Cléagénor et Doristée (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1634.

 

Personnages

 

CLÉAGÉNOR, serviteur de Doristée

THÉANDRE, ami de Cléagénor

OZANOR, ami de Ménandre

DORISTÉE, maîtresse de Cléagénor, en habit de page, sous le nom de PHILÉMOND

PREMIER VOLEUR

DEUXIÈME VOLEUR

ARCHERS

LE CONSEILLER

DORANTE, femme de Théandre

DIANE, demoiselle de Dorante

PHILACTE, serviteur de Théandre

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CLÉAGÉNOR, seul

 

Vallons, antres, rochers, confidents de mes peines,

Où se termineront mes courses incertaines ?

Et quel secret destin arrête ici mes pas

À chercher vainement ce que vous n’avez pas ?

J’ai monté des rochers les plus superbes têtes,

J’ai vu sous moi les lieux où se font les tempêtes,

J’ai cherché Doristée aux antres plus cachés

Qu’un mortel, sans mourir, ait encore approchés ;

J’ai vu ce que Neptune en mille endroits enserre,

Et l’onde m’est ingrate aussi-bien que la terre ;

Le ciel, impitoyable à mon mal infini,

Rend ma poursuite vaine et ce rapt impuni.

Un rival insolent triomphe de ma gloire,

Il butine les fruits d’une injuste victoire,

Et, durant ces transports, Doristée en ses bras

Pleure bien mon malheur, mais ne l’allège pas.

De son honneur Ménandre assouvit son envie.

Ô dieux ! à ce penser je conserve la vie !

Contre un mal si cruel mon courage est si fort,

Et je vis si longtemps quand mon espoir est mort !

 

 

Scène II

 

THÉANDRE, CLÉAGÉNOR

 

THÉANDRE.

Que je dois à mon sort un bien inestimable !

Ô vue inespérée ! ô rencontre agréable !

Je vois Cléagénor ! Mais quel sujet de pleurs

Peut obliger ses yeux d’en arroser ces fleurs ?

CLÉAGÉNOR.

Théandre, permets-moi d’accuser ma fortune,

Et de nommer ici ta rencontre importune.

Je ne puis que blâmer le sort injurieux

Qui rend ma lâcheté si visible à tes yeux.

THÉANDRE.

Quel est cet accident ?

CLÉAGÉNOR.

Juge de mon martyre,

Et que l’amour doit être en un cœur qui soupire.

THÉANDRE.

Comment ! Cléagénor est de ces amoureux

Qu’amour rend à son gré contents ou malheureux ?

Il verrait à ses vœux quelque borne prescrite,

Et ne pourrait pas tout avec tant de mérite ?

CLÉAGÉNOR.

Je ne me défends point en l’état où je suis ;

Me plaindre et soupirer est tout ce que je puis.

Exerce en ma faveur cette bouche éloquente,

Peins-moi comme il te plaît, fais ce qui te contente :

Mais crois que sans regret je ne puis voir le jour,

Comme le plus chétif des esclaves d’amour.

THÉANDRE.

Que j’apprenne en deux mots ton servage et tes peines,

Et quel triste accident t’a conduit en ces plaines ?

CLÉAGÉNOR.

Ce déplorable état où mes jours sont réduits...

Mais combien ce discours accroîtra mes ennuis !

Si tu me veux laisser la force qui me reste,

Ami, dispense-moi d’un rapport si funeste.

Écoute toutefois.

THÉANDRE.

Non, non, n’achève pas.

CLÉAGÉNOR.

J’aimerai ce discours, s’il cause mon trépas ;

Écoute ; et, si jamais ton âme fut atteinte,

Crois que ton jugement approuvera ma plainte.

J’aime, et les plus beaux yeux que je pouvais aimer

Ont enfin, cher ami, l’honneur de m’enflammer.

Doristée est l’objet dont les aimables charmes...

THÉANDRE.

Et tu n’achèves point ?

CLÉAGÉNOR.

Laisse couler mes larmes :

C’est celle que je sers.

THÉANDRE.

Je ne la connais pas.

CLÉAGÉNOR.

Florence a vu briller et naître ses appas :

C’est là que cet objet, dont toute âme est ravie,

A tenu ma raison sous ses lois asservie,

Et que cette beauté, par des vœux mutuels,

Rendit comme les siens mes vœux continuels.

Nous flattions à l’envi notre commun martyre,

Et l’amour eut sur nous un si paisible empire,

Que nous n’avons jamais, du penser seulement,

Tous deux ni murmuré, ni plaint notre tourment :

Nos parents approuvaient notre amitié commune.

En ce temps j’eusse osé défier la fortune ;

Et, parmi ces douceurs, nous semblions à la cour

Être moins les captifs que les maîtres d’amour :

Les plus heureux amants ne pouvaient sans envie

Comparer leur repos au bien de notre vie.

THÉANDRE.

Donc, quel revers du sort te rend si mécontent ?

Je ne vois point encor de quoi t’affliger tant.

CLÉAGÉNOR.

Je n’adorais pas seul cette rare merveille ;

Pour elle un cavalier eut une ardeur pareille :

Mais il fit sur son cœur d’inutiles efforts,

Et ne la trouva point sensible à ses transports.

Il tâche à traverser notre commune joie ;

Mais tout rit à mes vœux, quelque effort qu’il emploie ;

Et le soleil enfin nous amenait le jour

Qu’hymen nous préparait le fruit de notre amour :

Juge de quels transports je me sentais atteindre !...

THÉANDRE.

Jusqu’ici tout va bien, et tu n’es point à plaindre.

CLÉAGÉNOR.

Aussi, te figurant ce plaisir sans égal,

Je veux que par mon bien tu juges de mon mal.

La veille de ce jour qui rendait ma fortune

À nulle autre pareille, avec nulle commune,

Attendant un festin dressé superbement

À deux pas de mon parc, elle et moi seulement

(Car nous célébrions là cet heureux hyménée),

Nous parlions à l’envi de notre destinée ;

Et, par mille baisers et donnés et rendus,

Je cueillais les premiers des fruits qui m’étaient dus :

Quand trois hommes armés (extrême violence !)

Le poignard sur le sein m’imposent le silence :

Et trois dedans le char qui les avait portés

Jettent cet abrégé de toutes les beautés :

Le cocher aussitôt touche avec tant d’adresse,

Que rien de ses chevaux n’égale la vitesse ;

Et ceux qui me tenaient, montant d’un saut léger

Des coursiers de grand prix, criaient pour m’affliger :

La victoire est à nous ! Ménandre a Doristée !

Et moi, l’âme, à ces mots, de fureur agitée,

Je suis, mais vainement, leur course que le pas

Des chevaux du soleil même n’égale pas.

Enfin, le cœur saisi de l’ennui qui me presse,

Je tombe en les suivant ; mon courage me laisse :

Je sens clore mes yeux, je perds tout sentiment,

Et je reste en ce lieu froid et sans mouvement.

THÉANDRE.

Ô sensible malheur !

CLÉAGÉNOR.

Juge si l’assemblée

Par notre éloignement se vit longtemps troublée !

On nous chercha partout, dans le parc, dans le bois,

Et l’on me trouve enfin dans l’état où j’étais ;

On me crut mort longtemps, et tous en soupirèrent ;

Mais je revis le jour, leurs pleurs me ranimèrent,

Et je leur racontai cet accident fatal

Qui faisait de mon bien triompher mon rival.

On me mène au logis, où tout le monde en armes

Se dispose à chercher cet auteur de mes larmes ;

Mais las ! depuis trois mois on poursuit vainement

Ce traître usurpateur d’un trésor si charmant.

On court sur la solide et sur l’humide plaine,

Et dessus toutes deux mon espérance est vaine,

On visite sans fruit l’un et l’autre élément.

Je ne dois plus chercher que la mort seulement.

THÉANDRE.

Ami, ta peine est grande, il faut que je l’avoue ;

Ainsi de notre espoir la Fortune se joue ;

Ainsi les plus heureux ont un frêle destin,

Et tel n’est pas le soir ce qu’il fut le matin :

Suivrai-je avecque toi cette route incertaine ?

N’épargne ni mon temps, ni mes pas, ni ma peine ;

Je t’offre tous mes soins.

CLÉAGÉNOR.

Ils seraient superflus ;

Mon malheur est extrême, et je n’espère plus :

Je n’attends que la mort. Adieu.

THÉANDRE.

Quoi ! de la sorte ?

CLÉAGÉNOR.

On mène devant moi le cheval qui me porte,

Et j’étais descendu pour prendre un peu de l’eau

Qui m’a paru si belle au fond de ce ruisseau :

Mais j’ai beaucoup tardé.

THÉANDRE.

Qu’au moins la complaisance

Un jour ou deux chez nous captive ta présence.

Ma maison n’est pas loin.

CLÉAGÉNOR.

Un célèbre serment

De ne me reposer jour, heure, ni moment,

Qu’après quelque nouvelle apprise de ma perte,

Me défend d’accepter cette franchise offerte,

Et m’oblige à chercher Ménandre ou le trépas.

Adieu.

THÉANDRE.

Je plains ton mal, le ciel guide tes pas !

Il sort.

CLÉAGÉNOR, seul.

Si de son châtiment ma mort était suivie,

Je perdrais sans regret la lumière et la vie ;

Son mal soulagerait mon tourment infini :

Mais il faut que je meure, et qu’il soit impuni !

Mon trépas avancé dissipera sa crainte ;

Il retiendra mon bien avec moins de contrainte ;

Et je ne puis mourir qu’avec ce déplaisir

De rendre son repos égal à son désir !

 

 

Scène III

 

OZANOR, DORISTÉE, CLÉAGÉNOR

 

DORISTÉE, sous les habits de page, dans le bois avec Ozanor qui la veut forcer.

Je suis morte, au secours !

CLÉAGÉNOR.

Quelle plainte effroyable

Arrive à mon oreille ?

OZANOR.

Ingrate, impitoyable,

Fais cesser mes efforts, et sois-moi par douceur

Ce qu’un juste butin est à son possesseur.

CLÉAGÉNOR.

L’ombre et l’éloignement les cachent à ma vue.

Avançons dans le bois.

DORISTÉE.

Ô ciel ! je suis perdue.

Ô dieux ! quel accident obtient votre secours

Si ma plainte équitable ici vous trouve sourds ?

Frappe, j’attends le coup, ma gorge t’est offerte.

Pourquoi diffères-tu le moment de ma perte ?

Crois-tu que mon honneur se rende à tes efforts,

Et posséder vivant ce misérable corps ?

CLÉAGÉNOR.

Ô dieux ! qu’ai-je entendu ?

OZANOR.

Qu’une vaine chimère

Rende ainsi ton humeur à toi-même contraire,

T’oblige à la tenir plus chère que le jour,

Et préférer enfin la mort à mon amour ;

Es-tu si simple encore ?

DORISTÉE.

Éprouve, âme perfide,

Cette simplicité, par cet acte homicide :

Crois-tu que ta fureur m’épouvante beaucoup,

Et que mon bras timide en détourne le coup ?

Non, non, ce sein est prêt, suis ta brutale envie,

Pour sauver mon honneur j’abandonne ma vie ;

Qu’en ce même moment le jour me soit ôté.

Ta longueur, inhumain, accroît ta cruauté.

OZANOR.

Méprises-tu mes vœux après mon assistance ?

Mes soins en ce refus ont-ils leur récompense ?

Ménandre aurait cent fois assouvi ses desseins

Si ma compassion t’eût laissée en ses mains.

CLÉAGÉNOR.

C’est elle !

OZANOR.

Et pour tout prix de t’en avoir sauvée,

Je n’ai que ta rigueur et ta haine éprouvée.

Tu me dois ton honneur.

DORISTÉE.

Il est vrai ; mais veux tu

Qu’un vice récompense une acte de vertu ?

Et te veux-tu payer d’un secours légitime

Contre son attentat, par un semblable crime ?

Ton secours à ce prix m’était vendu trop cher ;

Peut-être que mes pleurs auraient pu le toucher.

Depuis que mon honneur tomba sous sa puissance,

Il s’est entretenu par leur seule défense ;

Les soupirs et les pleurs ont des charmes si forts

Qu’ils différaient toujours ses extrêmes efforts :

Et ton secours accroît la peur que j’ai soufferte ;

En l’espoir du salut je rencontre ma perte :

Ton esprit indulgent à tes sales désirs

Ne peut être touché de pleurs ni de soupirs.

OZANOR.

C’est trop délibérer, et ton ingratitude

Tient mes timides sens sous une loi trop rude.

Inhumaine, un mépris si sensible et si fort

Fait de la violence un légitime effort :

Je ne respecterai plaintes, soupirs, ni larmes ;

Leur pouvoir est moins fort que celui de tes charmes.

DORISTÉE.

Ô ciel ! ô dieux cruels !

OZANOR.

Rien ne peut divertir

En l’état où je suis...

CLÉAGÉNOR, allant à lui l’épée à la main.

Ton juste repentir

Que les dieux irrités...

OZANOR, tombant.

Ô funeste aventure !

CLÉAGÉNOR.

T’envoient par ma main, horreur de la nature !

Et puisque son honneur dépend de ton trépas.

OZANOR.

Je meurs, et les enfers s’ouvrent dessous mes pas.

Ô destins inhumains !

DORISTÉE.

Ô rencontre propice,

Où le ciel au besoin témoigne sa justice !

Généreux cavalier ! Dieux !... c’est Cléagénor.

CLÉAGÉNOR.

Beaux astres de mes jours, je vous revois encor,

Je revois Doristée.

