Clorinde (Jean de ROTROU)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, en 1635.

 

Personnages

 

CÉLIANDRE, amant de Clorinde

CLORINDE, maîtresse de Céliandre

LISANTE, confidente de Clorinde

POLIDOR, amoureux de Dorimène

CÉLIMANT, amoureux de Lisante

DORIMÈNE, rivale de Clorinde

CLARIMOND, ami de Céliandre

UN VALET

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CÉLIANDRE et CLORINDE, venant de deux côtés différents

 

CÉLIANDRE.

Ici notre rencontre a trahi mon devoir,

Et vous m’accuserez du dessein de vous voir ;

Mais ne me blâmez point d’une humeur importune,

Ou de cet accident accusez la fortune.

Montrant le logis de Dorimène.

Ce logis est l’endroit où je portais mes pas ;

Et je songeais en vous comme en ce qui n’est pas.

CLORINDE.

Vous ne faillez jamais que votre excuse prête ;

Cependant pour l’entendre il faut que je m’arrête.

Vous abusez en moi d’un cœur trop patient,

Et vous m’offensez même en vous justifiant.

CÉLIANDRE, riant.

Qu’en de vains sentiments la plus saine s’égare,

Et qu’avec la beauté la modestie est rare !

Vous voir et souhaiter l’heur de votre union

N’est qu’une même chose en votre opinion ;

Sur les cœurs les plus froids votre beauté préside,

Et vous n’ouvrez point l’œil sans faire un homicide :

Vos attraits ont forcé les plus fermes esprits ;

On brûle de vous voir, et qui vous voit est pris ;

Par vos moindres regards nos âmes sont charmées,

Et l’on nomme cela se nourrir de fumées.

C’est ainsi qu’un esprit s’abuse en se flattant :

Il faut en faire plus, ou n’en pas croire tant.

Je ne vois point d’amants, esclaves de vos charmes,

Qui vous fassent marcher en des ruisseaux de larmes,

Qui viennent à vos pieds crier confusément,

Et qu’on ne puisse entendre et compter aisément.

Vous méritez beaucoup ; mais, telle que vous êtes,

En quelqu’autre avec moi vous voyez vos défaites ;

Encor de vos captifs j’estime, en vous laissant,

Vous ôter le plus humble et le plus languissant.

Connaissez comme moi votre peu de puissance

Par la facilité de mon obéissance :

Un mot de votre bouche a rompu tous mes fers ;

Je ne murmure point alors que je vous perds ;

Je vois ma liberté, que vous m’avez rendue,

De l’œil dont je parus quand je la vis perdue ;

Je tiens pour des faveurs vos aveugles refus,

Et je vous dois des vœux de n’en désirer plus.

CLORINDE.

Vous signalez autant votre noble courage

Par le pouvoir qu’il a de contenir sa rage,

Que si le plus grand roi devait à vos exploits

L’honneur de sa couronne et l’appui de ses lois ;

L’amour ne se peut taire, et ses moindres atteintes

En un moindre courage exciteraient des plaintes ;

Un autre aussi sensible, et moins ferme que vous,

Me solliciterait d’un traitement plus doux ;

Il me qualifierait du titre d’inhumaine,

Et par tous ces moyens il accroîtrait sa peine.

Pour moi je trouve l’art de cacher son tourment,

Utile et glorieux à l’esprit d’un amant,

Et j’accorderais plus à votre indifférence

Qu’à des affections d’une extrême apparence.

Faites votre profit de semblable leçon,

Et n’espérez pourtant que de bonne façon.

Elle vous peut gagner Philis ou Dorimène ;

Mais pour toucher mon cœur toute science est vaine.

CÉLIANDRE.

Je crois que, conservant des sentiments si vains,

Vous me mettrez au point de douter si je feins :

Sans m’en apercevoir peut-être je vous aime,

Et vous connaissez mieux mon esprit que moi-même :

Mais cette affection m’incommode si peu,

Que je ne puis qu’à tort me plaindre de ce feu.

CLORINDE.

Si je suis si superbe et que je vous déplaise,

Cherchez un entretien moins contraire à votre aise ;

Quittez ce lâche soin de suivre ainsi mes pas,

Et passez quand je passe, et ne m’arrêtez pas.

CÉLIANDRE.

Nommez cette rencontre ou dessein ou fortune,

Mais si c’est une offense, elle vous est commune,

Et vous blâmez à tort mon importunité

Où je rencontre en vous la même qualité ;

Mandez-moi, si ma vue à ce point vous ennuie,

Où vous portez vos pas, afin que je les fuie ;

Ou si je me rencontre où vous deviez aller,

Portons la vue ailleurs, et passons sans parler.

Je consens, si je souffre, à souffrir sans le dire.

CLORINDE.

C’est mon intention.

CÉLIANDRE.

Et ce que je désire.

Adieu ; chez la beauté qui charme mes esprits,

Je vais tout ce matin rire de vos mépris ;

Là, je veux, languissant dessus sa belle bouche,

Comparer ses bontés à votre humeur farouche,

Et parmi ses baisers douter si dans les cieux

Ce que sert Ganimède est plus délicieux.

Jugez de mon bonheur au nom de Dorimène.

CLORINDE.

Quittez-moi, s’il est tel, avecque moins de peine.

Que faites-vous ici ?

CÉLIANDRE.

Je n’ai tant arrêté

Que pour entendre encor ce trait de vanité.

Adieu.

Il entre chez Dorimène.

CLORINDE, seule.

Vivez heureux. Il entre le perfide !

Un plus perfide objet sur son âme préside :

Dorimène à la fin m’ôte par ses avis

Cet aimable vainqueur dont mes sens sont ravis :

J’ai feint par son conseil, et cette vaine feinte

Lui donne cet objet dont mon âme est atteinte ;

Elle tend pour l’avoir ses plus charmants appas,

Et me vient conseiller ce qu’elle ne fait pas.

Par de feintes rigueurs j’éloigne Céliandre,

Quand ce perfide esprit donne tout pour le prendre ;

Lorsque je le rejette, elle attire sa foi,

Et je suis ses avis pour elle contre moi.

Au dessein de leur nuire et de me satisfaire,

Que me peut inspirer une juste colère ?

Bannissons tout respect ; souffre, timide cœur,

Que j’étouffe à ses yeux ce superbe vainqueur !

Arrachons de ses bras cet auteur de ma flamme,

Qui, malgré ses mépris, est maître de mon âme,

Et qui conserve encor dessus ma liberté

Le droit le plus puissant de son autorité.

Entrons, et sans respect, aux yeux de Dorimène,

Prouvons tout ce que peut et l’amour et la haine.

Que vas-tu faire, aveugle, en cette extrémité,

De joindre à ton malheur encor ta lâcheté ?

Permets un libre cours au feu dont elle brûle,

Et paie ainsi l’erreur de ton esprit crédule.

Enfin que résoudrai-je, et quel heureux avis

Dégagera mes sens sous ses lois asservis ?

Lisante l’écoute.

Ma mort finira-t-elle une douleur si forte ?

 

 

Scène II

 

LISANTE, CLORINDE

 

LISANTE, la surprenant.

Oui, mais je tâcherai d’y pourvoir d’autre sorte.

Comment ? tu veux mourir ?

CLORINDE.

Pour finir mes tourments.

LISANTE.

Que ce terme est un mot ordinaire aux amants !

Chaque mode se perd, on en change l’usage,

Et toujours les amants ont un même langage ;

Ils se plaignent toujours, et toujours ces mutins

Pestent contre le ciel et contre les destins.

Quel malheur survenu demande mon adresse ?

Puis-je remédier à l’ennui qui te presse ?

CLORINDE.

Je sais combien d’esprit à ton ardeur est joint ;

Mais que peux-tu pour moi, puisque tu n’aimes point,

Et que ta liberté s’est si longtemps sauvée

Du dieu qui me gouverne et qui m’en a privée ?

LISANTE.

Ô le docte métier que le métier d’amour !

Ne le peut-on savoir sans être de sa cour ?

CLORINDE.

Il est bien malaisé.

LISANTE.

Je le crois ; mais encore,

Apprends-moi ses leçons que tu crois que j’ignore.

Me peux-tu découvrir quelque point de sa loi

Que ce docte régent n’ait révélé qu’à toi ?

CLORINDE.

Depuis que par ses traits je me sentis atteindre,

Ce dieu m’a seulement appris l’art de me plaindre ;

Et de tout ce qu’il blesse et qu’il fait consumer,

Je crois savoir le plus et le plus mal aimer.

Je me trahis moi-même, et j’ai d’une rivale

Pour sonder un amant suivi la loi fatale ;

J’ai traité son amour de mépris apparents,

Et j’ai feint de tenir ses vœux indifférents,

Quand on me trahissait, et que cette inhumaine

Le comblait de faveurs pour me combler de peine.

Ce redoutable esprit me trompe avec tant d’art,

Que j’ai de son dessein fait la meilleure part :

Elle tendait ses rets quand je chassais la proie,

Et de mon innocence elle a tiré sa joie.

Céliandre est chez elle, et je n’espère pas,

Quelque effort que j’emploie, en retirer ses pas.

LISANTE.

Son nom ?

CLORINDE.

C’est Dorimène.

LISANTE.

Elle a beaucoup d’adresse,

Et mérite en cet art le nom de ta maîtresse :

L’amour est un métier où, si je m’y connoi,

Un ami trompe l’autre et chacun fait pour soi ;

Écoute toutefois, veux-tu que je soupire

Et par des signes faux je prouve un vrai martyre ?

Je sais certain moyen de gouverner mes sens

Qui peut à ta rivale ôter ses vœux naissants :

Ou mon miroir est faux, ou sans être trop vaine

Je ne vois rien en moi qui cède à Dorimène ;

Et je ne rougis point de vanter mes appas,

Puisque ce sont des biens qui ne me servent pas.

Aujourd’hui pour ton bien j’emploierai leurs amorces,

Et contre ton amant j’éprouverai leurs forces.

Si je n’obtiens dans peu son inclination,

Blâme-moi de faiblesse et de présomption.

CLORINDE.

Eh bien ! par ce moyen ton adresse infinie

Me fera d’une faible une forte ennemie :

Au heu que j’ai dessein de racquérir ses vœux,

Il recevra les tiens ; est-ce ce que tu veux ?

LISANTE.

Voyez combien l’amour trouble sa fantaisie ;

Elle a déjà de l’ombre et de la jalousie.

CLORINDE.

Je sais que ta froideur est sans comparaison,

Et que rien n’a du droit sur toi que ta raison :

Mais si contre ta force il employait ses charmes,

Tu les éprouverais plus fortes que tes armes.

Il faut que tout se rende à ce perfide amant ;

Il ne peut assaillir un esprit vainement.

LISANTE.

Tu crois ma liberté capable de se vendre.

Joins-en deux cents encore avecque Céliandre,

Qu’avec lui tout Paris conspire à me toucher,

Ces efforts importants heurteront un rocher ;

De leurs communs soupirs je ferai mes délices,

Et leur confusion naîtra de mes services :

Que le cœur de Lisante et l’Amour soient d’accord,

Le penser seulement m’en incommode fort !

J’aime trop mon repos, et, quoi que l’on me die,

Je n’estime l’amour qu’en une comédie.

Si l’heur de te servir menaçait ma raison,

Tu pourrais bien d’ailleurs tirer ta guérison ;

Et, fusses-tu ma sœur, j’épargnerais la peine

Qui m’en causerait tant et qui te serait vaine.

CLORINDE.

Comment proposes-tu d’alléger mon ennui ?

Que produira l’amour que tu feindras pour lui ?

LISANTE.

Feignant de l’adorer je l’ôte à ta rivale,

Au moins si mon adresse à ma peine est égale ;

Et ce point obtenu, tes soins et tes froideurs

Rallumeront pour toi ses premières ardeurs.

CLORINDE.

Mais, ayant de me voir une expresse défense,

Qu’est-ce que mes devoirs pourront en son absence ?

LISANTE.

Suis généreusement le dessein que tu fais,

La honte avec l’amour ne s’accorde jamais ;

Et, pour suivre une sotte et superbe maxime,

Ne fais pas de le voir ni déshonneur ni crime.

Tu le verras chez nous, mais un peu froidement

Tant que l’occasion le permette autrement,

Et qu’après quelques jours tu puisses sans contrainte

Lui découvrir ta flamme et confesser ta feinte.

Je sais bien pour tes maux des remèdes plus courts,

Si tu voulais user de semblables secours.

CLORINDE.

Et quoi ? j’emploierais tout pour un peu d’allégeance.

LISANTE.

D’imiter mon humeur et mon indifférence.

Mais déjà mon avis t’afflige en t’assistant.

Bien, suis les lois d’amour si tu l’estimes tant.

Tu me vas opposer sa force et ta faiblesse.

CLORINDE.

