Torquemada (Victor HUGO)

Drame en quatre actes et un prologue, en vers.

Écrit en 1869 et oublié en 1882, jamais représenté du vivant de l’auteur.

 

 

PROLOGUE

 

L’IN PAGE

 

Personnages

 

LE MOINE

LE ROI

DON SANCHE DE SALINAS

DOÑA ROSE D’ORTHEZ

LE MARQUIS DE FUENTEL

GUCHO

LE PRIEUR

L’ÉVÊQUE DE LA SEU D’URGEL

MOINES

SOLDATS

 

En Catalogne. Les montagnes frontières. Le monastère Laterran, couvent de l’ordre des augustins et de l’observance de Saint-Ruf.

 

L’ancien cimetière du couvent. Aspect de jardin sauvage. C’est le mois d’avril du midi. Fleurs et soleil. Crois et tombeaux dans le gazon et sous les arbres. Sol bossue de fosses. Au fond, la muraille d’enceinte du monastère, très élevée, mais tombant en ruine. Une grande brèche la fend en deux jusqu’à terre, et donne sur la campagne. Près d’un pan de ce mur qui revient en équerre, une croix de fer plantée sur une fosse.

Une autre croix très haute, avec le triangle mystique doré, est au sommet d’un perron de pierre et domine le cimetière.

Sur le devant, au ras du sol, une ouverture carrée, encadrée de pierres plates de niveau avec l’herbe. À côté on voit une longue dalle qui semble destinée à boucher au besoin l’ouverture. Dans l’ouverture on distingue les premières marches d’un étroit escalier de pierre qui descend et s’enfonce dans un caveau. C’est un sépulcre dont le couvercle a été enlevé et dont on aperçoit l’intérieur. La dalle qui est auprès, est le couvercle.

Au lever du rideau, le prieur du couvent, en habit d’augustin, est en scène. Au fond du théâtre passe en silence un moine, vieux, vêtu d’une robe de dominicain. Le moine marche lentement, salue en fléchissant le genou toutes les croix qu’il rencontra, et disparaît. Le prieur reste seul.

 

 

Scène première

 

LE PRIEUR DU COUVENT, puis UN HOMME

 

Le prieur, chauve avec une couronne de cheveux gris, barbe blanche, robe de bure. Il examine le mur d’enceinte et rôde pensif parmi les tombeaux.

LE PRIEUR.

Couvent mal gardé. Ronce et broussaille. Dégât

Que fait dans les lieux saints le temps, vieux renégat.

Il considère la crevasse du mur.

Brèche par où pourrait s’échapper un novice.

On dirait que ce mur refuse le service

Et que, d’être debout trop longtemps, il est las.

Il ressemble à nos droits qui s’écroulent, hélas !

Ils ont aussi leur rouille, ils ont aussi leur brèche.

Le vert rameau divin dans nos mains se dessèche.

Les papes à lutter deviennent paresseux.

Ah ! chez nous aujourd’hui les princes sont chez eux ;

Noirs, ils passent sur nous comme l’ombre des aigles.

Plus d’observance, plus de chartes, plus de règles.

Nous nous courbons toujours plus bas, de peur des coups.

Nous ne sommes pas sûrs de n’avoir pas chez nous

Des intrigues de cour et des scélératesses.

Ils nous font élever de petites altesses,

Obscures, pêle-mêle, et filles et garçons,

Qui sait ? bâtards peut-être, et nous obéissons.

Il s’arrête devant l’ouverture du caveau.

S’il s’accomplit chez nous quelque acte de justice,

C’est contre l’un de nous.

Il se remet à regarder la muraille.

Notre vieille bâtisse

Comme nous penche, et Christ saigne, et nous nous sentons

De plus en plus, dans l’ombre et la honte, à tâtons.

Entre par la brèche un homme enveloppé d’un manteau, et le chapeau rabattu sur les yeux. Cet homme s’arrête debout sur le monceau de ruines de la brèche. Le prieur l’aperçoit.

Homme, va-t’en de là.

L’HOMME.

Non.

LE PRIEUR.

Va-t’en. Sache, rustre,

Que c’est un cimetière.

L’HOMME.

Eh bien ?

LE PRIEUR.

Un cloître illustre.

L’HOMME.

Bah !

LE PRIEUR.

Nul n’y vient, hormis, le jour, les moines seuls,

Et les ombres des morts, la nuit, dans leurs linceuls.

Pour quiconque entre ici pas de miséricorde.

La hache s’il est duc, s’il est manant la corde.

Ceux qui sont du couvent entrent seuls. Gare à toi !

Déguerpis, drôle ! –

Riant avec hauteur.

À moins que tu ne sois le roi.

L’HOMME.

Je le suis.

LE PRIEUR.

Vous, le roi !

L’HOMME.

C’est ainsi qu’on me nomme.

LE PRIEUR.

Qui me le prouve à moi ?

L’HOMME.

Ceci.

Il fait un signe. Une troupe armée paraît à la brèche. Le roi montre aux soldats le prieur.

Pendez cet homme.

Les soldats pénètrent par la brèche. Ils entourent le prieur. Entrent avec eux le marquis de Fuentel et Gucho. Le marquis de Fuentel, barbe grise, riche habit d’Alcantara. Gucho, nain vêtu de noir et coiffé d’un chapeau de sonnettes. Il tient dans ses deux mains deux marottes, l’une en or, à figure d’homme, l’autre en cuivre, à figure de femme.

 

 

Scène II

 

LE PRIEUR, LE ROI, LE MARQUIS DE FUENTEL, GUCHO, ESCORTE DU ROI

 

LE PRIEUR, tombant à genoux.

Grâce, monseigneur !

LE ROI.

Soit. – À la condition... –

Qu’es-tu dans ce couvent ?

LE PRIEUR.

Prieur.

LE ROI.

Attention.

Tu vas me renseigner sur tout ce qui s’y passe.

Le gibet, si tu mens ; si tu dis vrai, ta grâce.

Il laisse le prieur au milieu du groupe des soldats et s’approche du marquis de Fuentel sur le devant du théâtre.

Pour commencer, faisons nos prières, marquis.

Il jette son manteau à un valet derrière lui, et apparaît en petit habit d’Alcantara, avec un gros rosaire au côté. Il récite en silence le rosaire pendant quelques instants. Puis il se retourne vers le marquis.

La reine est loin. J’existe. Être seul, c’est exquis.

Être veuf serait mieux. Je ris.

GUCHO, à terre, ses deux marottes dans les bras et pelotonné dans l’encoignure d’une tombe. À part.

L’univers pleure.

LE ROI, au marquis.

J’ai mes raisons, tu vas les savoir tout à l’heure,

Pour venir regarder de très près ce couvent.

Viens.

Il lui fait signe de le suivre un peu à l’écart, tout près de la tombe où s’est rencogné Gucho.

LE MARQUIS.

J’écoute le roi.

GUCHO, à part.

Moi, j’écoute le vent.

Qui murmure au-dessus des choses que vous faites.

LE ROI, au marquis.

Je veux te consulter pour affaires secrètes.

GUCHO, à part.

Bah ! pourvu que je mange et dorme, tout est bien.

LE MARQUIS, au roi.

Faut-il chasser Gucho ?

LE ROI.

Non. Il ne comprend rien.

À Gucho.

Couchez là.

Gucho se fait le plus petit qu’il peut dans l’ombre derrière le roi. Le roi s’approche du marquis.

Marquis, j’aime affreusement les femmes.

Ceci me plaît de toi que tes mœurs sont infâmes.

Ou le furent. Plus tard, vieux, tu t’es fait dévot.

C’est bien. Ceci me plaît encor. L’homme ne vaut

Que par la foi, qui seule efface nos souillures.

Il fait un signe de croix.

LE MARQUIS.

Ce couvent, dont le roi vient scruter les allures,

Dépend de deux chefs, l’un à Cahors, l’autre à Gand.

LE ROI.

Tu passes pour avoir été fort intrigant.

Tu l’es toujours. On dit que des femmes, jolies,

Ont fait jadis pour toi, bonhomme, des folies.

Que tu puisses avoir été page et charmant,

Cela semble impossible, et pourquoi pas, vraiment ?

Le matin est riant, puis la journée est noire ;

Cela se voit. Sais-tu qu’on raconte une histoire

Sur un petit valet de cour qui serait toi ?

T’es-tu jamais nommé Gorvona ?

LE MARQUIS.

Non. Pourquoi ?

LE ROI.

Pour te cacher, dit-on, par ruse et par bassesse,

Et pour une amourette avec une princesse.

LE MARQUIS.

Moi, jamais !

LE ROI.

On m’a fait le récit tout entier

D’un roi stupide auquel tu fis un héritier,

Mais on n’est pas d’accord sur le pays. Pur conte,

Probablement.

LE MARQUIS.

Voilà. Vous m’avez créé comte,

On tache de me nuire.

LE ROI.

On a raison. Mais moi,

Que ce qu’on dit soit faux ou soit vrai, j’ai pour loi

D’être au-dessus de tout ce que l’homme imagine.

Rien ne m’atteint. Je suis le roi. Ton origine

Mêlée à des laquais, et même à des bouffons,

Tes commencements bas, tortueux et profonds,

Me conviennent. Personne au juste ne peut dire,

Pas même toi, quel fut ton père. Je t’admire

D’être si bien caché, tout en étant public.

Le nid du cormoran, le trou du basilic

Sont les points de départ possibles d’une vie

Comme la tienne, errante, envolée, asservie.

Je t’ai fait comte, grand de Castille, et marquis ;

Vil tas de dignités, bien gagné, mal acquis.

Agir par ruse, ou bien par force, t’est facile ;

Tu te prendrais de bec avec tout un concile

Ou tu le chasserais, le démon en fût-il.

Tu sais être hardi tout en restant subtil.

Quoique fait pour ramper, tu braves la tempête.

Tu saurais, s’il le faut, pour quelque coup de tête,

Te risquer, et, toi vieux, mettre l’épée au poing.

Tu conseilles le mal, mais tu ne le fais point.

N’être innocent de rien, n’être de rien coupable,

C’est ta propreté, comte, et je te crois capable

De tout, même d’aimer quelqu’un. À ce qu’on dit,

Tu t’es fait de valet brigand, et de bandit

Courtisan. Moi, j’observe en riant tes manœuvres.

J’ai du plaisir à voir serpenter les couleuvres.

Tes projets que, pensif, tu dévides sans bruit ;

Sorte de fil flottant qui se perd dans la nuit,

Tes talents, ton esprit, ta fortune, ta fange,

Tout cela fait de toi quelque chose d’étrange ;

De sinistre et d’ingrat dont j’aime à me servir.

LE MARQUIS.

Roi, vous avez le Tage et le Guadalquivir,

Et l’Èbre, et votre altesse à la Castille ajoute

Naples, et le roi de France est vaincu dans la joute.

L’Afrique craint mon roi dont, bien souvent déjà,

L’ombre au soleil levant sur Alger s’allongea ;

Vous naquîtes à Sos, si près de la Navarre

Que vous avez des droits sur elle, et je déclare

Que votre berceau prit ce pays en dormant.

Vu que jamais un roi ne naît impunément ;

Vous avez mis le pied, quoique roi catholique,

Sur l’église où fermente un fond de république ;

Le pape, grâce à vous, tremble devant le roi,

Et son clocher se tait devant votre beffroi.

Vos drapeaux, de l’Etna jusqu’à la rive indoue,

Flottent, et vous avez Gonzalve de Cordoue.

Du reste, vous gagnez des batailles tout seul.

Jeune, vous dominez les rois comme un aïeul,

Et quand un prêtre va ramer dans vos galères,

Rome en balbutiant rétracte ses colères.

Ô vainqueur de Toro, roi ! devant vous je sens

Tous les mots dans ma bouche expirer impuissants.

Vous êtes la grandeur, je suis la petitesse.

Je vous suis dévoué, seigneur.

LE ROI.

C’est faux.

LE MARQUIS.

Altesse !...

LE ROI.

Épargne-moi l’ennui du dévouement, mon cher.

Pour toi je suis obscur, pour moi tu n’es pas clair.

Moi je fais le bon prince et toi le bon apôtre.

Au fond nous sommes pleins de fiel, l’un contre l’autre ;

J’exècre le valet, tu détestes le roi ;

Tu m’assassinerais si tu pouvais, et moi

Je te ferai peut-être un jour couper la tête.

Nous sommes bons amis à cela près.

Le marquis ouvre la bouche pour protester.

Arrête

Ta dépense de mots, courtisan. Tu me hais,

Je te hais. En moi l’ombre, en toi de noirs souhaits.

Et chacun garde en soi son gouffre.

Nouveau geste du marquis réprimé par le roi qui continue.

On se pénètre.

Nous avons l’un sur l’autre une obscure fenêtre,

Et nous voyons nos cœurs sinistres. Ton amour,

Ton dévouement, j’en ris, vieux traître. Jusqu’au jour

Où tu ne pourras plus tirer d’or de ma poche,

Tant que ton intérêt, à coup sûr, nous rapproche,

Marquis, je t’emploierai pour conseiller, sachant

Que tu me serviras mieux, étant plus méchant.

À bas ton masque ! à bas le mien ! je le préfère.

Dire vrai, cet affront qu’on n’ose pas me faire,

Moi, je le fais à tous, marquis. C’est bien le moins

Que je sois franc, ayant des fourbes pour témoins.

Si le prince, que fuit la vérité farouche,

Ne l’a pas dans l’oreille, il l’aura dans la bouche,

Et tu constateras dans tes vils bégaiements

Que, roi, je suis sincère et que, laquais, tu mens.

Causons à présent.

LE MARQUIS.

Mais...

LE ROI.

Être roi, quelle chaîne !

Être un jeune homme, plein d’explosions, de haine,

De tumulte, vivant, bouillant, ardent, moqueur,

Avec un tourbillon de passions au cœur,

Être un mélange obscur de sang, de feu, de poudre,

De caprices, pareil au faisceau de la foudre,

Vouloir tout essayer, tout souiller, tout saisir,

Avoir soif d’une femme, avoir faim d’un plaisir,

Ne pas voir une vierge, une proie, un désordre,

Un cœur, sans tressaillir du noir besoin de mordre,

Se sentir de la tête aux pieds l’homme de chair !

Et sans cesse, en la nuit d’un magnifique enfer,

Pâle, entendre une voix qui dit : sois un fantôme !

N’être pas même un roi ! misère ! être un royaume !

Sentir un amalgame horrible de cités

Et d’états, remplacer en vous vos volontés,

Vos désirs, vos instincts ; et des tours, des murailles,

Des provinces, croiser leurs nœuds dans vos entrailles ;

Se dire en regardant la carte : me voilà !

J’ai pour talon Girone et pour tête Alcala.

Voir croître en son esprit, chaque jour moindre et pire,

Un appétit qui prend la forme d’un empire,

Sentir couler sur soi des fleuves, voir des mers

Vous isoler dans l’ombre avec leurs plis amers.

Subir l’étouffement qu’a sous l’onde une flamme,

Et, morne, avoir le monde infiltré dans son âme !

Et ma femme, ce monstre immobile ! je suis

L’esclave de ses jours, le forçat de ses nuits.

Seuls dans une lueur, sombre, tant elle est haute,

Nous sommes tout-puissants et tristes, côte à côte.

Nous nous refroidissons en nous touchant. Dieu met

Sur on ne sait quel fauve et tragique sommet,

Au-dessus d’Aragon, de Jaën, des Algarves,

De Burgos, de Léon, des Castilles, deux larves,

Deux masques, deux néants formidables, le roi,

La reine ; elle est la crainte et moi je suis l’effroi.

Ah ! certes, il serait doux d’être roi, qui le nie ?

Si le tyran n’avait sur lui la tyrannie !

Mais toujours s’observer, feindre ; être deux pâleurs,

Deux silences ; jamais de rire, pas de pleurs ;

Inez revit en elle, en moi revit Alonze ;

L’homme de marbre auprès de la femme de bronze.

Les peuples prosternés nous adorent ; tandis

Qu’on nous bénit en bas, nous nous sentons maudits ;

L’encens monte en tremblant vers nous et l’ombre mêle

L’idole Ferdinand à l’idole Isabelle.

Nos deux trônes jumeaux confondent leur clarté,

Nous nous apercevons vaguement de côté,

Et, quand nous nous parlons, la tombe ouvre sa porte.

Je ne suis pas bien sûr qu’elle ne soit pas morte.

Elle est cadavre autant que despote, et je dois

La glacer, quand le sceptre entrecroise nos doigts,

Comme si Dieu liait par une bandelette

À sa main de momie une main de squelette.

Je suis vivant pourtant ! Ce fantôme pompeux,

Non, ce n’est pas moi, non ! non ! Aussi, quand je peux,

De toutes ces grandeurs sur nous appesanties

Je m’échappe, et je fais hors du roi des sorties,

Et j’ai, comme un dragon qui se dresse au soleil,

L’épanouissement monstrueux du réveil !

Fou comme la tempête et comme le cyclone,

Je m’évade éperdu, noir prisonnier du trône !

Plus de joug, je me rue ivre à travers le mal

Et le bonheur, ayant pour but d’être animal,

Piétinant mon manteau royal, l’âme élargie

Jusqu’aux vices, jusqu’aux chansons, jusqu’à l’orgie,

Regardant, moi le roi, le captif, le martyr,

Mes convoitises croître et mes ongles sortir ;

La femme et sa pudeur, l’évêque avec sa crosse

M’exaspèrent, je suis furieux, gai, féroce,

Et l’homme qui bouillonne en moi, flamme et limon,

Se venge d’être spectre en devenant démon !

Pensif.

Quitte à redevenir demain ombre et fantôme.

Au marquis.

Le colosse n’est point pénétrable à l’atome,

Et tu ne comprends pas que je m’étale ainsi

Effrontément devant ces hommes que voici ;

Mais je sais moi que tous, quand je me communique,

Sont d’autant plus tremblants que je suis plus cynique,

Et c’est ma joie à moi, qui ris au milieu d’eux,

De les rendre plus vils en m’avouant hideux,

Et, rompant tout respect, tout frein, tout équilibre,

Moi qui n’étais que roi, je sens que je suis libre !

Tu ne me comprends pas. Ta crainte s’en accroît.

C’est bien. En revoyant demain mon regard froid,

Tu trembleras, doutant et prenant pour un songe

L’ivresse où maintenant devant toi je me plonge,

Fournaise où sous tes yeux brûle et bout mon passé,

Mon rang, mon sceptre, et d’où je sortirai glacé !

Il reprend son chapelet.

Maintenant finissons nos prières.

GUCHO, à part, regardant le roi en dessous.

Bon ! prie.

LE ROI.

Puis j’interrogerai ce moine.

Il se met à dévider son chapelet.

GUCHO, le regardant faire, à part.

Momerie.

C’est par là que ce roi finira. Fourbe et dur,

Il ne croit à rien. Mais, quel chaos d’âme obscur !

Quand il dit un pater, il devient imbécile.

Alors il cède au pape, il vénère un concile.

Tout en heurtant le prêtre, il le craint ; il se sent

Poussière sous les pieds de ce hautain passant.

Faisant le signe de la croix.

Ainsi soit-il ! Il est libertin, fourbe, oblique,

Menteur, cruel, obscène, athée, et catholique.

Et, tant pis, il aura plus tard ce sobriquet.

Le roi remet son rosaire à sa ceinture et fait signe au prieur d’approcher.

LE ROI, au prieur.

Ici.

Le prieur avance, les deux mains en croix sur la poitrine, et les yeux baissés.

Si par malheur la franchise manquait

À tes réponses, gare à toi !

Le prieur salue.

Dis vrai. Prends garde.

Le prieur salue. Depuis quelques instants le vieux moine vêtu d’une robe de dominicain a reparu au fond du théâtre. Il marche, la tête baissée, inattentif à tout, occupé seulement à saluer toutes les croix des tombeaux devant lesquelles il passe. Il semble murmurer des prières. Ce passant est remarqué par le roi, qui le montre au prieur.

D’abord, quel est ce moine à figure hagarde,

Pas vêtu comme toi, qui fléchit le genou

Chaque fois qu’il rencontre une croix ?

LE PRIEUR.

C’est un fou.

LE ROI.

Comme il est pâle !

LE PRIEUR.

Il veille et jeûne. Il s’exténue.

Il parle haut. Il marche au soleil tête nue,

Il divague, il délire, il rêve d’aller voir

Les papes, pour leur dire à genoux leur devoir.

Nous devons quand il passe observer le silence.

Il n’est point de notre ordre. Il est en surveillance

Dans ce cloître. On enferme ainsi dans nos couvents

Tous les prêtres qui sont inquiets, les savants,

Les songeurs qui pourraient prêcher dans la campagne

Autrement que ne veut notre église d’Espagne.

LE ROI.

Quelle folie a-t-il ?

LE PRIEUR.

Des visions de feu.

L’enfer. Satan. Il n’est ici que depuis peu.

LE ROI.

Il est vieux.

LE PRIEUR.

Il n’a pas, je crois, longtemps à vivre.

Le moine passe et disparaît sans avoir vu personne.

GUCHO, à part, regardant ses marottes.

J’ai deux marottes. L’une est en or, l’autre en cuivre,

L’une s’appelle Mal, l’autre s’appelle Bien.

Et je les aime autant l’une que l’autre. Rien

Est mon but.

Il considère le gazon des fosses.

Là des fleurs, là des feuilles séchées.

LE ROI, au prieur.

Les mœurs dans vos couvents se sont fort relâchées,

Moine.

LE PRIEUR.

Seigneur...

LE ROI.

On voit des femmes très souvent

Dans ce cloître.

LE PRIEUR.

Ce cloître est voisin d’un couvent

D’ursulines, qui sont nos ouailles ; nous sommes...

LE ROI.

Boucs gardant des brebis.

LE PRIEUR, saluant.

Seigneur...

GUCHO, à part.

Tout couvent d’hommes

Confesse le couvent de femmes d’à côté,

Fait la faute, et l’absout, avec paternité,

Et, régnant sur ces cœurs dans sa toute-puissance,

Leur ôte la vertu, puis leur rend l’innocence.

Doux miracle. Secret de la confession.

LE PRIEUR, au roi.