DORISTÉE.

Ô malheur salutaire

Dont je tiens tout mon bien !

CLÉAGÉNOR.

Ô fortune prospère !

Exaltons à l’envi la justice des dieux

Dont le soin provident m’a conduit en ces lieux.

Éclaircis mes soupçons : que je brûle d’entendre

Comment on te sauva des efforts de Ménandre,

Et comment ce voleur a su te secourir,

Et me garder mon bien le voulant acquérir !

DORISTÉE.

Deux mots te l’apprendront ; mais ma faiblesse extrême

M’empêche d’avancer : entends-les ici même.

Le chemin que j’ai fait, et la peur que j’avais

M’ont presque fait faillir l’usage de la voix :

Laisse-moi reposer sur cette humide couche,

Un instant seulement, avant qu’ouvrir la bouche.

CLÉAGÉNOR.

Bannis toute contrainte, et pour reposer mieux

Souffre que le sommeil ici ferme tes yeux :

J’attendrai ton réveil, et j’aurai trop de joie

En ce nouveau bonheur, pourvu que je te voie.

DORISTÉE, appuyée sur les genoux de Cléagénor.

Mes yeux sont trop ravis de revoir tes appas,

Et le plus doux sommeil ne les fermerait pas.

CLÉAGÉNOR.

T’obligeant à parler, je crains de te déplaire.

DORISTÉE.

Non, ma voix de retour s’offre à te satisfaire.

Écoute le succès de l’accident fatal

Qui livra mon honneur aux mains de ton rival.

Le cours précipité du char où je fus mise,

Où la vue un moment ne me fut pas permise,

Me rendit sur le soir en un fort écarté,

Tel que l’on nous figure un palais enchanté,

Et dont j’imaginais les routes inconnues,

Comme d’un nouveau monde, ou tombante des nues.

Arrivé dans ce lieu, caressant ses amis,

Par vous, leur dit Ménandre, enfin tout m’est permis :

Par vous j’ai Doristée, à ce mot il s’avance,

Et, croyant obtenir un baiser sans défense :

C’en est fait, me dit-il, mes vainqueurs sont vaincus,

Et j’ai sur eux enfin tous les droits qu’ils ont eus.

Il s’approche, et ma main, sensible à cette injure,

Sur sa joue aussitôt imprime sa figure.

Tous demeurent confus, lui plus confus que tous :

J’espère un jour, dit-il, un traitement plus doux ;

Ou, si vous demeurez à mes vœux si contraire,

La force m’obtiendra le plaisir que j’espère.

Depuis, en ce beau lieu, tombeau de mon bonheur,

Il a de cent moyens assailli mon honneur.

Les offres, les serments, et quelquefois les larmes,

En ce combat injuste étaient ses vaines armes ;

Et, quand il s’emportait aux extrêmes efforts,

Mes pleurs et mes soupirs demeuraient les plus forts.

J’attendrai, disait-il, la juste repentance

Qui vous doit faire un jour couronner ma constance :

Tout cède, tout se rend à la suite des jours,

Et le temps a dompté des lions et des ours.

Enfin de la menace il passe à l’artifice,

Et commet Ozanor au détestable office,

De me faire agréer ses desseins criminels.

CLÉAGÉNOR.

Ô ciel ! que faisaient lors les foudres éternels ?

DORISTÉE.

Le traître que je nomme est ce brutal infâme

À qui pour mon secours ton bras vient d’ôter l’âme.

Il passa le dessein de sa commission,

Et du tourment d’un autre il fit sa passion.

Après les premiers jours qu’il parlait à Ménandre,

Il ne me pressa plus de le voir, de l’entendre ;

Et, de son confident devenu son rival,

Au lieu du mal d’un autre il parlait de son mal :

Les respects qu’il feignait, ses vœux, sa modestie,

Me firent écouter l’avis de ma sortie.

Je n’attends, disait-il, la fin de mon tourment

Que de votre dessein que je suis seulement.

Ma prière à ces mots presse ma délivrance ;

Je sus régir mes yeux, j’estimais sa présence :

Ma voix le refusant, mes yeux lui promettaient,

Et le charmaient encor, tout mouillés qu’ils étaient.

Ainsi, croyant déjà sa victoire certaine,

Sous ces faux vêtements il me tira de peine.

Mais bientôt ce brutal fit renaître mes soins :

Car, sitôt qu’il se vit seul, libre et sans témoins.

Ravi de son butin, l’œil gai, l’âme contente,

Il me sollicita d’accomplir son attente.

J’ai taché par mes pleurs d’éteindre ses désirs ;

Mais son cœur, indulgent à ses sales plaisirs,

À toujours conservé sa passion brutale ;

Et ce bois secondait son attente fatale,

Quand le ciel a permis que ta rare valeur

Ait par son châtiment diverti ce malheur.

CLÉAGÉNOR.

Maintenant, mon souci, craignant quelque poursuite,

Assurons notre amour par une prompte fuite.

Théandre, un cavalier qui m’aime chèrement,

M’a chez lui ce matin offert un logement :

Sa maison n’est pas loin, la route en est secrète ;

Approchons, s’il se peut, cette heureuse retraite,

Où nos soins consommes et nos tourments bannis

Nous laisseront goûter des plaisirs infinis.

DORISTÉE.

Mes pas en ce besoin forceraient ma faiblesse ;

Mais je ne puis dompter une soif qui me presse :

Mes discours ont accru cette soif tellement,

Qu’à peine je pourrai la souffrir un moment :

Qu’un peu d’eau, cher amant, soulagerait ma peine,

Si mon bonheur ici t’offrait une fontaine !

CLÉAGÉNOR.

Attendez seulement : un ruisseau dans ce bois

En a fourni tantôt à la soif que j’avais :

Je reviens de ce pas.

DORISTÉE.

Ma faiblesse est extrême,

Et ne me permet pas de m’y porter moi-même :

Où l’apporteras-tu ? cours tôt, si ce n’est loin.

CLÉAGÉNOR.

Mon chapeau me fera cet office au besoin.

Il sort.

DORISTÉE, seule.

Arbitres des mortels, que l’humaine prudence

Est faible, comparée à votre providence !

Par ce pouvoir fatal de tout temps éprouvé,

Notre destin penchant est bientôt relevé.

Quelques efforts qu’emploie un damnable artifice,

Vous sauvez la vertu des injures du vice,

Et l’on voit tous les jours vos favorables soins

Accorder plus de bien à qui l’attend le moins.

 

 

Scène IV

 

DEUX VOLEURS, DORISTÉE

 

PREMIER VOLEUR.

Ami, vois-tu cet homme assis en cette plaine ?

DEUXIÈME VOLEUR.

Son habit promet moins de profit que de peine :

Le bien n’arrête point dans les mains de ces gens

Affamés et toujours à leur ventre indulgents.

PREMIER VOLEUR.

Voyons-le toutefois.

DORISTÉE.

Ô dieux ! à cette vue,

Que mes sens sont troublés, que mon âme est émue !

Fuirai-je ces voleurs ? leur geste et leur façon

Ne confirment que trop mon timide soupçon ;

Mais je fuirais en vain si faible et si lassée,

Qu’avant qu’être en ce bois ils m’auraient devancée.

PREMIER VOLEUR.

La bourse, camarade ?

DORISTÉE.

Hélas ! pauvre inconnu,

Sans maître, sans pays, si mal fait et si nu,

Qu’espérez-vous de moi ? prenez ce qui me reste,

De ma captivité ce signe manifeste,

Ce vieil habillement, ce reste de mon bien,

Et croyez que l’ayant vous ne me laissez rien.

DEUXIÈME VOLEUR.

Ô sort injurieux, qui rends nos prises vaines,

Et qui toujours de vent récompenses nos peines !

Quel butin profitable en suivra tant de faux ?

Sacrifions ce gueux à de si longs travaux.

Ma main, depuis longtemps exempte de carnage,

Doit ce rebut du sort pour victime à ma rage.

PREMIER VOLEUR.

Arrête, s’il promet avec affection,

Nous servant, exercer notre profession,

Il nous est de besoin.

DORISTÉE.

Si faible et sans adresse,

En quoi vous peut, messieurs, seconder ma jeunesse ?

Où vous puis-je servir ?

DEUXIÈME VOLEUR.

C’est trop, et ton trépas

Suivra ta résistance, ou tu suivras nos pas.

DORISTÉE, tout bas.

Ô ciel ! de quel malheur ma fortune est suivie !

Appelant du secours, je hasarde ma vie ;

Il leur faut obéir.

DEUXIÈME VOLEUR.

Si tu réponds un mot...

Tu consultes, pendard !

DORISTÉE.

Je vous suis.

DEUXIÈME VOLEUR.

Marche tôt.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

CLÉAGÉNOR, portant de l’eau dans son chapeau

 

En voilà, Doristée, et de claire et de belle :

Mais quelle prompte peur, quelle frayeur nouvelle

Détruit mon espérance et glace mes esprits ?

Montre-toi, Doristée, ou réponds à mes cris.

Quoi ! tu ne parais plus, ô disgrâce infinie !

Quel sort a de ces lieux ta lumière bannie ?

Ménandre une autre fois t’arrache de mes bras,

C’est lui, n’en doutons plus ; courons, suivons ses pas,

Car de l’imaginer ou volage, ou perfide...

 

 

Scène VI

 

CLÉAGÉNOR, DES ARCHERS

 

PREMIER ARCHER, voyant le corps d’Ozanor.

Arrête !

CLÉAGÉNOR.

Ô dieux cruels !

PREMIER ARCHER.

Confesse l’homicide.

Amis, qu’on le saisisse.

CLÉAGÉNOR, mettant l’épée à la main.

Ô destins inhumains !

Il est vrai, cette mort est un coup de mes mains,

Mais plus juste, cruels, que votre violence...

PREMIER ARCHER.

On sait de tes pareils réprimer l’insolence.

Donnons !

CLÉAGÉNOR, se laissant saisir.

Ô ciel ingrat ! ô rigoureux destin !

PREMIER ARCHER.

Que de gré l’on amène ou traîne ce mutin

Que cette résistance à ma force équitable,

Que sa confession, font voir assez coupable.

Vous, emportez ce corps.

CLÉAGÉNOR.

Ô dieux ! par ce danger,

Que je cesse de vivre, ou vous de m’affliger.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LES DEUX VOLEURS, DORISTÉE, sous le nom de PHILÉMOND

 

PREMIER VOLEUR.

Ami, puisque le sort t’appelle à l’exercice

D’un si triste, si vil, mais profitable office,

Apprends en peu de mots l’unique invention

De bientôt exceller en ta profession.

On admet parmi nous, pour première maxime,

Les mots de vol, larcin, meurtre, carnage, crime,

Et l’on permet les noms de voleur, de pendard,

Ou pires qualités comme termes de l’art.

Cet art sans différence arrache à qui ne donne,

Et, comme la justice, il n’excepte personne.

Notre office au besoin permet l’embrasement,

Nous admettons la force et le violement ;

Il bannit de ses lois toute délicatesse,

Le jeu, le long sommeil, la crainte, la paresse,

Et les friands repas, si ce n’est sur le soir,

Quand le butin du jour a suivi notre espoir.

Lors Bacchus est souffert en notre compagnie ;

Nous goûtons de son jus la douceur infinie,

Et, trop forts avec lui, nous buvons à pleins pots

La santé des archers et celle des prévôts.

Si quelqu’un d’entre nous est vu d’un mauvais astre,

Et qu’il faille mourir, il souffre ce désastre ;

Il sait que ce malheur à tous nous est commun,

Et, s’il est généreux, n’en accuse pas un ;

Tous lui donnent des pleurs, et chacun s’en afflige :

Ces lois sont l’exercice où ta charge t’oblige.

J’ai dans ce peu de mots compris ce qui dépend

De ce que ton courage avec nous entreprend ;

Il reste maintenant d’accomplir ta promesse,

Et de nous signaler ta force et ton adresse.

Ne fais rien entreprendre à ta confusion,

En cet endroit obscur attends l’occasion ;

Et nous, qu’aucune peur désormais ne possède,

Au moindre sifflement serons prêts à ton aide.

Nous allons partager les deux coins de ce bois,

Sans t’éloigner beaucoup pour la première fois.

PHILÉMOND.

Oh ! que j’attends, messieurs, avec impatience,

L’heureuse occasion d’exercer ma science !

Si mon désir extrême est vu d’un bon destin,

Quel endroit, quel logis contiendra mon butin ?

Combien vous allez voir de maisons désolées,

De coffres nettoyés, de filles violées ;

Et qu’on verra régner ma réputation

Entre les plus hardis de la profession !

DEUXIÈME VOLEUR.

Son courage me plaît.

PHILÉMOND.

Les fruits de mon courage

Apportés en vos mains vous plairont davantage ;

Si quelqu’un arrêté n’obéit aussitôt,

C’est fait que de ses jours, je tue au premier mot.

Ah ! combien sentiront ma fureur inhumaine,

Et de combien de sang va rougir cette plaine !

PREMIER VOLEUR.

Fais plus et parle moins.

PHILÉMOND.

Vous verrez au besoin.

PREMIER VOLEUR, le posant en embuscade.

De là, sans être vu, tu découvres de loin.

PHILÉMOND.

Y serons-nous longtemps ?

DEUXIÈME VOLEUR.

Non ; et toi, camarade,

Cet endroit te plait-il ? fais là ton embuscade ;

Je vais un peu plus haut, où les arbres pressés

Font que, sans être vu, l’on voit pourtant assez.

PHILÉMOND, en embuscade.

