui demander la mère.

Rendons-lui les tourments qu’elle me fait souffrir :

Qu’elle le perde, ou bien qu’il la fasse périr.

CLÉONE.

Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes[69]

Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes[70],

Et qu’un cœur accablé de tant de déplaisirs

De son persécuteur ait brigué les soupirs ?

Voyez si sa douleur en paraît soulagée.

Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée ?

Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté[71] ?

HERMIONE.

Hélas ! pour mon malheur, je l’ai trop écouté.

Je n’ai point du silence affecté le mystère :

Je croyais sans péril pouvoir être sincère ;

Et sans armer mes yeux d’un moment de rigueur,

Je n’ai pour lui parler consulté que mon cœur.

Et qui ne se serait comme moi déclarée

Sur la foi d’une amour si saintement jurée ?

Me voyait-il de l’œil qu’il me voit aujourd’hui ?

Tu t’en souviens encor, tout conspirait pour lui :

Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie,

Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,

Les exploits de son père effacés par les siens,

Ses feux que je croyais plus ardents que les miens,

Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie,

Avant qu’il me trahît, vous m’avez tous trahie.

Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,

Hermione est sensible, Oreste a des vertus.

Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime ;

Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.

Allons : qu’il vienne enfin.

CLÉONE.

Madame, le voici.

HERMIONE.

Ah ! je ne croyais pas qu’il fut si près d’ici.

 

 

Scène II

 

HERMIONE, ORESTE, CLÉONE

 

HERMIONE.

Le croirai-je, Seigneur, qu’un reste de tendresse

Vous fasse ici chercher une triste princesse[72] ?

Ou ne dois-je imputer qu’à votre seul devoir

L’heureux empressement qui vous porte à me voir ?

ORESTE.

Tel est de mon amour l’aveuglement funeste,

Vous le savez, Madame ; et le destin d’Oreste

Est de venir sans cesse adorer vos attraits,

Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.

Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,

Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures :

Je le sais, j’en rougis. Mais j’atteste les Dieux,

Témoins de la fureur de mes derniers adieux,

Que j’ai couru partout où ma perte certaine

Dégageait mes serments et finissait ma peine.

J’ai mendié la mort chez des peuples cruels

Qui n’apaisaient leurs dieux que du sang des mortels :

Ils m’ont fermé leur temple ; et ces peuples barbares

De mon sang prodigué sont devenus avares[73].

Enfin je viens à vous, et je me vois réduit

À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.

Mon désespoir n’attend que leur indifférence :

Ils n’ont qu’à m’interdire un reste d’espérance ;

Ils n’ont, pour avancer cette mort où je cours,

Qu’à me dire une fois ce qu’ils m’ont dit toujours.

Voilà, depuis un an, le seul soin qui m’anime.

Madame, c’est à vous de prendre une victime

Que les Scythes auraient dérobée à vos coups,

Si j’en avais trouvé d’aussi cruels que vous.

HERMIONE.

Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage[74].

À des soins plus pressants la Grèce vous engage.

Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés ?

Songez à tous ces rois que vous représentez.

Faut-il que d’un transport leur vengeance dépende ?

Est-ce le sang d’Oreste enfin qu’on vous demande ?

Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.

ORESTE.

Les refus de Pyrrhus m’ont assez dégagé,

Madame : il me renvoie ; et quelque autre puissance

Lui fait du fils d’Hector embrasser la défense.

HERMIONE.

L’infidèle !

ORESTE.

Ainsi donc, tout prêt à le quitter[75],

Sur mon propre destin je viens vous consulter.

Déjà même je crois entendre la réponse

Qu’en secret contre moi votre haine prononce.

HERMIONE.

Hé quoi ? toujours injuste en vos tristes discours,

De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours ?

Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?

J’ai passé dans l’Épire, où j’étais reléguée :

Mon père l’ordonnait. Mais qui sait si depuis

Je n’ai point en secret partagé vos ennuis ?

Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes ?

Que l’Épire jamais n’ait vu couler mes larmes ?

Enfin qui vous a dit que malgré mon devoir

Je n’ai pas quelquefois souhaité de vous voir ?

ORESTE.

Souhaité de me voir ! Ah ! divine princesse...

Mais, de grâce, est-ce à moi que ce discours s’adresse ?

Ouvrez vos yeux : songez qu’Oreste est devant vous[76],

Oreste, si longtemps l’objet de leur courroux.

HERMIONE.

Oui, c’est vous dont l’amour, naissant avec leurs charmes.

Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;

Vous que mille vertus me forçaient d’estimer ;

Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrais aimer.

ORESTE.

Je vous entends. Tel est mon partage funeste :

Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.

HERMIONE.

Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus :

Je vous haïrais trop.

ORESTE.

Vous m’en aimeriez plus.

Ah ! que vous me verriez d’un regard bien contraire !

Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ;

Et l’amour seul alors se faisant obéir,

Vous m’aimeriez, Madame, en me voulant haïr.

Ô Dieux ! tant de respects, une amitié si tendre...

Que de raisons pour moi, si vous pouviez m’entendre !

Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd’hui,

Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui.

Car enfin il vous hait ; son âme ailleurs éprise

N’a plus...

HERMIONE.

Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise[77] ?

Ses regards, ses discours vous l’ont-ils donc appris ?

Jugez-vous que ma vue inspire des mépris,

Qu’elle allume en un cœur des feux si peu durables ?

Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables.

ORESTE.

Poursuivez : il est beau de m’insulter ainsi.

Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ?

Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ?

Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?

Je les ai méprisés ? Ah ! qu’ils voudraient bien voir

Mon rival, comme moi, mépriser leur pouvoir !

HERMIONE.

Que m’importe, Seigneur, sa haine ou sa tendresse ?

Allez contre un rebelle armer toute la Grèce ;

Rapportez-lui le prix de sa rébellion ;

Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion.

Allez. Après cela direz-vous que je l’aime ?

ORESTE.

Madame, faites plus, et venez-y vous-même.

Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux ?

Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux.

Faisons de notre haine une commune attaque.

HERMIONE.

Mais, Seigneur, cependant s’il épouse Andromaque[78] ?

ORESTE.

Hé ! Madame.

HERMIONE.

Songez quelle honte pour nous

Si d’une Phrygienne il devenait l’époux !

ORESTE.

Et vous le haïssez ? Avouez-le, Madame,

L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme :

Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux ;

Et les feux mal couverts n’eu éclatent que mieux.

HERMIONE.

Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue

Répand sur mes discours le venin qui la tue,

Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,

Et croit qu’eu moi la haine est un effort d’amour.

Il faut donc m’expliquer : vous agirez ensuite.

Vous savez qu’en ces lieux mon devoir m’a conduite ;

Mon devoir n’y retient, et je n’en puis partir

Que mon père ou Pyrrhus ne m’en fasse sortir.

De la part de mon père allez lui faire entendre[79]

Que l’ennemi des Grecs ne peut être son gendre :

Du Troyen ou de moi faites-le décider ;

Qu’il songe qui des deux il veut rendre ou garder ;

Enfin qu’il me renvoie, ou bien qu’il vous le livre.

Adieu. S’il y consent, je suis prête à vous suivre.

 

 

Scène III

 

ORESTE, seul[80]

 

Oui, oui, vous me suivrez, n’en doutez nullement :

Je vous réponds déjà de son consentement.

Je ne crains pas enfin que Pyrrhus la retienne :

Il n’a devant les yeux que sa chère Troyenne ;

Tout autre objet le blesse ; et peut-être aujourd’hui

Il n’attend qu’un prétexte à l’éloigner de lui.

Nous n’avons qu’a parler : c’en est fait. Quelle joie

D’enlever à l’Épire une si belle proie !

Sauve tout ce qui reste et de Troie et d’Hector ;

Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor,

Épire : c’est assez qu’Hermione rendue

Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.

Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.

Parlons. À tant d’attraits, Amour, ferme ses yeux !

 

 

Scène IV

 

PYRRHUS, ORESTE, PHŒNIX

 

PYRRHUS.

Je vous cherchais, Seigneur. Un peu de violence

M’a fait de vos raisons combattre la puissance,

Je l’avoue ; et depuis que je vous ai quitté,

J’en ai senti la force et connu l’équité.

J’ai songé, comme vous, qu’à la Grèce, à mon père,

À moi-même en un mot je devenais contraire ;

Que je relevais Troie, et rendais imparfait

Tout ce qu’a fait Achille et tout ce que j’ai fait.

Je ne condamne plus un courroux légitime,

Et l’on vous va, Seigneur, livrer votre victime.

ORESTE.

Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux,

C’est acheter la paix du sang d’un malheureux.

PYRRHUS.

Oui. Mais je veux. Seigneur, l’assurer davantage :

D’une éternelle paix Hermione est le gage ;

Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si doux

N’attendît en ces lieux qu’un témoin tel que vous.

Vous y représentez tous les Grecs et son père,

Puisqu’en vous Ménélas voit revivre son frère.

Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain

J’attends, avec la paix, son cœur de votre main.

ORESTE[81].

Ah Dieux !

 

 

Scène V

 

PYRRHUS, PHŒNIX

 

PYRRHUS.

Hé bien, Phœnix, l’amour est-il le maître ?

Tes veux refusent-ils encor de me connaître ?

PHŒNIX.

Ah ! je vous reconnais ; et ce juste courroux,

Ainsi qu’à tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous[82].

Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile :

C’est Pyrrhus, c’est le fils et le rival d’Achille,

Que la gloire à la fin ramène sous ses lois,

Qui triomphe de Troie une seconde fois.

PYRRHUS.

Dis plutôt qu’aujourd’hui commence ma victoire.

D’aujourd’hui seulement je jouis de ma gloire ;

Et mon cœur, aussi fier que tu l’as vu soumis,

Croit avoir en l’amour vaincu mille ennemis.

Considère, Phœnix, les troubles que j’évite,

Quelle foule de maux l’amour traîne à sa suite.

Que d’amis, de devoirs j’allais sacrifier.

Quels périls... Un regard m’eût tout fait oublier.

Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle.

Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle.

PHŒNIX.

Oui, je bénis, Seigneur, l’heureuse cruauté

Qui vous rend...

PYRRHUS.

Tu l’as vu, comme elle m’a traité.

Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée,

Que son fils me la dût renvoyer désarmée.

J’allais voir le succès de ses embrassements :

Je n’ai trouvé que pleurs mêlés d’emportements.

Sa misère l’aigrit ; et toujours plus farouche,

Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche.

Vainement à son fils j’assurais mon secours :

« C’est Hector, disait-elle en l’embrassant toujours ;

Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace[83] ;

C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse[84]. »

Et quelle est sa pensée ? Attend-elle en ce jour

Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ?

PHŒNIX.

Sans doute. C’est le prix que vous gardait l’ingrate.

Mais laissez-la, Seigneur.

PYRRHUS.

Je vois ce qui la flatte.

Sa beauté la rassure ; et malgré mon courroux,

L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.

Je la verrois aux miens, Phœnix, d’un œil tranquille.

Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille :

Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.

PHŒNIX.

Commencez donc, Seigneur, à ne m’en parler plus[85].

Allez voir Hermione ; et content de lui plaire,

Oubliez à ses pieds jusqu’à votre colère.

Vous-même à cet hymen venez la disposer.

Est-ce sur un rival qu’il s’en faut reposer ?

Il ne l’aime que trop.

PYRRHUS.

Crois-tu, si je l’épouse,

Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse[86] ?

PHŒNIX.

Quoi ? toujours Andromaque occupe votre esprit ?

Que vous importe, ô Dieux ! sa joie ou son dépit ?

Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire ?

PYRRHUS.

Non, je n’ai pas bien dit tout ce qu’il lui faut dire :

Ma colère à ses yeux n’a paru qu’à demi ;

Elle ignore à quel point je suis son ennemi.

Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,

Et donner à ma haine une libre étendue.

Viens voir tous ses attraits, Phœnix, humiliés.

Allons.

PHŒNIX.

Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds.

Allez, en lui jurant que votre âme l’adore,

À de nouveaux mépris l’encourager encore.

PYRRHUS.

Je le vois bien, tu crois que prêt à l’excuser

Mon cœur court après elle, et cherche à s’apaiser.

PHŒNIX.

Vous aimez : c’est assez.

PYRRHUS.

Moi l’aimer ? une ingrate

Qui me hait d’autant plus que mon amour la flatte ?

Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi,

Je puis perdre son fils ; peut-être je le doi.

Étrangère que dis-je ? esclave dans l’Épire,

Je lui donne son fils, mon âme, mon empire ;

Et je ne puis gagner dans son perfide cœur

D’autre rang que celui de son persécuteur ?

Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine :

Il faut bien une fois justifier sa haine.

J’abandonne son fils. Que de pleurs vont couler !

De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler !

Quel spectacle pour elle aujourd’hui se dispose !

Elle en mourra, Phœnix, et j’en serai la cause.

C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.

PHŒNIX.

Et pourquoi donc en faire éclater le dessein ?

Que ne consultiez-vous tantôt votre faiblesse ?

PYRRHUS.

Je t’entends. Mais excuse un reste de tendresse.

Crains-tu pour ma colère un si faible combat ?

D’un amour qui s’éteint c’est le dernier éclat.

Allons. À tes conseils, Phœnix, je m’abandonne.

Faut-il livrer son fils ? faut-il voir Hermione ?

PHŒNIX.

Oui, voyez-la, Seigneur, et par des vœux soumis

Protestez-lui...