Roi, les fils de Lévi, les filles de Sion...

LE ROI.

Font bon ménage. Mais je sévirai. De sorte

Que Rome le saura.

LE PRIEUR, saluant.

Seigneur...

GUCHO, à part.

Lorsqu’à la porte

De leur cloître, où Jésus a cessé de régner,

Le petit dieu païen Cupidon vient cogner,

Le pape Sixte, ayant deux enfants d’une fille,

Ne peut pas trop gronder, s’ils entr’ouvrent leur grille.

LE ROI, au prieur.

Rome est prête à punir, et les temps semblent mûrs.

Regardant fixement le prieur.

L’évêque de la seu d’Urgel est dans vos murs,

J’en ai reçu l’avis.

Le prieur s’incline.

Avec puissance entière

De châtier.

LE PRIEUR, avec une nouvelle révérence.

Seigneur, seulement en matière

De dogme, et pour détruire ou vaincre les erreurs,

Rien au delà.

LE MARQUIS, bas, au roi.

Vos yeux sont de bons éclaireurs.

LE ROI, bas, au marquis.

Voir, me plaît.

L’œil du roi s’arrête sur l’entrée de souterrain qui est béante à quelques pas de lui.

Qu’est ceci, moine ?

LE PRIEUR.

C’est une tombe.

Ouverte.

LE ROI.

Ouverte !

LE PRIEUR.

Oui, roi.

LE ROI.

Pour qui ?

LE PRIEUR.

Quand l’homme tombe,

Dieu seul le sait.

LE ROI.

Pour qui cette tombe ?

Le prieur se tait, le roi insiste.

À l’instant

Dis-le, parle, réponds !

LE PRIEUR.

Je l’ignore. Elle attend,

Après un silence.

Pour moi peut-être. Ou bien pour vous.

LE MARQUIS, à l’oreille du roi.

Quand dans un cloître

On sent hors du niveau de l’ordre un moine croître,

Soit du côté du mal, soit du côté du bien,

On le supprime.

LE ROI, bas.

Au fait, le tuer, bon moyen.

LE MARQUIS.

Point. L’église a l’horreur du sang. Sire, on l’enterre

Simplement.

LE ROI.

Je comprends.

LE MARQUIS.

L’endroit est solitaire.

Criez, nul n’entendra ; résistez, nul passant.

Montrant le trou où l’on distingue un escalier, puis la dalle qui est auprès.

On pousse l’homme ici marche à marche, il descend,

Et quand il est au fond, on lui met cette pierre

Sur la tête, et la nuit lui remplit la paupière

À jamais, et les bois, les hommes, l’eau, le vent,

Le ciel, sont au-dessus de cette ombre. Et vivant...

LE ROI.

Il est mort. – Oui, c’est simple.

LE MARQUIS.

Il meurt s’il veut. L’église

N’a pas versé de sang.

Signe d’approbation du roi.

LE ROI, haut et regardant dans le jardin du cloître.

Quoique ce moine en dise,

Les femmes...

LE PRIEUR.

N’entrent pas dans nos murs.

LE ROI, au marquis.

Comme il ment !

J’en vois une !

Il regarde dans les profondeurs du jardin, et continue.

Et près d’elle un jeune homme charmant,

Sans barbe encore, enfant presque, œil vif, taille mince...

LE PRIEUR.

Roi, c’est une princesse.

LE ROI.

Et lui ?

LE PRIEUR.

Roi, c’est un prince.

LE ROI, bas au marquis.

J’ai bien fait de venir.

LE PRIEUR.

La règle Magnates...

Saluant le roi.

– Nous sommes les sujets du vicomte d’Orthez. –

LE ROI.

Et les miens.

LE PRIEUR, continuant.

...Nous permet, roi, d’admettre une altesse.

LE ROI.

Et même deux. Femelle et mâle.

LE PRIEUR, saluant du côté que lui désigne le doigt du roi.

Une comtesse !

LE MARQUIS, bas au roi.

Comme le roi de France, évêque du dehors,

Le vicomte d’Orthez, de Dax et de Cahors,

Est clerc en même temps que laïque, étant prince,

Et, tout en bataillant là-bas dans sa province,

Tout en criant : Soudards ! gendarmes ! en avant !

Il est cardinal-diacre, abbé de ce couvent.

LE ROI, riant.

Homme de guerre en France et d’église en Espagne.

LE MARQUIS, désignant hors du théâtre les deux personnes qu’a aperçues le roi.

Et si ce compagnon trouve ici sa compagne,

C’est lui qui, pour des plans quelconques, dans les fleurs

Et dans l’ombre, met l’un près de l’autre ces cœurs.

LE ROI, sérieux.

Quelconques. Non. Je vois son but. Un mariage.

Au prieur.

Et depuis quand sont-ils ici ?

LE PRIEUR.

Dès leur bas âge.

LE ROI, au marquis.

Ils ont grandi tous deux dans ce cloître étouffant.

Au prieur.

Leurs noms ?

LE PRIEUR.

Rosa d’Orthez est l’infante.

LE ROI.

Et l’infant ?

LE PRIEUR.

Sanche de Salinas.

Mouvement du marquis. Il regarde avidement du côté où le roi a aperçu l’infante et l’infant.

LE ROI, de plus en plus sérieux.

Ils ont par héritage

Elle, Orthez, lui, Burgos.

LE PRIEUR, avec un signe affirmatif.

Ses droits vont jusqu’au Tage.

LE MARQUIS, à part.

Sanche de Salinas ! Burgos ! Il se pourrait ?

LE ROI, au prieur.

Poursuis. Oui, tout cela se construit en secret.

Ce Sanche est mon cousin. Mais je croyais la branche

Éteinte.

LE PRIEUR.

On garde ici secrètement don Sanche.

On l’a fait élever dans ce cloître, en mettant

La nièce du vicomte auprès de lui.

LE MARQUIS, à part.

Pourtant,

Je les croyais tous morts. Oh ! quelle découverte !

Qu’est-ce que j’entrevois ? Cet enfant caché, certes,

C’est lui. Je me sens pris aux entrailles. Voici

Du nouveau.

LE ROI, au marquis.

Ce couvent désert est bien choisi.

LE PRIEUR.

L’infante et l’infant sont fiancés, et vont être

Époux bientôt. Ils ont tous deux le même ancêtre.

Cet ancêtre est un saint qu’ici nous invoquons,

Dont le fils, Loup Centulle, était duc des gascons,

Puis Luc, roi de Bigorre, et Jean, roi de Barège,

Puis le vicomte Pierre, et Gaston cinq...

LE ROI.

Abrège.

LE PRIEUR.

Le cardinal-vicomte aujourd’hui régnant, veut

Que dans ce coin secret du cloître, autant qu’on peut,

On les tienne cachés.

LE MARQUIS, à part.

Sanche !

LE ROI, montrant au marquis le jeune homme qu’il a aperçu, mais qu’on ne voit pas.

Il est beau ! Regarde.

Le marquis regarde avec une sorte de contemplation et d’effarement du côté que lui désigne le roi.

LE PRIEUR, regardant aussi du même côté.

Il a droit de mener à sa suite une garde

De cinquante hidalgos que commande un abbé.

Quand il vient à l’église il prend place au jubé,

Et Peñacerrada, sire, est sa capitale.

Mais, comme il semble né sous quelque ombre fatale,

Personne, excepté moi, prieur de ce moutier,

Ne sait qu’il est infant et qu’il est héritier.

Il l’ignore lui-même, et, pour la même cause,

Elle non plus, la nièce infante doña Rose,

Ne se sait pas princesse. On craint quelqu’un.

LE ROI.

Pardieu !

Moi ! le roi ! Je pourrais me fâcher de ce jeu.

Au prieur, et l’œil toujours fixé sur le dehors.

Ils portent comme vous une robe de serge ?

LE PRIEUR.

On les a consacrés tous les deux à la vierge,

Sans quoi nous ne pourrions les garder au couvent.

Même ils ont fait leurs vœux de novices, devant

Le chapitre.

LE ROI.

Il est moine à peu près, elle est nonne

Presque.

LE PRIEUR.

Oui, mais ils auront les dispenses qu’on donne

Aux princes, et pourront s’épouser.

LE ROI, au marquis.

Moi le loup,

J’entre en la bergerie, et je puis briser tout.

Pensif, à part.

Eh bien, non. Cardinal d’Orthez, va, tu m’arranges,

Vieux démon qui fais croître ensemble ces deux anges !

Enfants, adorez-vous avec un tendre émoi.

Ce complot contre moi, je le tourne pour moi.

Que Rose épouse Sanche ! oui, cela fait mon compte.

En mariant ta nièce à mon cousin, vicomte,

Tu veux par Salinas me dérober Burgos.

C’est bon, je laisse faire. Et nos droits sont égaux.

Et moi, qui comme toi de mon bien suis avare,

Je compte par Orthez te prendre la Navarre.

Moi, je le tiens par elle et tu me tiens par lui.

Donc, que ce mariage ait lieu. Soit. Aujourd’hui

On s’épouse ; demain on s’attaque.

Regardant au dehors.

L’infante

Est belle.

Pensif.

La façon de régner triomphante,

C’est d’employer pour soi, d’un air presque endormi,

Le mécanisme obscur qu’a fait votre ennemi.

L’intrigue retournée entre à votre service ;

Il voulait vous tuer, son bras dévie et glisse ;

Le coup de poignard bête à l’endroit qui vous plaît

Frappe, et votre assassin devient votre valet.

Se tournant vers le dehors.

Que disent-ils ? Tâchons d’entendre.

Il se dirige vers le fond du théâtre et disparaît dans les arbres.

GUCHO, à part, regardant le roi s’en aller.

Espion !

Dès que le roi est sorti, le marquis fait impérieusement signe au prieur de venir à lui.

 

 

Scène III

 

GUCHO, ESCORTE DU ROI, LE MARQUIS, LE PRIEUR, seuls en aparté sur le devant du théâtre

 

LE MARQUIS.

Prêtre !

LE PRIEUR, s’approchant avec soumission.

Humblement.

Il fait une profonde révérence au marquis.

LE MARQUIS.

Tu n’as pas tout dit au roi.

LE PRIEUR.

Le maître,

C’est Dieu. Ce qu’il apprend par la confession,

Le prêtre ne doit pas le dire.

LE MARQUIS.

Fiction.

Paul deux a déclaré qu’on peut, dans les cas graves,

Tout révéler. Malheur à toi, si tu me braves !

Le roi n’est que mon bras ; dis-moi tout à moi !

LE PRIEUR.

Mais

Jurez-moi le secret, vous, si je me soumets.

LE MARQUIS.

Je le jure. Mais, tiens, je fais mieux ; je te donne

Un chapeau d’or valant cent marcs pour ta madone

Et six grands chandeliers d’argent, d’un prix égal.

LE PRIEUR.

Vous saurez tout.

Baissant la voix.

Doña Sancha de Portugal,

Au temps où vous et moi, monseigneur, étions jeunes,

Doña Sancha pour qui nous prions dans nos jeûnes,

Étant femme du roi de Burgos, lui donna

Un fils qu’elle eut d’un page appelé Gorvona.

Le roi se crut le père, ayant en grande estime

Sa femme, et ce bâtard fut de droit légitime.

Il hérita du trône, en eut tous les profits,

Puis se maria, puis mourut, laissant un fils,

Qui, tout enfant, passa pour mort d’une mort prompte.

Cette mort fut un rapt du cardinal vicomte

Qui fit prendre et cacher dans ce fief béarnais

Le petit roi don Sanche.

LE MARQUIS, à part.

Oui, je le devinais.

Regardant au dehors pendant que le prieur marmotte des prières.

C’est mon enfant ! le fils de mon fils ! Oh ! je n’ose

Y croire encor. Je sens s’éveiller quelque chose

Que je ne savais pas avoir en moi, le cœur.

Coup de foudre béni ! choc subit et vainqueur !

Moi qui haïssais, j’aime. Ô mon fils ! je m’enivre

D’être père. À présent, c’est la peine de vivre.

Ô délivrance ! J’ai rompu mon dur lien.

Je vivais pour le mal, je vivrai pour le bien.

Ma conscience noire errait comme la louve,

Je croyais avoir tout perdu. Ciel ! je retrouve

Tout ! Je suis père, aïeul ! Oh ! je puis désormais

D’en bas sourire aux purs et radieux sommets,

Jeter furtivement un regard vers la cime

Où, né de mon fumier, croîtra ce lys sublime !

Et dire : C’est mon fils, et revivre ! Essayons.

Je sens que cet enfant, avec tous ses rayons,

Vient d’entrer dans ma brume, et que cette jeune âme

A pris possession de mon vieux cœur infâme,

De sorte qu’à présent j’ai, pour me surveiller,

De l’innocence en moi qui va me conseiller,

Et je suis un autre homme, et je pleure, et j’adore,

Et ma sinistre nuit voit un lever d’aurore !

À moi cette lumière ! à moi cet ingénu !

Vous êtes donc clément, ô Dieu, sombre inconnu ?

Moi guide de ce roi marchant sur des victimes,

Clarté de sa noirceur, courtisan de ses crimes,

Je sens une main douce alléger mes forfaits.

Oh ! je respire enfin, moi, l’affreux portefaix,

Ma tête se relève, hélas ! de remords pleine,

Et du côté du ciel je puis reprendre haleine !

Oh ! je ne suis plus seul, je vis, j’aime, ébloui !

Hélas, il n’a que moi comme je n’ai que lui.

Que de gouffres autour de lui ! pièges sans nombre !

Oui, mais je veille.

Pensif.

À lui la lumière, à moi l’ombre.

Restons sous ce manteau sur ma tête étendu.

Le père deviné, l’enfant serait perdu.

Il revient vers le prieur.

LE PRIEUR, bas.

Monseigneur m’a promis le secret.

LE MARQUIS.

Sois tranquille.

Quand don Sanche doit-il sortir de cet asile ?

LE PRIEUR.

L’enfant qu’on a cru mort est un homme aujourd’hui.

Monseigneur le vicomte abbé se sert de lui,

Et le déclarera comte et roi, prince, altesse,

Lorsqu’il en aura fait le mari de sa nièce.

Il jette un regard en arrière. Le roi reparaît au fond du théâtre.

Le roi !

LE MARQUIS.

Le roi !

À part, se parlant à lui-même.

Vieillard, cache bien à ce roi

Le cœur inattendu qui vient d’éclore en toi.

LE PRIEUR, bas.

Protégez-nous. Pourvu qu’ici rien ne le fâche !

LE MARQUIS, à part.

Allons, comédien, reprends ton masque lâche,

Insensible à l’insulte, à la haine, à l’affront,

Et remets-toi ton vil sourire sur le front.

LE PRIEUR.

Monseigneur m’a promis le plus grand secret.

LE MARQUIS, à part.

Certes !

Au prieur.

Ne crains rien.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, LE PRIEUR, LE ROI, GUCHO, ESCORTE DU ROI

 

LE ROI, à part.

Épier des âmes entr’ouvertes

M’amuse.

Il regarde du côté par où il vient d’entrer.

Les voici. Partons.

LE MARQUIS.

Vous leur seigneur,

Vous le roi, qu’avez-vous décidé ?

LE ROI.

Leur bonheur.

Je veux les marier.

LE MARQUIS.

Politique profonde.

LE ROI.

L’Espagne, pierre à pierre et pas à pas, se fonde.

Ce mariage fait mes affaires. Je veux

Aider le cardinal d’Orthez, combler ses vœux,

Et, marquis, avant peu j’aurai Dax et Bayonne.

LE MARQUIS, à part.

Ô mon vieux cœur farouche et ténébreux, rayonne !

Mon enfant sera roi !

Sur un signe du roi, l’escorte et toute la suite du roi sortent par la brèche. Le prieur s’approche et salue le roi, les deux bras en croix sur la poitrine.

LE ROI, au prieur.

Je ne suis pas venu

Ici.

LE PRIEUR, s’inclinant.

Roi...

LE ROI.

Tu ne m’as jamais vu.

LE PRIEUR.

Pauvre et nu,

L’humble moine...

LE ROI.

J’aurai l’œil sur cette abbaye.

LE PRIEUR.

Vous y verrez toujours votre altesse obéie.

À part.

Sois maudit, roi !

LE ROI.

Ton chef est en France.

LE PRIEUR.

Oui, seigneur.

LE ROI.

Mais l’évêque d’Urgel est ici.

LE PRIEUR.

Cet honneur,

Nous l’avons, qu’un évêque est chez nous en visite.

LE ROI.

Il ne doit rien savoir de tout ceci.

Don Sanche et doña Rose paraissent au fond du théâtre. Ils ne voient rien de ce qui se passe. Le roi les montre au marquis, et se dirige vers la brèche. Au marquis.

Viens vite !

Au prieur.

Si ton intention est de vivre, tais-toi.

Au marquis.

Viens.

Le roi sort. Gucho le suit.

LE MARQUIS, regardant don Sanche.

Qu’il est beau ! mon doux enfant !

Il sort.

 

 

Scène V

 

DON SANCHE, DOÑA ROSE

 

Don Sanche et doña Rose, l’un et l’autre en habit de novices, lui avec le froc blanc, elle avec le voile blanc, courent et jouent dans les arbres. Elle seize ans, lui dix-sept. Ils se poursuivent, se fuient, se cherchent. Rire et gaité. Rose tâche d’attraper les papillons. Sanche cueille des fleurs. Il en compose un bouquet qu’il tient à la main.

DOÑA ROSE.

Par ici, voi,

C’est plein de papillons.

DON SANCHE.

Moi, j’aime autant les roses.

Il cueille des églantines, les ajoute à son bouquet, et regarde autour de lui.

Oh ! je suis enivré par tant de douces choses !

DOÑA ROSE, admirant un papillon.

Vois ! celui-ci qui vole à la pointe des joncs !

DON SANCHE.

Tout est vie et parfums !

DOÑA ROSE.

Écoute, partageons.

À toi les fleurs, à moi les papillons.

DON SANCHE, les yeux au ciel.

Il passe

On ne sait quoi de tendre et de bon dans l’espace.

Il cueille des fleure pour son bouquet, pendant que doña Rose court après les papillons. Il la contemple.

Rose !

DOÑA ROSE,
se retournant et regardant les fleurs que don Sanche a à la main.

À qui ce bouquet, monsieur ?

DON SANCHE.

Devine.

DOÑA ROSE.

À moi.

Elle retourne aux papillons, elle tâche de les saisir. Ils lui échappent, elle se dépite. Elle leur parle.

Je vous trouve jolis, et vous fuyez ! Pourquoi ?

DON SANCHE.

Ils perdront leurs couleurs, Rosa, si tu les touches.

Rêveur, et regardant les papillons voler.

On croit voir des baisers errer, cherchant des bouches.

DOÑA ROSE.

Ils en trouvent. Ce sont les fleurs.

DON SANCHE.

Alors, Rosa,

Puisque vous êtes fleur !

Il la saisit dans ses bras. Elle se débat, il l’embrasse.

DOÑA ROSE.

Monsieur, c’est très mal, ça !

DON SANCHE.

Mais puisque nous serons mariés.

Doña Rose suit des yeux un papillon. Elle le guette. Il se pose sur une fleur.

DOÑA ROSE.

Il s’arrête.

Attrapons-le.

Elle s’approche tout doucement. À don Sanche.

Viens.

DON SANCHE la suit de très près.

Chut !

La bouche de don Sanche rencontre la bouche de doña Rose, le papillon s’envole.

DOÑA ROSE.

Ah ! tu n’as pas su, bête !

Prendre le papillon !

DON SANCHE.

Mais j’ai pris le baiser.

DOÑA ROSE,
contemplant les papillons qui reviennent aux fleurs.

Comme aux pieds de leur dame ils viennent se poser !

Bon ! les voilà partis, les petits infidèles !

Elle les regarde voler.

Pourquoi donc s’en vont-ils si loin, si haut ? que d’ailes !

Don Sanche survient en arrière doucement et l’embrasse. Elle le repousse.

Avant le mariage, un baiser ! non, jamais.

Je n’en veux pas.

DON SANCHE.

Alors rends-le-moi.

DOÑA ROSE, souriant.

Non.

DON SANCHE.

Si.

DOÑA ROSE.

Mais...

Je t’aime !

Ils s’embrassent. Ils viennent s’asseoir sur une tombe. Elle pose la tête sur son épaule, tous deux comme en extase, suivant des yeux les papillons.

DON SANCHE.

Oh ! la nature immense et douce existe !

Vois-tu, que je t’explique. En hiver, le ciel triste

Laisse tomber sur terre un linceul pâle et froid ;

Mais quand avril revient, la fleur naît, le jour croît ;

Alors la terre heureuse au ciel qui la protège

Rend en papillons blancs tous ses flocons de neige,

Le deuil se change en fête, et tout l’espace est bleu,

Et la joie en tremblant s’envole et monte à Dieu.

De là ce tourbillon d’ailes qui sort de l’ombre.

Dieu sous le ciel sans borne ouvre les cœurs sans nombre,

Et les emplit d’extase et de rayonnement.

Et rien ne le refuse et rien ne le dément,

Car tout ce qu’il a fait est bon !

DOÑA ROSE.

Eh bien, je t’aime.

DON SANCHE, éperdument.

Rose !

Il l’étreint dans ses bras. Un papillon passe. Doña Rose s’arrache de l’embrassement de don Sanche et court après le papillon.

DOÑA ROSE.

Ah ! qu’il est beau ! Viens ! prenons-le. Viens !

DON SANCHE.

Dieu sème

Les grâces du printemps pour égayer tes yeux.

Le papillon se pose sur un buisson.

DOÑA ROSE, avançant la main pour le saisir.

Ne faisons pas de bruit.

Le papillon s’envole.

Comme il est ennuyeux !

Il s’en va.

Elle suit le papillon. Don Sanche la suit.

Dans les lys.

Le papillon vole plus loin.

Bon, dans les clématites.

DON SANCHE.

Nos âmes ont toujours vécu, toutes petites

L’une à côté de l’autre. Ô ma femme !

Le papillon vole plus loin.

DOÑA ROSE.

Il me voit !

Le papillon est sur l’églantine. Elle veut le prendre, elle tend la main, puis la retire vivement.

