L'Innocente infidélité (Jean de ROTROU)

Tragi-comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1634.

 

Personnages

 

HERMANTE, maîtresse de Félismond

FÉLISMOND, roi d’Épire

PARTHÉNIE, reine d’Épire

LE DUC, oncle de Parthénie

ÉVANDRE, gentilhomme de Félismond

CLARIMOND, amant de Parthénie

CLÉANOR, père de Parthénie

THERSANDRE, confident de Clarimond

CLARIAINE, nourrice d’Hermante

LÉONIE, suivante de Parthénie

LE GRAND-PRÊTRE

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

HERMANTE, seule

 

Vous qui ne respirez qu’horreurs et que carnages,

Puissances des enfers, Parques, discordes, rages,

Du Styx et du Léthé quittez les tristes bords

Pour exercer ici vos tragiques efforts ;

Que je sois seule en butte à vos funestes œuvres ;

Mégères, j’ai du sang pour toutes vos couleuvres.

J’ai trop, j’ai trop régné sur un perfide cœur,

Il faut qu’un autre objet enfin en soit vainqueur,

Et qu’Hermante honteuse, infante, délaissée,

Ne trouve plus de lieux même dans sa pensée !

Ô sensible douleur ! je survis cet affront,

Mon sein n’en rougit pas aussi-bien que mon front !

Mon sang, souillé qu’il est, coule encor dans mes veines.

Et la peur de mourir prolongera mes peines !

Non, non, il faut mourir. Quels supplices, quels fers

À cette malheureuse ouvriront les enfers ?

Quoi ! du coup de ma mort mon bras se peut défendre !

J’osai la mériter, et je ne l’osai prendre !

En la punition la peur vient m’assaillir,

Et je fus si facile et si prompte à faillir !

Meurs, triste objet d’ennuis, mais rends ta mort célèbre ;

Fais de toute l’Épire un théâtre funèbre ;

Ne médite qu’horreur, que carnage, qu’effroi ;

Va tuer Parthénie entre les bras du roi ;

Meurs ! mais en périssant fait périr ta rivale,

Et qu’ainsi que l’amour la mort vous soit égale ;

Frappe d’un même coup deux cœurs qui furent siens,

Et d’une même main romps deux mêmes liens ;

N’attends pas que l’objet qui fait naître ta peine

Emporte dessus toi la qualité de reine ;

Romps ce fatal hymen qui doit joindre leurs jours,

Perds ses prétentions, sa vie et ses amours.

 

 

Scène II

 

HERMANTE, CLARIANE

 

CLARIANE, l’arrêtant.

Quel trouble, quels ennuis excitent cette rage,

Et de quelle rougeur est peint ce beau visage ?

HERMANTE.

Tes conseils suborneurs, supplice de mes yeux,

Me rendent aujourd’hui l’opprobre de ces lieux ;

Toi seule as allumé cette impudique flamme,

Si vaine et si fatale au repos de mon âme.

Il faut que de ces mains je déchire le sein

Où tu conçus pour moi ce damnable dessein ;

Il faut que de mes dents j’arrache cette langue

Qui me fît une sale et funeste harangue.

Par toi, monstre d’enfer, peste de cette cour,

Je perdis mon honneur et je perdrai le jour.

CLARIANE, à part.

Quel soudain changement ! quelle ardeur insensée !

Quel trouble, quel transport agite sa pensée ?

HERMANTE.

Traîtresse, j’ai le fruit de ces sales avis

Dont tu m’as tant pressée et que j’ai trop suivis :

Mon honneur étouffé, mon espérance morte,

Sont les heureux succès que ton conseil m’apporte :

Voilà cette grandeur, ce sceptre, ces honneurs,

Que m’ont fait espérer tes discours suborneurs !

CLARIANE.

Qu’à vos justes douleurs mon trépas satisfasse,

Et que le ciel me juge indigne de sa grâce,

Si je n’avais du roi ce solennel serment,

Qu’il devait s’abaisser par votre avancement,

Que vous partageriez son rang et sa fortune,

Et qu’il trouvait sans vous la lumière importune.

HERMANTE.

C’est ainsi que l’amour dépouille la vertu :

Il dépouille l’éclat dont il est revêtu,

Prend le titre d’enfant, se bande le visage,

Se laisse captiver, offre, promet, s’engage,

Et, quand par cette ruse il se voit triomphant,

Change au nom du tyran la qualité d’enfant ;

En l’acquisition il met toute sa gloire,

Et, quand il a vaincu, méprise sa victoire :

Qui tâche à l’acquérir tâche de s’en priver ;

Et des refus dépend l’heur de se conserver.

Mais son mépris en moi trouve une âme sensible.

Qu’on invente une mort épouvantable, horrible ;

Qu’on apprête à mes yeux les flammes et les fers ;

Que le roi, s’il se peut, fasse ouvrir les enfers,

Rien ne me peut ravir le dessein légitime

De mériter la mort au moins par un beau crime.

Qui peut perdre l’honneur et ne se cacher pas,

Peut d’un front assuré voir l’horreur du trépas.

CLARIANE.

Dieux ! que proposez-vous ? quel crime, quel carnage ?

Qui pour vaincre se perd n’a qu’un triste avantage.

En cette extrémité consultez la raison,

Armez votre vertu contre sa trahison ;

Ou, si votre fureur vous en doit la vengeance,

De ma mort seulement tirez cette allégeance,

Et pour vous conserver perdez ce faible corps

Qui ne peut résister à vos moindres efforts.

HERMANTE.

Ô combat ! ô vengeance indigne d’un courage

Qui veut voir une reine immolée à sa rage !

Tes yeux privés du jour, et ton sang répandu,

Mettront-ils en mes mains le sceptre qui m’est dû ;

Et ce bras ne doit-il qu’être ton homicide

Pour rendre à mes désirs les vœux de ce perfide ?

Ô légère vengeance ! ô faux soulagement !

Suis, sans plus consulter, suis ton ressentiment ;

Porte le coup mortel au sein de Parthénie :

Qu’elle n’obtienne pas ce qu’un ingrat me nie.

Quoi ! ta rivale aurait les fruits de ton honneur !

Il serait son époux, et fut ton suborneur !

Et l’on dirait partout, pour accroître ta peine :

Il a joui d’Hermante, et Parthénie est reine.

Ah ! c’est trop consulter : enfers, hommes, ni dieux,

Ne peuvent divertir ce dessein furieux.

CLARIANE.

Madame, sans passer à ces efforts extrêmes,

Réclamons des enfers les puissances suprêmes :

Je connais un vieillard dont les secrets divers

Peuvent faire changer et périr l’univers :

Il arrête d’un mot la lumière naissante ;

Il rend la mer solide et la terre mouvante ;

Il brise les rochers, il aplatit les monts,

Et dispose à son gré du pouvoir des démons :

Que j’aille de ce pas consulter sa science,

Et vous l’estimerez après l’expérience.

Reposez sur mes soins cet important souci,

Et que dans un moment je vous retrouve ici.

HERMANTE.

Ma chère Clariane, obligez une amante,

Et ne la flattez point d’une inutile attente.

J’ai reconnu vos soins, et j’ose présumer

Qu’un naturel instinct vous oblige à m’aimer.

Signalez aujourd’hui cette vertu si forte :

D’un favorable effet la cause ne m’importe ;

J’emploierais tous moyens pour toucher ses esprits ;

Et les crimes sont beaux dont un trône est le prix.

CLARIANE.

Si vous ne rangez tout sous votre obéissance,

Ses efforts seront vains et l’enfer sans puissance ;

Un autre dieu pourra ce que ne peut l’Amour.

Sa maison n’est pas loin ; attendez mon retour.

Elle sort.

HERMANTE, seule.

Puisque le ciel est sourd et se rit de ma flamme,

Enfers, assistez-moi, c’est vous que je réclame ;

Toi leur prince et leur dieu ; vous qui les habitez,

Mânes, ombres, démons, noires divinités.

C’est de votre pouvoir que j’attends l’assistance

Qui doit, malgré le ciel, couronner ma constance ;

C’est à vous seulement que je puis... Mais voici

Cet infidèle objet qui cause mon souci.

 

 

Scène III

 

HERMANTE, FÉLISMOND

 

FÉLISMOND.

Que fait Hermante ici, pensive et solitaire ?

HERMANTE.

Ainsi que votre amour sa belle humeur s’altère.

FÉLISMOND.

Quoi ! tu crois qu’un second éteigne un premier feu ?

HERMANTE.

Qu’il l’allume ou l’éteigne, il m’importe fort peu.

FÉLISMOND.

Ô dieux ! quelle froideur à tes flammes succède !

HERMANTE.

Le mal est bien cruel qui n’a point de remède.

FÉLISMOND.

Puisque cette froideur t’est un soulagement,

T’aimant comme je fais j’aime ton changement.

HERMANTE.

Et moi dont le malheur et l’amour fut extrême,

Je hais la perfidie et le perfide même.

FÉLISMOND.

Quoi ! tu joins l’arrogance à l’infidélité ?

HERMANTE.

Pourquoi la souffrez-vous avec impunité ?

N’épargnez point mes jours, ordonnez des supplices

À ce qui fut jadis votre âme et vos délices ;

Privez du jour ces yeux qui furent vos soleils ;

Qu’on dresse de ma mort les tristes appareils ;

Que le même flambeau qui fait cette journée

Éclaire pour ma mort et pour votre hyménée ;

J’obéis sans contrainte à mon ressentiment :

Le dessein de mourir fait parler librement.

FÉLISMOND.

L’amour que j’eus pour toi fut assez violente

Pour me faire souffrir cette humeur arrogante :

On doit ce privilège à des désespérés ;

Tu venges ces attraits que j’ai tant révérés ;

Méprise cet ingrat, ce traître, ce barbare.

Adieu ; la patience est une vertu rare.

Il sort en riant.

HERMANTE, seule.

Il joint la raillerie à sa légèreté,

Et cette peine est due à ma simplicité :

Mais si l’effet succède à l’espoir qui me flatte,

Il sera l’importun et je serai l’ingrate ;

Du prix d’un diadème et d’un cœur tout de feu

Le traître achètera ce qu’il prise si peu.

Voici de qui j’attends cet effet que j’espère.

 

 

Scène IV

 

HERMANTE, CLARIANE

 

HERMANTE.

Eh bien ?

CLARIANE.

Tout vous succède et tout vous est prospère.

Réprimez ces fureurs, séchez ces tristes yeux :

Aujourd’hui même Hermante est reine dé ces lieux ;

Un charme vous élève à cet honneur extrême,

Et range sous vos lois l’Épire et son roi même :

Une bague enchantée aura cette vertu.

Relevez seulement ce courage abattu,

Songez à soutenir cette gloire infinie,

Et méditez des lois pour toute l’Albanie

HERMANTE.

Ô doux et rare effet de ton affection !

Mon sang peut-il payer cette obligation ?

Pour te récompenser est-ce assez que je meure ?

Quand sera-t-elle prête ?

CLARIANE.

Au plus tard dans une heure.

HERMANTE.