PYRRHUS.

Faisons tout ce que j’ai promis.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ORESTE, PYLADE

 

PYLADE.

Modérez donc, Seigneur, cette fureur extrême.

Je ne vous connais plus : vous n’êtes plus vous-même.

Souffrez...

ORESTE.

Non, tes conseils ne sont plus de saison,

Pylade, je suis las d’écouter la raison.

C’est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :

Il faut que je l’enlève,  ou bien que je périsse.

Le dessein en est pris, je le veux achever.

Oui, je le veux.

PYLADE.

Hé bien, il la faut enlever :

J’y consens. Mais songez cependant où vous êtes.

Que croira-t-on de vous, à voir ce que vous faites ?

Dissimulez : calmez ce transport inquiet[87] ;

Commandez à vos yeux de garder le secret.

Ces gardes, cette cour, l’air qui vous environne,

Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione[88].

À ses regards surtout cachez votre courroux.

Ô Dieux ! en cet état pourquoi la cherchiez-vous ?

ORESTE.

Que sais-je ? De moi-même étais-je alors le maître ?

La fureur m’emportait, et je venais peut-être

Menacer à la fois l’ingrate et son amant.

PYLADE.

Et quel était le fruit de cet emportement[89] ?

ORESTE.

Et quelle âme, dis-moi, ne serait éperdue

Du coup dont ma raison vient d’être confondue ?

Il épouse, dit-il, Hermione demain ;

Il veut, pour m’honorer, la tenir de ma main.

Ah ! plutôt cette main dans le sang du barbare...

PYLADE.

Vous l’accusez, Seigneur, de ce destin bizarre[90].

Cependant, tourmenté de ses propres desseins,

Il est peut-être à plaindre autant que je vous plains.

ORESTE.

Non, non ; je le connais, mon désespoir le flatte ;

Sans moi, sans mon amour, il dédaignait l’ingrate ;

Ses charmes jusque-là n’avoient pu le toucher :

Le cruel ne la prend que pour me l’arracher.

Ah Dieux ! c’en était fait : Hermione gagnée

Pour jamais de sa vue allait être éloignée.

Son cœur, entre l’amour et le dépit confus,

Pour se donner à moi n’attendait qu’un refus ;

Ses yeux s’ouvraient, Pylade ; elle écoutait Oreste,

Lui parlait, le plaignait. Un mot eût fait le reste.

PYLADE.

Vous le croyez.

ORESTE.

Hé quoi ? ce courroux enflammé

Contre un ingrat...

PYLADE.

Jamais il ne fut plus aimé.

Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l’aurait accordée,

Qu’un prétexte tout prêt ne l’eût pas retardée ?

M’en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits,

Au lieu de l’enlever, fuyez-la pour jamais[91].

Quoi ? votre amour se veut charger d’une furie

Qui vous détestera, qui toute votre vie

Regrettant un hymen tout prêt à s’achever,

Voudra...

ORESTE.

C’est pour cela que je veux l’enlever.

Tout lui rirait, Pylade ; et moi, pour mon partage,

Je n’emporterais donc qu’une inutile rage ?

J’irais loin d’elle encor lâcher de l’oublier ?

Non, non, à mes tourments je veux l’associer.

C’est trop gémir tout seul. Je suis las qu’on me plaigne :

Je prétends qu’à mon tour l’inhumaine me craigne,

Et que ses yeux cruels, à pleurer condamnés,

Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.

PYLADE.

Voilà donc le succès qu’aura votre ambassade :

Oreste ravisseur !

ORESTE.

Et qu’importe, Pylade ?

Quand nos États vengés jouiront de mes soins,

L’ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins ?

Et que me servira que la Grèce m’admire,

Tandis que je serai la fable de l’Épire ?

Que veux-tu ? Mais, s’il faut ne te rien déguiser,

Mon innocence enfin commence à me peser.

Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance

Laisse le crime en paix et poursuit l’innocence.

De quelque part sur moi que je tourne les yeux,

Je ne vois que malheurs qui condamnent les Dieux.

Méritons leur courroux, justifions leur haine,

Et que le fruit du crime en précède la peine.

Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi

Détourner un courroux qui ne cherche que moi ?

Assez et trop longtemps mon amitié t’accable[92] :

Évite un malheureux, abandonne un coupable.

Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit[93].

Laisse-moi des périls dont j’attends tout le fruit.

Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m’abandonne.

Va-t’en.

PYLADE.

Allons, Seigneur, enlevons Hermione.

Au travers des périls un grand cœur se fait jour.

Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?

Allons de tous vos Grecs encourager le zèle.

Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle.

Je sais de ce palais tous les détours obscurs ;

Vous voyez que la mer en vient battre les murs ;

Et cette nuit, sans peine, une secrète voie

Jusqu’en votre vaisseau conduira votre proie.

ORESTE.

J’abuse, cher ami, de ton trop d’amitié.

Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié ;

Excuse un malheureux qui perd tout ce qu’il aime,

Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.

Que ne puis-je à mon tour dans un sort plus heureux...

PYLADE.

Dissimulez, Seigneur : c’est tout ce que je veux.

Gardez qu’avant le coup votre dessein n’éclate :

Oubliez jusque-là qu’Hermione est ingrate ;

Oubliez votre amour. Elle vient, je la voi.

ORESTE.

Va-t’en. Réponds-moi d’elle, et je réponds de moi.

 

 

Scène II

 

HERMIONE, ORESTE, CLÉONE

 

ORESTE.

Hé bien ! mes soins vous ont rendu votre conquête.

J’ai vu Pyrrhus, Madame, et votre hymen s’apprête.

HERMIONE.

On le dit ; et de plus on vient de m’assurer

Que vous ne me cherchiez que pour m’y préparer.

ORESTE.

Et votre âme à ses vœux ne sera pas rebelle ?

HERMIONE.

Qui l’eût cru, que Pyrrhus ne fût pas infidèle ?

Que sa flamme attendrait si tard pour éclater,

Qu’il reviendrait à moi quand je l’allais quitter ?

Je veux croire avec vous qu’il redoute la Grèce,

Qu’il suit son intérêt plutôt que sa tendresse.

Que mes yeux sur votre âme étaient plus absolus.

ORESTE.

Non, Madame : il vous aime, et je n’en doute plus.

Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu’ils veulent faire ?

Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.

HERMIONE.

Mais que puis-je, Seigneur ? On a promis ma foi.

Lui ravirai-je un bien qu’il ne tient pas de moi ?

L’amour ne règle pas le sort d’une princesse :

La gloire d’obéir est tout ce qu’on nous laisse.

Cependant je partais ; et vous avez pu voir

Combien je relâchais pour vous de mon devoir.

ORESTE.

Ah ! que vous saviez bien, cruelle... Mais, Madame,

Chacun peut à son choix disposer de son âme.

La vôtre était à vous. J’espérais ; mais enfin

Vous l’avez pu donner sans me faire un larcin.

Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.

Et pourquoi vous lasser d’une plainte importune ?

Tel est votre devoir, je l’avoue ; et le mien

Est de vous épargner un si triste entretien.

 

 

Scène III

 

HERMIONE, CLÉONE

 

HERMIONE.

Attendais-tu, Cléone, un courroux si modeste ?

CLÉONE.

La douleur qui se tait n’en est que plus funeste.

Je le plains : d’autant plus qu’auteur de son ennui,

Le coup qui l’a perdu n’est parti que de lui.

Comptez depuis quel temps votre hymen se prépare :

Il a parlé, Madame, et Pyrrhus se déclare.

HERMIONE.

Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor ?

Des peuples qui dix ans ont fui devant Hector,

Qui cent fois effrayés de l’absence d’Achille,

Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile,

Et qu’on verrait encor, sans l’appui de son fils,

Redemander Hélène aux Troyens impunis ?

Non, Cléone, il n’est point ennemi de lui-même ;

Il veut tout ce qu’il fait ; et s’il m’épouse, il m’aime.

Mais qu’Oreste à son gré m’impute ses douleurs :

N’avons-nous d’entretien que celui de ses pleurs ?

Pyrrhus revient à nous. Hé bien ! chère Cléone,

Conçois-tu les transports de l’heureuse Hermione ?

Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’es-tu fait raconter

Le nombre des exploits... Mais qui les peut compter ?

Intrépide, et partout suivi de la victoire,

Charmant, fidèle enfin, rien ne manque à sa gloire[94].

Songe...

CLÉONE.

Dissimulez. Votre rivale en pleurs

Vient à vos pieds, sans doute, apporter ses douleurs.

HERMIONE.

Dieux ! ne puis-je à ma joie abandonner mon âme ?

Sortons : que lui dirais-je ?

 

 

Scène IV

 

ANDROMAQUE, HERMIONE, CLÉONE, CÉPHISE

 

ANDROMAQUE.

Où fuyez-vous, Madame ?

N’est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux

Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux[95] ?

Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,

Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes.

Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer[96]

Le seul où mes regards prétendaient s’adresser.

M flamme par Hector fut jadis allumée ;

Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée[97].

Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,

Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour[98] ;

Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,

En quel trouble mortel son intérêt nous jette,

Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter,

C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.

Hélas ! lorsque lassés de dix ans de misère,

Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,

J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui[99].

Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui.

Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?

Laissez-moi le cacher en quelque île déserte.

Sur les soins de sa mère on peut s’en assurer,

Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.

HERMIONE.

Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,

Quand mon père a parlé, m’ordonne de me taire.

C’est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.

S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?

Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme.

Faites-le prononcer : j’y souscrirai, Madame.

 

 

Scène V

 

ANDROMAQUE, CÉPHISE

 

ANDROMAQUE.

Quel mépris la cruelle attache à ses refus !

CÉPHISE.

Je croirais ses conseils, et je verrois Pyrrhus.

Un regard confondrait Hermione et la Grèce...

Mais lui-même il vous cherche.

 

 

Scène VI

 

PYRRHUS, ANDROMAQUE, PHŒNIX, CÉPHISE

 

PYRRHUS, à Phœnix[100].

Où donc est la princesse ?

Ne m’avais-tu pas dit qu’elle était en ces lieux ?

PHŒNIX.

Je le croyais.

ANDROMAQUE, à Céphise.

Tu vois le pouvoir de mes yeux[101].

PYRRHUS.

Que dit-elle, Phœnix ?

ANDROMAQUE.

Hélas ! tout m’abandonne.

PHŒNIX.

Allons, Seigneur, marchons sur les pas d’Hermione.

CÉPHISE.

Qu’attendez-vous ? rompez ce silence obstiné[102].

ANDROMAQUE.

Il a promis mon fils.

CÉPHISE.

Il ne l’a pas donné.

ANDROMAQUE.

Non, non, j’ai beau pleurer, sa mort est résolue.

PYRRHUS.

Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ?

Quel orgueil !

ANDROMAQUE.

Je ne fais que l’irriter encor.

Sortons.

PYRRHUS.

Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.

ANDROMAQUE[103].

Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?

Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère.

Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié :

Dieux ! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié[104] ?

Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?

PYRRHUS.

Phœnix vous le dira, ma parole est donnée.

ANDROMAQUE.

Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !

PYRRHUS.

J’étais aveugle alors : mes yeux se sont ouverts.

Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée ;

Mais vous ne l’avez pas seulement demandée.

C’en est fait.

ANDROMAQUE.

Ah ! Seigneur, vous entendiez[105] assez

Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés.

Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune

Ce reste de fierté qui craint d’être importune.

Vous ne l’ignorez pas : Andromaque sans vous

N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux[106].

PYRRHUS.

Non, vous me haïssez ; et dans le fond de l’âme

Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.

Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins,

Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.

La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble ;

Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.

Jouissez à loisir d’un si noble courroux.

Allons, Phœnix.

ANDROMAQUE.

Allons rejoindre mon époux.

CÉPHISE.

Madame...

ANDROMAQUE.

Et que veux-tu que je lui dise encore ?

Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?

Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.

J’ai vu mon père mort, et nos murs embrasés ;

J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,

Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,

Son fils seul avec moi, réservé pour les fers.

Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers.

J’ai fait plus : je me suis quelquefois consolée

Qu’ici, plutôt qu’ailleurs, le sort m’eût exilée ;

Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,

Puisqu’il devait servir, fut tombé sous vos lois.

J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.

Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille :

J’attendais de son fds encor plus de bonté.

Pardonne, cher Hector, à ma crédulité.

Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime ;

Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.

Ah ! s’il l’était assez pour nous laisser du moins

Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins,

Et que finissant là sa haine et nos misères,

Il ne séparât point des dépouilles si chères !

PYRRHUS.

Va m’attendre, Phœnix.

 

 

Scène VII

 

PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE

 

PYRRHUS continue.

Madame, demeurez.

On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.

Oui, je sens à regret qu’en excitant vos larmes

Je ne fais contre moi que vous donner des armes.

Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.

Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux :

Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,

S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.

Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?

Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.

À le sauver enfin c’est moi qui vous convie.

Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?

Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?

Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.

Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,

Combien je vais sur moi faire éclater de haines.

Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,

Au lieu de ma couronne, un éternel affront.

Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête ;

Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.

Mais ce n’est plus. Madame, une offre[107] à dédaigner :

Je vous le dis, il faut ou périr ou régner[108].

Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,

Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.

C’est craindre, menacer et gémir trop longtemps.

Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends.

Songez-y : je vous laisse ; et je viendrai vous prendre

Pour vous mener au temple, où ce fils doit m’attendre ;

Et là vous me verrez, soumis ou furieux,

Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.