Prends tes avis pour toi si cet enfant te blesse,

Et si quelque profit te vient de tes desseins,

Ne me pardonne plus si jamais je me plains.

Autrefois comme toi je fus indifférente ;

Je riais des soupirs de Philis et d’Orante,

Et croyais que l’amour fût un mal si léger

Que les moindres efforts le pussent alléger ;

Mais que je confessai leurs plaintes équitables

D’abord que je sentis ses forces redoutables !

Et que tu cesserais de condamner mes pleurs

Ressentant seulement l’ombre de mes douleurs !

LISANTE.

Si jamais cet enfant me tient sous son empire,

Lors ne m’épargne point, je te permets d’en rire.

Mais c’est t’entretenir de discours superflus :

Si tu me vois aimer, tu pourrais n’aimer plus.

En cet art toutefois admire mon adresse ;

Au dessein d’alléger la douleur qui te presse,

Je vais en ta faveur éprouver de ce pas,

Auprès de ton amant, si j’ai quelques appas.

J’entreprendrai beaucoup, mais je suis assez vaine

Pour croire que je puis l’ôter à Dorimène.

Et ce soir si tu veux...

CLORINDE.

Je le verrai chez vous.

LISANTE.

Si je ne suis suspecte à ton esprit jaloux.

CLORINDE.

Quand je croirais ton cœur capable de se rendre,

Mon repos t’est trop cher pour aimer Céliandre,

Dût-il pour ta beauté d’amour se consumer.

LISANTE.

Je n’en répondrais pas si je pouvais aimer :

Mais je fuis ce métier ; ma fortune est meilleure.

Je vais chez Dorimène. Adieu, viens dans une heure.

Clorinde sort.

 

 

Scène III

 

CÉLIMANT, LISANTE

 

CÉLIMANT.

Quoi ! vous passez ainsi ? qu’un adieu seulement

Satisfasse, madame, un malheureux amant :

Quoi ! rien à mon amour, rien à la complaisance ?

LISANTE.

Rien ; votre sœur m’oblige à cette diligence.

CÉLIMANT.

Que lui procurez-vous ?

LISANTE.

Je sers sa passion.

Mais quelle est, Célimant, votre indiscrétion ?

Laissez-moi ; l’on m’attend.

CÉLIMANT, la retenant.

Insensible, inhumaine,

Le repos de ma sœur doit-il croître ma peine ?

Mes jours sont-ils conduits par cet ordre fatal

Que son allégement dépende de mon mal ?

LISANTE.

Que voulez-vous de moi ?

CÉLIMANT.

Le seul bien de vous dire

Que je sens chaque jour accroître mon martyre ;

Que ma constance enfin succombe à mes ennuis ;

Que je doute de vivre en l’état où je suis ;

Et que le ciel, sensible au mépris que vous faites,

Est près de vous ravir une de vos défaites.

Détournez mon trépas, madame, et conservez...

Mais vous riez déjà.

LISANTE.

J’écoute, poursuivez.

CÉLIMANT.

Et vous, soyez meilleure et cessez de poursuivre

Ceux qui brûlent pour vous et qui cessent de vivre :

Lorsque le ciel consent que de rares beautés

Aient un droit absolu dessus les libertés,

Son pouvoir les rendant si capables de prendre,

Il ne leur prescrit pas la loi de se défendre :

Hélène eut son Paris ; et l’Amour est si doux

Que sa mère jadis s’exposait à ses coups :

Si vous craignez si fort que ce vainqueur vous blesse,

Suivez-le par dessein et non point par faiblesse,

Aidez à vous blesser, et ce coup généreux

Rendra, même en cédant, ce cœur victorieux.

Mais c’est trop, belle ingrate, ennuyer vos oreilles.

LISANTE.

Ai-je assez entendu ? Vous avez dit merveilles.

 

 

Scène IV

 

CÉLIMANT, LISANTE, POLIDOR

 

POLIDOR, à Lisante.

Dieux ! quel est mon bonheur de vous voir en ce lieu !

LISANTE.

Ne l’estimez point tant ; il sera court. Adieu.

Elle sort.

POLIDOR.

L’agréable entretien ! la complaisance extrême !

CÉLIMANT.

Plaignons-nous à l’envi, ma fortune est de même ;

J’ai souffert le premier l’affront dont tu plains ;

Et rien que sa beauté n’égale ses dédains.

POLIDOR.

Sois tel qu’il te plaira ; souffrir par compagnie

N’est pas ressentir moins sa rigueur infinie ;

Et je n’excuse pas cette ingrate beauté

Pour te faire éprouver la même cruauté.

Le mépris quelquefois peut être légitime :

Il est juste pour l’un, pour l’autre il est un crime ;

Elle peut avec nous agir différemment :

Pour chacun chaque mode et chaque traitement.

CÉLIMANT.

À ce compte, mon mal m’est un juste supplice,

Et pour vous seulement sa rigueur est un vice ;

Elle a tort de traiter avec tant de mépris

L’excellence et l’honneur des plus rares esprits ;

On parle de vous seul sur la terre et sur l’onde,

Et vos charmants attraits dépeupleront le monde ;

La plus forte se rend au nom de Polidor ;

Il faut que tout vous cède.

POLIDOR.

Après ? tu parles d’or.

CÉLIMANT.

Contre vous tous les cœurs font de vaines défenses.

POLIDOR.

Tu pourrais avoir eu de plus fausses croyances.

CÉLIMANT.

Si l’on n’était puissant que par comparaisons,

Vous seriez prince.

POLIDOR.

Adieu.

CÉLIMANT, à part.

Des Petites-Maisons.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LISANTE, CÉLIANDRE

 

LISANTE.

Confesse maintenant que ce n’est pas sans peine

Que mon sujet t’oblige à quitter Dorimène,

Et qu’un de tes amis ne t’affligerait pas

D’accepter ma conduite et d’épargner tes pas.

CÉLIANDRE.

Mon esprit est confus et je ne considère,

En l’état où je suis, que ma propre misère ;

Un regret si sensible à mon malheur est joint,

Que je suis mal partout où ma dame n’est point.

 

 

Scène II

 

LISANTE, CÉLIANDRE, DORIMÈNE

 

DORIMÈNE, à Céliandre.

J’oubliais quelque chose ; un mot, et je vous laisse.

Elle rentre avec Céliandre.

LISANTE, seule.

Enfin je connais trop la douleur qui la presse ;

Céliandre préside en ce débile esprit,

Et n’a plus de dessein pour celle qui le prit.

Mais le ciel déniera ce succès à mes peines,

Ou mon affection réunira leurs chaînes :

Au repos où je suis je feindrai des malheurs,

En ma meilleure humeur je verserai des pleurs,

Et je divertirai les infidèles flammes

D’un amant agréable aux yeux de tant de dames.

Mais que ce mot est long ! La même liberté

Me dispense à punir son incivilité.

Elle frappe à la porte.

 

 

Scène III

 

LISANTE, DORIMÈNE, CÉLIANDRE

 

LISANTE.

Ce mot a bien duré, la fourbe est fort civile.

DORIMÈNE.

Il lui serait permis chez vous d’en dire mille.

LISANTE.

Partout il a ce droit ; mais je ne voudrais pas

Le divertir du soin d’accompagner vos pas ;

Je sais tous les respects qu’il doit à ses maîtresses,

Mais la civilité souffre dans vos caresses.

Elle l’emmène.

DORIMÈNE, seule.

Je vous rendrai ce trait. Que son geste affecté

Témoigne de dessein dessus sa liberté !

Cette superbe fille enfin cède la place

Où le feu si longtemps fut vain contre la glace,

Et, sensible à l’amour après ses longs mépris,

Rend le tribut qu’on doit à ce roi des esprits.

Mais je perdrai le fruit d’une ardeur sans seconde,

Ou je posséderai ce miracle du monde.

Déjà par mon adresse il m’apporte ses vœux,

Clorinde ne le voit que de l’œil que je veux,

Et, froide à cet objet que le ciel me destine,

Espérant profiter, prépare sa ruine.

Toi qui ranges mes sens sous ses charmes vainqueurs,

Roi de nos libertés, maître absolu des cœurs,

Si tu conduis mes vœux, que dessous ton empire

D’un cœur respectueux tout le monde soupire,

Qu’on révère tes lois, que ton nom glorieux

Soit adorable en terre et redoutable aux cieux.

Mais j’aperçois Clorinde : il faut flatter ses craintes,

Et taire le succès des froideurs qu’elle a feintes.

 

 

Scène IV

 

CLORINDE, DORIMÈNE

 

CLORINDE, à part.

Je vois ce lâche objet qui trahit mes désirs

Et bâtit son repos dessus mes déplaisirs.

DORIMÈNE.

Dieux ! que Clorinde est triste !

CLORINDE.

En sa mélancolie

Elle a la peine juste et due à sa folie :

D’un malheureux effet mes desseins sont suivis,

Et toujours ce succès suit un mauvais avis.

DORIMÈNE.

Simple, ne voilà pas comme l’impatience

Produit le désespoir après la défiance ?

Laisse agir seulement des moyens si certains,

Et tu verras bientôt l’effet de tes dédains.

CLORINDE.

Ah ! des effets trop prompts ont suivi cette feinte ;

Je n’ai pu l’accuser d’une importune plainte ;

Ma froideur a produit de légères douleurs,

Et son ressentiment n’a point produit de pleurs :

Il observe, l’ingrat, mon aveugle défense

Comme s’il eût déjà souhaité mon absence,

Et m’en a fait paraître un si léger tourment,

Que je semble l’avoir prévenu seulement.

DORIMÈNE.

Et cela vous étonne ?

CLORINDE.

Est-ce une heureuse issue,

Et conforme à la fin que j’en avais conçue ?

DORIMÈNE.

Si devant que six fois l’astre de la clarté

Ait de son horizon banni l’obscurité,

Vous voyez à vos pieds cet auteur de vos larmes,

Soupirant, avouer le pouvoir de vos charmes ;

Et, si sa passion n’obtient quelque secours,

Ses propres mains s’armer contre ses propres jours,

Serez-vous satisfaite, et louerez-vous l’adresse

D’avoir si bien sondé la douleur qui le presse ?

Il fait l’indifférent, il ne suit point vos pas ;

Mais cette froide humeur ne lui durera pas ;

D’autres ont éprouvé leurs maîtresses sévères

Qui n’ont poussé d’abord que des plaintes légères ;

Leurs feux semblaient éteints, et leurs nœuds déliés.

Mais ces grands cœurs enfin se sont humiliés ;

Leur force n’a servi qu’à prouver leur faiblesse,

Et qu’à mieux établir les lois de leur maîtresse.

Voyant ce vain amant languir à vos genoux,

Les yeux mouillés de pleurs, m’en remercierez-vous ?

CLORINDE.

Et ne le voyant pas ?

DORIMÈNE.

Si sa froideur ne cesse,

Méprisez constamment un ingrat qui vous laisse ;

Et vous aurez au moins la satisfaction

D’avoir bien reconnu son peu d’affection :

Vos dédains produiront son repos ou sa peine ;

Par eux vous connaîtrez son amour et sa haine ;

Et ce sera toujours un fruit de mes avis

Que d’avoir détrompé qui les aura suivis.

CLORINDE.

Qu’ils m’ôtent son amour ou fausse ou violente,

Ils ne produiront point la fin de votre attente ;

Je ferais en ce cas jouer tous mes ressorts

Et n’épargnerais pas les extrêmes efforts.

DORIMÈNE.

Qu’Amour est un enfant rempli de jalousie !

Vous trouble-t-il déjà de cette frénésie ?

Ne traversé-je point votre contentement,

Et n’ai-je point dessein d’attirer votre amant ?

CLORINDE.

Je n’en répondrais pas.

DORIMÈNE.

Ni moi de la folie

Qui suit presque toujours cette mélancolie ;

Prévoyez de bonne heure à votre guérison,

Ou, votre amour croissant, vous perdrez la raison.

On dirait à nous voir que d’une telle guerre

Le prix est le trésor le plus cher de la terre.

De quels attraits si forts, de quelles qualités

Est pourvu ce vainqueur de tant de libertés !

Est-ce le dieu de Paphe, ou le pasteur d’Amphrise ?

Et tout cet univers lui doit-il sa franchise ?

Moi je tiens qu’il n’est point si rare et si charmant

Qu’une fille ne pût s’en défendre aisément.

Paris a bien du peuple, et parmi ce grand nombre

J’ai vu mille soleils dont il est moins que l’ombre.

CLORINDE.

Vous blâmez justement ce qui vous fait mourir ;

Et l’on déprise ainsi ce qu’on veut acquérir.

DORIMÈNE, riant.

Que sa possession m’est un bien souhaitable !

Ses refus produiront ma perte indubitable :

Ses yeux ont des attraits plus forts que ses rigueurs,

Et ce fatal aimant attire tous les cœurs.

CLORINDE.

Ce discours est l’effet...

DORIMÈNE.