Combien d’impatience à mon espoir se joint !

Je t’attends au palais.

CLARIANE.

Je ne tarderai point.

Elles sortent.

 

 

Scène V

 

CLARIMOND, THERSANDRE

 

CLARIMOND.

Que ce ne soit orgueil, mépris, ni perfidie,

Je la perds toutefois, que veux-tu que je die ?

Ne me plaindrai-je pas ? dois-je bénir mon sort,

Et voir sans déplaisir l’appareil de ma mort ?

Je lui reproche à tort le titre d’infidèle :

Un diadème au front fait l’inconstance belle ;

Et ce point, cher Thersandre, augmente mon malheur,

De sentir et n’oser témoigner ma douleur.

Le temps modère tout ; mais perdre Parthénie,

Le désir et l’espoir de toute l’Albanie,

Et que les dignités emportent sur l’amour

Cet objet le plus beau qui respire le jour,

C’est là que la constance excède le courage ;

Ce sensible accident est un objet de rage.

THERSANDRE.

Mais vos efforts sont vains contre sa majesté,

Et vous devez céder à la nécessité.

CLARIMOND.

Si je pouvais au moins lui reprocher ma peine

Et la nommer ingrate, insensible, inhumaine,

J’aurais en mon malheur quelque soulagement ;

Mais je souffre, et ne puis me plaindre justement :

Elle quitte l’Amour pour suivre la Fortune ;

L’un lui serait plus doux, mais l’autre est moins commune ;

Où brille son éclat ce dieu n’est plus connu :

La Fortune est parée, et l’Amour va tout nu.

THERSANDRE.

Ces extrêmes regrets, cette plainte assidue,

Témoignent un grand droit de l’avoir prétendue.

Reçut-elle jadis votre inclination,

Et fut-elle sensible à votre affection ?

CLARIMOND.

Autant à ce doux air que porte la lumière

Sont sensibles les fleurs de la saison première.

Jamais telle union n’engagea deux esprits ;

Nous étions l’un de l’autre et l’objet et le prix ;

Elle baisait ses fers, je vantais mon servage,

Et notre affection croissait comme notre âge.

De tout obstacle enfin nos feux étaient vainqueurs ;

L’Amour allait unir nos corps comme nos cœurs,

Lorsque cette beauté si rare et si charmante

Fit briller à la cour sa lumière naissante.

Là, cet aveugle enfant qui lui donna ma foi

Du trait qu’il m’a tiré blessa le cœur du roi ;

Là, ces foudres d’amour qui n’épargnent personne

Mirent la servitude avec une couronne :

Elle vint chez le roi, le vit et le vainquit ;

Et mon espoir mourut quand son désir naquit.

On célèbre aujourd’hui ce fatal hyménée :

Telle est de mon amour la triste destinée.

THERSANDRE.

Si vous fûtes unis d’un accord si parfait,

Le temps à vos désirs produira quelque effet.

Que voit-on que l’hymen ne permette de faire

Si l’inclination n’établit ce mystère ?

Vous possédez son cœur quand il pare son front ;

Elle épouse le roi, mais aime Clarimond.

CLARIMOND.

Je ne conçus jamais ces erreurs insensées :

La même honnêteté gouverne ses pensées.

Avec ce jour fatal mon espoir doit finir,

Et la mort seulement nous pourra réunir.

Assiste toutefois à la cérémonie,

Observe exactement les yeux de Parthénie ;

Vois si quelque regard, quelque soupir secret

Ne témoignera point encor quelque regret

Et quelque souvenir de sa première flamme.

THERSANDRE.

Adieu ; je sonderai jusqu’au fond de son âme.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

FÉLISMOND, PARTHÉNIE, CLÉANOR, LE DUC,  ÉVANDRE, THERSANDRE, LE GRAND-PRÊTRE, suite d’officiers et de païens, ensuite HERMANTE.

 

Le temple s’ouvre ; tout le monde est à l’autel.

LE GRAND-PRÊTRE, à genoux.

Toi dont toute l’Épire attendait ce beau jour,

Saint démon de ces lieux où toute chose abonde,

Et que l’on peut nommer les délices du monde,

De ces globes d’azur dont tu régis le cours

Entends nos vœux communs et répands ton secours.

Et toi dont le pouvoir préside à ce mystère,

Sacré fils de Vénus, puissant dieu de Cythère,

Choisis tes plus beaux traits, détache ton bandeau,

Et d’un feu pur et saint allume ton flambeau ;

Signale ton pouvoir par cette illustre marque.

Que ta main sous tes lois asservisse un monarque

Craint et chéri des siens, toujours victorieux,

Et de tous le plus grand et le plus glorieux.

Que sa chaste moitié par lui peuple l’Épire

De rois sous qui dans peu tout l’univers respire ;

Serre d’un nœud si fort leurs pudiques amours,

Que jamais accident n’en termine le cours.

CLÉANOR.

Que les Dieux et les destinées

Les préservent de tous malheurs,

Et dessus, un siècle d’années,

À pleines mains versent des fleurs.

LE DUC.

Qu’à jamais de cet hyménée

L’Épire bénisse les lois,

Et que leur couche fortunée

Soit la source de mille rois.

FÉLISMOND.

Que les dieux par cette alliance

Se donnent des adorateurs

Qui fassent craindre leur puissance

Et montrent qu’ils en sont auteurs.

PARTHÉNIE.

Que la Fortune soit sans roue

Parmi tant de prospérités,

Et qu’aucun malheur ne dénoue

Le nœud qui joint nos libertés.

LE GRAND-PRÊTRE,
joignant les mains de  Félismond et de Parthénie.

Sire, promettez-vous de rendre à cette belle ?

Sous ce joug chaste et saint, une ardeur mutuelle ;

Que toujours vos désirs répondront à ses vœux,

Que vos flammes croîtront à l’envi de ses feux,

Et que ce dieu par qui vos âmes sont blessées,

Comme je joins vos mains unira vos pensées ?

FÉLISMOND.

Que je meure au moment que cet objet vainqueur

Ne me sera pas cher à l’égal de mon cœur,

Et que hors de ses bras toutes autres délices

Ne seront pas pour moi des fers et des supplices.

LE GRAND-PRÊTRE, à Parthénie.

Et vous en qui le ciel a si prodiguement

Mis tout ce qu’on peut voir de rare et de charmant,

Ne promettez-vous pas à la foi qu’il vous donne

De partager ses soins ainsi que sa couronne,

Et de le révérer sur tous ceux de ces lieux

Comme le seul objet agréable à vos yeux ?

PARTHÉNIE.

Oui.

LE GRAND-PRÊTRE.

Par le saint pouvoir d’Amour et d’Hyménée,

J’unis vos jours, vos corps et votre destinée :

Que ce nœud chaque jour devienne plus étroit,

Que contre vos plaisirs le feu perde son droit,

Qu’ils ne cessent jamais, qu’ils donnent à l’Épire

De neuf mois en neuf mois les fruits qu’elle désire ;

Et que la terre un jour voie de toutes parts

Trembler ses habitants dessous ces jeunes Mars.

Les trompettes sonnent. Hermante entre d’un air grave ayant au doigt une bague enchantée. Elle n’est vue que de Félismond.

FÉLISMOND, à part.

Où s’est imprudemment ma liberté rangée ?

Sous quelle étroite loi s’est mon âme engagée ?

Hermante espérait mieux, et sa fidélité

Fait un juste reproche à ma facilité.

Qu’elle éblouit les yeux d’une douce lumière !

Tel le soleil éclate en la saison première ;

Et telle se fait voir la beauté de sa sœur

Alors qu’elle a dessein de plaire à son chasseur.

HERMANTE, à part.

Sa vue à mes regards fixement attachée

Prouve assez clairement que son âme est touchée.

FÉLISMOND.

Inutile regret, pourquoi viens-tu si tard ?

LE DUC.

Sire, la compagnie attend votre départ.

FÉLISMOND.

Allons.

Bas à Hermante.

Confus, saisi, la parole interdite,

J’implore ta pitié, j’ai trahi ton mérite.

Pardonne, belle Hermante, à mon ressentiment

Cette ingrate action de mon aveuglement :

Un juste repentir à mon oubli succède ;

Mais il n’est point de mal qui n’ait quelque remède.

HERMANTE.

La mort sera le mien.

FÉLISMOND.

Espère mieux ; adieu.

Qu’un importun respect me tire de ce lieu.

THERSANDRE.

Ô dieux ! quel changement !

CLÉANOR, au duc.

Que dessus son visage

Cette altération m’est un triste présage !

LE DUC.

N’espérez toutefois qu’un salutaire effet,

Puisque cette alliance est un choix qu’il a fait.

Ils sortent tous, excepté Hermante.

 

 

Scène II

 

HERMANTE, seule, montrant sa bague enchantée

 

Voici l’arme qui rompt une chaîne si forte.

Enfers, dessus les cieux votre pouvoir l’emporte.

Superbes habitants de ces champs azurés

Qui par notre ignorance étiez seuls révérés,

Cédez à d’autres dieux cet orgueilleux empire ;

Les enfers désormais vont gouverner l’Épire :

De leur seule vertu soyons reconnaissants,

Et qu’au lieu de monter descendent nos encens !

Elle sort.

 

 

Scène III

 

CLARIMOND, THERSANDRE

 

CLARIMOND.

Ô dieux ! que me dis-tu ?

THERSANDRE.

Jugez si l’assemblée

Par cet étonnement doit pas être troublée ;

Tous étaient interdits, chacun était confus

Et surpris, moi sur tous si jamais je le fus.

La reine, parmi nous seule égale à soi-même,

Feignait de ne pas voir ce changement extrême ;

Tous en font jugement, mais assez inégal,

Et chacun toutefois en préjuge du mal.

Pour moi, qui fus ravi de voir cette inconstance,

Pour venir vous trouver j’ai quitté l’assistance ;

Et je pense vous faire un assez doux rapport,

Sachant que cet hymen vous afflige si fort.

CLARIMOND.

En quoi m’importe, hélas ! leur amour ni leur haine,

Si pour la posséder toute espérance est vaine ?

Je connais Parthénie, et sais que sa vertu

Ne se peut ébranler, quelqu’effort qu’elle ait eu :

Elle suivra les lois où son devoir l’engage ;

Elle aimera ce prince, ou constant ou volage ;

Son honneur est trop pur, et pour me résister

Elle n’a seulement qu’un enfant à dompter.

THERSANDRE.

On méprise aujourd’hui cette fausse victoire

Qui pour tant de travail nous vaut si peu de gloire ;

Et la possession du véritable honneur,

Ce n’est pas où la femme établit son bonheur ;

Elle veut sembler chaste et n’aime pas à l’être,

C’est assez de bien feindre et de la bien paraître ;

Ce titre avec l’effet lui serait importun :

Seule elle en a le nom, mais le vice est commun.

CLARIMOND.