Oh ! le méchant rosier qui m’a piqué le doigt !

DON SANCHE.

Ces roses ! cela veut boire du sang des anges !

Le moine en habit de dominicain paraît sous les arbres, parmi les tombeaux. Il ne les voit pas. Doña Rose l’aperçoit.

DOÑA ROSE.

Ah ! voilà ce vieux moine aux allures étranges.

Cet homme me fait peur. Viens-nous-en.

Ils sortent du côté des massifs d’arbres. Le moine avance lentement comme ne voyant rien hors de lui. Le jour commence à baisser.

 

 

Scène VI

 

LE MOINE, seul

 

D’un côté,

La terre, avec la faute, avec l’humanité,

Les princes tout couverts de crimes misérables,

Les savants ignorants, les sages incurables,

La luxure, l’orgueil, le blasphème écumant,

Sennachérib qui tue et Dalila qui ment,

Hérétiques, vaudois, juifs, mozarabes, guèbres,

Les pâles curieux de chiffres et d’algèbres,

Tous, grands, petits, souillant le signe baptismal,

À tâtons, reniant Jésus, faisant le mal,

Tous, le pape, le roi, l’évêque, le ministre...

Et de l’autre côté, l’immense feu sinistre !

Ici l’homme, oubliant, vivant, mangeant, dormant,

Et là les profondeurs sombres du flamboiement !

L’enfer ! – Ô créature humaine abandonnée !

Ô double plateau noir de notre destinée !

Vie et mort. Rire une heure et pleurer à jamais !

L’enfer ! Ô vision ! des caves, des sommets ;

La braise dans les puits, sur les cimes le soufre.

Cratère aux mille dents ! bouche ouverte du gouffre !

Sous l’infini vengeur, l’infini châtié !

Joie est une moitié ; Deuil est l’autre moitié !

Cela brûle. On entend des cris, mon fils ! ma mère !

Grâce ! et l’on voit tomber en cendre une chimère,

L’espérance ; des yeux, des visages, s’en vont

Puis reviennent, hagards dans le brasier profond ;

Sur les crânes vivants le plomb fondu s’égoutte.

Monde spectre. Il torture et souffre ; il a pour voûte

Le dessous monstrueux des cimetières noirs,

Piqué de points de feu comme le ciel des soirs,

Plafond hideux percé de fosses pêle-mêle,

D’où tombe dans l’abîme une pluie éternelle

D’âmes, roulant au fond des braises, au milieu

Du supplice, plus loin que le pardon de Dieu.

Nuit, sanglots. Un vent triste, à travers des trouées,

Tord les flammes sans cesse aux flammes renouées,

L’ardente lave enflée emplit les porches sourds,

Et le ciel dit : Jamais ! Et l’enfer dit : Toujours !

Et tout ce qui sur terre a, par vice ou paresse,

Mal usé du temps, fait un faux pas dans l’ivresse.

Erré, failli, péché, quiconque chancela,

Ne fût-ce qu’un instant, une minute, est là !

Châtiment ! Précipice ! En douter, impossible.

Qu’avons-nous là devant nos yeux ? l’enfer visible.

Son souffle jusqu’à nous vient pestilentiel !

L’âtre de Bélial fait jusqu’en notre ciel,

Avec la fumée acre et rouge de la cuve,

Monter sa cheminée horrible. Le Vésuve.

L’Etna. Le Stromboli funèbre. Au nord l’Hékla.

Mais à quoi donc penser, si ce n’est à cela ?

Nous avons devant nous, béant, sous notre terre,

Crachant la flamme et l’ombre et la mort, ce mystère !

Nous pouvons nous pencher et regarder dedans.

La nuit nous pouvons voir les damnés, les ardents,

Rouler en tourbillons comme des étincelles,

S’enfuir, et retomber, le feu brûlant leurs ailes.

Hélas ! pas de sortie et de fuite. Rentrez.

Rentrez dans vos cachots de braise pénétrés.

Redevenez les flots du noir chaos de flamme.

Au-dessus de vous rit Satan, l’immense infâme !

Ils roulent effrayants, rongés de toutes parts,

Tisons vivants, fumée et flamme, affreux, épars,

Dans l’immobilité morne des étendues.

Tous les serpents du feu lèchent leurs mains tordues ;

L’huile les mord, le plomb les boit, la poix les fond,

Ils ont sur eux l’énorme aveuglement sans fond ;

Et l’infini farouche, à travers tous ses cribles,

Ne laisse rien passer que ces deux mots terribles,

Jamais ! Toujours ! – Mon Dieu ! qui donc aura pitié ?

Moi ! Je viens sauver l’homme. Oui, l’homme amnistié,

J’ai cette obsession. En moi l’amour sublime

Crie, et je combattrai l’abîme par l’abîme.

Dominique ébaucha, j’achèverai. L’enfer !

Comment faire tomber le couvercle de fer ?

Comment sur cette pente épouvantable, ô Rome,

Ô Jésus, arrêter l’écroulement de l’homme ?

J’ai trouvé. C’est d’ailleurs indiqué par saint Paul.

Car l’aigle, c’est la joie altière de son vol,

Voit tout, et s’éblouit de tout ce qu’il découvre.

Pour que l’enfer se ferme et que le ciel se rouvre,

Que faut-il ? Le bûcher. Cautériser l’enfer.

Vaincre l’éternité par l’instant. Un éclair

De souffrance abolit les tortures sans nombre.

La terre incendiée éteindra l’enfer sombre.

L’enfer d’une heure annule un bûcher éternel.

Le péché brûle avec le vil haillon charnel,

Et l’âme sort, splendide et pure, de la flamme,

Car l’eau lave le corps, mais le feu lave l’âme.

Le corps est fange, et l’âme est lumière ; et le feu

Qui suit le char céleste et se tord sur l’essieu,

Seul blanchit l’âme, étant de même espèce qu’elle.

Je te sacrifierai le corps, âme immortelle !

Quel père hésiterait ? quelle mère, voyant

Entre le bûcher saint et l’enfer effrayant

Pendre son pauvre enfant, refuserait l’échange

Qui supprime un démon et qui refait un ange ?

Oui, c’est là le vrai sens du mot Rédemption.

Éternelle Gomorrhe, éternelle Sion,

Nul ne fera jamais descendre un peu de joie

De celle qui rayonne à celle qui flamboie,

Mais Dieu permet du moins qu’on sauve l’avenir !

Plus de damnés ! la torche auguste vient bénir.

Ah ! le temps presse ! Hélas, le mal du monde empire ;

Une seconde fois Jésus saignant expire ;

Tout est méchant, tout est mauvais, tout est penché ;

Il pousse d’heure en heure une branche au péché,

Arbre fatal, rameau que Dieu vers lui ramène,

Mais qu’Ève, hélas, courba jusqu’à la lèvre humaine !

Plus de foi. Juifs relaps, moines rompant leurs vœux,

Bégards, nonnes laissant repousser leurs cheveux,

L’un arrache une croix, l’autre souille une hostie.

La foi meurt sous l’erreur comme un lys sous l’ortie.

Le pape est à genoux. Devant qui ? Devant Dieu ?

Non. Devant l’homme. Il craint César. Rome, avant peu,

Soumise aux rois, sera servante de Ninive.

Un pas de plus, le monde est perdu. Mais j’arrive.

Me voici. Je ramène avec moi les ferveurs.

Pensif, je viens souffler sur les bûchers sauveurs.

Terre, au prix de la chair je viens racheter l’âme.

J’apporte le salut, j’apporte le dictame,

Gloire à Dieu ! Joie à tous ! Les cœurs, ces durs rochers,

Fondront. Je couvrirai l’univers de bûchers,

Je jetterai le cri profond de la Genèse :

Lumière ! et l’on verra resplendir la fournaise !

Je sèmerai les feux, les brandons, les clartés,

Les braises, et partout, au-dessus des cités,

Je ferai flamboyer l’autodafé suprême,

Joyeux, vivant, céleste ! – Ô genre humain, je t’aime !

Il lève les yeux au ciel, les mains jointes, la bouche béante, en extase. Derrière lui, de la lisière de l’espèce de hallier qui est au fond du cimetière, sort un moine les bras en croix sur la poitrine, le capuchon rabattu. Puis, d’un autre point du taillis, un autre moine, puis un autre. Ces moines, vêtus de l’habit des augustins, viennent se placer en silence, debout et immobiles, à quelque distance derrière le moine dominicain qui ne les voit pas. D’autres moines arrivent successivement de la même façon, isolément et en silence, et viennent se ranger à côté des premiers. Tous ont les bras en croix et les capuchons baissés. On ne voit aucun visage. Au bout de quelque temps, c’est une sorte de demi-cercle formé en arrière du dominicain. Ce demi-cercle s’écarte, et l’on voit déboucher de dessous les arbres, la chape sur le dos, la crosse en main, et la mitre en tête, un évêque entre deux archidiacres. C’est l’évêque de la seu d’Urgel. Il avance lentement, suivi du prieur, qui, seul des moines, a le capuchon levé. L’évêque, sans dire une parole, se place au centre du demi-cercle de moines qui se referme derrière lui. Le dominicain ne s’est aperçu de rien. Le jour continue de baisser.

 

 

Scène VII

 

LE DOMINICAIN, L’ÉVÊQUE DE LA SEU D’URGEL, LE PRIEUR, MOINES

 

L’ÉVÊQUE.

Soyez témoins que moi, Jean, évêque, je vais

Juger cet homme ici présent, bon ou mauvais,

Et le questionner d’abord, car la justice

Permet de châtier, mais veut qu’on avertisse.

Le moine s’est retourné. Il considère gravement toute cette apparition. Il ne semble pas ému. Il regarde l’évêque.

Qu’es-tu ?

LE MOINE.

Frère prêcheur.

L’ÉVÊQUE.

Ton nom ?

LE MOINE.

Torquemada.

L’ÉVÊQUE.

On dit que tout enfant le démon t’obséda

Et que des visions funèbres te poursuivent,

Est-ce vrai ?

LE MOINE.

Devant moi les réalités vivent.

L’ÉVÊQUE.

Fictions.

LE MOINE.

Bornez-vous à dire visions.

Je vois Dieu.

Fixant son regard sur le triangle mystique doré au sommet de la grande croix du cimetière.

Que veux-tu, Seigneur, que nous fassions,

Nous tes prêtres, devant ta lueur éternelle ?

Voir la loi formidable et simple et ne voir qu’elle,

C’est terrible. Mais moi, qu’y puis-je ?

L’ÉVÊQUE.

On dit, réponds.

Que selon toi, nous tous, docteurs, nous nous trompons

En détestant l’impie ainsi que la panthère.

LE MOINE.

Vous vous trompez, seigneurs évêques.

L’ÉVÊQUE.

Ver de terre !

LE MOINE.

Il faut aimer l’impie et le sauver.

L’ÉVÊQUE.

On dit

Qu’un faux dogme où Didier le Lombard se perdit

Te tente, et que, d’après ton rêve ou ton principe,

L’enfer dans le bûcher s’éteint et se dissipe ;

De sorte que la flamme envoie au ciel les morts,

Et que, pour sauver l’âme, il faut brûler le corps.

LE MOINE.

C’est la vérité.

L’ÉVÊQUE.

Moine, une erreur te fascine.

Le mal, cet arbre triste, a l’erreur pour racine.

LE MOINE.

L’âme hait le contact du corps, vil compagnon.

Brûler, c’est épurer.

L’ÉVÊQUE.

Doctrine affreuse.

LE MOINE.

Non.

L’ÉVÊQUE.

Fausse.

LE MOINE.

Vraie. Et j’entends y conformer mes actes.

L’ÉVÊQUE.

Vipère !

LE MOINE.

J’y crois. Oui !

L’ÉVÊQUE.

Si tu ne te rétractes,

Prends garde ! Je t’enjoins, moi, de t’en repentir

Et de n’y plus croire.

LE MOINE.

Humble, et ne pouvant mentir,

Je persiste.

L’ÉVÊQUE.

Obstiné !

LE MOINE.

J’ai pour moi le concile

De Latran et le pape Innocent trois.

L’ÉVÊQUE.

Docile,

Tu peux prétendre à tout ; rebelle, à rien. Voyons,

Ton erreur peut jeter, fils, de mauvais rayons,

Un schisme en peut sortir. Frappe-toi la poitrine ?

Dis : j’ai tort.

LE MOINE.

J’ai raison.

L’ÉVÊQUE.

Renonce à ta doctrine.

Bruno d’Angers, voulant grandir, se repentit.

LE MOINE.

Je ne veux pas grandir, je veux rester petit.

L’ÉVÊQUE.

Orgueilleux !

LE MOINE.

Non, croyant.

L’ÉVÊQUE.

Mais, que prétends-tu faire ?

LE MOINE.

J’irai, pieds nus, à Rome, avertir le saint-père.

L’ÉVÊQUE.

C’est lui qui m’a donné l’ordre de te juger,

Chien !

LE MOINE.

L’aboiement du chien réveille le berger.

Moi, je réveillerai le pape, il doit m’entendre.

L’ÉVÊQUE, aux assistants, montrant le moine.

Fils, cet homme est féroce.

LE MOINE.

Oui, parce qu’il est tendre.

Saint Paul a dit : La foi brûle par charité.

L’ÉVÊQUE.

Tu te méprends au sens d’un texte mal cité.

Sixte quatre, pasteur que le monde révère,

Veut l’autel moins farouche et la foi moins sévère.

L’indulgence est en lui comme la sainteté.

C’est de bonté qu’il veut armer la vérité.

L’inquisition tend à s’adoucir. Le pape

Quand il lève la main bénit plus qu’il ne frappe.

À peine on voit encor quelques bûchers fumants.

LE MOINE.

Je suis épouvanté de ces relâchements.

La flamme de l’enfer s’enfle et monte à mesure

Que celle des bûchers décroît.

L’ÉVÊQUE.

Pauvre âme obscure !

Que veux-tu donc ?

LE MOINE.

Sauver le monde simplement.

L’ÉVÊQUE.

Comment ?

LE MOINE.

Par le feu.

L’ÉVÊQUE.

Crains ce remède inclément.

LE MOINE.

Le médecin n’est pas le maître du remède.

L’ÉVÊQUE.

Mais, dis, qu’espères-tu ?

LE MOINE.

Triompher, si Dieu m’aide.

L’ÉVÊQUE.

Nous verrons.

Il montre au moine l’ouverture du caveau.

Entre là.

LE MOINE.

Qu’est ceci ?

L’ÉVÊQUE.

Le tombeau.

LE MOINE.

Bien.

Il se dirige vers le caveau.

L’ÉVÊQUE.

Recule. Il est temps encore.

LE MOINE, marchant au caveau.

Introibo.

L’ÉVÊQUE.

Réfléchis.

LE MOINE, les yeux au ciel.

Frappe, ô Dieu, ton prêtre et ton prophète,

Et que ta volonté redoutable soit faite.

Il va au caveau et s’arrête sur le bord.

L’ÉVÊQUE.

Tu dois obéissance à ton évêque. Un front

Qui se dresse au milieu du cloître, est un affront.

L’église a le devoir de rendre à la nuit l’homme

Qui la trouble.

LE MOINE, debout au seuil du caveau.

Amen.

L’ÉVÊQUE.

Moine, obéis. Je te somme

D’obéir.

LE MOINE.

Non.

L’ÉVÊQUE.

Descends un degré.

Le moine met un pied dans le caveau et descend la première marche.

Par le nom

Du Christ, dédis-toi.

LE MOINE.

Non.

L’ÉVÊQUE.

Descends.

Le moine descend une deuxième marche.

Abjure.

LE MOINE.

Non.

L’ÉVÊQUE.

Descends.

Le moine descend la troisième marche.

Je suis l’évêque et le juge. Rétracte

Ta doctrine barbare et fausse.

LE MOINE.

Elle est exacte.

L’ÉVÊQUE.

Cède-moi.

LE MOINE.

Non.

L’ÉVÊQUE.

Descends.

Le moine descend. On ne le voit plus qu’à mi-corps. L’évêque fait un pas vers lui et s’approche de l’ouverture du souterrain. Il lui montra ce qui est dedans.

Vois cette cruche d’eau,

Ce pain d’orge. On va clore à jamais le rideau

Entre le jour et toi. Les étoiles, l’aurore,

Tout va s’évanouir.

LE MOINE.

Soit.

L’ÉVÊQUE.

Descends.

Le moine descend. Il n’a plus que la tête hors du sépulcre.

Songe encore.

Tu vas t’éteindre ici sans air comme un flambeau.

La faim, la soif, mourir. C’est horrible.

LE MOINE.

C’est beau.

L’ÉVÊQUE.

Descends.

Le moine disparaît dans le souterrain.

LA VOIX DU MOINE, dans le caveau.

Je suis au fond.

L’ÉVÊQUE.

Mettez sur lui la pierre.

LA VOIX DU MOINE.

Faites.

Sur un signe de l’évêque, deux moines font glisser la dalle sur l’entrée de l’escalier. Au moment de la fermer tout à fait, ils s’arrêtent, ne laissant qu’un étroit soupirail. L’évêque se penche sur cette ouverture.

L’ÉVÊQUE.

Par Jésus-Christ ! par l’anneau de Saint-Pierre !

Tout à l’heure il sera trop tard, la nuit t’attend.

Te rétractes-tu ?

LA VOIX DU MOINE.

Non.

L’ÉVÊQUE.

Tu n’as plus qu’un instant.

Renonce à tes erreurs folles et téméraires.

Dédis-toi.

LA VOIX DU MOINE.

Non.

L’ÉVÊQUE.

Va donc en paix !

Les deux moines poussent la dalle et le sépulcre est fermé.

Prions, mes frères.

Toutes les mains se joignent. Les moines se forment en procession deux à deux, et s’en vont à pas lents, l’évêque marchant le dernier. Ils disparaissent sous les arbres. On les entend chanter la prière des morts. Leurs voix vont s’affaiblissant.

VOIX LOINTAINES DES MOINES.

De profundis ad te clamavi, Domine.

LA VOIX, dans le tombeau.

Ayez pitié, Seigneur, du monde infortuné !

VOIX DES MOINES.

Libera nos.

LA VOIX dans le tombeau.

Mon Dieu, délivrez-moi !

Entrent don Sanche et doña Rose.

 

 

Scène VIII

 

LE MOINE dans le caveau, DON SANCHE, DOÑA ROSE

 

Don Sanche et doña Rose sortent du taillis. Ils s’arrêtent sur la lisière du bois Ils se regardent et regardent la solitude autour d’eux. Moment de silence. Il fait presque nuit.

DON SANCHE.

Nos âmes,

Parce que tout enfants, vois-tu, nous nous aimâmes,

Se mêlent, et ma main te cherche, et je ne puis

Dire si je t’entraîne ou bien si je te suis.

Un mystère est sur nous. Rose. Parfois j’y rêve.

Ici, dans ce couvent, ensemble, on nous élève.

Qui sommes-nous ? Sais-tu ? Pourquoi nous enfermer ?

Mais cela m’est égal, on me laisse t’aimer.

Je suis le chevalier et vous êtes la dame.

Je ne sais pas pourquoi je parle de mon âme,

Mon âme, c’est ton souffle, haleine et feu des cieux,

Elle sort de ta bouche et brille dans tes yeux.

Je n’ai plus d’âme quand tu n’es plus là. – Ton voile

Me gêne. Un baiser.

DOÑA ROSE.

Non.

Elle le lui laisse prendre, puis elle s’appuie sur son bras et lui montre le ciel.

Vois là-bas cette étoile.

Tous deux dans l’extase contemplent la nuit.

LA VOIX, dans le tombeau.

Dieu ! grâce pour la terre !

VOIX LOINTAINES DES MOINES.

Ite, pax sepulcris !

LA VOIX, dans le tombeau.

Grâce !

DOÑA ROSE.

Entends-tu des chants ?

DON SANCHE.

Non. Mais j’entends des cris.

VOIX DES MOINES. Elles vont décroissant de plus en plus et s’affaiblissant dans l’éloignement.

Omis grave super caput.

DOÑA ROSE.

Tu vois qu’on chante.

La nuit avec des chants dans l’ombre est plus touchante.

Un chant, c’est de la joie offerte au ciel sacré.

Tout aime sur la terre. Aimons !

VOIX DES MOINES.

Miserere !

LA VOIX, dans le tombeau.

Miserere !

DON SANCHE.

Mais non. C’est un cri. L’on appelle.

J’avais raison. D’où vient ce cri ?

DOÑA ROSE.

De la chapelle.

C’est l’hymne du soir.

DON SANCHE.

Non.

DOÑA ROSE.

La nuit, dans la vapeur,

Tout fait illusion.

LA VOIX, dans le tombeau.

Jésus !

DON SANCHE, distinguant la pierre qui ferme le caveau.

C’est là !

DOÑA ROSE.

J’ai peur.

DON SANCHE.

Quelqu’un est là-dessous !

DOÑA ROSE.

Un mort parle !

LA VOIX, dans le tombeau.

Ô Dieu ! Père !

DON SANCHE.

Un homme est enterré vivant sous cette pierre !

DOÑA ROSE.

N’approche pas. Un spectre, au visage d’effroi,

Un mort, te dis-je, va se lever !

DON SANCHE, presque violemment.

Aide-moi !

Il s’agenouille et essaie de déranger la pierre. Elle s’agenouille près de lui et tâche aussi de la soulever. Il se tourne vers elle en souriant.

Si c’est un condamné, qu’il ait par toi sa grâce !

Il se penche sur la pierre, et crie.

Est-ce ici qu’on se plaint ?

LA VOIX, dans le tombeau.

Est-ce quelqu’un qui passe ?

Au secours !

DON SANCHE.

Attendez.

Tous deux font effort sur la lame du sépulcre.

Rien ne fait dévier

Ni bouger cette dalle. Où trouver un levier ?

Il aperçoit à quelques pas la croix de fer qui est sur une tombe près du mur.

Ah ! cette croix !

Il se lève et va à la croix.

DOÑA ROSE, l’arrêtant.

Prends garde !

DON SANCHE, regardant le caveau.

Oh ! pauvre homme !

DOÑA ROSE.

Ma crainte.