De l’ardeur insensée

Qu’on remarque...

CLORINDE.

Ajoutez dedans votre pensée ;

Car s’il est une ardeur égale à votre amour,

Je veux...

DORIMÈNE.

Achevez donc.

CLORINDE.

Je veux perdre le jour.

Vous me cachez en vain cette indiscrète flamme,

Et le feu de ce front montre celui de l’âme.

DORIMÈNE.

Combien je vous plairais par cette affection !

Vous auriez un exemple à votre élection ;

Et par mon jugement vous croiriez qu’elle est bonne,

Car Céliandre encor n’aurait blessé personne.

Mais si vous désirez publier ses attraits

Cherchez une autre preuve au pouvoir de leurs traits.

Il me peut bien, madame, apporter du remède

S’il arrive qu’un jour je réclame son aide ;

Je trouve ses attraits moindres que ses défauts.

CLORINDE.

Pouvez-vous témoigner des sentiments si faux ?

DORIMÈNE.

Et ne pouvez-vous pas m’estimer assez vaine

Pour jouer Céliandre et rire de sa peine ?

C’est mon intention ; et puis votre intérêt

Me ferait renoncer à tout ce qui me plaît.

CLORINDE.

Enfin je te veux croire, et sur cette assurance

J’efface en ta faveur ma première croyance ;

Mais l’estimant si peu, souffre que ce discours

Qui ne peut t’importer fasse pour mon secours ;

Permets que cet amant sache notre querelle :

Lisante s’offrira d’en porter la nouvelle ;

Elle l’avertira des mépris que tu fais

Du plus parfait objet que je connus jamais ;

Il saura mon amour et ton indifférence,

Ton peu d’intention et ma persévérance ;

Et Lisante fera, par ce peu d’entretien,

Beaucoup pour mon repos, et rien contre le tien.

DORIMÈNE.

Non plus que son amour je ne veux point sa haine,

Qui peut-être à ton bien serait encore vaine :

Il faut qu’à la froideur quelque respect soit joint,

Et l’on n’offense pas tout ce qu’on n’aime point.

Quand je t’ouvre mon cœur...

CLORINDE.

Ces raisons sont frivoles,

Et je me servirai de vos seules paroles ;

Votre voix, après tout, ne le peut démentir ;

Et vous parlez trop bien pour vous en repentir.

DORIMÈNE.

En me désobligeant de ce mauvais office...

CLORINDE.

Je ne puis m’aviser de rien que je ne fisse ;

Pour vous j’avais perdu tout espoir de guérir,

Et pour vous, s’il se peut, je le veux racquérir.

DORIMÈNE.

Fais ce qui te plaira, mais crois que mon adresse

Nuira, s’il est besoin, à l’ardeur qui te presse ;

Que je puis d’un mot seul ruiner tes désirs,

Et porter le désordre en tes plus doux plaisirs.

Elle sort.

CLORINDE, seule.

Sans moi tu ne peux rien, quelqu’effort que tu fasses,

Et ta peur seulement excite ces menaces :

Tonne, vente, romps tout, trouble les éléments,

Tes peines me seront des divertissements.

Après mes longs ennuis ta fourbe découverte,

Ruinant tes desseins, divertira ma perte.

Allons trouver Lisante.

 

 

Scène V

 

CÉLIMANT, CLORINDE

 

CÉLIMANT, la retenant.

Attendez un moment.

CLORINDE.

Que tu m’as fait de peur ! dépêche vitement.

CÉLIMANT.

Pour la dernière fois entends la voix d’un frère

Qui ne peut différer un trépas nécessaire,

Et qui va terminer sa vie et son tourment

Si tu n’offres tes soins à son allégement.

CLORINDE.

Ne prévoyais-je pas ta plainte coutumière ?

Mais que puis-je pour toi ? guéris-moi la première,

Ou plaignons à l’envi notre commun ennui :

Ne pouvant rien pour moi, que puis-je pour autrui ?

CÉLIMANT.

Je n’accuserais pas cette beauté divine,

Si nos maux provenaient d’une même origine.

Tu traites Céliandre avec mille dédains ;

Tu lui défends ta vue, et pourtant tu te plains ;

Au lieu qu’une beauté n’eut jamais tant d’empire

Qu’en a sur moi l’objet qui fait que je soupire.

J’implore à ses genoux la mort ou sa bonté,

Et rien ne peut toucher cette ingrate beauté.

CLORINDE.

Et bien ! puis-je empêcher que sa rigueur ne dure ?

Accuse notre mère, ou plutôt la nature,

Qui te fît en naissant capable de l’aimer,

Et ne t’a pas donné ce qui peut la charmer.

Toucheras-tu ses yeux, ces tyrans de ton aise,

Et leur seras-tu cher pourvu que je leur plaise ?

Nous-mêmes nous devons traiter nos passions ;

Je ne te charge point de ces commissions ;

Tu ne peux par tes soins divertir ma ruine,

Ni charmer Céliandre avec ta bonne mine ;

Tes vertus ne sauraient réparer mes défauts ;

Il ne s’enquêtera que de ce que je vaux :

En ces élections, d’une importance extrême,

Nous ne considérons que la personne même.

Tout objet pour un seul doit être indifférent ;

On ne peut épouser confident ni parent.

CÉLIMANT.

Ne voilà pas toujours ta défaite ordinaire ?

Que servent ces discours ? est-ce me satisfaire ?

Je ne demande pas que tu parles d’amour

À ce divin soleil qui me prive du jour ;

Je ne désire pas que tu charmes sa vue

De ces attraits naissants dont ta face est pourvue,

Et que par ta beauté je plaise à ces beaux yeux

Qui trouveront toujours mon abord ennuyeux.

J’attends de ta prière, et non pas de tes charmes,

Que cette ingrate au moins considère mes larmes ;

Et, ne la trouvant point sensible à mes douleurs,

La mort, ce dernier mal, finira mes malheurs.

CLORINDE.

Il n’est rien que mon soin n’épargnât pour te plaire ;

Mais tu m’êtes un temps qui m’est trop nécessaire.

Tu devais différer après ma guérison

De sentir la douleur qui trouble ta raison ;

Car toi souffrir pour elle, et moi pour Céliandre,

Et faire pour tous deux c’est beaucoup entreprendre.

Quelques mots toutefois portés bien à propos

Te feront, si je puis, espérer du repos ;

Mais je n’ose assurer que je te sois utile.

Si tu connais Lisante, elle est bien difficile ;

Elle n’a point encor soupiré dans les fers,

Ni ressenti les feux du tyran que tu sers :

Ce vainqueur toutefois sur les plus résolues,

Par la suite du temps, rend ses lois absolues ;

Nous verrons tôt ou tard son esprit engagé.

Mais que je tarde ! Adieu, tu m’es bien obligé.

CÉLIMANT.

Fais-moi cette faveur si longtemps espérée :

Ma vie est en tes mains.

CLORINDE.

Elle est mal assurée.

À part.

Adieu... Mais Céliandre adresse ici ses pas,

Le faut-il aborder ? Lâche, ne le fais pas.

À Célimant.

Mon frère, encore un mot.

CÉLIMANT.

Ces paroles sans suite

Prouvent l’excès d’amour où ton âme est réduite.

Qu’est-ce que tu me dis ?

Célimant revient et Clorinde lui parle longtemps à l’oreille, tandis que Céliandre passe.

CLORINDE.

Je te fais le discours :

Tu me troubles, adieu ; j’en ai perdu le cours.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

CÉLIANDRE, CÉLIMANT

 

CÉLIANDRE.

Tu vois, cher Célimant, quelle est ma récompense :

Il ne m’est pas permis de la voir sans, offense ;

Et qui ne l’aime point a cette liberté

Que l’ingrate dénie à ma fidélité.

Si mon amour naissait, et si cette inhumaine

N’avait point autrefois considéré ma peine,

Je ne me plaindrais pas, mon mal serait léger,

Je croirais que le temps le pourrait alléger ;

Mais qu’elle ait fait paraître une ardeur si certaine,

Et voir à tant d’amour succéder tant de haine,

Ce changement visible est aux plus résolus

Un sujet de se perdre et de n’espérer plus.

Depuis que l’espérance à mes vœux est ravie,

Je me suis demandé des raisons de ma vie :

Le plus fidèle juge eût moins sévèrement

Dessus mes actions donné son jugement ;

Et si j’en puis avoir un sentiment fidèle,

Je suis plus criminel vers le ciel que vers elle,

Puisque j’ai tout soumis aux charmes de ses yeux,

Et que je leur rendais ce qu’on ne doit qu’aux dieux.

CÉLIMANT.

Je doute du malheur d’où provient ta disgrâce ;

Mais je la reverrais si j’étais en ta place,

Et n’observerais point ces respects infinis

Que tu rends à ce mot qui vous a désunis.

Que sais-tu si ma sœur veut par cette défense

Éprouver ta sottise ou ton obéissance :

Ignores-tu l’humeur des filles de ce temps ?

Sache qu’il leur est doux de rire à nos dépens :

Souvent elles nous font (tant un homme s’oublie !)

Joindre aux preuves d’amour des preuves de folie ;

Elles font pratiquer les règles d’Amadis,

Et se plaisent à voir comme on aimait jadis.

Je n’ose t’assurer qu’on te traite de même ;

Mais au moins, cher ami, je sais que ma sœur aime :

Ses soupirs éternels me témoignent assez

De quelle passion ses esprits sont blessés.

...

...

CÉLIANDRE.

Ne me déguise point ses visibles dédains,

Et crois que je suis juste alors que je me plains.

Je révérais sans fruit ces astres que j’adore,

Et quelque peu de cœur qu’elle me laisse encore

Enfin m’a fait résoudre à feindre des mépris,

Et voir plus rarement ces rois de mes esprits ;

J’ai feint de m’affranchir d’un pénible servage,

Et de porter ailleurs mes vœux et mon hommage ;

J’ai fait l’indifférent, j’ai caché mes douleurs,

Et j’ai par cette voie augmenté mes malheurs.

Connaissant, cher ami, cette belle farouche,

Tu ne l’entretiendras dessus rien qui me touche ;

Je la vois, l’inhumaine. Allons, pressons le pas.

 

 

Scène VII

 

CÉLIANDRE, CÉLIMANT, CLORINDE, LISANTE

 

LISANTE.

Céliandre, et comment ? ne me voyez-vous pas ?

CÉLIANDRE.

Quelqu’un m’attend ; adieu.

LISANTE.

Quoi ! rien pour une amante ?

Céliandre et Célimant sortent.

LISANTE.

Ah ! que son cœur dément sa froideur apparente !

Puisse sur moi l’amour établir son pouvoir

S’il a rien de si cher que l’honneur de te voir.

Voulant paraître froid, son action confuse

Et la stérilité d’un compliment l’accuse.

CLORINDE.

Ô signes de mon mal, plus certains que le jour,

Quoi ! tu prends ses froideurs pour des signes d’amour,

Et les souris mêlés à son indifférence

Ne sont pas de sa haine une claire apparence ?

Ses regards dédaigneux parlent trop clairement ;

Et si j’espère encor, j’espère vainement.

LISANTE, riant.

Voilà Clorinde aux champs. Ô dieux ! qu’elle est savante

Au métier qu’elle exerce et dont elle se vante !

Ne prétendais-tu point qu’il vînt les bras liés,

Et les yeux pleins de pleurs, se jeter à tes pieds ;

Et que, le cœur saisi d’un repentir extrême,

Il demandât pardon de ton offense même ?

Oh ! que je haïrais ces stupides amants,

Que je ne puis souffrir même dans vos romans,

Qui ne s’offensent point de mépris ni d’injures,

Et préfèrent la mort au titre de parjures !

CLORINDE.

Je rencontre, au dessein d’alléger mes travaux,

Un cœur indifférent, et tu ris de mes maux ?

Sois-moi plus favorable, et t’épargne la honte

De voir rire à ton tour, si cet enfant te dompte.

Ne crois pas te sauver des filets qu’il nous tend :

Un cœur résiste en vain ; tôt ou tard il le prend.

LISANTE.

Crois que je puisse aimer, tiens ma prise possible,

Et ne suppose pas que je sois invincible.

J’aimerais ; mais au moins je saurais, en aimant,

Accorder mon amour et mon contentement ;

Alors que je verrais ma victoire assurée,

Je me contenterais à moins qu’être adorée,

Et n’aspirerais pas à cette vanité

Qu’un homme souffrît tant sans être rebuté ;

Je rendrais vœux pour vœux, hommages pour hommages.

Si nous valons beaucoup, l’homme a ses avantages ;

Nous avons comme lui la moitié du bonheur ;

En partageant l’amour, nous partageons l’honneur ;

Et tu ne devais pas avec tant d’arrogance

Vouloir sur Céliandre établir ta puissance :

Il mérite beaucoup, ses attraits sont charmants,

Et tu conserves mal ce phénix des amants.

