La Femme Juge et Partie (MONTFLEURY)

Comédie en cinq actes, et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 1er mars 1669.

 

Personnages

 

BERNADILLE

JULIE, en habit d’homme, sous le nom de Frédéric, femme de Brandille

DOM LOPE, amant de Constance

CONSTANCE

OCTAVE, confident de Julie

BÉATRIX, suivante de Constance

GUSMAN, valet de Bernadille

DEUX VALETS DE JULIE

 

La scène est à Faro.

 

 

À MESSIRE NICOLAS POTIER,

CHEVALIER, SEIGNEUR de Novion, etc. Commandeur des Ordres du Roi, Conseiller de Sa Majesté en tous ses Conseils, et Président à Mortier au Parlement de Paris.

 

Monseigneur,

 

La Femme Juge et Partie, que je vous présente, vous a trop d’obligations pour se dispenser de l’hommage qu’elle vous vient rendre. Elle  n’attribue qu’à vous seul l’avantage qu’elle a eu de plaire et de divertir ; et l’approbation qu’elle a eue, est un effet de l’estime que toute la France fait des choses que vous honorez de la vôtre. Oui, Monseigneur, la lecture que j’eus l’honneur de vous en faire avant qu’elle fût représentée, et la bonté que vous eûtes de me témoigner quelle ne vous avait pas déplu, me firent sortir des bornes que la modestie me devait prescrire ; je ne pus empêcher la joie que j’en avais  d’éclater, je le publiai partout ; et la fuite m’a fait connaître que l’on a trop de vénération pour vous, pour oser appeler de vos jugements, et que l’on a trop déféré au discernement judicieux que l’on sait que vous faites de chaque chose, pour examiner les défauts d’une pièce, où vous avez bien voulu n’en point trouver. Ainsi, Monseigneur, après les avantages quelle a tirés de l’accueil favorable que vous avez eu la honte de lui faire, elle n’a plus d’ambition que celle de se voir honorée d’une protection aussi glorieuse que la vôtre. Elle vous regarde comme la merveille du siècle où elle a eu le bonheur de paraître, et comme l’étonnement de ceux qui le suivront. Elle voit avec plaisir que l’on n’a pas moins d’admiration pour la connaissance parfaite que vous avez de toutes choses, que de respect pour les oracles que vous prononcez, et regarde le choix que le plus grand Roi du monde a fait, de nos jours, de votre illustre personne, pour rétablir le calme dans l’une de ses provinces, comme l’effet d’un mérite très éclatant, et d’une vertu toute extraordinaire. Voilà, Monseigneur, ce qui doit justifier la liberté quelle ose prendre de vous protester que rien ne peut égaler la vénération qu’elle a pour vous, que le zèle et le respect avec lequel je suis,

 

Monseigneur,

Votre  très humble et  très obéissant serviteur,

 

DE MONTFLEURY.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

BÉATRIX, GUSMAN

 

BÉATRIX.

N’achèveras-tu point, babillard éternel ?

GUSMAN.

Oui, notre maître est fou, je le garantis tel ;

Je ne m’en dédis point, quoi que tu puisses dire ;

J’en sais bien la raison, et cela doit suffire.

BÉATRIX.

Ne me diras-tu point, sans te faire prier,

Quelle est cette raison ?

GUSMAN.

Quoi ! se remarier !

Peut-il faire jamais de plus grande folie ?

BÉATRIX.

Comment ! un homme est fou, quand il se remarie ?

GUSMAN.

Non ; mais ce vieux bourru qui se veut engager ;

De l’humeur dont il est, n’y devrait pas songer.

Et si son bel esprit se réglait par le nôtre...

BÉATRIX.

Pourquoi ne veux-tu pas qu’il aime comme un autre ?

GUSMAN.

Quoi ! s’étant une fois chargé d’une moitié,

Le ciel a regardé sa misère en pitié ;

Et par une faveur, et rare, et sans égale,

D’un brevet d’homme veuf sa bonté le régale,

D’un brevet qui rendrait mille maris contents ;

Et, loin de devenir plus sage à ses dépens,

Après avoir vécu trois ans dans le veuvage,

Il veut se marier, et tu veux qu’il soit sage ?

Cela ne se peut pas.

BÉATRIX.

Quant à moi, franchement,

Je sens que je pourrais m’y résoudre aisément ;

Qu’il est plaisant d’aimer, et que le mariage

Est doux, lorsque l’on sait en faire un bon usage.

GUSMAN.

Quand même le motif qui l’y porte aujourd’hui

Serait bon pour un autre, il ne vaut rien pour lui.

Est-ce qu’il ne craint point ?...

BÉATRIX.

Quoi ?

GUSMAN.

Que cette dernière

Ne lui fasse le tour que lui fit la première.

BÉATRIX.

Sa vertu fut trop grande, elle n’en fit jamais :

Si tu veux m’obliger, laisse son Ombre en paix :

Personne mieux que moi ne fut son innocence ;

Car je servais Julie, avant qu’être à Constance.

GUSMAN.

Quand mon maître le sut, ce fut par ton moyen.

BÉATRIX.

Je le dis, il est vrai, mais il n’en était rien ;

La crainte de la mort m’inspirant cette envie,

Je blessai son honneur, pour me sauver la vie.

GUSMAN.

Explique-toi donc mieux, pour m’en faire douter.

BÉATRIX.

Pour t’en mieux éclaircir, tu n’as qu’à m’écouter.

J aimais Mendoce alors, il m’aimait tout de même,

Et cherchait à me voir avec un soin extrême :

Comme il m’avait juré qu’il voulait m’épouser,

Je croyais le pouvoir un peu favoriser ;

Et quand l’occasion m’en pouvait être offerte,

Je laissais du jardin une porte entr’ouverte ;

C’était notre signal, et de cette façon

Nous nous voyions les soirs sans donner de soupçon

Mendoce vint un soir, où tout, en apparence,

Semblait contribuer à notre intelligence.

Bernadille soupait chez un de ses amis,

Dont la maison était assez loin du logis :

Julie était au lit, et notre tête-à-tête

Se trouva, pour ce coup, d’une longueur honnête.

L’entretien fut si long, que Bernadille enfin

Revenait à dessein d’entrer par le jardin.

Il en était, je pense, à dix pas, sans escorte,

Alors que pour sortir Mendoce ouvrait la porte,

Qui, s’étant aperçu que l’on faisait du bruit,

Croyant qu’on l’épiait, sort, la ferme, et s’enfuit.

Sa fuite fut fort prompte, et la nuit fort obscure

Bernadille, enragé d’une telle aventure,

Jaloux et furieux de ce qu’il n’avait pu

Reconnaître, ou du moins suivre cet inconnu,

Un poignard à la main, et la vue égarée,

Entre et vient droit à moi : Ta perte est assurée,

Me dit-il ; tu mourras, si tu déguises rien ;

Apprends-moi mon malheur, pour éviter le tien ;

Cet homme que j’ai vu, sortait d’avec ma femme ;

Avoue-le, ou de ce fer je vais t’arracher l’âme.

Interdite, et craignant surtout que le poignard

Ne me perçât trop tôt, si je parfois trop tard,

Je dis qu’il était vrai qu’il sortait d’avec elle.

GUSMAN.

Quoiqu’il n’en fût rien ?

BÉATRIX.

Oui ; sa menace cruelle

Me fit appréhender tout d’un homme emporté ;

Et, craignant de mourir, disant la vérité,

J’aimai bien mieux mentir, et me sauver la vie.

GUSMAN.

Sois-tu de quel malheur ta fourbe fut suivie ?

BÉATRIX.

D’aucun ; car dès qu’il eut l’aveu que je lui fis,

Il ne témoigna plus de colère.

GUSMAN.

Tant-pis.

BÉATRIX.

Tant-pis ! Pourquoi tant-pis ? Fais-toi du moins entendre.

GUSMAN.

Tu ne sais pas pourquoi tant-pis ? Tu vas l’apprendre.

Ayant tiré de toi cet éclaircissement,

Bernadille cacha tout son ressentiment ;

Et, quoique dans l’instant il n’en fit rien paraître,

Se croyant aussi sot qu’il méritait de l’être,

Voulut perdre sa femme ; et, dessus ton rapport.

Il la fit mourir.

BÉATRIX.

Lui ?

GUSMAN.

Mais je le vois qui sort.

BÉATRIX.

Gusman, ne me perds pas, aussi bien elle est morte.

GUSMAN.

Quoi ! je pourrais trahir mon maître de la sorte ?

Et lui pourrais celer que c’est toi...

BÉATRIX.

Parle bas ;

J’ai dedans ma cassette encor quatre ducats,

Que je te donnerai, si tu n’en veux rien dire.

GUSMAN.

D’accord ; mais qu’ils soient prêts avant qu’il se retire.

 

 

Scène II

 

BERNADILLE, GUSMAN

 

GUSMAN.

Quoi, Monsieur ! sur le point de vous remarier !

Vous paraissez rêveur ! Pouvez-vous oublier

Qu’il faut vous préparer pour cette grande fête ?

BERNADILLE.

Malepeste ! j’ai bien des choses dans la tête.

Je crains de faire ici quelque mauvais marché :

Quand on prend une femme, on est bien empêché.

GUSMAN.

Que craignez-vous, Monsieur, lorsqu’une telle envie...

BERNADILLE.

Si, par malheur pour moi, ma femme était en vie,

Et, que pour mes péchés un jour, à point nommé,

Elle revint après notre hymen consommé,

On pourrait d’un quartier allonger ma figure.

GUSMAN.

Votre femme, Monsieur ? Et par quelle aventure ?

Les morts reviennent-ils ? Ne m’avez-vous pas dit

Que vous aviez causé sa mort, et qu’un dépit

Ou bien, ou mal fondé, vous fit défaire d’elle !

BERNADILLE.

D’accord, mais la manière en fut un peu nouvelle.

Ton zèle m’est connu, je veux t’ouvrir mon cœur.

Tu sais que j’épousai jadis, pour mon malheur,

Julie ?

GUSMAN.

Il m’en souvient.

BERNADILLE.

Qu’on vit brûler son âme,

Malgré nous et nos dents, d’une illicite flamme ;

Et qu’enfin, m’efforçant d’en être convaincu,

J’appris, sans m’en vanter, qu’on me faisait cocu.

GUSMAN, à part.

Ah ! que sans les ducats...

BERNADILLE.

Instruit de mon offense,

Je fis vœu d’être veuf, et le suis, que je pense.

Je feignis de vouloir aller pour quelque temps

À Cadix, où tous deux nous avions des parents ;

Et, pour tout ménager, sans en donner de marque,

Je gagnai, par argent, le patron d’une barque,

Qui m’engagea dès lors sa parole et sa foi,

Que tous ses gens et lui risqueraient tout pour moi.

À ce voyage feint je disposai Julie ;

Quoique ce fût par mer, elle en parut ravie.

Le jour pris, nous partons, dissimulant toujours ;

On prend une autre route, et nous voguons dix jours,

Tant qu’arrivés aux bords d’une île inhabitée.

Par mon commandement, Julie y fut portée.

Voyant qu’on l’y laissait, d’un ton piteux et doux,

Elle criait : Mon cher, pourquoi me quittez-vous ?

De peur d’être attendri par des douceurs pareilles,

Je lui tournois le dos, et bouchais mes oreilles,

Puis faisant volte-face assez loin de ce lieu,

D’un grand coup de chapeau je lui fis mon adieu.

Après que je me fus vengé de cette sorte,

Quand je fus de retour, je dis qu’elle était morte ;

Qu’outre les maux de cœur qui lui prenaient souvent,

Nous fûmes si battus de l’orage et du vent,

Que la fièvre et la peur l’avaient d’abord saisie ;

Que, malgré tous mes soins, ayant perdu la vie,

Ne pouvant prendre terre, il fallut consentir

À la jeter en mer, de crainte de périr.

En un mot, je jouai si bien mon personnage,

Qu’on ne se douta point...

GUSMAN.

Je sais bien davantage ;

Car je sais bien, Monsieur, que, vous étant vengé,

Vous prîtes le grand deuil, et fîtes l’affligé,

Et, qu’à vous consoler, chacun perdait sa peine.

Mais je m’abuse enfin, ou cette crainte est vaine.

Vous n’avez rien appris d’elle depuis ce temps ?

BERNADILLE.

Rien du tout ; cependant il s’est passé trois ans,

Depuis qu’on la laissa dans cette île déserte.

GUSMAN.

Ah ! ce terme est trop long, pour douter de sa perte ;

Je vous garantis veuf ; et sans doute, Monsieur,

Qu’elle y fut dévorée, ou mourut de douleur.

BERNADILLE.

Mais pour te dire tout, je crains plus que Julie,

Ce blondin revenu depuis peu d’Italie.

GUSMAN.

Comment ! vous le craignez ?

BERNADILLE.

Oui, ce blondin charmant

Me semble familier plus que passablement.

Le drôle, sans façon, s’introduit chez Constance,

Il lui dit de grands mots, et même en ma présence,

Il fait le bel-esprit, l’enjoué, le coquet,

Et, c’est un petit fat qui n’a que du caquet,

Dont je ne dirais mot, n’était la conséquence :

Car ce galant qui voit si librement Constance,

Alors que je ne suis encor que protestant,

Étant époux, viendra chez moi tambour battant.

GUSMAN.

Mais sa mère devrait empêcher...

BERNADILLE.

Comment faire ?