C’est de te voir toucher cette croix, chose sainte.

DON SANCHE.

Elle sera plus sainte après l’avoir sauvé.

Je l’arrache, et Jésus m’approuve.

Il déracine la croix de fer.

DOÑA ROSE, se signant devant la croix.

O crux, ave !

DON SANCHE, examinant la croix qu’il tient des deux mains.

Bonne barre de fer. Maintenant, une pierre.

Il roule un bloc de roche près du tombeau, et en fait le point d’appui du levier. Il introduit la pointe de la hampe de la croix sous la dalle, et tous deux font effort sur la barre.

Ah ! la mort n’aime pas qu’on rouvre sa paupière.

C’est difficile.

Tous deux s’interrompent et reprennent haleine.

Un cloître est un étrange lieu.

Il s’y passe parfois des choses sombres.

DOÑA ROSE.

Dieu !

Je tremble.

DON SANCHE, posant le levier.

Cette dalle est bien lourde.

DOÑA ROSE.

Elle cède !

Le bloc s’écarte.

La dalle commence à remuer.

DON SANCHE.

Encore un effort. Un peu d’aide.

Rose appuie sur la barre, Sanche pousse la pierre, le caveau se rouvre.

DOÑA ROSE, battant des mains.

Bien.

DON SANCHE, regardant dans le trou noir.

Ah ! l’affreux caveau, plein d’un hideux brouillard !

Le moine sort lentement de la fosse. Il fixe tour à tour son regard sur don Sanche et sur doña Rose.

DOÑA ROSE.

Un homme vivant ! oui, ce moine, ce vieillard !

Ah ! quel bonheur d’avoir été là pour l’entendre !

LE MOINE.

Vous me sauvez. Je jure, enfants, de vous le rendre.

 

 

ACTE I

 

Personnages

 

LE ROI

SANCHE

ROSE

LE MARQUIS DE FUENTEL

TORQUEMADA

GUCHO

LE DUC D’ALAVA

L’ÉVÊQUE D’URGEL

UN CHAPELAIN DU ROI

 

Le patio royal dit Condes-reyes, au palais-cloître de la Llana, à Burgos.

 

Cour carrée entourée d’une galerie à arcades trilobées. Le devant du théâtre est occupé par un des côtés de cette galerie. La cour a deux grandes portes publiques, ouvertes, qui se font vis-à-vis, et donnent sur la ville au dehors. La galerie qui est au premier plan aboutit à gauche à une porte à deux battants, fermée, exhaussée sur un perron de trois marches. À droite elle communique avec un avant-porche qui est une sorte de réduit Près de cet avant-porche, on voit sur une estrade, une haute chaise de fer, blasonnée, et couronnée d’un pinacle que surmonte une épée, la pointe en l’air.

Sous l’avant-porche on distingue deux prêtres immobiles qui semblent préposés à la garde d’un coffre posé à terre.

 

 

Scène première

 

DON SANCHE, LE MARQUIS DE FUENTEL, puis GUCHO

 

Don Sanche est habillé de drap d’or. Il a l’épée au côté.

DON SANCHE.

Mais c’est un rêve !

LE MARQUIS.

Non, c’est réel.

DON SANCHE.

Je suis prince !

LE MARQUIS.

Comte roi de Burgos.

DON SANCHE.

Moi !

LE MARQUIS.

Dans cette province.

Vous êtes le premier après notre seigneur

Le roi don Ferdinand.

Il baise la main de don Sanche.

Vous avez tout, bonheur

Et grandeur.

DON SANCHE.

Oui ! Je vais épouser doña Rose !

LE MARQUIS.

Dans une heure. On lui met sa couronne, on dispose

La chapelle, et pour vous on commence à prier.

C’est l’évêque d’Urgel qui va vous marier.

C’est moi qui règle tout pour la cérémonie.

Le roi m’en a chargé.

DON SANCHE.

Vous, notre bon génie !

LE MARQUIS.

Doña Rose, pendant qu’on allume l’autel,

Vous attend dans ce cloître, et moi, Gil de Fuentel,

J’en vais ouvrir la porte et vous livrer passage

Afin que votre altesse aille, selon l’usage,

Chercher sa fiancée et la ramène ici

Pour faire hommage au maître et lui dire merci.

Le roi veut vous parler avant qu’on vous marie.

Tel est l’ordre. Il sera dans cette galerie.

DON SANCHE.

J’aimerais mieux aller droit à l’église.

LE MARQUIS.

Il faut

Obéir, monseigneur. Le roi dira ce mot :

Je consens. Et d’ailleurs, c’est la coutume ancienne,

Votre couronne étant vassale de la sienne.

DON SANCHE.

Soit.

LE MARQUIS.

Il faut vous astreindre aux usages légaux.

DON SANCHE.

Ainsi, mon père...

LE MARQUIS.

C’est Jorge, infant de Burgos.

DON SANCHE.

Et mon grand-père, c’est...

LE MARQUIS, à part.

C’est moi !

DON SANCHE.

C’est le roi, père

De l’infant.

LE MARQUIS.

Vous aurez un règne long, prospère... –

Laissez-vous diriger par moi.

DON SANCHE.

Les yeux fermés.

Je ne sais pas pourquoi, je crois que vous m’aimez.

Je ne vous connais pas depuis longtemps. Vous vîntes

Un jour avec un ordre – oh ! j’eus d’abord des craintes –

Nous chercher. Rose et moi, dans notre vieux couvent,

Pour nous conduire auprès du maître. En arrivant

J’eus peur, il nous semblait être presque une proie.

Enfin on nous marie, et je suis plein de joie,

Et je sens près de vous mon cœur en sûreté.

LE MARQUIS.

Comptez sur moi. Je veux votre félicité,

Et je confie à Dieu votre tête bénie.

Si vous étiez malade en un lit d’agonie,

Et si, comme jadis pour Jean, comte de Retz,

Il vous fallait du sang à boire, j’ouvrirais

Mes veines pour vous voir, au gré de mon envie,

Pendant que je mourrais, renaître de ma vie !

Ô mon prince, mon roi, mon seigneur !

À part.

Mon enfant !

Entre Gucho. Gucho entend les dernières paroles du marquis.

GUCHO, à part, observant le marquis.

Comme il a l’air bon ! Comme il a l’air triomphant !

Ah bah ! je ne veux rien savoir de ce mystère.

Moi, je suis hors de l’homme. Et je pourrais sur terre

Empêcher tout le mal, produire tout le bien,

En remuant un doigt, que je n’en ferais rien.

Je rampe, je regarde, et je suis inutile.

Telle est ma fonction.

Entre une compagnie de soldats de la garde africaine du roi de Castille, ayant à leur tête leur capitaine, le duc d’Alava.

LE MARQUIS, à don Sanche.

C’est sous ce péristyle

Que le roi tout à l’heure attendra monseigneur.

Il monte les marches du perron et ouvre à deux battants la porte qui donne dans l’intérieur du palais-cloître. Il fait signe à don Sanche de le suivre.

Prince, entrez.

Il aperçoit les soldats et les montre à don Sanche.

Cette garde est pour vous faire honneur.

Il continue de parler à don Sanche qui monte les marches du perron.

Dès que vous entendrez les clairons, votre altesse

Viendra, menant au roi madame la comtesse,

Et vous mettrez tous deux en terre le genou.

Il jette un regard hors de la galerie.

Ah ! voici le roi.

Don Sanche entre sous la porte du perron, et après lui le marquis de Fuentel. La porte se reforme sur eux. Entre le roi suivi de son chapelain.

 

 

Scène II

 

LE ROI, GUCHO, LE DUC D’ALAVA, UN CHAPELAIN DU ROI

 

LE ROI, au duc d’Alava.

Duc, ici.

Le duc s’approche du roi.

Quand de mon cou

J’ôterai ce collier pour le mettre au sien...

LE DUC.

Sire,

J’écoute.

LE ROI, regardant la compagnie des gardes.

Ils sont là. Bien.

Au duc.

Quand vous m’entendrez dire :

– Je te fais chevalier. À partir d’aujourd’hui,

Règne, et que Dieu te garde ! – Alors, derrière lui,

Duc, vous tirerez tous ensemble vos épées,

Et vous le tuerez.

LE DUC.

Sire, il suffit.

GUCHO, à part, serrant ses deux marottes sur son cœur.

Mes poupées

Sont plus en sûreté que les hommes.

Le chapelain se penche à l’oreille du roi, et lui désigne du doigt le coffre que gardent les deux prêtres debout sous l’avant-porche.

LE CHAPELAIN, bas au roi.

Voici

Les vêtements de bure. Ils sont tout prêts. Ainsi

Que votre altesse en a donné l’ordre.

LE ROI.

Je doute

Qu’ils servent. – C’est égal,

Montrant l’avant-porche.

Attendez sous la voûte.

Le chapelain rejoint les deux prêtres sous l’avant-porche. Le roi se tourne vers le capitaine des gardes.

Toi, duc, sois là.

À part.

Je veux, à tout événement,

Avoir sous la main l’un ou l’autre dénouement.

La porte du perron se rouvre, donne passage au marquis de Fuentel, puis se referme. Le marquis descend lentement les degrés. Le roi a remarqué la chaise de fer et s’est mis à la regarder.

 

 

Scène III

 

LE ROI, GUCHO, LE DUC D’ALAVA, LE MARQUIS, UN CHAPELAIN DU ROI

 

LE MARQUIS, à part.

Dans une heure il sera marié, prince et comte !

Chaque instant qui s’écoule est un degré qu’il monte

Du fond de la nuit vers la lumière. À présent

Encore un pas, il est auguste, heureux, puissant !

Oh ! l’enfant innocent luit sur l’aïeul infâme !

Et je pleure, ébloui de ce que ma vieille âme,

Sombre, rapetissée et vile, ô Dieu clément,

Peut encor contenir d’épanouissement !

Il essuie ses yeux.

LE ROI, se retournant.

Ah ! te voilà, marquis.

LE MARQUIS, s’inclinant.

Seigneur...

LE ROI.

Je suis bien aise

De causer avec toi.

Il lui montre le vieux siège de fer.

Qu’est-ce que cette chaise ?

Et pourquoi cette épée au-dessus ?

LE MARQUIS.

Roi, ceci

Est le trône où jadis votre aïeul don Garci

S’asseyait, et le glaive est au plus haut du dôme

Comme attribut du roi.

LE ROI.

Certes, dans ce royaume,

Je suis celui de qui vient la vie et la mort.

GUCHO, au roi.

Vous êtes deux.

Depuis quelques instants un cortège vient de déboucher par la porte de droite dans la cour carrée, se dirigeant vers la porte de gauche. Ce sont deux files de pénitents, l’une noire, l’autre blanche. Elles marchent parallèlement, à pas lents, cagoules rabattues. Les pénitents blancs ont la cagoule noire, les pénitents noirs ont la cagoule blanche. Les cagoules ont des trous pour les yeux. En tête des deux files, un pénitent noir à cagoule noire porte une haute bannière noire, sur laquelle on voit une tête de mort au-dessus de deux os en croix. La tête de mort est blanche ainsi que les os en croix. Le cortège traverse le fond du théâtre à pas lents et en silence. Gucho montre au roi la bannière.

LE ROI, à Gucho.

C’est vrai. Ce moine abject !

GUCHO.

D’accord,

Abject, mais grand. Devant Torquemada, tout tremble.

Même vous.

LE MARQUIS.

Quand on voit cette bannière, il semble

Qu’on sent la chair fumante et l’odeur du bûcher.

LE ROI.

Où ces hommes, marquis, vont-ils ?

GUCHO.

Ils vont chercher

Ceux qui seront brûlés sur la place publique.

Vous êtes un bourgeois quelconque ; on vous implique

Dans quelque imbroglio lugubre, à votre insu ;

Ou bien, chez vous, sans trop vous en être aperçu,

Vous avez dit un jour quelque sotte parole ;

À peine dit par vous, le mot fatal s’envole,

Court vers le saint-office, et va tomber sans bruit

En cette sombre oreille ouverte dans la nuit.

Alors on voit sortir d’un cloître aux tristes dômes

Cette bannière avec ces deux rangs de fantômes,

Et la procession se met en mouvement.

Elle avance au milieu du peuple lentement ;

Elle passe à travers tout ce qu’elle rencontre.

Rien ne l’arrête. On fuit sitôt qu’elle se montre.

Ce sont les familiers de l’inquisition.

On se prosterne. On sait que cette vision

Est une main qui va chez lui saisir un homme.

Elle traverse ainsi toute la ville,

Montrant la bannière et les deux files d’hommes à cagoules qui passent au fond de la cour d’honneur.

– comme

En ce moment, – toujours devant elle marchant.

Qu’il fasse jour ou nuit, sans un cri, sans un chant,

Elle va droit au but, muette et redoutable.

Vous, vous êtes chez vous tranquille, assis à table,

Riant, jasant, cueillant des fleurs dans le jardin,

Embrassant vos enfants, et vous voyez soudain

Cette tête de mort venir à vous dans l’ombre.

Oh ! que de gens brûlés ! on n’en sait plus le nombre.

Quiconque voit marcher cet étendard vers lui

Est perdu.

La procession et la bannière disparaissent par la grande porte de la cour opposée à celle par où elles sont entrées.

LE MARQUIS, bas au roi.

Le roi donne au clergé trop d’appui.

Quoi ! Torquemada fait un conciliabule,

Parle au pape, revient et rapporte une bulle,

Cela suffit, le roi s’éclipse, et son pouvoir

Éblouissant, joyeux et doré, devient noir !

Ce moine usurpe. Il a mis, en quelques années,

Son front vil au niveau des têtes couronnées.

Le roi distrait ne semble pas prêter d’attention aux paroles du marquis. Bas à Gucho.

Le roi n’écoute pas.

GUCHO, bas au marquis.

C’est qu’il a dans l’esprit

Autre chose.

Le roi relève la tête, refoule d’un regard tous les assistants qui reculent an fond de la galerie, et fait signe au marquis de venir à lui. Il l’amène sur le devant du théâtre, de façon à ce que personne ne puisse entendre ce qu’il va lui dire. Gucho les observe.

LE ROI, au marquis.

Toujours j’ai suivi, bien m’en prit,

Tes avis qu’entre tous j’écoute et je préfère.

Je veux te consulter, marquis, sur une affaire

Qu’il faudrait qu’ici même, en hâte, on dépêchât.

Le roi aperçoit Gucho qui est resté derrière l’estrade du trône de fer. Il le chasse du geste. Gucho s’éloigne.

GUCHO, à part, regardant le roi et le marquis.

Que va-t-il se passer ? jeune tigre et vieux chat.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, LE MARQUIS

 

Seuls sur le devant du théâtre. Les assistants au fond, hors de la portée de la voix.

LE ROI.

Je suivrai tes conseils. J’en connais la justesse.

LE MARQUIS, à part.

Je sais ce que cela veut dire. Votre altesse

Fera précisément ce que je lui dirai

De ne pas faire.

LE ROI.

Tout marche-t-il à ton gré

En politique ? Toi, si profond en intrigue

Que vois-tu de solide en Europe ?

LE MARQUIS.

Une digue.

Cette digue, c’est vous. Vous seul, vous restez droit.

Tout s’abaisse devant la France qui s’accroît.

Seigneur, par un seul point vous êtes vulnérable,

La Navarre ; frontière ouverte. L’admirable,

C’est que, bien avant nous, vous avez vu le mal

Et trouvé le remède, et pris au cardinal,

À ce vieux roitelet d’Orthez, l’infant don Sanche,

Et de votre côté la balance enfin, penche.

La puissance est en vous, Sanche a le droit en lui.

Vous êtes le colosse, il est le point d’appui.

Vous l’avez, comme l’aigle a l’aiglon dans sa serre.

Le seul homme ici-bas qui vous soit nécessaire,

C’est lui. Tant qu’il vivra, la France est en échec.

LE ROI.

Nécessaire ! lui seul m’est nécessaire ?

LE MARQUIS.

Avec

L’infante doña Rose.

LE ROI.

Et tu dis qu’il m’importe

Que Sanche vive ?

LE MARQUIS.

Certes !

LE ROI.

Eh bien, quand cette porte

Va s’ouvrir tout à l’heure, on va le tuer là.

Mouvement de stupeur terrifiée du marquis.

LE ROI, poursuivant.

Rose me plaît. Jamais front plus fier ne mêla

La pudeur au sourire, et jamais une fille

N’accoupla mieux la voix qui charme à l’œil qui brille ;

Elle regarde avec un doux air inhumain ;

Elle a de petits pieds qui tiendraient dans ma main ;

Elle tremble aisément, sa beauté s’en augmente.

Or, puisque, moi le roi, je la trouve charmante,

Sanche est de trop.

LE MARQUIS.

C’est juste.

LE ROI.

Ah ! la raison d’état

Voudrait qu’à ses penchants le maître résistât.

Je le sais. Quel parti fallait-il que je prisse ?

Cela n’est pas venu tout d’un coup ce caprice.

On hésite longtemps pendant qu’un feu grandit.

Crois-tu que je n’ai pas lutté ? Je me suis dit,

Car j’ai dû faire en moi cet ennuyeux triage :

– Diable ! elle est bien jolie ! oui, mais ce mariage

Est utile, il me faut la Navarre, sans quoi

Je n’ai pas de frontière. Amour, tenez-vous coi !

Mais quels yeux ! quelle peau de satin ! quelle grâce !

Halte-là, roi ! Veux-tu pour mi jupon qui passe

Perdre en un jour le fruit de dix ans de combats ?

Regarde par-dessus les montagnes là-bas,

Le roi d’Espagne fait rire le roi de France.

Allons, marions Sanche et Rose. La Durance

Et l’Adour sont à nous, nos frontières se font,

Soyons un politique admirable et profond,

Qu’ils s’épousent ! C’est dit. – Non ! Quel joug que le nôtre !

Au moment de la voir passer aux bras d’un autre,

Je n’y tiens plus. À bas mon rival ! Je la prends.

Suis-je un esclave ayant mes sceptres pour tyrans ?

Dois-je me mutiler le cœur fibre par fibre,

Parce que sur la Seine ou le Rhin ou le Tibre

Un tas d’espions rois me regardent, guettant

L’heure où l’ambition distraite se détend !

Être un grand roi, c’est lourd. Le cœur prend sa revanche.

Je suis fâché d’avoir à tuer ce don Sanche,

Et de le tuer là, chez lui, dans son foyer ;

Mais on n’est pas sur terre enfin pour s’ennuyer.

Est-ce ma faute à moi si cette fille est belle ?

LE MARQUIS.

Ce n’est pas votre faute en effet.

LE ROI.

Isabelle

Me fatigue. Il me faut une autre femme. Enfin,

J’ai bien le droit d’aimer, moi !

LE MARQUIS.

Le lion a faim.

LE ROI.

Écoute. J’aime, donc je hais. Je me retrace

Leur enfance en commun. ce cloître, elle, sa grâce,

Lui, son audace, l’herbe et le champ de genêt,

Et l’ombre, et les baisers que l’insolent prenait !

Ce don Sanche ! oh ! j’en suis jaloux ! je m’en délivre !

Je me plais à compter dans mon cœur, de rage ivre,

Les sombres battements de la haine, et j’en veux

Sentir l’âpre frisson jusque dans mes cheveux !

Haïr est bon. Tenir son ennemi qu’on broie

Et qu’on foule aux pieds, ah ! j’en écume de joie.

Je suis l’abîme, heureux d’engloutir l’alcyon !

Je sens un tremblement d’extermination.

Bien fou qui tenterait de me donner le change !

Pas d’obstacles. J’ai là don Sanche, et je me venge !

Je me venge de quoi ? De ce qu’il est aimé.

De ce qu’il est beau. Moi, l’homme obscur et fermé,

J’ai dans l’âme un orage et cent courants contraires.

Le meurtre est mon ami ; les Caïns sont mes frères ;

Et tandis que j’ai l’air grave, glacé, dormant,

Je sens ma volonté m’emplir affreusement,

Comme le volcan, froid sous la neige farouche,

Sent sa lave aux flots noirs lui monter à la bouche.

Qui voudrait m’adoucir me ferait rugir mieux,

L’essai d’apaisement me rendrait furieux.

Marquis, je briserais Dieu lui-même ! – Il existe,

Pour supprimer l’infant, deux moyens.

LE MARQUIS, à part.

Deux !

LE ROI.

L’un triste,

Le cloître ; l’autre alerte et rapide, la mort.

Le cloître ? oui. Le tombeau cependant est plus fort !

Il n’entend rien. Son gouffre est sûr. Sa porte est lourde.

Le cloître est un muet, la tombe est une sourde.

Le sépulcre a cela de bon qu’on n’en sort pas.

Un cercle abject, tracé par un hideux compas,

C’est le cloître. À jamais on y tourne. Don Sanche

Verrait sa tête blonde ainsi devenir blanche ;

Et, pâle, vieillirait, captif des noirs parvis.

J’ai le choix. – J’aime mieux qu’il meure. – Ton avis ?

LE MARQUIS.

Vous avez raison.

LE ROI.

Hein ?

LE MARQUIS.

Faites-le mourir, sire.

LE ROI, à part.

Qu’est-ce qu’on était donc venu tout bas me dire,

Que Sanche était son fils ? Ce n’est pas vrai !

LE MARQUIS.

Je vois

Comme vous.

LE ROI, à part.

Comme on ment dans l’oreille des rois !

LE MARQUIS, l’observant.

Je vous approuve.

LE ROI.

Donc ton avis est qu’il meure ?

LE MARQUIS.

Oui.

LE ROI, à part.

Hé ! c’est louche. Il vient d’affirmer tout à l’heure

Que ce don Sanche m’est nécessaire, et qu’il faut

Qu’il vive pour le bien de mon état. Sitôt

Que Sanche est mort, mon droit sur la Navarre expire.

J’ai d’un côté la France et de l’autre l’empire.

Regardant de travers le marquis.

Où veut-il m’entraîner ? ce traître a des projets.

Haut.

Dévorer Sanche est doux, mais si je le rongeais ?

C’est ravoir sous la dent que l’avoir dans un cloître.

Si je le conservais pour le voir là, décroître,

Languir, agoniser, lâche, morne, hébété ?