Tenter ce vain remède à ma mélancolie,

C’est inutilement mettre Osse sur Pélie ;

Mais puisque je me sens blessé de traits si forts

Que toute autre allégeance excède mes efforts,

Et puisqu’il faut mourir, qu’au moins ma mort soit belle ;

Pour la ressentir moins qu’elle me vienne d’elle :

M’ayant ôté le cœur avec les traits d’Amour,

Qu’avec ceux de la Mort elle m’ôte le jour.

Livrons à son honneur une atteinte secrète ;

Le danger du combat excuse la retraite.

Typhée en son orgueil rencontra son tombeau ;

Et son crime fut grand, mais son renom est beau.

THERSANDRE.

Le respect en amour est une vertu lâche :

Ce dieu donne à qui s’offre, et rit de qui se cache.

La crainte ne produit que de honteux mépris ;

Et les témérités quelquefois ont des prix.

CLARIMOND.

Écoute : Clariane, une vieille en qui l’âge

Des mystères d’amour a rais un long usage,

Et qui m’aima toujours, me peut en ce besoin

Témoigner son adresse et fournir de son soin ;

Car de telle entreprise un homme est incapable,

Et ce sexe à soi-même est bien plus redoutable ;

Il se donne un accès et plus libre et plus prompt ;

Et l’une l’autre enfin la femme se corrompt.

Mais surtout quand de l’or l’agréable lumière

Fera de ce dessein l’ouverture première,

Quel effet n’aura point sur les débiles yeux

De ce corps tout usé ce métal précieux !

Cherchons-la de ce pas.

THERSANDRE.

Je connais cette femme :

Elle peut bien, sans doute, obliger votre flamme ;

C’est un esprit expert, rusé, subtil, adroit,

Et qui sur un plus jeune aura beaucoup de droit ;

Et puis l’or enhardit l’âme la plus timide :

L’avarice est d’amour une mauvaise guide.

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

FÉLISMOND, ÉVANDRE

 

FÉLISMOND.

Toi qui sous le respect de tes divines lois

Ranges également les peuples et les rois,

Ô ciel, étends sur moi ton bras épouvantable.

Que tarde ton courroux ? punis ce détestable.

Quel plus lâche infracteur te peut-il immoler ?

Je n’embrasse tes lois que pour les violer :

Ce profane mortel de ton pouvoir se joue ;

Il te demande un nœud qu’aussitôt il dénoue ;

Il porte dans ton temple un cœur dévotieux,

Et l’emporte en sortant rebelle et vicieux.

ÉVANDRE.

Sire, quel changement, quelle douleur vous presse

En une si commune et si juste allégresse ?

Tous vos peuples ravis sautent avecque vœux ;

L’Épire n’est qu’un feu formé de mille feux ;

En cet heureux hymen tout notre bien consiste,

Et de tous ces plaisirs la seule cause est triste !

Chacun vous applaudit, tous par vous sont contents,

Et la mélancolie est votre passe-temps !

FÉLISMOND.

Que les astres cruels qui font mon aventure

Ne m’ont au lieu d’un lit ouvert la sépulture ?

Tyran des libertés, Hymen, que ton flambeau

Ne m’a-t-il éclairé de l’autel au tombeau ?

Ô servage fatal ! ô noce infortunée !

Ô cent fois malheureuse et maudite journée !

ÉVANDRE.

Sire, vous blasphémez contre un lien sacré

Que les plus vicieux ont toujours révéré.

Certaines déités, simples et moins austères,

Laissent imprudemment profaner leurs mystères :

Vénus s’acquiert du droit sur beaucoup de mortels,

Mais on peut sans danger démolir ses autels ;

Le dieu de la clarté, Mars, Junon, ni Mercure,

N’exigent point de nous une candeur si pure.

Mais, sire, quand Hymen possède notre foi,

Il veut qu’exactement on révère sa loi ;

Et les crimes qu’on fait contre ce qu’il ordonne

Sont suivis de malheurs qui n’épargnent personne.

La reine a pour vos yeux eu des charmes si doux,

Et ces noces ont fait tant de princes jaloux !

Méprisez-vous sitôt un bien si délectable,

Et ne trouvez-vous plus votre choix équitable ?

FÉLISMOND.

Je sais que Parthénie a des attraits charmants ;

Je ne veux rien ôter à ses doux ornements ;

Je connais ses vertus, elle est sage, elle est belle,

Et le ciel sait aussi quels respects j’ai pour elle :

Mais pour mes yeux Hermante a des charmes secrets

Qui font mourir ma joie et naître mes regrets :

Je connais leur naissance et leur vie inégale,

J’abhorre comme toi ma passion brutale ;

Mais un trop fort instinct me bâtit ma prison,

Et mon âme charmée est sourde à la raison.

Hermante, beau sujet de l’ennui qui me touche,

Qu’une importune loi te dérobe à ma couche !

Quoi ! ta fidélité ne me pouvait toucher,

Et je me suis privé d’un bien qui m’est si cher !

ÉVANDRE.

Quoi ! sire, une faveur qui vous fut si commune

N’a pas éteint encor cette flamme importune,

Et laisse si longtemps votre inclination

À ce lascif objet de votre passion ?

FÉLISMOND.

Ah ! c’est trop, cher Évandre, outrager son mérite :

De cette vérité mon oreille s’irrite ;

Estime son humeur, parle de ses appas,

Et ne m’entretiens point de ce qu’elle n’a pas.

J’aime ce qui me plaît, et mes lascives flammes

Ne cherchent la vertu ni l’honneur dans les dames ;

J’aime au temple leur crainte et leur honnêteté,

Au lit leur belle humeur et leur facilité.

Hermante, cet objet pour qui mon cœur soupire,

Ayant ces qualités, a ce que je désire.

Où brille loin de moi cet astre de ces lieux ?

Quels antres, quels enfers la cachent à mes yeux ?

ÉVANDRE.

Repoussez constamment ces premières atteintes

Qui vous feraient l’objet de nos communes plaintes.

Sire, n’attirez pas sur votre majesté

La colère d’un dieu justement irrité :

Contre ce rude assaut armez votre courage,

Un long calme suivra ce prompt et court orage.

FÉLISMOND.

C’est trop, timide roi, combattre tes plaisirs ;

Suis, triste Félismond, suis tes jeunes désirs :

Tes amis, tes sujets, les dieux, ni Parthénie,

Ne modéreront pas ton ardeur infinie.

Foule aux pieds tout respect : suis ce fatal aimant,

Et péris s’il le faut en ton aveuglement.

ÉVANDRE.

Sire !

FÉLISMOND.

Toute raison m’est importune et vaine

Dans le dessein que j’ai de soulager ma peine.

Si mon repos t’est cher...

ÉVANDRE.

Hélas ! plus que le jour.

FÉLISMOND.

Au lieu de m’accuser, oblige mon amour ;

Cherche cette beauté dont toute âme est ravie,

Accourcis mon attente et prolonge ma vie.

Doux charme de mes sens, quel endroit écarté

Cache à mes tristes yeux ta divine clarté ?

L’envie enragera des biens que je t’apprête,

Et de voir que mon cœur soit deux fois ta conquête.

Mais de tous ces assauts mes vœux triompheront,

Mes bras parmi les tiens encor se mêleront,

Nous serons indulgents à nos jeunes caprices,

Et la mort seulement finira nos délices.

Ô doux ravissement ! ce jeune astre d’amour

À mes tristes regards a ramené le jour.

Charme de mes désirs, belle et naissante Aurore,

Crains-tu de m’éclairer, et fuis-tu qui t’adore ?

En quels lieux, mon souci, peux-tu dresser tes pas

Où tu trouves un roi captif de tes appas ?

 

 

Scène V

 

FÉLISMOND, ÉVANDRE, HERMANTE

 

HERMANTE, avec dédain.

Où vous transporte, ô dieux, votre ardeur véhémente ?

Vous cherchez Parthénie, et je ne suis qu’Hermante.

FÉLISMOND.

C’est cette Hermante aussi que je cherche de voir ;

L’autre a sur mes désirs un débile pouvoir.

HERMANTE.

Que vous profiterait cette inutile peine,

Et que dois-je prétendre aux désirs de la reine ?

FÉLISMOND.

Mes sujets seulement relèvent de sa loi ;

Mais Hermante est ma reine et captive leur roi.

HERMANTE.

Je préfère l’éclat de cent moindres couronnes

Au titre spécieux que votre amour me donne.

Du bandeau que je veux mon front n’est point couvert ;

Avecque votre amour ma dignité se perd :

Je suis reine en l’ardeur dont votre âme est atteinte,

Et je deviens sujette alors qu’elle est éteinte :

Vous refusant j’acquiers, je perds en vous donnant,

Et vous me rabaissez presqu’en me couronnant.

Par le premier baiser dont je vous favorise,

Votre feu s’alentit et mon sceptre se brise.

FÉLISMOND.

Cruelle !

HERMANTE.

Une heure a bien relevé mon destin :

Tantôt j’étais Hermante, et je suis reine enfin.

Pour conserver ce rang souffrez que je vous nie

Ce qui demain rendrait ma dignité bannie.

Adieu ; la reine attend ce que vous lui devez.

Ses yeux de vos regards sont trop longtemps privés.

Elle sort.

FÉLISMOND.

Quoi ! ni mon repentir, ni mes vœux., ni ma peine...

Mais, dieux ! comme elle fuit ! suivons cette humaine.

Il suit Hermante.

ÉVANDRE.

Ô honteuse fureur ! ô fatal accident !

Ô présage certain d’un malheur évident !

Que ce brutal Amour, ce tyran redoutable,

Est dans les cœurs des rois un monstre détestable ;

Et combien de malheurs menacent cette cour,

Où ce grand changement n’est que l’effet d’un jour !

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

FÉLISMOND, HERMANTE

 

FÉLISMOND.

Orgueilleuse beauté, puisque tant de prières

Ne peuvent t’obliger à finir mes misères,

Que je perds à te suivre et mes pas et mon temps,

Et qu’ainsi que mes maux tes mépris sont constants,

Que tardent contre moi les effets de ta haine ?

Sois-moi plus rigoureuse, ou sois-moi plus humaine,

Que la mort soit le prix de ma ferme amitié ;

Sois pour moi sans respect ainsi que sans pitié.

HERMANTE.

Tels sont des amoureux les discours ordinaires ;

Ils réclament toujours ces morts imaginaires :

Mais tel qui nous paraît la souhaiter le plus

Ne la demande point qu’assuré du refus.

Moi, que j’exécutasse un projet si barbare !

Que j’ôtasse à l’Épire un monarque si rare !

Que mille fois la mort prévienne ce dessein,

S’il doit être, cruel, dans ce coupable sein.

FÉLISMOND.

Prononce seulement cet arrêt favorable,

Mon bras l’accomplira contre ce misérable.

HERMANTE.

Quoi que votre grandeur vous fasse présumer,

(Le dirai-je en un mot ?) je ne vous puis aimer,

Et je ne puis songer sans un regret extrême

D’avoir abandonné mon honneur et moi-même.

J’ai rompu tous les traits dont mon cœur fut touché :

Un tardif repentir vaut mieux qu’un long péché.

FÉLISMOND.