Elle lui dit assez qu’il n’est pas nécessaire

Que, pour les visiter, il prenne tant de soins ;

Elle dit à ses gens, dix fois le jour au moins,

Qu’en cas qu’il y revienne, elle veut qu’on lui die,

Soit qu’elle y soit, ou non, que sa fille est sortie.

GUSMAN.

Ne lui dit-on pas !

BERNADILLE.

Oui ; mais il répond : Ma foi,

Tu te moques, mon cher ; l’ordre n’est pas pour moi :

Ne me connais-tu pas ! La bévue est fort bonne !

C’est pour les importuns que cet ordre se donne.

Quoi que l’on fasse enfin pour l’empêcher d’entrer,

Il monte effrontément, et, sans se déferrer,

Entre en Marquis, et fait une galanterie

Du refus des valets, qu’il tourne en raillerie.

Qui diable se pourrait défendre de cela ?

GUSMAN.

Mais ne craignez-vous point Dom Lope ?

BERNADILLE.

Celui-là

Ne m’inquiète pas ; je viens avec la mère

Pour demain, sur le soir, de conclure l’affaire :

Elle y doit disposer Constance. Après ceci,

Si le blondin s’y frotte, il verra...

GUSMAN.

Le voici.

BERNADILLE.

Évitons-le.

 

 

Scène III

 

JULIE, en homme, sous le nom de Frédéric, OCTAVE

 

JULIE.

Il m’a vue, et me fuit.

OCTAVE.

Mais, Madame,

Ne vous souvient-il plus que vous êtes sa femme ?

JULIE.

Il m’en souvient trop bien.

OCTAVE.

Il faut donc aujourd’hui,

Sans perdre plus de temps, vous découvrir à lui.

JULIE.

Ah ! c’est ce que je crains ; il y va de ma vie.

Je veux savoir devant par quelle fantaisie

Il exposa mes jours dans ce pays désert ;

Autrement je me perds.

OCTAVE.

Mais lui-même il se perd ;

Car s’il faut qu’une fois il épouse Constance,

Rien ne le peut sauver. Aimez-vous la vengeance ?

Laissez-le marier, et le faites...

JULIE.

Tais-toi ;

Une telle vengeance est indigne de moi :

Ce n’est pas, tu le sais, que pour m’ôter la vie...

OCTAVE.

Madame, de vos maux je sais une partie ;

Et, sans des importuns qui font venus vous voir,

J’ose m’imaginer que j’allais tout savoir.

JULIE.

Oui, j’ai connu ton zèle, et ma reconnaissance

À ta fidélité doit cette récompense :

Outre qu’ayant besoin de ton adresse ici,

Du cours de mes malheurs tu dois être éclairci.

Tu sais qu’on me laissa dans une île déserte,

Que je n’attendais plus que l’heure de ma perte,

Quand je vis sur le soir un vaisseau : par mes cris,

Qui s’y firent entendre, un pilote surpris

Met la chaloupe en mer, fait ramer, me vient prendre.

Étant dans le vaisseau, chacun voulait apprendre

Qui dans un tel état avait pu me laisser ;

Et moi, je les priai tant de m’en dispenser,

Que leur civilité fut enfin assez grande,

Pour ne me faire plus de semblable demande.

Ceux à qui mon malheur sembla le plus touchant,

M’apprirent que j’étais dans un vaisseau marchand,

Qu’ils ne se pouvaient pas écarter, de leur route,

Ni retourner pour moi sur leurs pas.

OCTAVE.

Je m’en doute.

JULIE.

Que la nécessité leur faisait cette loi ;

Qu’ils voguaient à Venise, et que c’était à moi

À voir si je voulais demeurer ou les suivre.

La crainte de la mort et le désir de vivre

Font que, sans balancer, d’abord je me résous

À les suivre.

OCTAVE.

Ma foi, j’aurais fait comme vous,

Quand ils auraient fait voile aux Indes ; notre vie...

JULIE.

Enfin, pour t’achever un récit qui m’ennuie,

J’arrivai dans Venise, où voulant librement

Songer, pour mon retour, à mon embarquement,

Je crus sous cet habit être plus assurée.

Une bague de prix qui m’était demeurée,

Servit à ce dessein. Je cherchais chaque jour

Quelque commodité pour hâter mon retour,

Lorsque, par un bonheur qui ma cent fois surprise,

Je vis un jour le Duc sur le port de Venise,

Qui, comme sont partout les gens de qualité,

Voyageait feulem.ent par curiosité.

Je crois t’avoir appris que le Duc de Médine

Est seigneur où mes maux ont pris leur origine,

Et, qu’avant mon départ je l’avais vu souvent :

Ainsi je le connus assez facilement ;

Et, comme entre étrangers librement on s’assemble !

Je lui fais compliment, et nous parlons ensemble :

Il me demanda fort d’où j’étais, et je pris

Le nom de Frédéric, et lui dis mon pays.

Le Duc me témoigna bien du plaisir d’apprendre

Que j’étais son Sujet, et me pria d’attendre ;

Même en nous séparant, il me fit protester

Qu’avant la fin du jour j’irais le visiter.

Je le vis plusieurs fois ; il prit de cette sorte

Pour moi, sans me connaître, une amitié si forte,

Que, ne pouvant quasi se passer de me voir,

Il me dit à la fin qu’il me voulait avoir.

De sa civilité me trouvant fort surprise,

Je dis que j’étais prêt à partir de Venise,

Pour aller en Espagne. Il me jura cent fois

Qu’il ferait de retour au plus tard dans six mois ;

Qu’il voulait visiter Naples, Rome et Florence ;

Qu’après, pour son retour, il ferait diligence.

Sa prière, et l’espoir de m’en faire un appui,

Lorsque je me verrais de retour avec lui,

Pour savoir le dessein de mon époux volage,

Me firent consentir à faire ce voyage,

Que je n’aurais pas fait, si le Duc, dans ce temps,

M’eût dit qu’à son voyage il eût été trois ans.

OCTAVE.

Votre retour est doux par l’espoir qu’il vous donne.

Votre époux vous a vue ; et, ce qui m’en étonne,

Est qu’il ne vous ait point reconnue.

JULIE.

Et comment

Me reconnaîtrait-il sous ce déguisement ?

Depuis plus de trois ans il croit que je suis morte,

Et mon teint a depuis bruni de telle sorte,

Du hâle et du chagrin que mon sort me causait,

Qu’il faudrait s’étonner, s’il me reconnaissait.

OCTAVE.

Je crains que vous n’ayez brouillé sa fantaisie,

Et qu’il n’ait pris de vous un peu de jalousie,

Vous voyant si souvent chez Constance.

JULIE.

Entre nous.

J’ai fait ce que j’ai pu pour le rendre jaloux.

J affecte, dès que j’entre, en faisant l’idolâtre,

Tout ce qu’a d’enjoué l’amour le plus folâtre,

Les discours, les transports les plus passionnés,

De parler à l’oreille, et de lui rire au nez.

En voyant son dépit, mon chagrin se dissipe.

Je fais le goguenard, je ris, je m’émancipe ;

Après je fais le beau, le jeune homme, le fat.

Constance ne hait pas qu’on vante son éclat ;

À son humeur ainsi la mienne s’accommode ;

Je cajole à propos, je badine à la mode,

Je lui serre les doigts, je lui baise la main ;

Je vante la blancheur de son bras, de son sein,

Son embonpoint, sa taille, et sa beauté parfaite ;

Je fais le doucereux, et m’épuise en fleurette,

Et fais mille façons qu’on ne peut exprimer,

Pour le faire enrager, et pour m’en faire aimer.

OCTAVE.

Quel est donc votre but ?

JULIE.

C’est d’engager Constance.

Mon traître, à son hymen bornant son espérance,

Voudrait de ce dessein précipiter l’effet :

Mais je sais qu’elle m’aime autant qu’elle le hait.

OCTAVE.

Mais n’aime-t-elle point Dom Lope ?

JULIE.

Tout de même.

Il s’en flatte en secret, et croit fort qu’elle l’aime ;

Mais, quoique chaque jour il lui rende des soins,

Constance assurément ne m’en aime pas moins.

 

 

Scène IV

 

BERNADILLE, JULIE, OCTAVE

 

BERNADILLE.

Allons voir si Constance est enfin résolue...

Quoi ! toujours cet objet me choquera la vue ?

OCTAVE.

Bernadille revient.

JULIE.

Peut-on savoir, Monsieur,

Comment vous vous portez aujourd’hui ?

BERNADILLE.

Trop d’honneur ;

Je me porte fort bien. Ah ! le sot personnage !

Morbleu !

JULIE.

Les amoureux ont toujours bon visage :

Aussi, pour en parler avec sincérité,

Quiconque se marie, a besoin de santé.

BERNADILLE.

Comme d’autres.

JULIE.

Bien plus ; car je me persuade

Que la douleur de l’un, voyant l’autre malade,

Mêle trop d’amertume à des moments si doux.

Qu’en dites-vous, Monsieur ?

BERNADILLE.

Je m’en rapporte à vous.

JULIE.

Que j’aurai de plaisir à vous voir une femme,

De qui l’amour réponde a l’ardeur de votre âme ;

Et dans qui vous trouviez des vertus, des appas !

Ah ! je voudrais déjà la voir entre vos bras.

Pour cet heureux moment je meurs d’impatience.

BERNADILLE.

Vous n’en ferez pourtant guères mieux, que je pense.

JULIE.

Peut-être.

BERNADILLE.

Peut-être ?

JULIE.

Oui, j’en prétends être mieux.

BERNADILLE.

En quoi donc, s’il vous plaît ?

JULIE.

Vous êtes curieux ?

Je prétends partager, si l’hymen vous assemble,

La joie et les douceurs que vous aurez ensemble ;

Et qu’enfin, par l’effet d’un transport d’amitié,

Mon cœur de vos plaisirs ressente la moitié.

Oui, je prétends enfin que votre femme m’aime,

Et qu’elle soit autant à moi comme à vous-même,

Savoir tous vos secrets et tous vos entretiens,

Confondre mes soupirs sans cesse avec les siens ;

Et, fussiez-vous toujours près d’elle en sentinelle,

Passer, quand je voudrai, quelque nuit avec elle.

Je prétends que mes soins, par les siens secondés...

BERNADILLE.

Halte-là, je vois bien ce que vous prétendez.

Vous vous expliquez bien, Monsieur, et la manière

En est intelligible, et même familière.

Enfin, vous prétendez, quand j’aurai ma moitié,

L’aimer ? Bon ! que pour vous elle ait de l’amitié ?

JULIE.

Sans doute.

BERNADILLE.

Que son cœur, flattant votre tendresse,

Ne s’effarouche pas pour un peu de faiblesse ?

Et, sans mettre vos feux, ni les siens, au hasard,

Que de tous nos plaisirs vous aurez votre part ?

JULIE.

Oui.

BERNADILLE.

Sans en excepter ceux... Là, ceux que ma flamme...

JULIE.

Comment ceux ?

BERNADILLE.

Ceux enfin qui la feront ma femme ?

JULIE.

Sans réserve, et je veux que de semblables nœuds...

BERNADILLE.

Enfin, que nous n’ayons qu’une femme à nous deux ?

JULIE.

Justement.

BERNADILLE.

Il faudra ménager notre absence.

JULIE.

Non ; je veux que ce soit même en votre présence ;

Et vous le souffrirez, sans en dire un seul mot.

BERNADILLE.

Je ne croyais donc pas être encore si sot !

Vous seriez, vous flattant d’un espoir si frivole,

Assez fat (puisqu’il faut qu’enfin je vous cajole)

Pour croire qu’à mes yeux vous puissiez ménager

Une bisque amoureuse, et l’heure du berger ;

Qu’aux soins de votre amour mon humeur s’accommode ;

Et qu’enfin, devenant pour vous mari commode,

Je partage avec vous mon lit de temps en temps ?

Hem ?

JULIE, en riant.

Hé.

BERNADILLE.

Quoi ?

JULIE.

Franchement, c’est à quoi je m’attends.

Pourquoi dissimuler ?

BERNADILLE.

C’est parler sans peut-être.

Savez-vous que chez moi j’ai plus d’une fenêtre ;

Et, si vous prétendez y venir conquêter,

Que vous y pourriez bien apprendre à dessauter.

Et que vous commencez à m’échauffer la bile ?

JULIE.

Ce que vous demandez est donc fort inutile,

Et c’est de mes desseins vous informer en vain ;

Car vous vous mariez ?

BERNADILLE.

Pas plutôt que demain.

JULIE.

Constance est bien heureuse, et le ciel lui fait grâce.

Ah ! que j’aurais de joie à remplir cette place !

De posséder en vous le cœur, et l’amitié

D’un homme...

BERNADILLE.

Brisons là, c’est trop de la moitié.

Mon entretien a peu de quoi vous satisfaire ;

Lorsque l’on se marie, on n’est pas sans affaire.

J’ai dessus mon hymen des ordres à donner,

Des articles à faire, un contrat à signer,

Une maîtresse à voir, qui brûle d’être nôtre ;

Des parents à prier tant d’un côté que d’autre ;

Et vous n’avez plus rien à me faire savoir ;

C’est pourquoi je vous dis, serviteur et bon soir.

 

 

Scène V

 

JULIE, OCTAVE

 

OCTAVE.

Il va se marier, et la chose vous touche :

Cette nouvelle doit vous faire ouvrir la bouche :

Vous y rêvez en vain, il faut vous découvrir.

JULIE.