Le gentil exercice ! Ô ciel ! me peux-tu luire,

Et voir toujours le sort si constant à me nuire ?

Ce corps est menacé, fait esclave, ravi ;

D’un troisième accident le second est suivi.

Une heureuse rencontre entraîne une importune,

Et je semble être seule en butte à la fortune.

Objet de mes désirs, triste Cléagénor,

Si tu sais l’accident qui nous sépare encor,

Quelle peur te défend une conquête aisée ?

Laisses-tu Doristée à leur rage exposée ?

Viens, cruel, contempler en cette extrémité

L’agréable voleur qui prit ta liberté ;

Viens être pour jamais le butin de ses charmes,

Que tu nommais jadis de si puissantes armes ;

Et, joignant à mon bras l’assistance du tien,

Des mains de ces voleurs tâche à tirer ton bien.

Hélas ! Cléagénor est sourd à ma prière,

Et je demeure en proie à leur dextre meurtrière :

Je ne puis qu’au hasard d’un généreux trépas...

DEUXIÈME VOLEUR, se penchant et indiquant à Philémond des gens qui passent.

Vois si c’est que quelqu’un adresse ici ses pas,

Il le faut aborder.

PHILÉMOND.

Ô ciel ! sois favorable

Au dessein de forcer mon destin misérable.

 

 

Scène II

 

THÉANDRE, PHILÈMOND, LES VOLEURS, SUITE de Théandre

 

THÉANDRE.

Sus, le cerf reconnu, qu’un glorieux effort...

PHILÉMOND, l’épée à la main.

Arrête ! j’obéis à la loi de mon sort :

Deux voleurs m’ont contraint à ce point d’insolence.

Armez-vous avec moi contre leur violence,

Et souffrez que je feigne à l’abord seulement.

Camarades, à moi ! la bourse et promptement.

THÉANDRE.

Ciel, seconde mon bras.

PREMIER VOLEUR.

Cédez à la prière.

THÉANDRE.

Vous ne m’ôterez rien qu’en m’ôtant la lumière.

PHILÉMOND, se tournant de son côté.

Donnons, monsieur !

DEUXIÈME VOLEUR.

Ah, traître !

PHILÉMOND.

En cette trahison

Je suis ce que m’enjoint le ciel et la raison ;

Vous, fuyez, lâches cœurs !

PREMIER VOLEUR, fuyant.

Ô perfidie extrême !

THÉANDRE, les voyant en fuite.

Le ciel, qui que tu sois, te soit propice et t’aime ;

Toi seul as de ces gens le courage glacé,

Et je dois mon salut à qui l’a menacé ;

Qui semblait attaquer a défendu ma vie,

Et sans ton assistance elle m’était ravie :

Que je sache ton nom et ta condition.

PHILÉMOND.

Hélas !

THÉANDRE.

Espère tout de mon affection.

Pour toi, s’il est besoin, j’exposerai ma tête,

Et j’accorderai tout à ta moindre requête.

PHILÉMOND.

Mon sort abject et bas vous fera repentir

D’avoir tant obligé qui ne peut repartir ;

Cet habit montre assez mon servile exercice,

Mais je suis simple au moins, loyal, sans artifice,

Et si l’on en doutait, plusieurs que j’ai servis

Témoigneraient encor l’innocence où je vis.

J’ai suivi sans profit la fortune d’un maître,

Qu’entre les plus fameux la France a vu paraître,

Céliandre, la gloire et l’honneur de la cour,

Mais qu’une faute insigne a fait priver du jour ;

Il trahit de son roi le pouvoir légitime,

Et sa tête superbe a réparé son crime.

Moi, depuis le revers de son sort rigoureux,

Je cherche à qui donner mon service et mes vœux ;

Et, reposant hier en cette aimable plaine,

Ce sort injurieux dont j’éprouve la haine,

Livra ce triste corps aux mains de ces voleurs,

Qui voulaient que mes bras secondassent les leurs,

Et que je prisse part à l’infâme commerce

Que la nécessité parmi ces gens exerce ;

Je leur fis espérer mes soins et mon secours,

Et par ce seul moyen j’ai conservé mes jours.

Votre rencontre enfin, conforme à mon envie,

De leur infâme joug a délivré ma vie,

Et j’ose vous offrir ce que je tiens de vous.

THÉANDRE.

Chez moi, si tu le veux, ton destin sera doux,

Ma femme acceptera ton service fidèle ;

Tes devoirs et tes soins ne dépendront que d’elle ;

Et, toujours parmi nous conservé chèrement,

Tes ans se passeront assez utilement.

PHILÉMOND, tout bas.

Sans mon Cléagénor, sans bien, sans connaissance,

Si chétive, et si loin du lieu de ma naissance.

Que puis-je devenir ? Séjournons en ces lieux,

Où peut-être le temps nous conseillera mieux.

Haut.

Comblé d’aise, et ravi de l’offre avantageuse

Qui doit changer sitôt ma fortune outrageuse,

Je mets le plus haut point de ma félicité

À ne suivre jamais que votre volonté.

THÉANDRE.

Ton nom ?

PHILÉMOND.

C’est Philémond.

THÉANDRE.

Je bénis l’aventure

Qui d’un si beau voleur a fait ma créature ;

Allons.

PHILÉMOND.

Le bel état où le sort me réduit !

Que je suis obligée à l’astre qui me luit !

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

CLÉAGÉNOR, LE CONSEILLER

 

CLÉAGÉNOR.

Élargi par vos soins en qui mon innocence

A rencontré, monsieur, son unique défense,

Quel service éternel, et quels vœux infinis...

LE CONSEILLER.

Que vous m’obligerez, tous compliments bannis,

En n’attribuant point à ce léger office

Ce que vous ne devez qu’à la seule justice ;

Car tous ont estimé l’irréparable effort

Qu’attenta ce brutal digne d’une autre mort ;

Et l’on n’a condamné votre juste colère,

Que de n’avoir pas fait sa peine plus sévère.

Aucun n’a poursuivi, tous l’ont désavoué,

Tous l’ont jugé coupable, et tous vous ont loué.

CLÉAGÉNOR.

Ô rare affection d’embrasser ma défense,

Et se défendre encor de la reconnaissance ;

De m’avoir obligé si généreusement,

Et de ne souffrir pas même un remerciement !

Gloire des vrais amis, rare honneur de notre âge,

Disposez de mes soins, employez mon courage ;

Adieu, verse le ciel, propice à vos desseins,

Sur l’hiver de vos ans des fleurs à pleines mains !

LE CONSEILLER.

Mais après cette vie incertaine, importune,

Quelle retraite enfin borne votre fortune ?

Lassé de tant d’erreurs, où s’adressent vos pas ?

Ma curiosité ne vous déplaira pas.

CLÉAGÉNOR.

Par un second malheur privé de Doristée,

Où puis-je voir encor ma fortune arrêtée ?

Vous avez su comment cet astre précieux,

Après s’être montré, disparut à mes yeux :

Vous savez que j’ignore en quel endroit du monde

Le ciel captive enfin son amour vagabonde ;

J’ignore en quelles mains son destin est tombé ;

Et dessous tant d’ennuis je n’ai pas succombé !

D’offenser sa vertu, de soupçonner sa flamme,

Ce penser seulement ne peut m’entrer en l’âme :

Il faut que ce rival, lorsque je m’éloignais,

M’ait ravi ce butin une seconde fois :

Peut-être qu’à présent sous l’extrême licence

Son honneur succombant n’attend que ma défense ;

Peut-être que ce soir ce trésor de vertu

Sous un brutal effort doit languir abattu ;

Et moi, de bois en bois, et de montagne en plaine,

Je vais recommencer ma poursuite incertaine.

Adieu, priez le ciel de conduire mes pas,

Et de me procurer sa vue ou le trépas.

LE CONSEILLER.

Qu’il rende votre bien égal à votre envie,

Qu’il comble de plaisirs le cours de votre vie,

Et que cette beauté, bientôt entre vos bras,

Soit la fin de vos maux et le prix de vos pas.

Il sort.

CLÉAGÉNOR, seul.

Toi, qui tiens sous tes lois sa liberté captive,

Possesseur des faveurs dont mon malheur me prive,

Rien ne peut, insolent, empêcher ton trépas,

Quelque endroit où la peur t’ait fait dresser tes pas.

Monte aux lieux élevés où se fait le tonnerre,

Cherche pour ton salut le centre de la terre ;

Prends plus loin, s’il se peut, un salutaire port,

L’Amour y portera ma vengeance et ta mort ;

Mes amis employés, et ma course éternelle,

Trouveraient aux enfers ton âme criminelle ;

Et là je ne voudrais, pour tout prix de mes maux,

Qu’être admis seulement au rang de tes bourreaux,

Et qu’il me fût permis d’inventer un supplice

Egal à ma colère et digne de ton vice.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DORANTE, DIANE

 

DORANTE.

Diane, quel effroi, quel signe, quel augure,

Menacent mon repos d’une triste aventure ?

Ces sinistres pensers que je ne puis bannir,

Quelques lieux où je sois viennent m’entretenir,

Et contre eux ma raison vainement employée,

Laisse mes sens troublés et mon âme effrayée.

DIANE.

Madame, observez-vous ces songes décevants,

Chimériques objets en nos cerveaux mouvants,

Et qui n’ont point d’effet que cette vaine crainte,

Dont à leur souvenir nous avons l’âme atteinte,

Dont à sa fantaisie on se forme le sens,

Et qu’on rend comme on veut flatteurs ou menaçants ?

DORANTE.

Un songe interrompu, dont la suite est confuse,

N’est qu’une illusion, telle erreur nous abuse ;

Mais les songes suivis, et que rien n’interrompt,

Disent des vérités, et leur effet est prompt.

Apprends en peu de mots si j’en dois être en peine,

Et le ciel toutefois rende ma crainte vaine !

DIANE.

J’en conjure les dieux.

DORANTE.

Mon mari de retour

De la chasse, sa vie et sa plus chère amour,

Me voyant, témoignait une excessive joie,

Et ne faisait que moi maîtresse de sa proie :

Un chevreuil des plus beaux, vivant, à cornes d’or,

Dieux ! à ce souvenir je le revois encor !

Était ce cher butin dont je fus idolâtre.

J’admirais son adresse en sa course folâtre ;

Et ce jeune animal me semblait si charmant,

Que je n’avais que lui de divertissement.

Je le suivais au parc, je marchais sur sa trace,

Et rien n’était si cher à mes yeux que sa grâce.

Mais combien j’achetai ce plaisir innocent !

Comme je le baisais, mon mari paraissant :

Lascive, me dit-il, impudique, effrontée,

J’ai ta brutale ardeur trop longtemps supportée.

À ce mot il s’élance, et d’un coup inhumain,

Sur ma joue innocente il imprime sa main.

Ce coup fit de mes yeux deux fontaines de larmes,

Et je ne me servis que de ces vaines armes.

DIANE.

Ô dieux !

DORANTE.

Ce n’est pas tout, lui-même fut épris,

L’ayant considéré, de sa beauté sans prix ;

Et, comme il l’embrassait, j’imitai son caprice,

Et de pareille offense il eut même supplice :

Ma main vengea sur lui mon courage offensé.

Là mon œil s’est ouvert, et mon songe a cessé.

Mais depuis mon réveil, tu ne le saurais croire,

J’ai ce jeune chevreuil toujours en la mémoire ;

Il me semble en ce lieu sauter à bonds divers ;

Je l’ai vu les yeux clos et vois les yeux ouverts.

DIANE.

Pareille impression profondément tracée,

Nous demeure longtemps présente en la pensée,

Et nous montre le jour les objets de la nuit,

Car... Mais voici monsieur et quelqu’un qui le suit.

 

 

Scène V

 

DORANTE, DIANE, THÉANDRE, PHILÉMOND

 

THÉANDRE, à Dorante.

Ce page, mon souci, te vient sous mon auspice

Conjurer d’accepter ses vœux et son service :

Ce présent te plaît-il ?

DIANE.

Ô dieux ! qu’il a d’appas !

DORANTE.

Offert de votre main, ne me plairait-il pas ?

Pourvu que son esprit son visage réponde,

Je crois qu’il vaut beaucoup.

PHILÉMOND.

Mon ardeur sans seconde,

Et mon zèle infini supplée à mes défauts :

Servir de cette sorte est tout ce que je vaux.

DORANTE, tous bas.

Ô dieux ! que ce présent m’est de fatal augure !

THÉANDRE.

Entrons, viens en deux mots savoir son aventure,

Son métier, son abord, ses premiers entretiens,

Et quelle loi du sort soumet ses jours aux tiens.

Ils entrent.

PHILÉMOND, seul.

Combien Cléagénor est lâche en son servage !

Un captif le captive, et sa maîtresse est page.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DORANTE, DIANE

 

DORANTE.

Ce page me plaît fort ; ses charmes sont puissants,

Et ses yeux m’ont ravi mille vœux innocents.

DIANE.

L’art ajuste si peu sa beauté naturelle,

Sa grâce est si naïve, et son adresse est telle,

Qu’en sa moindre action, en son geste, en ses pas,

L’œil le plus envieux remarque des appas.

DORANTE, à part.

Ô signe trop certain de sa naissante flamme !

Un même feu me brûle et consume son âme.

DIANE.

Son entretien est rare, et celui dont la voix

Anima des rochers et fit danser des bois,

N’eut rien de comparable aux charmes de la sienne.

Il fait des vérités de la fable ancienne ;

Et par des airs si doux il enchante nos sens,

Que l’oreille est ravie à ses moindres accents.

