L'Étrangère (Alexandre DUMAS Fils)

Comédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 14 février 1876.

 

Personnages

 

LE DUC MAXIMIN DE SEPTMONTS

MAURICEAU

RÉMONIN

GÉRARD

CLARKSON

GUY DES HALTES

D’HERMELINES

DE BERNECOURT

CALMERON

CATHERINE DE SEPTMONTS

MISTRESS CLARKSON

LA MARQUISE DE RUMIÈRES

MADAME D’HERMELINES

MADAME CALMERON

DOMESTIQUES

 

La scène se passe à Paris.

Le 1er, le 2e, le 4e et le 5e acte chez la duchesse, le 3e acte chez mistress Clarkson.

 

 

PRÉFACE

 

Une école nouvelle ou plutôt qui se croit telle, soutenait dernièrement cette thèse, qu’il faut introduire le naturalisme dans le théâtre, et que là est le seul moyen de le renouveler et de le relever. Le naturalisme serait, selon cette école, la représentation absolument exacte, sur la scène, dans le fond et dans la forme, non-seulement de toutes les émotions de l’âme et de tous les actes de la vie, mais encore du langage dont l’être humain se sert, selon son tempérament et sa classe, pour exprimer ces différentes émotions.

L’école n’est pas nouvelle et la thèse n’est pas neuve. Toutes les littératures, y compris la littérature dramatique, ont toujours eu pour première base, sinon pour dernière fin, la recherche et la représentation, aussi fidèles que possible, de la nature, avec une conclusion philosophique déduite de cette étude et de cette représentation. Quant à l’expression, elle dépend et elle dépendra éternellement du génie particulier de l’écrivain. Chacun a sa manière de voir les choses et de les dire, et c’est très heureux ; c’est ce qui fait la variété infinie de l’art. Reste à savoir jusqu’où doit aller l’expression.

Aristophane et Shakespeare ont poussé la vérité du langage, dans de certaines situations, jusqu’à la crudité ; ont-ils jugé cette forme nécessaire à leur pensée ? ou bien sont-ils descendus jusqu’à un certain public dont ils avaient besoin ? En tous cas, est-ce pour cela qu’ils sont Aristophane et Shakespeare ? Je ne le crois pas, et s’ils avaient dit les mêmes choses, ce qui était facile, en un langage que tout le monde pût accepter, ils auraient regagné en haut le public qu’ils auraient perdu en bas, ils auraient été plus utiles et plus moralisateurs, en rendant ainsi leurs œuvres accessibles à qui pouvait le mieux les comprendre.

Quand Othello tue Desdémone, ce qui est dramatique, ce qui est émouvant, ce qui est vrai, c’est que cet homme, si sincèrement et si purement épris de cette épouse sans tache, en arrive, sous l’empire de la jalousie, non-seulement à la tuer comme une bête fauve, mais à l’insulter comme la dernière des courtisanes. Oui, dans cet état de passion, l’homme le plus noble, le plus épris et jusque-là le plus respectueux, aura instinctivement et logiquement besoin d’accompagner, de doubler l’acte qu’il commet des paroles les plus grossières et des épithètes les plus outrageantes. Oui, la femme qui a trompé un amour comme celui d’Othello mériterait qu’en la tuant son époux la marquât d’un des noms qu’on donne aux filles de la rue ; mais les noms que la colère et le mépris ont inventés pour flétrir ces malheureuses sont si nombreux, que je me demande si l’auteur ne devra pas employer un de ceux que tout le monde connaît et accepte, – et qui en dit tout autant, – plutôt que celui dont se sert Shakespeare. Une femme comme Desdémone se trouvera tout autant insultée si son mari lui applique le mot générique de « prostituée », qui est un mot qu’elle connaît certainement, ne fût-ce que pour l’avoir lu dans la Bible, que s’il lui applique celui qui est dans le texte anglais et qu’elle ne connaît certainement pas. Où la chaste fille de Brabantio aurait-elle jamais entendu ce mot de barrière, de caserne et de lupanar ? Il est vrai que Brabantio, quand il dit à sa fille en la chassant ce qu’il lui dit, a l’air d’un père qui a pu quelquefois, devant elle, quand il était irrité, se servir d’expressions aussi colorées que celles dont se sert Othello à la fin. Dans les deux cas, Shakespeare a eu tort, ou du moins les trois cents ans qui ont consacré ses chefs-d’œuvre ne lui ont pas encore donné raison sur ce point-là.

Ce que dit la nouvelle école en question, Boileau, qu’elle méprise sans doute, l’a dit dans ce vers bien connu :

 

J’appelle un chat un chat et Rolet un fripon,

 

ce qui n’empêchait pas son ami et contemporain Molière de se tenir, avec les mots, dans une mesure qu’il savait être la bonne. La mesure, la proportion et le goût sont en effet ce qui constitue la supériorité de notre esprit national, et les merveilleuses scènes d’Alcmène et d’Amphitryon, de Cléanthis et de Sosie, où l’auteur force tous les spectateurs à voir ce qu’il ne veut pas leur montrer et à rire du mot qu’il ne leur dit jamais, resteront les exemples achevés, éternels, et probablement inimitables, de l’art de tout dire devant un public qui ne doit pas tout entendre.