Oui ; mais je dois songer à ne le pas aigrir,

Et ménager l’ardeur et l’esprit de ce traître,

Pour ne pas m’exposer, en me faisant connaître.

Je vais m’y préparer, et songer aux moyens

De conserver mes jours, sans hasarder les siens.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

BERNADILLE, GUSMAN

 

BERNADILLE.

Ah ! que je viens d’apprendre une heureuse nouvelle !

Que j’en conçois d’espoir !

GUSMAN.

Tant mieux. Mais quelle est-elle ?

Peut-on la demander, et l’apprendre ?

BERNADILLE.

En deux mots,

J’ai trouvé le secret de me mettre en repos,

De voir d’un heureux sort ma disgrâce suivie,

Et mettre en sûreté mon honneur et ma vie :

Mais cela part de-là. Quand on a de l’esprit

On vient à bout de tout.

GUSMAN.

Aurez-vous bientôt dit ?

Et saurons-nous enfin...

BERNADILLE.

Tu fixais bien que Mizante

Était ici Prévôt ?

GUSMAN.

Oui.

BERNADILLE.

Sa charge est vacante.

GUSMAN.

Comment ! serait-il mort ?

BERNADILLE.

Non ; mais enfin le Roi,

Par le moyen du Duc, lui donne un autre emploi.

GUSMAN.

Et que vous fait cela ? Faites-moi donc entendre

Quelle part vous prenez...

BERNADILLE.

Tu ne saurais comprendre

Quel espoir j’en conçois ?

GUSMAN.

Non. Qu’en espérez-vous ?

BERNADILLE.

Je la veux demander.

GUSMAN.

Vous ?

BERNADILLE.

Oui.

GUSMAN.

Pour qui ?

BERNADILLE.

Pour nous.

GUSMAN.

Vous, Prévôt ?

BERNADILLE.

Et je veux avec ce privilège...

GUSMAN.

Est-ce dans un moulin que l’on tiendra le siège !

BERNADILLE.

Maraud, de temps en temps, vous vous émancipez.

GUSMAN.

Mais dedans ce projet, Monsieur, vous vous trompez.

Il faut savoir beaucoup.

BERNADILLE.

Nos ducats, que je pense,

Suppléeront au défaut de notre insuffisance.

GUSMAN.

Cela ne se vend point. Vous savez qu’aujourd’hui

C’est le Duc qui la donne, elle dépend de lui ;

Que le mérite seul...

BERNADILLE.

Ta raison n’est pas forte ;

Le mérite est un sot, si l’argent ne l’escorte.

Vouloir, sans intérêt, faire agir la faveur,

C’est savoir mal son monde, et risquer son bonheur.

Mais avec ce secours, pour peu qu’on sollicite,

L’argent passe, morbleu ! sur le ventre au mérite :

Outre, sans vanité, que l’on rencontre en moi

Tout ce qu’il faut avoir pour faire un tel emploi.

J’aime fort peu le sang ; et, pourvu qu’on me donne,

Je ne pourrai jamais faire pendre personne.

Cinquante faussetés ne me coûteront rien,

Pour servir mes amis, si l’on en use bien.

Je sais tenir longtemps un procès dans sa source.

Et juridiquement pressurer une bourse :

Je sais lire partout, belle écriture ou non,

Et, bien ou mal enfin, je sais signer mon nom.

Pour mon visage, il a, sans paraître farouche,

Quelque chose de grand.

GUSMAN.

Oui, Monsieur, c’est la bouche.

Être fort âpre au gain, et guères scrupuleux,

Et juge, est un secret pour n’être jamais gueux ;

Et vous avez raison de voir si la fortune...

BERNADILLE.

Dis que j’ai des raisons, je n’en ai pas pour une.

Quelqu’un pouvant savoir, ou du moins se douter

De la mort de ma femme, on peut m’inquiéter.

Tout se sait, tôt ou tard : mais, quand je ferai Juge,

Ma charge et mon pouvoir deviendront mon refuge.

Je la veux donc briguer, et l’emporter d’assaut,

Dussé-je l’acheter dix fois ce qu’elle vaut.

Frédéric peut beaucoup près du Duc de Médine :

Pour me la procurer, c’est lui que je destine ;

C’est un aventurier, quoiqu’il soit mon rival,

À qui deux cents ducats ne siéront pas trop mal.

GUSMAN.

Sans intérêt, Monsieur, il vous rendra service.

BERNADILLE.

Je crois bien qu’il pourrait me rendre cet office :

Mais le drôle peut-être, en me rendant content,

Prétendrait me servir à la charge d’autant ;

Et c’est dont je lui veux supprimer l’espérance ;

Tant tenu, tant payé.

GUSMAN.

Le voici qui s’avance.

 

 

Scène II

 

JULIE, OCTAVE, BERNADILLE, GUSMAN

 

BERNADILLE.

Qu’il est rêveur ! n’importe, il le faut approcher.

Je vous trouve à propos, et j’allais vous chercher.

JULIE, se promène en rêvant.

Faut-il me découvrir, sans savoir la manière...

BERNADILLE.

Monsieur, j’allais chez vous, vous faire une prière.

JULIE.

Que le sort m’est contraire ! et qu’un pareil malheur...

BERNADILLE.

J’allais vous demander une grâce.

JULIE, l’apercevant.

Ah, Monsieur !

Pour-vous prouver mes soins, tout me sera facile.

Que mon bonheur est grand, si je vous suis utile !

L’honneur de vous servir sera pour moi si doux,

Que jamais...

BERNADILLE.

Franchement, j’ai fait grand fond sur vous.

JULIE.

Ah ! si j’ose, à mon tour, vous faire une prière,

C’est d’en user toujours de la même manière :

Mais sachons quel motif vous amène vers moi ?

BERNADILLE.

Je veux solliciter près du Duc un emploi.

JULIE.

Quel ?

BERNADILLE.

Celui de Prévôt ; auprès de sa personne

Nous savons quel crédit votre vertu vous donne :

Et, si vous en parlez, nous n’avons pas douté...

JULIE.

Oui, j’y puis quelque chose, et j’en suis écouté,

Et je ne pense pas que le Duc me refuse.

BERNADILLE.

Au reste, nous savons un peu comme on en use.

Et, pour remercier plus agréablement,

Mettre deux-cents ducats au bout d’un compliment.

C’est de quoi je prétends, sans que rien m’en dispense,

Assaisonner mes soins, et ma reconnaissance.

JULIE.

Non ; je ne veux de vous rien que de l’amitié ;

Si vous m’en promettez, je me tiens trop payé :

Votre bien est pour vous une faible ressource ;

J’en veux à votre cœur, non pas à voire bourse ;

Pourvu que vous m’aimiez, je ferai trop content.

BERNADILLE, à Gusman.

Ne te l’ai-je pas dit, à la charge d’autant ?

À Julie.

Un service pareil veut une récompense.

JULIE.

De grâce, finissez un discours qui m’offense.

Vous pourrai-je compter au rang de mes amis ?

Répondez.

BERNADILLE.

Quant à moi, je vous suis tout acquis.

JULIE.

Que je me tiens heureux, après un tel service.

S’il faut que pour jamais l’ami lié nous unisse !

Mon cœur, sur votre aveu, se flatte de cela,

Vous me le promettez ?

BERNADILLE.

Tout ce qu’il vous plaira.

JULIE.

Allez. De mon crédit vous pouvez tout attendre :

De ce pas, près du Duc, je vais pour vous me rendre,

Je ferai mes efforts pour vous voir satisfait.

BERNADILLE.

Et nous saurons tantôt ce que vous aurez fait.

 

 

Scène III

 

JULIE, seule

 

Son dessein m’offre assez de quoi me satisfaire,

Et la faveur du Duc me sera nécessaire.

Je passerai le jour fort agréablement,

Si je ne fais agir mon crédit vainement.

Mais Constance paraît ; touchant mon infidèle,

Je me veux un moment égayer avec elle.

Je songe à l’engager.

 

 

Scène IV

 

CONSTANCE, BÉATRIX, JULIE

 

CONSTANCE.

Vous devez être instruit

À quelle extrémité mon malheur me réduit ;

Et vous devez savoir à quel point j’appréhende

L’époux à qui l’hymen veut que mon cœur se rende :

Avecque tant d’amour, verrez-vous sans douleur

Que mon devoir vous ôte et ma main et mon cœur ?

JULIE.

Non. Que sur ce sujet votre esprit se rassure.

J’y prends trop d’intérêt, pour le laisser conclure.

CONSTANCE.

Ne me déguisez rien ; pouvez-vous espérer...

JULIE.

Vous faut-il des serments pour vous en assurer ?

Puissé-je, pour souffrir une gêne éternelle,

Éprouver à vos yeux la mort la plus cruelle !

Que la foudre du ciel m’écrase à vos genoux,

Si, tant que je vivrai, vous l’avez pour époux.

Après cela, Madame, êtes-vous satisfaite ?

CONSTANCE.

Je dois beaucoup aux soins d’une ardeur si parfaite.

JULIE.

Non que je le méprise ; il est riche, et je croi

Que sans doute il ferait mieux votre fait que moi :

Mais puisqu’à cet hymen votre cœur est contraire,

Pour vous en garantir, je sais ce qu’il faut faire.

CONSTANCE.

Ah ! vous ne sauriez mieux me prouver votre foi.

JULIE.

En travaillant pour vous, je travaille pour moi.

Je mourrais de douleur, si vous étiez sa femme.

CONSTANCE.

Et, peut-être sans vous, cet hymen...

JULIE.

Quoi, Madame !

Si le ciel eût plus tard conduit ici mes pas,

Bernadille eût été maître de tant d’appas,

De ce cœur, de ces lys ! Ah ! cette seule idée

Rend d’un courroux si grand mon âme possédée,

Que, n’ayant contre lui plus rien à ménager,

J’aurais assurément mis la vie en danger.

CONSTANCE.

Que j’aime ce courroux, Frédéric ! que votre âme,

Par ce jaloux transport, marque bien votre flamme !

De vos feux, il est vrai, l’aveu me semble doux ;

Mais on trouve si peu d’hommes faits comme vous,

Que, quel que soit l’effet d’une flamme si prompte,

Un vainqueur comme vous ne me fait point de honte.

Il est si malaisé...

JULIE.

Sans vanité, je croi

Que l’on trouve fort peu d’hommes faits comme moi.

Mais un défaut, pour vous d’un très mauvais présage,

Fait que je n’ai pas lieu d’en tirer avantage :

Malgré tout le bonheur qui semble m’accabler,

Je doute que pas un voulût me ressembler.

Ainsi, pour bien régler mes transports sur les vôtres !

Je n’en vaudrais que mieux, d’être comme les autres.

CONSTANCE.

Vous êtes trop modeste, et ce discours sied mal

À ceux dont le bonheur au mérite est égal.

À vous voir si bien fait, aisément on devine...

JULIE.

Il ne faut pas toujours se régler sur la mine.

CONSTANCE.

Votre esprit et votre air font que l’on se résout...

JULIE.

J’ai de l’extérieur, Madame ; mais c’est tout.

Je doute que cela puisse vous satisfaire.

CONSTANCE.

On est assez parfait, quand on a de quoi plaire.

JULIE.

Quoi ! vous pourrez m’aimer, étant ce que je suis ?

CONSTANCE.

Pouvez-vous en douter, après ce que je dis ?

JULIE.

Souffrez qu’après l’espoir où cet aveu m’engage,

Je vous donne ma main, et ce baiser pour gage.

CONSTANCE.

Ah ! ne m’offensez pas, Frédéric, et sachez...

JULIE.

Hé quoi ! pour un baiser, vous vous effarouchez ?

Je veux pourtant régler mes désirs sur les vôtres,

Et vous accoutumer à m’en souffrir bien d’autres.

Oui, je prétends vous voir avant la fin du jour,

Dans mes embrassements éteindre votre amour.

CONSTANCE.

Je crois qu’il perd l’esprit. Frédéric, si votre âme

Prétend que mon aveu m’engage...

JULIE.

Non, Madame ;

Quelque espoir dont pour vous mon cœur se soit flatté,

Avec moi votre honneur est fort en sûreté.

Le ciel à mes desseins, comme à vos vœux contraire,

Ne m’a pas, sur ce point, permis de vous déplaire ;

Et, la nature enfin, malgré ces mouvements,

A donné fort bon ordre à mes emportements.

CONSTANCE.

Aussi par le respect, et par la retenue,

La flamme d’un amant est toujours mieux connue.

Sans ces petits transports que je n’approuve point,

Vous feriez à mes yeux aimable au dernier point.

Je chérirais vos soins, votre entretien ; vos plaintes

Porteraient à mon cœur de sensibles atteintes :

Mais enfin, ce défaut excite mon courroux.

Ainsi, jusqu’à présent, je puis dire de vous,

Que, pour vous faire aimer, il vous manque une chose.

JULIE.

Cela peut être vrai : mais je n’en suis pas cause.

Je le sais mieux que vous, et cependant il faut...

CONSTANCE.

Lorsque l’on reconnaît en soi quelque défaut,

Il faut s’en corriger, et que notre amour cède...

JULIE.

Il est vrai ; mais le mien est un mal sans remède,

Et, pour l’amour de vous, j’en suis au désespoir.

Mais enfin, le plaisir que je prends à vous voir

Me fait presque oublier que, dans cette journée,

Je dois vous affranchir d’un fâcheux hyménée.

Je vais m’y préparer.

CONSTANCE.

Souvenez-vous, du moins,

Que mon repos dépend du succès de vos soins ;

Et que, si vous m’aimez...