Mais la guitare, jointe à sa voix délectable,

Est en ses belles mains un charme inévitable ;

Il touchait ce matin la vôtre avec tant d’art,

Que vous perdez beaucoup de l’entendre si tard,

Et que vous l’avouerez mériter davantage

Que ce qu’en fait juger la qualité de page.

DORANTE, à part.

Que ces mots proférés avec tant d’action

Témoignent clairement son inclination !

Cesse enfin, ma raison, ta vaine résistance ;

Commençons à faillir, condamnant son offense ;

Faisons-lui ressentir qu’Amour voila ses yeux,

Et condamnons son mal pour le commettre mieux.

DIANE.

Madame, prenez part en ces douces merveilles ;

Laissez à ces doux airs enchanter vos oreilles ;

Donnez-vous le plaisir de l’entendre un moment,

Et vous estimerez ce divertissement.

DORANTE.

Mais n’en parlez-vous point avec plus d’avantage

Que ne vous le permet votre sexe et votre âge ?

Quelque charme qu’il ait et quelque qualité,

Ces admirations passent l’honnêteté.

L’amour par cette voie a mille âmes blessées,

Il entre dans les cœurs par ces douces pensées ;

Il fait de ces appas un poison dangereux,

Et ce qu’on estimait arrache enfin des vœux.

DIANE.

Il m’est cher comme à vous, son mérite est extrême ;

Mais j’aime plus que lui mon honneur et moi-même ;

L’amour n’a point encor par ses feux dissolus

Choqué de ma raison les titres absolus,

Et si de mes desseins votre vertu s’offense,

Elle peut s’offenser de la même innocence.

Mes sens en sont touchés, mais non pas altérés ;

L’estime et le désir sont souvent séparés.

DORANTE.

Armez-vous de raison contre une ardeur si forte,

Et craignez plus que moi ce qui plus vous importe ;

Cependant entendons les accords ravissants

Dont ce jeune étranger vous a ravi les sens.

Je l’attends en ce lieu.

Diane va chercher Philémond.

Mais j’attise, insensée,

Le brasier importun dont mon âme est pressée ;

Je cours en un péril que je dusse éviter ;

Loin de guérir mon mal je tâche à l’irriter ;

Et ma raison, qui perd son empire et ses forces,

Combattra vainement ces dernières amorces.

Triste et lâche Dorante, à quoi te résous-tu ?

Et que devient enfin ta première vertu ?

Un esclave, un captif menace ta franchise :

Il t’a réduit au point d’appréhender ta prise ;

Il trouble ton repos, tu goûtes ses appas,

Et son nom seulement ne te refroidit pas ?

Et tu veux acheter d’un siècle de supplices,

Deux heures, deux moments de brutales délices ;

Ton cœur, dans ces plaisirs lâchement endormi,

Se rend aux premiers coups d’un si faible ennemi,

D’un enfant indiscret, d’humeur et d’origine

Indigne des faveurs que ton sort lui destine,

Incapable de voir ce que tu tiens caché,

Et qui prisera peu ce qu’il n’a point cherché.

Romps, romps ce nœud fatal, consulte ton courage,

Et rends à ta raison son ordinaire usage,

Puisque le seul penser du dessein que tu fais,

Offense une vertu qui ne faillit jamais.

Mais, ô faible discours ! cruel tyran de l’âme,

Vain fantôme d’honneur, laisse durer ma flamme,

Et fais suivre tes lois à ces cœurs hébétés

Dont les erreurs d’autrui règlent les volontés,

Et qu’un bruit spécieux dont leur crainte est suivie

Empêche de goûter les plaisirs de la vie.

Voilà ce beau charmeur des yeux et des esprits :

Je vois ces doux attraits dont mon cœur est le prix.

 

 

Scène II

 

DORANTE, DIANE, PHILÉMOND

 

DORANTE.

Page, l’on m’a vanté la douceur nonpareille

Dont, jointe aux instruments, ta voix charme l’oreille.

Qui t’a fait si longtemps celer ce que tu vaux ?

PHILÉMOND.

Je ne me flatte point de sentiments si faux.

Quelques airs mal appris, et prononcés de même,

Sont ce que vous nommez cette douceur extrême.

Il est vrai qu’on m’a vu hasarder quelquefois,

À ma confusion, et ma main et ma voix ;

J’aime ce passe-temps, mais sans espoir de plaire,

Et sans autre dessein que de me satisfaire.

DIANE.

Ces airs vous raviront ; oyez-les seulement,

Et ne vous rapportez qu’à votre jugement.

DORANTE.

Il va rendre content le désir qui me presse ;

Cependant ayez soin que la table se dresse.

Qu’on porte le couvert.

DIANE.

Il est déjà dessus.

DORANTE.

Allez au messager.

DIANE.

Vos paquets sont reçus ;

Ils viennent d’arriver.

DORANTE.

Donnez.

DIANE.

Monsieur les serre.

DORANTE.

Voyez avec quel soin on dresse le parterre ;

Parlez au jardinier, ayez l’œil sur ses gens.

DIANE.

Je presserais en vain leurs travaux diligents ;

Quand leur temps est borné leur intérêt les pousse,

Et le désir du gain leur rend la peine douce.

Reposez-vous sur eux d’un semblable souci.

DORANTE.

Faites ce qu’il vous plaît, mais tirez-vous d’ici.

DIANE, à part en s’en allant.

Dure loi de mon sort, importune contrainte,

Qui m’ôte le plaisir et me défend la plainte.

J’aimerai toutefois ce charmeur de mes sens,

Et le ferai l’objet de mes vœux innocents.

DORANTE.

Commence, je t’entends : que ta grâce est naïve !

Et qu’à tort cette main est si longtemps oisive !

À ta seule action je connais clairement

Combien me sera cher ce divertissement.

PHILÉMOND.

Je vous puis obéir, mais non pas à l’attente

Qu’on vous a fait avoir de rester si contente :

Mais si vous n’estimez ni ma voix, ni ma main,

Vous devez pour le moins approuver mon dessein.

Il chante avec la guitare.

Je plains, Cloris, le mal extrême

À quoi ton amour te résout ;

Mais la loi qui fait que tout m’aime,

Ne m’oblige pas d’aimer tout.

Diane l’interrompt.

 

 

Scène III

 

DIANE, DORANTE, PHILÉMOND

 

DIANE.

Voilà...

DORANTE.

Qui me demande ?

DIANE.

Amarante et Mélite

Vous attendent là-bas.

DORANTE.

Importune visite !

Adieu, page, à ce soir. Combien il est charmant !

DIANE, à Philémond.

Elle sort, attendons ; tu joueras un moment.

DORANTE, se retournant, à Diane.

Vous plaît-il de me suivre ?

DIANE.

Ô rigueur importune !

DORANTE.

De quoi lui parlez-vous ?

DIANE.

J’estimais sa fortune,

Et lui représentais combien doit être doux,

Au moindre de vos gens, le bonheur d’être à vous.

DORANTE.

Vous m’obligez beaucoup.

DIANE, à part.

Cruelle servitude,

Dure loi de mon sort, combien ton joug est rude !

Sous quel astre inclément ai-je reçu le jour ?

Et qui peut plus sur moi de Dorante ou d’Amour ?

Diane sort avec Dorante.

 

 

Scène IV

 

PHILÉMOND, seul

 

Est-ce assez, juste ciel, exercer ta colère ?

Est-ce assez prolonger ma vie et ma misère ?

La borne de mes maux doit-elle être en ces lieux ?

Et sous ces vêtements suis-je bien à tes yeux ?

Quelle noire action me rend si criminelle

Théandre entre, et l’écoute sans se montrer.

Que je doive éprouver ta vengeance éternelle ?

N’ai-je au soin de te plaire établi mon bonheur ?

Ai-je offensé ta gloire, ou taché mon honneur ?

Ai-je d’une insolente ou profane pensée

Attiré les rigueurs dont tu m’as traversée ?

Et veux-tu, si contraire à des vœux si constants,

Me faire en cet état consumer mon printemps ?

 

 

Scène V

 

PHILÉMOND, THÉANDRE, sans se faire voir

 

THÉANDRE, à part.

Ô dieux ! qu’entends-je ici ?

PHILÉMOND.

Triste objet de mes plaintes,

Viens, cher Cléagénor, viens dissiper mes craintes :

En quel lieu maintenant peux-tu dresser tes pas,

Que je t’appelle tant et que tu ne viens pas ?

Viens, cruel, viens sécher mon œil toujours humide ;

Romps le bandeau d’Amour, et que ce dieu te guide.

THÉANDRE, à part.

C’est Doristée ! ô dieux ! ô bonheur sans égal !

PHILÉMOND.

Au moins examinant cet accident fatal,

Ne fais point, cher amant, de mon malheur un crime,

Et que toujours ma foi soit pure en ton estime :

N’accuse de ma perte et de tes longs travaux

Aucune intelligence avecque tes rivaux :

Quelques si doux appas qui m’aient sollicitée,

Ils assaillaient en vain la foi de Doristée.

THÉANDRE, à part.

Toujours d’un saint désir le ciel est protecteur.

PHILÉMOND.

Mais que ma passion est vaine à son auteur !

Et, dans le triste état où ma vie est réduite,

Quel salutaire avis m’en prescrira la suite ?

Servir longtemps Dorante, accompagner ses pas,

Les lois de mon honneur ne le permettent pas :

Pour forcer les ennuis dont je suis agitée

Il faut de Philémond paraître Doristée.

Puis-je pas obliger Dorante à la pitié,

Lui contant le malheur qui suit notre amitié ?

Le nom de mon amant est connu dans ces plaines,

Où peut-être il poursuit ses courses incertaines ;

Et Dorante, en faveur et du sexe et d’Amour,

Fera qu’on s’en inquiète aux terres d’alentour.

THÉANDRE, à part en se retirant.

Feignons subtilement.

PHILÉMOND.

Donc obligeons Dorante

À sauver mon honneur de sa perte apparente ;

Je dois sur sa pitié décharger mon souci,

Et par ses sages soins... Mais quelqu’un vient ici :

Ne précipitons rien.

 

 

Scène VI

 

THÉANDRE, PHILÉMOND

 

THÉANDRE.

Quelle tristesse, page,

Et quelle inquiétude est peinte en ton visage ?

Le bien que je te dois m’oblige à t’obliger ;

Si ton joug est trop rude, il le faut alléger :

Je veux que ton servage égale mes délices,

Que ta discrétion mesure tes services,

Et que, sans t’obliger d’un empire absolu,

On remette à ton choix quoi qu’on ait résolu ;

Quelqu’un t’a-t-il prescrit une loi plus sévère ?

PHILÉMOND.

Ah !

THÉANDRE.

Je veux plus encor : qu’on t’aime, te révère,

Qu’on suive tes avis, et que tes sentiments

Passent pour des arrêts et des commandements.

PHILÉMOND.

Je respecte le joug où mon destin m’engage ;

La liberté vaut moins que cet heureux servage ;

Mais je dois rapporter plus à votre dédain

Qu’à votre affection ce traitement humain

Où vos bontés, monsieur, épargnent ma jeunesse,

Et ma seule impuissance entretient ma paresse.

THÉANDRE.

Qui pourrait t’écouter sans inclination ?

Ton esprit est plus grand que ta condition,

Et le ciel destinait un si parfait ouvrage

Bien plus à recevoir qu’à rendre de l’hommage ;

Mais plus je te regarde, et plus je me souviens

D’une qui fut l’objet de mes vœux anciens,

Et qui devait combler les plaisirs de ma vie,

Si devant notre hymen la mort ne l’eût ravie :

Voilà son même teint, c’est son œil que je vois,

Et pour la figurer elle revit en toi.

PHILÉMOND.

Je dois beaucoup, monsieur, aux soins de la nature.

THÉANDRE.

Puis-je voir sans baiser sa vivante peinture ?

Je vois la même image, et me puis contenir ?

Ah ! reçois ces baisers dus à son souvenir,

Je sens la même bouche ; Élise n’est pas morte ;

Élise, cher ami, baisait de cette sorte.

Elle le repousse.

Souffre qu’en sa mémoire...

PHILÉMOND.

Ah ! qu’en vous ma laideur

Cause un effet contraire à cette feinte ardeur !

Et qu’Élise eut sur vous une faible puissance

Si, comme mon visage, elle eut mon innocence !

De croire toutefois cette conformité,

J’ai, quoique peu d’esprit, moins de simplicité,

Et votre belle humeur, alors qu’elle me prise,

À dessein seulement d’éprouver ma sottise.

THÉANDRE.

Non, ne soupçonne point mon désir innocent ;

Ton modeste discours l’offense en t’offensant,

Et je vois son image en ton corps si naïve,

Qu’avec quelque raison je doute qu’elle vive :

Ce même œil qui pleura dessus son monument,

En cette égalité lui-même se dément,

Il doute d’avoir vu ses grâces effacées,

Ses lis pâles et secs, et ses roses passées :

Souffre que j’aime en toi ses appas immortels,

Accepte, sous son nom, des vœux et des autels ;

Laisse-moi décevoir à ces douces pensées,

Et ne me défends point ces flammes insensées :

La même honnêteté me permit ses desseins ;

On ne peut rendre aux morts que des hommages saints.

Tu régiras mon sort, et dans ces doux caprices

Nos baisers innocents borneront nos délices.

Tu trembles, tu pâlis.

PHILÉMOND.

Ô respects superflus,

Je cache trop longtemps ce qu’on n’ignore plus.

