La Joie imprévue (MARIVAUX)

Comédie en un acte et en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les comédiens Italiens, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 7 juillet 1738.

 

Personnages

 

MONSIEUR ORGON

MADAME DORVILLE

CONSTANCE, fille de Madame Dorville, maîtresse de Damon

DAMON, fils de Monsieur Orgon, amant de Constance

LE CHEVALIER

LISETTE, suivante de Constance

PASQUIN, valet de Damon

 

La scène est à Paris dans un jardin qui communique à un hôtel garni.

 

 

Scène première

 

DAMON, PASQUIN

 

Damon paraît triste.

PASQUIN, suivant son maître, et d’un ton douloureux, un moment après qu’ils sont sur le théâtre.

Fasse le ciel, Monsieur, que votre chagrin vous profite, et vous apprenne à mener une vie plus raisonnable !

DAMON.

Tais-toi, laisse-moi seul.

PASQUIN.

Non, Monsieur, il faut que je vous parle, cela est de conséquence.

DAMON.

De quoi s’agit-il donc ?

PASQUIN.

Il y a quinze jours que vous êtes à Paris...

DAMON.

Abrège.

PASQUIN.

Patience, Monsieur votre père vous a envoyé pour acheter une charge : l’argent de cette charge était en entier entre les mains de votre banquier, de qui vous avez déjà reçu la moitié, que vous avez jouée et perdue ; ce qui fait, par conséquent, que vous ne pouvez plus avoir que la moitié de votre charge ; et voilà ce qui est terrible.

DAMON.

Est-ce là tout ce que tu as à me dire ?

PASQUIN.

Doucement, Monsieur ; c’est qu’actuellement j’ai une charge aussi, moi, laquelle est de veiller sur votre conduite et de vous donner mes conseils. Pasquin, me dit Monsieur votre père la veille de notre départ, je connais ton zèle, ton jugement et ta prudence ; ne quitte jamais mon fils, sers-lui de guide, gouverne ses actions et sa tête, regarde-le comme un dépôt que je te confie. Je le lui promis bien, je lui en donnai ma parole : je me fondais sur votre docilité, et je me suis trompé. Votre conduite, vous la voyez, elle est détestable ; mes conseils, vous les avez méprisés, vos fonds sont entamés, la moitié de votre argent est partie, et voilà mon dépôt dans le plus déplorable état du monde : il faut pourtant que j’en rende compte, et c’est ce qui fait ma douleur.

DAMON.

Tu conviendras qu’il y a plus de malheur dans tout ceci que de ma faute. En arrivant à Paris, je me mets dans cet hôtel garni : j’y vois un jardin qui est commun à une autre maison, je m’y promène, j’y rencontre le Chevalier, avec qui, par hasard, je lie conversation ; il loge au même hôtel, nous mangeons à la même table, je vois que tout le monde joue après dîner, il me propose d’en faire autant, je joue, je gagne d’abord, je continue par compagnie, et insensiblement je perds beaucoup, sans aucune inclination pour le jeu ; voilà d’où cela vient ; mais ne t’inquiète point, je ne veux plus jouer qu’une fois pour regagner mon argent ; et j’ai un pressentiment que je serai heureux.

PASQUIN.

Ah ! Monsieur, quel pressentiment ! Soyez sûr que c’est le diable qui vous parle à l’oreille.

DAMON.

Non, Pasquin, on ne perd pas toujours, je veux me remettre en état d’acheter la charge en question, afin que mon père ne sache rien de ce qui s’est passé : au surplus, c’est dans ce jardin que j’ai connu l’aimable Constance ; c’est ici où je la vois quelquefois, où je crois m’apercevoir qu’elle ne me hait pas, et ce bonheur est bien au-dessus de toutes mes pertes.

PASQUIN.

Oh ! quant à votre amour pour elle, j’y consens, j’y donne mon approbation ; je vous dirai même que le plaisir de voir Lisette qui la suit a extrêmement adouci les afflictions que vous m’avez données, je n’aurais pu les supporter sans elle ; il n’y a qu’une chose qui m’intrigue : c’est que la mère de Constance, quand elle se promène ici avec sa fille, et que vous les abordez, ne me paraît pas fort touchée de votre compagnie, sa mine s’allonge, j’ai peur qu’elle ne vous trouve un étourdi ; vous êtes pourtant un assez joli garçon, assez bien fait mais, de temps en temps, vous avez dans votre air je ne sais quoi... qui marquerait... une tête légère... vous entendez bien ? Et ces têtes-là ne sont pas du goût des mères.

DAMON, riant.

Que veut dire cet impertinent ?... Mais qui est-ce qui vient par cette autre allée du jardin ?

PASQUIN.

C’est peut-être ce fripon de Chevalier qui vient chercher le reste de votre argent.

DAMON.

Prends garde à ce que tu dis, et avance pour voir qui c’est.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, DAMON, PASQUIN

 

On voit paraître le Chevalier.

LE CHEVALIER.

Où est ton maître, Pasquin ?

PASQUIN.

Il est sorti, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Sorti ! Eh ! je le vois qui se promène. D’où vient est-ce que tu me le caches ?

PASQUIN, brusquement.

Je fais tout pour le mieux.

LE CHEVALIER.

Bonjour, Damon. Ce valet ne voulait pas que je vous visse. Est-ce que vous avez affaire ?

DAMON.

Non, c’est qu’il me rendait quelque compte qui ne presse pas.

PASQUIN.

C’est que je n’aime pas ceux qui gagnent l’argent de mon maître.

LE CHEVALIER.

Il le gagnera peut-être une autre fois.

PASQUIN.

Tarare !

DAMON, à Pasquin.

Tais-toi.

LE CHEVALIER.

Laissez-le dire ; je lui sais bon gré de sa méchante humeur, puisqu’elle vient de son zèle.

PASQUIN.

Ajoutez : de ma prudence.

DAMON, à Pasquin.

Finiras-tu ?

LE CHEVALIER.

Je n’y prends pas garde. Je vais dîner en ville, et je n’ai pas voulu partir sans vous voir.

DAMON.

Ne reviendrez-vous pas ce soir ici pour être au bal ?

LE CHEVALIER.

Je ne crois pas : il y a toute apparence qu’on m’engagera à souper où je vais.

DAMON.

Comment donc ? Mais j’ai compté que ce soir vous me donneriez ma revanche.

LE CHEVALIER.

Cela me sera difficile, j’ai même, ce matin, reçu une lettre qui, je crois, m’obligera à aller demain en campagne pour quelques jours.

DAMON.

En campagne ?

PASQUIN.

Eh oui ! Monsieur, il fait si beau : partez, Monsieur le Chevalier, et ne revenez pas, nos affaires ont grand besoin de votre absence ; il y a tant de châteaux dans les champs, amusez-vous à en ruiner quelqu’un.

DAMON, à Pasquin.

Encore ?

LE CHEVALIER.

Il commence à m’ennuyer.

DAMON.

Chevalier, encore une fois, je vous attends ce soir.

LE CHEVALIER.

Vous parlerai-je franchement ? Je ne joue jamais qu’argent comptant, et vous me dites hier que vous n’en aviez plus.

DAMON.

Que cela ne vous arrête point, je n’ai qu’un pas à faire pour en avoir.

LE CHEVALIER.

En ce cas-là, nous nous reverrons tantôt.

PASQUIN, d’un ton dolent.

Hélas ! nous n’étions que blessés, nous voilà morts.

À son maître.

Monsieur, cet argent qui est à deux pas d’ici, n’est pas à vous, il est à Monsieur votre père, et vous savez bien que son intention n’est pas que Monsieur le Chevalier y ait part ; il ne lui en destine pas une obole.

DAMON.

Oh ! je me fâcherai à la fin : retire-toi.

PASQUIN, en colère.

Monsieur, je suis sûr que vous perdrez.

LE CHEVALIER, en riant.

Puisse-t-il dire vrai, au reste.

PASQUIN, au Chevalier.

Ah ! vous savez bien que je ne me trompe pas.

LE CHEVALIER, comme ému.

Hem ?

PASQUIN.

Je dis qu’il perdra, vous êtes un si habile homme, que vous jouez à coup sûr.

DAMON.

Je crois que l’esprit lui tourne.

PASQUIN.

Il n’y a pas de mal à dire que vous perdrez, quand c’est la vérité.

LE CHEVALIER.

