Le mari libertin puni (Denis DIDEROT)

Plan d’un Divertissement, inédit.

 

 

Prologue

 

M. Christophe, banquier, avare et vieux, est marié à une femme plus jeune que lui et encore aimable ; cependant il est amoureux de sa servante Nanette, villageoise jeune, jolie et honnête. Jean, le valet de la maison, est aussi amoureux de Nanette qui répond à ses sentiments.

 

 

Scène première

 

NANETTE, seule

 

Enfin elle respire ; ses peines vont cesser : elle va quitter cette maudite maison, ce maudit pays.
Peinture des mauvaises mœurs de la ville et surtout des libertés qu’on y prend avec les filles de sa sorte.
Elle va retourner aux champs, à son état, à son premier bonheur.
Peinture des mœurs innocentes des champs. Là, en petit jupon, en petit juste, elle sera mille fois plus jolie qu’ici sous cet amas de colifichets qui la déparent.
Qu’elle sera heureuse loin d’un mari libertin qui l’obsède, d’une femme jalouse qui la tourmente, des embarras d’un ménage !
Elle heureuse ! Hélas ! non. Son bonheur est perdu. Elle aime Jean. Ah ! si Jean avait le courage de quitter cette maison ! Mais ce n’est plus ce Jean simple, doux, bon, innocent, honnête tel qu’il était au village. Il est corrompu, il aime l’argent.
Mais Madame Christophe, à qui elle a demandé son congé, tarde beaucoup à venir... Mais la voilà.

 

 

Scène II

 

NANETTE, MADAME CHRISTOPHE

 

Madame Christophe a tout visité, tout est en règle, tout est en bon ordre, il ne manque rien. Elle a regret à perdre une aussi bonne domestique. C’est bien dommage qu’elle soit si jolie. Comme c’est Nanette qui lui a demandé son congé, il lui vient des soupçons. Elle la questionne... Vous voulez donc sortir ? – Oui, madame. – Et pourquoi voulez-vous sortir ? – C’est que je me déplais ici. – Et pourquoi vous déplaisez-vous ici ?... Est-ce que vos gages ne sont pas assez forts ? – Non, madame. – Est-ce que vous avez à vous plaindre de moi, de M. Christophe, de quelqu’un ? – Je ne me plains de personne. – Avez-vous une autre maison ? – Non, madame. – Où allez-vous donc ? – Je retourne dans mon village. – Dans votre village ? – Oui, madame. – On m’a pourtant assuré... Ah ! si je l’apprenais ! Prenez-y garde. Je vous épierai, je vous guetterai. Je saurai bien déranger ce petit ménage. Prenez-y garde, prenez-y garde.

 

 

Scène III

 

NANETTE, seule

 

Qu’est-ce donc qui lui passe par la tête ? Elle est folle. Que signifient toutes ses questions, et que veut-elle dire avec son petit ménage ? Mais, après tout, que m’importe ?
Ce qui soucie Nanette, c’est Jean qu’elle aime et dont il faut se séparer. Ah ! si elle pouvait arracher cette passion-là de son cœur !... Elle apostrophe Jean, elle lui dit, comme s’il était là, sa peine et le bonheur qui les attend, s’il veut retourner aux champs avec elle.
C’est là le lieu d’une romance, si l’on veut, sur les occupations et l’amour champêtre, ou d’une ariette sur la comparaison de l’état honnête d’un valet de charrue et d’un valet de banquier.
Mais elle n’entend rien à Jean qui connaît les vues de M. Christophe et qui l’arrête dans cette maison.

 

 

Scène IV

 

NANETTE, JEAN

 

JEAN.

Tu t’en vas donc ?

NANETTE.

Oui, je m’en vais.

JEAN.

Et cela est bien décidé ?

NANETTE.

Bien décidé.

JEAN.

Et tu m’aimes ?

NANETTE.

Que trop pour mon bonheur.

JEAN.