JULIE.

Ah ! vous aurez, Madame,

Avant la fin du jour, des preuves de ma flamme ;

Et je prétends enfin, que l’hymen, dès demain,

Réussisse à jamais ce cœur et cette main.

 

 

Scène V

 

CONSTANCE, BÉATRIX

 

CONSTANCE.

Hélas ! qu’un tel espoir me rassure et me flatte !

Et, s’il faut aujourd’hui que fou amour éclate,

Qu’il rompe cet hymen...

BÉATRIX.

Quoi donc ! ce marmouzet,

Avec son beau langage et son ton de fausset,

Avec son poil blondin transplanté sur sa tête,

Vous plairait pour époux, et vous seriez si bête

Que de le préférer à Dom Lope ?

CONSTANCE.

Entre nous,

Frédéric, tel qu’il est, me plairait pour époux.

BÉATRIX.

Ce qu’il a de meilleur, je crois que c’est la langue ;

Mais le méchant régal enfin qu’une harangue !

Madame, franchement, ce n’est pas votre fait ;

Et vous courez hasard, outre qu’il est mal fait,

Quoiqu’il soit grand causeur, et fort sur la fleurette,

D’en être mal, vous dis-je, et très mal satisfaite.

Je vous dis nettement ce que j’ai sur le cœur.

Il ressemble à ces gens qui nous portent malheur ;

Il a le menton chauve.

CONSTANCE.

Hé bien ! qu’en veux-tu dire ?

BÉATRIX.

Que Dom Lope vaut mieux.

CONSTANCE.

Béatrix aime à rire ;

Mais Frédéric, en tout, me semble sans égal.

BÉATRIX.

Mais Dom Lope, Madame, est galant, libéral ;

Quoiqu’il soit un peu brusque, il a de la naissance,

Et vous fut cher.

CONSTANCE.

Tais-toi, le voici qui s’avance.

Son courroux contre moi va d’abord éclater.

Il sait qu’on me marie, et je veux l’éviter.

BÉATRIX.

Mais vous ne vous sauriez dispenser de l’entendre.

 

 

Scène VI

 

DOM LOPE, CONSTANCE, BÉATRIX

 

DOM LOPE.

Madame, si j’en crois ce que je viens d’apprendre,

Je vous perds, et demain l’on vous donne un époux.

Bernadille a-t-il pu vous obtenir de vous ?

Ce cœur, qui fut peur moi jusqu’à présent sensible,

A-t-il trouvé pour lui le changement possible ?

Recevez-vous la main sans faire aucun effort,

Pour adoucir le coup qui doit causer ma mort ?

Faut-il, sans murmurer, que ce cœur me trahisse ?

CONSTANCE.

Dom Lope, on me l’ordonne, il faut que j’obéisse ;

Ma mère en sa faveur dispose de ma foi :

Si mon cœur fut à vous, ma main n’est pas à moi.

Je dois par son aveu...

DOM LOPE.

Dites plutôt, Madame,

Que l’éclat de son bien a su toucher votre âme ;

Qu’au défaut de l’amour, qui vous est odieux,

L’argent, pour un brutal, vous fait ouvrir les yeux ;

Que mon âme, pour vous trop facile à surprendre.

Du piège où j’ai donné, devait mieux se défendre,

Et que le désespoir d’un cœur comme le mien...

CONSTANCE.

Ces transports de courroux n’aboutissent à rien.

Il faut, à nos plaisirs quand le malheur succède,

Se payer de raison, quand il est sans remède.

Faites ce que pour vous j’ai fait jusques ici.

Vous m’aimiez, disiez-vous ; je vous aimais aussi,

Vos yeux, qui me cherchaient avec un soin extrême,

M’ont vue avec plaisir ; je vous ai vu de même ;

Mon cœur, d’un vain espoir ayant su se flatter,

Dans ses empressements a su vous imiter ;

Et, préférant enfin votre ardeur à toute autre,

Mon cœur, jusqu’à présent, s’est réglé sur le vôtre :

Puisqu’enfin à changer mon âme se résout,

Changez à mon exemple et m’imitez en tout.

Si pour un riche époux je vous suis infidèle,

Prenez une maîtresse et plus riche et plus belle ;

Cherchez, à mon exemple, à vous mieux engager,

Et profitons tous deux du plaisir de changer.

DOM LOPE.

Il faudrait le pouvoir, ingrate ! et ne pas être

Esclave d’un amour que vous avez fait naître.

Quoi ! le plus grand effort que vous fassiez pour nous,

Est de me conseiller de changer comme vous ?

L’intérêt vous aveugle, et votre cœur se jette

Dans les bras du premier qui s’offre et qui l’achète ?

Je vois trop qu’un objet sans amour et sans foi

Méritait peu les soins d’un homme comme moi.

CONSTANCE.

Il fallait moins l’aimer, et ne pas y prétendre.

DOM LOPE.

Ah ! je ne savais pas que ce cœur fût à vendre :

Mais l’amour et le temps puniront ces mépris,

Et vengeront l’ardeur dont le mien est épris.

J’en conçois de la joie, et votre hymen m’en donne,

Songeant pour quel époux votre cœur m’abandonne ;

Oui, ce cœur méprisé ne désespère pas

Que vous ne regrettiez ma perte entre ses bras ;

Et que le désespoir de vous voir sa captive...

CONSTANCE.

Adieu. Je vous croirai, si tout cela m’arrive.

 

 

Scène VII

 

DOM LOPE, BÉATRIX

 

DOM LOPE.

Dieux, quelle indifférence ! ah, Béatrix !

BÉATRIX.

Hé bien !

DOM LOPE.

Épouser Bernadille !

BÉATRIX.

Elle n’en fera rien.

DOM LOPE.

Et tu vois cependant comme elle s’y dispose !

Dis-moi, de son secret, si tu sais quelque chose.

BÉATRIX.

Cela m’est défendu.

DOM LOPE.

Hé ! de grâce, apprends-moi

Ce qui peut l’obliger à me manquer de foi.

Comment à cet hymen s’est-elle résolue ?

Quel charme et quel appas ont ébloui sa vue ?

BÉATRIX.

Mais vous me promettez de la discrétion ?

DOM LOPE.

Je n’en manquai jamais. Voici ma caution.

Prends ces quatre louis.

BÉATRIX.

Monsieur !...

DOM LOPE.

Prends-les, te dis-je.

BÉATRIX.

Mais, Monsieur...

DOM LOPE.

Prends, je sais connaître qui m’oblige :

Ne me fais point languir, apprends-moi ce que c’est.

BÉATRIX.

Vous saurez... (Je vous sers au moins sans intérêt :)

Qu’elle aime Frédéric.

DOM LOPE.

Elle l’aime ! ah, l’ingrate !

L’aime-t-il ?

BÉATRIX.

Il le dit ; et de plus il la flatte

De rompre son hymen, et d’être son époux :

Et, c’est pourquoi Constance est si fière pour vous.

DOM LOPE.

Qui l’eût jamais pensé, qu’une âme si volage...

BÉATRIX.

Adieu. Je n’oserais demeurer davantage ;

Et si je ne la suis, elle se doutera...

DOM LOPE.

Au moins...

BÉATRIX.

Vous saurez tout ce qui se passera.

DOM LOPE.

Ma flamme, en ta faveur, fera reconnaissante,

Et je prétends...

BÉATRIX.

Monsieur, je suis votre servante.

 

 

Scène VIII

 

DOM LOPE, seul

 

L’Amour de Frédéric l’emporte sur le mien !

Il prétend l’épouser ! je l’empêcherai bien.

Quelque aimable à ses yeux que ce rival puisse être,

Ce n’est que par ma mort qu’il peut s’en rendre maître.

Cherchons-le ; et, s’il nous fait soupirer vainement,

Faisons-lui voir où va notre ressentiment.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CONSTANCE, BÉATRIX

 

BÉATRIX.

Maudit soit mille fois, autant homme que femme,

Quiconque, comme vous, a de l’amour dans l’âme !

CONSTANCE.

Qui t’oblige à pester ainsi contre l’amour ?

BÉATRIX.

Vous me faites jaser avec vous nuit et jour :

À peine de dormir ai-je quelque espérance,

Que, pour m’en empêcher, votre plainte commence ;

Vous avez de l’amour ; et ce cœur, gros d’espoir,

Fait dépense en soupirs du matin jusqu’au soir.

L’hymen qu’on vous propose, est pour vous un supplice ;

Et moi, qui n’en puis mais, il faut que j’en pâtisse.

CONSTANCE.

Puisque je t’ai tant dit que la crainte, et l’amour,

Sur l’hymen que je crains, m’agitent tour-à-tour,

Te faut-il étonner si tu les vois paraître ?

Plutôt que de mon cœur Bernadille soit maître,

Le transport d’un amour caché jusques ici

Éclatera...

BÉATRIX.

Tout doux, Madame, le voici :

Rengainez, il vous faut jouer un autre rôle.

 

 

Scène II

 

BERNADILLE, CONSTANCE, BÉATRIX

 

BERNADILLE.

Voyons si Frédéric est homme de parole.

Mais j’aperçois Constance, il la faut approchez.

Je ne savais que faire, et j’allais vous chercher.

Bonjour.

BÉATRIX.

Fort bien.

BERNADILLE.

Enfin, vous voyez Bernadille !

Avec qui vous perdrez la qualité de fille :

Avant que le soleil soit demain occupé,

Nous nous verrons de près, ou je suis bien trompé.

Je crois qu’un tel discours ne saurait vous déplaire.

Mes ordres font donnés pour tout ce qu’il faut faire.

CONSTANCE.

Quels habits vous fait-on ? Il faut qu’un homme veuf...

BERNADILLE.

À quoi bon des habits ? Le mien est presque neuf.

CONSTANCE.

Il n’est pas à la mode.

BERNADILLE.

Il n’est mode qui tienne.

CONSTANCE.

Mais la mode voudrait...

BERNADILLE.

Mais il est à la mienne.

Je ne suis pas d’avis, n’étant pas courtisan,

De mettre sur mon dos mon revenu d’un an ;

Ni que vous prétendiez, ayant plus d’une robe,

Des sottises du temps faire une garde-robe.

CONSTANCE.

Il suffit ; mais du moins, il vous faut des rabats.

De quoi vous les fait-on ?

BERNADILLE.

Pourquoi ? N’en ai-je pas

J’en ai deux tout pareils, et ce serait, je pense,

Fort inutilement faire de la dépense.

Regardez ce patron.

CONSTANCE.

Il est fort ancien.

BERNADILLE.

Tout le point que l’on fait à présent ne vaut rien ;

Cela vaut mieux cent fois.

CONSTANCE.

Je le crois.

BERNADILLE.

Je vous jure

Que, depuis quatorze ans, ce rabat-là me dure.

CONSTANCE.

Pourquoi cette calotte ? On est mille fois mieux,

(Outre que vous devez avoir froid sans cheveux,)

Avec une perruque.

BERNADILLE.

Est-il une perruque

Qui pût si chaudement entretenir ma nuque.

Voyez si sur ce point je dois être content ;

Cela tient bien plus chaud, et ne coûte pas tant.

Chacun, dedans ce temps, à son gré s’accommode.

On ne voit que les fous esclaves de la mode ;

Et j’aime mieux me voir, revenu de ses soins,

Dix pistoles de plus, deux perruques de moins.

Il faut pour le besoin avoir quelque ressource ;

Ce qui sied bien au corps, sied très mal à la bourse ;

Et je ne veux enfin rien avoir d’affecté,

Qu’un habit bien commode, et de la propreté.

CONSTANCE.

C’est assez. Fera-t-on le festin chez ma mère ?

Ayez-vous donnez l’ordre ?

BERNADILLE.

Un festin ! pour quoi faire ?

Ceux qui le mangeraient, me prendraient pour un fat :

Je souperai chez vous, et porterai mon plat,

Sans façon : c’est agir prudemment, ce me semble ;

Puis nous irons chez moi coucher tous deux ensemble.

CONSTANCE.

Quel est cet ordre donc que vous avez donné ?

BERNADILLE.

Que mon lit soit bien fait, et qu’il soit bassiné.

Vous riez, et m’allez encor citer la mode.

À ce que je puis voir, vous daubez ma méthode,

Parce qu’il est des fous dont le prodigue amour

Leur fait d’un sot éclat solenniser ce jour ;

De qui la vanité, pour leur bourse, cruelle,

Les charge de rubans, de points et de dentelle ;

Qui croiraient ce jour-là n’être pas mariés,

S’ils n’étaient neufs depuis la tête jusqu’aux pieds ;

Qui ne refusent rien aux soins qui les transportent,

Et qui se font de loin montrer tout ce qu’ils portent.

Quoi ! parce que des sots se piquent, quoique mal,

D’un pompeux appareil, d’un cadeau nuptial,

Il faut faire comme eux ! Et, quand on se marie,

Ce n’est donc pas allez de faire une folie ?

La raison, sur ce point, ne doit pas s’écouter !

Il faut suivre leur pisse, et, pour les imiter,

Dépensant tout d’un coup ce que l’on a de rente,

Se donner en un jour du chagrin pour cinquante ;

Et, tenant table ouverte enfin à tous venants,

Passer, pour un bon jour, six mois de mauvais temps !

Je pourrais concevoir une pareille envie !

Je demeurerais veuf plutôt toute ma vie.

Je vous le dis tout net : cet article est réglé :

Ce n’est pas mon avis : qu’il n’en soit plus parlé.

CONSTANCE.