Non, non, n’espérez pas sous cette vaine feinte

Me ravir des faveurs et m’empêcher la plainte ;

Vous connaissez mon sexe, et j’ai cru vainement

Abuser votre esprit par ce déguisement :

Il est vrai, je suis fille, et la moins fortunée

Qui respire le jour et qui jamais fût née :

Ayant su qui je suis, vous plaindrez mes travaux,

Et vous serez sensible au récit de mes maux.

Lasse des cruautés d’un destin si sévère,

J’allais vous avouer mon nom et ma misère,

Et ma confession vous aurait prévenu

Si mon sexe eût été plus longtemps inconnu.

Quelle fatalité, toujours prompte à ma perte,

À votre jugement m’a sitôt découverte ?

THÉANDRE.

Vous pouviez-vous cacher avecque tant d’appas ?

Et les rais du soleil ne le montrent-ils pas ?

Mais, averti déjà par ces langues muettes,

Par votre propre voix j’ai mieux su qui vous êtes ;

Seule vous vous plaignez, et de cette façon

Vous avez sans dessein éclairci mon soupçon.

Mais ne soupirez point, car vos plaintes secrètes

En Théandre ont trouvé des oreilles discrètes ;

Je tairai, s’il le faut, ce secret à ma voix,

Et recevrai de vous d’inviolables lois.

PHILÉMOND.

Hélas ! sachant les maux dont je suis agitée...

THÉANDRE.

J’en ai beaucoup appris, aimable Doristée,

Et, devant qu’avoir vu ces innocents attraits,

Je savais de quel sort vous ressentiez les traits.

Cléagénor...

PHILÉMOND.

Ô dieux !

THÉANDRE.

Rencontré dans ces plaines,

Me conta l’autre jour vos amours et vos peines,

Et me dit que trois mois étaient presque passés

Depuis qu’il poursuivait ces astres éclipsés.

Me laissant, il suivit sa première entreprise,

Et ne put m’accorder un moment de remise.

PHILÉMOND.

Sachant mes premiers maux, oyez ce qui suivit.

Des mains de son rival un autre me ravit,

Qui, près d’exécuter son audace effrontée,

Éprouva de son bras la valeur indomptée :

Car de bonheur alors il passait par le bois

Où la force avait mis mon honneur aux abois.

Après cet accident trop long à vous déduire,

Je croyais que le ciel était las de me nuire ;

Mais que mes maux sont longs, et que mes biens sont courts !

Que je conservai peu cette âme de mes jours !

M’allant quérir de l’eau d’une proche fontaine,

Deux insignes voleurs parurent dans la plaine,

Qui, ne trouvant en moi rien de quoi butiner,

N’épargnèrent efforts ni coups pour m’emmener,

Et voulaient m’obliger à leur commerce infâme,

Ne se figurant pas que je fusse une femme :

Votre valeur enfin m’affranchit de leurs lois ;

Mais je n’osai pour lors avouer qui j’étais ;

Et, me trouvant si loin, sans bien, sans connaissance,

Je vous offris mes soins et mon obéissance,

Attendant le conseil de ce vieux médecin

Qui de tant de travaux est la source et la fin.

THÉANDRE.

Votre moindre aventure est digne de mémoire :

Mais par les maux, madame, on arrive à la gloire,

Et votre mauvais sort en vous nuisant m’est doux,

Si je puis obliger et votre amant et vous.

Je ne vais épargner ni soins ni diligence

À vous faire bientôt posséder sa présence ;

Et si je n’accomplis ce que je vous promets,

Si je ne vous le rends, ne m’estimez jamais.

Attendant toutefois cette heureuse journée

Où votre affection doit être couronnée,

Pour ne donner matière à de faux sentiments,

Retenez un faux titre et de faux vêtements ;

Empêchez les soupçons d’une jalouse femme

Qui croit sans fondement que tout objet m’enflamme,

Et tiendrait pour effets de vos charmes puissants

Mes regards les plus saints et les plus innocents.

PHILÉMOND.

Ô divine faveur dont mon âme est ravie,

J’établis sur vos soins tout l’espoir de ma vie !

Pressez cet heureux jour qui finit mon tourment :

Qui peut obliger tôt oblige doublement.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DIANE, seule

 

Lâche, c’est trop souffrir, et ton âme discrète

Est trop longtemps malade et trop longtemps muette.

L’insupportable excès de ton affection

Te dispense de honte et de discrétion ;

Tant d’autres sous ce joug ont rangé leurs années,

Tant d’autres ont aimé qu’on n’a pas condamnées,

Et tant de jeunes cœurs se sont laissé charmer,

Qu’enfin à leur exemple il t’est permis d’aimer.

Ne pouvant éviter cette ardeur criminelle,

C’est beaucoup faire au moins que l’offense soit belle :

La force du vainqueur rend les coups glorieux,

Et le tourment est beau que causent de beaux yeux.

Donc, craintive, fais voir la douleur qui te touche,

Fie, timide cœur, ce secret à ma bouche ;

Force ici tout respect, c’est là qu’il faut oser :

Qui demande avec crainte, enseigne à refuser.

La honte vient trop tard choquer cette entreprise,

Par le dessein l’offense est à moitié commise ;

Le mal où l’on consent est presque exécuté,

Et c’est avoir failli que l’avoir souhaité.

Peut-être qu’un succès le rendra légitime,

Qu’une sainte action procédera d’un crime ;

Hymen peut en ma gloire allumer ses flambeaux,

Et les événements ont fait des crimes beaux ;

Il semble mépriser cette union des âmes

Qui fait des feux d’Amour de légitimes flammes :

Il craint le mariage à l’égal du trépas ;

Mais ses froides humeurs souvent ne durent pas.

Lorsque nous craignons moins, Amour nous sait surprendre,

Et ce dieu force enfin si l’on ne veut se rendre.

Le voilà, sois timide, implore du secours,

Qu’une bouche de fille ait un mâle discours.

 

 

Scène II

 

DIANE, PHILÉMOND

 

PHILÉMOND.

Quoi ! Diane est rêveuse ?

DIANE.

Hélas !

PHILÉMOND.

Dieux ! d’où procède

Un si fâcheux hélas ?

DIANE.

D’un malheur sans remède,

Si la mort ne le donne, ou s’il ne vient de vous.

PHILÉMOND.

Quel malheur si cruel ?

DIANE.

S’il vous plaît, il est doux.

PHILÉMOND.

Moi ! sais-je les douleurs dont votre âme est atteinte ?

DIANE.

Ne m’entendez-vous pas ? ô l’importune feinte !

PHILÉMOND.

Est-ce que vous aimez et que vos passions

Me veulent honorer de leurs commissions ?

Faut-il que je vous serve et que je vous conseille ?

Que ferai-je ? ordonnez chacun à la pareille.

DIANE.

Que je te commandasse, et qu’en quelque accident

Je voulusse employer un si beau confident ?

Connais mieux, Philémond, ta valeur infinie :

Et, puisqu’il faut parler toute crainte bannie,

Apprends ce que tu vaux par le prix de mon cœur,

Qui des assauts d’amour si longtemps fut vainqueur.

Le ciel sait que jamais de la moindre pensée

Qui troublât mon repos je ne fus traversée,

Et que le premier trait que je n’ai point paré,

Et qui touche mon cœur, c’est toi qui l’as tiré.

J’ai de mille importuns méprisé les caresses ;

Toi, tu ne peux parler ni voir que tu ne blesses,

Tu me charmes ensemble et tu me fais mourir,

Et c’est là le tourment que tu peux secourir.

PHILÉMOND.

Douce loi de mon sort, ô dieux ! Diane m’aime,

Et je mépriserais cette faveur extrême !

Je serais sans transport et sans ressentiment,

Et je n’offrirais pas d’alléger son tourment !

Non, non, j’aime Diane, et cesserai d’être homme,

Cessant de partager le feu qui la consomme ;

Honoré seulement d’un regard de ses yeux,

J’égale ma fortune au plus doux sort des dieux ;

Et déjà les moments me durent des années,

En l’espoir des faveurs qu’elle m’a destinées.

DIANE.

Toute autre eût obtenu cet effet sur tes sens,

Ce vice a des attraits pour les plus innocents ;

Mais si l’hymen rendait nos plaisirs légitimes,

Que nous puissions nous voir et nous aimer sans crimes,

Quel bien serait égal à celui de mes jours !

Mais, cruel ! ton oreille est sourde à mes discours ;

J’ai sondé ton esprit et su de quelle haine

Tu vois ce beau servage et cette douce chaîne.

J’ai, pour toucher ton cœur, des attraits impuissants,

Et mes faibles efforts ne passent point tes sens.

PHILÉMOND.

Je hais plus que la mort le seul nom d’hyménée,

Et de mes seuls plaisirs mon amour est bornée ;

Lorsque la jouissance est d’obligation,

Qu’elle n’est plus l’effet de notre passion,

La plus molle douceur dégoûte ce me semble :

L’hymen rompt les amours que l’on croit qu’il assemble.

DIANE.

L’effet te ferait mieux juger de ses appas.

PHILÉMOND.

Ne m’y hasardant point, je n’en jugerai pas.

DIANE.

La vertu te plairait unie à la fortune.

PHILÉMOND.

La vertu me déplaît quand elle est importune ;

Pour peu qu’à ses plaisirs le cœur soit attaché,

Une austère vertu plaît moins qu’un beau péché ;

Et la fleur que j’espère, et que tu me destines,

Me désagrérait fort avecque tant d’épines.

DIANE.

Donc que d’un saint respect nos vœux soient limités,

Et qu’une honnête amour joigne nos volontés.

PHILÉMOND.

Je veux ce que tu veux si ma flamme me dure,

Mais elle ne peut être et bien forte et bien pure.

DIANE.

Faisons mieux, sois mon frère et que je sois ta sœur.

PHILÉMOND.

Mais nous nous flatterons d’une fausse douceur.

Si tu crois mon avis nous vivrons d’autre sorte,

Et suivrons le vrai bien où notre ardeur nous porte.

DIANE.

Le vrai bien que tu dis est un bien décevant.

PHILÉMOND.

N’en discourons donc plus, vivons comme devant.

DIANE.

Quoi, tu prises si peu mon amour et moi-même ?

PHILÉMOND.

On ne refuse rien aux personnes qu’on aime.

DIANE.

Je t’aime toutefois, et ne puis consentir

À ce qui me vaudrait un si cher repentir.

Ton âge m’est suspect. La jeunesse imprudente

Sait mal entretenir une ardeur violente.

On ne peut arrêter son inclination,

Elle se refroidit par la possession ;

Insolente qu’elle est, elle vante son crime,

Cette gloire est toujours ce que plus elle estime ;

Elle aime d’en parler, méconnaît son bonheur,

Et perdant son amour, perd aussi votre honneur.

Lors...

PHILÉMOND.

Philémond, Diane, est autre qu’on ne pense.

Voilà bien consulter pour une douce offense.

Non, non, aucun sujet ne te doit retenir,

Et le mal que tu crains ne te peut advenir :

Comme l’affection, le respect est extrême

Autant en Philémond que dans ton sexe même.

Puis, me vantant d’avoir possédé tes appas,

Étant ce que je suis on ne me croirait pas.

DIANE.

On se promet beaucoup alors qu’on délibère,

Mais je me suis moi-même un juge assez sévère ;

Je me verrais honteuse et mon honneur taché,

Pour un bien qui demain pourrait m’être arraché.

PHILÉMOND.

Je veux tout de l’amour, rien de la violence.

DIANE.

Qui retient si longtemps mon esprit en balance ?

Je trahis ma vertu pour un indifférent,

Et je ne connais pas son mépris apparent ;

J’entretiendrai longtemps une ardeur si parfaite,

Et ce jeune arrogant méprise sa défaite.

Non, porte ailleurs. Amour, tes conseils superflus,

Je brise tes liens et ne t’écoute plus.

Elle sort.

PHILÉMOND, seul.

Diane, encore un mot : elle veut, l’impudique,

Qu’on sème des appas à son ardeur lubrique ;

Elle brûle d’amour, voudrait être en mes bras,

Et meurt de déplaisir qu’on ne l’en presse pas.

J’ai sondé jusqu’où va son ardeur criminelle,

J’ai forcé mon amour et j’ai parlé pour elle,

J’ai tenté froidement jusques au dernier point,

Et son intention ne s’en éloigne point ;

Ouvrant ses yeux lascifs, elle ouvre sa pensée,

Mais elle voudrait bien se voir un peu forcée,

Souhaiterait qu’on prît ce qu’elle craint d’offrir,

Et n’osant le donner brûle de le souffrir.

Mais Dorante me voit, qu’une pareille plaie

Oblige à me chercher, si ma créance est vraie.

 

 

Scène III

 

DORANTE, PHILÉMOND

 

DORANTE.

Voilà ce bel auteur de mes tristes soucis,

Que ma confession dût avoir adouci ;

Faut-il parler ? je tremble, et, réduite à ce terme,

L’amour m’ouvre la bouche et la honte la ferme.

Que fait là Philémond ?

PHILÉMOND.

Depuis quelques moments

Je revois, attendant de vos commandements.

DORANTE.

Le sort qui rend tes jours sujets à ma puissance,

Est, si j’en puis juger, moindre que ta naissance.

Retenu, tempéré, beau, modeste, discret,

Dont le front toutefois prouve un ennui secret,

Tu ne témoignes rien de ces esprits serviles

À qui l’honneur prescrit des règles inutiles,

Qui sans distinction suivent brutalement

Ce que leur fait priser leur premier mouvement ;

Que pour le moindre objet un sale feu consomme,

Qui n’ont rien de commun avec un honnête homme,

Et dont le lâche cœur sous le vice abattu

N’eut jamais ni dessein, ni marque de vertu.