Ah ! c’est trop, inhumaine, irriter ma constance ;

Un pouvoir absolu vaincra ta résistance ;

Tu dois à mon amour les plaisirs que je veux ;

Et qui manque une fois s’oblige à faillir deux.

Ce repentir est vain où ton esprit se fonde ;

La première faveur engage à la seconde ;

Mais par un seul regard réprime ces transports ;

Et ne m’oblige point aux extrêmes efforts.

HERMANTE.

Contre un ferme dessein toute puissance est vaine,

Et de l’indifférence elle produit la haine.

Quelque effort violent qui nous puisse assaillir,

Pouvant souffrir la mort on peut ne point faillir.

FÉLISMOND.

Ah ! triste Félismond, relâche ton courage

À tous les mouvements et de haine et de rage,

Et que ton amour cède à ton autorité

Le droit de s’employer contre sa cruauté.

Ne laisse pas le jour aux ingrats qui t’en privent,

Et fais charger de fers les mains qui te captivent ;

Que l’horreur d’un cachot épouvantable, affreux,

Te venge du mépris qu’elle fait de tes vœux ;

Fais de ce même pas accomplir ton envie,

Et ne revois jamais ces tyrans de ta vie.

HERMANTE.

Sire, avant que d’entrer en ce funeste lieu,

Qu’un baiser nous sépare et signe notre adieu.

Quoi ! vous tenez encor mon ardeur incertaine,

Et sonder votre amour c’est gagner votre haine ?

Ouvrez, ouvrez ce sein, ce coup me sera doux :

Voyez-y de quel feu mon cœur brûle pour vous ;

Et si vous n’êtes pas satisfait de ses peines,

Augmentez mes tourments et redoublez mes chaînes.

FÉLISMOND.

Reine de mes désirs, doux charmes de mes sens,

Quel plaisir est égal au transport que je sens ?

Quels pleurs et quels soupirs sont dignes de ma grâce,

Et pour la mériter que veux-tu que je fasse ?

Il l’embrasse.

Ô d’un triste combat heureux événement,

Où chacun de nous perd et gagne également !

Tels ne furent jamais les baisers de l’Aurore

Trouvant son favori sur le rivage maure ;

Ni tels ceux de Vénus embrassant ce chasseur

Qui naquit d’un inceste et fut fils de sa sœur.

Hermante, par quel sort, résistant à tes charmes,

À de nouveaux vainqueurs ai-je rendu les armes ?

Que ce fatal hymen soit maudit mille fois ;

J’en abhorre le joug, j’en déteste les lois.

Toute religion et toute crainte est vaine ;

Toi seule es mon épouse, et toi seule es ma reine.

HERMANTE.

Si j’ai tant de pouvoir sur votre majesté,

Que ne puis-je obtenir par son autorité ?

Pouvez-vous pas briser quelque nœud qui vous serre ?

Ce qu’au ciel sont les dieux les rois le sont sur terre ;

Et c’est ternir l’éclat de votre dignité

Que de souffrir qu’elle ait un pouvoir limité.

FÉLISMOND.

Il n’est rien que j’épargne et rien que je te nie :

Mais comment arracher le sceptre à Parthénie,

Et la priver des droits dont un aveugle amour

Me la fit honorer ?

HERMANTE.

En la privant du jour,

Tout est vôtre, et l’objet de votre moindre envie

Peut s’acheter du prix de la plus belle vie.

FÉLISMOND.

Cet avis est cruel.

HERMANTE.

L’effet en sera doux.

Puis-je voir sans regret qu’une autre soit à vous,

Vous témoigner le jour une ardeur sans égale,

Et vous croire la nuit au sein d’une rivale ?

Lorsqu’à ces lâchetés un esprit se résout,

Il aime froidement, ou n’aime point du tout.

FÉLISMOND.

Pour rendre à ton amour un parfait témoignage,

Et pour franchir la loi d’un ennuyeux servage,

Je soumets tout respect à tes moindres avis,

Et veux qu’aveuglément tes desseins soient suivis.

J’immole Parthénie à l’ardeur qui m’enflamme ;

Tu posséderas seule et mon corps et mon âme :

Mais pour exécuter ce dessein promptement,

Qui pourrai-je charger de ce commandement ?

Évandre m’est fidèle, et peut par sa prudence

S’acquitter dignement de cette confidence :

Cet adroit confident la conduira par eau,

Sur le soir un peu tard, en un proche château,

Et là, subtilement dans le sein de Neptune

Fera précipiter cette femme importune ;

Il feindra de la plaindre, et, de retour au port,

Au malheur d’une chute imputera sa mort :

Après, tout est facile.

HERMANTE.

Ô dessein salutaire !

Sire, sans consulter, prenez donc cette affaire :

Je vous vais cependant préparer des plaisirs

Que vous confesserez égaux à vos désirs.

FÉLISMOND.

Que ma bouche en partant se paie d’une dette.

HERMANTE.

De mille s’il le faut. Est-elle satisfaite ?

FÉLISMOND.

Je crois faire les dieux et les hommes jaloux ;

Et tes derniers baisers sont toujours les plus doux.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

ÉVANDRE, PARTHÉNIE, ensuite FÉLISMOND

 

ÉVANDRE.

On le plaint comme vous, et sans un charme étrange

Jamais si promptement un esprit ne se change :

Ainsi que son esprit son corps est altéré ;

Ses gestes sont confus, son œil est égaré,

Il pleure et la poursuit avecque tant d’instance,

Que vous le plaindrez même alors qu’il vous offense ;

Il accuse le ciel, et, tous respects bannis,

Déteste le lien dont vous êtes unis.

PARTHÉNIE.

L’amour ne dure pas étant si violente :

J’obtiendrai quelque jour ce que possède Hermante.

Laissons un libre cours à ses jeunes désirs,

Et fermons pour un temps les yeux à ses plaisirs :

Un jour les dieux, touchés de mon amour extrême,

Pour me le rendre enfin le rendront à soi-même ;

Et je tiens pour effet de ton affection

Que tes soins contre moi servent sa passion.

ÉVANDRE.

Ah ! commandez plutôt que de cette sorcière

Cette main à vos yeux soit la juste meurtrière ;

Coupons racine aux maux dont ces sales amours

Troublent votre repos et menacent vos jours :

L’honneur et les respects dus à la loi divine,

Et le bien de l’état dépend de sa ruine :

Ôtons-lui ce qu’un jour elle vous peut ravir ;

C’est obliger le roi que de le desservir.

PARTHÉNIE.

Évandre, que ma mort prévienne la pensée

D’irriter cette ardeur dont son âme est blessée.

Un si pressant instinct me porte à le chérir,

Que si je lui déplais, il m’est doux de mourir.

Ma flamme est sans égale, et jamais la nature

N’a produit une ardeur si forte ni si pure.

Que son cœur inconstant brûle de feux nouveaux,

Il ne me peut déplaire, et ses crimes sont beaux :

Je prêterais mes soins à l’ardeur qui le presse,

Je voudrais en son sein avoir mis sa maîtresse ;

J’aime cette beauté parce qu’elle lui plaît,

Et préfère son bien à mon propre intérêt.

ÉVANDRE.

Quelle âme de rocher, quel esprit si barbare

Verrait sans s’amollir une amitié si rare ?

Madame, espérez tout et du ciel et du temps :

Les charmes cesseront, vos vœux seront contents,

Et nous verrons le roi vous rendre avec usure

Les fruits d’une amitié si constante et si pure ;

Cet infâme lien dont il est arrêté,

Dans peu Mais taisons-nous, voici sa majesté.

Félismond entre avec sa suite ; il regarde froidement Parthénie.

FÉLISMOND, à Évandre.

Évandre, écoute un mot.

Félismond, Évandre sortent avec la suite.

 

 

Scène III

 

PARTHÉNIE, seule

 

Sacrés juges des âmes,

Maîtres de l’univers ; saints auteurs de mes flammes

C’est de vous que j’attends la faveur que je veux ;

De vous dépend mon bien et le fruit de mes vœux ;

Souffrez sa passion, avouez ses délices,

Et que seule pour lui j’en porte les supplices :

Puisque mon amitié consent à son forfait,

Elle doit réparer l’injure qu’il me fait.

Répandez sur mes jours l’effet de vos menaces,

Que je sois seule en butte à toutes vos disgrâces,

Ses yeux sont éblouis, son cœur est enchanté,

Et son aveuglement fait sa déloyauté.

Laissez un libre cours à son jeune caprice ;

Que selon son désir son dessein réussisse,

Que tout lui soit permis : ainsi tous les mortels

D’un respect éternel révèrent vos autels !

 

 

Scène IV

 

ÉVANDRE, PARTHÉNIE

 

ÉVANDRE.

Vengeur des innocents, ciel ennemi des crimes,

Suis ton juste courroux ; terre, ouvre tes abîmes.

Ô lâche perfidie ! ô dure cruauté !

PARTHÉNIE.

Quelle offense joint-il à l’infidélité ?

ÉVANDRE.

Ô trahison extrême ! ô dessein détestable !

Qu’Amour est en un cœur un tyran redoutable !

Bannissez tout respect, et souffrez qu’à ses yeux

Ma main aille étouffer cette horreur de ces lieux.

PARTHÉNIE.

Que vous ordonne-t-il ?

ÉVANDRE.

Hélas, le puis-je dire ?

PARTHÉNIE.

Je me suis disposée à tout ce qu’il désire.

Déplais-je à ses regards ? faut-il perdre le jour ?

C’est un léger effet d’une si forte amour.

Tout ce qu’il veut m’oblige, et je mourrai contente

Si par ma mort l’effet succède à son attente,

Et si de mon trépas dépend sa guérison.

M’ordonne-t-il le fer, la flamme ou le poison ?

ÉVANDRE.

Il veut que sur le soir, en un vaisseau conduite,

Vers un proche château... (Puis-je achever la suite ?)

L’eau qui vous portera, ce perfide élément...

PARTHÉNIE.

Eh bien ! soit mon tombeau ?

ÉVANDRE.

Soit votre monument.

Ô lâche trahison ! ô perfidie extrême !

Que tarde, juste ciel, ta puissance suprême ?

Ton foudre peut rester inutile en ta main,

Et tu ne punis pas ce barbare dessein !

PARTHÉNIE.

Ne délibérons point, ma mort est équitable ;

Et si je lui déplais, je suis assez coupable ;

Je quitterai le jour sans peine et sans ennui,

Et la mort me plaira, puisqu’elle vient de lui.

Évandre, ôte un obstacle à sa bonne fortune ;

J’ai déjà trop vécu puisque je l’importune :

Ce que hait un monarque est digne de périr ;

Et déplaire à son roi, c’est plus que de mourir.

ÉVANDRE.

Que le ciel pour mon chef tous ses foudres prépare

Avant que j’exécute un dessein si barbare !

Coupable de ce crime, où verrais-je le jour ?

Plût au ciel que ma mort satisfît son amour,

Que bientôt cette main épuiserait mes veines,

Et qu’il me serait cher de divertir ses peines !

En quels lieux écartés de ce fatal séjour

Passerez-vous du temps en l’espoir du retour ?