 

 

Scène VIII

 

ANDROMAQUE, CÉPHISE

 

CÉPHISE.

Je vous l’avais prédit, qu’en dépit de la Grèce[109],

De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

ANDROMAQUE.

Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !

Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.

CÉPHISE.

Madame, à votre époux c’est être assez fidèle :

Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle.

Lui-même il porterait votre âme à la douceur.

ANDROMAQUE.

Quoi ? je lui donnerais Pyrrhus pour successeur ?

CÉPHISE.

Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.

Pensez-vous qu’après tout ses mânes en rougissent ;

Qu’il méprisât, Madame, un roi victorieux

Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,

Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,

Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,

Qui dément ses exploits et les rend superflus ?

ANDROMAQUE.

Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ?

Dois-je oublier Hector privé de funérailles,

Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?

Dois-je oublier son père[110] à mes pieds renversé,

Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé ?

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.

Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,

Entrant à la lueur de nos palais brûlants,

Sur tous mes frères morts se faisant un passage,

Et de sang tout couvert échauffant le carnage.

Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,

Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants.

Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :

Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;

Voilà par quels exploits il sut se couronner ;

Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.

Non, je ne serai point complice de ses crimes[111] ;

Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes,

Tous mes ressentiments lui seraient asservis[112].

CÉPHISE.

Hé bien ! allons donc voir expirer votre fils ;

On n’attend plus que vous. Vous frémissez, Madame !

ANDROMAQUE.

Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !

Quoi ? Céphise, j’irai voir expirer encor

Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector :

Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage !

Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage[113]

Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,

Il demanda son fils, et le prit dans ses bras[114] :

« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,

J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;

Je le laisse mon fils pour gage de ma foi :

S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.

Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,

Montre au fils à quel point tu chérissais le père. »

Et je puis voir répandre un sang si précieux ?

Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?

Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?

Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?

T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?

S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?

Mais cependant, mon fils, tu meurs, si je n’arrête

Le fer que le cruel tient levé sur ta tête[115].

Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir ?

Non, tu ne mourras point : je ne le puis souffrir.

Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,

Va le trouver pour moi.

CÉPHISE.

Que faut-il que je dise ?

ANDROMAQUE.

Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort...

Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort ?

L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?

CÉPHISE.

Madame, il va bientôt revenir en furie.

ANDROMAQUE.

Hé bien ! va l’assurer...

CÉPHISE.

De quoi ? de votre foi ?

ANDROMAQUE.

Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi ?

Ô cendres d’un époux ! ô Troyens ! ô mon père !

Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère[116] !

Allons.

CÉPHISE.

Où donc, Madame ? et que résolvez-vous ?

ANDROMAQUE.

Allons sur son tombeau consulter mon époux.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ANDROMAQUE, CÉPHISE

 

CÉPHISE.

Ah ! je n’en doute point : c’est votre époux, Madame,

C’est Hector qui produit ce miracle en votre âme.

Il veut que Troie encor se puisse relever

Avec cet heureux fils qu’il vous fait conserver.

Pyrrhus vous l’a promis. Vous venez de l’entendre,

Madame : il n’attendait qu’un mot pour vous le rendre.

Croyez-en ses transports : père, sceptre, alliés,

Content de votre cœur, il met tout à vos pieds.

Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine[117].

Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine ?

Déjà contre les Grecs plein d’un noble courroux,

Le soin de votre fils le touche autant que vous :

Il prévient leur fureur, il lui laisse sa garde ;

Pour ne pas l’exposer, lui-même il se hasarde.

Mais tout s’apprête au temple, et vous avez promis[118].

ANDROMAQUE.

Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon fils.

CÉPHISE.

Madame, qui vous presse ? Il suffit que sa vue

Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.

Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,

Et vos embrassements ne seront plus comptés.

Quel plaisir d’élever un enfant qu’où voit craître[119],

Non plus comme un esclave élevé pour son maître,

Mais pour voir avec lui renaître tant de rois[120] !

ANDROMAQUE.

Céphise, allons le voir pour la dernière fois.

CÉPHISE.

Que dites-vous ? ô Dieux !

ANDROMAQUE.

Ô ma chère Céphise,

Ce n’est point avec toi que mon cœur se déguise,

Ta foi, dans mon malheur, s’est montrée à mes yeux ;

Mais j’ai cru qu’à mon tour tu me connaissais mieux.

Quoi donc ? as-tu pensé qu’Andromaque infidèle

Pût trahir un époux qui croit revivre en elle ;

Et que de tant de morts réveillant la douleur,

Le soin de mon repos me fît troubler le leur ?

Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre[121] ?

Mais son fils périssait : il l’a fallu défendre.

Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui ;

Il suffit : je veux bien m’en reposer sur lui.

Je sais quel est Pyrrhus. Violent, mais sincère,

Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire.

Sur le courroux des Grecs je m’en repose encor :

Leur haine va donner un père au fils d’Hector.

Je vais donc, puisqu’il faut que je me sacrifie,

Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie ;

Je vais, en recevant sa foi sur les autels,

L’engager à mon fils par des nœuds immortels.

Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,

D’une infidèle vie abrégera le reste,

Et sauvant ma vertu, rendra ce que je doi

À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.

Voilà de mon amour l’innocent stratagème ;

Voilà ce qu’un époux m’a commandé lui-même.

J’irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.

Céphise, c’est à toi de me fermer les yeux.

CÉPHISE.

Ah ! ne prétendez pas que je puisse survivre...[122]

ANDROMAQUE.

Non, non, jeté défends, Céphise, de me suivre.

Je confie à tes soins mon unique trésor :

Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector.

De l’espoir des Troyens seule dépositaire,

Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.

Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :

S’il le faut, je consens qu’on lui parle de moi[123].

Fais-lui valoir l’hymen où je me suis rangée ;

Dis-lui qu’avant ma mort je lui fus engagée,

Que ses ressentiments doivent être effacés,

Qu’en lui laissant mon fils, c’est l’estimer assez.

Fais connaître à mon fils les héros de sa race ;

Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace.

Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,

Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été ;

Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;

Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.

Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger :

Nous lui laissons un maître, il le doit ménager.

Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste[124] :

Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste ;

Et pour ce reste enfin j’ai moi-même en un jour

Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.

CÉPHISE.

Hélas !

ANDROMAQUE.

Ne me suis point, si ton cœur en alarmes

Prévoit qu’il ne pourra commander à tes larmes.

On vient. Cache tes pleurs, Céphise ; et souviens-toi

Que le sort d’Andromaque est commis à ta foi.

C’est Hermione. Allons, fuyons sa violence.

 

 

Scène II

 

HERMIONE, CLÉONE

 

CLÉONE.

Non, je ne puis assez admirer ce silence.

Vous vous taisez, Madame ; et ce cruel mépris

N’a pas du moindre trouble agité vos esprits ?

Vous soutenez en paix une si rude attaque,

Vous qu’on voyou frémir au seul nom d’Andromaque ?

Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer

Que Pyrrhus d’un regard la voulût honorer ?

Il l’épouse : il lui donne, avec son diadème,

La foi que vous venez de recevoir vous-même,

Et votre bouche encor muette à tant d’ennui

N’a pas daigné s’ouvrir pour se plaindre de lui !

Ah ! que je crains, Madame, un calme si funeste !

Et qu’il vaudrait bien mieux...

HERMIONE.

Fais-tu venir Oreste ?

CLÉONE.

Il vient, Madame, il vient ; et vous pouvez juger

Que bientôt à vos pieds il allait se ranger.

Prêt à servir toujours sans espoir de salaire[125],

Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.

Mais il entre.

 

 

Scène III

 

ORESTE, HERMIONE, CLÉONE

 

ORESTE.

Ah ! Madame, est-il vrai qu’une fois

Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois ?

Ne m’a-t-on point flatté d’une fausse espérance ?

Avez-vous en effet souhaité ma présence ?

Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés,

Veulent...

HERMIONE.

Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez.

ORESTE.

Si je vous aime ? Ô Dieux ! mes serments, mes parjures,

Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,

Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés,

Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?

HERMIONE.

Vengez-moi, je crois tout.

ORESTE.

Hé bien ! allons, Madame :

Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme ;

Prenons, en signalant mon bras et votre nom,

Vous, la place d’Hélène, et moi, d’Agamemnon.

De Troie en ce pays réveillons les misères ;

Et qu’on parle de nous, ainsi que de nos pères.

Partons, je suis tout prêt.

HERMIONE.

Non, Seigneur, demeurons :

Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.

Quoi ? de mes ennemis couronnant l’insolence,

J’irais attendre ailleurs une lente vengeance ?

Et je m’en remettrais au destin des combats,

Qui peut-être à la fin ne me vengerait pas ?

Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure.

Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure,

Tous vos retardements sont pour moi des refus,

Courez au temple. Il faut immoler...

ORESTE.

Qui ?

HERMIONE.

Pyrrhus.

ORESTE.

Pyrrhus, Madame ?

HERMIONE.

Hé quoi ? votre haine chancelle ?

Ah ! courez, et craignez que je ne vous rappelle.

N’alléguez point des droits que je veux oublier ;

Et ce n’est pas à vous à le justifier.

ORESTE.

Moi, je l’excuserais ? Ah ! vos bontés, Madame,

Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.

Vengeons-nous, j’y consens, mais par d’autres chemins.

Soyons ses ennemis, et non ses assassins :

Faisons de sa ruine une juste conquête.

Quoi ? pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête ?

Et n’ai-je pris sur moi le soin de tout l’État

Que pour m’en acquitter par un assassinat ?

Souffrez, au nom des Dieux, que la Grèce s’explique,

Et qu’il meure chargé de la haine publique.

Souvenez-vous qu’il règne, et qu’un front couronné...

HERMIONE.

Ne vous suffit-il pas que je l’ai condamné ?

Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée

Demande une victime à moi seule adressée ;

Qu’Hermione est le prix d’un tyran opprimé ;

Que je le hais ; enfin, Seigneur, que je l’aimai[126] ?

Je ne m’en cache point : l’ingrat m’avait su plaire,

Soit qu’ainsi l’ordonnât mon amour ou mon père.

N’importe ; mais enfin réglez-vous là-dessus.

Malgré mes vœux, Seigneur, honteusement déçus,

Malgré la juste horreur que son crime me donne,

Tant qu’il vivra craignez que je ne lui pardonne.

Doutez jusqu’à sa mort d’un courroux incertain :

S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.

ORESTE.

Hé bien ! il faut le perdre, et prévenir sa grâce ;

Il faut... Mais cependant que faut-il que je fasse ?

Comment puis-je sitôt servir votre courroux ?

Quel chemin jusqu’à lui peut conduire mes coups ?

À peine suis-je encore arrivé dans l’Épire,

Nous voulez par mes mains renverser un empire ;

Vous voulez qu’un roi meure, et pour son châtiment

Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment.

Aux yeux de tout son peuple il faut que je l’opprime[127] !

Laissez-moi vers l’autel conduire ma victime,

Je ne m’en défends plus ; et je ne veux qu’aller

Reconnaître la place où je dois l’immoler.

Cette nuit je vous sers, cette nuit je l’attaque.

HERMIONE.

Mais cependant ce jour il épouse Andromaque.

Dans le temple déjà le trône est élevé ;

Ma honte est confirmée, et son crime achevé.

Enfin qu’attendez-vous ? Il vous offre sa tête :

Sans gardes, sans défense il marche à cette fête ;

Autour du fils d’Hector il les fait tous ranger ;

Il s’abandonne au bras qui me voudra venger.

Voulez-vous, malgré lui, prendre soin de sa vie ?

Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m’ont suivie ;

Soulevez vos amis : tous les miens sont à vous.

Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.

Mais quoi ? déjà leur haine est égale à la mienne :

Elle épargne à regret l’époux d’une Troyenne.

Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,

Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.

Conduisez ou suivez une fureur si belle ;

Revenez tout couvert du sang de l’infidèle ;

Allez : en cet état soyez sur de mon cœur.

ORESTE.

Mais, Madame, songez...

HERMIONE.

Ah ! c’en est trop, Seigneur.

Tant de raisonnements offensent ma colère[128].

J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,

Rendre Oreste content ; mais enfin je vois bien

Qu’il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.

Partez : allez ailleurs vanter votre constance,

Et me laissez ici le soin de ma vengeance.

De mes lâches bontés mon courage est confus,

Et c’est trop en un jour essuyer de refus.

Je m’en vais seule au temple, où leur hymen s’apprête,

Où vous n’osez aller mériter ma conquête.

Là, de mon ennemi je saurai m’approcher :

Je percerai le cœur que je n’ai pu toucher ;

Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées[129],

Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées ;

Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux

De mourir avec lui que de vivre avec vous.

ORESTE.

Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,

Madame : il ne mourra que de la main d’Oreste.

Vos ennemis par moi vont vous être immolés[130],

Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez[131].

HERMIONE.

Allez. De votre sort laissez-moi la conduite,

Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite[132].

 

 

Scène IV

 

HERMIONE, CLÉONE

 

CLÉONE.

Vous vous perdez, Madame ; et vous devez songer...

HERMIONE.

Que je me perde ou non, je songe à me venger.

Je ne sais même encor, quoi qu’il m’ait pu promettre,

Sur d’autres que sur moi si je dois m’en remettre.

Pyrrhus n’est pas coupable à ses yeux comme aux miens,

Et je tiendrais mes coups bien plus sûrs que les siens.