CLORINDE, à part.

C’est rendre clairement sa passion visible :

Qui me promet le plus se rend le plus nuisible.

La perfide me tue en m’offrant du secours :

Elle aime Céliandre. Ô malheur de mes jours !

LISANTE.

La beauté de son port, jointe à sa bonne mine,

Son esprit si parfait, son humeur si divine.

Et ses rares vertus, sont des charmes puissants,

Et capables de plaire aux plus sévères sens.

CLORINDE, à part.

Son âme en est charmée, et ce fâcheux langage

Est un visible effet du pouvoir qui l’engage.

Implorant du secours, que je me fais de tort !

J’ai recours au meurtrier qui me donne la mort.

LISANTE, à part.

Ces pensers si profonds prouvent sa jalousie ;

Laissons-la quelque temps en cette frénésie :

En ce doux passe-temps ma peine aura son prix.

Haut.

Surtout son entretien charme tous les esprits.

Aux accents de sa voix, qui n’a point de pareilles,

Il faut perdre son cœur ou n’avoir point d’oreilles ;

Chez les plus mécontents sa voix charme les jours.

CLORINDE.

En un mot, vous l’aimez.

LISANTE.

J’attendais ce discours.

Bons dieux ! qu’il est aisé de tromper une amante !

Que j’éprouve aisément ton humeur défiante !

Mais par-là ton amour témoigne son excès.

Je servirai de cœur tes sensibles accès,

Et je réparerai par un soin légitime

Le mal que je te fais alors que je l’estime.

J’ai vu ce jeune amant, et crois que si tu veux

Il sera bien aisé de racquérir ses vœux.

Viens chez nous dans une heure ; il est de la partie ;

Tu sauras t’y conduire en étant avertie.

Adieu, car on m’attend.

CLORINDE.

Dieux ! que j’estime en toi

Qu’aucun n’ait le pouvoir de captiver ta foi !

Adieu ; conserve-toi ce bien incomparable,

Et tu seras au monde un objet adorable.

LISANTE.

Et moi j’estime fort cette admiration

Qu’on appelle flatter par appréhension.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CÉLIANDRE, CLARIMOND

 

CÉLIANDRE.

Si tu connais d’amour la passion fatale,

Sais-tu quelque douleur à ma douleur égale ?

Quelqu’un plus malheureux relève-t-il des lois

De ce tyran commun des peuples et des rois ?

Quel outrage du sort, quelle aveugle injustice

Me jette en un moment du faîte au précipice ;

Et du plus fortuné de tous les amoureux

En a fait le plus triste et le plus malheureux ?

CLARIMOND.

Ayez pour vous sauver des injures des Parques

Une amante commune avecque les monarques,

La Gloire, cet aimant des esprits généreux,

Qui s’abandonne toute à tous ses amoureux.

Puis-je voir cette main, si digne d’une épée,

À tracer un poulet lâchement occupée,

À nettoyer ce teint et friser ces cheveux

Pour plaire davantage à l’objet de vos vœux ?

CÉLIANDRE.

Supporte cette ardeur dont mon âme est touchée,

Qu’au dieu des combats même on n’a pas reprochée.

Le ciel, dont on ne peut éviter les regards,

Souffrait les privautés de Vénus et de Mars ;

L’invincible fléau des monstres de la terre

S’est parfois relâché des travaux de la guerre ;

On a vu des fuseaux en ses superbes mains

Qui coupèrent le fil des jours de tant d’humains.

N’as-tu point éprouvé combien l’âme est ravie

De voir sous de beaux nœuds sa franchise asservie,

Et de vivre en l’espoir de posséder un jour

Ces merveilles du ciel et ces astres d’amour ?

Sais-tu combien nous plaît un mot, une caresse,

Un regard, un soupir, un pas d’une maîtresse ?

Peut-on voir sans transport ces objets innocents

Au dessein de nous plaire accommoder leurs sens ?

Rendre une extrême amour pour une amour extrême,

Et de leur voix honteuse entendre : Je vous aime ?

Peux-tu n’adorer pas ce sexe précieux,

Ce charmeur innocent des âmes et des yeux ;

Ce sexe en qui le ciel admire ses ouvrages,

À qui souvent lui-même il offre ses hommages,

Et qui força jadis tant de divinités

À venir dans ses mains rendre leurs libertés ?

Peux-tu, le cœur si libre et plein de tant de glaces,

Voir ces trônes vivants de vertus et de grâces ?

Et vois-tu que le ciel, sur ce bas élément,

Se soit fait de soi-même un portrait plus charmant ?

Deux royaumes jadis, pour le prix d’une femme,

Ont employé dix ans et le fer et la flamme ;

Et cent princes pour elle ont souffert le trépas

Que la postérité ne considère pas.

CLARIMOND.

Ce sexe a des beautés seules à soi pareilles ;

C’est l’abrégé mortel des célestes merveilles.

De nos corps seulement les hommes sont vainqueurs,

Et ce sexe préside en l’empire des cœurs ;

S’ils règnent par le fer, il règne par les flammes,

Et tout se prend enfin à ce charmeur des âmes :

Nous n’avons rien d’égal à son moindre ornement.

Est-ce assez adhérer à votre sentiment ?

CÉLIANDRE.

Crois-tu les obliger de louanges frivoles ?

Tu crois la vérité si tu crois ces paroles ;

Et ton affection, leur dressant des autels,

Ne rendrait que justice à ces anges mortels.

Mais entre ces beautés, sache que mon amante,

Comme elle est la plus rare, est la plus arrogante :

On ne peut toutefois aimer sa liberté

Depuis qu’on a servi sa divine beauté ;

Aimé de Dorimène et chéri de Lisante,

Je considère peu leur passion naissante :

Ce cœur, préoccupé de ses charmants appas,

Est insensible aux traits qu’elle ne tire pas.

Toi qu’Hélène jadis n’aurait touché qu’à peine,

Insensible à l’amour aussi bien qu’à la haine,

De ce pas, cher ami, vois cet objet charmant ;

Accorde cette peine à mon contentement.

Conduis-la chez Lisante, en cette même rue

Où, comme sans dessein, j’attendrai sa venue ;

Où, sans me dispenser au plaisir de la voix,

Mes yeux l’adoreront pour la dernière fois.

CLARIMOND.

Adieu. Mais cependant réclamez la constance

Qui fait contre vos maux si peu de résistance ;

Et, si vous me croyez, dispensez vos esprits

Des aveugles respects qu’elle vous a prescrits.

Il sort.

CÉLIANDRE, seul.

Mes sens sont égarés en l’espoir de sa vue ;

Mon cœur en est ravi, mon âme en est émue,

Et, tant je suis adroit moi-même à me trahir,

Je la tiens incapable encor de me haïr ;

Elle m’est agréable et légère et fidèle,

Cette reine des cœurs rend l’injustice belle,

Et je redoute peu les tourments éternels

Si l’enfer est peuplé de si beaux criminels ;

La voyant toutefois, je dois en cette feinte

Observer à sa vue une austère contrainte,

Et si discrètement ménager mes regards,

Que mon dessein paroisse égal de toutes parts ;

Que je semble devoir à la seule rencontre

Ce bonheur infini, si mon soleil se montre.

Mais Lisante me voit... Qu’à propos elle vient

Forcer d’un compliment la peur qui me retient !

Le respect que m’enjoint cette belle homicide

Semble avoir en ce lieu cloué ce pied timide.

Je commets, ce me semble, un crime en l’avançant,

Et je reçois ma peine en désobéissant.

 

 

Scène II

 

LISANTE, CÉLIANDRE

 

LISANTE.

Ta douleur procédant d’une ingrate maîtresse,

Il faut qu’une indulgente efface ta tristesse.

Reprends ton premier teint ; que ces astres jumeaux,

Las de verser des pleurs, brillent de feux nouveaux.

J’apporte du remède au mal qui te tourmente,

Si c’est t’en apporter que t’offrir une amante.

CÉLIANDRE.

Offrez-moi seulement les moyens de mourir ;

Par ce remède unique on peut me secourir.

LISANTE.

Quelque jeune beauté qui partageât ta flamme,

De tes vains déplaisirs délivrerait ton âme.

CÉLIANDRE.

Son amour produirait...

LISANTE.

Achève : tes dédains.

CÉLIANDRE.

Elle aimerait ailleurs, ou ses vœux seraient vains.

LISANTE.

Faisant tes yeux témoins d’une amour infinie

Par toutes les faveurs qu’une autre te dénie,

Et, l’œil mouillé de pleurs, t’adressant ces propos :

« C’est de toi que dépend mon bien et mon repos : »

T’en pourrais-tu sauver par une excuse honnête,

Et refuserais-tu sa timide requête ?

CÉLIANDRE.

Cet honneur m’arrivant je ferais mon devoir :

Mais j’ai plus de raison que de le concevoir.

LISANTE.

Les lois de ton devoir te soumettant aux siennes,

Te feraient étouffer les flammes anciennes.

CÉLIANDRE.

Elles m’obligeraient à conserver ma foi,

Non à qui la voudrait, mais à qui je la doi.

LISANTE.

Mais étant de façon à ne te pas déplaire,

Serais-tu, Céliandre, à ses vœux si contraire ?

CÉLIANDRE.

Je serais insensible à ses plus doux appas :

Hélène renaissant ne me charmerait pas.

LISANTE.

Et tu ne voudrais pas ma fortune meilleure ?

CÉLIANDRE.

Las ! que puis-je pour vous ?

LISANTE.

Il faut donc que je meure ?

Ici ma honte en vain s’oppose à mon amour :

Je t’aime sur tous ceux qui respirent le jour :

Mais, ô frivole ardeur qui produira ma perte,

Que je sois refusée avant que découverte !

Sors, inutile feu, de ce timide sein ;

Né sans élection, sois éteint par dessein,

Puisque ce cher auteur de mon inquiétude,

Pour tant de passion a tant d’ingratitude.

Dieux ! ayant résisté si généreusement,

Cruel, te dois-je aimer, et t’aimer vainement ?

CÉLIANDRE.

Je sais qu’il est commun à Lisante de rire,

Autant qu’il m’est commun de plaindre mon martyre :

Mais riez aux dépens de ces faibles esprits

Qui feraient vanité de semblables mépris :

En moi vous ne verrez qu’un objet incapable

D’exercer un moment votre humeur agréable ;

Vous ne me verrez point, crédule à vos discours,

À ces feintes ardeurs présenter du secours ;

Je ne vanterai point vos passions naissantes,

Et vous n’en rirez point avec vos confidentes.

Offrez d’autres secours à mes justes douleurs,

Ou ne cherchez en moi que des sujets de pleurs.

LISANTE.

Ta croyance dépend de me voir plus honteuse,

Et mon honneur te rend ma passion douteuse.

Mais crois que mon esprit te parle par ma voix.

Ce cœur, jadis si libre, est réduit sous tes lois :

Vainqueur de tant d’objets il n’a pu se défendre

Des attraits innocents du triste Céliandre.

Doux charmeur de mes sens, souffre ma passion,

Et romps pour ton repos ta résolution.

CÉLIANDRE.

Quoi qu’on doive juger de votre ardeur nouvelle,

En un si beau sujet, vraie ou feinte, elle est telle :

Mais ni feinte, ni vraie, elle ne peut toucher

Un malheureux qui perd tout ce qu’il a de cher :

Rien ne plaît à mes yeux, la beauté m’épouvante,

J’ignore si je vois Célimène ou Lisante ;

Au pitoyable état où mes jours sont réduits,

Je doute de l’endroit et du temps où je suis ;

Et si ma triste voix de quelque ordre est conduite,

Le hasard seulement en agence la suite :

Je vois partout Clorinde, et partout ses mépris

Combattent ma constance et glacent mes esprits.

Aimez, belle Lisante, un autre objet qu’une ombre

Qui parmi les mortels ne sert plus que de nombre,

Et ne souhaitez point la conquête d’un corps

Qui doit une sujette à l’empire des morts,

Polidor au fond du théâtre.

Et dont l’âme n’attend que l’arrêt de la Parque

Pour aller des enfers passer la triste barque.

LISANTE.

Donc à ma passion tout espoir est ôté,

Et je perdrai mes vœux après ma liberté !

Eh bien ! j’accuserai les dieux et la nature,

Autant de mes défauts que de cette aventure :

S’ils m’avaient départi de ces charmes vainqueurs

Qui, même sans dessein, asservissent les cœurs,

La loi de ton malheur serait moins absolue,

J’aurais à mon dessein ton âme résolue ;

Et sur toi ma victoire aurait suivi de près

Les effets du pouvoir de tes rares attraits.

CÉLIANDRE.

Les dieux...

 

 

Scène III

 

LISANTE, CÉLIANDRE, POLIDOR

 

POLIDOR, tirant Céliandre à part.

Monsieur, un mot. Que prétend cette belle

Par ce long entretien, ou que voulez-vous d’elle ?