Mais Boileau, qui écrivait ce vers par lequel il s’engageait à appeler toutes choses par leurs noms, Boileau n’écrivait pas pour le théâtre, et il avait bien autrement de latitude que son grand ami.

Peut-être l’écrivain qui a soulevé, ou plutôt qui a repris ce débat, car il n’est pas nouveau non plus ; et personne n’ignore la phrase imagée par laquelle, il y a plus de cent ans. Voltaire mettait fin à une discussion de ce genre, peut-être l’écrivain qui a repris le débat a-t-il été induit en erreur lui-même par l’habitude qu’il avait prise d’exprimer sa pensée dans le livre et par le grand bruit que venait de faire un de ses romans, écrit en un style d’une couleur inusitée jusqu’alors, mais approprié bravement aux gens et aux choses qu’il avait eu l’idée de montrer.

Le livre n’est pas la scène ; la communication, l’optique, la sonorité ne sont pas les mêmes ; le livre peut dire aisément tout ce que le théâtre dirait ; la scène ne pourra jamais dire tout ce que dira le livre, pas plus qu’on ne peut toujours, quand on est trois, dire tout ce qu’on peut dire quand on est deux. Au théâtre, on est toujours trois.

Le livre parle bas, dans un coin, portes et fenêtres closes, à une personne seule ; il procède à la fois de l’alcôve et du confessionnal ; tandis que le théâtre s’adresse à douze ou quinze cents personnes réunies, et procède de la tribune et de la place publique. Nous avons tous lu les Confessions de Jean-Jacques. Pas un de nous qui n’ait admiré, sans en rougir, l’étrange scène du Maure, si franchement, si habilement, si audacieusement présentée, semblable, avec toute la lumière concentrée sur un seul personnage et le reste du tableau dans la demi-teinte, à une belle eau-forte de Rembrandt. Quel est celui de nous, même s’il n’y avait ni une femme ni un enfant dans la salle, qui tolérerait la représentation de cette scène sur le théâtre ? Et où trouver l’acteur qui s’en chargerait ?

La peinture de la vérité en public a donc des limites, et l’auteur du roman dont nous parlions tout à l’heure a dû le reconnaître lui-même, quand il a voulu tirer un drame de ce roman. Comme il ne voulait pas se déjuger et qu’il sentait l’impossibilité d’appliquer ses théories (il avait cependant là une belle occasion !), il a confié l’exécution de sa pièce à des hommes de théâtre, dont le premier soin a été de ne pas laisser dans l’œuvre destinée à la scène une seule des expressions qui faisaient la saveur particulière de l’œuvre imprimée. Et quand il a fallu qu’un des personnages tombât du haut d’un échafaudage sur le pavé, représenté d’ailleurs par des planches, on a dû renoncer à la vérité absolue, et s’en tenir a un modeste mannequin. Les concessions à la convention théâtrale étaient donc devenues indispensables non-seulement dans le fond, mais dans la forme.

Le livre n’a jamais besoin de substituer un cadavre en crin à un véritable cadavre, une vessie remplie de liqueur rouge à un véritable jet de sang. Un écrivain quelque peu coloriste vous fera passer sous les yeux, et même sous le nez, toutes les images qu’il voudra, et vous pleurerez, frissonnerez et cesserez de respirer comme devant la réalité même. Mêmes facilités pour les peintures de l’amour. Sans prendre comme exemples Boccace, M. de Sade, Crébillon fils, dont les récits ne pourraient être transportés sur le théâtre ni avec leur forme, ni avec leur fond (il n’y a pour s’en convaincre qu’à voir comment Shakespeare lui-même modifie Boccace quand il lui emprunte un sujet), sans prendre comme exemples les auteurs ci-dessus, ne lit-on pas tous les jours, dans des romans, des phrases comme celle-ci :

« À ce mot, le jeune homme comprit qu’il était aimé ; il prit la tête de Julie (ou de Christine, ou de Gabrielle ; le nom ne fait rien à l’affaire) ; il prit la tête de Julie dans ses deux mains, et il appuya longuement ses lèvres frémissantes sur les lèvres de la jeune fille, qui tomba dans ses bras et se sentit défaillir. »

Rien de plus courant, rien de plus banal qu’une pareille phrase. Eh bien, représentez-vous un jeune premier appuyant longuement ses lèvres frémissantes sur les lèvres d’une ingénue qui, en tombant dans ses bras, devra exprimer la défaillance, et figurez-vous ce qui se passera dans la salle.