Quel plaisir de venger moi-même mon injure,

De retirer mon bras teint du sang du parjure,

Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,

De cacher ma rivale à ses regards mourants !

Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime,

Lui laissait le regret de mourir ma victime !

Va le trouver : dis-lui qu’il apprenne à l’ingrat

Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État.

Chère Cléone, cours. Ma vengeance est perdue

S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue[133].

CLÉONE.

Je vous obérai. Mais qu’est-ce que je voi ?

Ô Dieux ! Qui l’aurait cru, Madame ? C’est le Roi !

HERMIONE.

Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui, ma Cléone,

Qu’il n’entreprenne rien sans revoir Hermione.

 

 

Scène V

 

PYRRHUS, HERMIONE, PHŒNIX

 

PYRRHUS.

Vous ne m’attendiez pas, Madame ; et je vois bien

Que mon abord ici trouble votre entretien.

Je ne viens point, armé d’un indigne artifice,

D’un voile d’équité couvrir mon injustice[134] :

Il suffit que mon cœur me condamne tout bas ;

Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas.

J’épouse une Troyenne. Oui, Madame, et j’avoue

Que je vous ai promis la foi que je lui voue.

Un autre vous dirait que dans les champs troyens

Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,

Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre[135],

Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre[136] ;

Mais c’est assez pour moi que je me sois soumis.

Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis ;

Loin de les révoquer, je voulus y souscrire.

Je vous vis avec eux arriver en Épire ;

Et quoique d’un autre œil l’éclat victorieux

Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,

Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle :

Je voulus m’obstiner à vous être fidèle,

Je vous reçus en reine ; et jusques à ce jour

J’ai cru que mes serments me tiendraient lieu d’amour.

Mais cet amour l’emporte, et par un coup funeste

Andromaque m’arrache un cœur qu’elle déteste.

L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel

Nous jurer, malgré nous, un amour immortel.

Après cela, Madame, éclatez contre un traître,

Qui l’est avec douleur, et qui pourtant veut l’être.

Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,

Il me soulagera peut-être autant que vous.

Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures :

Je crains votre silence, et non pas vos injures ;

Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,

M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.

HERMIONE.

Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,

J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice[137],

Et que voulant bien rompre un nœud si solennel,

Vous vous abandonniez au crime en criminel.

Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse

Sous la servile loi de garder sa promesse ?

Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter ;

Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.

Quoi ? sans que ni serment ni devoir vous retienne,

Rechercher une Grecque, amant d’une Troyenne ?

Me quitter, me reprendre, et retourner encor

De la fille d’Hélène à la veuve d’Hector ?

Couronner tom’ à tour l’esclave et la princesse ;

Immoler Troie aux Grecs, au fils d’Hector la Grèce ?

Tout cela part d’un cœur toujours maître de soi,

D’un héros qui n’est point esclave de sa foi.

Pour plaire à votre épouse, il vous faudrait peut-être

Prodiguer les doux noms de parjure et de traître.

Vous veniez de mon front observer la pâleur[138],

Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.

Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie ;

Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie ;

Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,

Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?

Du vieux père d’Hector la valeur abattue

Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,

Tandis que dans son sein votre bras enfoncé

Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé ;

Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;

De votre propre main Polyxène égorgée

Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous[139] :

Que peut-on refuser à ces généreux coups[140] ?

PYRRHUS.

Madame, je sais trop à quels excès de rage[141]

La vengeance d’Hélène emporta mon courage[142] :

Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé ;

Mais enfin je consens d’oublier le passé.

Te rends grâces au ciel que votre indifférence

De mes heureux soupirs m’apprenne l’innocence.

Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,

Devait mieux vous connaître et mieux s’examiner.

Mes remords vous faisaient une injure mortelle ;

Il faut se croire aimé pour se croire infidèle.

Vous ne prétendiez point m’arrêter dans vos fers :

J’ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.

Nos cœurs n’étaient point faits dépendants l’un de l’autre ;

Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre.

Rien ne vous engageait à m’aimer en effet.

HERMIONE.

Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?

J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;

Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;

J’y suis encor, malgré tes infidélités,

Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.

Je leur ai commandé de cacher mon injure ;

J’attendais en secret le retour d’un parjure ;

J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,

Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû.

Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?

Et même en ce moment où ta bouche cruelle

Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,

Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.

Mais, Seigneur, S’il le faut, si le ciel en colère

Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,

Achevez votre hymen, j’y consens. Mais du moins

Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.

Pour la dernière fois je vous parle peut-être :

Différez-le d’un jour ; demain vous serez maître[143].

Vous ne répondez point[144] ? Perfide, je le voi,

Tu comptes les moments que tu perds avec moi[145] !

Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne[146],

Ne souffre qu’à regret qu’un autre[147] t’entretienne.

Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.

Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux[148] :

Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée,

Va profaner des Dieux la majesté sacrée.

Ces Dieux, ces justes Dieux n’auront pas oublié

Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.

Porte aux pieds[149] des autels ce cœur qui m’abandonne ;

Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione.

 

 

Scène VI

 

PYRRHUS, PHŒNIX

 

PHŒNIX.

Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger[150]

Une amante en fureur qui cherche à se venger.

Elle n’est en ces lieux que trop bien appuyée :

La querelle des Grecs à la sienne est liée ;

Oreste l’aime encore ; et peut-être à ce prix...

PYRRHUS.

Andromaque m’attend. Phœnix, garde son fils.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

HERMIONE, seule

 

Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?

Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?

Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais.

Ah ! ne puis-je savoir si j’aime, ou si je hais ?

Le cruel ! de quel œil il m’a congédiée !

Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée.

L’ai-je vu se troubler et me plaindre un moment[151] ?

En ai-je pu tirer un seul gémissement[152] ?

Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,

Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ?

Et je le plains encore ? Et pour comble d’ennui,

Mon cœur, mon lâche cœur s’intéresse pour lui ?

Je tremble au seul penser du coup qui le menace ?

Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce ?

Non, ne révoquons point l’arrêt de mon courroux :

Qu’il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.

Le perfide triomphe, et se rit de ma rage :

Il pense voir en pleurs dissiper cet orage[153] ;

Il croit que toujours faible et d’un cœur incertain,

Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.

Il juge encor de moi par mes bontés passées.

Mais plutôt le perfide a bien d’autres pensées.

Triomphant dans le temple, il ne s’informe pas

Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.

Il me laisse, l’ingrat ! cet embarras funeste.

Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.

Qu’il meure, puisqu’enfin il a dû le prévoir,

Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir.

À le vouloir ? Hé quoi ? c’est donc moi qui l’ordonne ?

Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?

Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois

Avec tant de plaisir redire les exploits,

À qui même en secret je m’étais destinée

Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée,

Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,

Que pour venir si loin préparer son trépas ?

L’assassiner, le perdre ? Ah ! devant qu’il expire...

 

 

Scène II

 

HERMONE, CLÉONE

 

HERMIONE.

Ah ! qu’ai-je fait, Cléone ? et que viens-tu me dire ?

Que fait Pyrrhus ?

CLÉONE.

Il est au comble de ses vœux,

Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.

Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,

Mener en conquérant sa nouvelle conquête ;

Et d’un œil où brillaient sa joie et son espoir[154]

S’enivrer en marchant du plaisir de la voir.

Andromaque, au travers de mille cris de joie,

Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie :

Incapable toujours d’aimer et de haïr,

Sans joie et sans murmure elle semble obéir.

HERMIONE.

Et l’ingrat ? jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?

Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?

Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?

N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?

Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?

L’ingrat a-t-il rougi lorsqu’il t’a reconnue ?

Son trouble avouait-il son infidélité ?

A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?

CLÉONE.

Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire

Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.

Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets,

Il poursuit seulement ses amoureux projets.

Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,

Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.

Phœnix même en répond, qui l’a conduit exprès

Dans un fort éloigné du temple et du palais.

Voilà, dans ses transports, le seul soin qui lui reste.

HERMIONE.

Le perfide ! Il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?

CLÉONE.

Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.

HERMIONE.

Hé bien ! à me venger n’est-il pas préparé ?

CLÉONE.

Je ne sais.

HERMIONE.

Tu ne sais ? Quoi donc ? Oreste encore,

Oreste me trahit ?

CLÉONE.

Oreste vous adore.

Mais de mille remords son esprit combattu

Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.

Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème ;

Il respecte en Pyrrhus Achille, et Pyrrhus même ;

Il craint la Grèce, il craint l’univers en courroux[155] ;

Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.

Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête :

Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.

Enfin il est entré sans savoir dans son cœur

S’il en devait sortir coupable ou spectateur.

HERMIONE.

Non, non, il les verra triompher sans obstacle :

Il se gardera bien de troubler ce spectacle.

Je sais de quels remords son courage est atteint :

Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint.

Quoi ? sans qu’elle employât une seule prière[156].

Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ?

Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,

Virent périr vingt rois qu’ils ne connaissaient pas ?

Et moi, je ne prétends que la mort d’un parjure,

Et je charge un amant du soin de mon injure ;

Il peut me conquérir à ce prix sans danger ;

Je me livre moi-même, et ne puis me venger ?

Allons : c’est à moi seule à me rendre justice.

Que de cris de douleur le temple retentisse ;

De leur hymen fatal troublons l’événement,

Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.

Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :

Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même,

Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera.

Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.

 

 

Scène III

 

ORESTE, HERMIONE, CLÉONE[157]

 

ORESTE.

Madame, c’en est fait, et vous êtes servie[158] :

Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.

HERMIONE.

Il est mort ?

ORESTE.

Il expire ; et nos Grecs irrités

Ont lavé dans son sang ses infidélités.

Je vous l’avais promis; et quoique mon courage

Se fît de ce complot une funeste image,

J’ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés

Se sont jusqu’à l’autel dans la foule glissés.

Pyrrhus m’a reconnu. Mais sans changer de face[159],

Il semblait que ma vue excitât son audace,

Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,

Dussent de son hymen relever la splendeur.

Enfin avec transport prenant sou diadème,

Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même.

« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi :

Andromaque, régnez sur l’Épire et sur moi.

Je voue à votre fils une amitié de père ;

J’en atteste les Dieux, je le jure à sa mère.

Pour tous mes ennemis je déclare les siens,

Et je le reconnais pour le roi des Troyens. »

À ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,

Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de rage ;

L’infidèle s’est vu partout envelopper,

Et je n’ai pu trouver de place pour frapper.

Chacun se disputait la gloire de l’abattre.

Je l’ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,

Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober ;

Mais enfin à l’autel il est allé tomber[160].

Du peuple épouvanté j’ai traversé la presse[161]

Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,

Et regagner le port, où bientôt nos amis

Viendront couverts du sang que je vous ai promis.

HERMIONE.

Qu’ont-ils fait ?

ORESTE.

Pardonnez à leur impatience :

Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.

Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,

Qu’il sentît en mourant qu’il expirait pour vous[162] ;

Mais c’est moi dont l’ardeur leur a servi d’exemple :

Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,

Madame ; et vous pouvez justement vous flatter

D’une mort que leurs bras n’ont fait qu’exécuter[163].

Vous seule avez poussé les coups...

HERMIONE.

Tais-toi, perfide.

Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.

Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur :

Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.

Barbare, qu’as-tu fait ? Avec quelle furie

As-tu tranché le cours d’une si belle vie ?

Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui.

Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?

Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?

Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?

Qui te l’a dit ?

ORESTE.

Ô Dieux ! Quoi ? ne m’avez-vous pas

Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas[164] ?

HERMIONE.

Ah ! fallait-il en croire une amante insensée[165] ?

Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?

Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,

Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?

Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?

N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?

Toi-même avant le coup me venir consulter,

Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?

Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?

Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?

Voilà de ton amour le détestable fruit :

Tu m’apportais, cruel, le malheur qui te suit.

C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,

L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.

Nous le verrions encor nous partager ses soins ;

Il m’aimerait peut-être, il le feindrait du moins.

Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire :

Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,

À toute ma famille ; et c’est assez pour moi,

Traître, qu’elle ait produit un monstre comme toi[166].

 

 

Scène IV

 

ORESTE, seul[167]

 

Que vois-je ? est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?

Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?

Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.

Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ?

Quoi ? j’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire ;

J’assassine à regret un roi que je révère[168] ;

Je viole en un jour les droits des souverains,

Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,

Ceux même des autels où ma fureur l’assiège :

Je deviens parricide, assassin, sacrilège.

Pour qui ? Pour une ingrate, à qui je le promets,

Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,

Dont j’épouse la rage. Et quand je l’ai servie,

Elle me redemande et son sang et sa vie !

Elle l’aime ! et je suis un monstre furieux !

Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux !

Et l’ingrate, en fuyant, me laisse pour salaire

Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire !

 

 

Scène V

 

ORESTE, PYLADE, SOLDATS D’ORESTE

 

PYLADE.

Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais.

Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.

Nos Grecs pour un moment en défendent la porte,

Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.

Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis ;

Ils la traitent en reine, et nous connue ennemis.

Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,

Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,

Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous[169]

Veut venger Troie encore et son premier époux.

Allons. N’attendons pas que l’on nous environne :

Nos Grecs nous rejoindrons, et tandis qu’Hermione

Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,

Voilà votre chemin, sortons en sûreté[170].

ORESTE.

Non, non, c’est Hermione, amis, que je veux suivre[171].

À son dernier arrêt je ne puis plus survivre[172].

Partez : j’ai fait le crime, et je vais l’expier.

PYLADE.

Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier.

Quoi ? toujours l’instrument et l’objet de sa rage,

Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?