Voilà un insolent valet.

PASQUIN, sans regarder.

Cela n’empêchera pas qu’il ne perde.

LE CHEVALIER.

Adieu, jusqu’au revoir.

DAMON.

Ne me manquez donc pas.

PASQUIN.

Oh que non ! il vise trop juste pour cela.

 

 

Scène III

 

PASQUIN, DAMON

 

DAMON.

Il faut avouer que tu abuses furieusement de ma patience : sais-tu la valeur des mauvais discours que tu viens de tenir, et qu’à la place du Chevalier, je refuserais de jouer davantage ?

PASQUIN.

C’est que vous avez du cœur, et lui de l’adresse.

DAMON.

Mais pourquoi t’obstines-tu à soutenir qu’il gagnera ?

PASQUIN.

C’est qu’il voudra gagner.

DAMON.

T’a-t-on dit quelque chose de lui ? T’a-t-on donné quelque avis ?

PASQUIN.

Non, je n’en ai point reçu d’autre que de sa mine ; c’est elle qui m’a dit tout le mal que j’en sais.

DAMON.

Tu extravagues.

PASQUIN.

Monsieur, je m’y ferais hacher, il n’y a point d’honnête homme qui puisse avoir ce visage-là : Lisette, en le voyant ici, en convenait hier avec moi.

DAMON.

Lisette ? Belle autorité !

PASQUIN.

Belle autorité ! C’est pourtant une fille qui, du premier coup d’œil, a senti tout ce que je valais.

DAMON, riant et partant.

Ah ! ah ! ah ! Tu me donnes une grande idée de sa pénétration ; je vais chez mon banquier, c’est aujourd’hui jour de poste, ne t’éloigne pas.

PASQUIN.

Arrêtez, Monsieur, on nous a interrompus, je ne vous ai pas quand je veux, et mes ordres portent aussi, attendu cette légèreté d’esprit dont je vous ai parlé, que je tiendrai la main à ce que vous exécutiez tout ce que Monsieur votre père vous a dit de faire, et voici un petit agenda où j’ai tout écrit.

Il lit.

Liste des articles et commissions recommandés par Monsieur Orgon à Monsieur Damon son fils aîné, sur les déportements, faits, gestes, et exactitude duquel il est enjoint à moi Pasquin, son serviteur, d’apporter mon inspection et contrôle.

DAMON, riant.

Inspection et contrôle !

PASQUIN.

Oui, Monsieur, ce sont mes fonctions ; c’est, comme qui dirait, gouverneur.

DAMON.

Achève.

PASQUIN.

Premièrement. Aller chez Monsieur Lourdain, banquier, recevoir la somme de... Le cœur me manque, je ne saurais la prononcer. La belle et copieuse somme que c’était ! Nous n’en avons plus que les débris ; vous ne vous êtes que trop ressouvenu d’elle, et voilà l’article de mon mémoire le plus maltraité.

DAMON.

Finis, ou je te laisse.

PASQUIN.

Secondement. Le pupille ne manquera de se transporter chez Monsieur Raffle, procureur, pour lui remettre des papiers.

DAMON.

Passe, cela est fait.

PASQUIN.

Troisièmement. Aura soin le sieur Pasquin de presser le sieur Damon...

DAMON.

Parle donc, maraud, avec ton sieur Damon.

PASQUIN.

Style de précepteur... De presser le sieur Damon de porter une lettre à l’adresse de Madame... Attendez... ma foi, c’est Madame Dorville, rue Galante, dans la rue où nous sommes.

DAMON.

Madame Dorville : est-ce là le nom de l’adresse ? je ne l’avais pas seulement lue. Eh ! parbleu ! ce serait donc la mère de Constance, Pasquin ?

PASQUIN.

C’est elle-même, sans doute, qui loge dans cette maison, d’où elle passe dans le jardin de votre hôtel. Voyez ce que c’est, faute d’exactitude, nous négligions la lettre du monde la plus importante, et qui va nous donner accès dans la maison.

DAMON.

J’étais bien éloigné de penser que j’avais en main quelque chose d’aussi favorable ; je ne l’ai pas même sur moi, cette lettre, que je ne devais rendre qu’à loisir. Mais par où mon père connaît-il Madame Dorville ?

PASQUIN.

Oh ! pardi, depuis le temps qu’il vit, il a eu le temps de faire des connaissances.

DAMON.

Tu me fais grand plaisir de me rappeler cette lettre ; voilà de quoi m’introduire chez Madame Dorville, et j’irai la lui remettre au retour de chez mon banquier : je pars, ne t’écarte pas.

PASQUIN, d’un ton triste.

Monsieur, comme vous en rapporterez le reste de votre argent, je vous demande en grâce que je le voie avant que vous le jouiez, je serais bien aise de lui dire adieu.

DAMON, en s’en allant.

Je me moque de ton pronostic.

 

 

Scène IV

 

DAMON, LISETTE, PASQUIN

 

DAMON, s’en allant, rencontre Lisette qui arrive.

Ah ! te voilà, Lisette ? ta maîtresse viendra-t-elle tantôt se promener ici avec sa mère ?

LISETTE.

Je crois qu’oui, Monsieur.

DAMON.

Lui parles-tu quelquefois de moi ?

LISETTE.

Le plus souvent c’est elle qui me prévient.

DAMON.

Que tu me charmes ! Adieu, Lisette, continue, je te prie, d’être dans mes intérêts.

 

 

Scène V

 

LISETTE, PASQUIN

 

PASQUIN, s’approchant de Lisette.

Bonjour, ma fille, bonjour, mon cœur ; serviteur à mes amours.

LISETTE, le repoussant un peu.

Tout doucement.

PASQUIN.

Qu’est-ce donc, beauté de mon âme ? D’où te vient cet air grave et rembruni ?

LISETTE.

C’est que j’ai à te parler, et que je rêve : tu dis que tu m’aimes, et je suis en peine de savoir si je fais bien de te le rendre.

PASQUIN.

Mais, ma mie, je ne comprends pas votre scrupule ; n’êtes-vous pas convenue avec moi que je suis aimable ? Eh donc !

LISETTE.

Parlons sérieusement ; je n’aime point les amours qui n’aboutissent à rien.

PASQUIN.

Qui n’aboutissent à rien ! Pour qui me prends-tu donc ? Veux-tu des sûretés ?

LISETTE.

J’entends qu’il me faut un mari, et non pas un amant.

PASQUIN.

Pour ce qui est d’un amant, avec un mari comme moi, tu n’en auras que faire.

LISETTE.

Oui : mais si notre mariage ne se fait jamais ? si Madame Dorville, qui ne connaît point ton maître, marie sa fille à un autre, comme il y a quelque apparence. Il y a quelques jours qu’il lui échappa qu’elle avait des vues, et c’est sur quoi nous raisonnions tantôt, Constance et moi, de façon qu’elle est fort inquiète, et de temps en temps, nous sommes toutes deux tentées de vous laisser là.

PASQUIN.

Malepeste ! gardez-vous en bien ; je suis d’avis même que nous vous donnions, mon maître et moi, chacun notre portrait, que vous regarderez, pour vaincre la tentation de nous quitter.

LISETTE.

Ne badine point : j’ai charge de ma maîtresse de t’interroger adroitement sur de certaines choses. Il s’agit de savoir ce que tout cela peut devenir, et non pas de s’attacher imprudemment à des inconnus qu’il faut quitter, et qu’on regrette souvent plus qu’ils ne valent.

PASQUIN.

M’amour, un peu de politesse dans vos réflexions.

LISETTE.

Tu sens bien qu’il serait désagréable d’être obligée de donner sa main d’un côté, pendant qu’on laisserait son cœur d’un autre : ainsi voyons : tu dis que ton maître a du bien et de la naissance : que ne se propose-t-il donc ? Que ne nous fait-il donc demander en mariage ? Que n’écrit-il à son père qu’il nous aime, et que nous lui convenons ?

PASQUIN.

Eh ! morbleu ! laisse-nous donc arriver à Paris ; à peine y sommes-nous. Il n’y a que huit jours que nous nous connaissons... Encore, comment nous connaissons-nous ? Nous nous sommes rencontrés, et voilà tout.

LISETTE.

Qu’est-ce que cela signifie, rencontrés ?

PASQUIN.