Voilà ce qui a égaré notre confrère. De ce qu’il a pu, dans le livre, présenter et développer certains cas particuliers, et leur donner l’expression, la forme et la couleur qu’ils ont dans la nature, il a conclu que l’on peut, que l’on doit user du même procédé au théâtre ; il s’est trompé. Qu’il ne s’afflige ni ne se révolte plus qu’il ne convient. Dans tous les arts, il y a une part plus ou moins grande, mais indispensable, à faire à la convention. La sculpture n’a pas la couleur, la peinture n’a pas le relief, et elles sont bien rarement l’une et l’autre dans les dimensions de la nature qu’elles représentent. Plus on donnerait à une statue les colorations de la vie, plus on lui infligerait les apparences de la mort, parce que, dans l’attitude définitive à laquelle la condamne la matière dont elle est faite, il lui manquerait toujours le mouvement qui, bien plus que la couleur et la forme, est la preuve de la vie. Si l’art n’était que la reproduction exacte de la nature, il resterait toujours inférieur à elle, puisqu’il ne pourrait jamais prétendre ni à l’ampleur, ni à retendue, ni à la fécondité, ni à l’ensemble, ni à la variété du modèle, et, constaté inférieur, il deviendrait inutile ; tandis que, s’il est toujours au-dessous de la nature prise dans sa totalité, il peut être son égal, il peut être supérieur à elle quand il fait son choix dans ses innombrables parties. Il faut évidemment qu’on sente, qu’on retrouve, qu’on admire toujours la nature dans l’art, mais, nous le répétons, vue, interprétée et restituée d’une certaine façon par le génie particulier de l’artiste. Elle est la base, elle est la preuve, elle est le moyen, elle n’est pas le but. L’artiste, le véritable artiste a une plus haute et difficile mission que celle de reproduire ce qui est ; il a à découvrir et à nous révéler ce que nous ne voyons pas dans tout ce que nous regardons tous les jours, ce que seul il a la faculté de percevoir dans cet ensemble en apparence ouvert à tous, et, s’il emprunte à la création, ce n’est que pour créer à son tour. Qu’il tienne l’ébauchoir, la plume ou le pinceau, l’artiste ne mérite véritablement ce nom que lorsqu’il donne une âme aux choses de la matière, une forme aux choses de l’âme, que lorsque, en un mot, il idéalise le réel qu’il voit et réalise l’idéal qu’il sent.

Maintenant je m’explique aisément qu’un écrivain de très bonne foi ne comprenne pas comment un art qui, comme le nôtre, a justement à sa disposition toutes les ressources dont les autres arts n’ont que quelques-unes, la forme comme la statuaire, la couleur comme la peinture, le mouvement, la parole, le personnage humain tout entier, homme et femme, comment un tel art, qui est la nature même, est soumis à tant de conventions ? Par la raison bien simple que cet art, avec tous les moyens dont il dispose, est appelé à représenter la « vie de relation », comme disent les physiologistes, laquelle n’est elle-même, le plus souvent, qu’une convention perpétuelle.

Si fréquents, si connus, si nécessaires, si agréables, si nobles que soient certains actes de la vie, n’est-il pas convenu que nous ne les accomplirons pas les uns devant les autres, quelle que soit l’intimité. Pourquoi cette convention absolument contradictoire dans la vie réelle avec les volontés si expresses de la nature ? Pourquoi est-ce justement ce qu’elle exige le plus de nous que nous essayons le plus de voiler non-seulement aux autres, bien qu’ils soient dans le même cas que nous, mais de nous voiler à nous-mêmes, qui savons cependant bien à quoi nous en tenir ? C’est le résultat de certaines délicatesses faisant partie aussi de la nature humaine qui en ont décidé de la sorte, et qui ont eu raison ; mais cette convention ne se borne pas aux choses du corps, elle s’étend aux choses de l’âme, de l’esprit, du langage.

Cette vérité absolue que l’on veut que nous montrions et disions sur le théâtre, où sera la preuve qu’elle est absolue, qu’elle est la vérité ? Où la voyons-nous sur le reste du globe ? Qui la dit autre part ? Qui peut prétendre la savoir ?

Est-ce la religion ? Alors pourquoi tant de religions différentes et pourquoi tant de schismes dans chacune ? Est-ce la politique ? Passons ; nous causons sérieusement. Est-ce la science ? Pourquoi tant d’écoles alors, spiritualiste, matérialiste, positiviste ? Sont-ce les mathématiques, la logique ? Alors, si avec une voiture à deux chevaux je vais de Paris à Saint-Cloud en une demi-heure, avec quatre chevaux j’y serai en un quart d’heure, avec huit chevaux j’y serai tout de suite, avec seize chevaux me voilà revenu avant d’être arrivé et même parti. Cette vérité absolue est-elle dans ce que nous voyons ou touchons ? Je plonge à moitié un bâton dans une eau claire et transparente, mes yeux me font voir la partie immergée formant un angle, et je sais que le bâton est droit. Je passe mon doigt du milieu sur mon index et je roule sur ma table une boulette entre les extrémités de ces deux doigts ainsi posés, mes doigts sentent deux boulettes, et je suis certain qu’il n’y en a qu’une. Il y a donc des cas où les mathématiques et la logique nous trompent, où notre vue, notre toucher, nos sens enfin nous trompent aussi. Ce n’est pas tout ; la convention dans la vie collective est telle que, là même où l’on jure sur le Christ de dire la vérité, rien que la vérité, devant un tribunal (je ne parle pas du prêtre et du médecin qui refusent nettement de la dire au nom du secret professionnel), la convention est telle, qu’il est des circonstances où un témoin qui a juré de dire la vérité sera conspué par l’auditoire et secrètement désavoué par les juges qui la lui demandent, s’il la dit. Ce que je vais raconter est peut-être un souvenir ; j’aime mieux en faire une hypothèse.