Et parce qu’elle meurt, faut-il que vous mouriez ?

ORESTE.

Elle meurt ? Dieux ! qu’entends-je ?

PYLADE.

Hé quoi ? vous l’ignoriez[173] ?

En rentrant dans ces lieux, nous l’avons rencontrée

Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.

Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats[174]

Que son sang excitait à venger son trépas.

Sans doute à cet objet sa rage s’est émue.

Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue,

Un poignard à la main, sur Pyrrhus se courber,

Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.

ORESTE.

Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance.

Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.

Appliqué sans relâche au soin de me punir,

Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.

Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;

J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,

Pour être du malheur un modèle accompli.

Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli[175].

Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,

Dans leur sang, dans le mien il faut que je me noie ;

L’un et l’autre en mourant je les veux regarder.

Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder.

Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?

De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?

Quelle horreur me saisit ? Grâce au ciel, j’entrevoi[176].

Dieux[177] ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !

PYLADE.

Ah ! Seigneur.

ORESTE.

Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?

Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?

Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?

Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.

Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse ?

Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?

Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !

Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi[178] ?

Hé bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?

Pour qui sont-ces serpents qui sifflent sur vos têtes[179] ?

À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?

Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?

Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.

Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :

L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;

Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.

PYLADE.

Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse :

Ménageons les moments que ce transport nous laisse.

Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants

S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.


[1] Var. (édit. de 1666 et de 1673) : ORESTE, fils d’Agamemnon, amant d’Hermionne.

[2] L’orthographe des éditions de 1668 et de 1673 est : Hermionne, Cléonne. Nous l’avons maintenue dans la première préface.

[3] Dans l’édition de 1702, ce nom est écrit Buthrote, comme, en général, dans les éditions récentes.

[4] Nous avons comparé cette épître avec un manuscrit qui fait partie de la collection d’autographes appartenant à M. le marquis de Biencourt. Ce manuscrit, dont nous ignorons l’histoire, comme celle de beaucoup d’autres autographes, et dont nous ne pouvons contrôler l’authenticité, diffère par une seule petite variante du texte de l’édition originale, lequel est identique avec celui de l’édition de 1736, le premier recueil qui reproduise l’épître. Voyez ce que nous avons dit et ce que nous disons plus loin en tête de Britannicus, de deux autres manuscrits du même genre. – Madame, à qui cette épître est adressée, est Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, fille de Charles Ier, petite-fille de Henri IV, née le 16 juin 1644, mariée le 31 mars 1661 à Philippe de France, duc d’Orléans, morte à vingt-six ans, le 30 juin 1670. Racine, nous le verrons, ne put lui dédier Bérénice, qu’elle avait inspirée. Elle reçut du moins l’hommage d’Andromaque ; et elle en était digne par le charme de son esprit, par son amour pour les lettres, par la protection éclairée qui lui mérita la reconnaissance des plus beaux génies de ce siècle. L’histoire ne dément pas les louanges que Racine lui donne. Son souvenir est devenu inséparable de celui de Bossuet, de Racine et de Molière. Mme de Sévigné (Lettre à Bussy, 6 juillet 1670) dit qu’en la perdant, on perdit « toute la joie, tout l’agrément et tous les plaisirs de la cour. » La Fare, dans ses Mémoires, est d’avis que, depuis la mort de Madame, le goût des choses de l’esprit avait fort baissé dans la cour de Louis XIV. « Cette jeune princesse, dit Mme de la Fayette, qui a écrit son Histoire, prit toutes les lumières, toute la civilité et toute l’humanité des conditions ordinaires, et conserva dans son cœur et dans sa personne toutes les grandeurs de sa naissance royale... Elle possédait au souverain degré le don de plaire et ce qu’on appelle grâces ; et les charmes étaient répandus dans toute sa personne, dans ses actions et dans son esprit. » Voltaire a parlé semblablement de la duchesse d’Orléans au chapitre XXV du Siècle de Louis XIV. – Molière a aussi dédié à Madame un de ses chefs-d’œuvre, l’École des femmes.

[5] Le manuscrit que nous avons mentionné pus haut porte point, au lieu de pas : « vous ne dédaignez point. »

[6] Cette première préface est celle des éditions de 1668 et de 1673. Elle n’y porte pas le titre de Préface, mais est seulement précédée des mots : Virgile, au troisième livre, etc. – Les éditeurs des Œuvres de Racine qui depuis l’ont réimprimée en ont tous, à commencer par Luneau de Boisjermain (1768, retranché le début jusqu’aux mots : mes personnages sont si fameux... » c’est-à-dire la partie que Racine a reproduite en tête de sa seconde préface.

[7] Vers 292-332. – « Nous côtoyons les rivages d’Épire, nous entrons dans un port de la Chaonie, et nous montons jusqu’à la haute ville de Buthrote... Il se trouva qu’en ce jour Andromaque portait aux cendres d’Hector les libations solennelles et les tristes offrandes ; elle invoquait les Mânes auprès du tertre verdoyant, vain cénotaphe, qu’elle avait consacré en même temps que deux autels, sujets de ses larmes Elle baissa la tête, et parlant à voix basse : « Ô heureuse avant toutes, dit-elle, la vierge fille de Priam, condamnée à mourir sur la tombe d’un ennemi, au pied des hautes murailles de Troie, elle qui échappa au partage ordonné par le sort, et n’approcha point, captive, du lit d’un maître vainqueur ! Nous, après l’incendie de notre patrie, traînées de mer en mer, il nous fallut, enfantant dans l’esclavage, souffrir l’insolence du sang d’Achille, et ce jeune guerrier superbe, qui s’attacha bientôt à Hermione, race de Léda, et à un hymen Spartiate... Lui cependant se laisse surprendre à la trahison : Oreste, qu’enflamme lui violent amour de l’épouse ravie, et que poursuivent les Furies des crimes, l’immole au pied des autels paternels. »

[8] Nous suivons ici la ponctuation de l’édition originale.

[9] Le titre de Troades, « les Troyennes, » paraît être vraiment celui de la tragédie de Sénèque, et est aujourd’hui le plus généralement adopté. Par cette raison, nous l’avons préféré dans les notes d’Andromaque. Cependant plusieurs éditeurs et commentateurs du tragique latin, entre autres Juste Lipse, donnaient à cette tragédie le titre de Troas, la Troade ; quelques-uns aussi la nomment Hécube. Une tragédie de Pradon est intitulée la Troade.

[10] Tel est le texte de l’édition originale et de celle de 1673. Les éditeurs modernes ont ajouté livre.

[11] Les éditions de 1768, de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont : « une captive. »

[12] Peindre, dans l’édition de M. Aimé-Martin.

[13] ...Si forte reponis Achillem,

Impiger, iracundus, inexorabilis, acer, etc.

(Horace, Épître aux Pisons, vers 120 et 121.)

[14] Poétique, chapitre XIII.

[15] L’édition de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont plus, au lieu de plutôt.

[16] Cette préface est celle de 1676 et des éditions suivantes. Comme la première préface, elle est sans aucun titre.

[17] Poème épique en vers de dix syllabes. Ronsard n’en a achevé que les quatre premiers chants.

[18] M. Aimé-Martin change dont en d’où.

[19] Livre II, chapitres CXIII, CXIV, CXV.

[20] Iliade, chant XXI. Achille est blessé par Astéropée ; le sang coule de la blessure (vers 167).

[21] Œdipe roi, vers 1224 et suivants.

[22] Dans les Phéniciennes. La mort de Jocaste y est racontée aux vers 1456-1460.

[23] L’édition de 1808 et M. Aimé-Martin ont : quelques contrariétés, au pluriel.

[24] Sophoclis Electra. (Note de Racine.) – Dans ses commentaires latins sur Sophocle, le savant philologue allemand Camerarius, qui vivait au seizième siècle, fait remarquer sur les vers 540-542 de l’Électre, qu’en donnant deux enfants à Ménélas le tragique grec est d’accord avec Hésiode, mais non avec Homère, qui parle d’Hermione comme de l’unique enfant d’Hélène et de Ménélas ; et, à propos de cette contrariété, il ajoute : « Quod reprehendi, a nobis præsertim, non débet, quos non errata talia historiarum anxie exquirere, sed illa pulcherrima exempla bonarum artium et præcepta optima vitæ et memorabiles sententias morum atque sapientiæ observare oporcteat. » (Voyez les commentaires de Camerarius, dans le Sophocle publié en 1603 par Paul Estienne.) La remarque que nous venons de transcrire est évidemment celle dont Racine a donné ici une traduction, un peu libre toutefois.

[25] H. Latouche, dans sa notice sur André Chénier (Poésies d’André Chénier, Paris, 1844, pages XIX et XX), raconte que lorsque Roucher et André Chénier étaient sur la charrette qui les conduisait tous deux au supplice, ils récitèrent ces premiers vers d’Andromaque, qui prenaient en ce moment pour eux un sens si touchant. Mais peut-être, comme on paraît le croire généralement aujourd’hui, n’est-ce là qu’une ingénieuse légende.

[26] Var. Qui m’eût dit qu’un rivage à mes yeux si funeste. (1668-87)

[27] Var. Presque aux yeux de Mycène écarta nos vaisseaux. (1668 et 73)

[28] Var. Par quels charmes, après tant de tourments soufferts,

Peut-il vous inviter à rentrer dans ses fers ? (1668-87)

[29] Var. Ami, n’insulte point un malheureux qui t’aime. (1668 et 78)

[30] Oreste, dans l’Andromaque d’Euripide (vers 948-963), accuse aussi Ménélas de ce manque de foi.

[31] Voltaire, comme le fait remarquer la Harpe, a imité ce vers dans la Henriade, chant IX !

D’Estrée à son amant prodiguait ses appas.

Mais le vers de Voltaire serait un mauvais commentaire de celui de Racine. « Oreste, dit Louis Racine, veut dire seulement qu’Hermione, qui l’a oublié, ne songe qu’à plaire à Pyrrhus. » L’expression si poétique et si passionnée que le poète lui a mise dans la bouche, fut de bonne heure détournée de son vrai sens par la malignité de la critique. Subligny (Folle querelle, acte III, scène IV) en fait l’objet d’une raillerie vulgaire.

[32] Var. Voulut, en l’oubliant, venger tous ses mépris*. (1668 et 73)

* Subligny avait dit dans la Préface de la Folle querelle : « Tant qu’il écrira ainsi, on dira toujours qu’il exprime ses pensées à contre-sens, parce qu’on voit bien qu’il a prétendu dire : punir ses mépris, et non pas les venger. » Bien que cet emploi, un peu latin peut-être, du verbe venger n’eût, ce nous semble, rien de choquant, Racine, comme l’on voit, a tenu compte de la critique.

[33] Var. Dans ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce. (1668-87)

[34] Var. Me fait courir moi-même au piège que j’évite*. (1668 et 73)

* « Ce moi-même, avait dit Subligny (acte III, scène VIII), n’est-il pas une belle cheville ? » Il avait, au même endroit, fait sur ce vers et sur le précédent d’autres chicanes, auxquelles Racine, avec raison, ne s’est pas rendu.

[35] C’est une imitation du vers de Virgile (Énéide, livre IV, vers 28) :

...Agnosco veteris vestigia flammæ.

Corneille a dit, dans Sertorius (vers 263 et 264) :

On a peine à haïr ce qu’on a bien aimé,

Et le feu mal éteint est bientôt rallumé.

[36] Var. Je me livre en aveugle au transport qui m’entraîne. (1668-87)

[37] Var. Me rendra-t-il, Pylade, un cœur qu’il m’a ravi ? (1668-76)

[38] Var. Il lui cache son fils, il menace sa tête. (1668-87)

[39] Var. Épouser ce qu’il hait, et perdre ce qu’il aime. (1668-87)

[40] Var. Ses attraits offensés et ses yeux sans pouvoir*. (1668 et 73)

* Subligny (et plusieurs éditeurs l’ont à tort suivi) cite ainsi le vers précédent, dans sa comédie (acte III, scène VIII) :

Mais dis-moi de quels yeux Hermione peut voir ;

et il dit : « De quels yeux une personne peut voir ses yeux. Voilà une étrange expression ! » Avec la leçon « de quel œil » la faute était beaucoup moins apparente. Cependant Racine a mis la  critique à profit.

[41] Var. Et croit que trop heureux d’apaiser sa rigueur*. (1668 et 73)

* Subligny, dans sa Préface, avait blâmé apaiser : « On lui répondra qu’on n’apaise point une rigueur, mais qu’on l’adoucit. »

[42] ...Graiorum omnium

Procerumque voi est...

(Troyennes de Sénèque, vers 527 et 528.)

[43] Var. Souffrez que je me flatte en secret de leur choix*. (1668 et 73)

* « Cet en secret est un beau galimatias. » (Subligny, Préface de la Folle querelle.)

[44] Sollicita Danaos pacis incertæ fides

Semper tenebit, semper a tergo timor

Respicere coget, arma nec poni sinet

Dum Phrygibus animos natus eversis dabit.

(Troyennes de Sénèque, vers 530-534.)

...Magna res Danaos movet,

Futurus Hector : libéra Graios metu.

(Ibidem, vers 551 et 552.)

[45] ...Fortif in pueri necem.

(Troyennes de Sénèque, vers 756.)