Ah, Nanette !

NANETTE.

Ah, Jean !

JEAN.

Tu perds une occasion qui ne se présentera peut-être jamais.

NANETTE.

Quelle ?

JEAN.

De faire ta fortune et la mienne.

NANETTE.

Et comment ?

JEAN.

Comment ! M. Christophe est fou.

NANETTE.

Je le sais.

JEAN.

Il t’offre des présents.

NANETTE.

Après ?

JEAN.

Après ? il faut les accepter.

NANETTE.

Les accepter ! Moi, moi, Jean ? et c’est toi, toi qui me le conseilles !

JEAN.

Oui, moi, moi, Jean ; toi, toi, Nanette.

NANETTE.

Mais tu ne t’écoutes pas ; une fille qui reçoit, s’engage.

JEAN.

À rien, à rien, te dis-je. Tu es plus honnête que tu ne crois. Et puis, est-il de bien mieux acquis que le bien donné ? Si M. Christophe avait des vues malhonnêtes, tu n’en auras pas, toi. Mais il n’en a pas, et pourquoi lui en supposer ? Cela est mal et très mal. M. Christophe est riche.

NANETTE.

Et libertin.

JEAN.

Il n’a point d’enfants. Tu es jolie, il veut faire ta fortune.

NANETTE.

Je ne veux point de cette fortune-là.

JEAN.

Cela est bien, très bien à lui. À sa place j’en ferais autant... (Peinture de Jean et de Nanette riche fermière à la campagne : des bœufs, des chevaux, des champs, une basse-cour, des valets, des enfants gras et joufflus, etc.) Mais pour cela il ne faut pas mal penser de M. Christophe : il faut recevoir innocemment ses présents.

NANETTE.

Innocemment, comme il les donne.

JEAN.

Tu es folle.

NANETTE.

Et quand il en demandera le prix ? Et quand je les lui jetterai au nez, adieu les bœufs, les chevaux, la basse-cour, etc. (Ici Nanette peut peindre les propos, la conduite, les petites familiarités, les soupirs, les regards de M. Christophe.) – Duo, où le refrain de Jean sera toujours :

Cela n’est rien, cela n’est rien,
Fi donc ! monsieur Christophe est un homme de bien.

M. Christophe ne met de prix à ses largesses que celui d’en faire. Cela est ou c’est ainsi qu’il faut voir.

 

 

Scène V

 

NANETTE, JEAN, MONSIEUR CHRISTOPHE

 

NANETTE.

Mais le voilà, je m’enfuis. Je fais mon paquet et je déménage.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Jean, mais vois donc ; qu’elle est jolie !

JEAN.

Je l’ai vue.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Quelle taille !

JEAN.

Je la connais.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

J’en suis fou.

JEAN.

Je le crois bien.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

À qui ne tourne-t-elle pas la tête ici ?

JEAN.

À vous, monsieur, que je nomme le premier, car à tout seigneur tout honneur ; à votre gros caissier, et à moi votre serviteur.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Mais tu me parais mieux avec elle que personne.

JEAN.

Nous ne sommes pas mal.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Jean ?

JEAN.

Eh bien, monsieur ?

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Tu m’as toujours paru un bon sujet.

JEAN.

Quelquefois.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Je veux te faire du bien.

JEAN.

Cela vous est facile.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Tu pourrais...

JEAN.

Quoi ? que puis-je pour vous ? Parlez...

M. Christophe s’explique. Jean lui persuade en chant que la vertu de toutes ces petites filles-là ne tient pas contre un M. Christophe. Allez, monsieur, à votre coffre-fort, tirez-en une bonne somme d’or. – Et tu te chargeras de la faire accepter ? – Sans doute. – Et tu crois qu’on l’acceptera ? – Allez, allez a votre coffre-fort, tirez-en une bonne somme d’or. Le pis qui puisse en arriver, si l’on fait la sotte, c’est de ravoir votre argent ; mais vous ne le reverrez pas, comptez sur ma parole.