Vous vous fâchez à tort, vous en êtes le maître ;

Je souscris à tout : mais je vois quelqu’un paraître.

C’est Frédéric. Adieu, de peur de vous troubler...

BERNADILLE.

C’est bien fait ; aussi bien je voulais lui parler.

 

 

Scène III

 

JULIE, OCTAVE, BERNADILLE

 

JULIE.

Je viens de voir le Duc.

BERNADILLE.

Ah, faveur sans seconde !

Qu’avez-vous fait ?

JULIE.

Il m’a reçu le mieux du monde.

BERNADILLE.

Je m’en suis bien douté, cela va bien pour nous.

JULIE.

J’ai fait ma cour un temps, puis j’ai parlé de vous,

Et demandé la charge où votre cœur aspire ;

Et j’ai dit tout le bien de vous qu’on en peut dire.

BERNADILLE.

Que ne vous dois-je point ?

JULIE.

Que vous étiez savant,

Désintéressé, franc, scrupuleux, clairvoyant,

Estimé dans ces lieux, sévère, incorruptible.

BERNADILLE.

Ah ! point du tout.

JULIE.

Enfin, j’ai fait tout mon possible.

BERNADILLE.

Je vous dois trop. Hé bien ?

JULIE.

Il a très bien goûté

Ce que je lui disais de votre probité,

Et dit ces mêmes mots : Je connais Bernadille,

J’estime sa personne, et connais sa famille.

BERNADILLE.

Mais venons au sujet dont on l’entretenait ;

Qu’a-t-il dit sur la charge ? Hem ?

JULIE.

Qu’il me la donnait.

BERNADILLE.

J’embrasse vos genoux ; Bernadille, je jure,

Ne se dira jamais que votre créature.

JULIE.

Mais le Duc cependant, en cette occasion,

A mis, me la donnant, une condition,

Qui, pour votre intérêt, me donne peu de joie.

BERNADILLE.

Je vous entends, le Duc a besoin de monnaie.

JULIE.

Non, non ; il n’en veut rien.

BERNADILLE.

Daignez donc achever

Quelle condition veut-il faire observer ?

L’honneur de le servir m’est un plaisir extrême.

JULIE.

C’est à condition de l’exercer moi-même,

Et qu’il la refusait à tout autre que moi.

BERNADILLE.

Je n’attendais pas moins de votre bonne-foi.

Ah, la fourbe ! Pour vous tout me sera facile ;

Que mon bonheur est grand, si je vous suis utile !

En effet, j’ignorais pourquoi, sans intérêt,

Vous vouliez me servir ; mais je vois ce que c’est.

Le présent que j’offrais, trop peu considérable,

N’a pu vous engager : il n’était pas capable

De vous entretenir longtemps fort ajusté,

Ni de fournir toujours à votre vanité,

De vous changer souvent de plumes et de linge.

Vous me faisiez tantôt des caresses de singe,

Petit fripon.

JULIE.

De vous, rien ne me peut fâcher.

BERNADILLE.

Allez, après ce tour, tous devez vous cacher.

JULIE.

Je vous l’ai déjà dit, j’ai fait tout mon possible,

Je vous nuis à regret, et cela m’est sensible :

Mais si je perds l’espoir que je m’étais promis,

Perdrai-je encor celui d’être de vos amis ?

BERNADILLE.

Êtes-vous assez sot pour croire le contraire ?

Dites-nous cependant, parlant de notre affaire,

Si de quelque présent nos soins seront suivis ?

Et ce que nous aurons pour notre droit d’avis ?

JULIE.

Un ami dont le cœur vous préfère à tout autre...

BERNADILLE.

Je le crois ; mais pour moi, je ne suis pas le vôtre :

Pour des gens comme vous, gardez votre présent.

 

 

Scène IV

 

JULIE, OCTAVE

 

JULIE.

Il n’a point de pareil.

OCTAVE.

Il est divertissant.

JULIE.

Cependant je suis juge, et je veux...

OCTAVE.

Mais, Madame,

Vous avez toujours dit...

JULIE.

Quoi ?

OCTAVE.

Que vous étiez femme ?

JULIE.

Je la suis bien encore.

OCTAVE.

Avez-vous jamais vu

De femme juge ?

JULIE.

Non.

OCTAVE.

Mais avez-vous prévu...

JULIE.

La charge me plaisait, et je l’ai demandée ;

Pour tout autre le Duc me l’aurait accordée,

Et pour lui ma faveur en fût venue à bout.

OCTAVE.

Vous ne l’avez donc point proposé ?

JULIE.

Point du tout :

Je la voulais avoir.

OCTAVE.

Plus j’en cherche la cause,

Et moins je vois...

JULIE.

Je vais t’éclaircir mieux la chose ;

Mon mari me croit morte, et son crime caché,

Pour ne s’être point vu jusqu’ici recherché.

Pour savoir quel motif l’obligeait à ma perte,

En exposant mes jours dans cette île déserte,

Je veux l’interroger avec l’autorité

De Prévôt, dont j’ai su briguer la qualité.

De ma demande au Duc voilà la seule cause,

Et je prétends enfin pousser si loin la chose,

Qu’il en prenne l’alarme, et, devant qu’il soit nuit ;

Lui faire autant de peur que le traître m’en fit ;

Et sur son attentat, quoi qu’il puisse répondre,

Lorsque je le voudrai, je saurai le confondre.

Avant de commencer, avant qu’il soit plus tard,

Va, sans perdre de temps, l’arrêter de ma part,

Et l’amène chez moi : ne dis rien davantage ;

Tu verras si je sais jouer mon personnage.

Tu prendras chez le Duc quelqu’un pour t’escorter,

Que ce soit toutefois sans beaucoup éclater ;

Je lui veux faire peur, et point de violence.

OCTAVE.

Nous en userons bien, s’il ne fait résistance :

Je m’y rends de ce pas ; et l’amène dans peu.

Si je ne suis trompé, nous allons voir beau jeu.

 

 

Scène V

 

JULIE, seule

 

Cessez, scrupules vains d’honneur, de bienséance,

Et me laissez jouir d’un moment de vengeance.

Ce traître, en m’exposant, me donna trop de peur ;

L’affront en est sensible, et me tient trop au cœur :

Oui, je prétends le mettre, avant que la nuit vienne,

Aussi près de sa mort, qu’il me mit de la mienne.

Ce traître est mon époux, je le reçois, et ce nom

Demanderait de moi quelque réflexion ;

D’accord. Mais ce qu’il fit, lorsque j’eus tant de crainte,

Fut une vérité ; ceci n’est qu’une feinte.

Puisque, m’abandonnait au transport qu’il suivait,

Il n’a point eu d’égard à ce qu’il me devait,

Il est juste, du moins, qu’une feinte m’acquitte :

Je lui dois de la peur, et j’en veux mourir quitte,

Faire voir quels étaient mes troubles par les siens,

Et rire à ses dépens, comme il riait aux miens.

Rentrons, Dom Lope vient, il faut que je dispose...

 

 

Scène VI

 

DOM LOPE, JULIE

 

DOM LOPE.

Frédéric, je voudrais m’éclaircir d’une chose.

JULIE.

J’y consens volontiers, et veux de bonne-foi...

DOM LOPE.

Certain bruit, depuis hier, est venu jusqu’à moi.

JULIE.

Quel est-il ?

DOM LOPE.

On m’a dit que vous aimiez Constance,

Et que vous vous flattiez, de plus, de l’espérance

De rompre son hymen, et d’être son époux.

JULIE.

Il est dès à présent rompu.

DOM LOPE.

Par qui ? Par vous ?

JULIE.

Oui.

DOM LOPE.

D’être son époux vous avez eu l’envie ?

JULIE.

Si Bernadille l’est, je veux perdre la vie.

DOM LOPE.

Mais d’un semblable espoir vous êtes-vous flatté ?

JULIE.

C’est pousser un peu loin la curiosité.

DOM LOPE.

Ce discours me fait voir où votre cœur aspire ;

Je connais votre amour, et c’est assez m’en dire ;

Le mien vous est connu, voyons qui de nous deux,

En attendant son choix, la mérite le mieux.

JULIE.

Quoi ! la bravoure en est ?

DOM LOPE.

Trêve de raillerie !

Songez à vous défendre.

JULIE.

Ah ! tout doux, je vous prie,

Vous vous repentirez de me pousser à bout.

DOM LOPE.

C’est trop perdre de temps, je me résous à tout.

JULIE.

Vous cherchez un malheur dont vous serez la cause ;

Triompher et combattre, est pour moi même chose.

J’eus toujours l’avantage en combat singulier ;

Et, si vous en aviez, vous seriez le premier.

Profitez d’un avis que ma bonté vous donne.

Bas.

Pour m’en débarrasser, ne viendra-t-il personne ?

DOM LOPE.

Voyons, tirez l’épée. Ah, que vous êtes lent !

Vous êtes bien poltron, pour être si galant !

Ah ! vous ne verriez pas tant de douleur m’abattre,

Si vous ne saviez pas mieux plaire que vous battre.

JULIE.

Déjà de l’un des deux vous êtes éclairci.

DOM LOPE.

Il est vrai ; mais il faut m’apprendre l’autre aussi.

JULIE.

Votre témérité lasse ma patience.

DOM LOPE.

Ah ! tant de vanité me fatigue et m’offense :

Défendez-vous, vous dis-je, ou mon juste courroux.

JULIE.

Je suis trop votre ami pout me battre avec vous.

DOM LOPE.

Quoi ! vous croyez ainsi désarmer ma colère ?

Non, non ; ami ou non, il ne m’importe guère.

JULIE.

Pour vous le témoigner, je vais dans ce moment

Terminer votre erreur et votre emportement.

Ne vous alarmez point, un obstacle invincible

Rend pour elle, et pour moi, cet hymen impossible,

Et de notre union l’hymen venant à bout,

De deux bonnes moitiés ferait un méchant tout.

Auprès d’elle, pour vous, je ne suis pas à craindre.

DOM LOPE.

Lâche, pour m’apaiser, la peur vous porte à feindre :

Vous croyez m’éblouir par ce rayon d’espoir.

JULIE.

Non ; vous épouserez Constance dès ce soir,

Je vous sers l’un et l’autre, et c’est à sa prière ;

Je prétends vous unir, et j’en sais la manière.

L’occasion est belle, et pourrait me flatter ;

Mais, par bonheur pour vous, je n’en puis profiter.

Je n’agis que pour vous.

DOM LOPE.

Un pareil soin m’oblige ;

Mais si j’en perds l’espoir...

JULIE.

Non ; ; puissé-je, vous dis-je,

Mourir de votre main, si, contre vos souhaits,

Bernadille, ni moi, nous l’épousons jamais.

Je vous laisse, et je vais, après cette assurance,

Disposer les moyens de vous donner Constance.

 

 

Scène VII

 

DOM LOPE, seul

 

J’épouserais Constance avant la fin du jour !

Dois-je sur cet aveu rassurer mon amour ?

Il ne peut l’épouser, et sa flamme indiscrète...

Mais il faut qu’il en ait quelque raison secrète.

Ou de sa lâcheté l’effort industrieux

Cache, sous cet espoir, sa tendresse à mes yeux.

Celui de me venger, au besoin, me console ;

Il mourra de ma main, s’il manque de parole ;

Et, il pour cet hymen je fais un vain effort...

Mais rentrons, j’aperçois Bernadille qui sort.

 

 

Scène VIII

 

BERNADILLE, OCTAVE, DEUX VALETS

 

BERNADILLE.

De grâce, finissez et ma peine et la vôtre,

Meilleurs ; vous me prenez sans doute pour un autre.

Je veux être pendu, si j’y vais d’aujourd’hui,

J’incague le Prévôt, et n’ai que faire à lui.

OCTAVE.

Cependant, il vous veut parler, et tout à l’heure.

BERNADILLE.

Hé ! s’il me veut parler, il fait bien ma demeure ;

Mais vous vous méprenez, vous dis-je, assurément ;

Il faut connaitre ceux qu’on arrête ; autrement...

Vous riez ? Cependant cette bévue est grande.

OCTAVE.

Vous êtes Bernadille ?

BERNADILLE.

Oui.

OCTAVE.

C’est vous qu’on demande.

BERNADILLE.

Hé bien ! que nous veut-on ?

UN VALET.

C’est pour nous un secret.

BERNADILLE.

Ah ! Monsieur l’alguasil, vous faites le discret !

OCTAVE.

Vous n’avez qu’à nous suivre et vous pourrez l’entendre.

BERNADILLE.

Puisque c’est un secret, je n’en veux rien apprendre ;

Je luis de tout secret ennemi capital.

OCTAVE.

Il ne l’est que pour nous.

BERNADILLE, à part.

Tout cela m’est égal ;

Je vois bien ce que c’est ; le drôle aime Constance,

Sans doute il aura su que notre hymen s’avance,

Et veut, pour l’empêcher, me jouer quelque tour :

Mais je veux l’épouser avant la fin du jour.

OCTAVE.

Monsieur, il faut marcher, ou votre résistance

Pourrait nous obliger à quelque violence.

BERNADILLE.

Canaille, vous saurez ce que pèse ma main,

Si vous ne détalez.

OCTAVE.

Vous marchandez en vain.

UN VALET.

Allons, il faut marcher.

BERNADILLE, le frappant.

Tiens, je m’en vais te suivre.

UN VALET.

Allons, Monsieur.

BERNADILLE, le frappant aussi.

Voilà pour vous apprendre à vivre ;

Je vous battrai si bien, qu’il vous en souviendra.