Un lieu qui m’appartient dont l’issue est secrète,

Fort, assez détourné, vous offre une retraite :

C’est là qu’il faut attendre un heureux changement

De la force du temps et de son jugement.

Votre mort cependant qu’on croira dans l’Épire...

PARTHÉNIE.

Qu’elle soit vraie, hélas ! c’est ce que je désire :

Ni frayeur, ni danger, ne changera ce front ;

Je puis avec courage obliger Félismond.

Allons au fond de l’eau prendre ce qu’il m’ordonne ;

Ce tombeau me plaira, c’est lui qui me le donne.

Partons ; dois-tu, cruel, différer un moment

Cette exécution de son commandement ?

ÉVANDRE.

Non, non ; ayant conçu cet acte détestable,

Que de l’effet au moins il ne soit point coupable,

Et ne le souillez pas de ce crime odieux

Qui le ferait haïr des hommes et des dieux :

Consentez seulement à prendre cet asile

Qui rendrait au besoin sa poursuite inutile.

Je vais faire, attendant l’honneur de vous revoir,

Préparer un vaisseau pour partir sur le soir.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

CLARIMOND, THERSANDRE

 

CLARIMOND.

Je sais que nous tentons une entreprise vaine,

Et que mon désespoir naîtra de notre peine :

Mais tous effets sont beaux d’un dessein glorieux ;

C’est tomber noblement que de tomber des cieux.

De ce jeune arrogant la chute fut célèbre

Qui du char du soleil fit sa pompe funèbre,

Et, conduisant le jour qu’il ne put gouverner,

Il perdit glorieux ce qu’il ne put donner.

THERSANDRE.

Le temps fera pour vous. Qu’a promis Clariane ?

CLARIMOND.

De sonder avec art cette chaste Diane.

Elle m’a fait savoir un changement soudain.

THERSANDRE.

Quel ?

CLARIMOND.

La froideur du roi, son mépris, son dédain,

Avec quelle puissance Hermante le possède :

Et c’est d’où j’ai conçu quelque espoir de remède.

THERSANDRE.

La femme, de nature, aime de se venger.

Où ce ressentiment ne la peut-il ranger ?

 

 

Scène VI

 

CLARIMOND, THERSANDRE, CLARIANE

 

CLARIANE.

Je vous viens annoncer une heureuse nouvelle.

Mais ici, Clarimond, il faut être fidèle,

Il faut qu’elle vous soit plus chère que le jour,

Et que votre courage égale votre amour.

CLARIMOND.

Ma chère Clariane, hélas ! par quels services

Paraîtrai-je sensible à tant de bons offices ?

Que puis-je en ta faveur ?

CLARIANE.

Écoutez seulement,

Et pour une autre fois gardez ce compliment.

La reine...

CLARIMOND.

Achevez donc.

CLARIANE, regardant autour d’elle.

Doit aller dans une heure

En un château d’Évandre établir sa demeure :

Hermante, qui la hait et souhaite sa mort,

Dessus l’esprit du prince a fait un tel effort,

Que pour la contenter (cruauté sans seconde !)

Il destinait sa vie à la fureur de l’onde.

Évandre était chargé de l’y précipiter :

Mais il est moins cruel que de l’exécuter ;

Il emmène la reine, et lui donne un asile

En un de ses châteaux assez loin de la ville :

J’en apprendrai le nom que vous pourrez savoir

Avant notre départ, si je puis vous revoir.

Quand elle habitera cette maison déserte,

Évandre de retour fera croire sa perte,

Abusera la cour, et, déplorant son sort,

À quelque faux naufrage imputera sa mort.

Vous prendrez cependant la saison opportune

Que vous présentera votre bonne fortune.

Mais il faut égaler le courage à l’amour :

Introduit par mes soins sur le déclin du jour,

Assisté de Thersandre, enlevez Parthénie ;

Vous la posséderez, toute crainte bannie ;

Car on la croira morte, et sans trop de danger

Cet objet de vos vœux ne se pourra venger.

De prétendre autrement ce fruit de votre peine,

Je connais sa vertu, cette entreprise est vaine.

Mais je tarde longtemps : retirez-vous, adieu,

Et dans une heure au plus trouvez-vous en ce lieu.

Elle sort.

CLARIMOND.

Quel bonheur est le mien ! ô conseil favorable,

Qui me vient toutefois d’un malheur déplorable !

THERSANDRE.

L’occasion est belle.

CLARIMOND.

Avant qu’il soit plus tard,

Allons nous préparer à ce proche départ.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

HERMANTE, seule

 

Enfin ce vieil enfant, cet archer redoutable,

Ce dieu qui prétendait un empire équitable

Sur tous les autres dieux,

Sent une fois au moins qu’un autre le surmonte ;

Il demeure confus, et, pour cacher sa honte,

A besoin du bandeau qui lui couvre les yeux.

 

Il attaqua son oncle en ses demeures sombres ;

Et dessous le pouvoir de la reine des ombres

Il osa l’asservir.

Mais sa confusion répare cette injure ;

Et ce vieillard enfin se venge avec usure

De sa peine et des pas qu’il fit pour la ravir.

 

Il l’arrête captif dans le cœur d’un perfide ;

D’insolent qu’il était c’est un enfant timide :

Les flammes et les fers

Dont à son gré jadis il captivait les âmes

Sont d’inutiles fers et d’inutiles flammes.

Ou s’il s’en veut servir, c’est au gré des enfers.

 

À sa honte je dois la grandeur qui m’arrive :

Cet absolu pouvoir dont l’enfer le captive

Fait d’un roi mon amant.

Je n’épargne hommes, dieux, mon honneur, ni moi-même ;

Mais de quelque façon qu’on gagne un diadème,

Sur le front d’un mortel c’est un riche ornement.

 

Un dessein glorieux est toujours légitime :

S’il passe pour un mal, c’est dans la folle estime

D’un esprit abattu.

Jamais des grands dangers un grand cœur ne s’étonne ;

Et qui n’ose commettre un crime qui couronné,

Observe à ses dépens une lâche vertu.

 

 

Scène II

 

FÉLISMOND, HERMANTE

 

FÉLISMOND.

Évandre tient de moi l’ordre de cette charge ;

Que ton intention dessus lui se décharge :

Elle aura pour dormir d’un éternel sommeil

Une course commune avecque le soleil.

Cependant ménageons la saison opportune,

Et que j’en aie une autre avecque toi commune.

Qu’il me tarde déjà que dessus ce beau sein

Ma violente ardeur n’accomplît son dessein,

Attendant cet hymen qui te rend souveraine,

Et qui donne à l’Épire une si belle reine !

HERMANTE.

Sire, attribuez tout à l’inclination :

Le seul bien de vous plaire est mon ambition.

FÉLISMOND.

Et cette ambition te donne un diadème,

Met mon sceptre en tes mains et t’égale à moi-même.

Ne diffère donc plus ces innocents ébats

Qu’autrefois si charmé je trouvais en tes bras :

Jouissons des plaisirs que l’amour nous propose,

Et rendons les effets aussi doux que leur cause.

HERMANTE.

Mon ardeur aujourd’hui vous veut faire douter

S’il reste après ce bien quelque bien à goûter.

Au prix du doux effet qui suivra mes promesses

Vénus pour Adonis eut de tièdes caresses ;

La femme de Titon ne vient que froidement

Du lit de son époux au sein de son amant ;

Enfin pour son chasseur, quand l’univers sommeille,

La courrière des nuits n’a point d’ardeur pareille.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

ÉVANDRE, PARTHÉNIE

 

PARTHÉNIE.

J’éprouve ton secours à mes jours indulgent ;

Mais ton même secours m’outrage en m’obligeant.

Laisse accomplir l’arrêt où mon malheur m’engage ;

Je dois à mon amour ce dernier témoignage ;

J’aime de m’immoler à son commandement ;

Et lui désobéir c’est l’aimer lâchement.

ÉVANDRE.

Madame, pour son bien autant que pour le votre,

Permettez qu’à ce temps il en succède un autre ;

Croyez qu’un charme étrange a blessé ses esprits.

Ma désobéissance un jour aura son prix ;

Le ciel accomplira vos vœux et mon attente ;

Vos destins changeront, et vous serez contente.

Un astre injurieux s’est bandé contre vous ;

Mais le ciel est injuste ou vous sera plus doux ;

Il souffre quelque temps, mais perd enfin le crime ;

Il presse l’innocence et jamais ne l’opprime.

PARTHÉNIE.

En cet heureux espoir je reçois ton secours ;

Moins pour moi que pour lui je conserve mes jours :

Son mal me nuirait plus que ma propre misère ;

Au prix de ses douleurs la mort me serait chère.

Sur moi tombent les maux qui peuvent l’outrager !

Je crains son repentir s’il le doit affliger.

ÉVANDRE.

Demain quand le soleil, effaçant les étoiles,

Du palais de la Nuit aura tiré les voiles,

Par des lieux détournés j’irai de votre mort

Pour notre sûreté faire le doux rapport ;

Et vous saurez le soir, par mon propre message,

Ce qu’elle aura produit en ce cruel courage.

Après ces longs ennuis vos vœux seront contents.

Attendez ce bonheur et du ciel et du temps.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

CLARIMOND, THERSANDRE, CLARIANE, ensuite LÉONIE

 

CLARIMOND, à Clariane.

Eh bien ! peux-tu servir ma passion fidèle ?

CLARIANE.

Monsieur, l’occasion ne peut être plus belle.

Le carrosse est-il prêt ?

CLARIMOND.

À quatre pas d’ici.

CLARIANE.

Un seul empêchement me donne du souci.

CLARIMOND.

Quel ?

CLARIANE.

C’est que Léonie est toujours à ma suite

Et pourrait ruiner toute notre conduite ;

Toujours loin de la reine elle éclaire mes pas,

Semble nous épier et ne me quitte pas.

CLARIMOND.

L’or peut-il l’attirer en notre intelligence ?

CLARIANE.

Il faudrait l’éprouver.

CLARIMOND, lui faisant un présent.

Fais donc en diligence.

CLARIANE.

Ce métal est charmant, rien n’y peut résister,

Joint qu’un esprit si jeune est facile à dompter.

Revenez dans une heure ; armez à l’avantage,

Car Évandre est pourvu d’adresse et de courage.

La porte du jardin, ouverte à ce dessein...

Mais quel soudain frisson me glace tout le sein ?

CLARIMOND.

Bientôt par le succès ta peur sera bannie.

CLARIANE.

Adieu, retirez-vous ; j’aperçois Léonie.

...

...

Clarimond et Thersandre sortent. Entre Léonie.

Ma chère Léonie, en quel lieu solitaire

Nous confine le ciel ?

LÉONIE.

Dieux ! qu’il nous est contraire !

CLARIANE.

Faut-il que désormais ton éloquente voix

N’ait plus que l’entretien des rochers et des bois ?

Ne conteras-tu plus ton amoureuse peine

Qu’à l’écho d’un jardin, d’un mur, d’une fontaine ?

Ah ! que nous respirons en ce triste séjour

Un air bien différent de celui de la cour !

LÉONIE.