[46] Var. D’ordonner des captifs que le sort m’a soumis. (1668-76)

[47] On peut voir dans les Troyennes d’Euripide (vers 289 et suivants) la scène où Talthybius vient annoncer à Hécube et aux autres captives à quel maître le sort a donné chacune d’elles.

[48] An has ruinas urbis in cinerem datas

Hic excitabit ? Hæ manus Trojam érigent ?

Nullas habet spes Troja, si tales habet.

(Troyennes de Sénèque, vers 740-742.)

[49] Ces beaux vers ont été certainement inspirés par ceux que Sénèque (Troyennes, vers 267 et 268 et vers 280-286) met dans la bouche d’Agamemnon :

...Fateor, aliquando impotens

Regno ac superbus, altius memet tuli...

...Sed regi frenis nequit

Et ira, et ardens hostis, et victoria

Commissa nocti. Quidquid indignum aut ferum

Cuiquum videri potuit, hoc fecit dolor,

Tenebræque, per quas ipse se irritat furor,

Gladiusque felix, cujus infecti semel

Vecors libido est...

[50] ...Quidquid eversæ potest

Superesse Trojæ, maneat, Exactum satis

Pœnarum et ultra est...

(Troyennes de Sénèque, vers 286-288.)

[51] « Ulysse jeta Astyanax en bas des murailles. (Servius in Æneide, lib. III, v. 489.) D’autres disent que ce fut Ménélas qui fit cette exécution. [Idem in Æneide, lib. II, v. 457.) D’autres l’attribuent à Pyrrhus tout seul... (Pausanias, lib. X.) Quoi qu’il en soit, les poètes et les faiseurs de romans ont bien su le ressusciter, ou plutôt le faire échapper de la main des Grecs. » (Dictionnaire de Bayle, au mot Astyanax.) Les poètes auraient pu répondre qu’ils avaient trouvé le fondement de leurs fables dans les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, où il est dit qu’Ascagne ramena à Troie Scamandrius (qui est le même qu’Astyanax) et les autres Hectorides que Néoptolème avait laissés sortir de Grèce. (Livre I, chapitre XLVII.) Il y a aussi dans Strabon (livre XIII), à propos de la ville de Scepsis, un passage qui suppose que Scamandrius, fils d’Hector, ne fut pas immolé par les Grecs et devint l’ami et le compagnon d’Ascagne. Cependant Racine, dans sa seconde préface, n’allègue pas ces anciennes autorités, mais se contente de rappeler que l’exemple de la liberté qu’il a prise avait déjà été donné par Ronsard et par nos vieilles chroniques.

[52] Allusion à la colère d’Achille, qui est le sujet de l’Iliade.

[53] Var. Et je saurai peut-être accorder en ce jour. (1668-76)

[54] Hermione était fille de Ménélas, frère d’Agamemnon ; Agamemnon était père d’Oreste.

[55] Dans l’indication des personnages de cette scène, l’édition de 1736* ajoute le nom de Phœnix, qui n’est point dans les anciennes éditions.

* Il est bon de remarquer ici que dans l’Avertissement de cette édition de 1736, p. XIII, il est dit : «  Pour donner la tragédie d’Andromaque telle que les comédiens la représentent, on s’est servi de leur exemplaire. »

[56] Cet hémistiche : « un espoir si charmant, » se trouve aussi dans l’Alexandre, vers 1168.

[57] Hic est, hic est terror, Ulysse,

Mille carinis...

(Troyennes de Sénèque, vers 708 et 709.)

[58] La phrase, sans ellipse, serait, comme l’a fait remarquer M. Aignan : « On craint que, s’il vivait, il n’essuyât... » Racine a dit, dans cette même pièce (vers 986 et 987) : « Pensez-vous... qu’il méprisât... » L’ellipse est la même ; mais on est moins arrêté, parce qu’avec l’interrogation le tour nous est rendu plus familier par l’usage.

[59] Éétion, père d’Andromaque, avait été, comme Hector, tué par Achille. Voyez le VIe chant de l’Iliade, vers 414 et suivants.

[60] La ressemblance de ce discours avec celui que, dans Pertharite, Rodelinde adresse à Grimoald, a été signalée par Voltaire :

Comte, penses-y bien, et pour m’avoir aimée.

N’imprime point de tache à tant de renommée ;

Ne crois que ta vertu : laisse-la seule agir,

De peur qu’un tel effort ne te donne à rougir.

On publierait de toi que les yeux d’une femme

Plus que ta propre gloire auraient touché ton âme ;

On dirait qu’un héros si grand, si renommé

Ne serait qu’un tyran s’il n’avait point aimé.

(Pertharite, acte II, scène v, vers 667-674.)

[61] Var. Que feriez-vous, hélas ! d’un cœur infortuné

Qu’à des pleurs éternels vous avez condamné* ? {1668 et 73)

* Racine a voulu ici encore donner satisfaction à Subligny, qui avait dit dans sa Préface : « Les pleurs sont l’office des yeux, comme les soupirs celui du cœur ; mais le cœur ne pleure pas. »

[62] Il y a allumé, au lieu de allumai, dans les diverses éditions publiées du vivant de Racine. – Dans ses notes sur Paul et Virginie traduit en grec moderne, M. Piccolos, auteur de cette traduction, a rapproché ingénieusement ce vers, tant critiqué d’un passage du roman d’Héliodore si cher à la jeunesse de Racine. C’est celui où « Hydaspe, dit-il, après la reconnaissance, se voit forcé d’immoler sa fille » (Éthiopiques, livre X, chapitre XVII). « Il saisit Chariclée, et fit mine de la conduire à l’autel et sur le bûcher qui y était allumé ; et lui-même, dans sa douleur, était brûlé de plus de feux. »

[63] Eritne tempus illud ac felix dies

Quo, Trotci defensor et vindex soli,

Récidiva ponas Pergama ?...

...Sed mei fati memor,

Tam magna timeo vota : quod captis sat est,

Vivamus...

(Troyennes de Sénèque, vers 471-477.)

[64] Grimoald, dans Pertharite, irrité des refus de Rodelinde, lui fait des menaces semblables :

...Puisqu’on me méprise,

Je deviendrai tyran de qui me tyrannise,

Et ne souffrirai plus qu’une indigne fierté

Se joue impunément de mon trop de bonté.

(Pertharite, vers 727-730.)

[65] Jam erepta Danais conjugem sequerer meum,

Nisi hic teneret : hic meos animos domat,

Morique prohibet...

...Tempus ærummæ addidit.

(Troyennes de Sénèque, vers 419-422.)

[66] Var. Nos cœurs...

PYRRHUS.

Allez, Madame, allez voir votre fils. (1668-76)

[67] Préville, dans ses Mémoires, fait cette remarque : « Quelques acteurs, dans ce vers de Pyrrhus à Andromaque :

Madame, en l’embrassant, songez à le sauver,

emploient la menace, quand au contraire le pathétique, l’intérêt, la pitié en marquent l’esprit. » Voyez ces Mémoires, page 131, dans la Collection des Mémoires sur l’art dramatique, Paris, 1823. – Baron, qui joua avec tant de succès le rôle de Pyrrhus, interprétait ce vers de la manière que veut Préville, comme on le voit dans les Anecdotes dramatiques de l’abbé de la Porte. « Baron, dit-il, employait, au lieu de la menace, l’expression pathétique de l’intérêt et de la pitié. Il semblait même, par le geste touchant avec lequel il accompagnait ces mots en l’embrassant, tenir Astyanax entre ses mains et le présenter à sa mère. »

[68] Aristie, dans Sertorius (acte I, scène III, vers 267-270), dit à peu près de même :

Vous savez à quel point mon courage est blessé ;

Mais s’il se dédisait d’un outrage forcé,

S’il chassait Émilie et me rendait ma place,

J’aurais peine, Seigneur, à lui refuser grâce.

[69] Voyez, la note sur le vers 3 de la Thébaïde, où nous avons signalé la même expression.

[70] Var. Pensez-vous que des yeux toujours ouverts aux larmes

Songent à balancer le pouvoir de vos charmes ? (1668 et 73)

[71] Var. Pourquoi tant de froideurs ? Pourquoi cette fierté ? (1668 et 73

[72] Var. Ait suspendu les soins dont vous charge la Grèce ? (1668 et 73)

[73] « Oreste, dit Geoffroy dans son commentaire, n’avait point mendié la mort chez les Scythes ; il avait été jeté par la tempête sur leurs rivages. Les Scythes ne lui avaient point fermé leur temple ; il s’en était sauvé, enlevant la statue et la prêtresse. S’il eût offert son sang aux Scythes, ils ne l’auraient pas refusé. » Il pense donc qu’Oreste débite un mensonge pour se faire valoir auprès d’Hermione. Nous ne saurions le contredire, n’ayant trouvé aucune tradition antique sur laquelle Racine se soit ici appuyé. Peu importe d’ailleurs.

[74] Var. Non, non, ne pensez pas qu’Hermione dispose

D’un sang sur qui la Grèce aujourd’hui se repose.

Mais vous-même est-ce ainsi que vous exécutez

Les vœux de tant d’États que vous représentez* ? (1668 et 73)

* Racine a refait ces quatre vers, ayant trouvé sans doute quelque fondement à la critique qu’en avait faite Subligny : « Il me semble que se reposer sur un sang est une étrange figure... Exécuter les ordres n’est pas la même chose qu’exécuter les vœux, qui ne se dit que quand on a voué quelque chose ; mais ce n’était point un pèlerinage que les Grecs avaient voué en Épire. » (Préface de la Folle querelle.)

[75] Var. ...Ainsi donc, il ne me reste rien

Qu’à venir prendre ici la place du Troyen :

Nous sommes ennemis, lui des Grecs, moi le vôtre ;

Pyrrhus protège l’un, et je vous livre l’autre.

HERMIONE.

Hé quoi ? dans vos chagrins sans raison affermi,

Vous croirez-vous toujours, Seigneur, mon ennemi ?

[Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée* ?] (1668 et 73)

* Dans la Folle querelle (acte III, scène VI) un des personnages de la pièce cite les quatre premiers vers de cette variante comme un exemple de galimatias ; et celui qui fait le rôle du défenseur de Racine ne parvient pas à les expliquer. Subligny avait aussi critiqué, dans sa Préface, le vers :

Vous croirez-vous toujours, Seigneur, mon ennemi ?

« Je ne trouve point, dit-il, que vous croirez-vous-mon ennemi ? pour dire : me croirez-vous votre ennemi ? soit une chose bien écrite. »

[76] Var. Ouvrez les yeux : songez qu’Oreste est devant vous. (1668-76)

[77] Les éditions de 1702, I715, 1722, 1728, 1730 donnent ainsi ce vers :

...Qui vous il dit, Seigneur, qu’il me méprise ?

[78] Les éditions de 1702, 1713, 1722, 1728, 1750 ont altéré ce vers aussi. On y lit :

Mais, Seigneur, cependant il épouse Andromaque.

[79] Var. Au nom de Ménélas, allez lui faire entendre. (1668-76)

[80] L’indication seul manque, après le nom d’Oreste, dans les éditions de 1668 et de 1673.

[81] ORESTE, à part. (1736 et M. Aimé-Martin.)

[82] Var. [Ainsi qu’a tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous.]

Et qui l’aurait pensé, qu’une si noble audace

D’un long abaissement prendrait sitôt la place ?

Que l’on pût sitôt vaincre un poison si charmant ?

Mais Pyrrhus, quand il veut, sait vaincre en un moment.

[Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile.] (1668 et 73)

[83] Ce vers a pu s’offrir d’autant plus naturellement à l’imitation de Racine, que Virgile le met dans la bouche d’Andromaque. Il y a aussi un passage semblable dans les Troyennes de Sénèque (vers 462 et 465-468) :

O nate, magni certa progenies patris...

Nimiumque patri similis : hos vultus meus

Habebat Hector ; talis incessu fuit,

Habituque talis ; sic tulit fortes manus ;

Sic celsus humeris, fronte sic torva minax.

[84] On rapporte que Quinault Dufresne imitait la voix d’une femme en prononçant ces paroles : « C’est Hector, disait-elle, etc. » ; et que reprenant ensuite une voix plus mâle, il continuait aveu fierté :

Et quelle est sa pensée ? Attend-elle en ce jour...

Ce contraste hardi produisait, ajoute-t-on, le plus grand effet, grâce au talent de l’acteur. « Mais, disent les éditeurs du Racine de 1807, il nous est impossible de nous figurer par quel effort un acteur aurait pu faire supporter dans Pyrrhus ce qu’on passe  out au plus à Sosie. » Sans révoquer en doute le témoignage de ceux qui avaient entendu Dufresne, il faut convenir que le comédien devait avoir besoin, pour réussir, d’un art bien discret.

[85] Racine, qui avait longtemps fait ses délices des poésies d’Ovide, a peut-être ici mis à profit le souvenir de ces vers du poète latin (Remedia amoris, vers 647 et 648), que Louis Racine rappelle à propos en cet endroit :

Et malim taceas, quam te desisse loquaris.

Qui nimium multis : “Non amo » dicit, amat.

[86] Var. Qu’Andromaque en secret n’en sera pas jalouse ? (1668-76)

« M. Despréaux, dit le Bolæana (p. 39), frondait cette scène où M. Racine fait dire par Pyrrhus à son confident :

...Crois-tu, si je l’épouse,

Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ?