OCTAVE.

La raillerie est forte, il les assommera.

BERNADILLE, se jetant sur Octave.

Et vous, Monsieur l’exempt, je m’en vais vous apprendre...

Ils l’enlèvent.

Ah, morbleu ! je suis pris, je ne puis m’en défendre.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

JULIE, OCTAVE

 

JULIE.

Hé bien ! à le chercher, as-tu perdu ton temps ?

Et Bernadille enfin...

OCTAVE.

Madame, il est céans,

Et nous l’avons conduit avec assez de peine.

Je viens de le laisser dans la chambre prochaine,

Il est dans un transport qu’on ne peut exprimer,

Il tempête, il menace, il veut tout assommer.

Pour vous en divertir, voulez-vous qu’il avance ?

JULIE.

Oui, qu’il vienne, il est temps que sa peine commence :

Le piège est bien adroit, il ne peut l’éviter ;

Le temps m’est précieux, et, pour en profiter,

Un peu de gravité me sera nécessaire.

Il vient, et ne sait pas la peur qu’on lui va faire.

 

 

Scène II

 

BERNADILLE, OCTAVE, JULIE, VALETS

 

BERNADILLE.

Hé bien ! Monsieur l’exempt, suis-je assez promené ?

Est-il quelque réduit ou l’on ne m’ait mené ?

Le lieu du rendez-vous ne saurait-il s’apprendre ?

OCTAVE.

Vous voyez Frédéric, vous le pouvez entendre.

BERNADILLE.

Honneur, le beau garçon.

JULIE.

L’abord est familier.

BERNADILLE.

En effet, ce petit juge de balle est fier.

JULIE.

Changez un peu de style, et soyez plus modeste :

Apprenez...

BERNADILLE.

Quel endroit du code ou du digeste,

Si vous les avez lus, vous a donc fait savoir

Que de force, ou de gré, l’on doit vous venir voir ?

Est-ce une loi pour nous ancienne, ou moderne ?

OCTAVE.

Mais songez...

BERNADILLE.

Taisez-vous, suffragant subalterne.

Si vous y revenez...

JULIE.

Vous pourriez mieux parler.

BERNADILLE.

D’accord, mais mon dessein n’est point de rien celer.

Vous riez, et traitez ceci de bagatelle,

Sénateur goguenard, d’impression nouvelle !

JULIE.

Vous êtes bien bouillant !

BERNADILLE.

Je suis ce que je suis.

JULIE.

Il faut, pour le savoir, parler de sens rassis.

BERNADILLE.

C’est pour une autre fois ; j’ai certaine visite...

JULIE.

Non ; il faut demeurer, vous n’en êtes pas quitte,

Et vous justifier...

BERNADILLE.

Qui ? Moi ?

JULIE.

Vous, scélérat !

BERNADILLE.

Ah ! je vois ce que c’est, apprentie Magistrat :

Connaissant que Constance a pour nous de l’estime,

Pour rompre notre hymen, vous m’imputez un crime.

Afin qu’en chicanant, mon bien soit altéré,

Et que de mes ducats votre habit soit doré.

JULIE.

Ce n’est pas mon dessein, avec moi cette Belle

Passerait mal le temps, et moi mal avec elle ;

Avant la fin an jour, vous pourrez le savoir.

Cependant répondez, et sans vous émouvoir.

Vous aviez une femme ?

BERNADILLE, bas.

Ah ! demande fâcheuse !

Haut.

Oui, puisque je suis veuf.

JULIE.

Bien faite, vertueuse ?

BERNADILLE.

On le dit.

Bas.

Ce discours me devient bien suspect.

OCTAVE, lui ôtant le chapeau de dessus la tête.

Il faut devant son Juge être dans le respect.

JULIE.

Et qu’en avez-vous fait ?

BERNADILLE, bas.

Ah ! je tremble dans l’âme.

Haut.

J’en ai fait...

JULIE.

Achevez.

BERNADILLE.

Que fait-on d’une femme ?

Bas.

Quelqu’un m’aura trahi, sans doute qu’il sait tout :

Mais il faut cependant tenir bon jusqu’au bout.

JULIE.

Il se faut avec nous expliquer d’autre sorte.

Qu’est-elle devenue ?

BERNADILLE.

Elle est morte.

JULIE.

Elle est morte ?

De quoi ? car si j’en crois ce qu’on m’a rapporté...

BERNADILLE.

D’avoir eu trop de mal, et trop peu de santé.

JULIE.

La réponse est fort juste.

BERNADILLE.

Elle est assez commune.

JULIE.

En quel lieu ?

BERNADILLE.

Dans un lit.

JULIE.

En quel temps ?

BERNADILLE.

Sur la brune.

JULIE.

Mais comment mourut-elle enfin ?

BERNADILLE.

Elle mourut

En rendant, comme on dit, si peu d’esprit qu’elle eut.

JULIE.

Je me lasse à la fin de fadaises si grandes ;

Et, si vous me fâchez...

BERNADILLE.

Et moi, de vos demandes,

Franchement j’en suis las, si jamais je le fus :

Ne me demandez rien, je ne répondrai plus.

Ne renouveliez point la douleur dans mon âme,

Par le fâcheux récit de la mort d’une femme

Que j’aimais.

JULIE.

Je le veux, épargnons ce récit.

Cependant, si j’en crois ce qu’un témoin m’a dit,

Vous la fîtes conduire en une île déserte,

Où vous l’avez laissée, afin qu’après sa perte

Vous pussiez à loisir vous choisir un parti

Qui fût à votre gré.

BERNADILLE.

Ce témoin a menti ;

On sait bien que je n’eus jamais l’âme assez noire...

JULIE.

C’est aussi ce que j’ai bien de la peine à croire.

BERNADILLE.

Ma pauvre femme ! hélas ! lorsque je m’en souviens,

Je me sens suffoquer des pleurs que je retiens.

Les femmes, connaissant ma tendresse pour elle,

Sans celle à leurs maris me donnaient pour modèle,

Et disais, me voyant si souvent à son cou,

Que j’aimais trop ma femme, et que j’en étais fou.

JULIE.

On m’a dit cependant, pour plus pressante marque,

Que vous aviez gagné le patron d’une barque,

Moyennant quelque somme, et qu’il avait le mot ;

Que lui, ses gens, et vous étiez tous du complot ;

Et, qu’ayant abordé cette île inhabitée,

Par quatre matelots Julie y fut portée,

Que l’on la mit à terre, et, sitôt qu’elle y fut,

Que l’on s’en éloigna le plus vite qu’on put.

BERNADILLE.

Pour me perdre, sans doute, on me fait cette injure :

Monsieur le Juge, ayez égard à l’imposture ;

Et, lorsque vous verrez ce témoin, quel qu’il soit,

Prenez bien mon affaire, et conservez mon droit.

JULIE.

Oui, je veux vous servir, et vous tirer d’affaire ;

Et je sais à quel point Constance vous eu chère ;

Que votre hymen se doit conclure en peu de temps ;

Que ce temps vous est cher ; c’est pourquoi je prétends

Mettre par un moyen à couvert votre vie

Contre ceux qui voudraient...

BERNADILLE.

Monsieur, je vous en prie.

JULIE.

Voir si près d’un hymen, différer ces moments,

C’est languir.

BERNADILLE.

Il est vrai.

JULIE.

Je connais les amants,

Par mon expérience.

OCTAVE, à part.

Elle sait bien son rôle.

JULIE.

Et je sais...

BERNADILLE.

Je vois bien que vous êtes un drôle ;

Mais enfin j’attends tout de l’effet de vos soins.

JULIE.

Oui, je vous servirai, vous dis-je : néanmoins

Comme l’indice est fort, et l’attentat énorme,

Et que d’ailleurs il faut s’attacher à la forme,

Je vais, pour satisfaire à votre passion,

Vous faire promptement donner la question,

Afin que sur le soir vous soyez hors d’affaire.

Holà.

BERNADILLE.

La question !

JULIE.

C’est un mal nécessaire.

BERNADILLE.

À moi, la question ! ah ! je suis enragé !

JULIE.

J’en ai bien du regret : mais j’y suis obligé.

OCTAVE.

Marchez.

BERNADILLE.

Encore un mot. Voulez-vous que je meure ?

Mille ducats pour vous, payables dans une heure :

Soit dit, sans faire tort à votre intégrité ;

Et laissez-là pour nous votre formalité.

JULIE.

Je voudrais vous pouvoir accorder cette grâce.

BERNADILLE.

Si, comme je l’ai cru, j’étais en votre place,

Et que sur un tel point vous fussiez recherché,

Je vous en sortirais à bien meilleur marché.

JULIE.

Mais cela ne se peut.

BERNADILLE.

Point de miséricorde ?

Bas.

Il faut, pour me sauver, toucher une autre corde ;

Car, enfin, je vois bien ce qui lui tient au cœur.

Haut.

Constance vous plaît fort ? Notre hymen vous fait peur ?

Hé bien ! épousez-la, je cède sa personne.

Vous secouez la tête ! et de plus, je vous donne

Quatre-mille ducats en l’épousant. Je crois,

Quoi que vous en disiez, que c’est parler François.

JULIE.

Répondez, répondez, sans parler de Constance.

Le fait dont il s’agit, est d’une autre importance.

Vous êtes accusé, faites votre devoir.

Vous savez que je puis...

BERNADILLE.

Rien ne peut l’émouvoir !

Quoi ! me mettre à la gêne, et que je fois la proie...

JULIE.

Pour vous en garantir, je ne sais qu’une voie.

Que l’on nous laisse seuls.

 

 

Scène III

 

JULIE, BERNADILLE

 

JULIE.

Ta vie est en ma main,

Ton crime m’est connu, tu t’en défends en vain ;

La gène ayant tiré ton aveu de ta bouche,

Rien ne peut te sauver ; mais ta perte me touche,

Ton sort me fait pitié, je te veux secourir ;

Ne me force donc pas à te faire mourir.

Oui, malgré ton forfait, et la mort de Julie,

Si tu confesses tout, je te sauve la vie.

Tu peux, dès à présent, prononcer ton arrêt ;

Les témoins, le supplice, en un mot, tout est prêt.

Mais s’il te faut enfin faite donner la gêne,

Et que ton cœur s’obstine à mériter ma haine,

Ne songeant plus alors qu’à ce que je me doi...

BERNADILLE, à genoux.

Hélas ! Monsieur le Juge, ayez pitié de moi ;

Je l’avoue, il est vrai, j’ai fait mourir ma femme.

JULIE.

Cependant on en dit tant de bien !

BERNADILLE.

La bonne âme !

Je la menai par force en l’île où je la mis :

Et si je vous disais pourquoi je m’en défis...

JULIE.

C’est ce qu’il faut savoir. Pour commettre un tel crime,

Votre courroux eut donc un sujet légitime ?

BERNADILLE.

Que trop.

JULIE.

S’il est ainsi, je vous renvoie absous ;

Mais je veux tout savoir.

BERNADILLE, à part.

Ah ! que lui dirons-nous ?

Lui faut-il avouer qu’elle mit sur ma tête...

Non ; tâchons de trouver quelque prétexte honnête

Qui puisse m’excuser.

JULIE.

Mais si tu cèles rien,

Sois sur que son trépas sera suivi du tien.

BERNADILLE.

Hé bien ! vous saurez donc que ladite donzelle

Faisait la précieuse et la spirituelle,

Aimait les violons, le régal, le cadeau,

L’hiver en terre-ferme, et l’été dessus l’eau,

Avait sur le tapis toujours quelque partie,

Courait la nuit le bal, le jour la comédie.

JULIE.

Et qu’importe ? Ces lieux ont été de tout temps

Le centre du beau monde et des honnêtes gens.

La scène a des appas que tout le monde approuve,

Et c’est un rendez-vous où la vertu se trouve :

On y traite l’amour, mais c’est d’une façon

Moins propre à divertir qu’à servir de leçon ;

Et ce dieu, qui n’y plaît que par son innocence,

N’y règle ses transports que sur la bienséance.

BERNADILLE.

Mais en sortant du lit, il lui fallait des eaux,

Des pommades, du blanc, du vermillon, des peaux :

Elle avait, malgré moi, dedans une cassette,

Poudres, pâtes, tours blonds, gommes, mouches, pincettes,

Racines, opiat, essences et parfum,

De l’eau d’ange, du lait virginal, de l’alun,

Et mille ingrédients à peu près de la sorte,

Que le diable a sans doute inventés.

JULIE.

Et qu’importe ?

C’est presque pour le sexe une nécessité ;

Un peu d’aide souvent sied bien à la beauté ;

Ce loin n’est pas blâmable, et même la nature

Ne prend pas le secours de l’art pour une injure ;

Elle n’a rien sans lui de beau, ni de parfait ;

C’est l’art qui sait cacher les fautes qu’elle fait,

Il adoucit les yeux, change la brune en blonde,

Fait d’un teint basané le plus beau teint du monde,

Noircit les cheveux gris, couvre les dents d’émail,

Convertît la blancheur d’une lèvre en corail.

Il embellit la fille, et rajeunit la mère ;

Quand un œil est unique, il lui fournit un frère,

Des Beautés en décours conserve les amants,

Convertit leurs défauts en autant d’agréments,

Embellit, rajeunit sans peine et sans obstacles ;

Et la nature enfin ne fait point ces miracles.

BERNADILLE.