Oui, vraiment : ce fut le Chevalier, avec qui nous étions, qui aborda la mère dans le jardin ; ce qui continue de notre part : de façon que nous ne sommes encore que des amants qui s’abordent, en attendant qu’ils se fréquentent : il est vrai que c’en est assez pour s’aimer, et non pas pour se demander en mariage, surtout quand on a des mères qui ne voudraient pas d’un gendre de rencontre. Pour ce qui est de nos parents, nous ne leur avons, depuis notre arrivée, écrit que deux petites lettres, où il n’a pu être question de vous, ma fille : à la première, nous ne savions pas seulement que vos beautés étaient au monde ; nous ne l’avons su qu’une heure avant la seconde ; mais à la troisième, on mandera qu’on les a vues, et à la quatrième, qu’on les adore. Je défie qu’on aille plus vite.

LISETTE.

Je crains que la mère, qui a ses desseins, n’aille plus vite encore.

PASQUIN, d’un ton adroit.

En ce cas-là, si vous voulez, nous pourrons aller encore plus vite qu’elle.

LISETTE, froidement.

Oui, mais les expédients ne sont pas de notre goût ; et en mon particulier, je congédierais, avec un soufflet ou deux, le coquin qui oserait me le proposer.

PASQUIN.

S’il n’y avait que le soufflet à essuyer, je serais volontiers ce coquin-là, mais je ne veux pas du congé.

LISETTE.

Achevons : dis-moi, cette charge que doit avoir ton maître est-elle achetée ?

PASQUIN.

Pas encore, mais nous la marchandons.

LISETTE, d’un air incrédule et tout riant.

Vous la marchandez ?

PASQUIN.

Sans doute ; t’imagines-tu qu’on achète une charge considérable comme on achète un ruban ? Toi qui parles, quand tu fais l’emplette d’une étoffe, prends-tu le marchand au mot ? On te surfait, tu rabats, tu te retires, on te rappelle, et à la fin on lâche la main de part et d’autre, et nous la lâcherons, quand il en sera temps.

LISETTE, d’un air incrédule.

Pasquin, est-il réellement question d’une charge ? Ne me trompes-tu pas ?

PASQUIN.

Allons, allons, tu te moques ; je n’ai point d’autre réponse à cela que de te montrer ce minois.

Il montre son visage.

Cette face d’honnête homme que tu as trouvée si belle et si pleine de candeur...

LISETTE.

Que sait-on ? ta physionomie vaut peut-être mieux que toi ?

PASQUIN.

Non, ma mie, non, on n’y voit qu’un échantillon de mes bonnes qualités, tout le monde en convient ; informez-vous.

LISETTE.

Quoi qu’il en soit, je conseille à ton maître de faire ses diligences. Mais voilà quelqu’un qui paraît avoir envie de te parler ; adieu, nous nous reverrons tantôt.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR ORGON, PASQUIN

 

PASQUIN, considérant Monsieur Orgon, qui de loin l’observe.

J’ôterais mon chapeau à cet homme-là, si je ne m’en empêchais pas, tant il ressemble au père de mon maître.

Orgon se rapproche.

Mais, ma foi, il lui ressemble trop, c’est lui-même.

Allant après Orgon.

Monsieur, Monsieur Orgon !

MONSIEUR ORGON.

Tu as donc bien de la peine à me reconnaître, faquin ?

PASQUIN, les premiers mots à part.

Ce début-là m’inquiète... Monsieur... comme vous êtes ici, pour ainsi dire, en fraude, je vous prenais pour une copie de vous-même... tandis que l’original était en province.

MONSIEUR ORGON.

Eh ! tais-toi, maraud, avec ton original et ta copie.

PASQUIN.

Monsieur, j’ai bien de la joie à vous revoir, mais votre accueil est triste ; vous n’avez pas l’air aussi serein qu’à votre ordinaire.

MONSIEUR ORGON.

Il est vrai que j’ai fort sujet d’être content de ce qui se passe.

PASQUIN.

Ma foi, je n’en suis pas plus content que vous ; mais vous savez donc nos aventures ?

MONSIEUR ORGON.

Oui, je les sais, oui, il y a quinze jours que vous êtes ici, et il y en a autant que j’y suis ; je partis le lendemain de votre départ, je vous ai rattrapé en chemin, je vous ai suivi jusqu’ici, et vous ai fait observer depuis que vous y êtes ; c’est moi qui ai dit au banquier de ne délivrer à mon fils qu’une partie de l’argent destiné à l’acquisition de sa charge, et de le remettre pour le reste ; on m’a appris qu’il a joué, et qu’il a perdu. Je sors actuellement de chez ce banquier, j’y ai laissé mon fils qui ne m’y a pas vu, et qu’on va achever de payer ; mais je ne laisserai pas le reste de la somme à sa discrétion, et j’ai dit qu’on l’amusât pour me donner le temps de venir te parler.

PASQUIN.

Monsieur, puisque vous savez tout, vous savez sans doute que ce n’est pas ma faute.

MONSIEUR ORGON.

Ne devais-tu pas parler à Damon, et tâcher de le détourner de son extravagance ? Jouer, contre le premier venu, un argent dont je lui avais marqué l’emploi !

PASQUIN.

Ah ! Monsieur, si vous saviez les remontrances que je lui ai faites ! Ce jardin-ci m’en est témoin, il m’a vu pleurer, Monsieur : mes larmes apparemment ne sont pas touchantes ; car votre fils n’en a tenu compte, et je conviens avec vous que c’est un étourdi, un évaporé, un libertin qui n’est pas digne de vos bontés.

MONSIEUR ORGON.

Doucement, il mérite les noms que tu lui donnes, mais ce n’est pas à toi à les lui donner.

PASQUIN.

Hélas ! Monsieur, il ne les mérite pas non plus ; et je ne les lui donnais que par complaisance pour votre colère et pour ma justification : mais la vérité est que c’est un fort estimable jeune homme, qui n’a joué que par politesse, et qui n’a perdu que par malheur.

MONSIEUR ORGON.

Passe encore s’il n’avait point d’inclination pour le jeu.

PASQUIN.

Eh ! non, Monsieur, je vous dis que le jeu l’ennuie ; il y bâille, même en y gagnant : vous le trouverez un peu changé, car il vous craint, il vous aime. Oh ! cet enfant-là a pour vous un amour qui n’est pas croyable.

MONSIEUR ORGON.

Il me l’a toujours paru, et j’avoue que jusqu’ici je n’ai rien vu que de louable en lui ; je voulais achever de le connaître : il est jeune, il a fait une faute, il n’y a rien d’étonnant, et je la lui pardonne, pourvu qu’il la sente ; c’est ce qui décidera de son caractère : ce sera un peu d’argent qu’il m’en coûtera, mais je ne le regretterai point si son imprudence le corrige.

PASQUIN.

Oh ! voilà qui est fait, Monsieur, je vous le garantis rangé pour le reste de sa vie, il m’a juré qu’il ne jouerait plus qu’une fois.

MONSIEUR ORGON.

Comment donc ! il veut jouer encore ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur, rien qu’une fois, parce qu’il vous aime ; il veut rattraper son argent, afin que vous n’ayez pas le chagrin de savoir qu’il l’a perdu ; il n’y a rien de si tendre ; et ce que je vous dis là est exactement vrai.

MONSIEUR ORGON.

Est-ce aujourd’hui qu’il doit jouer ?

PASQUIN.

Ce soir même, pendant le bal qu’on doit donner ici, et où se doit trouver un certain Chevalier qui lui a gagné son argent, et qui est homme à lui gagner le reste.

MONSIEUR ORGON.

C’est donc pour ce beau projet qu’il est allé chez le banquier ?

PASQUIN.

Oui, Monsieur.

MONSIEUR ORGON.

Le Chevalier et lui seront-ils masqués ?

PASQUIN.

Je n’en sais rien, mais je crois qu’oui, car il y a quelques jours qu’il y eut un bal où ils l’étaient tous deux ; mon maître a même encore son domino vert qu’il a gardé pour ce bal-ci, et je pense que le Chevalier, qui loge au même hôtel, a aussi gardé le sien qui est jaune.

MONSIEUR ORGON.

Tâche de savoir cela bien précisément, et viens m’en informer tantôt à ce café attenant l’hôtel, où tu me trouveras ; j’y serai sur les six heures du soir.

PASQUIN.

Et moi, vous m’y verrez à six heures frappantes.

MONSIEUR ORGON, tirant une lettre de sa poche.