La lenteur, en vengeance, est une volupté.

Qu’en penses-tu ?

LE MARQUIS.

Pourquoi choisir la ligne courbe ?

Sire, allez droit au but. Frappez, tuez.

LE ROI, à part.

Le fourbe !

Il était jusqu’ici, dans tous ses entretiens.

Pour don Sanche... – Il l’oublie, oui, mais je m’en souviens.

Observant le marquis qui l’observe.

Double face, où j’épie une lueur soudaine !

Qu’a-t-il à me pousser dans le sens de ma haine ?

Diable ! comme il a vite été de mon avis !

Haut au marquis.

Le sang...

LE MARQUIS.

Les rois sanglants sont les rois bien servis.

Tuez.

LE ROI, à part.

Il est vendu sous main au roi de France !

Gueux !

Haut.

Mais tu me disais : Sanche est votre espérance.

Il vous est nécessaire, et, tant qu’il vit, la paix

Est sûre du côté des monts.

LE MARQUIS.

Je me trompais.

Vous êtes grand, et nul ne vous est nécessaire.

Pas même Dieu. Tuez.

LE ROI.

Je te sens très sincère.

Mais réfléchis. Le peuple, un tas de mendiants,

Prend mal la politique et ses expédients ;

La foule, apitoyée aisément, se chagrine

Pour quelques coups d’estoc trouant une poitrine.

On plaint le mort, surtout s’il était beau garçon.

On me pleure au cercueil, on m’oublie en prison.

Mon cher, défions-nous des choses trop hardies.

Sanche est jeune. On n’a pas le goût des tragédies.

Beaucoup de bonnes gens, vois-tu, me sauraient gré

Qu’il fût dans un couvent tout doucement muré.

C’est si bon, la douceur ! Qu’en un cloître on le tienne,

Peut-il fuir ? Non.

LE MARQUIS.

La tombe est meilleure gardienne.

LE ROI.

Mais un meurtre...

LE MARQUIS, montrant le palais.

Ces murs y sont habitués.

LE ROI, à part.

Traître !

Haut.

Marquis, quel est ton dernier mot ?

LE MARQUIS.

Tuez.

Bruit de trompettes.

Les clairons ! Les voici.

La porte du palais-cloître s’ouvre à deux battants. Paraissent au haut du perron don Sanche et doña Rose, se tenant par la main. Doña Rose en robe de dentelle d’argent, avec la couronne de perles sur la tête, don Sanche avec le chapeau de comte, surmonté de l’aigrette Alumbrado (éclair), mélange de plume et de pierreries. À la droite du couple, marche l’évêque d’Urgel, mitre en fête. Derrière eux, dames, seigneurs, prêtres en chapes brodées.

 

 

Scène V

 

LE ROI, LE MARQUIS, DON SANCHE, DOÑA ROSE, L’ÉVÊQUE D’URGEL

 

L’ÉVÊQUE.

Ferdinand de Castille,

Roi, cet homme, don Sanche, épouse cette fille,

Doña Rose, et tous deux descendent des rois goths,

Elle dame d’Orthez, lui comte de Burgos ;

Je vais les marier, s’il vous plaît, ô mon maître.

Et Sanche, à vos genoux amené par le prêtre,

Vous présentant sa femme, et vous offrant sa foi,

Vient, car il est le comte et vous êtes le roi.

Don Sanche et doña Rose descendent le perron et mettent le genou en terre devant le roi. Le duc d’Alava fait un pas. Le marquis de Fuentel observe haletant.

DON SANCHE.

Je dépose à vos pieds, sire, mes seigneuries.

LE ROI, regardant fixement l’évêque.

Quelle est cette démence, évêque ! tu maries,

Prêtre, une nonne avec un moine ?

L’ÉVÊQUE.

Seigneur roi !...

LE ROI.

Ignores-tu qu’ils ont fait des vœux ? Sans effroi

Oses-tu consommer ce sacrilège infâme ?

L’ÉVÊQUE.

Sire !

LE ROI.

Un froc à cet homme ! un voile à cette femme !

Le chapelain et les deux prêtres sortent de l’avant-porche, l’un des prêtres tient à la main un voile noir, l’autre une robe de bure. Un prêtre jette le froc sur don Sanche, l’autre jette le voile sur doña Rose. Le visage de don Sanche disparaît sous le capuchon, et le visage de doña Rose sous le voile. Les soldats les entourent. On arrache à don Sanche son épée. Le roi fait un geste furieux.

Emmenez-les tous deux. Chacun dans un couvent !

DON SANCHE, se débattant sous le capuchon.

Roi !

LE ROI, aux prêtres.

Vous me répondez de cet homme.

LE MARQUIS, respirant.

Vivant !

Les prêtres et les soldats emmènent doña Rose d’un côté, et don Sanche de l’autre.

LE ROI, bas au marquis.

Je saurai la reprendre. On voit parfois, en somme.

Une femme sortir d’un cloître.

LE MARQUIS, à part.

Et même un homme !

 

 

ACTE II

 

Personnages

 

FRANÇOIS DE PAULE

TORQUEMADA

BORGIA

 

En Italie.

 

Le haut d’une montagne. Une grotte d’ermite. Au fond, l’entrée, ouverte sur l’espace.

À terre, dans un coin, une natte de paille ; dans le coin opposé, un petit autel sur lequel est posée une tête de mort. Dans un creux de rocher, une cruche d’eau, un pain noir, un plat de bois où l’on voit des pommes et des châtaignes. Des pierres pour sièges, une plus grosse pour table.

Horizon de forêts, d’escarpements brûlés et ravinés, de précipices. Au loin, un torrent. Dans la brume, le clocher d’un monastère.

 

 

Scène première

 

FRANÇOIS DE PAULE

 

Il prie agenouillé. Il s’interrompt et se lève. Il écoute. On entend un bruit de trompes et de cors et des aboiements confus.

Qu’entends-je là ? Je dois me tromper. C’est la cloche.

Il écoute.

Non, c’est le cor. Le cor sonnant de roche en roche ?

Il écoute.

Parfois le torrent semble une foule de voix

Que le vent entrecoupe et mêle au bruit des bois.

Il écoute.

Non. On chasse.

Il regarde au dehors.

Oh ! devant la meute, la fanfare.

Le hallali, le bois mystérieux s’effare,

Et pour la bête, alors, l’homme, c’est le démon.

Il écoute. La rumeur de la chasse est de plus en plus distincte.

Scandale affreux ! Depuis Dorothée et Simon,

Dans ce désert béni, fief sacré du saint-père,

L’ermite avec le loup partage le repaire ;

Sous la fraternité des branchages épais

On s’aime, et la nature et l’homme ont fait la paix.

Personne, prince ou roi, la tiare romaine

Ayant cette montagne auguste pour domaine,

N’a le droit d’amener dans cette âpre forêt

Les chiens, les cors, les cris.

Les aboiements s’éloignent. Le bruit de la chasse va et vient, cesse, puis recommence.

Le pape seul pourrait

Et ne peut, car il n’est le chasseur que des âmes.

Non, les violateurs même les plus infâmes

Ne viendraient point verser le sang dans ce saint lieu,

Et troubler les oiseaux du ciel, qui sont à Dieu.

Quelqu’un l’ose pourtant, quel est ce téméraire ?

Un moine, vieux, un bâton à la main, les pieds couverts de poussière, se présente à l’entrée de la grotte ; il a le rochet de pèlerin par-dessus l’habit de dominicain. C’est Torquemada. Il s’arrête sur le seuil. Il a la barbe grise. François de Paule a la barbe blanche.

 

 

Scène II

 

FRANÇOIS DE PAULE, TORQUEMADA

 

TORQUEMADA.

Salut à toi, vieillard et père !

FRANÇOIS DE PAULE.

Salut, frère.

TORQUEMADA.

Permets-tu qu’un instant je me repose ici ?

FRANÇOIS DE PAULE.

Mon frère, entrez.

TORQUEMADA.

Je suis brûlé, je suis transi,

La fièvre et le soleil me dévorent, je marche,

J’entre, indigne passant, chez toi, saint patriarche,

Je suis très las. Je dis : lamma sabacthani !

Salut ! sois béni, prêtre.

FRANÇOIS DE PAULE.

Homme, soyez béni.

TORQUEMADA.

Je suis prêtre aussi, moi.

FRANÇOIS DE PAULE.

Puisse Dieu vous conduire !

C’est bien. Vous avez droit de dire ou ne pas dire

Où vous allez et d’où vous venez, car les pas

Viennent tous de l’aurore et vont tous au trépas.

Ce que vous êtes, frère inconnu, nous le sommes.

Fils, le même infini pèse sur tous les hommes,

Et le même voyage est fait par tout mortel.

Nos pieds sont au tombeau, nos genoux à l’autel.

TORQUEMADA.

Je viens de l’Univers et je vais à la Ville.

Je vais à Rome.

FRANÇOIS DE PAULE.

À Rome ?

TORQUEMADA.

Oui, moi, tête humble et vile,

J’ai quelque chose à faire, et les temps sont venus.

Je me suis mis en route au hasard, seul, pieds nus,

J’ai marché dans le sable et marché dans la neige,

Ma supplique est déjà parvenue au saint-siège.

Car je connais le pape Alexandre six.

FRANÇOIS DE PAULE.

Quoi !

Le nouveau pape ?

TORQUEMADA.

Il est espagnol comme moi.

Nous nous sommes connus à Valence. Il s’appelle

Borgia. Mais toi, prêtre, en cette âpre chapelle,

Qu’es-tu, vieillard que Dieu dans ce désert guida ?

Ton nom ?

FRANÇOIS DE PAULE.

François de Paule. Et vous ?

TORQUEMADA.

Torquemada.

Il recule avec respect devant l’ermite.

François de Paule ! un saint !

FRANÇOIS DE PAULE.

Non.

TORQUEMADA.

Tu rends des oracles !

FRANÇOIS DE PAULE.

Non.

TORQUEMADA.

Mais tu fais, dit-on, mon père, des miracles ?

FRANÇOIS DE PAULE.

J’en vois. Tous les matins l’aube argente les eaux,

L’énorme soleil vient pour les petits oiseaux,

La table universelle aux affamés servie

Se dresse dans les champs et les bois, et la vie

Emplit l’ombre, et la fleur s’ouvre, et le grand ciel bleu

Luit ; mais ce n’est pas moi qui fais cela, c’est Dieu.

TORQUEMADA.

Père, Jésus nous met l’un en face de l’autre.

Moi qui suis le voyant, je parle à toi l’apôtre ;

Écoute. N’as-tu pas quelquefois réfléchi

Au pape, homme à tiare, et sépulcre blanchi,

Et ne t’es-tu pas dit qu’un inconnu peut-être,

En présence du faux pontife, est le vrai prêtre,

Et que tout en restant, par devoir, prosterné

Devant l’altier vicaire, au hasard couronné,

Cet inconnu pensif porte en lui l’âme même

De l’église, dont l’autre a le vain diadème ?

Eh bien, que dirais-tu si ce chef de la foi,

Et si cet inconnu suprême, c’était moi ?

FRANÇOIS DE PAULE.

Le pape, homme de Dieu, règne. Il n’est pas deux Romes.

TORQUEMADA.

Nul n’est l’homme de Dieu s’il n’est l’homme des hommes.

Je suis cet homme-là. L’enfer et sa noirceur

Attendent l’univers. Je suis le guérisseur

Aux mains sanglantes. Calme, il sauve, et semble horrible.

Je me jette, effrayant, dans la pitié terrible,

Vraie, efficace ; et j’ai pour abîme l’amour.

FRANÇOIS DE PAULE.

Je ne vous comprends pas. Prions.

Il s’agenouille devant l’autel.

TORQUEMADA.

Jadis, un jour,

J’étais jeune, et j’avais depuis peu cette robe,

J’ai vu dans Sainte-Croix de Ségovie un globe

Qui figure le monde avec tous les états ;

Les fleuves, les forêts ; toute la terre ; un tas

D’empires ; les pays, les frontières, les villes ;

La neige avec ses monts, la mer avec ses îles ;

Toutes les profondeurs où remue à grand bruit

Le vaste genre humain fourmillant dans la nuit.

Tu sais, père, il n’est pas d’empereur qui ne tienne

Un globe dans sa main, idolâtre ou chrétienne ;

Moi, j’ai sous mon regard eu cette vision,

L’univers ; chaque zone et chaque nation ;

Europe, Afrique ; et l’Inde où l’on voit l’aube naître ;

Et j’ai dit : Il s’agit d’en devenir le maître.

Et j’ai dit : Il s’agit de dominer cela

Pour Jésus, qui souvent en songe m’appela.

Il faut prendre la terre et la rendre au ciel. Père,

Oui, la sphère terrestre, avec ses cris, sa guerre,

Ses royaumes, ses chocs, son fracas, son effroi,

C’est mon globe, entends-tu.

FRANÇOIS DE PAULE, se levant, et posant un doigt sur la tête de mort.

Voici ma sphère à moi.

Ce reste du destin qui naufrage et qui sombre,

La méditation de cette énigme, l’ombre

Que fait l’éternité sur ce néant pensif,

Ce crâne hors du gouffre humain, comme un récif,

Ces dents qui gardent, comme en leur aube première,

Le rire, après que l’œil a perdu sa lumière,

Ce masque affreux que tous nous avons sous nos fronts,

Cette larve qui sait ce que nous ignorons,

Ce débris renseigné sur la fin inconnue,

Oui, sous ce froid regard sentir mon âme nue,

Penser, songer, vieillir, vivre de moins en moins,

Avec ces deux trous noirs et fixes pour témoins,

Prier, et contempler ce rien, cette poussière,

Ce silence, attentifs dans l’ombre à ma prière,

Voilà tout ce que j’ai ; c’est assez.

TORQUEMADA, à part.

Un éclair

Traverse mon esprit en l’écoutant. Dans l’air,

Autrefois Constantin, qui de régner fut digne,

A vu le labarum,

Montrant la tête de mort.

Et moi je vois ce signe !

Et je vaincrai par lui, comme Constantin. Oui,

Ce saint ermite montre à mon œil ébloui

L’autre forme du vrai, l’autre clarté chrétienne.

Oui, je garde ma sphère et je lui prends la sienne !

De sorte que l’écueil indiquera le port,

Et que la vie aura pour bannière la mort !

À François de Paule.

Écoute. Dominique a mal compris la flamme.

Elle est sublime, à moins qu’elle ne soit infâme.

Dominique voulait punir, je veux sauver.

Les bûchers sont éteints, je viens les relever.

Comprends-tu maintenant ?

FRANÇOIS DE PAULE.

Oui.

TORQUEMADA.

Je veux sur la terre

Allumer l’incendie énorme et salutaire.

Père, rien de meilleur jamais ne se rêva.

Et j’entends dans ma nuit Jésus qui me dit : Va !

Va ! le but t’absoudra pourvu que tu l’atteignes !

Je vais !

François de Paule pose sur la grosse pierre qui est sur la table le pain, le plat de bois et la cruche d’eau.

FRANÇOIS DE PAULE.

Voici de l’eau, du pain et des châtaignes.

Buvez à votre soif, mangez à votre faim.

Et quant à vos projets, dont j’entrevois la fin,

Avant que le premier de vos bûchers flamboie,

Je prierai Dieu pour vous, afin qu’il vous foudroie ;

Car mieux vaudrait, pour vous et pour le genre humain,

Votre mort, qu’un tel pas, fils, dans un tel chemin !

TORQUEMADA, à part.

Triste affaiblissement d’un esprit solitaire !

Ce pauvre saint n’a pas compris.

FRANÇOIS DE PAULE.

L’homme est sur terre

Pour tout aimer. Il est le frère. Il est l’ami.

Il doit savoir pourquoi, s’il tue une fourmi.

Dieu de l’esprit humain a fait une aile ouverte

Sur la création, et, sous la branche verte,

Dans l’herbe, dans la mer, dans l’onde et dans le vent,

L’homme ne doit proscrire aucun être vivant.

Au peuple un travail libre, à l’oiseau le bocage,

À tous la paix. Jamais de chaîne. Point de cage.

Si l’homme est un bourreau, Dieu n’est plus qu’un tyran,

L’évangile a la croix, le glaive est au koran.

Résolvons tout le mal, tout le deuil, toute l’ombre,

En bénédiction sur cette terre sombre.

Qui frappe peut errer. Ne frappons jamais. Fils,

Hélas, les échafauds sont d’effrayants défis.

Laissons la mort à Dieu. Se servir de la tombe !

Quelle audace ! L’enfant, la femme, la colombe,

La fleur, le fruit, tout est sacré, tout est béni,

Et je sens remuer en moi cet infini

Quand, jour et nuit, rêveur, du haut de cette cime,

Je répands la prière immense dans l’abîme.

Quant au pape, il est pape, il faut le vénérer.

Fils ; toujours pardonner et toujours espérer,

Ne rien frapper, ne point prononcer de sentence,

Si l’on voit une faute en faire pénitence,

Prier, croire, adorer. C’est la loi. C’est ma loi.

Qui l’observe est sauvé.

TORQUEMADA.

Tu ne sauves que toi !

Mais les autres, vieillard ? Ah ! l’éternelle chute

Des âmes, nuit et jour, père, à toute minute

Dans l’enfer, puits fatal, noir gouffre épanoui !

Dans l’horreur, dans la flamme ! Ah ! tu le sauves, oui !

Mais qu’est-ce que tu fais de tes frères les hommes ?

Tu vis calme, mangeant tes noix, mangeant tes pommes,

Comme Anselme ou Pacôme au désert libyen.

Et cela doit suffire au monde ! et tout est bien !

Et rien n’est terrible ! ombre, enfer, âmes maudites,

Qu’est-ce que cela fait, pourvu que tu médites

Avec ton lit de paille et ta cruche d’eau, seul !

Mais c’est vivre en enfant et non pas en aïeul !

Tu n’as donc pas en toi, comme le Dieu qui crée,

Une paternité formidable et sacrée !

Et la famille humaine, est-ce que ce n’est rien ?

Mais on a soin d’un bœuf ! mais on guérit un chien !

Et l’homme est en danger ! Tu n’as donc pas d’entrailles !

Tu vis sous le ciel comme entre quatre murailles.

Tu ne te sens donc pas lié par mille nœuds

À l’homme épouvantable, impie et vénéneux,

Traînant partout, au fond des antres, sur les cimes,

En tous lieux, son malheur d’où dégouttent ses crimes !

Aucun de tous ces maux épars ne te rejoint !

Quoi ! voyant les vivants passer, tu ne sens point

Que tu tiens par ton ombre à tous ces noirs fantômes !

Ah ! tu croises tes mains ! Ah ! tu chantes des psaumes !

Ah ! tu vas et tu viens de l’autel à la croix,

De cet amas de pierre à ce morceau de bois !

Mais c’est l’isolement ! Or, quand tout penche, croule

Et périt, le devoir, vieillard, c’est une foule !

Le devoir innombrable, implacable, inclément,

Est dans la conscience un noir fourmillement !

Le devoir vous arrache au cloître, aux solitudes,

Et vous crie : au secours ! pensez aux multitudes !

Pensez au genre humain ! ne dormez plus ! allez !

Ces petits enfants, ciel ! être à jamais brûlés !

Toutes ces femmes, tous ces vieillards, tous ces hommes,

Tous ces esprits, tomber aux hurlantes sodomes !

Courez ! sauvez à coups de fourche ces maudits,

Et faites-les rentrer de force au paradis !

Vieillard, voilà pourquoi nous sommes sur la terre.

Ta loi, c’est la clarté ; ma loi, c’est le mystère.

Tu n’es que l’espérance, et je suis le salut.

J’aide Dieu.

Depuis quelques instants un homme est apparu sur le seuil de la grotte. Il est vieux aussi, et barbe grise. Il tient un épieu à la main, et il a au cou une croix à trois branches. Il est vêtu d’un habit de chasse tout en brocart d’or, et coiffé d’un haut bonnet d’or à trois cercles de perles. Il a un cor à la ceinture. Il a entendu les dernières paroles de François de Paule et écouté celles de Torquemada. Il éclate de rire. François de Paule et Torquemada se retournent.

 

 

Scène III

 

FRANÇOIS DE PAULE, TORQUEMADA, LE CHASSEUR

 

LE CHASSEUR.

Par ma foi, tous mes joueurs de luth

Ne m’amuseraient pas, fils, plus que vous ne faites.

Je viens de vous entendre avec plaisir. Tous êtes

Deux idiots. J’étais en bas, et je chassais.

J’ai planté là les chiens, les pièges, les lacets,

Et j’ai dit : Allons donc là-haut voir ce bonhomme.

J’arrive. Ah ! vous m’avez diverti ! Mais, en somme,

Vivre, ce serait fort ennuyeux, si c’était

Ce que vous dites.

Il avance, croise les bras, et les regarde.

Dieu – s’il existe, il se tait, –

Certes, en faisant l’homme, a fait un sot chef-d’œuvre.

Mais la progression du ver à la couleuvre,

Du serpent au dragon, du dragon à Satan,

C’est beau.

Il fait an pas vers Torquemada.

Torquemada, je te connais. Va-t’en.

Retourne en ton pays ; j’ai reçu ta demande ;

Je te l’accorde. Va, fils. Ton idée est grande.

J’en ris. Rentre en Espagne et fais ce que tu veux.

Je donne tous les biens des juifs à mes neveux.

Fils, vous vous demandiez pourquoi l’homme est sur terre.

Moi, je vais en deux mots le dire. À quoi bon taire

La vérité ? Jouir, c’est vivre. Amis, je voi

Hors de ce monde rien, et dans ce monde moi.

Chacun voit un mot luire à travers tous les prismes.

À François de Paule.

Toi, c’est prier ; moi, c’est jouir.

TORQUEMADA, regardant alternativement François de Paule et le chasseur.

Deux égoïsmes.

LE CHASSEUR.

Le hasard a pétri la cendre avec l’instant ;

Cet amalgame est l’homme. Or, moi-même n’étant

Comme vous que matière, ah ! je serais stupide

D’être hésitant et lourd quand la joie est rapide,

De ne point mordre en hâte au plaisir dans la nuit,

Et de ne pas goûter de tout, puisque tout fuit !