Sentiment puéril qui revient à celui de Perse (Satire V, vers 168) :

Censen’ plorabit, Dave, relicta ? »

Brossette atteste aussi ce jugement sévère de Boileau, qui avait remarqué, dit-il, que les spectateurs ne manquaient jamais de sourire en cet endroit. L’abbé du Bos (Réflexions critiques, Ire partie, section XVIII) va plus loin, trop loin sans doute. Il dit qu’à la représentation de cette scène « le parterre rit presque aussi haut qu’à une scène de comédie. » Racine, que ce soit un sujet de reproche ou de louange, paraît certainement ici l’émule de Terence. Jean-Baptiste Rousseau écrivait à Brossette « qu’il avait toujours condamné cette scène en l’admirant, parce que, quelque belle qu’elle soit, elle est plutôt dans le genre comique ennobli que dans le genre tragique. »

[87] Var. Faites taire, Seigneur, ce transport inquiet. (1668-76)

[88] Var. Tout dépend de Pyrrhus, et surtout d’Hermione*. (1668 et 73)

* M. Aimé-Martin a reçu dans son texte cette ancienne leçon, qui se lit aussi dans les éditions de 1736, de 1768 et de 1807, et que Geoffroy déclare une faute grossière.

[89] Les éditions de 1713 et de 1728 donnent ce vers ainsi :

Et quel était le fruit de son emportement ?

Les éditions de 1768, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont, ainsi que l’Olivet, relevé cette prétendue variante, qui n’est qu’une faute d’impression.

[90] L’édition de 1736 donne de ce vers et du suivant cette correction, tirée, est-il dit, de l’exemplaire des comédiens :

Vous l’accusez, Seigneur, de ce dessein bizarre ;

Cependant, tourmenté de ses propres destins.

[91] Var. Au lieu de l’enlever, Seigneur, je la fuirais. (1668 et 73)

Il y a dans ces deux éditions fuirais, par un a, pour rimer avec attraits.

[92] Oreste dit de même à Pylade, dans l’Iphigénie en Tauride d’Euripide (vers 695). Mais la scène d’Euripide dont Racine s’est surtout inspiré dans tout ce passage est celle de la tragédie d’Oreste, où se trouvent ces vers (1068-1678).

[93] Var. Cher Pylade, crois-moi, mon tourment me suffit. (1668-87)

[94] Quelques éditions, telles que celles de 1722, de 1728 et de 1736, ponctuent ainsi ce vers :

Charmant, fidèle, enfin rien ne manque à sa gloire.

Les éditions de 1681 et de 1697 mettent enfin entre deux virgules, ce qui ne détermine nullement le sens. Les autres anciennes éditions ont la ponctuation que nous avons adoptée.

[95] Racine imite ici Corneille :

Placide suppliant, Placide à vos genoux

Vous doit être, Madame, un spectacle assez doux.

(Théodore, vers 998 et 994.)

[96] Var. Par les mains de son père, hélas ! j’ai vu percer. (1668-76)

[97] C’est un souvenir de ces vers de Virgile :

Ille meos, primus qui me sibi junxit, amores

Abstulit : ille babeat secum, servetque sepulcro.

(Énéide, livre IV, vers 29.)

[98] On a depuis longtemps rapproché ces vers des paroles que, dans Sophocle, Déjanire adresse aux jeunes Trachiniennes.

[99] Dans le chant XXIV de l’Iliade (vers 768-772), Hélène, pleurant la mort d’Hector, rappelle qu’elle avait toujours été traitée par lui avec douceur, et que lorsqu’elle était en butte aux reproches des Troyens, elle était consolée par lui.

[100] Var. PYRRHUS, à Phœnix, dans le fond du théâtre. (1736)

[101] Luneau de Boisjermain dit dans son commentaire : « Ce vers ne peut échapper à Andromaque que par un mouvement de coquetterie, indigne égarement de son caractère et de la tragédie. » La Harpe relève avec raison la singulière erreur de cette remarque : « C’est, dit-il, avec l’accent et l’intention d’une ironie plaintive qu’Andromaque dit : « Voilà donc ce prétendu pouvoir de mes yeux ! tu vois ce que je peux espérer. » Il est à croire que les comédiens ont fait quelquefois le même contre-sens que Luneau de Boisjermain, puisque la Harpe ajoute : « Je n’ai jamais douté qu’une mauvaise tradition n’ait fait perdre le sens naturel de ce vers. »

[102] Var. Qu’attendez-vous ? forcez ce silence obstiné. (1668-87)

[103] Les éditions de 1736, 1768, 1807, 1808 et celle de M. Aimé-Martin ajoutent ici l’indication : « se jetant aux pieds de Pyrrhus. »

[104] Var. Dieux ! n’en reste-t-il pas du moins quelque pitié ! (1668-76)

L’édition de 1736 a conservé cette variante dans le texte.

[105] Les éditions de 1713 et de 1728, au lieu de : « vous entendiez, » ont « vous attendiez, » qui n’est qu’une faute d’impression. Il est étrange que d’Olivet donne « vous attendiez » comme une variante.

[106] ...Ad genua accido

Supplex, Ulysse, quamque nullius pedes

Novere dextram, pedibus admoveo tius.

(Troyennes de Sénèque, vers 692-694.)

[107] Au lieu de : « une offre, » les éditions de 1676, 1681, 1689 ont : « un offre. »

[108] C’est à vous d’y penser : tout le choix qu’on vous donne,

C’est d’accepter pour lui la mort ou la couronne.

Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner

Le va faire périr ou le faire régner.

(Pertharite, vers 759-762.)

[109] Les éditions de 1750, 1768, 1807, 1808 et celle de M. Aimé-Martin indiquent cette variante, que nous ne trouvons dans aucun texte :

Hé bien ! je vous l’ai dit, qu’en dépit de la Grèce.

[110] Les éditions de 1768, de 1807 (la Harpe), de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont : «  mon père, » au lieu de : « son père, » qui est la leçon de toutes les éditions imprimées du vivant de Racine, et non pas seulement, comme le dit M. Aimé-Martin, celle des premières éditions.

[111] On lit dans l’édition de 1713 : « ces crimes, » au lieu de : « ses crimes. »

[112] Les éditions de 1768, de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont mis à tort après ce vers un point d’exclamation, qui n’est point dans les anciennes éditions, et qui affaiblit le sens.

[113] Var. Hélas ! il m’en souvient, le jour que son courage. (1668 et 73)

[114] Racine introduit ici, avec beaucoup d’art, le souvenir des adieux d’Hector et d’Andromaque dans le sixième livre de l’Iliade. Mais dans les paroles qu’il prête à Hector, il n’a rien emprunté à Homère.

[115] Var. Le fer que ce cruel tient levé sur ta tête. (1668 et 73)

[116] Andromaque, dans Euripide, prend également à témoin son fils du sacrifice qu’elle lui fait. Le mouvement est le même.

[117] La Harpe fait remarquer le même tour dans le vers 175 de Bérénice :

Il va sur tant d’États couronner Bérénice

[118] Les éditions de 1668, de 1673 et de 1676 ont plusieurs points à la fin de ce vers.

[119] Toutes les éditions imprimées du vivant de Racine ont, dans ce vers, craistre, et non croistre. On prononçait encore craître. Geoffroy n’aurait donc pas dû dire ici : « Croître et maître ne riment ni à l’œil ni à l’oreille. »

[120] Hécube, dans les Troyennes d’Euripide (vers 707-713), donne à Andromaque de semblables conseils.

[121] Non servata fides cineri promissa Sichæ.

(Virgile, Énéide, livre IV, vers 552.)

[122] Telle est la ponctuation de l’édition de 1676 et des suivantes. Les deux premières (1668 et 1673) n’ont qu’un point à la fin du vers.

[123] Var. S’il le faut, je consens que tu parles de moi. (1668-76)

[124] Ce sont les conseils qu’Andromaque donne à son fils dans les Troyennes de Sénèque (vers 713 et suivants) :

Pone ex animo reges atavos,...

Gere captivum...

[125] Nous avons suivi, pour la ponctuation de ce vers et du précédent, toute les éditions imprimées du vivant de Racine. M. Aimé-Martin a mis une virgule après se ranger, deux points après salaire.

[126] Ce mot est écrit aimé dans l’édition de 1697. Les précédentes portent aimay ou aimai.

[127] Opprimer, dans ce sens de surprendre et accabler, est un latinisme que l’exemple de Racine n’a pu introduire dans la langue.

[128] Dans la scène IV de l’acte III de Cinna, Émilie dit à Cinna :

Il suffit, je t’entends ;

Je vois ton repentir et tes vœux inconstants...

Sans emprunter ta main pour servir ma colère,

Je saurai bien venger mon pays et mon père...

Mes jours avec les siens se vont précipiter,

Puisque ta lâcheté n’ose me mériter.

Viens me voir dans son sang et dans le mien baignée.

En comparant les deux scènes, on trouvera entre elles des rapports frappants, mais plutôt pour les idées que pour l’expression.

[129] Vers la fin de la même scène de Cinna :

Mais ma main, aussitôt contre mon sein tournée,

Aux mânes d’un tel prince immolant votre amant,

À mon crime forcé joindra mon châtiment.

Ici, au contraire, c’est pour l’expression seulement que ces vers, prononcés par Cinna, non par Émilie, peuvent être rapprochés de ceux de Racine.

[130] Les éditions de 1702, 1722 et 1750 ont :

Vos ennemis par moi vous vont être immolés.

[131] Entre ce vers et le suivant on lit dans les éditions de 1668 à 1676 :

Mais que dis-je ? ah ! plutôt permettez que j’espère.

Excusez un amant que trouble sa misère,

Qui tout prêt d’être heureux, envie encor le sort

D’un ingrat, condamné par vous-même à la mort.

[132] On peut comparer cette scène avec la scène I de l’acte II de Pertharite. « Éduïge, dit Voltaire, est avec son Garibalde précisément dans la même situation qu’Oreste avec Hermione. » Voltaire marque aussi quelques ressemblances entre la même scène de Pertharite et la scène II de l’acte II dans Andromaque.

[133] Voltaire a rapproché ces vers des vers 101-104 de Cinna (acte I, scène II) :

Sa perte, que je veux, me deviendrait amère,

Si quelqu’un l’immolait à d’autres qu’à mon père ;

Et tu verrais mes pleurs couler pour son trépas,

Qui le faisant périr, ne me vengerait pas.

[134] ...Neque ego hanc abscondere furto

Speravi, ne finge, fugam...

(Virgile, Énéide, livre IV, vers 337 et 338.)

[135] Var. Et que sans consulter ni mon cœur ni le vôtre. (1668-76)

[136] Dans ce vers, au lieu d’engagés, les éditions de 1768 et de 1808, suivies par M. Aimé-Martin, ont attachés. Nous ne savons d’où elles ont tiré cette variante. Ce doit être, à l’origine, une faute d’impression.

[137] Mlle Clairon, dans ses Mémoires (p. 98 et 99), a fait sur la manière d’interpréter ce passage au théâtre des remarques dignes d’être conservées : « Le couplet du quatrième acte, dit-elle, que le public, les gens de lettres et les comédiens appellent le couplet d’ironie, ne peut, selon moi, porter ce nom. L’ironie demande une légèreté d’esprit, une tranquillité d’âme que certainement Hermione n’a pas... Un visage où l’indignation et la noblesse se peignent également, des sons étouffés dans le premier moment par le dépit et la fureur, les mouvements de colère qu’elle ne peut plus retenir, ne peuvent produire dans ses sons et sur sa physionomie que l’image du sarcasme le plus amer ; l’horreur qu’elle doit éprouver elle-même en rappelant à Pyrrhus les cruautés dont il s’est rendu coupable, ne peut descendre jusqu’à l’ironie. Hermione doit donner à ses reproches toute l’amertume, tout le mépris qui peut les rendre encore plus insultants, mais elle ne veut ni ne doit plaisanter. » Mais il faut dire que Mlle Clairon, en faisant cette remarque, pourrait bien s’être particulièrement proposé de blâmer le jeu de Mlle Dumesnil, sa rivale. « Lorsque Mlle Dumesnil, dit Lemazurier, jouait Hermione, il s’en fallait de très peu de chose que son grand couplet d’ironie n’eût l’air d’une mauvaise plaisanterie ; mais elle savait s’en garantir, et ne dépassait point la nuance délicate au delà de laquelle le comique se serait trouvé. » (Galerie historique, etc., p. 199.)

[138] Var. Votre grand cœur sans doute attend après mes pleurs.

Pour aller dans ses bras jouir de mes douleurs ?

Chargé de tant d’honneur, il veut qu’on le renvoie ?

[Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie.] (1668-76)

[139] On peut voir, dans l’Hecube d’Euripide (vers 517-566), le récit de la mort de Polyxène, égorgée par Pyrrhus sur le tombeau d’Achille.

[140] La même expression se trouve dans l’Horace de Corneille (vers 1338) :

Ou si tu n’es point las de ces généreux coups.

[141] Var. Madame, je sais trop à quel excès de rage. (1668-76)

[142] Var. L’ardeur de vous venger emporta mon courage. (1668 et 73)

[143] Ce délai que demande Hermione rappelle la prière que Didon charge sa sœur d’adresser à Énée :

Non jam conjugium antiquum, quod prodidit, oro...

Tempus inane peto, requiem spaliumque furori.