Mais elle m’épuisait, et changeait tous les jours

De jupes, de mouchoirs, de bijoux et d’atours,

Voulait voir à son col un râtelier de perle,

Aimait la compagnie, et jasait comme un merle.

JULIE.

Qu’importe ? Est-ce un défaut qu’on doive condamner ?

Elle parlait beaucoup, faut-il s’en étonner ?

C’est, dedans une femme, une chose ordinaire,

Et je n’en ai jamais connu qui sût se taire.

BERNADILLE.

Mais elle introduisait, nous absent, un amant,

Et coquetait enfin trop méthodiquement ;

À tous venants, hors nous, elle était fort accorte,

Aimait le tête-à-tête.

JULIE.

Allons donc ! Et qu’importe !

Sont-ce là des sujets qui méritent la mort ?

BERNADILLE.

C’est une bagatelle, en effet ; j’ai grand tort.

JULIE.

Si c’est là le motif qui fit mourir Julie,

Je ne te réponds pas de te sauver la vie ;

Et, si tu n’as pas eu de sujet plus puissant,

Tes jours sont en danger.

BERNADILLE.

Que vous êtes pressant !

Quoi donc ! vous eh faut-il découvrir davantage,

Déclarer à vos yeux ma honte et mon outrage !

Et, pour vous contenter, faut-il spécifier...

JULIE.

Oui, du moins, si cela vous peut justifier.

BERNADILLE.

La friponne, ayant mis son honneur en déroute,

À l’amour conjugal avait fait banqueroute,

Rangeait impunément son cœur sous d’autres lois,

Et faisait, en un mot, trop grand feu de mon bois.

J’étais, en nourrissant ce Serpent domestique,

L’objet de son mépris, la fable du Critique ;

Et, dissipant mon bien pour flatter ses désirs,

J’étais le trésorier de ses menus plaisirs ;

Je savais son amour, et forcé d’y souscrire,

J’étais... J’étais cocu, puisqu’il vous faut tout dire.

JULIE.

Est-ce là le sujet de tout ce grand courroux ?

Hé ! tant d’autres le sont, qui valent mieux que vous !

C’est un malheur commun dont souvent on est cause,

Et tous les jours enfin on ne voit autre chose.

Mais si tous les maris se piquaient tant d’honneur.

Et traitaient leurs moitiés avec même rigueur,

Cette île inhabitée où vous mîtes la vôtre,

Deviendrait un pays plus peuplé que le nôtre.

C’est à quoi vous deviez avoir un peu d’égard.

BERNADILLE.

Mais dans ses intérêts vous prenez grande part,

Et vous l’excusez fort ! N’êtes-vous point le drôle

Qui, lorsque je sortais, allait jouer mon rôle ;

À qui notre moitié le laissant aborder,

Donnait à remotis notre honneur à garder ;

Et qu’une nuit enfin dérobant à ma vue... ?

JULIE.

Je ne vous entends point.

BERNADILLE.

Si vous l’aviez connue,

Je ferais sur ce point aisément convaincu ;

Car vous avez tout l’air de bien faire un cocu.

JULIE.

Je n’en ai jamais eu le dessein, et je porte...

BERNADILLE.

Si j’en voulais jurer, que le diable m’emporte !

JULIE.

Revenons à Julie.

BERNADILLE.

Encore ?

JULIE.

Dites-moi ;

Quelle preuve eûtes-vous de son manque de foi ?

Aviez-vous de son crime une entière assurance ?

BERNADILLE.

Je n’en avais que trop, hélas ! et ma vengeance,

Après un tel éclat, cherchant à s’assouvir...

JULIE.

Hé bien ! pour te montrer que je te veux servir.

Si tu me peux prouver qu’elle fut infidèle,

Je prends tes intérêts, et ne suis plus pour elle.

Je sais qu’un tel affront touche un homme de cœur ;

Mais si, voulant ternir sa gloire et son honneur,

D’un injuste attentat tu ne peux te défendre,

Rien ne peut te sauver, demain je te fais pendre ;

C’est à toi maintenant à ménager tes soins,

Profite bien du temps, et cherche des témoins.

 

 

Scène IV

 

BERNADILLE, OCTAVE, VALETS

 

BERNADILLE.

Quoi ! me couvrir moi-même et d’opprobre et de blâme !

Moi-même publier la bonté de ma femme !

Et chercher, quoiqu’enfin j’en sois trop convaincu,

Des témoins, et prouver qu’elle m’a fait cocu !

Que je suis malheureux ! Ô vous, maris paisibles,

Qui sur le point d’honneur n’êtes point si sensibles ;

Qui souffrez sans scrupule, et sans dire pourquoi,

Que l’on fasse chez vous ce qu’on faisait chez moi ;

Et qui vous consolez, quand vous êtes ensemble,

D’avoir devant vos yeux quelqu’un qui vous ressemble ;

Que vous vous épargnez de peines et de soins !

On ne vous force point à chercher des témoins ;

Et, vos ressentiments se prescrivant des bornes,

Vous mettez votre vie à l’abri de vos cornes.

Que n’ai-je tout souffert sans en témoigner rien ?

Ah, morbleu ! c’est bien fait, je le mérite bien.

Pourquoi fuir, sous l’hymen, les maux qui s’y rencontrent ?

Pourquoi vouloir cacher ce que tant d’autres montrent ;

Faire, pour me venger, des efforts superflus ;

Et me piquer d’honneur, quand je n’en avais plus ?

Pourquoi, sot que j’étais... ! Mais il faut me résoudre ;

Et, puisque sans témoins on ne saurait m’absoudre,

Que je ne puis enfin me sauver qu’à ce prix,

Que l’on prenne le soin de chercher Béatrix,

Et qu’on l’amène ici.

OCTAVE.

Dans peu je vous ramène.

Cependant, remmenez-le en la chambre prochaine.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DOM LOPE, CONSTANCE

 

DOM LOPE.

Rien ne s’oppose plus à mes justes souhaits,

Tout flatte mon amour, Madame, et désormais

En vain près de mes feux une autre flamme brille ;

Vous savez quel malheur menace Bernadille,

On lui fait son procès, et son lâche attentat

Vous fait voir que de lui vous faisiez trop d’état.

Vous me le préfériez, Madame, et cette flamme

Vous donnait pour époux l’assassin de sa femme ;

Mais le ciel, irrité du mépris de mes feux,

Refuse, en ma faveur, de vous unir tous deux.

Pourrai-je me flatter, par le malheur d’un autre,

Qu’aux volontés du sort vous soumettrez la vôtre ?

Frédéric m’a tout dit : si j’en crois son aveu...

CONSTANCE.

Hé bien ?

DOM LOPE.

Je vous verrai récompenser mon feu.

CONSTANCE.

Et que vous a-t-il dit ?

DOM LOPE.

Qu’il savait la manière

De nous unir tous deux, et qu’à votre prière

Il rompait un hymen à votre amour fatal.

Et vous voyez enfin qu’il ne s’y prend pas mal.

CONSTANCE.

Il faut sur cet aveu que je vous désabuse :

Aussi bien de l’amour, l’amour même est l’excuse.

Je craignais cet hymen, je ne le puis nier ;

Et je me suis enfin réduite à le prier

D’en empêcher l’effet, mais c’est dans l’espérance

Que ma main de ses soins serait la récompense.

Je l’aime, et ne veux plus vous en faire un secret ;

Je trahis votre amour, et peut-être à regret.

DOM LOPE.

Ma flamme, qui veut bien le régler sur la vôtre,

Après un tel aveu, vous en veut faire un autre ;

Voyez ce qu’un tel choix doit avoir de si doux,

Madame, Frédéric ne saurait être à vous.

CONSTANCE.

Il ne peut être à moi ?

DOM LOPE.

Votre cœur en soupire ?

CONSTANCE.

Quelle en est la raison ?

DOM LOPE.

Je n’ose vous la dire ;

Non qu’il m’en ait rien dit : mais par son entretien

Je m’en suis bien douté.

CONSTANCE.

Quoi ! je n’en saurai rien ?

Ne dissimulez point, parlez.

DOM LOPE.

La bienséance,

Sur un pareil sujet, me condamne au silence.

CONSTANCE.

Mais de quoi, sur ce point, vous êtes-vous douté ?

DOM LOPE.

Que le pouvoir lui manque, et non la volonté ;

Que sa main à vos feux mêlerait trop de glace ;

Que du ciel, en naissant, il eut quelque disgrâce ;

Et que, de votre hymen l’Amour venant à bout,

De deux bonnes moitiés ferait un méchant tout.

CONSTANCE.

À de pareils discours je ne puis rien comprendre.

DOM LOPE.

Frédéric vient ici, qui pourra vous l’apprendre.

 

 

Scène II

 

DOM LOPE, JULIE, CONSTANCE

 

CONSTANCE.

Dois-je à ce qu’on me dit ajouter quelque foi ?

Frédéric, votre cœur ne saurait être à moi ?

Après tant de serments, Dom Lope est-il croyable ?

JULIE.

Son récit me fait tort, mais il est véritable ;

Et mon cœur, qui tantôt vous jurait amitié,

Vous voulait pour amie, et non pas pour moitié :

Le ciel à cet hymen met un trop grand obstacle,

Et je ne puis me voir votre époux sans miracle.

CONSTANCE.

Il s’en fait quelquefois, quand de justes souhaits...

JULIE.

Madame, il est de ceux qui ne se font jamais.

Il faut que pour l’hymen vous fassiez choix d’un autre ;

Vous n’êtes pas mon fait, je ne suis pas le vôtre,

Je ne puis rien pour vous, j’en ai bien du regret.

CONSTANCE.

Peut-on savoir pourquoi ?

JULIE.

Ce n’est plus un secret,

L’hymen m’engage ailleurs, et je ne puis...

CONSTANCE.

Quoi ! traître !

Vous êtes marié ?

JULIE.

Vous le vouliez bien être !

Est-ce un crime si grand que d’être marié ?

CONSTANCE.

Pourquoi me le nier ?

JULIE.

Je l’avais oublié :

Mais l’hymen près de vous me rendrait-il coupable ?

Pour être sous ses lois, en est-on moins aimable ?

L’amour a des douceurs que ce lien permet,

Il n’est pas si sévère ; et, quand on s’y soumet,

S’il fallait renoncer à la galanterie,

On ne s’engagerait à l’hymen de se vie.

CONSTANCE.

Mais pourquoi, vous sachant engagé sous sa loi,

Vous flatter hautement de l’espoir d’être à moi ?

JULIE.

Malgré l’hymen, aimant les amitiés nouvelles,

J’ai tait vœu solennel d’aimer toujours les Belles :

Vous êtes de ce nombre ; et je vous ferais tort,

Si je ne vous aimais.

CONSTANCE.

Modérez ce transport,

Puisque je ne puis plus écouter votre flamme ;

Que l’hymen...

JULIE.

Voulez-vous épouser une femme ?

CONSTANCE.

Vous, femme ?

JULIE.

Jugez-en.

CONSTANCE.

Je n’en saurais douter.

JULIE, à Dom Lope.

Un semblable rival n’est pas à redouter.

DOM LOPE.

Pardonnez au transport dont j’eus l’âme saisie,

Vous donniez de l’amour, et de la jalousie.

Mais qui peut vous porter à ce déguisement ?

JULIE.

Entrez, pour le savoir, dans mon appartement.

Ce que je vous veux dire a de quoi vous surprendre :

Bernadille s’y plaint, que vous pourrez entendre,

Et ses plaintes pourront vous divertir, je croi,

Alors que vous saurez... Il paraît, suivez-moi.

 

 

Scène III

 

BERNADILLE, seul

 

En vain tu me livres bataille,

Rigoureux et cher point d’honneur ;

Le gibet me fait trop de peur,

Il faut que nous rompions la paille :

Aussi bien vainement je voudrais m’en piquer ;

Celui qui me vient d’attaquer,

Me presse de trop près, il est impitoyable ;

J’ai perdu mon crédit, et j’en suis convaincu,

Puisque je ne suis pas croyable,

Quand je dis que je suis cocu.

 

Frédéric veut que je le prouve,

Et je n’en ai qu’un seul témoin ;

Encor dans un si grand besoin,

C’est un bonheur que je le trouve.

Ceux qui souffrent en paix un affront si commun ;

Trouveraient cent témoins pour un ;

C’est à n’en point trouver que leur recherche est vaine ;

Leur honte les fait vivre ; et plusieurs que je voi.

S’ils s’en voulaient donner la peine,

Le prouveraient bien mieux que moi.

 

En vain pour tâcher de m’abattre,

L’honneur me crie à haute voix,

Que l’on n’est pendu qu’une fois,

Et qu’on peut être cocu quatre ;

Que, de ces deux affronts, le moindre est de mourir ;

La peur, qui me vient secourir,

Avecque ce que j’ai de penchant à l’entendre,

Fait que je lui réponds d’un ton plus vigoureux,

Que l’affront de se laisser pendre

Me semble le plus grand des deux.

 

Suivons donc cette noble envie,

Écoutons toujours cette peur ;

Tâchons d’abréger notre honneur,

Afin d’allonger notre vie.

Je passe pour un sot, en faisant un tel choix ;

Mais je ne le suis qu’une fois ;

Et je le ferais deux, si je me laissais pendre.

Ne balançons donc plus ; et, dans un tel besoin,

Puisque je ne puis m’en défendre,

Faisons jaser notre témoin.

 

 

Scène IV

 

OCTAVE, BÉATRIX, BERNADILLE

 

BERNADILLE.

J’aperçois Béatrix, sa présence me flatte.

À Octave.