À qui ne l’a goûté cet air est difficile ;

Mais la nécessité rend la plainte inutile ;

Quel espoir de remède à ce malheur est joint,

Et quel chercherons-nous à ce qui n’en a point ?

CLARIANE.

La mort est le seul mal qui n’a point de remède ;

À des esprits adroits toute infortune cède :

Notre timidité fait nos pires malheurs,

Et tout cœur généreux peut vaincre ses douleurs.

Seconde mon dessein, et je tire la reine,

Avant qu’il soit une heure, et nous-mêmes de peine.

Mais fais-moi preuve ici de ta fidélité.

LÉONIE.

Où ne voudrais-je point servir sa majesté ?

CLARIANE.

C’est lui rendre en effet un favorable office ;

Mais il faut quelquefois cacher même un service ;

Et tel qui ne peut pas discerner un bienfait,

D’abord peut s’offenser d’un plaisir qu’on lui fait ;

Telle sa majesté, d’amour préoccupée,

Pour ce prince qui l’a si lâchement trompée,

Quelque bien qu’on lui fît le pourrait refuser,

Et même en la servant il la faut abuser.

Tu sais que, par un lâche et détestable crime,

Le roi croit que ce soir on en fait sa victime,

Et que déjà du jour ses beaux yeux sont privés.

Évandre toutefois a ses jours conservés :

Mais quel est son remède en ce malheur extrême ?

Elle éprouve un secours pire que la mort même ;

Et, sans cueillir les fruits de sa jeune saison,

Se fait de ce désert une étroite prison.

Serait-il pas meilleur que hors de la province

Elle évitât la haine et la fureur du prince ?

Car ce lieu m’est suspect, et les rois ont des yeux

Qui peuvent pénétrer dans les plus sombres lieux.

LÉONIE.

J’approuve ce dessein ; mais sous quelle conduite

Peut-elle de ce prince éviter la poursuite ?

CLARIANE.

D’un seigneur qui l’estime avecque passion ;

Et c’est ce que je fie à ta discrétion.

LÉONIE.

Mais la croyant servir son honneur se hasarde.

CLARIANE.

Oh ! le plaisant danger ! le met-elle en ta garde ?

Quel t’imagines-tu ce fantôme d’honneur ?

La jeunesse ignorante en fait tout son bonheur,

Conserve obstinément cet abus frénétique,

Et tout ce qu’on lui dit pense qu’on le pratique :

Mais par le cours du temps l’amour a sa saison,

Et lui qui n’a point d’yeux les ouvre à la raison ;

Il chasse ces erreurs, et nous fait reconnaître

Que paraître pudique est ce qu’on nomme l’être :

Gouverner avec art son inclination,

Y ménager le temps avec discrétion,

Brûler pour un amant et paraître glacée,

Parler toujours d’un sens contraire à sa pensée,

Et baiser en secret alors qu’on se peut voir.

C’est avoir de l’honneur ce qu’il en faut avoir.

Parthénie, au besoin, comme une autre est capable

D’obliger un amant à sa grandeur sortable,

Et recevoir de lui ces amoureux ébats

Que lui doit son époux et ne lui donne pas.

Oblige de ton aide un amant qui l’adore ;

Faisons à son amour la grâce qu’il implore.

Accepte cependant ce présent de sa part.

LÉONIE.

Mais que puis-je pour lui ?

CLARIANE.

Quand il sera plus tard,

Qu’introduit par mes soins il enlève la reine ;

Et ne t’informe point du fruit de notre peine.

C’est un seigneur puissant, libéral, généreux ;

Et, pouvant l’obliger, notre sort est heureux.

LÉONIE.

Mais Évandre peut-il, sans quelque résistance,

Consentir à l’effet de cette violence ?

CLARIANE.

Un seul coup en son sein adroitement porté

Peut lever, au besoin, cette difficulté ;

Et le moindre intérêt d’un prince ou d’une reine

Doit rendre tout respect et toute crainte vaine.

Achevons au plus tôt ce dessein important,

Puisqu’il est superflu de délibérer tant.

Je vais à ce seigneur qui m’attend à la porte,

L’avertir de n’entrer surtout qu’avec main-forte.

Toi, proche de la reine, adroite et feignant bien,

Ote-lui tout sujet de se douter de rien :

Qui tarde s’affaiblit, et le ciel autorise

L’adresse de presser une belle entreprise.

LÉONIE.

Ordonnez seulement ; je veux ce qu’il vous plaît,

Et je vais reconnaître en quel état elle est.

Elle sort.

CLARIANE, seule.

À mon adresse enfin toute chose succède ;

Je puis à toute chose apporter du remède ;

Rien ne peut s’opposer aux desseins que je fais ;

Le souhait, en naissant, est suivi des effets.

Le ciel permet leur cours, l’enfer les exécute,

Et le plus haut orgueil à mes coups est en butte :

Je dispose du dieu qui préside à l’amour,

Je trouble en un moment tout l’ordre de la cour ;

Mes désirs sont des lois, ma puissance est maîtresse,

Comme d’un dieu sans yeux, d’une aveugle déesse :

La Fortune bâtit ce que je veux dresser,

Et démolit aussi quand je veux renverser ;

Elle ôte en ma faveur, ou laisse dans la boue ;

Et, quand je veux, j’arrête ou fais tourner sa roue.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

PARTHÉNIE, ÉVANDRE, LÉONIE

 

PARTHÉNIE.

L’avarice à ce point a gagné sa raison ?

Ô perfidie extrême ! ô lâche trahison !

ÉVANDRE.

Madame, en un péril qui de près nous regarde,

L’étonnement est vain, et la plainte retarde.

Songeons à détourner un si pressant danger :

Il paraît que le ciel conspire à nous venger,

Puisque la trahison n’est pas plus tôt conçue

Qu’il vous fait avertir d’en empêcher l’issue.

PARTHÉNIE, à Léonie.

À quelle heure dis-tu qu’il doit être introduit ?

LÉONIE.

Bientôt, puisqu’il est tard et qu’il fait déjà nuit.

PARTHÉNIE.

Te l’a-t-elle nommé ?

LÉONIE.

Me parlant de la sorte,

Ses discours m’ont fait naître une frayeur si forte,

Que, sans lui demander ni nom ni qualité,

J’ai seulement appris ce qu’elle a projeté.

PARTHÉNIE.

Ne délibérons plus ; cette désespérée

Mérite la frayeur qu’elle m’a préparée :

Que, saisie au plus tôt, elle confesse tout.

LÉONIE.

Il sera malaisé que l’on en vienne à bout ;

Elle a trop sûrement la porte préparée,

Et ce seigneur peut-être en a déjà l’entrée.

ÉVANDRE.

Sans plus délibérer, c’est en cette action

Qu’il faut être pourvu de résolution.

Je voudrais pouvoir seul être votre défense,

Je mourrais glorieux en cette résistance,

Pour vous j’affronterais et l’enfer et le sort ;

Mais votre enlèvement enfin suivrait ma mort.

Il aura quelque suite, et les plus grands courages

Succombent à la fin à de grands avantages :

Que vos mains pour sa perte imitent vos regards ;

Dans un corps de Junon ayez un cœur de Mars :

Des pistolets en main, et vous et Léonie,

Tâchez de seconder mon attente infinie,

Et forcez la frayeur qui vous vient posséder :

Un si juste dessein ne peut mal succéder.

PARTHÉNIE.

Mais si, pour divertir le mal qu’elle propose,

Elle peut être prise et la porte être close ?

...

...

ÉVANDRE.

Vous sauver de la sorte est tramer votre perte ;

Par eux auprès du roi vous serez découverte,

Et lors le ciel en vain nous voudrait secourir,

Et notre sûreté dépendrait de mourir.

Leur perte nous importe ; il faut craindre leur fuite,

Et que ce ravisseur périsse avec sa suite.

PARTHÉNIE.

Donc les armes aux mains et le courage au sein,

Attendons le succès de ce juste dessein ;

Mourons fidèlement pour un prince infidèle :

Ma vie est importune, et ma mort sera belle.

 

 

Scène VI

 

PARTHÉNIE, ÉVANDRE, LÉONIE, CLARIANE, CLARIMOND, THERSANDRE, dans une pièce voisine, et sans être vus

 

CLARIANE, à Clarimond.

Le sort à vos desseins ne peut être plus doux ;

Tout obstacle est forcé, Léonie est pour vous ;

Elle doit, au besoin, tenir la porte prête,

Et livrer en vos mains cette riche conquête.

CLORIMOND.

Au point d’exécuter ce glorieux dessein

Une soudaine peur me glace tout le sein.

CLARIANE.

Cette frayeur est vaine.

CLARIMOND.

En marchant il me semble

Sous mes timides pas voir la terre qui tremble ;

Une fille m’étonne, et je crains justement

D’un dessein téméraire un triste événement.

CLARIANE.

Tel n’eût jamais Paris, entre les bras d’Hélène,

Amorti son ardeur et soulagé sa peine.

Ménageons seulement la faveur de la nuit :

Soyez prêts à la charge, et suivez-moi sans bruit.

CLARIMOND.

Si je vous devançais ?

CLARIANE.

J’entrerai la première,

Et d’une prompte adresse éteindrai la lumière.

Vous, saisissez Évandre, et d’un commun effort...

Ils entrent.

ÉVANDRE, tirant un coup de pistolet sur Clarimond.

Donnons, voici le traître.

CLARIANE.

Ô malheur !

CLARIMOND.

Je suis mort.

LÉONIE, tirant un coup de pistolet sur Thersandre.

Donnons.

THERSANDRE.

Ô triste effet d’un dessein téméraire !

Tel de la trahison est le juste salaire ;

Et des cieux irrités le pouvoir éternel

Perd toujours le complice avec le criminel.

CLARIANE.

Dieux !

ÉVANDRE, tenant Clariane aux cheveux.

Toi, spectre mouvant, vieille source de crimes,

Qui donnes aux enfers ces coupables victimes,

Quels supplices, quels fers, quel assez prompt trépas

À tes mânes hideux fera suivre leurs pas ?

Quand j’aurai de cent nœuds tes sales mains étreintes,

Dispense alors ta voix à d’inutiles plaintes,

Pleure, soupire, crie et déteste les cieux,

Leur lumière à jamais est morte pour tes yeux.

CLARIANE.

Ah ! ne différez point le plus juste supplice

Qu’aient jamais ordonné le ciel et la justice ;

Inventez des tourments égaux à mes forfaits ;

Votre ressentiment a de trop lents effets.

De cet horrible objet délivrez la nature ;

Les corbeaux trop longtemps attendent leur pâture.

Que ne sont par vos mains ces membres déchirés,

Et que déjà par eux ne sont-ils dévorés ?

PARTHÉNIE.

L’effet suivra de près ce dessein légitime ;

Mais apprends-moi quel fut le motif de ton crime,

Et quel dessein te porte à me persécuter.

Mon mal est-il trop doux ? devais-tu l’irriter ?

CLARIANE.

Une infâme avarice, à mon âge commune,

Et l’astre qui conduit ma mauvaise fortune,

M’ont fait fouler aux pieds, poursuivre mes desseins,

Toutes divines lois et tous respects humains.