(Virgile, Énéide, livre IV, vers 431-433.)

[144] Au lieu du point d’interrogation, les éditions de 1668 et de 1673 ont ici un simple point.

[145] Ce vers et les suivants jusqu’à la fin de la scène ressemblent trop à un passage de la Médée d’Euripide pour que la rencontre soit fortuite.

[146] Var. Ton cœur impatient de revoir sa Troyenne. (1668-76)

[147] Tel est le texte de toutes les éditions publiées du vivant de Racine. L’impression de 1702, celle de 1736, et en général toutes les éditions modernes ont une autre. Mais dans Corneille aussi les anciennes éditions ont souvent un autre où nous mettons aujourd’hui une autre. Voyez le Corneille de M. Marty-Laveaux, tome I, p. 228, note 3 a. Voyez aussi les Plaideurs, acte II, scène II, variante du vers 335.

[148] ...Neque te teneo, neque dicta refello.

I, sequere Italiam ventis...

(Virgile, Énéide, livre IV, vers 380 et 381.)

[149] Tel est le texte de toutes les anciennes éditions. Quelques impressions modernes donnent : « au pied. »

[150] Var. Seigneur, vous l’entendez : gardez de négliger*. (1668 et 73)

* Par une faute d’impression, semblable à celle du vers 911, l’édition de 1713 a : « Seigneur, vous attendez ; » et d’Olivet ne donne le vrai texte : « vous entendez, » que comme variante.

[151] Var. Ai-je vu ses regards se troubler un moment ? (1668-76)

Var. L’ai-je vu s’attendrir, se troubler un moment ? (1687)

[152] Virgile a dit de même :

Num fletu ingemuit nostro ? num lumina flexit ?

Num lacrymas victus dedit, aut miseratus amantem est ?

(Énéide, livre IV, vers 309 et 370.)

[153] Racine a dit aussi dans les Plaideurs, vers 145 :

Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets.

Tout correct, quoi qu’en aient dit plusieurs critiques choqués de la suppression du pronom se, et tout à fait conforme aux habitudes de notre ancienne langue. La Harpe y a vu une inadvertance. C’est lui-même qui n’a pas été sur ses gardes, comme il est arrivé si souvent à ceux qui ont cherché des chicanes grammaticales à Racine.

[154] Var. Et d’un œil qui déjà dévorait son espoir*. (1668-76)

* Subligny (Folle querelle, acte III, scène VIII) s’était moqué de cette expression : un œil qui dévore un espoir. Mais il faut remarquer que Racine ne l’a pas changée avant l’édition de 1687.

[155] Var. Il craint les Grecs, il craint l’univers en courroux. (1668-76)

[156] Ce passage rappelle, pour le mouvement, le discours de Junon dans le livre I de l’Énéide (vers 39-46) :

...Pallasne exurere classem

Argivum, atque ipsos potuit submergere ponto...

Ast ego... etc.

[157] Dans les éditions de 1668 et de 1673 les personnages sont : ORASTE, ANDROMAQUE, HERMIONE, CLÉONE, CÉPHISE, SOLDATS d’ORESTE.

[158] Var. Madame, c’en est fait. Partons en diligence.

Venez dans mes vaisseaux goûter votre vengeance.

Voyez cette captive : elle peut mieux que moi

Vous apprendre qu’Oreste a dégagé sa foi.

HERMIONE.

Ô Dieux ! c’est Andromaque ?

ANDROMAQUE.

Oui, c’est cette princesse

Deux fois veuve, et deux fois l’esclave de la Grèce,

Mais qui jusque dans Sparte ira vous braver tous,

Puisqu’elle voit son fils à couvert de vos coups.

Du crime de Pyrrhus complice manifeste,

J’attends son châtiment. Car je vois bien qu’Oreste,

Engagé par votre ordre à cet assassinat,

Vient de ce triste exploit vous céder tout l’éclat.

Je ne m’attendais pas que le ciel en colère

Pût, sans perdre mon fils, accroître ma misère,

Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor

Qui fît couler mes pleurs pour un autre qu’Hector.

Vous avez trouvé seule une sanglante voie

De suspendre en mon cœur le souvenir de Troie.

Plus barbare aujourd’hui qu’Achille et que son fils,

Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis ;

Et ce que n’avoient pu promesse* ni menace,

Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place.

Je n’ai que trop, Madame, éprouvé son courroux :

J’aurais plus de sujet de m’en plaindre que vous.

Pour dernière rigueur ton amitié cruelle,

Pyrrhus, à mon époux me rendait infidèle.

Je t’en allais punir. Mais le ciel m’est témoin

Que je ne poussais pas ma vengeance si loin ;

Et sans verser ton sang, ni causer tant d’alarmes,

Il ne t’en eût coûté peut-être que des larmes.

HERMIONE.

Quoi ? Pyrrhus est donc mort ?

ORESTE.

Oui, nos Grecs irrités

[Ont lavé dans son sang ses infidélités.] (1668)

Cette scène, telle qu’elle est dans l’édition de 1668, a été réimprimée à la fin du troisième volume des Réflexions critiques de l’abbé du Bos (édition de 1732).

* Les édifions de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin substituent prière à promesse.

[159] Nous avons suivi la ponctuation de toutes les anciennes éditions. Geoffroy (1808) et après lui M. Aimé-Martin ont ponctué ce vers d’une manière toute différente, qui change le sens ; ils mettent une virgule avant les mots : « mais sans changer de face ; » deux points à la fin du vers. L’édition de 1807 (la Harpe) laisse le sens indécis : elle a une virgule avant mais, et une autre après face.

[160] Quelques traits de ce tableau ont été pris dans le récit beaucoup plus détaillé que le messager, dans l’Andromaque d’Euripide (vers 1091-1132), fait de la mort de Pyrrhus.

[161] Var. Le Troyen est sauvé. Mais partons, le temps presse ;

L’Épire tôt ou tard satisfera la Grèce.

Cependant j’ai voulu qu’Andromaque aujourd’hui

Honorât mon triomphe et répondît de lui.

Du peuple épouvanté la foule fugitive

M’a laissé sans obstacle enlever ma captive,

Et regagner ces lieux, où bientôt nos amis

[Viendront couverts du sang que je vous ai promis.] (1668)

[162] Dans l’Histoire du Théâtre français (tome VII, p. 105) on fait remarquer la ressemblance de ce passage avec ces vers de du Ryer :

Il est mort, il est vrai ; mais pour m’ôter de peine,

Il fallait que sa mort fût un coup de ma haine...

Que ma main achevât, qu’il mourût a ma vue,

Et qu’il sût en mourant que c’est moi qui le tue.

(Thémistocle, acte IV, scène IV.)

Ce dernier vers est presque semblable au vers 1270 d’Andromaque. Le Thémistocle de du Ryer a été imprimé en 1648.

[163] Var. D’une mort que les Grecs n’ont fait qu’exécuter. (1668-76)

[164] « On dit que le Kain, quand il récitait ces vers, appuyait sur chaque mot, comme pour rappeler à Hermione toutes les circonstances de l’ordre qu’il avait reçu d’elle. Ce serait bien vis-à-vis d’un juge ; mais quand il s’agit de la femme qu’on aime, le désespoir de la trouver injuste et cruelle est l’unique sentiment qui remplisse l’âme. C’est ainsi que Talma conçoit la situation : un cri s’échappe du cœur d’Oreste ; il dit les premiers mots avec force, et ceux qui suivent avec un abattement toujours croissant : ses bras tombent, son visage devient en un instant plus pâle que la mort, et l’émotion des spectateurs s’augmente à mesure qu’il semble perdre la force de s’exprimer. » (Mme de Staël, de l’Allemagne, 2e partie, chapitre XXVII.) Est-ce à dire qu’à la différence de le Kain, Talma, ne tenant nul compte de la ponctuation, telle que la donnent toutes les anciennes éditions, n’insistait pas sur chaque circonstance de l’ordre ? Il est difficile de le croire. – Dans ce beau dialogue Racine n’a certainement pas songé à imiter Shakespeare. Mais voici une rencontre singulière. Dans la tragédie du Roi Jean, le Roi dit à Hubert, l’assassin d’Arthur :

...I had mighty cause

To wish him dead, but thou hast none to kill him.

Hubert lui répond :

Had none, Mylord ! Why ? did you not provoke me ?

[165] Un nouvel emprunt, plus heureux que le premier, paraît à M. Piccolos, dans les notes déjà citées de sa traduction de Bernardin de Saint-Pierre, avoir été fait ici par Racine au roman d’Héliodore. Il compare ces reproches d’Hermione à Oreste à ceux que Déménète, cette autre Phèdre, fait à Thisbé sa complice, après que toutes deux ont réussi à perdre Cnémon. Nous ne citerons pas le passage d’Héliodore : si l’on y trouve, dans une situation analogue, un sentiment et un mouvement passionné qui rappellent ces vers d’Andromaque, l’expression diffère.

[166] Dans l’édition de 1736, dans celles de Luneau de Boisjermain, de Geoffroy et de M. Aimé-Martin on lit ainsi ce vers :

Traître, qu’elle ait produit un monstre tel que toi.

Dans l’édition de 1668, Hermione, après ce vers, ajoutait en s’adressant à Andromaque :

Allons, Madame, allons. C’est moi qui vous délivre.

Pyrrhus ainsi l’ordonne, et vous pouvez me suivre.

De nos derniers devoirs allons-nous dégager.

Montrons qui de nous deux saura mieux le venger.

[167] Au lieu d’ORESTE, seul, les éditions de 1668 et de 1673 portent : ORESTE, SOLDATS D’ORESTE.

[168] « La manière dont Talma récite ce monologue est sublime. L’espèce d’innocence qui rentre dans l’âme d’Oreste pour la déchirer, lorsqu’il dit ce vers :

J’assassine à regret un roi que je révère,

inspire une pitié que le génie même de Racine n’a pu prévoir tout entière, » (Mme de Staël, de l’Allemagne, 2e partie, chapitre XXVII.)

[169] Var. Commande qu’on le venge ; et peut-être qu’encor

Elle poursuit sur nous la vengeance d’Hector. (1668-87)

Cette variante est devenue le texte des éditions de 1768, 1807, 1808 et de celle de M. Aimé-Martin.

[170] Nous n’avons trouvé que dans les éditions de 1736, de 1760 (Amsterdam), de 1768 et de 1807 la leçon :

Voilà notre chemin, marchons de ce côté,

leçon que M. Aimé-Martin donne comme une variante. C’était probablement une correction des comédiens, que l’édition de 1736 a recueillie.

[171] Dans les éditions de 1722 et de 1736 il y a :

Non, non, c’est Hermione, ami, que je veux suivre.

[172] Var. À son dernier courroux je ne puis plus survivre. (1668-76)

[173] Atalide et Acomat apprennent de la même manière la mort de Bajazet :

OSMIN.

Nos bras impatients ont puni son forfait,

Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.

ATALIDE.

Bajazet !

ACOMAT.

Que dis-tu ?

OSMIN.

Bajazet est sans vie.

L’ignoriez-vous ?

[174] Les éditions de 1736, de 1760 (Amsterdam), de 1768, de 1807, de 1808 et celle de M. Aimé-Martin ont ainsi changé ce vers :

Elle a trouvé Pyrrhus porté par des soldats.

[175] La Harpe dit, dans son commentaire : « Il faudrait avoir vu le Kain prononcer ces mots : « Hé bien ! je meurs content, » pour comprendre tout ce qu’ils ont d’effroyable dans la bouche d’Oreste. »

[176] Les éditions publiées du vivant de Racine n’ont ainsi qu’un point à la fin de ce vers. Les impressions plus récentes, déjà celle de 1713, en mettent plusieurs, comme pour une réticence.

[177] Il y a Dieu ! au singulier, dans l’édition de 1697 ; c’est une de ces fautes évidentes où cette impression cesse de faire loi pour nous.

[178] Geoffroy prétend que Talma disait ce vers d’un ton trop familier : « Il a l’air de faire observer tranquillement à Pylade une curiosité, tandis qu’il doit avoir l’accent de l’horreur. Je relève ce défaut par la raison qu’il a été très applaudi. » (Cours de littérature, tome VI, p. 225.) Mais est-il vraisemblable que Geoffroy se soit bien rendu compte de l’effet produit par l’acteur ?

[179] Ce passage est une imitation des fureurs d’Oreste dans Euripide (Oreste, vers 245 et suivants). Boileau, au chapitre XIII du Traité du Sublime, a traduit quelques-uns de ces vers d’Oreste :

Mère cruelle, arrête, éloigne de mes yeux

Ces filles de l’enfer, ces spectres odieux.

Ils viennent : je les vois ; mon supplice s’apprête.

Quels horribles serpents leur sifflent sur la tête !

Mais dans cette traduction fort libre, Racine plus qu’Euripide a été son modèle. Le Traité du Sublime ne fut publié par Boileau qu’en 1674, sept ans après Andromaque. – Dans le chapitre déjà cité de l’Allemagne, Mme de Staël, pensant au jeu admirable de Talma dans cette scène, dit : « Les grands acteurs se sont presque tous essayés dans les fureurs d’Oreste ; mais c’est là surtout que la noblesse des gestes et des traits ajoute singulièrement à l’effet du désespoir. La puissance de la douleur est d’autant plus terrible qu’elle se montre à travers le calme même et la dignité d’une belle nature. »

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