Supposons un mari jaloux amené en cour d’assises pour avoir voulu tuer sa femme parce qu’il croyait, ce que confirmait la rumeur publique, qu’elle avait un amant. Pas de flagrant délit. L’homme qui passe pour avoir été cet amant est appelé comme témoin, bien entendu.

Le Président. – Vos nom, prénoms, profession, âge, etc.

Le témoin répond à ces questions.

Le Président. – Vous jurez de dire la vérité, rien que la vérité ?

Le témoin. – Oui.

Le Président. – Levez la main et dites : Je le jure.

Le témoin, levant la main vers le Christ. – Je le jure.

Le Président. – Avez-vous eu des relations intimes avec la femme de l’accusé ?

Le témoin. – Oui.

Toute la salle avec indignation : Oh !

Pourquoi cette indignation de toute la salle ? Parce qu’un homme interrogé par la justice humaine et qui a juré sur la justice divine de dire la vérité, dit cette vérité qu’il a juré de dire ? S’il ne la dit pas, non-seulement il manque au serment qu’il vient de faire, il est parjure et sacrilège, mais il va taire condamner le mari qu’il a trompé, et pour qui son aveu sincère serait l’excuse et l’acquittement sans doute. Et cependant toute la salle et les juges eux-mêmes honniront cet homme. Pourquoi ? Parce qu’il aura manqué aux conventions les plus élémentaires de la délicatesse en amour.

Alors, pourquoi demander à des gens, au nom de la justice et sur serment, des vérités qu’il est convenu qu’au nom de l’honneur ils ne doivent pas dire ?

De déductions en déductions et de subtilités en subtilités, nous en arriverions à cette formule radicale : la seule vérité qui existe c’est que la vérité n’existe pas.

Nous n’irons pas jusque-là. Il y a des vérités de fait ; il y en a d’expérimentation dans l’ordre physique ; il y en a aussi d’observation dans l’ordre moral, mais beaucoup moins, et toujours plus ou moins contestables. C’est justement à celles-là que nous empruntons pour le théâtre ; or, si le public qui s’est rendu à un procès criminel pour connaître les détails absolument vrais d’un fait absolument prouvé, où l’honneur et la vie d’un accusé sont en jeu, si ce public plein de respect pour la loi et les juges, lesquels ont le droit de punir de dix années d’emprisonnement la fausse déclaration d’un témoin, si ce public admet, exige, dans certains cas, au nom d’une convention qui est qu’un homme qui a été l’amant d’une femme, quelle qu’elle soit, ne doit jamais le dire, comment voulez-vous que ce public, quand il vient au théâtre, accepte qu’on lui dise, là, toute la vérité, à l’appui de faits qui ne sont jamais eux-mêmes que des fictions plus ou moins habilement combinées ?

Le mari, que nous venons de voir tout à l’heure en cour d’assises et qui, jaloux comme Othello, a frappé comme lui, était-il, bien que la passion dont il était animé fût réelle et que le fait fût vrai, était-il dans la vérité absolue ? Et si nous avons à représenter au théâtre ce fait et cette passion, est-ce toujours selon Othello et cet homme que nous devrons conclure ? Évidemment non ; le fait a amené chez ces hommes des conséquences qui eussent pu être toutes différentes chez d’autres individus.

Il y a, dans cette situation, des maris qui pardonnent, d’autres qui plaident, d’autres qui spéculent, d’autres qui ferment les yeux, d’autres qui rient. Une fois une de ces situations admises, me dira-t-on, ce que nous demandons, c’est qu’elle soit représentée selon la nature, telle qu’elle se manifesterait dans la vie réelle, avec les sentiments et même le langage qu’elle comporterait, et selon la condition sociale, intellectuelle, morale des individus.

Soit ! Je suppose que, tout au contraire d’Othello et de l’accusé dont nous parlions le mari, que je mettrai en scène, soit absolument indifférent à l’événement, cela se voit.

Si ce mari est un homme du monde, au moment où il découvrira le fait, il dira : « Que m’importe ! »

S’il est un bon bourgeois, un peu voltairien, il dira : « Je m’en moque ! »

S’il est un petit commis, ou un petit employé, il dira : « Je m’en fiche ! »

S’il est un maçon, ou un charretier, il dira – quoi ? Vous voulez lui faire dire sur le théâtre ce qu’il dirait dans la réalité ? Essayez.

Savez-vous jusqu’où l’on peut aller, sur la scène, comme expression complète d’un sentiment ? Frédérick Lemaître y est allé ; il a touché, ce jour-là, le point extrême où la vérité et la convention s’unissent, et il en a tiré un très grand effet. C’était dans une pièce de mon père, dans Kean. Au quatrième acte, Kean, pour une question de jalousie aussi, refuse de jouer. Le régisseur le supplie ; Kean refuse. On entend dans la coulisse le public qui crie et trépigne.