J’ai dessein de l’aimer tout ingrate qu’elle est,

Et tout ce qui la touche est de mon intérêt.

Céliandre se retourne et regarde Polidor sans lui répondre.

LISANTE.

Que veut cet importun ?

CÉLIANDRE.

Sa demande insensée

Prouve assez clairement que son âme est blessée.

Ne l’interrogez point, et donnez seulement

Quelque espoir d’allégeance à mon cruel tourment.

Doit-elle de mes pleurs borner la longue course,

Et puis-je à mon espoir chercher quelque ressource ?

Mon malheur à ma peine a joint ma vanité ;

J’ai feint de n’aimer plus cette ingrate beauté,

Et la nécessité de suivre cette feinte

Étouffe mon espoir et fait vivre ma crainte ;

Je ne me puis résoudre à passer lâchement

De l’état d’homme libre en l’état d’un amant ;

Si bien que poursuivant ma première entreprise,

Il faut que je lui plaise et que je la méprise.

POLIDOR, le tirant encore à part.

Où tendent ces discours ? Cet éclaircissement

À mon affection importe infiniment ;

Et je prétends sur elle un droit trop légitime,

Pour savoir qu’on l’offense et le souffrir sans crime.

Ces beaux lis effacés, et ces yeux languissants

Prouvent que vos discours ont altéré ses sens.

Que lui demandez-vous ?

CÉLIANDRE.

Si votre extravagance

Est un malheur encor capable d’allégeance...

Mais nous désespérons de votre guérison,

Connaissant quel effort trouble votre raison.

Dieux ! qu’un mal furieux en altère l’usage,

Et que votre faiblesse est peinte en ce visage !

POLIDOR.

N’ayez soin que de vous : je porte à ce côté

Ce qui vous prouvera ma force et ma santé,

Quand, pour les exercer, cette ingrate maîtresse,

M’aura dit quel sujet fait naître sa tristesse.

À Lisante.

Puis-je, divin sujet de mes chastes désirs,

Punir quelque dessein contraire à vos plaisirs ?

Quelque outrage reçu, quelque injure soufferte,

Me doit-elle exposer au danger de ma perte ?

LISANTE, riant.

Ô favorable sort, qui m’offre mon amant

Contre cet ennemi de mon contentement !

Ici, cher Polidor, ta passion extrême

Fera voir son excès par un effet de même :

Fais-moi rendre justice, on me prive du jour :

Mon repos ou ma mort prouveront ton amour.

POLIDOR, tirant son épée.

Déclarez seulement le sujet de vos plaintes,

Et ces mains aussitôt de son sang seront teintes.

LISANTE.

Non, non, sois dispensé de cet acte inhumain ;

Je ne demande pas le secours de ta main ;

Je voudrais seulement que ta bouche éloquente

Servît en ce besoin ma passion naissante.

Je soupire d’amour, et l’auteur de mes feux

Est sourd à ma prière et méprise mes vœux ;

Céliandre est l’objet des ennuis qui me pressent,

Et les soins de mon cœur sur ma face paraissent :

Combats ses cruautés, sers mes chastes désirs ;

Et rends ce beau vainqueur sensible à mes soupirs.

POLIDOR.

Belle commission où servant je m’offense,

Et qui de mon malheur serait la récompense !

Ne vous puis-je servir en autre occasion

Qu’où votre bien dépend de ma confusion ?

Quelque autre vous rendra ce favorable office :

Le sort m’en veut assez, sans que je me trahisse.

Mais vous ne jouerez plus un importun amant ;

J’aurai dessein ailleurs.

Il s’éloigne.

LISANTE, riant.

Ô sensible tourment !

Quoi ! je perds Polidor ? Ô désespoir ! ô rage !

Ô malheur !

POLIDOR, revenant et la regardant pardessus l’épaule.

Un peu d’eau, madame perd courage.

Ne traitez point le monde avec tant de mépris :

Si vous valez beaucoup, un autre vaut son prix.

Il sort.

CÉLIANDRE.

Ô le doux passe-temps !

LISANTE.

Loin d’accorder vous-même

Vos désirs à mes vœux, vous m’ôtez ce qui m’aime ;

Pour ce que je n’ai pas je perds ce que j’ai pris,

Cet aimable charmeur des yeux et des esprits.

Jugez par sa beauté du pouvoir de mes charmes,

Qui cent fois de ses yeux ont fait tomber des larmes

Quel miracle d’amour n’eût été satisfait

En la possession d’un amant si parfait ?

Clarimond et Clorinde au fond du théâtre.

Il mérite beaucoup ; mais, dieux ! qu’à cette vue,

De force et de conseil mon âme est dépourvue !

Dois-je quitter la place à cet astre charmant,

Qui pâlit de colère à me voir seulement ?

 

 

Scène IV

 

CÉLIANDRE, LISANTE, CLARIMOND, CLORINDE

 

CLORINDE, à Clarimond.

Vous m’obligez beaucoup ; mais il fallait apprendre

Me tirant de chez nous, ce que veut Céliandre.

Est-ce par votre avis qu’il m’attend en ce lieu ?

CLARIMOND.

Il ne m’a point parlé.

CLORINDE.

J’ai quelque affaire ; adieu.

LISANTE, la retenant.

Dieux ! quel malheur sitôt m’ôte votre présence ?

Que j’obtienne un moment de votre complaisance :

J’ai deux mots à vous dire.

CLORINDE.

Adieu, quittez ma main.

LISANTE.

Je ne vous quitte point.

CLORINDE.

Je vous revois demain.

LISANTE.

Entrez si vous m’aimez, ou ce refus m’offense.

CLORINDE.

Il faut tout accorder à votre violence.

CÉLIANDRE.

Adieu, dispensez-moi...

LISANTE, le retenant.

Quoi ! vous prierai-je aussi ?

CLORINDE, dédaigneusement.

Monsieur n’ira pas loin.

CÉLIANDRE.

Je vous cherchais ici.

CLORINDE.

Il n’en faut point jurer.

CÉLIANDRE.

Et vous êtes trop vaine

Pour ne le croire pas avec fort peu de peine ;

Célimant au fond du théâtre.

Vos yeux ont sur les cœurs un absolu pouvoir,

Et, si vous le voulez, je brûle de les voir.

LISANTE.

Nous en allons parler ; entrez. Que leur surprise

Fait juger que l’amour engage leur franchise !

Et que ce doux vainqueur possède absolument

Cet objet si contraire à mon contentement !

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

CÉLIMANT, seul

 

Faut-il être du nombre ? Auprès de Céliandre,

Désirer de paraître est beaucoup entreprendre :

Il attire les yeux de toutes ces beautés,

Et sa divine humeur tient leurs cœurs enchantés.

 

 

Scène VI

 

DORIMÈNE, CÉLIMANT

 

DORIMÈNE.

Que fait là Célimant ?

CÉLIMANT.

Près d’entrer chez Lisante,

Où Céliandre va avecque son amante,

Je doute de lui plaire auprès d’un plus parfait.

DORIMÈNE.

Et c’est le seul sujet qui t’arrête en effet ?

CÉLIMANT.

C’est la seule raison.

DORIMÈNE.

Dieux ! que de modestie !

Il est vrai qu’il lui plaît, j’en suis bien avertie :

Elle a de ton mérite un léger sentiment,

Et je plains ton malheur d’aimer si lâchement :

Mais un malheur pareil traverse mes années ;

Un astre infortuné régit mes destinées,

Et fait naître en mon cœur un amoureux souci

Pour cet aimable objet que Lisante aime aussi.

Rends un léger office à mon amour extrême ;

Tu ne peux m’obliger sans t’obliger toi-même :

Il quittera Lisante et tu seras aimé,

Si je plais à ses yeux dont mon cœur est charmé.

Entre et l’envoie ici par deux mots à l’oreille ;

Je te rendrai partout une faveur pareille :

Dis-lui que je l’attends.

CÉLIMANT.

Je reviens de ce pas.

Il sort.

DORIMÈNE, seule.

Lisante aura son change et ne l’espère pas ;

Si son cœur ne dément et ses yeux et sa bouche,

Je ne saurais douter que mon mal ne le touche ;

Et sa civilité, s’il me conduit chez nous,

Donnera de l’ombrage à cet esprit jaloux.

On ouvre... Le voici. Dieux ! que sur son visage

Je vois d’un triste abord l’infaillible présage !

 

 

Scène VII

 

CÉLIANDRE, CÉLIMANT, LISANTE, DORIMÈNE

 

CÉLIANDRE, froidement.

En quoi vous suis-je utile ? Usez modérément

D’un temps qui m’est bien cher ; ne m’ôtez qu’un moment.

DORIMÈNE.

Puis-je un instant chez nous posséder ta présence ?

CÉLIANDRE.

Oh ! ne m’obligez point à tant de complaisance ;

Un sujet trop puissant me retient en ce lieu :

Je préfère sa vue à l’entretien d’un dieu.

DORIMÈNE.

Donc tu m’as fait, cruel, des promesses frivoles,

Et ton superbe cœur démentait tes paroles ?

Tu m’aimes, insensible, et ne m’accordes pas

La faveur seulement d’accompagner mes pas ?

CÉLIANDRE.

Je vous aime ? Et comment ? dessus quelle assurance

Avez-vous établi cette aveugle croyance ?

Croyez-vous que ma voix vous ouvrît mon désir ?

Pour vous persuader ne faut-il qu’un soupir ?

Tenez-vous pour effet d’une ardeur sans seconde

Deux mots que sans dessein je dis à tout le monde ?

Toutes vous partagez mon inclination ;

Je m’engage partout, mais sans intention ;

Je suis à tout le monde autant qu’à Dorimène ;

Une seule fait naître et fait durer ma peine :

Je me suis présenté sans dessein d’être pris,

Et plus pour divertir qu’engager mes esprits.

DORIMÈNE.

Prononce au moins plus bas la sentence fatale

Qui, me désobligeant, oblige ma rivale ;

Traître, n’ajoute point la honte à mes regrets,

Et tiens mes maux au moins et tes crimes secrets.

CÉLIANDRE.

En ce discours si libre, où ma voix se dispense,

Je crois ne point faillir, disant ce que je pense.

Un mot dit à l’oreille engendre des soupçons,

On conçoit de la flamme où l’on voit des glaçons ;

Tel que soit ce discours, on le croit d’importance,

Et que ceux qui le font ont de l’intelligence :

Pour moi qui n’en ai point, qui vous vois sans dessein,

Et qui dis seulement ce que j’ai dans le sein,

J’aime fort qu’on m’entende. Adieu, pour peu d’affaire

Vous me volez un temps qui m’est bien nécessaire ;

Et vous auriez de moi tiré plus de raison,

Si vous m’aviez su prendre en meilleure saison.

DORIMÈNE.

Lâche objet de ma haine, âme orgueilleuse et feinte !

CÉLIANDRE, se détournant un peu.

Je ne suis point sévère, et je permets la plainte.

Il sort.

DORIMÈNE.

Indigne de l’honneur de toucher mes esprits.

LISANTE.

Traitez-vous votre amour avec tant de mépris ?

DORIMÈNE.

Gouvernez votre esprit, expliquez vos pensées,

Et n’examinez point mes ardeurs insensées :

Il vous est comme à lui libre de m’outrager ;

Mais, l’ayant pu souffrir, je m’en saurai venger.

LISANTE, riant.

Il voue à vos beautés l’empire de son âme :

Mais il n’ose à vos yeux vous découvrir sa flamme :

Il saura d’un mot seul ranimer votre espoir.

Attendez sa sortie, il s’en ira ce soir.

CÉLIMANT.

Ne puis-je être un moment de votre intelligence ?

LISANTE.

Entre, et de ma pitié reçois cette indulgence.

Elle sort avec Célimant.

DORIMÈNE, seule.

À quoi me réduiront en cette occasion

L’amour, le désespoir et la confusion ?

Suivons aveuglément les transports de la rage.

Transports, honte, fureurs, possédez mon courage ;

Que mon propre malheur à ma perte soit joint ;

Perdez-moi pour le perdre, et ne m’épargnez point.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CÉLIANDRE, LISANTE

 

CÉLIANDRE.

Jamais le désespoir, depuis que je soupire,

N’a possédé mes sens avecque tant d’empire,

Et jamais malheureux n’a d’un désir si fort

Abandonné sa vie au pouvoir de la Mort.

Mes yeux entretenaient cette belle farouche,

Et ni mot ni soupir n’est sorti de sa bouche ;

Elle m’a seulement lancé quelque regard,

Mais que je devais moins au dessein qu’au hasard

Je n’ai vu ni sa voix ni son humeur forcées,

Et cette liberté confondait mes pensées.

Ses yeux indifférents portaient de tous cotés

Les rayons enflammés de leurs douces clartés ;

Et son port, ses regards, sa parole et son geste,

Ne m’ont que confirmé son mépris manifeste.

LISANTE.