Garde-toi, surtout, de dire à mon fils que je suis ici, je te le défends, et remets-lui cette lettre comme venant de la poste ; mais ce n’est pas là tout : on m’a dit aussi qu’il voit souvent dans ce jardin une jeune personne qui vient s’y promener avec sa mère ; est-ce qu’il l’aime ?

PASQUIN.

Ma foi, Monsieur, vous êtes bien servi ; sans doute qu’on vous aura parlé aussi de ma tendresse... n’est-il pas vrai ?

MONSIEUR ORGON.

Passons, il n’est pas question de toi.

PASQUIN.

C’est que nos déesses sont camarades.

MONSIEUR ORGON.

N’est-ce pas la fille de Madame Dorville ?

PASQUIN.

Oui, celle de mon maître.

MONSIEUR ORGON.

Je la connais, cette Madame Dorville, et il faut que mon fils ne lui ait pas rendu la lettre que je lui ai écrite, puisqu’il ne la voit pas chez elle.

PASQUIN.

Il l’avait oubliée, et il doit la lui remettre à son retour ; mais, Monsieur, cette Madame Dorville est-elle bien de vos amies ?

MONSIEUR ORGON.

Beaucoup.

PASQUIN, enchanté et caressant Monsieur Orgon.

Ah, que vous êtes charmant ! Pardonnez mon transport, c’est l’amour qui le cause ; il ne tiendra qu’à vous de faire notre fortune.

MONSIEUR ORGON.

C’est à quoi je pense. Constance et Damon doivent être mariés ensemble.

PASQUIN, enchanté.

Cela est adorable !

MONSIEUR ORGON.

Sois discret, au moins.

PASQUIN.

Autant qu’amoureux.

MONSIEUR ORGON.

Souviens-toi de tout ce que je t’ai dit. Quelqu’un vient, je ne veux pas qu’on me voie, et je me retire avant que mon fils arrive.

PASQUIN, quand Orgon s’en va.

C’est Lisette, Monsieur, voyez qu’elle a bonne mine !

MONSIEUR ORGON, se retournant.

Tais-toi.

 

 

Scène VII

 

PASQUIN, LISETTE

 

PASQUIN, à part.

Allons, modérons-nous.

LISETTE, d’un air sérieux et triste.

Je te cherchais.

PASQUIN, d’un air souriant.

Et moi j’avais envie de te voir.

LISETTE.

Regarde-moi bien, ce sera pour longtemps, j’ai ordre de ne te plus voir.

PASQUIN, d’un air badin.

Ordre !

LISETTE.

Oui, ordre, oui, il n’y a point à plaisanter.

PASQUIN, toujours riant.

Et dis-moi, auras-tu de la peine à obéir ?

LISETTE.

Et dis-moi, à ton tour, un animal qui me répond sur ce ton-là mérite-t-il qu’il m’en coûte ?

PASQUIN, toujours riant.

Tu es donc fâchée de ce que je ris ?

LISETTE, le regardant.

La cervelle t’aurait-elle subitement tourné, par hasard ?

PASQUIN.

Point du tout, je n’eus jamais tant de bon sens, ma tête est dans toute sa force.

LISETTE.

C’est donc la tête d’un grand maraud : ah, l’indigne !

PASQUIN.

Ah, quelles délices ! Tu ne m’as jamais rien dit de si touchant.

LISETTE, le considérant.

La maudite race que les hommes ! J’aurais juré qu’il m’aimait.

PASQUIN, riant.

Bon, t’aimer ! je t’adore.

LISETTE.

Écoute-moi, monstre, et ne réplique plus. Tu diras à ton maître, de la part de Madame Dorville, qu’elle le prie de ne plus parler à Constance, que c’est une liberté qui lui déplaît, et qu’il s’en abstiendra, s’il est galant homme ; ce dont l’impudence du valet fait que je doute. Adieu.

PASQUIN.

Oh ! j’avoue que je ne me sens pas d’aise, et cependant tu t’abuses : je suis plein d’amour, là, ce qu’on appelle plein, mon cœur en a pour quatre, en vérité, tu le verras.

LISETTE, s’arrêtant.

Je le verrai ? Que veux-tu dire ?

PASQUIN.

Je dis... que tu verras ; oui, ce qu’on appelle voir... Prends patience.

LISETTE, comme à part.

Tout bien examiné, je lui crois pourtant l’esprit en mauvais état.

 

 

Scène VIII

 

LISETTE, PASQUIN, DAMON

 

DAMON.

Ah ! Lisette, je te trouve à propos.

LISETTE.

Un peu moins que vous ne pensez ; ne me retenez pas, Monsieur, je ne saurais rester : votre homme sait les nouvelles, qu’il vous les dise.

PASQUIN, riant.

Ha, ha, ha. Ce n’est rien, c’est qu’elle a des ordres qui me divertissent. Madame Dorville s’emporte, et prétend que nous supprimions tout commerce avec elle ; notre fréquentation dans le jardin n’est pas de son goût, dit-elle ; elle s’imagine que nous lui déplaisons, cette bonne femme !

DAMON.

Comment ?

LISETTE.

Oui, Monsieur : voilà ce qui le réjouit, il n’est plus permis à Constance de vous dire le moindre mot, on vous prie de la laisser en repos, vous êtes proscrit, tout entretien nous est interdit avec vous, et même, en vous parlant, je fais actuellement un crime.

DAMON, à Pasquin.

Misérable ! et tu ris de ce qui m’arrive.

PASQUIN.

Oui, Monsieur, c’est une bagatelle ; Madame Dorville ne sait ce qu’elle dit, ni de qui elle parle ; je vous retiens ce soir à souper chez elle. Votre vin est-il bon, Lisette ?

DAMON.

Tais-toi, faquin, tu m’indignes.

LISETTE, à part, à Damon.

Monsieur, ne lui trouvez-vous pas dans les yeux quelque chose d’égaré ?

PASQUIN, à Damon, en riant.

Elle me croit timbré, n’est-ce pas ?

LISETTE.

Voici Madame que je vois de loin se promener ; adieu, Monsieur, je vous quitte, et je vais la joindre.

Elle s’en va. Pasquin bat du pied sans répondre.

 

 

Scène IX

 

DAMON, PASQUIN

 

DAMON, parlant à lui-même.

Que je suis à plaindre !

PASQUIN, froidement.

Point du tout, c’est une erreur.

DAMON.

Va-t’en, va-t’en, il faut effectivement que tu sois ivre ou fou.

PASQUIN, sérieusement.

Erreur sur erreur. Où est votre lettre pour cette Madame Dorville ?

DAMON.

Ne t’en embarrasse pas. Je vais la lui remettre, dès que j’aurai porté mon argent chez moi. Viens, suis-moi.

PASQUIN, froidement.

Non, je vous attends ici ; allez vite, nous nous amuserions l’un et l’autre, et il n’y a point de temps à perdre ; tenez, prenez ce paquet que je viens de recevoir du facteur, il est de votre père.

Damon prend la lettre, et s’en va en regardant Pasquin.

 

 

Scène X

 

MADAME DORVILLE, CONSTANCE, LISETTE, PASQUIN

 

PASQUIN, seul.

Nos gens s’approchent, ne bougeons.

Il chante.

La, la, rela.

MADAME DORVILLE, à Lisette.

Avez-vous parlé à ce garçon de ce que je vous ai dit ?

LISETTE.

Oui, Madame.

PASQUIN, saluant Madame Dorville.

Par ce garçon, n’est-ce pas moi que vous entendez, Madame ? Oui, je sais ce dont il est question, et j’en ai instruit mon maître ; mais ce n’est pas là votre dernier mot, Madame, vous changerez de sentiment ; je prends la liberté de vous le dire, nous ne sommes pas si mal dans votre esprit.

MADAME DORVILLE.

Vous êtes bien hardi, mon ami ; allez, passez votre chemin.

PASQUIN, doucement.

Madame, je vous demande pardon ; mais je ne passe point, je reste, je ne vais pas plus loin.

MADAME DORVILLE.

Qu’est-ce que c’est que cet impertinent-là ? Lisette, dites-lui qu’il se retire.

LISETTE, en priant Pasquin.

Eh ! va-t’en, mon pauvre Pasquin, je t’en prie.

À part.

Voilà une démence bien étonnante !

Et à sa maîtresse.

Madame, c’est qu’il est un peu imbécile.