 

LE RÉGISSEUR, à la porte.

On va lever le rideau, monsieur Kean.

KEAN.

Je ne suis pas prêt.

LE RÉGISSEUR.

Mais vous avez dit qu’on pouvait sonner.

KEAN.

Allez au diable !

LE RÉGISSEUR se sauve en criant.

Ne levez pas le rideau ! ne levez pas le rideau !

KEAN, à part.

Que faire ? comment la prévenir ? Je ne puis y aller, je ne puis lui envoyer...

DARIUS.

Eh bien, monsieur Kean, votre perruque ?

KEAN.

Laissez-moi tranquille.

Bruit au dehors.

SALOMON.

Maître, entendez-vous ?

LE PUBLIC, criant et trépignant.

La toile ! la toile ! le rideau !

SALOMON.

Le public s’impatiente.

KEAN.

Qu’est-ce que ça me fait, à moi ?

 

Que faisait Frédérick à ce mot-là ; il prenait une chaise, il la brisait sur le sol, et il s’écriait : Qu’est-ce que ça me f...ait, à moi ?

De l’inquiétude que, pendant une demi-seconde, le public avait eue que l’acteur ne prononçât le mot qui lui venait aux lèvres, du soulagement qu’il éprouvait à ne pas l’avoir entendu, du plaisir délicat que lui causait cette combinaison de la réalité et du goût dans le jeu de cet admirable artiste, il résultait un effet immense que non-seulement le mot vrai n’eût jamais pu atteindre, mais qui eût été en sens contraire. Là où il y eut applaudissements il y aurait eu sifflets et sifflets mérités, parce qu’il n’y a aucune raison pour que nous nous servions, devant les femmes qui sont dans une salle de spectacle, des expressions dont nous ne nous servons jamais devant les femmes qui sont dans un autre lieu, et que, pour les hommes, le sous-entendu suffit.

Ce même Frédérick, dans celle même pièce, donnait encore mais cette fois sans que le public s’en doutât, une autre preuve de la convention qui existe dans tous les arts et qui, selon quelques autres et moi, leur est nécessaire. Au troisième acte, il y a une scène où Kean, ayant appris qu’un misérable s’est servi de son nom pour enlever une jeune fille, se trouve en face d’un homme masqué qu’il suppose être ce misérable ; et, comme celui-ci veut rester inconnu et se dérober, Kean lui barre le passage et lui dit :

 

Si vous n’ôtez pas votre masque, je jure Dieu que je vous l’arracherai.

LORD MESVIL.

Monsieur !

KEAN.

Hâtez-vous, hâtez-vous, milord.

Lord Mesvil fait un mouvement pour sortir.

KEAN, lui saisissant le bras droit de la main gauche.

Oh ! vous ne sortirez pas ; c’est moi qui vous le dis.

 

Un jour, à une répétition, l’acteur qui jouait le rôle de lord Mesvil dit à Frédérick :

« Mais, monsieur Frédérick, si je voulais me sauver, je le pourrais ; je ne sens même pas votre main gauche sur mon bras.

– Mais, monsieur, lui répondit Frédérick, pourquoi voulez-vous que je me fatigue à vous serrer le bras ? c’est à vous de faire croire que je vous le serre. »

Frédérick avait raison. Comme il était un maître dans son art, il savait de combien dé conventions là vérité dramatique est faite.

Ce que l’on pourrait à bon droit, mais tout aussi inutilement peut-être, reprocher au théâtre, et ce qui est bien plus grave que la convention dans l’expression des sentiments, c’est la convention dans les sentiments mêmes. Non-seulement il y a des mots que le spectateur ne veut pas entendre, mais il y a telle situation qu’il ne veut jamais admettre, bien qu’il la coudoie tous les jours dans la vie, bien qu’elle soit quelquefois la sienne, peut-être parce qu’elle est la sienne.

Ainsi nous ayons tous rencontré, nous connaissons tous au moins une de ces femmes mariées, trompées, délaissées, maltraitées par leur mari, qui après de longs jours d’humiliations, de solitude, d’ennui, et croyant en même temps obéir à une irrésistible impulsion de son cœur, poursuivie depuis longtemps par un homme qui lui promet un amour, un dévouement, une fidélité, on respect éternels, se laisse convaincre et succombe. Personne n’exige, je pense, que je me serve d’un mot plus clair. Il se trouve alors que cette femme, qui se plaignait qu’on l’avait trompée en lui donnant le mari qu’elle a eu, se trompe à son tour en cédant à l’amant qu’elle prend. Elle est tombée sur un simple libertin, qui, après avoir obtenu d’elle ce qu’elle aurait si bien fait de lai refuser, l’abandonne, tout comme a fait le mari, et passe à une autre. Aimez-vous mieux que ce soit elle qui s’aperçoive la première que cet homme n’était pas digne du sacrifice qu’elle lui a fait et qu’elle revienne sur ses pas, cette première faute commise ? Ce cas est plus rare, beaucoup plus rare, mais il est possible, et je l’admettrai si vous voulez, pour que notre héroïne soit plus digne d’intérêt.