PHILÉMOND.

J’ignore par quel heur et par quelle aventure,

Je me suis rencontré de contraire nature.

Mais, sans faire le vain, mon destin est plus doux,

Et j’aime la vertu qu’ils désapprouvent tous ;

L’aimant j’y puis faillir quelque effort que je fasse,

Et je puis l’observer d’une mauvaise grâce ;

Mais je remporte au moins la satisfaction

De la faire paraître en ma condition,

Et de pouvoir montrer qu’elle est assez traitable

Pour se plaire en un lieu qu’on en croit incapable.

DORANTE.

Mais l’étroite vertu messied aux jeunes gens

Qui peuvent quelquefois, à soi-même indulgents,

Suivre quelques désirs où leur âge les porte,

Incapables encor d’une vertu si forte.

On ne peut être vieux à l’âge de vingt ans,

Et le fruit pour durer doit mûrir en son temps.

PHILÉMOND.

Je forme ingénument, et loin de toute feinte,

Des desseins innocents que je suis sans contrainte ;

Ce n’est pas toutefois qu’ils soient ni grands, ni hauts,

Et que mes actions n’aient beaucoup de défauts.

DORANTE.

Je souffrirais en toi que ton jeune courage

À quelque honnête objet rendît un libre hommage ;

Je ne condamne point une inclination,

Mais que l’on sait conduire avec discrétion.

PHILÉMOND.

Tel j’ai servi longtemps un objet adorable,

Un homme si parfait et si considérable,

Que je n’y puis songer sans de vives douleurs,

Et qu’encor tous les jours il m’arrache des pleurs.

DORANTE.

Ton innocence, ô dieux ! prouve bien ta jeunesse,

Tu me parles d’un maître et moi d’une maîtresse,

Un bel œil n’a-t-il point ton esprit enflammé ?

Enfin n’aimes-tu point, ou n’as-tu point aimé ?

PHILÉMOND.

Aucune fille encor n’a mon âme asservie,

Aucune n’a troublé le repos de ma vie,

Et, les osant aimer, je ne me croirais pas

Être un digne sujet de leurs moindres appas ;

Mes desseins ne pourraient que traverser leur aise,

Je ne me puis vanter d’avoir rien qui leur plaise,

Et je n’aurais partie, esprit, ni qualités,

Dignes de leur amour ni de leurs privautés.

DORANTE.

Quand tu posséderais ta seule modestie,

C’est en un jeune esprit une rare partie ;

Pour être plus heureux sois un peu plus osé,

Tu ne peux, après tout, être que refusé ;

Et sache, Philémond, qu’il n’est si chaste dame

Qui se puisse offenser d’une secrète flamme,

Qui n’aime un importun plus qu’un indifférent,

Et qui ne soit sensible aux devoirs qu’on lui rend ;

Vos vœux nous sont toujours d’agréables offrandes,

Un amant ne nous fait que de douces demandes ;

L’homme n’est point haï tout importun qu’il est,

Il peut n’agréer pas, mais sa demande plaît.

PHILÉMOND.

Novice en ce métier, j’ignore toutes choses,

Sinon qu’à qui n’a rien toutes portes sont closes,

Et que tel que je suis je connais mes défauts,

Et prétendrais à tort à des desseins si hauts.

DORANTE.

Mais si je te fais voir une dame assez belle,

Pour ne déplaire pas au cœur le plus rebelle,

Qui souffre à ton sujet un sensible tourment ?

PHILÉMOND.

Je plaindrais sa douleur et son aveuglement.

DORANTE.

Tu ne l’aimerais pas ?

PHILÉMOND.

Cette amour serait vaine.

DORANTE.

Et tu refuserais de soulager sa peine ?

PHILÉMOND.

Mes défauts reconnus éteindraient son amour.

DORANTE.

Ô le plus défiant qui respire le jour !

Demande, Philémond, demande et me dispense

D’une confession dont mon honneur s’offense ;

Épargne la rougeur dont ce front sera peint,

Si je dis de quel mal mon esprit est atteint.

PHILÉMOND.

Tout grossier que je suis, je vois quand on me joue,

Et sais ce que le cœur fait dire ou désavoue ;

J’ai de vrais sentiments, et ma simplicité

N’est pas capable encor de tant de vanité.

DORANTE.

Quelle crainte, cruel, et quel soupçon te reste !

Crains d’être cru stupide, en paraissant modeste ;

Crois que tu fais brûler ce cœur qui t’est suspect,

Et ne me parle plus avec tant de respect :

Je ne désire point que ton servage cesse,

Et je conserverai le nom de ta maîtresse ;

Mais je tiendrai d’amour ce titre bienheureux,

Et non pas de la loi de ton sort rigoureux :

Je t’offre pour emploi des baisers tout de flamme,

Pour lien des cheveux et pour gage mon âme.

PHILÉMOND.

Voulez-vous m’affliger d’un sensible regret,

Et m’obliger par force à paraître indiscret ?

Et bien j’espérerai vos vœux et vos caresses,

Et je me flatterai de ces vaines promesses ;

Mais, lorsque vous direz que j’aurai trop osé,

Vous blâmerez un mal que vous aurez causé.

Je ne soupçonne point votre chaste pensée

D’admettre à mon sujet cette flamme insensée,

Et forcer le respect de ce lien sacré

Que vos plus doux souhaits ont toujours révéré.

DORANTE.

Les effets aussi prompts que la promesse même

Te feront, si tu veux, éprouver que je t’aime ;

Tu ne peux m’obliger à des termes plus courts,

Viens, et par un baiser réponds à mes discours.

Tu trembles, Philémond ?

Théandre arrive et les écoute.

PHILÉMOND.

Ouvrez les yeux, madame,

Et chassez de l’esprit cette importune flamme,

Un soudain repentir à ce mal serait joint ;

Ce que vous hasardez ne se recouvre point ;

Et quand la vue un jour vous serait dessillée,

Voyant votre vertu si lâchement souillée,

En ce ressentiment le plus cruel trépas

Qui pourrait m’arriver ne vous suffirait pas ;

Vous ne pourriez plus voir sans une haine extrême

Celui qui vous rendrait odieuse à vous-même,

Et vous détesteriez cette fausse douceur.

DORANTE.

Quoi, mon amant m’instruit et devient mon censeur !

Il faut donc pour te faire agréer mon servage,

En te donnant des vœux te donner du courage ;

Il te faut donc sucrer un breuvage amoureux :

N’estimeras-tu point ton destin malheureux ?

Voir dessus mes désirs ton âme souveraine,

Ne te sera-ce point une sensible peine ?

N’est-ce point un présent que tu dois refuser ?

Ne pleureras-tu point au seul nom d’un baiser ?

Ah ! que mon cœur est lâche, et que son impuissance

D’un amour indiscret honore ton enfance !

Attends l’avis du temps, et tu sauras un jour

Si ton âge aura dû mépriser mon amour.

THÉANDRE, tout bas.

Ô ciel ! je suis témoin de cette ardeur lascive,

Et ma juste fureur est si longtemps oisive !

PHILÉMOND.

Enfin, belle Dorante, il le faut avouer,

Je suis...

 

 

Scène IV

 

PHILÉMOND, THÉANDRE, DORANTE

 

THÉANDRE.

Votre vertu ne se peut trop louer ;

Embrassez-le, madame, achevez à ma vue.

Quoi, vous étiez si ferme et vous êtes émue ?

DORANTE.

De quoi m’accusez-vous ?

THÉANDRE.

J’approuve vos desseins,

Leur fin est estimable, et certes je vous plains ;

Ce page est trop cruel, sa froideur est extrême

De ne pas contenter une beauté qui l’aime ;

Estime-t-il si peu l’heur de vous posséder,

Et vous plaît-il que j’aide à le persuader ?

DORANTE.

Qu’est-ce donc ?

THÉANDRE.

Soupirons d’une pareille flamme,

Offrons-nous à l’envi pour contenter madame :

Page, occupe mon lit, viens ce soir en ses bras.

Et seconde un mari qui ne lui suffit pas ;

Là il se tourne vers elle. Elle s’en va sans parler.

Tu survis, impudique, à ta foi violée,

Tu survis à ta gloire honteusement souillée,

Et tu peux si longtemps de cet œil effronté,

Supporter les regards d’un esprit irrité ?

Sont-ce là les effets de cette humeur sévère,

Qui fuit tout autre objet et qui seul me révère ?

Ô nature ! peux-tu sous un si bel aspect

Cacher tant d’infamie et si peu de respect,

Couvrir d’un front si doux une flamme brutale,

Et dans un si beau corps mettre une âme si sale ?

Un cœur si criminel montre tant de candeur,

Un esprit impudent fait voir tant de pudeur !

Suis, Théandre, l’avis de ta haine équitable,

Éloigne de ton lit ce monstre détestable,

Romps les sacrés liens d’hymen et d’amitié,

Et lui défends les noms d’épouse et de moitié.

PHILÉMOND.

Partagez votre haine et perdez sa complice,

Ou révoquez l’arrêt d’un si cruel supplice ;

Triste rebut du sort, par quel arrêt fatal

Tes attraits languissants causent-ils tant de mal ?

Quel astre me gouverne, et quelle est ma fortune ?

Fille, je suis ravie, et page on m’importune ;

Ne blâmez point, monsieur, de cette affection

Ni sa félicité, ni son intention :

Mais la nécessité de cette loi suprême,

Qui me fait affliger tout le monde et moi-même.

Qui pèche sans dessein, pèche légèrement,

Et l’on doit plaindre plus qu’accuser son tourment.

THÉANDRE.

Si vous daignez souffrir une ardeur plus sortable,

Mon exemple rendra sa faute insupportable ;

C’est à vous de m’instruire, à vous de me donner

L’ordre de la punir ou de lui pardonner ;

Si vous me condamnez, son crime est condamnable,

Si vous me pardonnez, il sera pardonnable ;

Car je cède comme elle à la nécessité,

De craindre et d’adorer votre rare beauté.

Ma raison a longtemps cette ardeur refusée,

Une longue amitié s’est longtemps opposée ;

Cléagénor m’est cher, j’aime son intérêt,

Mais je résiste en vain à ce fatal arrêt ;

Vous forcez ma raison, et sa faible puissance

Ne fait contre vos traits qu’une vaine défense ;

Mais déjà ce discours altère vos appas,

Vous voulez que j’excuse, et ne m’excusez pas :

De quoi pâlissez-vous ?

PHILÉMOND.

D’un malheur qui m’importe.

THÉANDRE.

La même honnêteté peut parler de la sorte.

PHILÉMOND.

Voulez-vous en l’état où mes jours sont réduits,

D’une embûche nouvelle accroître mes ennuis ?

Doit-on donc en tous lieux veiller à me surprendre ?

Et faut-il que toujours je veille à me défendre ?

Ô malheur de mes jours !

THÉANDRE.

Je ne parlerai plus,

Puisque sans demander j’ai déjà mon refus ;

L’honnêteté, madame, est une vertu lâche,

Si le simple dessein de l’estimer la fâche.

Pourquoi peut-on avoir d’amoureux sentiments,

Si même la vertu condamne ses amants ?

PHILÉMOND.

Ainsi l’amour profane, attaquant un courage,

De l’amour vertueux emprunte le visage ;

Ainsi le vicieux, sous d’innocents attraits,

Cache un coupable cœur qui se découvre après ;

Mais ce sort qui vous porte à ces poursuites vaines,

Va pour finir vos maux recommencer mes peines ;

Et je vous veux ôter ces vainqueurs malheureux

Qui rendent malgré moi tant d’esprits amoureux.

Souffrez qu’en ces habits je retourne à Florence,

Et que je meure au moins au lieu de ma naissance,

Si la loi de mon sort m’ordonne de mourir,

Et si Cléagénor ne me vient secourir.

THÉANDRE.

Non, non, si les effets suivent mon espérance,

Vous n’irez point si loin chercher votre assurance ;

Attendant que le ciel vous rende votre amant,

Votre honneur, Doristée, est ici sûrement ;

Je jure que ce feu dont mon âme est pressée

Ne me fait pas faillir de la seule pensée ;

En mes plus vifs accès la loi de mon devoir

Retiendra mon amour au plaisir de vous voir ;

Laissez-moi ces faveurs que la plus chaste donne,

Et que vous ne pouvez refuser à personne :

Cependant j’emploierai les pas de tant de gens,

Que vous aurez du fruit de leurs soins diligents.

PHILÉMOND.

Ainsi puisse le ciel vous rendre avec usure

Le change où nous oblige une amitié si pure !

Ainsi ce doux objet de mon affection

Reconnaisse dans peu cette obligation !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DORANTE, entrant par un côté, et PHILÉMOND par l’autre

 

DORANTE, surprise.

Laissez-moi seule, adieu.

PHILÉMOND.

Quoi, l’ardeur qui vous presse

Vous permet ces dédains où votre flamme cesse ?

Vos vœux sont refroidis, ce beau brasier s’éteint,

Et vous vous guérissez quand je me sens atteint ?

DORANTE.

Toi, tu crois me causer une ardeur véritable ?

De ces présomptions ton esprit est capable ?

J’avais bien, orgueilleux, un meilleur sentiment

Et de ta modestie et de ton jugement :

Que j’eusse pour un page une amitié si forte,

Moi ? que je reconnusse un vainqueur de ta sorte,

Et qu’avecque dessein je t’aie regardé !

Ton esprit arrogant se l’est persuadé ?