PASQUIN, souriant froidement.

Point du tout, c’est seulement que je sais dire la bonne aventure. Jamais Madame ne séparera sa fille et mon maître. Ils sont faits pour s’aimer ; c’est l’avis des astres et le vôtre.

MADAME DORVILLE.

Va-t’en.

Et puis regardant Constance.

Ils sont nés pour s’aimer ! Ma fille, vous aurait-il entendu dire quelque chose qui ait pu lui donner cette idée ? Je me persuade que non, vous êtes trop bien née pour cela.

CONSTANCE, timidement et tristement.

Assurément, ma mère.

MADAME DORVILLE.

C’est que Damon vous aura dit, sans doute, quelques galanteries ?

CONSTANCE.

Mais, oui.

LISETTE.

C’est un jeune homme fort estimable.

MADAME DORVILLE.

Peut-être même vous a-t-il parlé d’amour ?

CONSTANCE, tendrement.

Quelques mots approchants.

LISETTE.

Je ne plains pas celle qui l’épousera.

MADAME DORVILLE, à Lisette.

Taisez-vous.

À Constance.

Et vous en avez badiné ?

CONSTANCE.

Comme il s’expliquait d’une façon très respectueuse, et de l’air de la meilleure foi ; que, d’ailleurs, j’étais le plus souvent avec vous, et que je ne prévoyais pas que vous me défendriez de le voir, je n’ai pas cru devoir me fâcher contre un si honnête homme.

MADAME DORVILLE, d’un air mystérieux.

Constance, il était temps que vous ne le vissiez plus.

PASQUIN, de loin.

Et moi, je dis que voici le temps qu’ils se verront bien autrement.

MADAME DORVILLE.

Retirons-nous, puisqu’il n’y a pas moyen de se défaire de lui.

PASQUIN, à part.

Où est cet étourdi qui ne vient point avec sa lettre ?

 

 

Scène XI

 

MADAME DORVILLE, CONSTANCE, LISETTE, PASQUIN, DAMON, qui arrête Madame Dorville comme elle s’en va, et la salue, la lettre à la main, sans lui rien dire

 

MADAME DORVILLE.

Monsieur, vous êtes instruit de mes intentions, et j’espérais que vous y auriez plus d’égard. Retirez-vous, Constance.

DAMON.

Quoi ! Constance sera privée du plaisir de se promener, parce que j’arrive !

MADAME DORVILLE.

Il n’est plus question de se voir, Monsieur, j’ai des vues pour ma fille qui ne s’accordent plus avec de pareilles galanteries.

À Constance.

Retirez-vous donc.

CONSTANCE.

Voilà la première fois que vous me le dites.

Elle part et retourne la tête.

PASQUIN, à Damon, à part.

Allons vite à la lettre.

DAMON.

Je suis si mortifié du trouble que je cause ici, que je ne songeais pas à vous rendre cette lettre, Madame.

Il lui présente la lettre.

MADAME DORVILLE.

À moi, Monsieur, et de quelle part, s’il vous plaît ?

DAMON.

De mon père, Madame.

PASQUIN.

Oui, d’un gentilhomme de votre ancienne connaissance.

LISETTE,
à Pasquin pendant que Madame Dorville ouvre le paquet.

Tu ne m’as rien dit de cette lettre.

PASQUIN, vite.

Ne t’abaisse point à parler à un fou.

MADAME DORVILLE, à part, en regardant Pasquin.

Ce valet n’est pas si extravagant.

À Damon.

Monsieur, cette lettre me fait grand plaisir, je suis charmée d’apprendre des nouvelles de Monsieur votre père.

LISETTE, à Pasquin.

Je te fais réparation.

DAMON.

Oserais-je me flatter que ces nouvelles me seront un peu favorables ?

MADAME DORVILLE.

Oui, Monsieur, vous pouvez continuer de nous voir, je vous le permets ; je ne saurais m’en dispenser avec le fils d’un si honnête homme.

LISETTE, à part, à Pasquin.

À merveille, Pasquin.

PASQUIN, à part, à Lisette.

Non, j’extravague.

MADAME DORVILLE, à Damon.

Cependant, les vues que j’avais pour ma fille subsistent toujours, et plus que jamais, puisque je la marie incessamment.

DAMON.

Qu’entends-je ?

LISETTE, à part, à Pasquin.

Je n’y suis plus.

PASQUIN.

J’y suis toujours.

MADAME DORVILLE.

Suivez-moi dans cette autre allée, Lisette, j’ai à vous parler.

À Damon.

Monsieur, je suis votre servante.

DAMON, tristement.

Non, Madame, il vaut mieux que je me retire pour vous laisser libre.

 

 

Scène XII

 

MADAME DORVILLE, LISETTE

 

LISETTE.

Hélas ! vous venez de le désespérer.

MADAME DORVILLE.

Dis-moi naturellement : ma fille a-t-elle de l’inclination pour lui ?

LISETTE.

Ma foi, tenez, c’est lui qu’elle choisirait, si elle était sa maîtresse.

MADAME DORVILLE.

Il me paraît avoir du mérite.

LISETTE.

Si vous me consultez, je lui donne ma voix ; je le choisirais pour moi.

MADAME DORVILLE.

Et moi je le choisis pour elle.

LISETTE.

Tout de bon ?

MADAME DORVILLE.

C’est positivement à lui que je destinais Constance.

LISETTE.

Voilà quatre jeunes gens qui seront bien contents.

MADAME DORVILLE.

Quatre ! Je n’en connais que deux.

LISETTE.

Si fait : Pasquin et moi nous sommes les deux autres.

MADAME DORVILLE.

Ne dis rien de ceci à ma fille, non plus qu’à Damon, Lisette ; je veux les surprendre, et c’est aussi l’intention du père qui doit arriver incessamment, et qui me prie de cacher à son fils, s’il aime ma fille, que nous avons dessein d’en faire mon gendre ; il se ménage, dit-il, le plaisir de paraître obliger Damon en consentant à ce mariage.

LISETTE.

Je vous promets le secret ; il faut que Pasquin soit instruit, et qu’il ait eu ses raisons pour m’avoir tu ce qu’il sait ; je ne m’étonne plus que mes injures l’aient tant diverti ; je lui ai donné la comédie, et je prétends qu’il me la rende.

MADAME DORVILLE.

Rappelez Constance.

LISETTE.

La voici qui vient vous trouver, et je vais vous aider à la tromper.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DORVILLE, CONSTANCE, LISETTE

 

MADAME DORVILLE.

Approchez, Constance. Je disais à Lisette que je vais vous marier.

LISETTE, d’un ton froid.

Oui, et depuis que Madame m’a confié ses desseins, je suis fort de son sentiment ; je trouve que le parti vous convient.

CONSTANCE, mutine avec timidité.

Ce ne sont pas là vos affaires.

LISETTE.

Je dois m’intéresser à ce qui vous regarde, et puis on m’a fait l’honneur de me communiquer les choses.

CONSTANCE, à part, à Lisette en lui faisant la moue.

Vous êtes jolie !

MADAME DORVILLE.

Qu’avez-vous, ma fille ? Vous me paraissez triste.

CONSTANCE.

Il y a des moments où l’on n’est pas gai.

LISETTE.

Qui est-ce qui n’a pas l’humeur inconstante ?

CONSTANCE, toujours piquée.

Qui est-ce qui vous parle ?

LISETTE.

Eh ! mais je vous excuse.

MADAME DORVILLE.

À l’aigreur que vous montrez, Constance, on dirait que vous regrettez Damon... Vous ne répondez rien ?

CONSTANCE.

Mais je l’aurais trouvé assez à mon gré, si vous me l’aviez permis, au lieu que je ne connais pas l’autre.

LISETTE.

Allez, si j’en crois Madame, l’autre le vaut bien.

CONSTANCE, à part, à Lisette.

Vous me fatiguez.

MADAME DORVILLE.

Damon vous plaît, ma fille ? je m’en suis doutée, vous l’aimez.

CONSTANCE.

Non, ma mère, je n’ai pas osé.

LISETTE.

Quand elle l’aimerait, Madame, vous connaissez sa soumission, et vous n’avez pas de résistance à craindre.

CONSTANCE, à part, à Lisette.

Y a-t-il rien de plus méchant que vous ?

MADAME DORVILLE.