Monsieur, cette matière est un peu délicate ;

Que l’on nous laisse seuls.

 

 

Scène V

 

BERNADILLE, BÉATRIX

 

BÉATRIX.

Que voulez-vous de moi ?

BERNADILLE.

Mon sort dépend de toi.

BÉATRIX.

De moi, Monsieur ?

BERNADILLE.

De toi :

Il y va de ma vie, et la chose me touche ;

Tu peux me la sauver, et deux mots de ta bouche

Mettront en sûreté ma vie et mon repos.

BÉATRIX.

Dites-moi donc, Monsieur, promptement ces deux mots.

BERNADILLE.

Tu les diras ?

BÉATRIX.

Sans doute.

BERNADILLE.

Et même en la présence

Du Prévôt ?

BÉATRIX.

Pourquoi non ?

BERNADILLE.

Après cette assurance,

Je suis hors de danger, et j’en suis convaincu.

Hé bien ! tu diras donc...

BÉATRIX.

Quoi ?

BERNADILLE.

Que j’étais cocu !

Ce sont-là les deux mots que je voulais t’apprendre.

BÉATRIX.

Vous vous moquez, Monsieur, et me voulez surprendre.

BERNADILLE.

Nullement.

BÉATRIX.

Vous voulez, Monsieur, vous divertir.

BERNADILLE.

Morbleu ! tu le diras, quand tu devrais mentir.

BÉATRIX.

Je n’ai garde, Monsieur : l’infamie est trop grande.

BERNADILLE.

Tu ne le diras pas ? Tu veux donc qu’on me pende ?

BÉATRIX.

Quoi ! vous pendre ? Et la cause ?

BERNADILLE.

Ah ! discours superflus !

C’est que l’on pend les gens qui ne font pas cocus.

Curieux animal, dont la sotte prudence

Voudrait de notre honneur cacher la décadence,

Dis ce que l’on te dit.

BÉATRIX.

Mais de grâce, Monsieur,

Songez qu’un tel aveu vous va perdre d’honneur.

BERNADILLE.

Va, j’ai pour m’en détendre, une raison trop forte ;

L’homme n’est plus cocu, lorsque sa femme est morte.

BÉATRIX.

Mais, Monsieur, cet affront vous doit combler d’ennuis.

BERNADILLE.

Mais je ne veux passer que pour ce que je suis.

BÉATRIX.

L’honneur doit s’acheter au péril de répandre...

BERNADILLE.

Quand l’honneur est trop cher, il faut le laisser vendre.

BÉATRIX.

Mais peut-être qu’à tort vous vous êtes douté...

BERNADILLE.

Si je ne l’étais pas, je veux l’avoir été.

BÉATRIX.

Vous, vos parents, Monsieur, et vos amis...

BERNADILLE.

Encore !

BÉATRIX.

Se moqueront de vous.

BERNADILLE.

Indocile pécore,

Esprit contrariant, dis-moi pourquoi tu veux

Qu’ils se moquent de moi, quand je serai comme eux ?

BÉATRIX.

Hé bien ! ordonnez donc ce qu’il faut que je die.

BERNADILLE.

C’est parler de bon sens. Tu connaissais Julie ?

BÉATRIX.

Oui, Monsieur.

BERNADILLE.

Il faut donc, tout scrupule vaincu,

Déclarer hautement qu’elle m’a fait cocu.

BÉATRIX.

Qu’est-ce donc qu’un cocu, Monsieur, ne vous déplaise ?

BERNADILLE.

La question est neuve ! ah ! tu fais la niaise !

BÉATRIX.

Si vous ne m’expliquez ce que c’est, je prétends...

BERNADILLE.

Tu veux donc le savoir ? C’est quand en même temps

On fait sympathiser, pourvu qu’un tiers y trempe,

Un mariage en huile, avec un en détrempe ;

Quand une femme prend un galant en son choix ;

Que d’un lit fait pour deux, elle en fait un pour trois ;

Et, qu’enfin se faisant consoler de l’absence...

Maugrébleu de la masque, avec son innocence !

BÉATRIX.

Si ce n’est que cela, Monsieur, je jurerai

Que vous ne l’étiez pas.

BERNADILLE.

Ah ! je t’étranglerai.

Mon honneur est défunt, la chose est trop certaine.

BÉATRIX.

Pour me faire mentir, votre colère est vaine.

BERNADILLE.

Et l’homme que tu sais qui sortait de chez moi,

D’avec qui venait-il ?

BÉATRIX.

D’avec moi.

BERNADILLE.

D’avec toi ?

Tu me dis le contraire à l’instant, et j’admire...

BÉATRIX.

Un poignard à la main, vous me le fîtes dire ;

Je n’osai le nier.

BERNADILLE.

Il n’en était donc rien ?

BÉATRIX.

Rien du tout.

BERNADILLE.

Et ma femme ?

BÉATRIX.

Elle vivait fort bien.

BERNADILLE.

Elle ne donnait point au galant audience ?

BÉATRIX.

Non.

BERNADILLE.

Elle ne voyait personne en notre absence ?

BÉATRIX.

C’est en vain que quelqu’un s’y serait attendu.

BERNADILLE.

Quoi ! jamais...

BÉATRIX.

Non ; jamais.

BERNADILLE.

Ah ! me voilà pendu !

Ah ! langue de serpent ! Mégère abominable !

Écume de l’enfer ! organe du grand diable !

Je crus trop aisément ton funeste rapport,

Je voulus la punir, et je causai sa mort.

Je pris l’occasion à ma vengeance offerte,

Mon amour en fureur précipita sa perte ;

Croyant de son forfait être assez convaincu,

Et, pour comble de maux, je ne suis pas cocu.

Enfin, de son trépas, tu fus la seule cause ;

Pour t’en mettre à couvert, fais du moins quelque chose ;

Je te pardonne tout ; mais dans un tel besoin,

Par grâce ou par pitié, sers-moi de faux témoin ;

Soutiens que je l’étais, puisqu’il faut qu’on t’en croie ;

Prouve-le, si tu peux : j’en aurai de la joie ;

Assure mon repos, et j’aurai soin du tien.

BÉATRIX.

Mais comment le prouver enfin, s’il n’en est rien ?

La vérité, Monsieur, m’oblige à m’en défendre.

BERNADILLE.

Faute d’un faux témoin, faut-il me laisser pendre ?

Mais après avoir mis mon épouse au tombeau,

Avant qu’être pendu, je ferai ton bourreau.

BÉATRIX.

Au secours !

BERNADILLE.

Mon malheur te deviendra funeste.

 

 

Scène VI

 

OCTAVE, BERNADILLE, BÉATRIX

 

OCTAVE.

D’où vient ce bruit ?

BERNADILLE.

De moi, qui jouais de mon reste.

Ôtez-la-moi d’ici.

BÉATRIX.

Voyez ce vieux portrait,

Qui veut être cocu, malgré que l’on en ait !

 

 

Scène VII

 

OCTAVE, BERNADILLE

 

OCTAVE.

Frédéric vous veut voir, entrez dans cette salle.

À part.

Qu’il est surpris !

BERNADILLE.

Enfin ma peine est sans égale,

Ma femme est morte, et rien ne me peut secourir ;

Elle était innocente, et je l’ai fait mourir ;

Cet injuste trépas demande une victime ;

La vertu fait ma honte, et le malheur mon crime :

Le désordre où j’enfuis ne peut s’imaginer.

Mais je vois Frédéric qui va me condamner.

Je pense, en le voyant, voir devant moi ma femme ;

Le frisson de la mort m’a déjà saisi l’âme.

 

 

Scène VIII

 

JULIE, OCTAVE, BERNADILLE

 

JULIE.

Hé bien ! votre témoin flatte-t-il votre espoir ?

BERNADILLE.

Hélas ! j’ai plus d’honneur que je n’en veux avoir.

JULIE.

Tu vois, par le trépas de cette malheureuse,

Le péril où t’a mis ton humeur ombrageuse.

BERNADILLE.

J’ai commis un grand crime, et je le vois trop bien ;

Mais si j’étais cocu, cela ne ferait rien.

JULIE.

Il semble que tu fois fâché de ne pas l’être.

BERNADILLE.

J’en suis au désespoir, vous le pouvez connaître ;

Les pleurs que je répands vous disent...

JULIE.

Voudrais-tu

Que le cœur de Julie eût eu moins de vertu ;

Que pour toi... ?

BERNADILLE.

Plût au ciel, pour me sauver la vie,

Que de tous mes amis elle eût été l’amie !

Et que de mon repos leur amour prenant soin,

M’en eût fait découvrir quelque petit témoin !

JULIE.

Ainsi, sur ce sujet, tu n’as plus de ressource.

BERNADILLE.

Non ; que votre bonté, mes larmes et ma bourse.

JULIE.

C’est un faible secours, et je dois observer...

BERNADILLE.

Quoi ! je serai pendu ?

JULIE.

Rien ne peut t’en sauver,

Ne pouvant pas prouver qu’elle t’ait fait d’outrage.

BERNADILLE.

Morbleu ! pourquoi prenais-je une femme si sage ?

Hélas ! une coquette était bien mieux mon fait.

JULIE.

Tu vois que rien ne peut excuser ton forfait,

Je ne puis te sauver : choisis, pour ton supplice,

De quel genre de mort tu veux qu’on te punisse ;

Ma bonté veut pour toi faire encor cet effort.

BERNADILLE.

Quel choix, si je ne puis me sauver de la mort ?

Et que m’importe enfin, s’il faut qu’on me punisse,

Qu’on allonge mon corps, ou bien qu’on l’accourcisse ?

JULIE.

N’importe, puisqu’enfin tu te vois convaincu.

BERNADILLE.

Hé bien ! s’il faut mourir faute d’être cocu,

Que deux heures après que l’on m’aura fait pendre,

On me fasse brûler pour avoir de ma cendre,

Cela doit être rare.

JULIE.

Oui, tu seras content.

Octave, faites tout préparer à l’instant,

Afin qu’ayant conclu tout ce qu’il faut qu’on fasse,

Il soit exécuté dedans la grande place.

OCTAVE.

J’avais prévu votre ordre, et tout est déjà prêt.

 

 

Scène IX

 

BERNADILLE, JULIE

 

BERNADILLE.

Miséricorde ! hélas ! modérez cet arrêt.

Ah ! Monsieur le Prévôt, que la pitié vous touche.

JULIE.

Je ne puis rien pour toi.

BERNADILLE.

Deux mots de votre bouche

Peuvent, avec l’honneur, rétablir mon espoir.

 

 

Scène X

 

OCTAVE, JULIE, BERNADILLE

 

OCTAVE.

Dom Lope avec Constance...

JULIE.

Hé bien ?

OCTAVE.

Viennent vous voir.

JULIE.

Tu devais...

OCTAVE.

Parlez bas, ils sont à cette porte.

JULIE.

Ils prennent mal leur temps. Qu’ils avancent, n’importe.

 

 

Scène XI

 

DOM LOPE, CONSTANCE, JULIE, OCTAVE, BERNADILLE

 

CONSTANCE.

Pouvons-nous espérer une grâce de vous ?

JULIE.

L’honneur de vous servir, Madame, m’est trop doux,

Pour vous la refuser : j’honore trop Constance.

CONSTANCE.

Mais, puis-je faire fond dessus cette assurance ?

JULIE.

Ce doute me fait tort.

CONSTANCE.

Hé bien ! s’il est ainsi,

Bernadille en péril me fait venir ici ;

Je demande sa grâce, il faut que je l’obtienne.

DOM LOPE.

Je joins, pour vous fléchir, ma prière à la sienne.

BERNADILLE.

Quel excès de bonté !

JULIE.

Mais cela ne se peut ;

Il est trop criminel.

CONSTANCE.

Mais Constance le veut.

JULIE.

Madame, savez-vous de quel crime on l’accuse ?

CONSTANCE.

Le regret qu’il en a lui doit servir d’excuse.

JULIE.

Mais...

CONSTANCE.

Vous me refusez ! avant que de partir...

JULIE.

Puisque vous le voulez, il y faut consentir.

BERNADILLE.

Que mon bonheur est grand !

JULIE.

Il est libre, Madame,

Pourvu que de ma main il reçoive une femme.

BERNADILLE.

Sans doute, vous avez, à ce que je puis voir,

Quelque maîtresse en chambre, et voulez la pourvoir ?

JULIE.

Votre honneur m’est trop cher, et je vous rends la vie,

Pourvu qu’avec plaisir vous repreniez Julie.

BERNADILLE.

Où diable la reprendre ? Hélas ! je meurs d’effroi !

Qui pourra me la rendre ?

JULIE.

Ingrat, ce sera moi ;

La voilà.

BERNADILLE.

Vous, Julie ? Ah ! comble d’allégresse !

Quel miracle aujourd’hui te rend à ma tendresse ?

Comment t’es-tu sauvée ? Ah ! que mon déplaisir...

JULIE.

C’est ce que je prétends vous apprendre à loisir.

BERNADILLE.

Ce fripon de Prévôt, dedans cette journée,

M’a donné de la peur...

JULIE.

Vous me l’aviez donnée.

Le soupçon qui pour moi vous rendit inhumain...

BERNADILLE.

Il suffit.

À Constance.

Recevez Dom Lope de ma main ;

Allons, pour égaler notre joie à la vôtre,

Concluant votre hymen, renouveler le nôtre ;

Et dire à nos amis, qui me croyaient pendu,

Que le juge et partie a fait ce qu’il a dû. 

PDF