Avant tout, être heureux. Je prends à mon service

Ce qu’on appelle crime et ce qu’on nomme vice.

L’inceste, préjugé. Le meurtre, expédient.

J’honore le scrupule en le congédiant.

Est-ce que vous croyez que, si ma fille est belle,

Je me gênerai, moi, pour être amoureux d’elle !

Ah çà, mais je serais un imbécile. Il faut

Que j’existe. Allez donc demander au gerfaut,

À l’aigle, à l’épervier, si cette chair qu’il broie

Est permise, et s’il sait de quel nid sort sa proie.

Parce que vous portez un habit noir ou blanc,

Vous vous croyez forcé d’être inepte et tremblant,

Et vous baissez les yeux devant cette offre immense

Du bonheur, que vous fait l’univers en démence.

Ayons donc de l’esprit. Profitons du temps. Rien

Étant le résultat de la mort, vivons bien !

La salle de bal croule et devient catacombe.

L’âme du sage arrive en dansant dans la tombe.

Servez-moi mon festin. S’il exige aujourd’hui

Un assaisonnement de poison pour autrui,

Soit. Qu’importe la mort des autres ! J’ai la vie.

Je suis une faim, vaste, ardente, inassouvie.

Mort, je veux t’oublier ; Dieu, je veux l’ignorer.

Oui, le monde est pour moi le fruit à dévorer.

Vivant, je suis en hâte heureux ; mort, je m’échappe !

FRANÇOIS DE PAULE, à Torquemada.

Qu’est-ce que ce bandit ?

TORQUEMADA.

Mon père, c’est le pape.

 

 

ACTE III

 

Personnages

 

LE ROI

LA REINE

MOÏSE BEN-HABIB, grand rabbin

TORQUEMADA

LE MARQUIS FUENTEL

GUCHO

LE DUC D’ALAVA

UN HUISSIER

LES JUIFS

 

Une salle de l’ancien palais maure, à Séville.

 

Ce palais avait vue sui la Tablada où était le Quemadero. Cette salle est la salle del consejo (du conseil). Le fond de la salle est de plain-pied avec une galerie à colonnettes arabes qui donne sur le dehors et que ferme un vaste rideau. À gauche, une longue table, aux deux extrémités de laquelle sont placés deux hauts fauteuils à couronnes royales, égaux et se faisant vis-à-vis. Du même côté, dans la tapisserie, une porte masquée, basse, étroite, communiquant à des escaliers dérobés. Du côté opposé, à droite, sur un pan coupé de muraille qui va rejoindre la galerie du fond, une grande porte à deux battants, au-dessus d’un degré de trois marches.

La table est couverte d’un tapis aux armes d’Aragon et de Castille.

Au milieu de la table, sur un grand plat d’argent, sont posées et rangées trente piles d’écus d’or, hautes et épaisses, faisant au centre du plat une sorte de bloc d’or massif, long et carré.

Sur la table, une écritoire de vermeil, parchemin, vélins, cires, cachets, plumes dorées et peintes dans les trous de l’encrier. Près de la table une crédence avec tiroirs.

 

 

Scène première

 

LE MARQUIS DE FUENTEL, MOÏSE-BEN-HABIB, grand rabbin

 

Tous deux entrent par la porte dérobée.

LE MARQUIS.

De l’argent, de l’argent, beaucoup d’argent.

Le grand rabbin lui montre le plat chargé d’écus au milieu de la table. Le marquis examine le tas d’or.

Fort bien.

LE GRAND RABBIN.

Trente piles de mille écus d’or.

LE MARQUIS.

Bon moyen.

LE GRAND RABBIN.

Isabelle est avare.

LE MARQUIS.

Et Ferdinand prodigue.

La vérité se loge au fond d’un puits, l’intrigue

Dans une mine d’or. On obtient des puissants

Permission de vivre à force de présents.

Pour échapper au maître, au juge qui vous triche,

Au prince, au prêtre, il faut qu’un pauvre homme soit riche.

Les rois sont mendiants. Il faut les supplier

Les mains pleines.

Au rabbin.

Reprends le petit escalier.

Va-t’en, juif. Car le roi me suit de près.

LE GRAND RABBIN.

J’implore

Vos bontés, monseigneur, puisqu’il est temps encore.

Sauvez le peuple juif.

LE MARQUIS.

Le péril est urgent !

Va.

Le congédiant.

LE GRAND RABBIN.

Je compte sur vous.

LE MARQUIS.

Compte sur ton argent.

LE GRAND RABBIN.

Nous sera-t-il permis de venir tout à l’heure,

Toute la pauvre foule au désespoir qui pleure,

Nous jeter aux genoux de la reine et du roi ?

LE MARQUIS.

Oui. Soit. – Mais pour l’instant, va-t’en.

LE GRAND RABBIN.

Ô jour d’effroi

Si le roi ne nous aide, on va, dans cette ville,

Brûler cent vieillards juifs, ici même, à Séville,

Et le reste du peuple, hélas ! sera chassé.

LE MARQUIS, pensif.

Oui, pour l’autodafé, dès longtemps annoncé,

Tout est prêt.

LE GRAND RABBIN.

Est-il vrai que ce soir le roi parte ?

LE MARQUIS.

Oui. Pour un jour. Demain il reviendra. La charte

De l’ancien roi Tulgas, notre plus vieille loi,

Veut que, le lendemain d’un supplice, le roi

Passe un jour en prière au cloître avec la reine,

Au bourg de Triana.

LE GRAND RABBIN.

L’on n’aurait pas la peine

De prier pour les morts, si l’on ne tuait pas.

Tâchez de nous sauver, monseigneur.

LE MARQUIS.

Parle bas,

Et va-t’en.

Le grand rabbin salue jusqu’à terre et sort par la porte de tapisserie qui se referme sur lui.

LE MARQUIS, regardant la porte par où il est sorti. À part.

Ce n’est point ta peau de juif, ni celle

De ton peuple, qui fait mon angoisse et mon zèle,

Et qui va me pousser à tout risquer. Hélas,

Quand de l’autodafé j’entends l’horrible glas,

Je frissonne. Don Sanche est dans un monastère,

Refusant d’être moine, obstiné, réfractaire,

On peut à chaque instant le jeter au bûcher,

Je tremble. Ah ! cloître affreux ! il faut l’en arracher !

Comment ?

La grande porte du fond s’ouvre. Entre le roi. Gucho le suit. Les deux battants de la porte retombent dès que le roi est entré. Le roi est en grand habit d’Alcantara, avec la croix de sinople brodée en émeraudes sur le manteau. Il est coiffé du chapeau de velours vert, sans plume, cerclé de la couronne royale.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LE ROI, GUCHO

 

Le roi semble ne rien voir. Il est absorbé dans une préoccupation profonde.

LE ROI, à part.

Ne rien brusquer vaut mieux. Je le préfère.

LE MARQUIS, avec une révérence au roi.

Catastrophe aujourd’hui. Si le roi laisse faire.

Le roi lève la tête. Le marquis lui désigne le dehors du palais caché par le grand rideau de la galerie du fond.

Là, grand autodafé. Force gens brûlés vifs.

En même temps, édit d’expulsion des juifs.

Tout un peuple qu’un moine ôte au roi de Castille.

LE ROI.

Une horde qu’on chasse, un bûcher qui pétille,

C’est là ta catastrophe ?

Il aperçoit sur la table le plat chargé d’or.

Ah ! de l’argent encor ?

Au marquis.

De qui ?

LE MARQUIS.

Des juifs.

LE ROI.

Combien ?

LE MARQUIS.

Trente mille écus d’or.

Qu’ils vous offrent, seigneur, au nom de trente villes.

LE ROI.

Bien. Que demandent-ils ?

LE MARQUIS.

Qu’on les laisse tranquilles.

LE ROI.

C’est beaucoup. Je ne puis laisser tranquillement

Des hommes être juifs.

LE MARQUIS.

Que votre cœur clément

Daigne accepter cet or qu’un peuple non rebelle

Met aux pieds de Fernand comme aux pieds d’Isabelle.

Ils demandent au roi leur seigneur d’empêcher

Qu’aujourd’hui cent d’entre eux meurent sur le bûcher.

LE ROI.

C’est beaucoup.

LE MARQUIS.

Cent ?

LE ROI.

Non pas. C’est beaucoup que j’empêche

Un autodafé. J’ai ma femme qui me prêche ;

Le pape aussi. Tous deux sont là, très exigeants.

Il faut bien leur laisser brûler un peu les gens.

Sans quoi je n’aurai pas la paix. Quelle nouvelle ?

Que dit-on ?

LE MARQUIS.

Rien. On brûle à Cordoue, à Tudèle,

À Saragosse.

LE ROI.

Et puis ?

LE MARQUIS.

Le comte Requesens,

Un jour qu’il était ivre, a juré par les saints.

Roi, l’inquisition l’a, malgré sa couronne,

Fait jeter au bûcher dans sa ville, à Girone,

Et, comme aucun valet ne l’avait dénoncé,

La torture et la torche enflammée ont passé

Sur la maison du comte accusé de blasphème,

Et l’on a tout brûlé jusqu’à son bouffon même.

Gucho bondit comme éveillé en sursaut.

GUCHO, à part.

Je me fais familier de l’inquisition,

Sur-le-champ ! Peste et fièvre ! et j’entre en fonction !

Diable ! être brûlé vif, ce n’est pas mon affaire.

LE ROI, regardant le tas d’or.

Produit d’une saignée aux juifs. Peuple aurifère.

GUCHO, à part.

Voir les autres rôtir me suffit.

LE MARQUIS, au roi.

Les hébreux...

LE ROI.

Dis les juifs !

LE MARQUIS.

Les juifs, sire, industrieux, nombreux.

Demandent, prosternés, que le roi les tolère

En Espagne, et les voie à ses pieds sans colère,

Et révoque l’édit qui les exile.

LE ROI.

Alors,

Que veulent-ils ?

LE MARQUIS.

Mourir où leurs pères sont morts,

Rester dans leur pays, sire, et je vous présente

Leur rançon. Prenez-la.

LE ROI.

Que la reine consente.

Et je consentirai. Qu’on la fasse venir.

Sur un signe du roi, Gucho va à la porte du fond et l’ouvre. Un officier du palais paraît dans l’entrebâillement. Gucho lui parle bas. L’officier incline la tête et s’en va. La porte se referme. Gucho revient s’accroupir à côté du fauteuil.

LE MARQUIS.

Roi, les juifs passeront leur vie à vous bénir.

LE ROI.

Je veux de leur argent et non de leurs prières.

Leur bénédiction m’insulte.

LE MARQUIS.

Roi, vos pères

Trouvaient bon de régner sur eux. Les juifs chassés,

C’est un peuple de moins dans le royaume.

LE ROI, impérieusement.

Assez !

Il s’agit bien d’un peuple. Il s’agit d’une fille.

Depuis qu’entre elle et moi j’ai fermé cette grille.

Je ne dors plus, j’en rêve, il me la faut. Ah çà,

Je suis plus que jamais amoureux de Rosa.

Que viens-tu me parler politique ! Je penche

Tout entier du côté de l’amour. Et don Sanche ?

Est-il moine enfin ?

LE MARQUIS.

Non.

LE ROI.

Les échafauds sont prêts.

S’il refuse, il mourra. Je les ai mis exprès

Tous deux dans deux couvents de la ville où j’habite

Pour les avoir toujours sous la main. La petite

Au cloître Asuncion, et lui sous les verrous

Du couvent Saint-Antoine, où don Jayme le Roux,

Mon aïeul, enferma jadis son fils rebelle.

Don Sanche sera prêtre, et moi j’aurai la belle.

Je vais reprendre Rose.

LE MARQUIS.

Et le nouvel édit

Sur les couvents ?

LE ROI, étonné.

L’édit ?...

LE MARQUIS.

Est déclaré bandit,

Traître et pervers à Dieu, parricide, anathème,

Quiconque ose en un cloître entrer, fût-ce vous-même,

Pour y mettre la main sur qui que ce soit.

LE ROI.

Hein ?

Regardant fixement le marquis.

J’entre et suis roi partout. Le moment est prochain

Où je vais ressaisir l’infante. Je diffère,

Mais j’achève. À moi Rose !

LE MARQUIS.

Ah ! vous aurez affaire...

LE ROI.

Affaire à qui ?

LE MARQUIS.

Mais...

LE ROI.

Dis. Parle.

LE MARQUIS.

À Torquemada.

LE ROI.

Moi, le roi !

LE MARQUIS.

Lui, le grand inquisiteur !

LE ROI.

Oui-dà !

LE MARQUIS.

Seigneur, l’église en lui s’incarne. S’il se fâche...

LE ROI.

Eh bien ?

LE MARQUIS.

L’église prend facilement, et lâche

Malaisément. Il est l’inquisiteur. Il est

Chargé de maintenir les couvents au complet.

Pas une nonne, pas un moine, que la fraude,

Ou la force, lui puisse arracher ! Sire, il rôde

Montrant les dents, autour des cloîtres, mordant tout,

Fauve, et tous ces agneaux sont gardés par un loup.

Le roi n’attaque pas le prêtre, s’il est sage.

Sire, Torquemada vous barre le passage.

Il fait échec au roi, bien que vous en ayez.

LE ROI.

Ce n’est rien. C’est un homme à corrompre.

LE MARQUIS.

Essayez.

LE ROI.

S’il me plaît de dompter ce moine...

LE MARQUIS.

Essayez, sire.

LE ROI.

Je puis prodiguer tout ce qu’un homme désire.

Et toujours devant moi le plus fier s’inclina.

Et d’abord, pour venir à bout d’un prêtre, on a...

Les femmes.

LE MARQUIS.

Il est vieux.

LE ROI.

Les dignités, la mitre,

La pourpre, un diocèse, une grandesse, un titre,

Les honneurs.

LE MARQUIS.

Sire, il veut rester moine.

LE ROI.

L’argent.

LE MARQUIS.

Sire, il veut rester pauvre.

LE ROI, pensif.

Oui, vieux, humble, indigent.

Cet homme est fort. –

Le roi croise les bras, et songe.

Avoir cette pauvreté sombre

Toute-puissante, égale à moi, jetant de l’ombre

Sur mon trône, à côté de moi ! Ce compagnon

Toujours auprès du roi !

LE MARQUIS.

Même plus haut.

LE ROI.

Non ! non !

LE MARQUIS.

Les femmes, les honneurs, l’argent, n’ont pas de prise.

Pour vous débarrasser de cette robe grise,

Aucun de ces moyens n’est bon.

LE ROI.

J’en trouverais

D’autres, moi. Comprends-tu ? hein ?

LE MARQUIS.

Non. Lesquels ?

LE ROI.

Les vrais.

Comprends-tu ?

LE MARQUIS.

Non.

LE ROI.

On a – pourquoi pas ce système ? –

Poignardé le vieux prêtre Arbuez sur l’autel même.

LE MARQUIS.

Cela réussit mal. On a fait saint Arbuez.

Voilà tout. Vous régnez et vous distribuez

Comme il vous plaît les biens, les rangs, les coups de hache ;

Mais au poing qui l’étreint l’église en feu s’attache.

En la persécutant vous la constituez.

Les prêtres ont cela que si vous les tuez

Ils sont plus vivants. Rien ne les fait disparaître.

D’un tas de prêtres morts naît ce spectre, le prêtre.

Leur sang est éternel et leurs os sont féconds.

Nous les brisons vivants, morts nous les invoquons.

Ah, roi ! vous opprimez l’église. Elle s’en tire

Par des palmes, des chants, des pleurs, et du martyre.

Massacrez ces cafards du cloître ivres de fiel,

Frappez. Bien. Maintenant levez les yeux au ciel,

Le voilà plein de saints, de votre façon, sire !

Joignez les mains, tombez à genoux. Moi, j’admire

L’église. Esclave ou reine, elle a le dernier mot.

Elle fourmille en bas, elle fourmille en haut.

Vous l’écrasez vermine, elle renaît pléiade.

LE ROI, abattu.

Elle est la maladie, et je suis le malade.

Tu dis vrai. Braver Rome ! on s’en est repenti.

Il faut se résigner.

LE MARQUIS, à part.

Comme il prend son parti !

Le danger avec lui c’est que, pour en extraire

Une action, il faut conseiller le contraire,

Et pour qu’il aille au sud, le pousser vers le nord.

Cette fois il me croit. Diable ! ma ruse a tort.

Le chemin tortueux, que je croyais utile,

Ne vaut rien. Allons droit au but. Changeons de style.

Haut.

Ah ! vous avez laissé grandir le tonsuré,

Le moine, et maintenant il est démesuré.

LE ROI, pensif.

Ce Torquemada...

LE MARQUIS.

Tient l’Espagne. Il est pontife.

Partout où vous posiez votre ongle, il met sa griffe.

Il vous remplace. Altesse, ah ! ce n’est plus le temps

Où, quand bon vous semblait, choisissant vos instants,

Vous pouviez dans un cloître entrer avec menace

Et faire lâcher prise à l’église tenace.

Vous pouviez faire pendre un abbé. Maintenant

Ne vous y frottez point. Ah ! ce moine est gênant !

Vos potences ! toucher aux prêtres ! qu’on y vienne !

Votre justice a tout à craindre de la sienne ;

Et certes il rirait de vous voir approcher

Le bois de vos gibets du feu de son bûcher.

Duel inégal. Seigneur, la terre est à ce moine.

Ainsi qu’on met le feu dans de la folle avoine,

Sa torche court et change en cendre les vivants.

Les palais consternés ont un air de couvents.

Partout le clergé pousse et croît comme la ronce.

Tout cède au vil sourcil d’un moine qui se fronce.

Sauve qui peut. Les fiers rampent, et les hardis

Tremblent. Qu’est-ce qu’on fait de Tortose à Cadix,

Et d’un bout du royaume à l’autre ? On se dénonce.

Le prince de Viane et le marquis Alphonse,

Vos cousins, sont aux fers, et cette âpre main-là,

Sire, a pris au collet l’infant de Tudela.

Jadis, sous don Ramire ou doña Léonore,

Toute ville espagnole était gaie et sonore,

Les grelots gazouillaient sur le peuple dansant ;

Aujourd’hui tout se tait. Plus de rire innocent.

Plus de luxe. Un banquet est suspect. Terreur, crainte,

Deuil, et l’immense Espagne est une fête éteinte.

Roi, toutes vos forêts passent en échafauds,

Et le bois va manquer. Grimes vrais, crimes faux,

Se confondent, et tout est bon pour le supplice.

Pour avoir vu quelqu’un passer, on est complice.

Le fils livre son père et le père son fils.

Qui fait sans le vouloir tomber un crucifix

Est brûlé vif. Un mot, un geste, est hérésie.

Ce moine horrible a pris Jésus en frénésie.

Tout est forfait. Songer, jurer par Salomon,

Avoir l’air de parler à voix basse au démon,

Se rayer l’ongle, aller pieds nus les jours de jeûne,

Épouser une femme ou trop vieille ou trop jeune,

Tourner le front d’un mort vers le mur, ne pas fuir

Ceux qui serrent leurs reins d’une corde de cuir,

Mettre un jour de sabbat une nappe à sa table,

À Noël chasser l’âne ou le bœuf de l’étable,

Nommer Dieu plus souvent que Jésus, se cacher ;

Tout cela fait monter des hommes au bûcher.

Suivre en disant des vers un cercueil qu’on emporte,

Pleurer assis dans l’ombre et derrière une porte,

Regarder, dans un lieu désert, et loin du bruit,

Se lever la première étoile de la nuit,

Autant de crimes. Roi, le bûcher luit, dévore,

Monte, et, de plus en plus, de cette rouge aurore,

Sire, au-dessus de vous le ciel va s’empourprant.

Ce sang de vos sujets, c’est à vous qu’on le prend.

Vous n’aurez bientôt plus de soldats pour la guerre.

Tout à l’heure, – mais quoi ! le roi n’y songe guère.

D’un mot le roi pourrait tout empêcher, mais non ! –

Le saint-office a mis l’Espagne au cabanon,

Et le peuple en est presque à ne plus vous connaître.

Aujourd’hui même, ô roi, là, sous votre fenêtre,

Il montre la galerie du fond et le rideau qui la ferme. Gucho écoute attentivement.

Le bûcher va flamber, monceau de feu, massif

De braise, où, sous les yeux du confesseur lascif,

Des femmes se tordront d’âpres flammes vêtues.

Aux quatre coins seront droites quatre statues,

Quatre prophètes noirs dressés aux quatre vents,

Bâtis de pierre creuse et pleins d’hommes vivants ;

On entendra rugir ces colosses farouches ;

On verra frissonner le feu hors de leurs bouches ;

Et rien ne restera debout que ces géants ;

Et vos peuples hagards, terrifiés, béants,

Verront toute l’Espagne et vous et vos royaumes

Fuir en fumée autour de ces quatre fantômes.

Car toute clarté vient du vil quemadero.

Roi, vous disparaissez dans l’ombre du bourreau.

Le roi s’assied sur un pliant, comme accablé.

LE ROI.

Tout cela c’est le bien de l’église.

LE MARQUIS.

Et la perte

Du trône. La Castille est de charniers couverte,

Et l’épouvante éparse au loin pousse des cris.

Se rapprochant du roi.

Ah ! vous vous débattez en vain. Vous êtes pris.

Au-dessus de l’Espagne est tendue une toile

Sombre, à travers laquelle on voit Dieu, vague étoile,

Réseau noir que Satan sur la terre riva

Et tira fil à fil du flanc de Jéhova,

Piège où l’esprit humain misérable se brise,

Espèce de rosace immense d’une église

Infinie, où l’enfer luit sur le maître-autel ;

Là frissonnent l’horreur, la nuit, l’effroi mortel ;

Et le monde regarde avec des yeux funèbres

Cette chose qu’il a sur lui dans les ténèbres ;

Il songe au vieux Baal qui jadis l’étouffait ;

Grandir est un abus, penser est un forfait ;

On est hardi de vivre, et c’est un péril d’être.

Au centre de la toile obscure on voit le prêtre

Cette araignée, avec cette mouche le roi.

Le roi baisse la tête. Le marquis l’observe et continue.