Clarimond, qui languit mourant sur la poussière,

À si prodiguement joint l’or à la prière,

Que je n’ai pu nier à ses fortes amours

Le soin qu’il m’a fait prendre aux dépens de ses jours.

PARTHÉNIE.

Quoi ! de cette action Clarimond fut capable,

Et d’une amour si sainte en fît une coupable ?

Dans les flots de son sang il achève son sort,

Et ce bras malheureux est auteur de sa mort :

Ô déplorable effet de mon malheur extrême,

Qui m’ôte le plaisir dans la vengeance même,

Et ne me permet pas de goûter le bonheur

D’avoir puni son crime et sauvé mon honneur !

J’estimais Clarimond, et pour croître ma peine

Il s’est rendu coupable et digne de ma haine :

Sa mort, que j’ai causée, est un de mes malheurs,

Et l’honneur me défend de lui donner des pleurs.

CLARIANE.

Différez un moment mes peines légitimes ;

Et, comme vous perdez, profitez de mes crimes.

Madame, en mon malheur les vôtres ont leur fin ;

Seule, seule j’ai fait votre mauvais destin :

Seule j’ai traversé votre chaste hyménée ;

Par moi son cours ne fut que d’une matinée ;

J’ai causé les affronts que vous avez soufferts ;

J’ai contre votre amour suscité les enfers :

Une bague charmée...

ÉVANDRE.

Ô dieux !

CLARIANE.

Que porte Hermante,

Fait triompher du roi cette impudique amante ;

C’est de moi qu’elle tient ce damnable secours,

Et ce moyen maudit de traverser vos jours :

...

...

Ce charme violent arraché de ses doigts,

Rangera Félismond sous ses premières lois ;

Les attraits qu’il chérit lui seront détestables,

Ses plaisirs odieux, vos baisers souhaitables ;

Vos maux seront finis, vos désirs satisfaits,

Et vos communs liens plus étroits que jamais.

ÉVANDRE.

Ô favorable effet d’un détestable crime !

Ô bonheur ! ô succès conforme à mon estime !

J’ai toujours cru qu’un charme altérait sa raison,

Et sa seule puissance a fait sa trahison.

PARTHÉNIE.

Que béni soit des dieux le pouvoir adorable

Qui donne à mes désirs le succès favorable !

Quoi ! je puis espérer les fruits de mon amour,

Et les yeux de mon roi m’éclaireront un jour ?

ÉVANDRE.

Madame, il faut partir avant que la lumière

Redore les objets de sa beauté première.

À ce prince enchanté rendons la guérison ;

Faisons-lui souhaiter sa première prison :

Vous serez dans ma chambre attendant ma venue ;

Et sitôt que j’aurai la vérité connue,

Par mon propre rapport vous pourrez tout savoir.

PARTHÉNIE.

Ô bienheureuse attente ! ô favorable espoir !

ÉVANDRE.

Pour toi de qui le ciel rend l’entreprise vaine,

Médite en attendant sur l’horreur de ta peine ;

Et dans l’affreux séjour qui te va retenir,

Par tes propres péchés commence à te punir.

CLARIANE.

Que jamais de vos mains le ciel ne me délivre ;

Faites-moi mille fois remourir et revivre ;

Le coup sera trop doux qui bornera mon sort,

Et pour tant de forfaits c’est trop peu d’une mort.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

HERMANTE, FÉLISMOND se faisant habiller par des valets d’Hermante, et se coiffant au miroir

 

FÉLISMOND.

Que tes pas sont légers, princesse des étoiles,

Et que d’un soin pressé tu retires tes voiles !

Si le ciel n’est jaloux de mes contentements,

Et s’il t’a destinée aux repos des amants,

Peux-tu d’un cours si prompt achever ta carrière,

Et laisses-tu sitôt renaître la lumière ?

Le ciel, pour obliger un de ses habitants,

Te vit-il pas jadis rompre l’ordre du temps ?

Trois jours ton voile obscur couvrit notre hémisphère,

Et Diane eut trois jours l’empire de son frère.

Mais que l’aveuglement d’un homme est sans pareil

Qui réclame la nuit pour jouir d’un soleil ;

Et que d’un vain souci mon désir me tourmente

Quand je veux être à l’ombre entre les bras d’Hermante !

HERMANTE.

Sire, si votre espoir est suivi des effets,

Et si je vous ai plu, mes vœux sont satisfaits.

Pour moi, si cette nuit peut trouver sa seconde,

J’en préfère l’espoir à l’empire du monde :

Alcmène avec Jupin eut de moindres plaisirs,

Et n’eut jamais d’ardeur égale à mes désirs.

Ne mets qu’un court obstacle à ma bonne fortune,

Soleil, et cache tôt ta lumière importune.

 

 

Scène II

 

HERMANTE, FÉLISMOND, ÉVANDRE

 

ÉVANDRE, à Félismond.

Ministre criminel de votre passion,

Je n’ai rien oublié de ma commission :

L’eau cache sous l’argent de ses mouvantes glaces

Ce précieux débris des vertus et des grâces.

Êtes-vous satisfait ?

FÉLISMOND.

Les dieux en soient bénis !

À Hermante.

Madame, nos destins sont pour jamais unis ;

Nos feux sont à couvert des yeux d’une importune ;

Je puis sur son débris bâtir une fortune :

Tout rit à nos desseins.

HERMANTE.

Que ne peuvent les rois,

Et qui peut sans offense en corriger les lois ?

Quel obstacle peut être à leurs desseins contraire ?

Et quel temps leur faut-il entre vouloir et faire ?

ÉVANDRE.

Sire, quand elle apprit l’arrêt de son destin,

Et qu’elle se trouva si proche de sa fin,

Une vaine frayeur n’altéra point ses charmes,

Son œil grave et constant ne versa point de larmes.

Cette triste victime implora seulement

Le bien de vous écrire en ce dernier moment :

Elle eut fait en deux mots qu’elle me fit entendre.

Mais, sire, qu’en secret je vous les puisse rendre ;

Car ils vous toucheront, et les larmes au moins

Qu’ils vous feront verser n’auront point de témoins.

FÉLISMOND.

Entre en ce cabinet.

Ils sortent.

HERMANTE, seule, continuant de se coiffer.

Enfin, heureuse Hermante,

Le bonheur que tu veux succède à ton attente ;

L’Amour fut à tes vœux un tyran inhumain,

Mais l’enfer plus puissant met un sceptre en ta main.

Ne pouvant empêcher le pouvoir qu’il te donne,

Le ciel bien mollement soutient une couronne ;

Et cette autorité qu’on attribue aux dieux

Est de notre faiblesse un voile spécieux.

 

 

Scène III

 

ÉVANDRE, un poignard à la main, HERMANTE

 

ÉVANDRE, saisissant Hermante.

Opprobre des mortels, horreur de la nature,

Exemple détestable à la race future,

Rends cette bague, infâme !

HERMANTE.

On me tue ! au secours !

ÉVANDRE, lui arrachant la bague.

Ou ce fer de tes ans va terminer le cours.

HERMANTE.

On m’assassine ! ô dieux !

ÉVANDRE, tenant la bague.

Ta résistance est vaine.

HERMANTE.

Ténébreux habitants de l’infernale plaine,

Spectres, larves, démons, venez me secourir.

Oh ! secours trop tardifs ! il faut, il faut mourir !

Traître, donne ce fer.

 

 

Scène IV

 

ÉVANDRE, HERMANTE, FÉLISMOND, sortant du cabinet

 

FÉLISMOND, à Évandre, en lui arrachant son poignard.

Ô dieux ! quelle insolence

Te dispense, cruel, à cette violence ?

Ta mort réparera le mépris effronté

Que tu fais à mes yeux de mon autorité.

Regardant Hermante.

Mais quel horrible objet se présente à ma vue ?

Quoi ! celle que je crus de beauté si pourvue,

Qui m’ôta tout respect des hommes et des dieux,

N’est plus à mes regards qu’un objet odieux !

De quel enchantement fut mon âme charmée ?

Hermante court furieuse en s’arrachant les cheveux.

Quoi ! pour cette mégère elle s’est consumée !

Pour moi cette sorcière eut des allèchements,

Et je me suis souillé de ses embrassements !

Ô spectacle d’enfer, aux yeux épouvantable !

Que tarde, juste ciel, ton courroux équitable ?

Quel charme furieux a troublé ma raison ?

Ô crime sans exemple et sans comparaison !

ÉVANDRE, ayant levé la pierre de la bague.

Sire, ce diamant cachait ce charme extrême

Qui vous fît si longtemps différent de vous-même.

Tout le peuple, ignorant de cet enchantement,

Condamne à haute voix votre déportement,

Et bénira la main qui sera la meurtrière

De cette infâme, horrible et damnable sorcière.

HERMANTE.

Si l’horreur de mes cris pénètre jusqu’à vous,

Mânes, démons, damnés, je vous invoque tous :

Mon âme sans défense à vos fureurs s’expose ;

Épargnez Ixion, que Tantale repose,

Qu’un silence profond naisse dessus nos bords,

Et venez sur moi seule employer vos efforts.

Toi qui tournes les cieux et qui soutiens la terre,

Si le ciel est serein, quand bruira ton tonnerre ?

Vaste champ des éclairs, air, humide élément,

De cent monts de vapeurs forme mon châtiment,

Et cache à l’œil du jour cette horrible sorcière

Dont les sales regards profanent la lumière ;

Perds ce commun effroi des dieux et des humains,

Puisque pour me sauver tous remèdes sont vains.

FÉLISMOND.

Quoi ! j’apprends sans mourir la mort de Parthénie !

ÉVANDRE.

Vengez sur son bourreau cette perte infinie.

Par ma main ses beaux yeux, ces deux astres jumeaux,

Furent précipités dans l’empire des eaux.

FÉLISMOND.

Ma voix en prononça la tragique sentence,

Et je survis sa mort ? Ô barbare constance !

Ô détestable hymen ! ô funeste amitié,

Où l’époux est bourreau de sa chaste moitié,

Où la première nuit la couche est divisée,

Et l’innocente épouse aux ondes exposée !

Son lit fut le plus froid de tout les éléments,

Et la Mort fut l’objet de ses embrassements.

Tu vis, roi des saisons, ce fatal hyménée,

Et tu pus sans horreur accomplir la journée ;

Tu l’osas achever, et l’horreur d’un festin

T’a bien fait rebrousser du couchant au matin !

Tu vis sans t’effrayer dedans le sein de l’onde

Tomber par mon arrêt ce miracle du monde ;

Elle est morte où tu dors, ton lit fut son tombeau,

Et l’eau de deux soleils éteignit le plus beau.

Aux valets.

Qu’on dresse dans le temple un appareil funèbre,

Et que je fasse au moins sa mémoire célèbre ;

Que ses parents mandés partagent mes douleurs,

Et sur son vain tombeau viennent verser des pleurs.

HERMANTE.