Cette femme, séparée de son mari et de son amant, pour une raison ou pour une autre, est belle, jeune encore, et la voilà retombée dans l’abandon avec de nouveaux regrets doublés maintenant d’un remords. Vous voyez que je fais bien les choses ; j’admets aussi les remords.

Ne peut-il pas cependant advenir, après un temps plus ou moins long consacré à ces remords et à ces regrets, ne peut-il pas advenir que cette femme rencontre un galant homme qui connaisse et comprenne cette première défaillance, qui l’excuse et qui, aimant sincèrement cette femme, lui consacre sa vie, l’épouse même si elle devient veuve ? Ne peut-il pas advenir, enfin, que cette femme ayant déjà appartenu à deux hommes, un mari que sa famille lui avait donné, un amant qu’elle s’est donné elle-même, ne peut-il pas advenir que cette femme n’ait jamais aimé et s’aime, jusqu’à la fin de ses jours, que le troisième possesseur ? La vie réelle n’offre-t-elle pas plus d’un exemple de ce genre, et, si l’on fouillait avec quelque persévérance dans les liaisons des femmes du monde et dans leurs secondes noces, êtes-vous sûr qu’on ne trouverait pas plus de seconds et de troisièmes que de premiers ; ce qui faisait dire si justement à La Rochefoucauld : « Il est plus facile de trouver une femme qui n’a pas eu d’amant, qu’une femme qui n’en a eu qu’un. » Déjà en 1671 !

Eh bien, malgré les exemples fréquents, malgré La Rochefoucauld, je défie le plus grand critique et le plus grand auteur dramatique même réunis en une seule personne, de rendre cette dite femme intéressante au théâtre, en la prenant, bien entendu, au moment où elle va dire au public avec toutes les convenances et conventions reconnues nécessaires plus haut, qu’elle compte appartenir à un troisième homme et que décidément elle n’a jamais aimé que celui-là. Notre public, et c’est tout naturel dans un pays où le divorce n’existe pas et où l’indissolubilité du mariage prépare tant d’excuses à la femme, notre public non-seulement pardonne toujours le premier amant d’une femme mariée, mais il l’attend. En revanche, il ne pardonnera jamais le second, quelque habileté que déploie l’auteur, quelques raisons que fasse valoir l’héroïne. Pour le public une femme ne peut avoir appartenu qu’à deux hommes, un mari qui s’est conduit d’une façon abominable, cela va sans dire, et un amant qui adore celle femme, qui l’adorera jusqu’à la fin de ses jours, qui a toutes les délicatesses, toutes les grandeurs et qui est toujours prêt à mourir pour elle, c’est bien entendu. Si cet amant abandonne cette femme, celle-ci, devant le public, doit en avoir fini avec l’amour ; si jeune qu’elle soit encore, sa vie est brisée ; elle ne vivra plus que dans la retraite vît l’on devra quitter la salle bien certain qu’après cette dure leçon, notre héroïne ne recommencera plus jamais, jamais. À son second amant, la femme mariée n’est plus, sur la scène, qu’une coutumière du fait qui ne mérite aucune sympathie.

Le public n’admet jamais non plus qu’un héros de théâtre épouse une femme qu’il sait avoir eu un amant avant lui, sans que le futur mari n’ait préalablement tué son prédécesseur dans un duel où Dieu devra toujours opter pour le second. Cependant il acceptera peut-être, mais avec moins de bonne grâce et de confiance, un départ de l’amant pour un pays très éloigné avec toutes les garanties possibles, (comment les lui donner ?) que les deux époux ne le rencontreront plus. Ce dénouement est moins d’usage depuis qu’il n’y a plus de couplets dans les comédies de mœurs. L’auteur des Idées de madame Aubray est probablement le premier et le seul qui ait osé, au théâtre, battre en brèche ce dénouement traditionnel. Camille Aubray épouse Jeannine sans tuer Tellier dont elle a cependant un enfant et sans que rien indique dans la pièce que le jeune ménage ne rencontrera jamais le suborneur. C’est une audace qui a été bien reprochée à l’auteur et que je ne conseillerais à personne de recommencer.

Mais, me direz-vous, comment se fait-il alors que le public ait tant applaudi et tant pleuré à la Dame aux Camélias, qui a jusqu’à trois amants devant le public, sans compter tous ceux qui ont précédé l’exposition de la pièce ? Courtisane, Monsieur, courtisane ! Ce n’est plus la même chose. Une courtisane, c’est-à-dire une femme qui a eu assez d’amants pour n’avoir pas su les noms de tous et pour avoir oublié les noms de quelques autres, une courtisane pourra toujours trouver miséricorde et même sympathie devant le public, parce qu’elle pourra toujours rejeter ses fautes sur la misère, sur l’ignorance, sur les mauvais exemples ou la vénalité de ce qui lui a servi de famille. Une courtisane pourra toujours dire qu’elle n’a pas aimé un seul des hommes auxquels elle a appartenu ; qu’elle les haïssait même parce que chacun d’eux lui apportait un opprobre nouveau et l’enfonçait de plus en plus dans la fange et dans la honte ; cela ne sera peut-être pas vrai, mais elle pourra le dire, et pouvoir donner une excuse, pour tout le monde et surtout pour la femme, équivaut souvent à l’innocence ; cela place même quelquefois le coupable au-dessus de l’innocent, par l’émotion que causent le repentir et les larmes.