Et tu chéris encor ce sujet de tes pleurs ?

CÉLIANDRE.

Plus que le ciel la terre en la saison des fleurs.

Malgré tous mes efforts, cette belle inhumaine

Fait croître mon désir faisant croître ma peine.

LISANTE.

Je ne condamne plus ses visibles dédains ;

Puisque tu n’aimes bien qu’alors que tu te plains,

Ces sensibles rigueurs te rendant si fidèle,

Je lui vais conseiller d’être encor plus cruelle,

Et de joindre l’injure et l’outrage au mépris,

Puisque c’est le moyen d’enflammer tes esprits.

CÉLIANDRE.

Disposez son courage à la fin de ma vie,

Et vous satisferez sa haine et mon envie :

Elle s’affranchira d’un importun amant

Qui lui pourrait encor ravir quelque moment ;

Car d’éteindre jamais cette ardeur insensée,

Et de pouvoir ailleurs engager ma pensée,

C’est un effet du sort que je n’espère pas

Tant que l’astre du jour éclairera mes pas.

LISANTE, en riant.

Ta rigueur peuplera le royaume des ombres,

Et l’on m’attend déjà dans ces campagnes sombres ;

Près d’être séparés du soleil qui les fuit,

Mes yeux se vont couvrir d’une éternelle nuit :

Au moins voyant l’effet du deuil qui nous transporte,

Tu diras en pleurant : C’est pour moi qu’elle est morte ;

Et ton cœur poussera dessus le monument

Où mon corps sera mis un soupir seulement.

CÉLIANDRE.

Joignez la raillerie au sujet de mes plaintes,

De cette heureuse humeur bannissez les contraintes,

Unissez vos desseins aux cruautés du sort ;

Mon cœur est insensible à ce dernier effort :

C’est joindre un mal léger à l’excès de mes peines,

Et les grandes douleurs rendent les moindres vaines.

LISANTE.

Je ne propose point d’accroître tes tourments ;

Mais sois désabusé, perds de vains sentiments ;

Et ne m’estime pas d’un esprit si facile

Que d’avoir pu brûler d’une ardeur inutile.

J’ai vu de tes pareils pleurer à mes genoux ;

J’ai captivé des cœurs et j’ai fait des jaloux :

Ma raison toutefois conserve son usage ;

Je n’ai considéré leurs pleurs ni leur servage ;

Et mon cœur, insensible à leurs charmes puissants,

Est, malgré leurs efforts, encor roi de mes sens.

Je n’avais que dessein d’éprouver ta constance,

Qui paraît, sans mentir, rare en ta résistance,

Et serait toutefois moindre que tes plaisirs,

Si le ciel t’en donnait d’égaux à mes désirs.

CÉLIANDRE.

Puisqu’après tant d’efforts ma constance est frivole,

Clorinde, adieu ; ce mot m’étouffe la parole.

Je ne la verrai plus.

Il sort.

LISANTE, seule.

En l’état où je suis,

Larmes, plaintes, regrets, témoignez mes ennuis.

Quel destin me conserve, et qui me peut défendre

De perdre la lumière en perdant Céliandre ?

Rare et divin sujet des soucis que je sens,

Je demeure insensible à tes derniers accents,

Et je ne démens pas, au point de ton absence,

Ce que ma vanité m’a fourni de défense.

Entends, heureux charmeur des yeux et des esprits,

Une confession contraire à ces mépris :

En la saison des fruits, après un long tonnerre,

L’astre qui fait le jour est moins cher à la terre ;

Et l’Aurore à Céphale a moins montré de feux

Que ta rare vertu ne me coûte de vœux.

Fais, s’il t’est glorieux d’occuper ma mémoire,

De mon affection un trophée à ta gloire,

Et compte ma défaite au rang de tes exploits,

Quelques lieux où ta grâce établisse tes lois.

 

 

Scène II

 

CLORINDE, LISANTE, CÉLIMANT

 

CLORINDE, d’un air triste.

Adieu.

LISANTE.

Quoi ! sans parler ?

CLORINDE.

Que veux-tu que je die

De mon malheur extrême et de sa perfidie ?

A-t-il forcé d’un mot ce silence orgueilleux

Dont il a témoigné de mépriser mes vœux ?

Cet entretien fatal, et conforme à ma crainte,

M’a fait voir seulement que sa flamme est éteinte,

Et que je dois ailleurs la peine que je perds

À reprendre un captif échappé de mes fers.

Je ne puis toutefois forcer la vaine flamme

Que son rare mérite entretient en mon âme.

Malgré tous mes efforts j’aime cet inconstant,

Et mon affection s’accroît en s’irritant ;

Pour lui ma passion sacrifierait ma vie ;

Pour lui j’immolerais l’âme qu’il m’a ravie,

Et, pour lui, la rendant, j’aimerais mon trépas,

Quand ses yeux inhumains ne me pleureraient pas :

Toi qui lis en son cœur et qui vois sa pensée,

Crois-tu que mon image y soit toute effacée ;

Qu’au dessein de lui plaire et de le rapprocher,

Mes pleurs, ni mes soupirs ne le puissent toucher ?

LISANTE.

Juge par ses discours de sa froideur extrême :

« Clorinde, m’a-t-il dit, croit encor que je l’aime ;

Et son orgueil sans doute attendait en ces lieux

Des plaintes de ma bouche et des pleurs de mes yeux :

Mais, a-t-il ajouté, que son humeur est vaine

De tenir si longtemps ma froideur incertaine,

Et que j’estime peu ses attraits impuissants

Dont elle croit encore assujettir mes sens !

Je ne veux réformer ni ses mœurs ni sa vie,

Je voudrais que sa grâce égalât son envie :

Mais son orgueil me blesse, et par ma guérison

Je trouve ses attraits moins forts que ma raison :

Je la perds sans regret, et je sens ma franchise

Telle qu’au temps heureux qui précéda sa prise :

En l’état où je suis, ses plus rares appas

Ni ses plus doux efforts ne me toucheraient pas. »

À ces mots, cet ingrat m’a laissée en balance

De vous redire tout ou garder le silence ;

Mais je n’ai pu laisser vos esprits incertains

Dessus l’opinion de ses lâches dédains.

CLORINDE, à part.

Clorinde, ici ta honte accuse ton courage

De paraître insensible à ce dernier outrage :

De ses honteuses lois dégage tes esprits,

Et d’un extrême amour fais d’extrêmes mépris.

Oublier Céliandre ! ô frivole pensée !

Suivons aveuglément cette ardeur insensée !

Ce charmeur de mes sens est juste en ses refus,

Et si je lui déplais je ne m’estime plus :

Je renonce à Clorinde, et j’aime Céliandre ;

S’il la hait, je la hais, et ne la puis défendre ;

Et, pouvant bien mourir pour son contentement,

Je pourrai bien pour lui forcer mon sentiment.

LISANTE.

On eût prisé jadis l’ardeur qui vous transporte,

Mais le siècle n’est plus d’aimer de telle sorte.

Représentez-vous point ces reines de romans

Qui ne l’ont pas été des cœurs de leurs amants,

Dont l’amour fut ingrate et la constance vaine.

Et qu’au théâtre même on souffrirait à peine ?

CLORINDE.

Je suis dans ces transports le dessein généreux

D’obéir sans réserve à mon sort malheureux,

D’entretenir des feux que je ne puis éteindre,

D’aimer sans espérance et mourir sans me plaindre.

 

 

Scène III

 

CLORINDE, LISANTE, CÉLIMANT, CLARIMOND

 

CLARIMOND.

Madame, que votre œil aussi fier que charmant

Voie où vos cruautés ont réduit un amant.

Lirez-vous sans regret ce mot que Céliandre,

Au point de son départ, me charge de vous rendre ?

CLORINDE.

Quoi, son indifférence est de si peu de temps ?

Célimant sort de chez Lisante.

Ô dieux ! combien je hais ces esprits inconstants !

Il a pris toutefois le vrai temps de m’écrire :

Je manquais d’entretien et de sujet de rire.

Elle lit.

« Trônes mouvants de l’inconstance... »

Voilà bien commencé, ce terme est d’importance.

« Beaux soleils, astres inhumains,

« Puisqu’il faut souffrir vos dédains,

« Ou les rigueurs de votre absence ;

« Près de priver mes yeux de vos douces clartés,

« Je rends à vos attraits ce dernier témoignage :

« Si je cesse d’aimer vos divines beautés,

« La mort finira mon servage.

 

« Un excès d’amour et de rage

« M’a fait imiter vos mépris ;

« Mais l’ardeur dont je suis épris

« Est plus forte que mon courage :

« Elle m’arrache enfin cette confession,

« Moins pour me profiter que pour vous satisfaire,

« Que rien n’est comparable a mon affection

«  Que vos beautés et ma misère.

« CÉLIANDRE. »

Regardant Lisante.

Quand part-il ?

CLARIMOND.

Dès demain.

CLORINDE.

Et son chemin s’adresse...

CLARIMOND.

En Hollande où la guerre appelle son adresse.

CLORINDE.

Adieu : qu’il n’aime plus ; que Mars ait tous ses vœux ;

Et qu’au sang des vaincus il éteigne ses feux.

CLARIMOND.

Qu’un mot en sa faveur allège au moins sa peine.

Il sort.

CLORINDE, à part.

Au dessein qu’il a pris toute réponse est vaine ;

Que le ciel et le sort le comblent de plaisirs,

Et rendent son bonheur égal à ses désirs !

À Lisante.

Que dis-tu là-dessus ?

LISANTE.

Hélas ! que puis-je dire

Que tu ne juges bien, voyant que je soupire ?

J’aime ce doux vainqueur, mes sens en sont ravis,

Et d’un triste succès mes desseins sont suivis.

Te faisant oublier ce charmeur de ton âme,

J’espérais le résoudre à partager ma flamme :

J’aime, j’aime, Clorinde, et le dieu des amants

A rendu ma douleur égale à tes tourments.

Par le dessein fatal que j’eus de te le rendre,

Je me perdis moi-même et je me laissai prendre :

À peine je le vis, que ce cœur indompté

À ce roi de mes vœux rendit sa liberté.

Ris de mes vanités, prépare des reproches

À ce cœur que tu crus plus ferme que les roches :

Un regard a forcé ces vaines qualités,

D’un trait d’œil Céliandre a mes yeux enchantés.

Étouffe mon espoir, punis mes artifices,

Sur ma confusion établis tes délices,

Divertis le dessein de son éloignement :

Je ne m’oppose plus à ton contentement ;

Tu seras satisfaite et je serai contente,

Puisque la loi du sort le destine à l’amante.

CÉLIMANT, à part et sans être vu.

Après ce que j’entends, puis-je sans lâcheté

Aimer si constamment cette ingrate beauté ?

D’inutiles efforts j’attaque sa franchise ;

Et d’autres sans dessein ont l’honneur de sa prise.

CLORINDE, à Lisante.

Quoi ! ce cœur si superbe a trouvé sa prison ?

LISANTE.

N’attends de ma faiblesse excuse ni raison.

Pour te faire avouer cette ardeur insensée,

Je n’estimerai point les traits qui m’ont blessée ;

Je ne vanterai point la force du vainqueur :

Donne le nom de lâche à ce superbe cœur.

Je ne te défends point de publier mon crime ;

Fais ce qu’il te plaira, ma peine est légitime.

CLORINDE.

L’amour excuse tout ; mes vœux sont satisfaits

Si tu me veux servir au dessein que je fais ;

Ta résolution égalant ton courage,

Tu peux avecque moi divertir son voyage.

LISANTE.

Comment ?

CLORINDE.

Tu le sauras ; mais un autre dessein

Demande auparavant l’adresse de ta main ;

Change sur ce papier Clorinde en Dorimène,

Et nous éprouverons à quel point elle est vaine.

Hier, blâmant l’ardeur dont mon cœur est épris,

Cette superbe fille en fît quelque mépris,

Et je la menaçai que par toi Céliandre,

Qu’elle traitait si mal, en pourrait tout apprendre.

Dessus cette croyance on peut par cet écrit

Abuser aisément cet orgueilleux esprit :

Les ris succéderont à sa mélancolie ;

Mais sa confusion naîtra de sa folie.

Dépêche, je t’attends.

LISANTE, tenant la lettre.

Je reviens de ce pas.

Elle sort.

CÉLIMANT.

J’en serai le porteur. Ô plaisir plein d’appas !

CLORINDE.

Enfin le calme suit l’orage,

Notre nef a vaincu la rage

Des flots impétueux et des vents courroucés.

Le jour dans la nuit nous arrive ;

Et par les mêmes vents qui nous ont menacés,

Nous nous rencontrons sur la rive.

 

Des travaux de si longue suite

Sont achevés sous la conduite

D’un pilote qui n’a point d’yeux :

Nous voyons enfin du rivage

La nef où tant d’humains, et quelquefois des dieux,

N’ont pu se sauver du naufrage.