 

 

Scène VI

 

JEAN, NANETTE, suivie des CROCHETEURS qui portent ses paquets

 

LES CROCHETEURS.

Parlez donc, la belle enfant, allons-nous bien loin ? Vous avez là un coffre qui pèse comme le diable ; mais fût-il plein d’or, il n’y en aurait pas autant que vous en valez.

JEAN.

Que viens-tu faire ici ?

NANETTE.

Je ne viens pas, je m’en vais.

JEAN.

Rentre, dépêche-toi.

NANETTE.

Mais voilà mon paquet ; et ces crocheteurs ?

JEAN.

Qu’ils aillent au diable, et toi aussi... (Jean décharge les crocheteurs qui le trouvent mauvais, les chasse, eux et Nanette. Tapage des crocheteurs.) Les amis, allez, on vous payera votre peine et votre temps. Revenez clans une heure.

 

 

Scène VII

 

JEAN, MONSIEUR CHRISTOPHE, avec un sac d’argent

 

MONSIEUR CHRISTOPHE.

J’aurais bien apporté la même somme en or, mais l’argent a plus de volume, plus d’apparence et sonne davantage... Écoute, Jean.

JEAN.

J’ai tout entendu.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Tu sais...

JEAN.

Je sais tout.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Voilà...

JEAN.

Je vois. Donnez, donnez...

(Tandis que M. Christophe verse ses écus dans le chapeau de Jean, il dicte à Jean sa déclaration d’amour, tout ce qu’il fera pour elle. Tu lui diras, entends-tu bien ?... Tu lui diras, entends-tu bien ?... Tu lui diras, entends-tu bien ?...
Nanette rentre et dit à M. Christophe qu’il y a là-bas, chez lui, des gens qui le demandent.
M. Christophe sort, mais ce n’est pas sans retourner la tête, sans faire des signes de récompense à Jean, s’il réussit. Jean répond à ces signes par des signes de refus.)

 

 

Scène VIII

 

JEAN, NANETTE

 

Jean, sans regarder Nanette, prend les écus à pleines poignées et les laisse retomber dans son chapeau, en chantant l’utilité et la souveraine puissance de l’or et la misère de ceux qui n’en ont point.

NANETTE.

Il est perdu, perdu sans ressource ; il ne faut plus penser à lui. Ah ! sauvons-nous vite d’un pays si funeste ; fuyons, car qui sait...

JEAN.

Ah ! c’est toi ?

NANETTE.

Et pourquoi donc nous as-tu tous chassés ?

JEAN.

Pour cause.

NANETTE.

Ces crocheteurs sont là-bas qui jurent.

JEAN.

Qu’ils jurent tant qu’ils voudront.

NANETTE.

Combien d’argent !

JEAN.

Aide-moi, je vais le porter.

NANETTE.

Où ?

JEAN.

Approche ton tablier.

Nanette approche innocemment son tablier, Jean y jette l’argent et lui dit.

Porte cela, porte cela chez toi.

NANETTE.

Chez moi !

JEAN.

Oui, chez toi ; c’est l’honnête, le bon M. Christophe qui te le donne.

NANETTE.

Fi ! fi ! je n’en veux point. Jean, reprends ton vilain argent.

Nanette le poursuit.

JEAN.

Allons donc, tu te moques, tu fais l’enfant.

NANETTE.

Je ne me moque point... Si tu ne le reprends, je vais le jeter par terre.

JEAN.

Garde-t-en bien. Voilà Madame Christophe. Sauve-toi.

Nanette jette l’argent par terre et madame Christophe entre.

 

 

Scène IX

 

JEAN, NANETTE, MADAME CHRISTOPHE

 

JEAN.

Au diable soit la folle et ses scrupules !

Il se met en devoir de ramasser l’argent furtivement.

MADAME CHRISTOPHE, à Nanette.