Pour faire à mon honneur un si honteux outrage,

Ton pouvoir est trop faible et j’ai trop de courage ;

J’aurais voulu choisir un plus sortable amant,

Et nature m’apprit d’aimer plus noblement.

PHILÉMOND.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?

DORANTE.

Mais que viens-je d’entendre ?

Ô ciel ! sur mon honneur un page ose entreprendre ;

Il me parle d’amour et d’inclination,

Et je ne punis pas cette présomption !

PHILÉMOND.

Je ne saurais forcer la loi des destinées,

Je verrai sans regret achever mes années ;

Vous pouvez m’ordonner la vie ou le trépas,

Mais je ne puis, et vivre, et ne vous aimer pas.

DORANTE.

Qui souffre sans espoir doit souffrir et se taire,

L’un est libre à chacun, mais l’autre est nécessaire ;

Et qui sait qu’il nourrit des desseins superflus

Doit éviter au moins la honte du refus.

PHILÉMOND.

Tel ne me flattant plus de ce bonheur insigne,

Je romps un entretien dont je me sens indigne,

Et me vais reprocher un sentiment si faux,

Et si peu convenable avecque mes défauts.

Il va pour sortir.

DORANTE.

Écoute, Philémond ?

PHILÉMOND, à part.

Sa contrainte est frivole.

DORANTE.

Écoute et souviens-toi d’observer ma parole :

Je t’aime, je l’avoue, et le ciel m’est témoin

Que ma propre raison me manque en ce besoin,

Je faisais vainement la sourde et la farouche,

Et mes yeux te disaient ce que niait ma bouche ;

Je t’aime, mais apprends quelle condition

Mon intérêt prescrit à ton affection ;

Tu vois en quel danger ma passion est mise,

Il faut à tes plaisirs donner quelque remise :

Car...

PHILÉMOND.

Ah ! c’est trop, madame, étant ce que je suis,

Entretenir vos feux et nourrir vos ennuis.

Le pouvoir me manquant en si belle aventure,

D’une commune plainte accusons la nature ;

Quelque effort dont vos yeux me puissent assaillir,

Elle m’a dénié les moyens de faillir.

Je puis vous estimer, mais non vous satisfaire,

Et votre propre sexe en moi vous est contraire.

Jugez, madame...

Il se découvre le sein.

DORANTE.

Ô dieux !

PHILÉMOND.

Ce que je puis pour vous,

Et si me connaissant Théandre en est jaloux.

DORANTE.

Quoi, Philémond est fille ?

PHILÉMOND.

Oui, la plus malheureuse

Qui soupira jamais d’une ardeur amoureuse.

Théandre me connaît, et, sous ce vêtement,

Il me fait en ces lieux attendre mon amant.

DORANTE.

Son nom ?

PHILÉMOND.

Cléagénor.

DORANTE.

Vous êtes Doristée ?

Ô divine aventure, ô faveur souhaitée !

Ce seigneur nous aimant d’une étroite amitié,

De quel œil puis-je voir sa pudique moitié ;

Mais plutôt de quel œil verrez-vous mon offense,

Si ces foudres d’amour ignorent leur puissance ?

Ici pour m’excuser condamnez vos appas,

Puisqu’on ne les peut voir et ne les aimer pas.

PHILÉMOND.

Je ne me flatte point de ce faux avantage

Dont on croit que le ciel ait orné mon visage.

Vos vœux sont les effets de mon mauvais destin,

Qui ne peut consentir que ma peine ait de fin.

Chacun mal à propos traverse ma fortune,

Leur flamme leur nuit moins qu’elle ne m’importune ;

L’un emploie à m’avoir d’inutiles ressorts,

Et l’autre se résout aux extrêmes efforts.

Au but de mes désirs je me vis enlevée,

Et de cet accident un pire m’a sauvée ;

Tous dressent à l’envi des pièges à mes sens,

Et votre mari même est de ces languissants.

DORANTE.

Quoi, Théandre vous aime ?

PHILÉMOND.

Et m’a souvent pressée

D’apporter du remède à sa flamme insensée :

J’ai bien cru vous devoir cet avertissement,

Dont vous vous servirez peut-être utilement ;

Il m’offre à tous moments d’importunes promesses.

Veillez ses actions, épiez ses caresses,

Surprenez cet esprit injustement jaloux,

Et condamnez en lui ce qu’il condamne en vous.

Vous pourrez, pardonnant cette commune offense,

Rétablir votre paix et votre intelligence ;

Je vous réunirai vous ayant divisés,

Tous deux accusateurs, et tous deux accusés.

DORANTE.

Secondez seulement cet avis salutaire.

J’ignorais quel sujet le rend si solitaire,

Et j’ai bien remarqué quelque altération

Qui devait provenir de cette affection.

Mais par quel accident vous a-t-il reconnue,

S’il ne vous connaissait devant votre venue ?

Du récit de vos maux contentez mes désirs,

Et que je participe à tous vos déplaisirs.

PHILÉMOND.

Je vous conterai tout ; mais parlons de Théandre,

Et dans ce cabinet tâchez de le surprendre :

J’entends déjà du bruit ; c’est Diane, écoutez

Si je sais captiver vos seules libertés ;

Apprenez de quel trait cette fille est blessée,

Et par son entretien jugez de sa pensée.

Dorante entre dans le cabinet.

 

 

Scène II

 

DIANE, PHILÉMOND

 

DIANE.

Que fait là ce cruel, ce beau, ce rigoureux,

Qui donne tant d’amour, et n’est point amoureux ?

PHILÉMOND.

Quoi, Diane est gausseuse, et qui m’aimait me joue.

DIANE.

Ton innocence est grande, il faut que je l’avoue.

Tu sais mal profiter d’une honnête amitié.

M’aimant, tu croirais faire une œuvre de pitié,

Et tu ne voudrais pas d’une seule prière

Acheter mes faveurs, ni même la dernière ;

Poursuis, n’estime point un si frêle bonheur,

Conserve, Philémond, conserve ton honneur.

PHILÉMOND.

Quelque preuve d’amour que l’on me puisse rendre,

Je crois bien l’acheter, quand je la daigne prendre.

Est-il quelque courage à l’épreuve des traits

Que prêtent à l’Amour mes innocents attraits ?

Est-ce ailleurs qu’en mes yeux que cet enfant demeure,

Et lancé-je un regard qu’une dame ne meure ?

DIANE.

Ô dieux, le vain esprit !

PHILÉMOND.

Ah ! ne crois, ne crois pas

Être un digne butin de mes moindre appas.

La France me regrette, et n’a point de princesses

Qui n’eussent de leur âme acheté mes caresses ;

Aussitôt qu’à la cour ma beauté disparut,

Philis versa des pleurs et Florante mourut,

Je fus sourd à Cloris, je chassai Lisimène ;

Et Diane voudrait me coûter de la peine ?

DIANE.

Un mot, cher Philémond, et mes vœux sont contents.

PHILÉMOND.

Quoi ?

DIANE.

Ces plaisants accès te durent-ils longtemps ?

Que ton pouvoir est grand !

PHILÉMOND.

Quelles plus fortes preuves

T’en peuvent assurer, si toi-même l’éprouves ?

N’as-tu pas avoué la force de mes coups,

Et souhaité l’honneur d’un servage si doux ?

DIANE.

Quand je t’aurais aimé...

PHILÉMOND.

Quoi, Diane le nie ?

DIANE.

Je ne le ferais plus, connaissant ta manie :

Quoi ! pour un insensé mes sens seraient blessés !

PHILÉMOND.

En ne répondant point, je te punis assez.

Trêve, Diane, trêve à ta douleur extrême,

Trêve d’amour à moins qu’être la beauté même,

À moins que de grands biens ma fortune combler,

À moins qu’être charmante, et que me ressembler.

DIANE.

Ô l’agréable humeur !

PHILÉMOND.

Tu ris !

DIANE.

Voici Théandre

Qui vient peut-être aussi t’admirer et se rendre.

PHILÉMOND.

Tel raille qui devine.

DIANE.

Ô le doux passe-temps !

 

 

Scène III

 

DORANTE, dans le cabinet, THÉANDRE, PHILÉMOND, DIANE, PHILACTE

 

THÉANDRE, à Diane ; il lui parle longtemps à l’oreille, puis elle sort.

Tirez la porte, adieu.

DORANTE, dans le cabinet.

Le voici, je l’entends.

THÉANDRE.

Confus, triste, pressé d’une douleur mortelle,

Mais toi-même, Théandre, en porter la nouvelle !

Conter cet accident, le peux-tu sans mourir ?

Philacte, en ce besoin tu me peux secourir.

PHILÉMOND.

Quel trouble me saisit ? ô nouvelle importune,

Cléagénor n’est plus !

THÉANDRE.

Ô sinistre infortune !

PHILÉMOND.

Comment ! il ne vit plus ?

THÉANDRE, à Philacte.

Parle, et par ce discours

Abrège, s’il se peut, la trame de mes jours.

PHILACTE.

Plût au ciel, lussiez-vous dans ma triste pensée,

Et que de ce récit ma voix fût dispensée !

Cherchant Cléagénor par des soins diligents,

Suivant l’ordre, monsieur, qu’en eurent tous vos gens,

Pour m’enquérir partout j’entrai dans un village

Où le peuple assemblé me bouchait le passage :

J’essayais d’avancer, quand, par un bruit confus,

J’entendis, il est mort, il ne respire plus.

Là, je pousse, j’empresse, et la foule se serre ;

Mais qu’aperçus-je, hélas ! un corps sanglant à terre,

Dont un coup furieux outre perçoit le flanc,

Et qui s’était souillé dans les flots de son sang.

C’était Cléagénor.

PHILÉMOND.

À ce mot, Doristée,

Diffères-tu la mort si longtemps souhaitée ?

Il est mort, et ton cœur soi-même se survit !

Ô fatal hyménée !

PHILACTE.

Oyez ce qui suivit.

Ménandre furieux et plaignant sa disgrâce,

Conduit de cent archers, arrive en cette place,

Et jetant sur le corps ses regards ennemis :

Il est vrai, leur dit-il, j’ai ce meurtre commis ;

Mais en me défendant et sans autre avantage

Que celui que nous vaut l’adresse et le courage.

Il voulut ajouter des discours superflus,

Quand les archers muets, et sans s’informer plus,

Font transporter le corps en la prochaine ville ;

Ménandre méditait un effort inutile,

Mais le chef commanda qu’un d’eux le garrottât,

Et ce triste vainqueur les suit en cet état.

C’est tout ce que j’ai vu.

PHILÉMOND.

Que pourrais-tu de pire ?

Cléagénor n’est plus ; et, lâche, je respire !

Au moins je puis, ô dieux ! murmurer une fois

Contre la cruauté de vos injustes lois ;

Voyez à quels ennuis votre haine m’expose,

Et souffrez les effets dont vous êtes la cause.

Cléagénor n’est plus ! et cet œil provident

Qui guide un juste bras a vu cet accident !

Et toi tu vis encore, amante déplorable,

Et ton affection peut être consolable !

Cherche, cherche un chemin aux éternelles nuits,

Et ne fais point de trêve avecque tes ennuis.

THÉANDRE.

Le temps doit toutefois...

PHILÉMOND.

Ô parole importune,

Qui, loin de soulager, accroît mon infortune !

Le temps ne rendra point ce précieux butin,

Et ne peut m’empêcher d’accourcir mon destin.

Adieu, souffrez que seule, en la chambre prochaine,

Je puisse en liberté me plaindre de ma peine ;

Ne me déniez point ce faux soulagement

Qu’on ne refuse pas au plus léger tourment.

Elle entre dans le cabinet.

Ne suivez point mes pas.

THÉANDRE.

La ruse est bien conduite,

Et ton sage conseil m’en prescrira la suite.

Ami, si par tes maux tu peux juger les miens,

Si ton bras autrefois porta de beaux liens,

Aide à remédier à la plus forte flamme

Par qui jamais amour ait fait souffrir une âme :

Ne tire point l’espoir de cette guérison.

De la force, du temps, et moins de la raison ;

En ses seules faveurs ma peine se termine,

Et de ses seuls refus dépendra ma ruine.

PHILÉMOND, dans le cabinet.

Ô ciel ! de mon honneur détourne ce dessein,

Mes yeux répareront le crime de mon sein.

PHILACTE.

Mais vous promettez-vous que la fausse nouvelle

De ce triste accident la rende moins cruelle ?

Croyez-vous de son mal tirer votre bonheur,

Et que ce faux rapport lui coûte son honneur ?

THÉANDRE.

Qui la peut divertir d’un heureux mariage

Qui joigne à mon destin sa fortune et son âge ?

PHILACTE.

Mais, Dorante vivant, la loi ne permet point

Qu’à deux en même temps un seul homme soit joint.

THÉANDRE.

Elle rompt l’hyménée où la femme adultère

Souille la pureté de ce sacré mystère ;

Et ne t’ai-je pas dit qu’elle avait à mes yeux

Sollicité ce page à cet acte odieux ?

PHILACTE.

La loi dont on punit cette flamme insensée

Condamne l’action et non pas la pensée.

THÉANDRE.

Celle de ce pays punit l’intention

Aussi sévèrement que la même action.

PHILACTE.

Mais pouvant, sans passer à la rigueur extrême,

Faire qu’à son déçu cette fille vous aime,

Si vous la possédez, Dorante à vos genoux

N’obtiendra-t-elle rien sur votre esprit jaloux ?

THÉANDRE.