 

Mère de l’ombre, étends tes voiles

Sur ces lambris semés d’étoiles ;

Pour avancer mon bien précipite ton cours,

Sers la flamme qui me consume ;

Et, pour laisser venir le plus beau de mes jours,

Cours plus vite que de coutume.

 

Mais lorsqu’un heureux hyménée

Aura soumis ma destinée

À ce charmeur de mes désirs,

À l’instant bannis la lumière ;

Et, pour faire durer nos innocents plaisirs,

Fais longtemps durer ta carrière.

CÉLIMANT.

Donc ma sœur est contente, et pour moi seulement

La volupté ne peut succéder au tourment :

Au moins, ingrate sœur, si par quelque prière,

Tu voulais implorer la fin de ma misère !

Mais tu crois que je ris alors que je me plains,

Et tu n’as pas d’un mot combattu ses dédains.

CLORINDE.

Tu m’aurais dérobé des heures nécessaires,

Et je donnais mes soins à mes propres affaires :

Mais puisque mon repos suit enfin mes douleurs,

Je vais des mêmes soins combattre tes malheurs ;

Et, pour punition de m’avoir mis en peine,

Condamner ta maîtresse à t’être plus humaine.

CÉLIMANT.

Ainsi le ciel conspire à ton contentement !

 

 

Scène IV

 

LISANTE, CÉLIMANT, CLORINDE

 

LISANTE.

J’en ai changé l’adresse et fort subtilement.

CLORINDE.

Voyons : « À Dorimène. »

CÉLIMANT.

Elle est bien.

CLORINDE, à Célimant.

Des merveilles !

Et cette comédie aura peu de pareilles.

Porte-la de ce pas et m’en fais le rapport :

Mais, Lisante, un baiser le payera du port.

CÉLIMANT.

Ô favorable arrêt !

CLORINDE.

Tu ne peux t’en défendre.

Quoi ! tu trembles, poltron, et tu n’oses le prendre ?

LISANTE.

À quoi m’obligez-vous ?

CÉLIMANT, l’embrassant.

Au loyer qui m’est dû.

CLORINDE.

La voilà bien gâtée ! eh bien, tout est perdu ?

LISANTE.

Coupable auprès de vous d’une si lâche offense,

Je vous dois ces respects et cette obéissance ;

Et si j’obtiens la fin de vos ressentiments,

Je me ferai des lois de vos commandements.

CÉLIMANT, à Clorinde.

Parle-lui là-dessus.

CLORINDE, se détournant.

N’instruis point ta maîtresse ;

Je promets du remède à l’ardeur qui te presse.

CÉLIMANT.

Tu ne lui parles pas ?

CLORINDE.

Non, car je te réponds.

CÉLIMANT.

Sauras-tu figurer des ennuis si profonds ?

CLORINDE.

Tais-toi.

CÉLIMANT, à Clorinde.

Sais-tu l’état de mon malheur extrême ?

CLORINDE.

Cesse de m’interrompre ou lui parle toi-même.

LISANTE.

Que vous dit Célimant ?

CLORINDE.

Juge par ses discours,

De la nécessité qu’il a de ton secours :

Il me prie, et, voulant que j’implore ta grâce,

Lui-même divertit ce qu’il faut que je fasse :

Tu promets à mes vœux tant de soumission,

Que j’ose l’assurer de ton affection.

LISANTE.

Vous y pouvez beaucoup.

CÉLIMANT.

Ô discours favorable,

Par qui vous relevez l’espoir d’un misérable !

Heureuse et chère sœur, que je te dois de vœux !

CLORINDE.

Va, va, nous la mettrons au point où tu la veux.

À Lisante.

Cependant viens savoir avec quel artifice

Il sort.

Nous rendrons à ma flamme un favorable office,

Si ton consentement à mon désir est joint.

LISANTE.

Commandez seulement, ne vous expliquez point.

Clorinde et Lisante sortent.

 

 

Scène V

 

DORIMÈNE, POLIDOR

 

POLIDOR, sortant de chez Dorimène.

Adieu, si je ne rends votre haine assouvie,

Ce dessein généreux me coûtera la vie :

Le succès d’un duel prouvera mon amour

À ces astres jumeaux qui me donnent le jour.

Céliandre n’est plus ; et puisque mon épée

Veut achever sa trame, elle est déjà coupée.

DORIMÈNE.

Après cette faveur, mes soins et mes plaisirs

Recevront seulement des lois de tes désirs :

Et tu verras mes vœux surpasser ton attente,

Si tu n’as plus d’amour pour une indigne amante.

POLIDOR.

Elle pourrait m’offrir ce qu’elle a de plus cher,

Que toutes ses faveurs ne me pourraient toucher.

Je sais qu’examinant sa folle résistance,

Il faut qu’un repentir ait suivi son offense ;

Qu’elle n’est pas déjà sans de vives douleurs,

Et que mon changement lui coûtera des pleurs.

Mais ni son repentir, ni sa douleur extrême,

Ne me raviront pas à la beauté que j’aime ;

Et ma mort seulement peut rompre ma prison,

Puisque j’ai sous vos lois asservi ma raison.

DORIMÈNE.

Que me veut Célimant ?

 

 

Scène VI

 

DORIMÈNE, POLIDOR, CÉLIMANT

 

CÉLIMANT, remettant une lettre à Dorimène.

Ingrate, dédaigneuse,

Voyez ce qu’a produit votre humeur orgueilleuse,

Et jusqu’oïl vos mépris ont réduit un amant

Qui n’avait plus de vœux que pour vous seulement.

DORIMÈNE, à part, après avoir lu.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ? c’est sa même écriture.

Ô bonheur sans pareil ! ô divine aventure !

Il me fait un reproche alors que je me plains ;

Sa passion est vraie, et ses mépris sont feints !

Ô bonheur de mes jours !

CÉLIMANT.

Insensible, inhumaine !

Trouvez-vous du plaisir en l’excès de sa peine ?

Votre bien dépend-il de son éloignement ?

DORIMÈNE.

Quand part-il ? où va-t-il ? réponds-moi promptement.

CÉLIMANT.

En Hollande, et demain au lever de l’aurore.

Mais votre changement peut l’arrêter encore.

Irai-je l’assurer ?

DORIMÈNE.

Non, ne lui parle pas ;

Que le ciel et le sort favorisent ses pas ;

Ne l’en divertis point.

CÉLIMANT.

Cruelle inexorable,

Qu’en lui tu laisses perdre un amant adorable !

Et que le ciel un jour punira ton orgueil,

Si par tes longs mépris tu creuses son cercueil !

Il sort.

POLIDOR.

Dieux ! qu’un prompt changement se voit sur ce visage !

DORIMÈNE.

C’est d’un soudain bonheur un soudain témoignage.

Comme de faux soupçons causaient nos déplaisirs,

Ils cessent par l’effort conforme à nos désirs.

Porte ailleurs, Polidor, le dessein de tes armes ;

Épargnant ta vaillance épargne-nous des larmes.

Que ton ressentiment cesse avec mon souci.

POLIDOR.

Et mon affection cessera-t-elle aussi ?

DORIMÈNE.

Ton visage est charmant, on ne peut s’en défendre ;

Mais j’oublierais un dieu, possédant Céliandre.

Adieu, ne le vois point, mes vœux sont satisfaits ;

Je me vais disposer au dessein que je fais.

Elle sort.

POLIDOR, seul.

Voilà ma passion bientôt récompensée :

De si courtes amours ne l’ont guère lassée.

Ô dieux ! quel prompt effet de mon juste courroux

Servira d’allégeance à mon esprit jaloux !

Téméraire rival, que ton malheur envoie,

Partout où j’ai dessein, interrompre ma joie,

Je rendrai par ta mort les apprêts superflus ;

Tes pas sont épargnés et tu n’es déjà plus !

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

CÉLIANDRE, CLARIMOND

 

CÉLIANDRE.

L’Astre qui de ces bois dissipe les ténèbres,

Ne rend point à mes yeux les objets moins funèbres ;

Je rencontre partout les couleurs du trépas,

Et la terre partout s’entr’ouvre sous mes pas.

Fuyons ce lieu fatal où la douce meurtrière

Qui me prive du jour respire la lumière ;

Forçons l’oisiveté qui nous a retenus,

Et nous vouons à Mars, rebutés de Vénus :

Portons nos bras armés en ces lieux où la guerre

En tant de portions a divisé la terre,

Où la gloire paraît en si riche appareil,

Et d’où tant de combats étonnent le soleil.

Là nous renoncerons à l’usage des larmes,

La vertu seulement y fait briller ses charmes ;

Et là cette maîtresse objet de nos travaux,

Sans en rendre un jaloux, contente cent rivaux.

CLARIMOND.

Étouffant aujourd’hui ce feu qui vous consomme,

Aujourd’hui seulement vous commencez d’être homme.

Languissiez-vous sans honte entre ces voluptés

Qui tiennent en leurs rets tant d’esprits arrêtés ?

Croyez-vous qu’une mâle et robuste jeunesse

S’emploie avec honneur auprès d’une maîtresse,

Sous ce lâche tyran de votre liberté,

Enfant de la mollesse et de l’oisiveté ?

Ces molles passions détruisent vos fortunes ;

Avec les plus abjects elles vous sont communes.

Les bergers comme vous se plaignent de ces maux,

Et vous les partagez avec les animaux.

Enfin, las de souffrir ces femmes obstinées,

Vous destinez ailleurs de si belles années.

Allons en quelqu’endroit qu’illumine le jour ;

Que ne vaincrez-vous point, ayant vaincu l’Amour !

CÉLIANDRE.

Quelques si beaux effets dont tu vantes mes forces,

Elles sont, cher ami, moindres que ses amorces ;

Toujours ce doux tyran est maître de mes sens ;

J’étouffe sans effet des désirs renaissants ;

Et ce corps dont je sens les forces consumées,

Ne porte point de cœur au milieu des armées ;

Il demeure à Clorinde, et, malgré ses dédains,

Il ne la peut quitter pour suivre nos desseins.

 

 

Scène II

 

CÉLIANDRE, CLARIMOND, POLIDOR

 

POLIDOR, tirant son épée.

Enfin l’occasion, égale à mon envie,

À mon juste courroux abandonne ta vie,

Rival audacieux, dont l’importunité

Est partout un obstacle à ma fidélité,

Qui m’as ravi Lisante, et qui chez Dorimène

M’as encor diverti le loyer de ma peine.

Perfide, enfin reçois le juste châtiment

Que doit à ton audace un malheureux amant,

Qui ne pardonne point...

CÉLIANDRE.

Dieux ! quelle extravagance !

POLIDOR.

Et n’a point d’ennemis que ta seule arrogance.

CÉLIANDRE.

Deux mots contenteront ton esprit irrité :

Lisante et Dorimène ont trop de vanité.

En l’espoir d’acquérir ce que je leur refuse,

Et qui n’est plus à moi, l’une et l’autre s’abuse :

Je sers sans espérance un objet plus charmant,

Et je te satisfais par ce mot seulement ;

Mais le dessein que j’ai d’éprouver ton courage

M’oblige à ce combat où ton honneur t’engage ;

Il tire son épée.

Satisfait de ma voix, sois-le encor de ma main,

Et ne te défends point de ton premier dessein.

POLIDOR.

Sachant que je saurais punir cette imposture,

La mort te plaît autant présente que future :

Ne diffère donc point ce généreux trépas

Où ce fidèle ami, s’il veut, suivra tes pas.

Ils se battent.

 

 

Scène III

 

CÉLIANDRE, CLARIMOND, POLIDOR, DORIMÈNE, en habit des champs, UN SERVITEUR

 

DORIMÈNE.

Attendons en ce bois ce tyran de ma joie,

Puisqu’on t’a dit chez lui qu’il suivrait cette voie.

Là cet heureux vainqueur... Mais, dieux ! qui sont ces gens ?

Cours ; mon bonheur dépend de tes pas diligents ;

Un rival importun attaque Céliandre,

Et mon propre intérêt m’oblige à le défendre.

Le valet court l’épée à la main pour les séparer.

CÉLIANDRE.

Importun !

LE SERVITEUR.

Arrêtez ! Quelle animosité

Abandonne vos jours à cette extrémité ?

DORIMÈNE, à Polidor.

Insensé ! quelle rage à mon malheur t’obstine,

Et me fait malgré moi cause de ta ruine ?

Crois-tu par ta victoire exciter ma pitié,

Et d’un sujet de pleurs tirer mon amitié ?

Quel fruit espères-tu de mon malheur extrême ?

Ne dois-je point des vœux à qui défend qu’on m’aime ?

Ne chérirai-je point le meurtrier d’un amant

D’où dépendent ma peine et mon contentement ?

Souffre la passion dont son âme est atteinte,

Et si tu dois te plaindre, adresse-moi ta plainte.

Il se rend sans dessein à ces faibles attraits,

Et tu le veux punir du mal que je lui fais ?