Vous êtes encore ici ?

NANETTE.

Ce n’est pas de ma faute.

MADAME CHRISTOPHE, à Jean.

Et toi, que fais-tu là ? Qu’est-ce que cet argent ?...

Jean ramasse, Nanette interdite baisse les yeux.

MADAME CHRISTOPHE, à tous les deux.

Qu’est-ce que cet argent ? Parlez, parlez.

JEAN.

Ouf ! je suis rompu. Tenez, madame, c’est... c’est cette folle-là...

MADAME CHRISTOPHE.

Eh bien ?

JEAN.

Elle l’avait dans son tablier. Qui est-ce qui a jamais vu jeter de l’argent comme cela ?

MADAME CHRISTOPHE.

Elle l’avait dans son tablier ?

JEAN.

Oui.

MADAME CHRISTOPHE.

Et qui l’y avait mis ?

JEAN.

Moi.

MADAME CHRISTOPHE.

Où l’avais-tu pris ? Tu es un fripon, c’est une coquine. J’entends, j’entends ; tu as volé, elle recèle. Vite, vite, qu’on appelle M. Christophe, qu’on fasse venir un commissaire.

JEAN.

Tout doux, madame, tout doux ; n’ébruitons rien.

MADAME CHRISTOPHE.

Qui l’aurait dit d’elle, avec sa mine innocente ?

NANETTE.

Un mot, madame.

MADAME CHRISTOPHE.

Je n’écoute rien... M. Christophe ! un commissaire !

Nanette rit.

Avec cette mine innocente, qui l’aurait dit ? Mais elle rit, la petite impudente !...

Après ce trio.

Parle, parle vite. Avoue, avoue.

JEAN.

Sans votre vivacité vous sauriez tout. Madame, vous voyez bien cette fille-là ?

MADAME CHRISTOPHE.

Je ne l’ai que trop vue.

JEAN.

Regardez-la bien.

MADAME CHRISTOPHE.

Je la regarde.

JEAN.

Eh bien, c’est une des plus honnêtes créatures qu’il y ait au monde.

MADAME CHRISTOPHE.

Et c’est toi qui le dis ?

JEAN.

Et qui le sais.

(Jean raconte ou chante à Madame Christophe l’amour de son mari pour Nanette, les écus donnés, les écus jetés.)

MADAME CHRISTOPHE.

Est-il bien vrai ? dites, Nanette.

NANETTE.

Madame, c’est la vérité.

MADAME CHRISTOPHE.

Ah ! mon enfant, venez, venez que je vous embrasse. Vous ne vous en irez pas, promettez-le-moi.

NANETTE.

Mais M. Christophe ?

MADAME CHRISTOPHE.

Le libertin ! le vieux libertin ! À son âge ! Il faut que vous m’aidiez à le punir. D’abord, je vous donne cet argent. Vous vous aimez, j’y ajouterai une bonne somme, ce sera la dot de Nanette et tu l’épouseras. Mais servez-moi.

JEAN.

Que faut-il faire ?

MADAME CHRISTOPHE.

Je ne le sais pas encore... Nanette, écoute : il faut... il faut que tu feignes de l’aimer.

NANETTE.

Qui ?

MADAME CHRISTOPHE.

Mon mari.

NANETTE.

Moi !

MADAME CHRISTOPHE.

Toi ; il faut que tu lui donnes un rendez-vous.

NANETTE.

Un rendez-vous !

MADAME CHRISTOPHE.

Oui, oui... Mais le voici. Je m’enfuis. J’y rêverai ; nous arrangerons le reste. Le vieux coquin ! Nanette, songez à votre rôle. Et toi, Jean, suis-moi.

NANETTE.

Vous me laissez ?

MADAME CHRISTOPHE.

Ne craignez rien, nous ne lui laisserons pas trop le temps de vous mettre en souci.

NANETTE.

Madame !