Cette excuse, la femme mariée, la femme du monde surtout, instruite, bien élevée, matériellement indépendante, munie de toutes les morales de la religion et de la famille, ayant reçu un nom honorable qu’elle a à léguer tel qu’elle l’a reçu, aux enfants qui naîtront ou qui sont nés d’un mariage régulier, consenti, respecté, la femme mariée quand elle dévie, n’a pas, il faut bien le reconnaître, les excuses de l’autre, ou du moins elle ne les a, elle ne peut les avoir, toujours pour le public, qu’une seule fois. Elle ne joue pas seulement sa vie et son honneur comme la femme libre, elle joue la vie et l’honneur de tous les siens, pendant plusieurs générations peut-être. Les conséquences de sa faute peuvent être désastreuses pour les êtres qui en sont le plus innocents, et qui doivent lui être lé plus chers ; elle a d’autant plus de responsabilités qu’elle avait plus de privilèges ; si elle se trompe une fois, tant pis pour elle. Plus elle aura lutté avant de se livrer à cet amour illégitime, plus elle aura prouvé qu’elle comprenait la gravité de l’acte qu’elle allait commettre. Il ne s’agit plus d’un mari inconnu qu’une famille conseille ou impose à une jeune fille à la fois romanesque, curieuse et ignorante, mais d’un homme que choisit librement parmi tous les hommes une femme qui sait maintenant ce que c’est qu’un homme. Si, après cette première faute, elle tente de nouveau l’aventure, elle ne peut plus dire qu’elle est dans l’amour ni dans l’idéal, ni dans les représailles, ni dans le droit ; elle est dans la galanterie.

Seulement le monde auquel elle appartient, tant qu’elle ne fait pas de scandale public, la ménage, la couvre, la défend, la protège même quelquefois, d’abord par charité chrétienne, évidemment, puis parce qu’il est bon qu’il y ait toujours dans le monde un fond d’indulgence disponible et réciproque, comme un réservoir d’eau dans les maisons exposées au feu ; enfin parce que nul ne veut se faire accusateur et juge d’un délit qui peut aboutir à des catastrophes terribles le jour où il serait révélé à qui ne doit pas le connaître, dont après tout, il n’y a pas de preuves authentiques et palpables et qui fournit, dans les conversations intimes, de bonnes occasions de médire et d’avoir de l’esprit. Quelques vieilles femmes irréprochables, sévères et pieuses, se tiennent dans une réserve à deux ou trois degrés au-dessus de zéro, mais supportable. Les prévenues en sont quittes pour s’envelopper un peu plus quand elles doivent les rencontrer. Comme ces femmes sévères ne vont pas non plus au théâtre, nous n’aurions pas à tenir ici grand compte de leur opinion si, par une contradiction bizarre, cette opinion n’était au fond celle du public le plus frivole à l’endroit de la galanterie des femmes classées. Nous pouvons mettre ces femmes en scène, mais dans leur véritable jour et avec leur véritable rôle. Le spectateur rira avec elles, mais elles ne doivent compter ni sur son estime, ni sur sa complicité. Il ne les accepte que comme personnages secondaires, gravitant et tournant autour d’une héroïne à laquelle, au contraire, il est prêt à pardonner bien des choses si elle aime véritablement et surtout si elle souffre par l’amour, mais par l’amour unique, celui dont l’âme vit et meurt. L’amour unique, même dans l’adultère, voilà pour lui l’excuse et l’absolution de la femme.

Oh ! il ne veut pas qu’on rie de l’amour ! Aussi celles-là qui ne le traitent pas sérieusement ne sont-elles pour lui que des coquettes, de là le nom de grandes coquettes qu’on leur a donné dans les emplois du théâtre. Le public ne leur reconnaît jamais le droit d’occuper le premier plan dans une œuvre importante. Célimène est le type admirable de ces femmes séduisantes et vides ; mais c’est sans doute pour les raisons que nous venons de dire que, malgré les magistrales observations de caractère contenues dans le Misanthrope, dont chaque scène est un chef-d’œuvre, tous ces chefs-d’œuvre réunis ne constituent pas pour le public un chef-d’œuvre incontestable comme Tartufe, les Femmes savantes ou L’École des femmes ; et que, depuis deux cents ans, il ne s’intéresse pas, faut-il le dire, il ne comprend pas grand’chose à cette admirable étude qui va si loin dans le cœur humain et qui, par cela même, semble plutôt ressortir au livre qu’au théâtre. Il dit : « J’aime mieux le lire ; » il ne le lit pas, et si on lui demande ce qu’il en pense, il répond : « C’est admirable, mais ce n’est pas très amusant. »