Ne dissimulez point, ma fille, on peut ou hâter ou retarder le mariage dont il s’agit ; parlez nettement : est-ce que vous aimez Damon ?

CONSTANCE, timidement et hésitant.

Je ne l’ai encore dit à personne.

LISETTE, froidement.

Je suis pourtant une personne, moi.

CONSTANCE.

Vous mentez, je ne vous ai jamais dit que je l’aimais, mais seulement qu’il était aimable : vous m’en avez dit mille biens vous-même ; et puisque ma mère veut que je m’explique avec franchise, j’avoue qu’il m’a prévenue en sa faveur. Je ne demande pourtant pas que vous ayez égard à mes sentiments, ils me sont venus sans que je m’en aperçusse. Je les aurais combattus, si j’y avais pris garde, et je tâcherai de les surmonter, puisque vous me l’ordonnez ; il aurait pu devenir mon époux, si vous l’aviez voulu ; il a de la naissance et de la fortune, il m’aime beaucoup ; ce qui est avantageux en pareil cas, et ce qu’on ne rencontre pas toujours. Celui que vous me destinez feindra peut-être plus d’amour qu’il n’en aura ; je n’en aurai peut-être point pour lui, quelque envie que j’aie d’en avoir ; cela ne dépend pas de nous. Mais n’importe, mon obéissance dépend de moi. Vous rejetez Damon, vous préférez l’autre, je l’épouserai. La seule grâce dont j’ai besoin, c’est que vous m’accordiez du temps pour me mettre en état de vous obéir d’une manière moins pénible.

LISETTE.

Bon ! quand vous aurez vu le futur, vous ne serez peut-être pas fâchée qu’on expédie, et mon avis n’est pas qu’on recule.

CONSTANCE.

Ma mère, je vous conjure de la faire taire, elle abuse de vos bontés ; il est indécent qu’un domestique se mêle de cela.

MADAME DORVILLE, en s’en allant.

Je pense pourtant comme elle, il sera mieux de ne pas différer votre mariage. Adieu ; promenez-vous, je vous laisse. Si vous rencontrez Damon, je vous permets de souffrir qu’il vous aborde ; vous me paraissez si raisonnable que ce n’est pas la peine de vous rien défendre là-dessus.

 

 

Scène XIV

 

CONSTANCE, LISETTE

 

LISETTE, d’un air plaisant.

En vérité, voilà une mère fort raisonnable aussi, elle a un très bon procédé.

CONSTANCE.

Faites vos réflexions à part, et point de conversation ensemble.

LISETTE.

À la bonne heure, mais je n’aime point le silence, je vous en avertis ; si je ne parle, je m’en vais, vous ne pourrez rester seule, il faudra que vous vous retiriez, et vous ne verrez point Damon ; ainsi, discourons, faites-vous cette petite violence.

CONSTANCE, soupirant.

Ah ! eh bien ! parlez, je ne vous en empêche pas ; mais ne vous attendez pas que je vous réponde.

LISETTE.

Ce n’est pas là mon compte ; il faut que vous me répondiez.

CONSTANCE, outrée.

J’aurai le chagrin de me marier au gré de ma mère ; mais j’aurai le plaisir de vous mettre dehors.

LISETTE.

Point du tout.

CONSTANCE.

Je serai pourtant la maîtresse.

LISETTE.

C’est à cause de cela que vous me garderez.

CONSTANCE, soupirant.

Ah ! quel mauvais sujet ! Allons, je ne veux plus me promener, vous n’avez qu’à me suivre.

LISETTE, riant.

Ha ! ha ! partons !

 

 

Scène XV

 

DAMON, CONSTANCE, LISETTE

 

DAMON, accourant.

Ah ! Constance, je vous revois donc encore ! Auriez-vous part à la défense qu’on m’a faite ? Je me meurs de douleur ! Lisette, observe de grâce si Madame Dorville ne vient point.

Lisette ne bouge.

CONSTANCE.

Ne vous adressez point à elle, Damon, elle est votre ennemie et la mienne. Vous dites que vous m’aimez, vous ne savez pas encore que j’y suis sensible ; mais le temps nous presse, et je vous l’avoue. Ma mère veut me marier à un autre que je hais, quel qu’il soit.

LISETTE, se retournant.

Je gage que non.

CONSTANCE, à Lisette.

Je vous défends de m’interrompre.

À Damon.

Sur tout ce que vous m’avez dit, vous êtes un parti convenable ; votre père a sans doute quelques amis à Paris, allez les trouver, engagez-les à parler à ma mère. Quand elle vous connaîtra mieux, peut-être vous préférera-t-elle.

DAMON.

Ah ! Madame, rien ne manque à mon malheur.

LISETTE.

Point de mouvements, croyez-moi, tout est fait, tout est conclu, je vous parle en amie.

CONSTANCE.

Laissez-la dire, et continuez.

DAMON, lui montrant une lettre.

Il ne me servirait à rien d’avoir recours à des amis, on vous a promise d’un côté, et on m’a engagé d’un autre : voici ce que m’écrit mon père.

Il lit.

J’arrive incessamment à Paris, mon fils ; je compte que les affaires de votre charge sont terminées, et que je n’aurai plus qu’à remplir un engagement que j’ai pris pour vous, et qui est de terminer votre mariage avec une des plus aimables filles de Paris. Adieu.

LISETTE.

Une des plus aimables filles de Paris ! Votre père s’y connaît, apparemment ?

DAMON.

Eh ! n’achevez pas de me désoler.

CONSTANCE, tendrement.

Quelle conjoncture ! Il n’y a donc plus de ressource, Damon ?

DAMON.

Il ne m’en reste qu’une, c’est d’attendre ici mon rival ; je ne m’explique pas sur le reste.

LISETTE, en riant.

Il ne serait pas difficile de vous le montrer.

DAMON.

Quoi ! il est ici ?

LISETTE.

Depuis que vous y êtes : figurez-vous qu’il n’est pas arrivé un moment plus tôt ni plus tard.

DAMON.

Il n’ose donc se montrer ?

LISETTE.

Il se montre aussi hardiment que vous, et n’a pas moins de cœur que vous.

DAMON.

C’est ce que nous verrons.

CONSTANCE.

Point d’emportement, Damon ; je vous quitte : peut-être qu’elle nous trompe pour nous épouvanter ; il est du moins certain que je n’ai point vu ce rival. Quoi qu’il en soit, je vais encore me jeter aux pieds de ma mère, et tâcher d’obtenir un délai qu’elle m’aurait déjà accordé, si cette fourbe que voilà ne l’en avait pas dissuadée. Adieu, Damon, ne laissez pas que d’agir de votre côté, et ne perdons point de temps.

Elle part.

DAMON.

Oui, Constance, je ne négligerai rien ; peut-être nous arrivera-t-il quelque chose de favorable.

Il veut partir.

LISETTE l’arrête par le bras.

Non, Monsieur ; restez en repos sur ma parole, je suis pour vous, et j’y ai toujours été : je plaisante, je ne saurais vous dire pourquoi ; mais ne vous désespérez pas, tout ira bien, très bien, c’est moi qui vous le dis ; moi, vous dis-je, tranquillisez-vous, partez.

DAMON.

Quoi ! tout ce que je vois...

LISETTE.

N’est rien ; point de questions, je suis muette.

DAMON, en s’en allant.

Je n’y comprends rien.

 

 

Scène XVI

 

LISETTE, PASQUIN

 

LISETTE.

Ah ! voilà mon homme qui m’a tantôt ballottée.

À Pasquin.

Je te rencontre fort à propos. D’où viens-tu ?

PASQUIN.

Du café voisin, où j’avais à parler à un homme de mon pays qui m’y attendait pour affaire sérieuse. Eh bien ! comment suis-je dans ton esprit ? Quelle opinion as-tu de ma cervelle ? Me loges-tu toujours aux Petites-Maisons ?

LISETTE.

Non, au lieu d’être fou, tu ne seras plus que sot.

PASQUIN.

Moi, sot ! Je ne suis pas tourné dans ce goût-là ; tu me menaces de l’impossible.

LISETTE.

Ce n’est pourtant que l’affaire d’un instant. Tiens, tu t’imagines que je serai à toi ; point du tout ; il faut que je t’oublie, il n’y a plus moyen de te conserver.

PASQUIN.

Tu n’y entends rien, moitié de mon âme.

LISETTE.

Je te dis que tu te blouses, mon butor.