MADAME CHRISTOPHE.

Restez, restez, ne craignez rien, c’est moi qui vous le dis.

 

 

Scène X

 

JEAN, NANETTE, MONSIEUR CHRISTOPHE

 

Madame Christophe est partie. Jean va au-devant de M. Christophe. Nanette reste sur la scène fort embarrassée de son rôle : Que lui dirai-je ?

JEAN.

Monsieur, approchez. Je vous l’avais bien dit.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Le présent est accepté ?

JEAN.

Est-ce qu’on en refuse ?

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Mon pauvre Jean, Jean mon ami, tu es charmant. Que je t’embrasse.

JEAN.

Allez, allez.

 

 

Scène XI

 

NANETTE, MONSIEUR CHRISTOPHE

 

M. Christophe s’approche de Nanette. Il se trompe à son embarras ; il lui en fait des reproches. Il la loue. Il veut l’embrasser, elle le repousse. Il lui chante une ariette sur sa puérilité, sur son bonheur, sur celui qu’il lui prépare, sur tout ce qu’il vous plaira, pourvu que cela soit bien chaud et bien ridicule.
Je voudrais que cette ariette ne finît pas, mais qu’elle fût interrompue par un duo dont voici le sujet.
C’est un ami dans la détresse qui revient pour la seconde fois solliciter un secours urgent de M. Christophe qui a de l’argent pour corrompre Nanette, mais qui n’en a pas pour secourir un ami. Voici le début.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Je vous l’ai dit, je vous l’ai dit. Je n’en ai point.

L’AMI.

Monsieur Christophe !...

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Je suis ruiné.

À Nanette, qui veut s’en aller.

Restez, restez.

L’AMI.

De grâce, monsieur Christophe. Laisserez-vous mettre en prison un ami ? etc.

L’ami sort affligé.

NANETTE, à part.

Ah ! le vilain homme.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Maudit soit l’importun et ceux qui l’ont laissé entrer !

Il revient à Nanette et la presse.

NANETTE.

Mais pourquoi, monsieur, vouloir corrompre une innocente ? Que ne vous adressez-vous à une infinité d’autres femmes de ce pays qui ne demanderont pas mieux que d’écouter vos raisons et de recevoir vos présents ?

(Ariette de M. Christophe contre les femmes, et ariette que je veux encore interrompue par un survenant. Ce survenant est un fermier poursuivi par M. Christophe et qui vient lui demander grâce.)

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Je vous l’ai déjà dit, je vous l’ai déjà dit, il me faut de l’argent.

LE FERMIER.

Hélas, monsieur ! un mois de délai !...

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Je ne saurais. Pas un jour, pas un moment...

À Nanette.

Restez, restez.

NANETTE, à part.

Ah ! le vilain homme !

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Maudit soit l’autre importun et ceux qui l’ont laissé entrer !

Il revient à Nanette qui lui dit que madame est très aimable, et qui lui demande pourquoi il ne s’en tient pas à elle.
(Ariette de M. Christophe contre sa femme, ariette que je veux encore interrompue, et par qui ? Par Madame Christophe qui vient sur la pointe du pied. Tandis qu’il chante ses louanges, Nanette rit. M. Christophe chante, Nanette rit plus fort. M. Christophe continue. Enfin il lui demande de quoi elle rit ?)

NANETTE.

Je ris, parce que voilà Madame derrière vous qui vous écoute.

M. Christophe se retourne et voit sa femme.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR CHRISTOPHE, MADAME CHRISTOPHE

 

Scène violente. On vous en aura de jolies servantes afin que vous les corrompiez ! À votre avis, Madame Christophe est donc querelleuse, grondeuse, âgée ? etc. Madame Christophe feint de se désoler, de se trouver mal.
M. Christophe appelle du secours. Cependant, en à parte, Madame Christophe se moque de lui ; comme dans la Serra Padrona, douleur hypocrite, défaillance hypocrite. Nanette et d’autres domestiques emmènent Madame Christophe.