Certes, c’est un sujet de surprise et d’effroi

Que ce vil écheveau, vœux, cloître, dogme, règle,

Ait pu faire une toile énorme à prendre un aigle.

Mais c’est fait. L’aigle est pris. L’aigle, à l’heure qu’il est,

N’a plus qu’un tremblement d’ailes dans le filet.

Devant vous le missel, l’évangile, la bible,

Se dressent, et vouloir ne vous est pas possible ;

Aimer, vous n’osez point ; régner, vous n’osez plus.

Les vieux rois, durs autant que les monts, chevelus

Ainsi que les forêts, étaient d’humeur plus fière.

Ah ! plus que le passé, le présent est poussière.

Un roi se laisse prendre une femme, et, clément,

Rampe, sans essayer même un rugissement.

Il n’est plus rien de grand sur la terre qu’un prêtre.

Lui, ce moine, – oh ! comment l’enfant ose-t-il naître ?  –

Ce moine règne ; il a sous ses sandales vous !

Le roi ! Sur l’âme humaine il pousse les verrous ;

Il est plus que l’évêque, il est plus que l’abbesse,

Pour le diacre et la nonne ; il vient, la loi se baisse,

Le sceptre ploie ainsi qu’un jonc, l’épée a peur.

De ses yeux fixes sort une immense stupeur ;

Il a pour but l’empire, il a l’homme pour cible,

Et, penché, couvrant tout de son ombre terrible,

Il guette l’univers, sombre espion de Dieu.

Regardant le roi en face.

L’histoire un jour dira : Ce fut l’âge de feu.

Ce siècle fut un temps d’ombre et de vasselage.

Qu’a-t-il fait ? de la cendre. Au glaive de Pélage

La fourche à remuer la braise succéda.

Et comment se nommait le roi ? Torquemada.

LE ROI, se levant.

Par la gorge, marquis, tu mens ! Le roi se nomme

Ferdinand, et ni moine, et ni pape de Rome

Ne feront qu’il en soit autrement, et que moi

Le tigre et le lion, je ne sois pas le roi !

Et je le prouverai par des têtes coupées.

Tu vas m’aller chercher des gens armés d’épées,

Puis marcher droit au cloître Asuncion, saisir

L’infante, et tout fouler aux pieds, c’est mon plaisir !

Et j’entends que tout plie et se courbe et s’efface

Comme si l’on voyait subitement ma face !

Et voici l’ordre écrit.

Il s’approche de la table, prend une plume et une feuille de parchemin, et écrit rapidement.

– Cédez, de par la loi.

Ce que fait le marquis, c’est ce que veut le roi. –

Il signe, et remet le parchemin au marquis.

Et si quelqu’un résiste, alors frappe, foudroie.

Brûle, écrase, extermine, et passe, et qu’on ne voie,

Au lieu maudit où fut ce couvent, tout à coup,

Pas un être vivant et pas un mur debout !

Gucho redouble d’attention.

LE MARQUIS.

Si quelque moine ?...

LE ROI.

À mort !

LE MARQUIS.

Quelque reître ?...

LE ROI.

À la chaîne !

Prends cent coupe-jarrets de ma garde africaine.

C’est assez pour forcer un cloître.

LE MARQUIS, à part.

Et même deux.

Haut.

Quoique venant du roi, ce coup est hasardeux.

LE ROI.

Va !

LE MARQUIS.

Quand j’aurai l’infante, il faut la cacher.

LE ROI.

Certes.

LE MARQUIS.

Où ?

LE ROI.

Dans mon parc secret, place obscure et déserte.

Tu sais ? je pars ce soir.

LE MARQUIS.

Je le sais. Pour un jour.

LE ROI.

Je vais à Triana. Je veux à mon retour

Trouver l’infante...

LE MARQUIS.

Au parc secret.

LE ROI.

Là, je suis maître.

LE MARQUIS.

Mais la clef ?

Le roi va à la crédence, et en ouvre un tiroir.

LE ROI.

J’en ai deux, car moi seul j’y pénètre.

Il tire du meuble deux clefs, et en remet une au marquis.

Et je t’en confie une.

Il remet l’autre clef dans le tiroir qu’il repousse. Gucho, derrière le dos tourné du roi ; se glisse en rampant sous le meuble, rouvre le tiroir, et y prend la clef que le roi vient d’y mettre.

GUCHO, à part.

Et l’autre, je la prends.

Il referme le tiroir et fourre la clef dans sa poche.

LE ROI.

Ah ! les moines sont forts ! Ah ! les prêtres sont grands !

Ah ! Torquemada règne ! on verra.

VOIX d’un huissier du dehors, annonçant.

Son altesse

La reine notre dame.

Entre la reine, tout en jais noir, la tiare royale sur la tête. Elle fait une profonde révérence au roi qui lui fait un profond salut, sans ôter son chapeau.

La reine va à l’un des fauteuils qui sont à l’extrémité de la table, et s’y assied, puis y demeure immobile, et comme ne voyant et n’entendant rien. Le roi et la reine ont l’un et l’autre le rosaire à la ceinture.

LE ROI, bas au marquis.

En hâte. La vitesse

Est la condition du succès. Marquis, va.

Fais ce que je t’ai dit.

Entre le duc d’Alava. Il se dirige vers le roi.

Qu’est-ce, duc d’Alava ?

LE DUC D’ALAVA, saluant tour à tour le roi et la reine.

Les députés des juifs bannis de votre empire

Demandent la faveur de se prosterner, sire

Et madame, aux pieds de vos altesses.

LE ROI.

Soit.

Qu’ils entrent.

Le duc sort. Bas au marquis.

Cours, reprends l’infante. Va tout droit

Au cloître Asuncion.

LE MARQUIS, à part.

Ensuite, à Saint-Antoine.

LE ROI.

Va !

LE MARQUIS.

Mais.

LE ROI.

Quoi ?

LE MARQUIS.

Si le grand inquisiteur ?...

LE ROI.

Ce moine !

Il est le ver de terre et je suis le dragon.

Il fait au marquis un signa de tête impérieux. Le marquis salue, et sort par la porte de tapisserie. Le roi va s’asseoir sur le fauteuil resté vide vis-à-vis de la reine.

Entrée des juifs.

 

 

Scène III

 

LE ROI, LA REINE, LES JUIFS

 

Par la porte du fond, grande ouverte, arrive une foule effarée et déguenillée  entre deux rangs de hallebardes et de piques. Ce sont les députés des juifs. Hommes, femmes, enfants, tous couverts de cendre et vêtus de haillons, pieds nus, la corde au cou, quelques-uns mutilés et rendus infirmes par la torture, se traînant sur des béquilles ou sur des moignons ; d’autres, à qui l’on a crevé les yeux, marchant conduits par des enfants. En tête est le grand rabbin Moïse-ben-Habib. Tous ont la rondelle jaune sur leurs habits déchirés.

À quelque distance de la table, le rabbin s’arrête et tombe à genoux. Tous derrière lui se prosternent. Les vieillards frappent le pavé du front.

Ni le roi ni la reine ne les regardent. Ils ont l’œil vague et fixe au-dessus de toutes ces têtes.

MOÏSE BEN-HABIB, grand rabbin, à genoux.

Altesse de Castille, altesse d’Aragon,

Roi, reine ! ô notre maître, et vous, notre maîtresse,

Nous, vos tremblants sujets, nous sommes en détresse,

Et, pieds nus, corde au cou, nous prions Dieu d’abord,

Et vous ensuite, étant dans l’ombre de la mort,

Ayant plusieurs de nous qu’on va livrer aux flammes,

Et tout le reste étant chassé, vieillards et femmes,

Et, sous l’œil qui voit tout du fond du firmament,

Rois, nous vous apportons notre gémissement.

Altesses, vos décrets sur nous se précipitent,

Nous pleurons, et les os de nos pères palpitent ;

Le sépulcre pensif tremble à cause de vous.

Ayez pitié. Nos cœurs sont fidèles et doux ;

Nous vivons enfermés dans nos maisons étroites,

Humbles, seuls ; nos lois sont très simples et très droites,

Tellement qu’un enfant les mettrait en écrit.

Jamais le juif ne chante et jamais il ne rit.

Nous payons le tribut, n’importe quelles sommes.

On nous remue à terre avec le pied ; nous sommes

Comme le vêtement d’un homme assassiné.

Gloire à Dieu ! Mais faut-il qu’avec le nouveau-né,

Avec l’enfant qui tette, avec l’enfant qu’on sèvre,

Nu, poussant devant lui son chien, son bœuf, sa chèvre,

Israël fuie et coure épars dans tous les sens !

Qu’on ne soit plus un peuple et qu’on soit des passants !

Rois, ne nous faites pas chasser à coups de piques,

Et Dieu vous ouvrira des portes magnifiques.

Ayez pitié de nous. Nous sommes accablés.

Nous ne verrons donc plus nos arbres et nos blés !

Les mères n’auront plus de lait dans leurs mamelles !

Les bêtes dans les bois sont avec leurs femelles,

Les nids dorment heureux sous les branches blottis,

On laisse en paix la biche allaiter ses petits,

Permettez-nous de vivre aussi, nous, dans nos caves,

Sous nos pauvres toits, presque au bagne et presque esclaves,

Mais auprès des cercueils de nos pères ! daignez

Nous souffrir sous vos pieds de nos larmes baignés !

Oh ! la dispersion sur les routes lointaines,

Quel deuil ! Permettez-nous de boire à nos fontaines

Et de vivre en nos champs, et vous prospérerez.

Hélas ! nous nous tordons les bras, désespérés !

Épargnez-nous l’exil, ô rois, et l’agonie

De la solitude âpre, éternelle, infinie !

Laissez-nous la patrie et laissez-nous le ciel !

Le pain sur qui l’on pleure en mangeant est du fiel.

Ne soyez pas le vent si nous sommes la cendre.

Montrant l’or sur la table.

Voici notre rançon, hélas ! daignez la prendre.

Ô rois, protégez-nous. Voyez nos désespoirs.

Soyez sur nous, mais non comme des anges noirs ;

Soyez des anges bons et doux, car l’aile sombre

Et l’aile blanche, ô rois, ne font pas la même ombre.

Révoquez votre arrêt. Rois, nous vous supplions

Par vos aïeux sacrés, grands comme les lions,

Par les tombeaux des rois, par les tombeaux des reines,

Profonds et pénétrés de lumières sereines,

Et nous mettons nos cœurs, ô maîtres des humains,

Nos prières, nos deuils dans les petites mains

De votre infante Jeanne, innocente, et pareille

À la fraise des bois où se pose l’abeille.

Roi, reine, ayez pitié !

Moment de silence. Immobilité absolue de Ferdinand et d’Isabelle. Ni le roi ni la reine ne tournent les yeux. Le duc d’Alava, qui se tient devant la table, l’épée nue, touche du plat de l’épée l’épaule du grand rabbin. Le grand rabbin se lève, et lui et tous les juifs sortent tête basse, à reculons. Les gardes font la haie et les refoulent. La porte reste ouverte après qu’ils sont sortis.

Le roi fait signe au duc d’Alava, qui s’approche.

LE ROI, au duc d’Alava.

Sur l’édit, sur l’arrêt,

La reine et moi voulons nous parler en secret.

Duc, si quelqu’un vient, fût-ce un prince, qu’on l’arrête.

À quiconque ose entrer je fais trancher la tête.

Ferme la porte, va. Garde le corridor.

Le duc baisse l’épée, s’incline, redresse sou épée et sort. Les deux battants de la porte se referment. Le roi et la reine restent seuls.

Pendant cette scène, Gucho a disparu sous le tapis de la table ou il s’est caché.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, LA REINE, GUCHO sous la table

 

Le roi et la reine se regardent fixement et sans dire un mot. Immobilité et silence. Enfin la reine baisse la paupière et considère l’argent qui est sur la table.

LA REINE.

Trente mille marcs d’or.

LE ROI.

Trente mille marcs d’or.

LA REINE.

Mais ce sont des maudits qui regardent les astres.

LE ROI.

Trente mille marcs d’or font six cent mille piastres,

Qui font vingt millions de sequins.

LA REINE.

De sequins ?

LE ROI.

De sequins, qui, changés en besans africains,

Reine, feraient de quoi charger une galère.

LA REINE.

Oui, mais un juif se fait invisible et s’éclaire

En allumant les doigts du bras d’un enfant mort.

LE ROI.

Sans doute.

LA REINE.

On chargerait un vaisseau ?

LE ROI.

Jusqu’au bord.

LA REINE.

De besans ?

LE ROI.

De besans. Et l’on aurait le double

De ce poids en douros d’argent.

LA REINE.

J’ai l’esprit trouble.

Monsieur, si nous disions un pater ?

Elle prend son rosaire. Moment de silence. Le roi touche aux piles d’or et les remue.

LE ROI, à demi-voix.

Je ferais

La guerre à Boabdil avec cet or, sans frais.

LA REINE, tout en dévidant son chapelet.

Monsieur, si de nous deux je mourais la première,

Jurez-moi de ne point vous remarier.

LE ROI, à demi-voix.

Guerre

À Boabdil, avec cet or...

LA REINE.

Le jurez-vous ?

LE ROI.

Quoi ? – Sans doute.

Pensif.

Cet or paierait tous les frais, tous.

J’aurais Grenade, perle à notre diadème.

La reine, sa prière achevée, pose son rosaire sur la table.

LA REINE.

Monsieur, prenons l’argent, et chassons tout de même

Les juifs, que je ne puis accepter pour sujets.

Le roi lève la tête. La reine insiste.

Chassons les juifs, gardons leur argent.

LE ROI.

J’y songeais.

Oui, mais cela pourrait en décourager d’autres.

LA REINE, regardant l’argent.

Trente mille écus d’or ! dans vos mains...

LE ROI.

Dans les vôtres.

LA REINE.

Pourrait-on demander davantage ?

LE ROI.

Plus tard.

Il manie les piles d’or.

Je reprendrais Grenade au vil croissant bâtard.

On garderait les juifs, mais en chassant les mores.

LA REINE, hésitant.

Oui.

LE ROI.

Compensation.

LA REINE.

Choix entre deux Gomorrhes.

LE ROI.

Acceptons-nous l’argent ?

LA REINE.

Oui.

LE ROI. Il prend une plume, et se met à écrire sur un vélin quelques lignes en consultant la reine du regard.

Bien. Mise à néant

De l’édit qui bannit ce troupeau mécréant,

Les juifs, et qui du peuple espagnol les sépare ;

Défense d’allumer le bûcher qu’on prépare ;

Ordre de délivrer tous les juifs prisonniers.

Le roi signe, pousse le vélin vers la reine, et lui passe la plume.

LA REINE, prenant la plume.

C’est dit.

Au moment où la reine va signer, la grande porte s’ouvre à grand bruit et à deux battants. Le roi et la reine se tournent stupéfaits. Paraît sur le seuil, au haut des marches, Torquemada, en froc de dominicain, un crucifix de fer à la main.

 

 

Scène V

 

LE ROI, LA REINE, TORQUEMADA

 

Torquemada ne regarde ni le roi ni la reine. Il a l’œil fixé sur le crucifix.

TORQUEMADA.

Judas vous a vendu trente deniers.

Cette reine et ce roi sont en train de vous vendre

Trente mille écus d’or.

LA REINE.

Ciel !

TORQUEMADA, jetant le crucifix sur les piles d’écus.

Juifs, venez le prendre !

LA REINE.

Mon père !

TORQUEMADA.

Triomphez, juifs ! comme il est écrit !

Cette reine et ce roi vous livrent Jésus-Christ.

LA REINE.

Mon père !

TORQUEMADA, les regardant tous deux en face.

Sois maudit, roi ! Sois maudite, reine !

LA REINE.

Grâce !

TORQUEMADA, étendant le bras sur eux.

À genoux !

La reine tombe à genoux. Le roi hésite, frémissant.

Tous deux !

Le roi tombe à genoux. Montrant Isabelle.

Ici la souveraine,

Montrant Ferdinand.

Et là le souverain. Un tas d’or au milieu.

Ah ! vous êtes la reine et le roi !

Il ressaisit le crucifix et l’élève au-dessus de sa tête.

Voici Dieu.

Je vous prends en flagrant délit. Baisez la terre.

La reine se prosterne.

LA REINE.

Grâce !

TORQUEMADA.

Horreur !

LA REINE.

Donnez-nous l’absolution, père !

TORQUEMADA.

Excès d’audace ! Ainsi, – c’est ton règne, Antéchrist !

Les juifs rapatriés, l’autodafé proscrit !

On n’allumera pas le bûcher secourable !

Ces rois ne veulent pas. Ainsi ce misérable,

Le sceptre, ose toucher à la croix ! ce bandit,

Le prince, ose être sourd à ce que Jésus dit !

Il est temps qu’on vous parle et qu’on vous avertisse.

Le saint-office a droit sur vous. De sa justice

Le pape est seul exempt, les rois ne le sont pas.

Pendant votre sommeil, pendant votre repas,

À toute heure, apportant les sévères tristesses,

Notre bannière a droit d’entrer chez vous, altesses !

Toujours les rois, faux dieux, ont donné de l’emploi

Au tonnerre, et le ciel les hait. La vaine loi,

Ô princes, c’est la vôtre, et nous avons la vraie.

Nous sommes le froment et vous êtes l’ivraie.

Un jour viendra la faulx des immenses moissons !

Rois, nous vous subissons, mais nous vous dénonçons.

Nous jetons chaque jour vos noms dans le mystère

Où vous attend la peine obscure et solitaire !

Des crânes des rois morts les lieux noirs sont pavés.

Ah ! vous vous croyez forts parce que vous avez

Vos camps pleins de soldats et vos ports pleins de voiles !

Dieu médite, l’œil fixe, au milieu des étoiles.

Tremblez.

LA REINE.

Grâce !

LE ROI, se levant.

Seigneur inquisiteur, le roi

Et la reine, contrits et confessant la foi,

Entendent réparer le mal qu’ils allaient faire.

Les juifs seront bannis, et nous permettons, père,

À vous, au saint-office, à votre saint clergé,

D’allumer le bûcher sur l’heure.

TORQUEMADA.

Est-ce que j’ai

Attendu ?

Il descend les trois marches, va à la galerie du fond et tire violemment le rideau.

– Regardez.

La nuit commence à tomber.

La galerie du fond, large claire-voie toute grande ouverte, laisse voir dans le crépuscule la place de la Tablada, couverte de foule. Au centre de la place, est le quemadero, colossale bâtisse toute hérissée de flammes, pleine de bûchers et de poteaux et de suppliciés in sanbenitos qu’on entrevoit dans la fumée. Des tonneaux de poix et de bitume allumés, accrochés au haut des poteaux, se vident flamboyants sur la tête des condamnés. Des femmes que la flamme a faites nues flambent adossées à des pieux de fer. On entend des cris. Aux quatre angles du quemadero, les quatre gigantesques statues, dites les quatre évangélistes, apparaissent toutes rouges dans la braise. Elles ont des trous et des crevasses par où l’on voit passer des têtes hurlantes et s’agiter des bras qui semblent des tisons vivants. Énorme aspect de supplice et d’incendie.

Le roi et la reine regardent terrifiés. Gucho, sous la table, dresse le cou et tâche de le voir.

Torquemada en contemplation repaît ses yeux du quemadero.

TORQUEMADA.

Ô fête, ô gloire, ô joie !

La clémence terrible et superbe flamboie !

Délivrance à jamais ! Damnés, soyez absous !

Le bûcher sur la terre éteint l’enfer dessous.

Sois béni, toi par qui l’âme au bonheur remonte,

Bûcher, gloire du feu dont l’enfer est la honte,

Issue aboutissant au radieux chemin,

Porte du paradis rouverte au genre humain,

Miséricorde ardente aux caresses sans nombre,

Mystérieux rachat des esclaves de l’ombre,

Autodafé ! Pardon, bonté, lumière, feu,

Vie ! éblouissement de la face de Dieu !

Oh ! quel départ splendide et que d’âmes sauvées !

Juifs, mécréants, pécheurs, ô mes chères couvées,

Un court tourment vous paie un bonheur infini ;

L’homme n’est plus maudit, l’homme n’est plus banni ;

Le salut s’ouvre au fond des cieux. L’amour s’éveille,

Et voici son triomphe, et voici sa merveille !

Quelle extase ! entrer droit au ciel ! ne pas languir !

Cris dans le brasier.

Entendez-vous Satan hurler de les voir fuir ?

Que l’éternel forçat pleure en l’éternel bouge !

J’ai poussé de mes poings l’énorme porte rouge.

Oh ! comme il a grincé lorsque je refermais

Sur lui les deux battants hideux, Toujours, Jamais !

Sinistre, il est resté derrière le mur sombre.

Il regarde le ciel.

Oh ! j’ai pansé la plaie effrayante de l’ombre.

Le paradis souffrait ; le ciel avait au flanc

Cet ulcère, l’enfer brûlant, l’enfer sanglant ;

J’ai posé sur l’enfer la flamme bienfaitrice,

Et j’en vois, dans l’immense azur la cicatrice.

C’était ton coup de lance au côté, Jésus-Christ !

Hosanna ! la blessure éternelle guérit.

Plus d’enfer. C’est fini. Les douleurs sont taries.

Il regarde le quemadero.

Rubis de la fournaise ! ô braises ! pierreries !

Flambez, tisons ! brûlez, charbons ! feu souverain,

Pétille ! luis, bûcher ! prodigieux écrin

D’étincelles qui vont devenir des étoiles !

Les âmes, hors des corps comme-hors de leurs voiles,

S’en vont, et le bonheur sort du bain de tourments !

Splendeur ! magnificence ardente ! flamboiements !

Satan, mon ennemi, qu’en dis-tu ?

En extase.

Feu ! lavage

De toutes les noirceurs par la flamme sauvage !

Transfiguration suprême ! acte de foi !

Nous sommes deux sous l’œil de Dieu, Satan et moi.

Deux porte-fourches, lui, moi. Deux maîtres des flammes.

Lui perdant les humains, moi secourant les âmes ;

Tous deux bourreaux, faisant par le même moyen

Lui l’enfer, moi le ciel, lui le mal, moi le bien ;

Il est dans le cloaque et je suis dans le temple,

Et le noir tremblement de l’ombre nous contemple.