PASQUIN.

Ma poule, votre ignorance est comique.

LISETTE.

Benêt, ta science me fait pitié ; veux-tu que je te confonde ? Damon devait épouser ma maîtresse, suivant la lettre qu’il a tantôt remise à Madame Dorville de la part de son père ; on en était convenu ; n’est-il pas vrai ?

PASQUIN.

Mais effectivement ; je sens que ma mine s’allonge : as-tu commerce avec le diable ? Il n’y a que lui qui puisse t’avoir révélé cela.

LISETTE.

Il m’a révélé un secret de mince valeur, car tout est changé ; votre lettre est venue trop tard ; Madame Dorville ne peut plus tenir parole, et Constance et moi nous sommes toutes deux arrêtées pour d’autres.

PASQUIN.

Tu m’anéantis !

LISETTE.

Es-tu sot, à présent ? Tu en as du moins l’air.

PASQUIN.

J’ai l’air de ce que je suis.

LISETTE, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

PASQUIN.

Tu m’assommes ! tu me poignardes ! je me meurs ! j’en mourrai !

LISETTE.

Tu es donc fâché de me perdre ? Quelles délices !

PASQUIN.

Ah ! scélérate, ah ! masque !

LISETTE.

Courage ! tu ne m’as jamais rien dit de si touchant.

PASQUIN.

Girouette !

LISETTE.

À merveille, tu régales bien ma vanité ; mais écoute, Pasquin, fais-moi encore un plaisir. Celui que j’épouse à ta place est jaloux, ne te montre plus.

PASQUIN, outré.

Quand je l’aurai étranglé, il sera le maître.

LISETTE, riant.

Tu es ravissant !

PASQUIN.

Je suis furieux, ôte ta cornette, que je te batte.

LISETTE.

Oh ! doucement, ceci est brutal.

PASQUIN.

Allons, je cours vite avertir le père de mon maître.

LISETTE.

Le père de ton maître ? Est-ce qu’il est ici ?

PASQUIN.

L’esprit familier qui t’a dit le reste, doit t’avoir dit sa secrète arrivée.

LISETTE.

Non, tu me l’apprends, nigaud.

PASQUIN.

Que m’importe ? Adieu, vous êtes à nous, vos personnes nous appartiennent ; il faut qu’on nous en fasse la délivrance, ou que le diable vous emporte, et nous aussi.

LISETTE, l’arrêtant.

Tout beau, ne dérangeons rien ; ne va point faire de sottises qui gâteraient tout peut-être ; il n’y a pas le mot de ce que je t’ai dit ; la lettre en question est toujours bonne, et les conventions tiennent ; c’est ce que m’a confié Madame Dorville et je me suis divertie de ta douleur, pour me venger de la scène de tantôt.

PASQUIN.

Ah ! Je respire. Convenons que nous nous aimons prodigieusement ; aussi le méritons nous bien.

LISETTE.

À force de joie, tu deviens fat ; il se fait tard, tu me diras une autre fois pourquoi ton maître se cache : voici l’heure où l’on s’assemble dans la salle du bal ; Madame Dorville m’a dit qu’elle y mènerait Constance, et je vais voir si elles n’auront pas besoin de moi.

PASQUIN, l’arrêtant.

Attends, Lisette ; vois-tu ce domino jaune qui arrive ? C’est le Chevalier qui vient pour jouer avec mon maître, et qui lui gagnerait le reste de son argent ; je vais tâcher de l’amuser, pour l’empêcher d’aller joindre Damon ; mais reviens, si tu peux, dans un instant, pour m’aider à le retenir.

LISETTE.

Tout à l’heure, je te rejoins ; il me vient une idée, je t’en débarrasserai : laisse-moi faire.

 

 

Scène XVII

 

PASQUIN, MONSIEUR ORGON, en domino pareil à celui que, suivant l’instruction de Pasquin, doit porter le Chevalier

 

MONSIEUR ORGON, un moment démasqué, en entrant.

Voici Pasquin. Au domino que je porte, il me prendra pour le Chevalier.

PASQUIN.

Ah ! vraiment, celui-ci n’avait garde de manquer.

MONSIEUR ORGON, contrefaisant sa voix.

Où est ton maître ?

PASQUIN.

Je n’en sais rien ; et en quelque endroit qu’il soit, il ferait mieux de s’y tenir, il y serait mieux qu’avec vous ; mais il ne tardera pas : attendez.

MONSIEUR ORGON.

Tu es bien brusque.

PASQUIN.

Vous êtes bien alerte, vous.

MONSIEUR ORGON.

Ne sais-tu pas que je dois jouer avec ton maître ?

PASQUIN.

Ah ! jouer. Cela vous plaît à dire ; ce sera lui qui jouera ; tout le hasard sera de son côté, toute la fortune du vôtre ; vous ne jouez pas, vous, vous gagnez.

MONSIEUR ORGON.

C’est que je suis plus heureux que lui.

PASQUIN.

Bon ! du bonheur ; ce n’est pas là votre fort, vous êtes trop sage pour en avoir affaire.

MONSIEUR ORGON.

Je crois que tu m’insultes.

PASQUIN.

Point du tout, je vous devine.

MONSIEUR ORGON, se démasquant.

Tiens, me devinais-tu ?

PASQUIN, étonné.

Quoi ! Monsieur, c’est vous ? Ah ! je commence à vous deviner mieux.

MONSIEUR ORGON.

Où est mon fils ?

PASQUIN.

Apparemment qu’il est dans la salle.

MONSIEUR ORGON.

Paix ! je pense que le voilà.

PASQUIN.

Ne restez pas ici avec lui, de peur que le Chevalier, qui va sans doute arriver, ne vous trouve ensemble.

 

 

Scène XVIII

 

MONSIEUR ORGON, DAMON, PASQUIN

 

DAMON, son masque à la main.

Ah ! c’est vous, Chevalier, je commençais à m’impatienter : hâtons-nous de passer dans le cabinet qui est à côté de la salle.

Ils sortent.

PASQUIN.

Oui, Monsieur, jouez hardiment, je me dédis ; vous ne sauriez perdre, vous avez affaire au plus beau joueur du monde.

 

 

Scène XIX

 

PASQUIN et le véritable CHEVALIER démasqué

 

PASQUIN.

Il était temps qu’ils partissent ; voici mon homme, le véritable.

LE CHEVALIER.

Damon est-il venu ?

PASQUIN.

Non, il va venir, et vous m’êtes consigné ; j’ai ordre de vous tenir compagnie, en attendant qu’il vienne.

LE CHEVALIER.

Penses-tu qu’il tarde ?

PASQUIN.

Il devrait être arrivé.

Et à part.

Lisette me manque de parole.

LE CHEVALIER.

C’est peut-être son banquier qui l’a remis.

PASQUIN.

Oh ! non, Monsieur, il a la somme comptée en bel et bon or, je l’ai vue : ce sont des louis tout frais battus, qui ont une mine...

À part.

Quel appétit je lui donne ! Et vous, Monsieur le Chevalier, êtes-vous bien riche ?

LE CHEVALIER.

Pas mal ; et, suivant ta prédiction, je le serai encore davantage.

PASQUIN.

Non. Je viens de tirer votre horoscope, et je m’étais trompé tantôt : mon maître perdra peut-être, mais vous ne gagnerez point.

LE CHEVALIER.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

PASQUIN.

Je ne saurais vous l’expliquer, les astres ne m’en ont pas dit davantage ; ce qu’on lit dans le ciel est écrit en si petit caractère !

LE CHEVALIER.

Et tu n’es pas, je pense, un grand astrologue.

PASQUIN.

Vous verrez, vous verrez : tenez, je déchiffre encore qu’aujourd’hui vous devez rencontrer sur votre chemin un fripon qui vous amusera, qui se moquera de vous, et dont vous serez la dupe.

LE CHEVALIER.

Quoi ! qui gagnera mon argent ?

PASQUIN.

Non, mais qui vous empêchera d’avoir celui de mon maître.

LE CHEVALIER.

Tais-toi, mauvais bouffon.

PASQUIN.

J’aperçois aussi, dans votre étoile, un domino qui vous portera malheur ; il sera cause d’une méprise qui vous sera fatale.

LE CHEVALIER, sérieusement.

Ne vois-tu pas aussi dans mon étoile que je pourrais me fâcher contre toi ?

PASQUIN.