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR CHRISTOPHE, seul

 

Monologue court sur ce contretemps fâcheux.

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR CHRISTOPHE, JEAN

 

JEAN.

Qu’est-ce qu’il y a, monsieur ? Madame se meurt, et vous voilà tout éperdu.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Ma femme...

JEAN.

Eh bien ?

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Sait tout, a tout entendu. Cela est fâcheux, car Nanette...

JEAN.

Nanette, je l’ai vue. Elle est aussi désolée que vous.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Il n’y paraissait pas.

JEAN.

Je le crois bien ; elle dissimulait.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Vrai ?

JEAN.

Très vrai.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Eh bien ?

JEAN.

Eh bien, elle se proposait ce soir...

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Ce soir !

JEAN.

Lorsque tout le monde serait profondément endormi... Mais votre femme se meurt, et dans une heure, demain au plus tard, Nanette ne sera plus ici.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Mais Jean, tu n’y penses pas. Jamais le sort ne m’aura mieux servi.

JEAN.

Je ne vous comprends pas.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Tu n’as donc pas d’esprit ?

JEAN.

Pas trop.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Dans l’état où est ma femme, il n’y a pas d’apparence qu’elle puisse troubler un rendez-vous.

JEAN.

Il est vrai ; mais voudriez-vous, tandis qu’elle se meurt ?...

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Si elle a à en mourir, elle n’en mourra pas moins.

JEAN.

D’accord.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Où est-ce que Nanette se proposait de venir ?

JEAN.

Mais là, sous ce berceau, au coin de votre jardin.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Vrai ?

JEAN.

Très vrai.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Ah ! que je suis heureux ! Va, cours, dis-lui...

JEAN.

Mais votre femme ?...

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Eh ! laisse là ma femme. Va donc, te dis-je...

Jean s’éloigne.

(Cependant M. Christophe chante : Ah ! que je suis heureux !... mais en se retournant, il voit Jean qui revient en rêvant.)

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Quoi ! te voilà encore ?

JEAN.

Oui, monsieur.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

À quoi rêves-tu ?

JEAN.

Je rêve que si vous alliez voir madame, que vous lui parlassiez, que vous l’apaisassiez, car enfin c’est votre femme, elle en aurait une meilleure nuit, elle en dormirait mieux.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Tu peux avoir raison.

Il sort.

 

 

Scène XV

 

JEAN, NANETTE, LES CROCHETEURS

 

LES CROCHETEURS.

Qu’on nous paye et qu’on nous renvoie.

JEAN.

Mes amis !...

LES CROCHETEURS.

Il n’y a point d’amis qui tiennent ; il nous faut de l’argent, il nous en faut tout à l’heure et je ne sortirons point que je n’en ayons. Il y a trois heures que j’attendons. Nos bras et notre temps, c’est notre pain.

JEAN.

Paix ! paix !

LES CROCHETEURS.

Si l’on ne nous paye, j’allons crier comme des diables.

JEAN.

On va vous payer... Paix, paix !

 

 

Scène XVI

 

JEAN, NANETTE, LES CROCHETEURS, MADAME CHRISTOPHE en déshabillé de nuit

 

MADAME CHRISTOPHE.

Qu’est-ce ? qu’est-ce ?

LES CROCHETEURS.

C’est, madame, qu’il se fait nuit ; que je sommes invités à un bal chez un de nos camarades qui marie sa fille, et que j’attendons l’argent de mam’selle pour y aller.

MADAME CHRISTOPHE, à part.

Il me vient une idée ; elle est bonne.

Haut.

Enfants, vous allez donc au bal ?

LES CROCHETEURS.

Oui, madame.

MADAME CHRISTOPHE.

Et vous déguisez-vous ?

LES CROCHETEURS.