Il te faut avouer que je ne puis sans peine

Me résoudre à briser une si belle chaîne ;

J’ai pour cette infidèle eu trop de passion

Pour ne pas regretter sa séparation ;

Vu que pour même objet même désir me presse,

Que ma propre défaite excuse sa faiblesse,

Que nous cédons aux coups de mêmes ennemis,

Et que je la reprends de ce que j’ai commis.

Déjà de ce regret mon âme est agitée ;

Mais pour la conserver n’avoir point Doristée !

J’ai trop de passion pour cet objet vainqueur,

Et ses chastes attraits m’ont trop touché le cœur.

PHILACTE.

Songez-y plus longtemps, son amant vit encore,

Qui saura découvrir ce soleil qu’il adore,

Et sur ce différent un duel entre vous

Sera le moindre effet de son juste courroux.

THÉANDRE.

Pour lui comme pour moi la fin sera douteuse.

PHILACTE.

Mais pour vous seulement la querelle est honteuse ;

Votre longue amitié dut détourner ce mal

Qui d’un ami vous fait un si juste rival.

THÉANDRE.

Ah ! soulage autrement cette ardeur violente ;

Amis, crainte, respect, Cléagénor, Dorante,

Hommes, destins, ni dieux, ne sauraient arracher

De ce cœur malheureux un feu qui m’est si cher,

Et je tiendrai mon âme heureusement ravie,

Quand ses moindres faveurs me coûteront la vie ;

Travaillons dès ce jour à rompre le lien

De cet hymen fatal qui s’oppose à mon bien.

 

 

Scène IV

 

THÉANDRE, PHILACTE, DORANTE

 

DORANTE, sortant du cabinet.

Va, cruel, employer ce jour à ma ruine,

Acquiers à mes dépens cette beauté divine,

Foule aux pieds tout respect en cette occasion,

Et me remplis de honte et de confusion :

Mon œil suspend ici la source de ses larmes.

Je ne désire point de t’arracher tes armes,

Je serais plus aveugle implorant le pardon

Que quand je me rendis indigne de ce don.

Gagne cette beauté qui n’a point de seconde,

En rendant son pouvoir visible à tout le monde ;

Pour la vaincre, inhumain, tu n’as qu’à m’assaillir,

Tu n’as qu’à publier qu’elle m’a fait faillir.

Tu plairas à ses yeux et pourras par mon crime

Prendre sur ses hauteurs un pouvoir légitime ;

Va, Théandre, va donc, attaquer mon honneur,

Et ne diffère point ma perte et ton bonheur.

THÉANDRE.

Perfide, ainsi toujours une âme criminelle

Épie les desseins qu’on médite contre elle ;

Ainsi, lascive, ainsi le coupable est sans paix,

Et sa timide oreille est toujours aux aguets.

DORANTE.

Que craint un criminel qui presse son supplice,

Qui soi-même est son juge, et condamne son vice ?

J’avouerai toute chose, et mon intention

N’est point de profiter de ta confession ;

Je ne publierai point l’espoir illégitime

Qui te fit le premier coupable de mon crime ;

Un même feu sur nous différemment agit,

Ton sexe en fait trophée et le mien en rougit ;

Ta gloire m’est un crime, et cette même flamme

Qui touche mon honneur ne touche que ton âme ;

Nos serments violés, tes manquements de foi,

Et ces feux dissolus ne sont qu’amour pour toi.

Tels qui m’auront nommée infidèle, effrontée,

Parlant de toi, diront : Il aime Doristée ;

Plaignant ton infortune, on m’en souhaitera.

Je serai condamnée, et l’on t’excusera.

THÉANDRE.

Ce discours est fort beau.

DORANTE.

Doristée est plus belle.

Suis, Théandre, à mes yeux, suis ton ardeur nouvelle,

Établis tes desseins dessus un faux rapport,

J’attesterai pour toi que son amant est mort,

Et je te dépeindrai si charmant et si rare,

Que, si tu n’es content, Doristée est barbare :

Pour ne pas retarder ton amoureux dessein,

Veux-tu que de ce fer je me perce le sein ?

Éprouve, cher Théandre, en faveur de ta flamme

Jusqu’où le repentir peut porter une femme,

Que seule je t’oblige et dissipe tes soins,

Que je sois mon bourreau, mon juge et mes témoins ;

Lui voulant ôter son épée.

Souffre que je répare en l’ennui qui me presse,

Par un coup de courage, un effet de faiblesse.

PHILACTE.

C’est trop, c’est trop longtemps lui refuser la grâce,

Que pour la même offense il faut qu’elle vous fasse.

Témoignez de ses pleurs un généreux effet,

Et ne lui niez pas un don qu’elle vous fait.

La ruse découverte aussitôt que conçue

Ne peut plus obtenir une prospère issue ;

Et produirait chez vous des sources de malheurs,

Qui tariraient plus tard que celles de vos pleurs.

 

 

Scène V

 

DIANE, DORANTE, PHILACTE, THÉANDRE

 

DIANE.

Monsieur, quelqu’un là-bas heurte avec violence ;

Mais, pour n’enfreindre point votre expresse défense,

J’ai différé d’ouvrir.

THÉANDRE.

Son nom t’est-il connu ?

DIANE.

C’est de Cléagénor si j’ai bien retenu.

THÉANDRE.

Ô de tous mes malheurs, malheur le plus funeste !

Qu’ai-je à délibérer au moment qui me reste ?

Qu’on ouvre, je l’attends. Dorante, c’est assez

Diane va ouvrir.

Avoir de vains transports mes esprits exercés ;

Que d’un commun propos notre commune plainte

Cesse, et laisse revivre une amitié si sainte ;

Je cède aux lois du ciel, cédant aux lois du sort

Qui par cet accident dissipe mon effort ;

Il me rend mon repos alors qu’il le traverse ;

Et, pour le rétablir, il faut qu’il le renverse.

PHILACTE.

Ô malheur favorable !

DORANTE.

Ô désordre charmant !

THÉANDRE.

Voyez-moi réparer le tout adroitement.

J’ordonnais, redoutant cette fatale perte,

Qu’à mon su seulement la porte fût ouverte :

J’épiais Doristée, et lisais en ses yeux

Le dessein qu’elle avait de sortir de ces lieux.

Mais, ô juge des cœurs, que notre vigilance

Contre tes volontés est de faible défense !

Tu détruis nos desseins, et ni pièges, ni rets,

Ne peuvent renverser l’ordre de tes arrêts !

 

 

Scène VI

 

CLÉAGÉNOR, DORANTE, DIANE, THÉANDRE, PHILACTE

 

CLÉAGÉNOR, l’épée sanglante à la main et sans chapeau, entre en désordre.

Enfin un juste effort a ma rage assouvie !

Il vomit sur la poudre et le sang et la vie ;

Et ce brutal esprit va chercher aux enfers

L’effet de son amour et le prix de ses fers.

THÉANDRE.

Parlez-vous de Ménandre ?

CLÉAGÉNOR, s’étant assis.

Il est mort le perfide,

Il est mort, et ce bras est son juste homicide ;

Vous saurez la rencontre et son événement,

Quand vous m’aurez laissé respirer un moment.

DORANTE.

Ô dieux, quelle frayeur a mes veines glacées !

THÉANDRE.

À ce farouche abord j’ai lu dans vos pensées.

Et ce qu’en ces deux mots vous nous avez appris

Répond à mon attente, et ne m’a point surpris.

Cet être provident, qui régit toutes choses,

Montre son intérêt en de si justes causes ;

Il abandonne enfin le vice en son excès,

Et le droit d’entreprendre assure du succès.

CLÉAGÉNOR.

Apprenez en deux mots quelle heureuse aventure

De ce monstre odieux a purgé la nature.

Amené dès l’aurore en ce fatal séjour

Par deux guides sans yeux, la Fureur et l’Amour,

La voix de mon génie, à mon âme portée,

M’a dit : Cherche en ce lieu Ménandre et Doristée ;

La suite de tes maux aujourd’hui finira ;

Tu délivreras l’une, et l’autre périra.

J’ai consulté longtemps, et tenu pour frivoles

Et pour un faux espoir ces muettes paroles ;

Quand à deux pas de moi, Ménandre, sans me voir

(Car le bois me cachait) : Ô rage ! ô désespoir !

Ô malheur ! ça-t-il dit, sans m’arracher la vie

On a d’entre mes bras cette ingrate ravie.

À ce triste discours, j’ai reconnu sa voix :

Je me suis fait passage au travers de ce bois ;

Et sautant, furieux, de mon cheval sur l’herbe,

J’ai vu son marcher grave et son maintien superbe.

Ma rencontre en ce lieu ne l’a non plus ému

Que s’il l’eût espérée ou s’il ne m’eût point vu.

Sa froideur m’a surpris, mon sang s’est fait de glace,

Et j’ai resté longtemps interdit sur la place.

Enfin me prévenant : Quel sort t’amène ici

Achever, m’a-t-il dit, ma vie et mon souci ?

Je plains nos maux communs ; tu cherches Doristée,

Je cherche comme toi ceux qui me l’ont ôtée ;

Mais perdons tout espoir, et d’un commun dessein

Cherchons-en le tableau gravé dans notre sein.

Là ce désespéré, d’une constance rare,

Attend le rude assaut que ce bras lui prépare ;

Quand, poussé d’un démon plus juste que cruel,

Je finis d’un seul coup sa vie et ce duel.

De ses gens aussitôt une foule importune

Eût fait de mon trépas suivre son infortune,

Si le bruit de leurs pas et celui de leurs voix

Ne m’eût fait éloigner par les détours du bois.

J’ai gagné ce logis, ou je trouve l’asile

Qui rend de ces voleurs la poursuite inutile.

THÉANDRE.

La justice du ciel éclate en son malheur ;

Mais Doristée enfin...

CLÉAGÉNOR.

Ô sensible douleur !

À ce ressouvenir ce fer est inutile ;

Mon sein demeure entier et ma main immobile.

D’autres me l’ont ravie, et, par cet accident,

Peut-être ce jeune astre est en son occident.

THÉANDRE.

Quoi, vous seul ignorez le sort de Doristée ?

CLÉAGÉNOR.

Je sais qu’une autre fois les dieux me l’ont ôtée ;

Mais j’ignore en quel lieu peut respirer le jour

Ce miracle accompli de sagesse et d’amour.

THÉANDRE.

Ah ! vous dois-je avouer...

CLÉAGÉNOR.

Quoi, Doristée est morte ?

THÉANDRE.

Puisque j’en ai tant dit, oyez de quelle sorte.

CLÉAGÉNOR.

J’entendrai quel malheur a terminé ses jours ;

Mais achevez ma vie achevant ce discours.

THÉANDRE.

Un voleur, dont l’audace à nulle autre est pareille,

Surprit au coin du bois cette jeune merveille,

Et la tirant plus loin, le poignard sur le sein,

La pria d’accomplir son lubrique dessein.

Elle voulut sauver son honneur et sa vie,

Mais aux cris qu’elle fît l’une lui fut ravie.

Il rougit son poignard du sang de ce beau corps,

Et soumit sa belle âme à l’empire des morts.

Je surpris ce voleur la main encore teinte

Du beau sang qui coulait d’une veine si sainte,

On l’amena chez moi, je le fis enfermer,

Et ce corps précieux dans le temple inhumer.

Je sus par une lettre en sa poche trouvée,

Que cette belle était votre amante enlevée ;

Car la lettre est de vous, que, depuis ce malheur,

Je fais chercher partout pour punir ce voleur.

CLÉAGÉNOR.

Quoi, ce monstre est ici ?

THÉANDRE, à Dorante.

Commandez qu’on l’amène.

Diane va chercher Doristée.

CLÉAGÉNOR.

Quel effort, quel excès assouvira ma haine ?

Ma main de mille coups lui percera le flanc ;

J’arracherai son cœur, et je boirai le sang.

 

 

Scène VII

 

CLÉAGÉNOR, DORISTÉE, THÉANDRE, DORANTE, DIANE, PHILACTE

 

DORISTÉE.

Quel nouvel accident ?

CLÉAGÉNOR.

Est-ce là ce barbare,

Qui s’est taché du sang d’une beauté si rare ?

Le voulant tuer.

Monstre horrible à mes yeux ! Mais quel effet soudain

Retient ma violence et m’arrête la main ?

Quel charme a suspendu cette fureur extrême ?

Son bourreau me paraît sous son visage même.

DORISTÉE.

Dieux ! c’est Cléagénor !

CLÉAGÉNOR, laissant tomber son épée.

Ô soupçons superflus !

C’est madame.

THÉANDRE.

Elle-même, et ne soupirez plus ;

En ce commun bonheur que le ciel vous envoie,

J’ai voulu par la peine augmenter votre joie ;

J’ai sondé votre amour, et d’un pareil rapport

J’ai trompé Doristée.

DORISTÉE.

Mon cœur, tu n’es pas mort ?

Cher objet de mes yeux !

CLÉAGÉNOR.

Beau sujet de mes larmes !

Vous respirez le jour et je revois vos charmes.

Ô bonheur ! ô transport à nul autre pareil !

Ô le plus heureux jour qu’ait produit le soleil !

DIANE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois !

THÉANDRE.

En cette aise commune,

Allons de vœux communs bénir votre fortune ;

Et l’on s’entretiendra des maux qu’on a soufferts

Quand nous aurons aux dieux nos hommages offerts.

Tous sortent.

DIANE, seule.

Ô l’agréable abus ! que pouvait cette belle ?

Je cédais à l’amour et j’espérais tout d’elle ;

Mais nature y pourvut, et mon honnêteté,

Quoique je l’exposasse, était en sûreté. 

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