Oui, cela y est encore ; mais je vois qu’il ne m’en arrivera rien.

LE CHEVALIER.

Prends-y garde. C’est peut-être le petit caractère qui t’empêche d’y lire des coups de bâton. Laisse là tes contes ; ton maître ne vient point, et cela m’impatiente.

PASQUIN, froidement.

Il est même écrit que vous vous impatienterez.

LE CHEVALIER.

Parle : t’a-t-il assuré qu’il viendrait ?

PASQUIN.

Un peu de patience.

LE CHEVALIER.

C’est que je n’ai qu’un quart d’heure à lui donner.

PASQUIN.

Malepeste ! le mauvais quart d’heure !

LE CHEVALIER.

Je vais toujours l’attendre dans le cabinet de la salle.

PASQUIN.

Eh ! non, Monsieur, j’ai ordre de rester ici avec vous.

 

 

Scène XX

 

PASQUIN, LE CHEVALIER, LISETTE, en chauve-souris

 

LISETTE, masquée.

Monsieur le Chevalier, je vous cherche pour vous dire un mot. Une belle dame, riche et veuve, et qui est dans une des salles du bal, voudrait vous parler.

LE CHEVALIER.

À moi ?

LISETTE.

À vous-même. Cet entretien-là peut vous mettre en jolie posture ; il y a longtemps qu’on vous connaît ; on est sage, on vous aime, on a vingt-cinq mille livres de rente, et vous pouvez mener tout cela bien loin. Suivez-moi.

PASQUIN, à part le premier mot.

C’est Lisette. Monsieur, vous avez donné parole à mon maître ; il va venir avec un sac plein d’or, et cela se gagne encore plus vite qu’une femme ; que la veuve attende.

LISETTE.

Qu’est-ce donc que cet impertinent qui vous retient ? Venez.

Elle le prend par la main.

PASQUIN, prenant aussi le Chevalier par le bras.

Soubrette d’aventurière, vous ne l’aurez point, votre action est contre la police.

LISETTE, en colère.

Comment ! soubrette d’aventurière ! on insulte ma maîtresse, et vous le souffrez, et vous ne venez pas ! je vais dire à Madame de quelle façon on m’a reçue.

LE CHEVALIER, la retenant.

Un moment. C’est un coquin qui ne m’appartient point. Tais-toi, insolent.

PASQUIN.

Mais songez donc au sac.

LISETTE.

Je rougis pour Madame, et je pars.

PASQUIN.

Pour épouser Madame, il faut du temps ; pour acquérir cet or, il ne faut qu’une minute.

LISETTE, en colère.

Adieu, Monsieur.

LE CHEVALIER.

Arrêtez, je vous suis.

À Pasquin.

Dis à ton maître que je reviendrai.

PASQUIN, le prenant à quartier, et tout bas.

Je vous avertis qu’il y a ici d’autres joueurs qui le guettent.

LE CHEVALIER.

Oh ! que ne vient-il ? Marchons.

 

 

Scène XXI

 

MONSIEUR ORGON, DAMON, entrant démasqué et au désespoir, PASQUIN, LISETTE, LE CHEVALIER

 

DAMON, démasqué.

Ah ! le maudit coup !

LE CHEVALIER.

Eh ! d’où sortez-vous donc ? Je vous attendais.

DAMON.

Que vois-je ? Ce n’est donc pas contre vous que j’ai joué ?

LE CHEVALIER.

Non, votre fourbe de valet m’a dit que vous n’étiez pas arrivé.

À Pasquin.

Tu m’amusais donc ?

PASQUIN.

Oui, pour accomplir la prophétie.

LE CHEVALIER.

Damon, je ne saurais rester ; une affaire m’appelle ailleurs.

À Lisette.

Conduisez-moi.

LISETTE, se démasquant.

Ce n’est pas la peine, je vous amusais aussi, moi.

Elle se retire.

DAMON, à Monsieur Orgon masqué.

À qui donc ai-je eu affaire ? Qui êtes-vous, masque ?

MONSIEUR ORGON.

Que vous importe ? Vous n’avez point à vous plaindre, j’ai joué avec honneur.

DAMON.

Assurément. Mais après tout ce que j’ai perdu, vous ne sauriez me refuser de jouer encore cent louis sur ma parole.

MONSIEUR ORGON.

Le ciel m’en préserve ! Je n’irai point vous jeter dans l’embarras où vous seriez, si vous les perdiez. Vous êtes jeune, vous dépendez apparemment d’un père ; je me reprocherais de profiter de l’étourdissement où vous êtes, et d’être, pour ainsi dire, le complice du désordre où vous voulez vous jeter ; j’ai même regret d’avoir tant joué ; votre âge et la considération de ceux à qui vous appartenez devaient m’en empêcher : croyez-moi, Monsieur ; vous me paraissez un jeune homme plein d’honneur, n’altérez point votre caractère par une aussi dangereuse habitude que l’est celle du jeu, et craignez d’affliger un père, à qui je suis sûr que vous êtes cher.

DAMON.

Vous m’arrachez des larmes, en me parlant de lui ; mais je veux savoir avec qui j’ai joué : êtes-vous digne du discours que vous me tenez ?

MONSIEUR ORGON, se démasquant.

Jugez-en vous-même.

DAMON, se jetant à ses genoux.

Ah ! Mon père, je vous demande pardon.

LE CHEVALIER, à part.

Son père !

MONSIEUR ORGON, relevant son fils.

J’oublie tout, mon fils ; si cette scène-ci vous corrige, ne craignez rien de ma colère ; je vous connais, et ne veux vous punir de vos fautes qu’en vous donnant de nouveaux témoignages de ma tendresse ; ils feront plus d’effet sur votre cœur que mes reproches.

DAMON, se rejetant à ses genoux.

Eh bien ! mon père, laissez-moi encore vous jurer à genoux que je suis pénétré de vos bontés ; que vos ordres, que vos moindres volontés me seront désormais sacrés ; que ma soumission durera autant que ma vie, et que je ne vois point de bonheur égal à celui d’avoir un père qui vous ressemble.

LE CHEVALIER, à Monsieur Orgon.

Voilà qui est fort touchant ; mais j’allais lui donner sa revanche ; j’offre de vous la donner à vous-même.

MONSIEUR ORGON.

On n’en a que faire, Monsieur. Mais, qui vient à nous ?

 

 

Scène XXII

 

MADAME DORVILLE, CONSTANCE, MONSIEUR ORGON, DAMON, LISETTE, PASQUIN

 

MADAME DORVILLE, à Constance.

Allons, ma fille, il est temps de se retirer. Que vois-je ? Monsieur Orgon !

MONSIEUR ORGON.

Oui, Madame, c’est moi-même ; et j’allais dans le moment me faire connaître ; je m’étais fait un plaisir de vous surprendre.

MADAME DORVILLE.

Ma fille, saluez Monsieur, il est le père de l’époux que je vous destine.

CONSTANCE.

Non, ma mère, vous êtes trop bonne pour me le donner ; et je suis obligée de dire naturellement à Monsieur que je n’aimerai point son fils.

DAMON.

Qu’entends-je ?

MONSIEUR ORGON.

Après cet aveu-là, Madame, je crois qu’il ne doit plus être question de notre projet.

MADAME DORVILLE.

Plus que jamais, je vous assure que votre fils l’épousera.

CONSTANCE.

Vous me sacrifierez donc, ma mère ?

MONSIEUR ORGON.

Non, certes, c’est à quoi Madame Dorville voudra bien que je ne consente jamais. Allons, mon fils, je vous croyais plus heureux. Retirons-nous.

À Madame Dorville.

Demain, Madame, j’aurai l’honneur de vous voir chez vous. Suivez-moi, Damon.

CONSTANCE.

Damon ! mais ce n’est pas de lui dont je parle.

DAMON.

Ah, Madame !

MONSIEUR ORGON.

Quoi ! belle Constance, ignoriez-vous que Damon est mon fils ?

CONSTANCE.

Je ne le savais pas. J’obéirai donc.

MADAME DORVILLE.

Vous voyez bien qu’ils sont assez d’accord ; ce n’est pas la peine de rentrer dans le bal, je pense, allons souper chez moi.

MONSIEUR ORGON, lui donnant la main.

Allons, Madame.

PASQUIN, à Lisette.

Je demandais tantôt si votre vin était bon ; c’est moi qui vais t’en dire des nouvelles.

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