Assurément. Tenez, celui-ci se met en Scaramouche ; moi, je fais les Gilles à ravir, et voilà mon frère qui fait mieux le Polichinelle que celui de la foire.

MADAME CHRISTOPHE.

Seriez-vous gens à venir ici et à nous amener toute votre noce ?

LES CROCHETEURS.

Et pourquoi pas, notre bourgeoise ? Pardieu ! s’il y a du vin, de l’argent et de la joie, j’irions au diable.

MADAME CHRISTOPHE.

Il y aura de tout cela ici sur les onze heures du soir. Soyez-y.

LES CROCHETEURS.

J’y serons.

 

 

Scène XVII

 

JEAN, NANETTE, MADAME CHRISTOPHE

 

JEAN.

Madame, et qu’est-ce que vous voulez faire de tous ces gens-là ?

MADAME CHRISTOPHE.

Tu le sauras.

NANETTE.

Et qu’est-ce que cela ?

MADAME CHRISTOPHE.

Vous l’allez voir. Ce sont des habits de masque.

JEAN.

Pour qui ?

MADAME CHRISTOPHE.

Pour moi et pour vous. Je veux que mon vieux libertin, au lieu de cette jolie enfant, nous trouve au rendez-vous.

NANETTE.

J’entends, j’entends.

JEAN.

La vengeance n’est pas cruelle.

MADAME CHRISTOPHE.

Çà, vite, habillons-nous.

(Il faut peindre ici de verve, en musique, en paroles et en chant, les propos gais et fous de deux femmes et d’un valet grivois qui se déguisent. Puis, tout à coup, la décoration change ; la musique devient douce, et l’on voit le lieu du rendez-vous. M. Christophe, en bonnet, en robe de chambre, la lanterne à la main, entre en tâtonnant.)

 

 

Scène XVIII

 

MONSIEUR CHRISTOPHE, seul

 

Après un petit bout de monologue en récitatif obligé sur le silence, sur la nuit, ariette très passionnée de M. Christophe allant en rendez-vous trouver une jolie fille.
Récitatif obligé ; il appelle tendrement Nanette : « Nanette, où êtes-vous ? »

NANETTE.

Ici.

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Je vais, je tâtonne,
Je ne trouve personne...

NANETTE.

Monsieur Christophe, où êtes-vous ?

MONSIEUR CHRISTOPHE.

Ici.

NANETTE.

J’y vais, attendez.

Je vais, je tâtonne,
Je ne trouve personne...

Quand il a été joué deux ou trois fois, il se dépite, il se plaint, il se plaint amoureusement, il appelle d’un son de voix très voluptueux.
Puis, tout à coup, on entend des sons lugubres, infernaux, du tumulte, des cris, des cris menaçants : « Arrête ! arrête ! »
La peur prend à M. Christophe : « Où suis-je ? Qu’est-ce qui m’environne ? » Il porte sa lanterne au visage des gens masqués ; il s’effraye, il appelle au secours :
« À moi !... à moi !... Je suis perdu !... Jean ! Nanette ! ma femme ! »
Aussitôt il est saisi par sa femme, Nanette et Jean, et on lui crie en le tenant :
« Méchant époux, vieux libertin, séducteur de filles et de femmes, tu es mort, tu as le cou tors. – Grâce ! grâce ! merci ! – Tu es mort, tu as le cou tors. – Grâce ! grâce ! merci ! – Point de grâce, point de merci... Ou jure et promets d’être fidèle à jamais. – Je jure, je promets d’être fidèle à jamais. »
Le jour se fait. M. Christophe se voit au milieu d’une foule déguisée. Jean, Manette, sa femme ôtent leur masque ; il en pousse un cri d’étonnement.
Quatuor de Jean, de Nanette, de M. et Madame Christophe, et ballet-pantomime de la noce des crocheteurs, qui veulent faire danser M. Christophe malgré lui. Madame Christophe les paye et les régale ; ils reçoivent de l’argent, boivent et dansent. 

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