Toi seul peux m’honorer d’une amour légitime ?

Qui me chérit t’offense, et m’aimer est un crime ?

Acquiers un juste droit sur les autres amants ;

Efface par tes soins leurs plus doux ornements,

Et lors si de tes vœux mon cœur peut se défendre,

Plains-toi de Dorimène, et non de Céliandre ;

Souffre ses passions, laisse agir ses désirs,

Et ne divertis point nos innocents plaisirs.

CÉLIANDRE.

Ô dieux ! comme l’amour a troublé sa pensée,

Et que je fais souffrir cette fille insensée !

DORIMÈNE.

Et toi, divin auteur des ennuis que je sens,

Où vas-tu signaler ces charmes innocents ?

Tu vas chercher ailleurs la gloire et les conquêtes,

Et ton mérite ici t’en laisse tant de prêtes !

Crains le triste succès d’un combat hasardeux ;

Combats pour ton repos, triomphe de mes vœux ;

Et sur le faux rapport d’une injuste rivale

Ne fonde point la crainte à mon désir fatale.

J’ai toujours estimé ces rares qualités

Qui te rendent vainqueur de tant de libertés ;

Et tes mépris, fondés sur de fausses croyances,

Ont trop ingratement choqué mes espérances ;

Tu pris légèrement des sentimens si faux :

Ma constance cédait à ces rudes assauts,

Et bientôt la clarté m’allait être ravie,

Si ta confession n’eût conservé ma vie.

CÉLIANDRE.

Que l’amour est puissant ! que cette passion

En son débile esprit fait d’altération !

CLARIMOND.

Dieux ! le doux passe-temps !

DORIMÈNE.

Cruel, tu délibères

Si tu dois prononcer la fin de mes misères ?

Est-ce que mon dessein t’est encore suspect,

Que ta crainte à ta flamme oppose ton respect,

Que, sur la fausseté du rapport de Lisante,

Tu juges Dorimène encore indifférente ?

Non, non, ne doute plus du pouvoir de tes traits ;

On ne peut résister à tes moindres attraits :

Tu ne m’appelleras ingrate ni cruelle ;

Je rends à ton amour une ardeur mutuelle ;

Nos désirs sont égaux, comme notre souci ;

Si je te fais des lois, tu m’en donnes aussi.

CÉLIANDRE, à part.

Sa peine m’est sensible et je plains sa folie,

Puisque je suis auteur de sa mélancolie ;

Mais si je ne puis même, en l’état où je suis,

Apporter du remède à mes propres ennuis,

Que peut-elle espérer de sa poursuite vaine

Qui lui rendit longtemps ma froideur incertaine,

Et qui lui fait encore, après tant de mépris

Croire que de ses vœux mon cœur sera le prix ?

À Dorimène.

Je jure par l’objet dont mon âme est charmée,

Clorinde que je quitte, et que j’ai tant aimée,

Par cet enfant si vieux qui régit les mortels,

Et qui me veut bannir de ses sacrés autels,

Et par ce trait fatal dont il vous a blessée,

Que jamais vos beautés n’ont touché ma pensée :

Vous ne pouvez vanter mon inclination

Sans beaucoup de folie ou sans présomption ;

Je ne ravale point votre mérite extrême :

J’estime Polidor, j’approuve qu’il vous aime ;

Mais imaginez-vous vos attraits si charmants

Que de tous les mortels vous fassiez des amants ?

Pensez-vous me causer un sensible martyre,

Et que ce ne soit qu’un que d’aimer et le dire ?

Je repais tous les cœurs de cette vanité,

Et n’aime toutefois qu’une seule beauté.

DORIMÈNE, lui montrant la lettre.

Donc qui t’a fait, cruel, pour accroître ma peine,

Joindre la raillerie et l’outrage à la haine ?

Consulte ce papier ; peux-tu, barbare esprit,

Sans démentir ta main, démentir cet écrit ?

Ô rage, ô désespoir ! un perfide me joue,

Et ce qu’écrit sa main sa voix le désavoue !

Fier tyran de mes jours, auteur de mon trépas,

Cette lettre t’accuse, et tu ne rougis pas ?

CÉLIANDRE.

Il est vrai que ma main a ces lignes tracées

Et qu’ici mon dessein découvre mes pensées ;

Mais la lettre s’adresse à cet objet charmant

Que depuis tant de mois je sers ingratement :

Voyez-là de plus près : l’adresse en est changée !

Clorinde de ce trait vous a désobligée ;

Et par cette action elle témoigne assez

À quel point de froideur ses esprits sont glacés.

Cette ingrate beauté fait ses jeux de mes plaintes,

Et se plaît d’irriter mes sensibles atteintes.

Adieu : le ciel vous rie et vous comble de biens ;

Soulagez vos ennuis par l’exemple des miens.

DORIMÈNE.

Barbare, ingrat auteur du feu qui me consomme,

En qui le ciel n’a mis que l’apparence d’homme,

Dont la rigueur, fatale au repos de mes jours,

Passe la cruauté des lions et des ours,

Ajoute, lâche objet, le meurtre à l’injustice,

En m’étant plus cruel tu me seras propice ;

Perds ce qui te déplaît ; fends ce cœur criminel

Qui t’importunerait d’un hommage éternel ;

Traître, au moins qu’un adieu suive ta perfidie.

CÉLIANDRE, se retournant.

Adieu ; te suffît-il ? Que veux-tu que je die ?

CLARIMOND.

C’est trop délibérer, ne considérez plus

Ce torrent importun de propos superflus :

Toujours à vos discours sa repartie est prête.

Ne lui répliquez point...

 

 

Scène IV

 

CÉLIANDRE, CLARIMOND, POLIDOR, DORIMÈNE, CLORINDE et LISANTE, déguisées en hommes, CÉLIMANT, LE SERVITEUR

 

CLORINDE, l’épée à la main, à Céliandre.

La bourse, ou tu n’es plus.

DORIMÈNE, à Polidor.

Las ! que votre secours

Soit le dernier effort de mes tristes amours ;

Courez le secourir.

CÉLIANDRE, l’épée à la main contre Clorinde.

Aux dépens de ma vie,

Ce bras empêchera qu’elle me soit ravie.

Donnons.

CLARIMOND, montrant Clorinde.

Que faites-vous ?

CÉLIANDRE, laissant tomber son épée.

Ô dieux ! que vois-je ici ?

Est-ce vous, inhumaine ?

Dorimène se cache pour les entendre.

CLORINDE, à genoux.

Oui, c’est moi, mon souci.

Ce que j’ai demandé n’est pas ce qui m’attire,

Si je vole ton cœur, j’ai ce que je désire :

Céliandre la relève.

Les prières seront l’abord de tes voleurs,

Et leurs armes des vœux, des soupirs et des pleurs.

Après tant de mépris, tu revois ton amante,

Ce cœur présomptueux, cette âme indifférente,

Et cet indigne objet de la clarté du jour,

Qui se faisait un jeu des mystères d’amour.

Mais pourras-tu punir cet aveugle caprice,

Si déjà tes mépris ont été mon supplice,

Si déjà ton adresse a ce cœur assailli

Par les mêmes moyens dont il avait failli ?

Elle se remet à genoux.

Tu vois une orgueilleuse à tes pieds abaissée,

Céliandre la relève.

Tu reconnais l’ardeur dont son âme est pressée.

Signale ton amour en cette occasion,

Et me laisse punir par ma confusion.

Donne-moi si tu veux la qualité de vaine ;

Appelle-moi farouche, insensible, inhumaine ;

Venge-toi par ces noms en l’état où je suis ;

Mais que cette vengeance achève mes ennuis ;

Qu’un éternel oubli succède à mes supplices ;

Que jamais tes froideurs ne troublent nos délices,

Et que ta passion ne me reproche plus

Ces aveugles mépris et ces lâches refus.

CÉLIANDRE.

Saisi d’étonnement, ravi de ces merveilles,

Puis-je sans être vain avouer mes oreilles ?

Le ciel est favorable à ma sainte amitié ;

Clorinde à mes genoux implore ma pitié !

Elle partage encor ma douce rêverie !

Quand je n’espère plus, qui me fuyait me prie !

Ô divin accident ! ô rare effet d’amour !

Je doute si je vis et si je vois le jour.

CLORINDE, l’embrassant.

Ah ! c’est trop résister à l’ardeur qui me porte

À ranimer, mon cœur, ton espérance morte ;

Et ces preuves d’amour te doivent confirmer

Que je t’imite bien, si tu sais bien aimer.

Bannissons désormais d’une amitié si sainte

Les dédains, les froideurs, la tristesse et la plainte ;

Et qu’un lien si fort nous unisse à jamais,

Que comme notre amour nos plaisirs soient parfaits.

CÉLIANDRE.

Guéri des longs ennuis dont le ciel me délivre,

Cessant de vous aimer je cesserai de vivre ;

À Clarimond.

Je suivrai, cher ami, mes premiers étendards,

Le maître que je sers est le maître de Mars.

LISANTE, en riant.

Ô dieux ! le doux voyage et l’agréable guerre !

Qu’il en a mis à bas ! que d’ennemis à terre !

Ô d’un noble dessein le glorieux effet !

Avoir baisé Clorinde est tout ce qu’il a fait.

CÉLIMANT, à Lisante.

Que de même avec toi j’exerce ma vaillance,

Et que je me hasarde à cette violence,

Permets-moi d’imiter cet exploit amoureux.

Il l’embrasse.

LISANTE.

Ô l’invincible effort ! le guerrier généreux !

On ne peut éviter sa valeur sans seconde :

Ces deux soldats un jour dépeupleront le monde.

CLARIMOND.

Madame, le dessein de ces deux combattants,

Est plus de lui donner qu’ôter des habitants :

Obligez Célimant de l’heureuse espérance

Du fruit qu’il doit avoir de sa persévérance ;

Soyez plus indulgente à ses chastes désirs,

Et que sa récompense accroisse nos plaisirs.

LISANTE.

J’estime sa constance, et sa peine infinie

De ce cœur insensible a la glace bannie :

Depuis quelques moments je songe à son repos.

CÉLIMANT.

Ô favorable arrêt ! agréable propos !

Que j’aime la douleur dont mon âme est blessée !

Rage, craintes, soupçons, sortez de ma pensée ;

Je ne me plaindrai plus de mon sort rigoureux :

Après ce doux arrêt, Célimant est heureux.

DORIMÈNE, à part.

En ces communs plaisirs seule désespérée,

Seule triste, confuse, immobile, égarée,

Me dois-je retirer, ou suivre ces amants,

Les témoins glorieux de mes ressentiments ?

Force pour ton honneur cette inutile rage,

Qui contre leur repos anime ton courage,

Amante infortunée, et cherche en ces déserts

Des amants plus parfaits que l’ingrat que tu perds :

Voue en ces lieux sacrés, où toute âme est ravie,

Au service des dieux le reste de ta vie :

Méprise les plaisirs, évite leurs appas,

Et fuis cet importun qui veut suivre tes pas.

Elle s’enfuit.

POLIDOR.

Madame, où courez-vous ? Elle fuit, l’inhumaine,

Et le seul désespoir est le fruit de ma peine.

Où dois-je recourir, si de tant de beautés.

Étant ce que je suis, mes vœux sont rejetés ?

J’ai servi mille objets dont la ville est pourvue...

LISANTE, riant.

Ton malheur, Polidor, nous a charmé la vue.

Par un secret destin tu déplais à nos yeux :

Imite Dorimène, et fais l’amour aux dieux :

Elle va, si j’ai bien entendu son langage,

Vouer aux immortels le reste de son âge :

Suis le même dessein, ayant des qualités

Incapables de plaire à nos yeux enchantés.

POLIDOR.

En ce dessein d’aimer, où je vous vois réduite,

Ne cherchez des conseils que pour votre conduite :

Et ne portez point l’œil dessus mes actions,

Ayant à gouverner vos propres passions.

Je sais ce qui m’importe en ce malheur extrême,

Et ne prends point d’avis d’autres que de moi-même.

Il sort avec le serviteur.

CLORINDE, à Lisante.

L’aimable passe-temps ! vous deviez toutefois

Arrêter Dorimène un moment en ce bois.

L’agréable moyen dont nous l’avons punie

Eût encore augmenté notre joie infinie :

Qu’aisément elle a cru ce qu’elle a souhaité,

Et combien je rirai de cette vanité !

Faisons par le chemin ce conte à Céliandre.

CÉLIANDRE.

J’allais vous en parler, et je meurs de l’entendre.

Beaux lieux où s’est passé ce mystère d’amour,

Que vos chantres ailés en parlent tout le jour :

Qu’Éole vous révère, et que jamais haleine

Que celle des zéphyrs ne souffle en cette plaine ;

Qu’on laisse dans vos bois vos dryades en paix,

Et que le bûcheron n’en approche jamais. 

PDF