Il se retourne vers les suppliciés.

Ah ! sans moi, vous étiez perdus, mes bien-aimés !

La piscine de feu vous épure enflammés.

Ah ! vous me maudissez pour un instant qui passe,

Enfants ! mais tout à l’heure, oui, vous me rendrez grâce

Quand vous verrez à quoi vous avez échappé ;

Car, ainsi que Michel-Archange, j’ai frappé ;

Car les blancs séraphins, penchés au puits de soufre,

Raillent le monstrueux avortement du gouffre ;

Car votre hurlement de haine arrive au jour,

Bégaie, et, stupéfait, s’achève en chant d’amour !

Oh ! comme j’ai souffert de vous voir dans les chambres

De torture, criant, pleurant, tordant vos membres,

Maniés par l’étau d’airain, par le fer chaud !

Vous voilà délivrés, partez, fuyez là-haut !

Entrez au paradis !

Il se penche et semble regarder sous terre.

Non, tu n’auras plus d’âmes !

Il se redresse.

Dieu nous donne l’appui que nous lui demandâmes,

Et l’homme est hors du gouffre. Allez, allez, allez !

À travers l’ombre ardente et les grands feux ailés,

L’évanouissement de la fumée emporte

Là-haut l’esprit vivant sauvé de la chair morte !

Tout le vieux crime humain de l’homme est arraché ;

L’un avait son erreur, l’autre avait son péché,

Faute ou vice, chaque âme avait son monstre en elle

Qui rongeait sa lumière et qui mordait son aile ;

L’ange expirait en proie au démon. Maintenant

Tout brûle, et le partage auguste et rayonnant

Se fait devant Jésus dans la clarté des tombes.

Dragons, tombez en cendre ; envolez-vous, colombes !

Vous que l’enfer tenait, liberté ! liberté !

Montez de l’ombre au jour. Changez d’éternité !

 

 

ACTE IV

 

Personnages

 

SANCHE

ROSE

LE MARQUIS DE FUENTEL

TORQUEMADA

GUCHO

PÉNITENTS BLANCS ET NOIRS

 

Il est nuit. Une terrasse du parc secret dit Huerto del Rey à Séville.

 

La terrasse est large. Elle communique à droite et à gauche avec des allées d’arbres. Au fond, elle se coupe brusquement à un escalier dont on ne voit pas les marches, et par lequel on monte des profondeurs du Jardin à cette terrasse. Cet escalier occupe toute la longueur de la terrasse. Ceux qui arrivent par cet escalier apparaissent d’abord par le haut du corps, puis on les voit grandissant jusqu’à ce qu’ils soient de plain-pied avec la terrasse.

Sur la terrasse il y a un banc de marbre.

Le bas du jardin se perd dans l’obscurité derrière la coupure de la terrasse. Tout au fond, paysage de montagnes. Solitude.

La lune se lève pendant l’acte.

 

 

Scène première

 

TORQUEMADA, GUCHO

 

Ils entrent par l’allée de droite, Gucho conduisant Torquemada. Gucho serre d’un bras contre sa poitrine ses deux marottes, et de l’autre présente une clef à Torquemada.

GUCHO.

Daignez vous souvenir, monseigneur, que c’est moi

Qui vous livre la clef du parc secret du roi,

Moi Gucho, le bouffon dudit roi notre sire.

Quel crime y fera-t-on ? Je ne saurais le dire.

Je ne m’y connais pas. Je trouve qu’il est mieux

Que vous soyez ici pour tout voir par vos yeux.

Il s’agit des saints droits du cloître, et d’une fille

Que le roi veut forcer, bien que par sa famille

Elle soit fiancée à son jeune cousin ;

C’est tout ce que je sais de ce méchant dessein.

Je suis le fou du roi. C’est moi qui le fais rire.

Torquemada prend la clef des mains de Gucho. Gucho, à part.

Dénoncer, c’est mal ; mais être rôti, c’est pire.

Mon choix est fait. Bonsoir. Je ne suis point coiffé

Du bonheur de briller dans un autodafé.

Brillons comme un esprit, non comme une chandelle.

Question. À cette heure à qui suis-je fidèle ?

À moi. Cela suffit. Niais qui m’avez cru

Un héros, un vaillant hardi, cassant, bourru,

Un martyr souhaitant la mort, vous vous trompâtes.

Que va-t-il arriver ? Je m’en lave les pattes.

D’ailleurs, si je brûlais, le roi resterait froid.

Ce vieux bonhomme-ci n’a qu’à lever le doigt,

Et l’on verra tomber son altesse à plat ventre.

Donc dénonçons. Tant pis. Ne songeons qu’à moi, diantre !

Je retire du jeu mon épingle. Et m’en vais.

TORQUEMADA, considérant la clef. À part.

À peine absous, ce roi recommence. Mauvais

Et lâche.

Gucho est allé au fond de la terrasse. Il jette un regard dans la profondeur obscure du jardin.

GUCHO, à part.

J’aperçois un groupe sous un arbre.

Je crois qu’ils vont monter par l’escalier de marbre.

Ils sont trois. Pourquoi trois ? Laissons là ce pourquoi,

Sauvons-nous, et que tout croule derrière moi !

TORQUEMADA, à part, regardant le jardin.

Donc c’est le parc secret. La cachette des vices.

Il sort à pas lents par l’allée d’arbres à gauche.

GUCHO, à part, regardant dans l’escalier.

Voilà qu’on vient. Partons.

Il sort du coté par où il est entré. On voit monter et arriver par l’escalier le marquis de Fuentel d’abord, puis don Sanche et doña Rose en habit de novices comme au premier acte. Le marquis les introduit le doigt sur la bouche en regardant autour de lui avec précaution.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS DE FUENTEL, DON SANCHE, DOÑA ROSE

 

LE MARQUIS.

Vos robes de novices,

S’il faisait jour, seraient un péril. Mais le lieu

Est désert, il fait nuit, nul ne nous voit. Mon Dieu !

Vous voilà délivrés. Personne ne se doute

Que vous êtes ici, j’ai pris une autre route

Que la route ordinaire, et nul ne m’a suivi.

J’ai renvoyé les gens dont je m’étais servi,

Mais rien n’est fait encore, et je tremble. Il faut vite

Des habits, des chevaux, partir, prendre la fuite.

Nous n’avons que jusqu’à demain pour y songer.

Regardant les allées solitaires du parc.

Oh ! j’ai bien refermé la porte. Nul danger.

Le roi seul peut entrer. Mais il est absent.

À don Sanche.

Prince,

Madame, fiez-vous à moi. Pour que j’en vinsse

À vous tirer de là, tout ce qu’il a fallu

De peine est effrayant, mais je suis résolu,

Et devant le péril je sens ma force croître.

J’ai dévoué ma vie à vous deux. Hors du cloître,

C’est le premier pas ; hors d’Espagne est le second.

Hélas ! je ne suis point d’un esprit infécond,

Mais comment ferons-nous pour passer la frontière ?

Torquemada se dresse et tient l’Espagne entière,

Et de l’abaissement du roi fait sa hauteur.

J’ai forcé deux couvents. Le grand inquisiteur

Va me poursuivre. Ici rien ne nous trouble encore.

Mais il nous faut un autre asile avant l’aurore.

Le roi peut survenir. Ah ! que faire ? Où trouver

Quelqu’un qui vous abrite et veuille vous sauver ?

Il faudrait pour cela quelque moine. Les prêtres

Sont tout-puissants. Je vais chercher. Mais ils sont traîtres.

Parfois un prêtre vend ceux qui l’ont acheté.

Oh ! que je vous voudrais en France en sûreté !

J’ai de plus un souci que je ne puis vous taire.

C’est que ce parc secret, bien que fort solitaire,

Est voisin des palais du saint-office, au point

Que sa muraille au mur des prisons se rejoint.

Je vous quitte un instant. Fuir ou mourir ensemble ?

Oui. – Je vais vous chercher un refuge. Ah ! je tremble.

C’est égal, vous voilà vivants. Soyez bénis.

DON SANCHE.

Ah ! nous vous devons tout !

LE MARQUIS.

Ô mes pauvres bannis,

Il faut trouver moyen d’échapper aux poursuites.

Attendez-moi.

DON SANCHE.

Comment vous remercier, dites ?

LE MARQUIS.

En étant heureux.

Il sort du côté par où est sorti Gucho.

 

 

Scène III

 

DON SANCHE, DOÑA ROSE

 

DON SANCHE.

Ah ! je frémis. Te revoir,

C’est le ciel. Mais trembler pour toi, quel désespoir !

DOÑA ROSE.

Dieu nous réunit, Dieu nous sauvera.

Elle le regarde avec ivresse.

Je t’aime !

Ils se jettent éperdument dans les bras l’un de l’autre.

DON SANCHE, regardant la nuit au-dessus de sa tête.

Oh ! de cette hauteur étoilée et suprême,

Est-ce qu’il ne va pas descendre un immortel

Qui vienne te couvrir de son ombre ? Le ciel

N’a-t-il plus d’ange, et l’ange, hélas, n’a-t-il plus d’aile ?

DOÑA ROSE.

Nous avons un ami, ce pauvre homme fidèle.

DON SANCHE.

Hélas ! il est lui-même effrayé. Le danger

Est partout.

Paraît Torquemada. Il est dans l’obscurité des arbres. Il a entendu ces dernières paroles. Il écoute et regarde. Il considère dans la pénombre don Sanche et doña Rose avec une sorte de surprise croissante. Ni l’un ni l’autre ne le voient. Don Sanche prend la main de doña Rose, et lève les yeux au ciel.

Oh ! qui donc viendra te protéger ?

TORQUEMADA.

Moi.

Tous deux se retournent, stupéfaits.

 

 

Scène IV

 

DON SANCHE, DOÑA ROSE, TORQUEMADA

 

TORQUEMADA.

Je vous reconnais.

DOÑA ROSE, étonnée, et comme recueillant ses souvenirs.

Ce vieillard !

TORQUEMADA.

Je suis l’homme

Condamné par Gomorrhe et frappé par Sodome,

Que vous avez aidé, vous, enfants inconnus.

J’étais dans le sépulcre et vous êtes venus.

Vous m’avez délivré. Vous êtes la colombe

Et l’aigle qui m’avez retiré de la tombe.

Vous êtes ceux à qui je dois de voir le jour.

Ah ! vous m’avez sauvé, maintenant c’est mon tour !

DOÑA ROSE.

C’est ce vieillard !

TORQUEMADA.

Je vois à vos robes de serge

Que vous êtes tous deux consacrés à la vierge.

Je vous retrouve tels que je vous vis d’abord.

Je n’étais plus vivant et je n’étais pas mort ;

Vous m’êtes arrivés d’en haut comme deux anges ;

Vous m’avez sauvé. Dieu, par des routes étranges,

Me ramène aujourd’hui, moi, dans votre chemin.

Vous appelez à l’aide et je vous tends la main.

Dieu, pour le surveiller, penche saint Dominique

Sur Pierre deux, et moi sur Fernand, prince inique.

Je passe et vous entends. Vous semblez en péril.

Êtes-vous prisonniers ? Quel secours vous faut-il ?

Dieu, pour faire un devoir quelconque, me procure

L’entrée en ce palais suspect, caverne obscure,

Je vous y trouve en peine, et ne m’étonne pas

Puisque Dieu nous conduit vous et moi pas à pas.

J’étais dans le tombeau, vous vîntes. Toi, captive,

Toi captif, vous tremblez dans ce lieu noir, j’arrive.

Sans moi vous péririez. Sans vous, j’étais perdu.

Vous fûtes imprévus, je suis inattendu.

Comment donc êtes-vous ici ? Comment y suis-je ?

Vous fûtes le miracle et je suis le prodige.

Dieu sait ce qu’il fait.

DON SANCHE, à doña Rose.

Oui, c’est lui !

TORQUEMADA.

Ne craignez plus !

Je suis là. J’entrevois quelque piège. Reclus

Et moine, je connais les hommes. Je vous aime.

Et je vous défendrai contre le roi lui-même.

DON SANCHE.

Vous êtes donc auprès du roi même ?

TORQUEMADA.

Au-dessus.

DON SANCHE.

Qui donc êtes-vous ?

TORQUEMADA.

Rien par moi. Tout par Jésus.

DON SANCHE.

Comment vous nommez-vous ?

TORQUEMADA.

Mon nom est Délivrance.

Je suis celui qui voit l’affreuse transparence

De la terre et l’enfer dessous ; et mes regards

Poursuivent les démons consternés et hagards,

Et j’aperçois en bas le gouffre qu’il faut craindre,

Le feu sombre, et je tiens l’urne qui doit l’éteindre.

Mais vous, dites-moi donc les noms que vous portez.

DON SANCHE.

Sanche, infant de Burgos.

DOÑA ROSE.

Rose, infante d’Orthez.

DON SANCHE.

Nous sommes fiancés.

TORQUEMADA.

Vous n’avez fait, je pense,

Que des vœux qu’on délie avec une dispense.

Mais comment se fait-il que vous soyez ici ?

DON SANCHE.

Le roi m’a mis de force au couvent. Elle aussi.

Nous nous sommes enfuis.

TORQUEMADA.

Vous payerez une amende.

Le roi payera plus cher, sa faute étant plus grande.

Que le cloître de Dieu soit la prison du roi,

C’est un crime, et nul n’entre au couvent malgré soi.

Vous êtes libres. Rose, espère ! Sanche, espère !

Que voulez-vous encor ?

DON SANCHE.

Nous marier, mon père.

TORQUEMADA.

Soit. Je vous marierai moi-même.

DOÑA ROSE.

Ô monseigneur !

Elle veut se jeter à ses pieds. Torquemada, d’un geste, l’en empêche.

TORQUEMADA.

Aux morts le paradis, aux vivants le bonheur ;

Voilà ce que j’apporte, et je tiens, humble et calme,

D’une main une torche et de l’autre une palme.

Soyez heureux !

DON SANCHE.

Ô joie ! oh ! je ne sais pourquoi,

Quand je suis près de vous, je ne crains plus le roi.

Si je craignais quelqu’un, ce serait vous. Vous êtes

Comme une providence étrange sur nos têtes.

Je vous sens formidable et suprême.

TORQUEMADA.

Rosa,

Comme Rachel qui vit Jacob et l’épousa,

Vous épouserez Sanche, et la grâce divine

Déjouera les projets du roi, que je devine.

Oui, je vous sauverai tous les deux. Comptez-y.

DOÑA ROSE.

Oh ! qui que vous soyez, prêtre, évêque, merci !

Père, soyez béni. Ge fut une heure auguste

Que celle où Dieu permit, ô vieillard saint et juste,

Que nous entendissions vos cris dans le tombeau !

DON SANCHE.

Je m’en souviens, j’y suis encore, il faisait beau,

On était en avril, moi je cueillais des roses,

Elle courait après les papillons, les choses

Que nous disions tout bas se mêlaient au soleil,

Le soir vint, tout à coup j’entends un cri, pareil

À l’appel d’un mourant, et je vois une pierre,

Et j’écoute...

DOÑA ROSE.

Et tu dis : Un homme est sous la terre !

Sauvons-le ! Mais la pierre était trop lourde, hélas !

DON SANCHE.

Rose, une croix de fer était tout près...

DOÑA ROSE.

Tu l’as

Arrachée.

Mouvement d’épouvante de Torquemada.

DON SANCHE.

Oui, j’ai pris la croix, bon levier, certes,

Et grâce à cette croix la tombe s’est ouverte.

Et vous êtes sorti du sépulcre, vivant.

TORQUEMADA, à part.

Ô ciel ! ils sont damnés !

DON SANCHE.

À nous deux, moi levant

La pierre, elle pesant sur la barre et penchée,

Nous ouvrîmes la fosse.

TORQUEMADA, à part.

Une croix arrachée !

Sacrilège majeur ! Le feu, l’éternel feu

Sous eux s’entr’ouvre ! Ils sont hors du salut ! Grand Dieu !

Les voilà hors de l’ombre immense du calvaire !

Malheureux ! ce n’est plus au roi qu’ils ont affaire,

C’est à Dieu.

À don Sanche et à doña Rose.

Ce levier de fer, êtes-vous sûrs

Que c’était une croix ?

DON SANCHE.

Certes ; au pied des vieux murs,

Elle était là debout dans de l’herbe séchée,

Je l’ai prise en mes poings.

TORQUEMADA, à part.

Une croix arrachée !

Une croix ! – C’est égal. Sauvons-les. – Autrement.

Il leur fait de la main un signe d’adieu.

À tout à l’heure.

DON SANCHE.

Ici, dans ce sombre moment,

Nous n’avons pas d’amis, nous n’avons pas d’asiles,

Notre salut, c’est vous, seigneur.

TORQUEMADA.

Soyez tranquilles.

Oui, je vous sauverai.

Il sort par le fond, et on le voit lentement s’enfoncer et disparaître dans la descente de l’escalier.

 

 

Scène V

 

DON SANCHE, DOÑA ROSE

 

DOÑA ROSE.

Rendons grâce à genoux.

Secours d’en haut ! Dieu fait des miracles pour nous.

Comme on espère vite ! est-il pas vrai, don Sanche ?

Et comme on se reprend n’importe à quelle branche !

L’homme sauvé par nous est dans cette maison

Et nous sauve ! Oui, j’ai foi, j’espère. Ai-je raison ?

Trouves-tu ?

DON SANCHE.

Certes ! espère, ange ! Il nous doit la vie,

Il nous la rend. Espère ! Ah ! j’ai l’âme ravie,

Je suis comme ivre.

Il l’attire à lui.

Viens ! viens ! respirons enfin !

Oh ! cette ombre que fait l’aile du séraphin,

Je la sens sur nos fronts après tant de désastres.

Une main est ouverte entre nous et les astres.

DOÑA ROSE.

Oui, c’est la main de Dieu qui nous protège.

DON SANCHE.

Oh ! dis,

Entends-tu s’approcher des voix du paradis ?

Lui montrant le parc et les massifs d’arbres.

Toute cette nature est comme un bruit de lyre.

DOÑA ROSE.

Ah ! quand on se revoit, tout ce qu’on veut se dire

Vous arrive à la fois aux lèvres, le passé,

Le présent, ce qu’on a souffert, voulu, pensé,

Tant de nuits sans sommeil. Dieu, sa miséricorde,

Les hommes, si méchants... Enfin l’âme déborde.

On dit : Je t’aime ! alors on voit qu’on a tout dit.

Ami, j’ai bien pleuré ! Quand l’espoir se perdit,

Quand je me vis au fond de ce cloître emmenée,

Oh ! quand je vis le fil de notre destinée

Se rompre, et nos deux cœurs l’un de l’autre arrachés,

Et les projets du roi vaguement ébauchés,

Horreur ! je me sentis tendre, invincible, forte,

Fière, et j’ai souhaité bien des fois être morte.

Un vague clair de lune commence à se mêler aux perspectives obscures de l’horizon.

DON SANCHE.

Et moi, si tu savais !... Mais, Rose, oublions tout.

Le cœur seul est vivant, l’amour seul est debout.

Tout le reste s’écroule et meurt, nous allons être,

Oui ! mariés, sauvés ! Moi, je crois en ce prêtre.

Il nous rend ce qu’il a reçu de nous. Aimons !

Vivons ! Vois se lever la lune sur les monts,

Vois ces eaux, vois ces bois qu’emplit une âme immense,

Toute cette beauté, Rose, est de la clémence.

Toute cette douceur éparse en ce beau lieu

Nous ordonne de croire et nous répond de Dieu.

Ne crains plus rien, belle âme innocente apaisée !

La douleur, c’est le lys ; l’espoir, c’est la rosée.

La douleur s’ouvre, et Dieu d’en haut pleure attendri,

Et c’est là l’espérance. Oui, nos deuils, notre cri,

L’ont ému. Des gardiens inconnus nous préservent.

Je vois autour de nous des ombres qui nous servent.

Que te dire ? Je t’aime ! Ah ! nous sommes vainqueurs.

Et tout le bleu profond du ciel entre en nos cœurs.

Espérons !

DOÑA ROSE.

Oui, je sens que quelqu’un nous délivre.

Oui, j’espère. Espérer, c’est naître.

DON SANCHE.

Aimer, c’est vivre.

DOÑA ROSE.

Qu’avais-je dans l’esprit ? Ah ! voilà ! je voudrais

Te dire que je t’aime !

DON SANCHE.

Approche alors.

Elle approche.

Tout près.

Elle approche. Tous deux tombent sur le banc, doña Rose dans les bras de don Sanche.

DOÑA ROSE, le contemplant.

Ô don Sanche ! ô mon roi ! quel beau front que le vôtre !

DON SANCHE.

Rose, nous allons être à jamais l’un à l’autre.

Rose, comme c’est vrai ! Dieu vient quand vous priez.

Oh ! comprends-tu ce mot céleste, mariés !

Beauté, pudeur, ton corps sacré, ta chair bénie,

– Oh ! les rêves du cloître ! oh ! l’ardente insomnie ! –

Être l’époux ! saisir l’ange éperdu qui fuit !

Te voir à chaque instant, te parler jour et nuit,

Tous les mots du bonheur, t’entendre me les dire

Tremblante, et les venir baiser sur ton sourire !

Avoir le paradis pour joug et pour devoir !

Et, qui sait ? bientôt, Rose, oh ! ne rougis pas ! voir

Entre ses petits doigts adorés un doux être

Presser ton sein charmant, moi l’amant, lui le maître !

L’entendre bégayer de ses lèvres de miel :

Mère !

DOÑA ROSE, avec adoration.

Il te dira : Père, ô mon bien-aimé !

Pendant leur extase, au fond, en arrière et au-dessous de la coupure de l’escalier, apparaît le haut d’une bannière noire. La bannière monte lentement. On la voit tout entière. Au centre il y a une tête de mort et deux os en croix, blancs sur le fond noir. Cela grandit et approche. Don Sanche et doña Rose se retournent pétrifiés.

La bannière continue de monter. On voit apparaître la cagoule du porte-bannière et à droite et à gauche les cagoules de deux files de pénitents blancs et noirs.

DON SANCHE.

Ciel !

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