Votre juste courroux sait mal venger sa perte :

Quand sa cause si proche à vos yeux est offerte,

Que délibérez-vous ? que tardent vos efforts

De mettre en cent morceaux ce misérable corps ?

Approchez, approchez, non plus avec caresse,

Non plus comme un amant aborde sa maîtresse,

Mais tel que rugissant un lion enragé

Se jette sur des chiens dont il est outragé.

Mais vous que je réclame, infernales puissances,

Sauvez-moi des bourreaux, des feux et des potences ;

J’ai gagné d’autres feux, il me faut d’autres fers.

Que je tombe vivante au milieu des enfers,

Et que tous vos bourreaux, d’un effort légitime,

Y tâchent d’égaler mon tourment à mon crime ;

Qu’aucun mal n’en approche, et qu’en comparaison

On trouve doux les feux, la peste et le poison ;

Qu’on ne parle de moi que sur la rive noire,

Et qu’on fasse périr jusques à ma mémoire.

FÉLISMOND.

Qu’en la tour du palais cette horreur de mes yeux

Aille attendre l’arrêt de son crime odieux ;

Et que, par la frayeur de son prochain supplice,

Cette peste déjà soi-même se punisse.

On emmène Hermante.

ÉVANDRE, seul.

L’enfer n’a plus de droits ; son courage abattu

Laisse du vice enfin triompher la vertu ;

Le ciel marche à grands pas au châtiment des crimes.

La justice irritée ouvre tard ses abîmes ;

Mais quand son bras enfin s’applique au châtiment,

Il répare le temps par l’excès du tourment.

Que le roi cependant ait sa part de la peine,

Et de ce changement allons ravir la reine.

Ma joie est sans seconde : aux esprits généreux

Annoncer un bonheur c’est être bien heureux.

 

 

Scène V

 

HERMANTE, seule, au haut d’une tour, les fers aux mains et aux pieds

 

Ténébreux habitants du royaume des Parques,

Démons dont le pouvoir a tant d’illustres marques,

Qui disposez des vents, qui noircissez les airs,

Qui produisez la foudre et formez les éclairs,

Quel timide respect suspend votre puissance,

Et vous rend engourdis et sourds pour ma défense ?

Que l’enfer pour le moins s’ouvre aux vœux que je fais ;

Qu’il engloutisse tout, roi, sorcière et palais :

Pour réparer un crime au ciel épouvantable,

Confondez l’innocent avecque le coupable ;

Faites pour mes forfaits souffrir tous les mortels :

Renversez les cités, les trônes, les autels ;

Par la punition faites juger du crime ;

Que mon pays périsse, et que l’Épire abîme.

Tout se tait, tout est sourd à mes tristes accents,

Et mes propres efforts sur moi sont impuissants ;

Je ne puis ni mourir, ni forcer ces murailles ;

Je ne puis de ces mains arracher mes entrailles ;

Étreintes sous les fers je ne les puis mouvoir,

Et n’ai la liberté que de plaindre et de voir.

Donc que déjà ce corps n’est le butin des flammes !

Garder les criminels, c’est en punir les âmes.

C’est trop, c’est trop, cruels, se venger d’un forfait ;

Et l’attente des maux punit plus que l’effet.

Dieux, enfers, éléments, faites ma sépulture

Dans le commun débris de toute la nature ;

Que le chaos renaisse et que tout soit confus.

Dieux, tonnez ; cieux, tombez ; astres, ne luisez plus.

 

 

Scène VI

 

LE GRAND-PRÊTRE, LE DUC, oncle de Parthénie, CLÉANOR, autour du tombeau de Parthénie

 

Un temple tendu de noir.

CLÉANOR.

Qu’un instable pouvoir gouverne toutes choses !

Le plus ferme pouvoir passe comme les roses :

Pour elles, vivre un jour est un heureux destin,

Et le soir y détruit l’ouvrage du matin.

Telle cette jeune merveille

Qui charmait tous les cœurs par un si doux effort,

Était le matin sans pareille,

Et le soir se trouva le butin de la mort.

LE DUC.

Jamais soleil pourvu de si douces lumières

Ne s’était vu briller dessus notre horizon ;

Tous les yeux éblouis de ses clartés premières

Espéraient une longue et divine saison :

Mais cet instable sort qui gouverne le monde,

Par un déplorable accident,

L’a fait précipiter dans l’onde,

Et devant son midi trouver son occident.

LE GRAND-PRÊTRE.

Lâchons la bonde aux pleurs, et que toute l’Épire

En ce malheur commun sur sa tombe soupire.

Ce jeune astre naissait, et l’âge de vingt ans

Ne doit point de tribut à l’empire du temps.

Quand nos jours sont cueillis des mains de la nature,

Et qu’on s’est vu de près toucher sa sépulture,

Les mânes satisfaits s’offensent de nos pleurs,

Et la nécessité condamne les douleurs.

Mais voir une princesse en beautés sans seconde,

Qui se fait des autels des cœurs de tout le monde,

Et dont l’Épire attend des princes et des rois,

Ne pouvoir s’affranchir de tes barbares lois,

Et loin de son époux, ô sensible infortune !

Passer la nuit d’hymen dans les bras de Neptune ;

Y voir finir sa vie et perdre sa beauté,

C’est là que la constance est une cruauté ;

C’est pour cet accident qu’il faut avoir des larmes,

Et que le plus grand cœur doit mettre bas les armes.

Plaignons d’un deuil commun nos communs intérêts ;

Vous, ses mânes sacrés, entendez nos regrets,

Et voyez vos sujets sur cette tombe vaine

Rendre les derniers vœux qu’ils doivent à la reine.

 

 

Scène VII

 

LE GRAND-PRÊTRE, LE DUC, CLÉANOR, FÉLISMOND et sa suite

 

FÉLISMOND, à genoux près du tombeau.

Effroyable séjour des esprits criminels,

Enfer, ouvre sous moi tes antres éternels :

Ou rends-moi Parthénie, ou répare mon crime ;

Que je tombe là-bas sa vivante victime.

Ne donner que des pleurs à son cruel trépas

C’est trop peu la venger, il faut suivre ses pas.

Vous, ses tristes parents, auteurs de sa naissance ;

Vous, peuple que le ciel commit à sa puissance ;

Vous, hommes, et vous, dieux qu’elle a toujours servis,

Apprenez par quel sort ses jours lui sont ravis :

La Mort n’eut point dessein sur ses jeunes années,

L’avare main du Temps ne les a point bornées ;

L’onde n’est point coupable ; et ni chute ni vent

Ne livra ce beau corps à ce cristal mouvant ;

Sa perte est un effet de mon propre courage,

Et seul je suis ses flots, son vent et son orage ;

Son trépas est mon crime, et la loi de son sort

Destinait son époux pour auteur de sa mort.

CLÉANOR.

Dieux ! qu’est-ce que j’entends ?

FÉLISMOND.

Ces innocentes flammes,

Ce saint brasier d’amour qui consumait nos âmes,

Sont le feu dévorant qui consuma ses jours :

Telles sont mes faveurs, telles sont mes amours ;

Tels furent les baisers que dévoient à l’Épire

Ceux qui doivent un jour gouverner son empire.

Unissez vos efforts, et dessus son tombeau

D’un zèle légitime immolez son bourreau ;

Donnez au souvenir d’une beauté si rare

Le sang de ce tyran à soi-même barbare,

Incapable d’honneur, de respect, d’amitié,

Qui n’a pas épargné sa plus chère moitié.

Quel asile aurez-vous contre sa tyrannie,

S’il ne s’en trouve pas même pour Parthénie ?

Que ne doit-il un jour sur son peuple exercer,

Si par la reine même il osa commencer ?

LE DUC.

Ô province affligée ! ô malheur déplorable !

LE GRAND-PRÊTRE.

Non, non, cet accident m’est encore incroyable ;

Et ces craintes qu’il pousse au royaume des morts

Naissent de ses ennuis, et non de ses remords.

FÉLISMOND.

Saint objet de mes pleurs, sacrés mânes, belle ombre,

Si ma voix peut aller jusqu’au rivage sombre,

Tu m’entends déclarer l’auteur de ton trépas,

Et tu vois toutefois qu’on ne le punit pas !

On te plaint lâchement, et pour ton allégeance,

Ni parents ni sujets n’embrassent ta vengeance !

Il tire son poignard.

Quoi ! sa perte, cruels, ne vous peut émouvoir !

C’est donc à son époux qu’appartient ce devoir :

Ma main, ma seule main de ce coup est coupable ;

Je serai le vengeur ensemble et le coupable.

CLÉANOR.

Ah ! sire, réprimez ces efforts inhumains.

FÉLISMOND.

Non, non, rien ne pourrait me sauver de mes mains :

La mort est toujours prête à qui ne veut plus vivre ;

C’est doucement, hélas ! me punir que la suivre.

 

 

Scène VIII

 

LE GRAND-PRÊTRE, LE DUC, CLÉANOR, FÉLISMOND et sa suite, PARTHÉNIE, ÉVANDRE, LÉONIE

 

ÉVANDRE.

Sire, sa majesté vient épargner vos pas.

Où l’allez-vous chercher ? ne la voyez-vous pas ?

FÉLISMOND.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

ÉVANDRE.

Cette heureuse princesse

Qui doit entre vos bras calmer votre tristesse...

PARTHÉNIE.

Mais plutôt une femme indigne de son sort,

Puisque de votre part j’ai redouté la mort,

Que je n’ai pu vous plaire aux dépens de ma vie,

Et que mes propres mains ne me l’ont point ravie.

FÉLISMOND.

Je revois cet objet à mes yeux si charmant !

Parthénie est vivante ! ô doux ravissement !

Ô sacré soin des cieux, à mes vœux favorable,

Sois à jamais béni, sois toujours adorable !

CLÉANOR.

Ô divine aventure !

LE DUC.

Ô bonheur infini !

LE GRAND-PRÊTRE.

Dans les ennuis enfin l’ennui même est banni ;

Tout succède à nos vœux.

CLÉANOR.

Ô céleste journée,

Où le ciel réunit un si bel hyménée,

Sois mise pour jamais entre ces jours sacrés

Que les peuples d’Épire ont toujours révérés.

FÉLISMOND, à Parthénie.

Si par l’eau de mes pleurs mon crime ne s’efface,

Quelle soumission peut mériter ma grâce ?

À Évandre.

Et toi qui fus chargé de ce cruel trépas,

Que tu m’as obligé de ne m’obéir pas !

ÉVANDRE.

Sire, dans le palais vous apprendrez l’histoire

Qui de son infortune a fait naître sa gloire,

Quelle fut sa vertu, quel accident m’apprit

Qu’un charme violent altérait votre esprit ;

Enfin vous saurez tout ; mais obligez la reine

D’une heure de repos, et souffrez qu’on l’emmène

Le travail du chemin a lassé ce beau corps,

Et le chemin est long du royaume des morts.

FÉLISMOND.

Fais, sacré dieu d’hymen, servir cette aventure

D’éternel entretien à la race future :

Qu’on célèbre à jamais tes honneurs infinis.

Dieux, soyez révérés ; astres, soyez bénis. 

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