« C’est ou ce n’est pas amusant, » tel est son dernier mot. Il entend par amusant tout ce qui le captive, tout ce qui le met en dehors de lui-même. Il ne vient à nous que pour sortir de lui. Il lui faut une illusion, une consolation, une espérance, un idéal, qui l’escorteront encore quelque temps après qu’il nous aura quittés. Pour retrouver au théâtre les réalités qu’il coudoie tous les jours, il aime autant rester chez lui et il a raison. Il ne pleure pas tous les jours, il ne rit pas tous les jours. S’il vient nous trouver, c’est pour pleurer jusqu’à ce qu’il suffoque, pour rire jusqu’à ce qu’il étouffe, pour être épouvanté jusqu’à ce qu’il tremble, pour être trompé jusqu’à ce qu’il croie.

Est-ce à dire que nous devons le laisser éternellement dans toutes ses habitudes, dans tous ses préjugés, dans tous ses partis pris, dans toutes ses ignorances ? Non ; pas plus que Shakespeare, Corneille, Molière et Racine ne l’ont laissé dans l’état où ils l’ont pris, pas plus qu’Eschyle, Euripide et Sophocle ne l’avaient laissé deux mille ans auparavant dans l’état où ils l’avaient reçu ; mais il ne faut pas le brusquer ; il faut envelopper l’observation nouvelle qu’on veut lui faire accepter, comme on enveloppe un médicament amer qu’on veut faire avaler à un enfant, dans toutes les sucreries qu’il aime. Nous avons, pour l’initier, bien du temps devant nous ; le monde ne unira pas demain, malheureusement, car ce serait amusant à voir ; nous élargirons peu à peu notre domaine ; mais, si large qu’il soit, c’est toujours l’émotion d’en haut, l’illusion, le rêve séduisant ou sublime, l’idéal, en un mot, se dégageant des réalités courantes, que le public viendra nous demander.

En attendant, il faut être du métier pour savoir de quelle prudence et de quelle circonspection on doit user à chaque reconnaissance nouvelle sur le terrain à conquérir. Il y a des ennemis cachés dans toutes les broussailles. C’est ce qui rend notre art si difficile et ce qui le place en même temps si haut que, depuis le commencement du monde, on ne pourrait pas compter trente chefs-d’œuvre dramatiques. Il faut dire aussi qu’il y a là une perspective particulière. Il semble que les yeux de ces douze ou quinze cents spectateurs toujours fixés sur le même point acquièrent la puissance du microscope et grossissent les moindres détails jusqu’à des proportions démesurées, effrayantes, scandaleuses. Pour peu qu’il ait de connaissance et d’expérience du théâtre, alors qu’il assiste seul, dans la salle, aux dernières répétitions de sa pièce, l’auteur à qui un orgueil insensé ne trouble pas le cerveau est, à chaque instant, épouvanté des énormités qu’il va faire entendre et qui feraient partie des choses les plus simples et peut-être les plus banales dans la vie réelle.

À peine la scène dangereuse commence-t-elle à se dessiner dans les préparations dont il a fallu la faire précéder, que le silence lui-même, dans cette grande salle, semble retenir sa respiration pour mieux écouter et devient pour ainsi dire menaçant. Que sera-ce donc, le soir, quand cette salle sera pleine et qu’au feu delà rampe tout paraîtra énorme ? Aussi, dans ce travail des derniers jours, faut-il se rendre compte de la valeur et de l’importance d’un mot, d’une intonation, d’un geste, d’un regard, d’un temps ! Savoir la vérité, la belle affaire ! La dire, le beau mérite ! mais la faire entendre là, représentée par des êtres animés, de sexes différents, en tous points semblables à ceux qui écoutent, si bien qu’il semble à ceux-ci que ce sont leurs propres sentiments, leurs propres passions, leurs propres personnes qui se meuvent toutes nues devant eux, voilà la difficulté et les plus habiles n’en sortent pas toujours.

Celui qui a été et qui reste le maître du théâtre moderne, quelque bruit que l’on fasse autour d’autres noms, celui dont L’imagination prodigieuse a touché les quatre points cardinaux de notre art, la tragédie, le drame historique, le drame de mœurs, la comédie anecdotique, celui dont le seul tort a été de manquer de solennité, et d’avoir du génie sans orgueil et de la fécondité sans effort, comme on a la jeunesse et la santé, celui enfin qui, Shakespeare étant donné comme point culminant, s’est chez nous, par l’invention, la puissance et la variété, le plus approché de Shakespeare, celui-là a dit lui-même, en pleine scène, ce que nous répétons aujourd’hui, et qui sera tout aussi vrai demain :

 

LA VICOMTESSE.

Déduisez vos raisons, et nom serons vos juges.

EUGÈNE D’HERVILLY.

Oh ! mesdames, permettez-moi de vous dire que ce serait un cours beaucoup trop sérieux pour un auditoire en robes de bal et en parures de fête.

MADAME DE CAMPS.

Mais pas du tout ; vous voyez qu’on ne danse pas encore ; et puis nous nous occupons toutes de littérature, n’est-ce pas, vicomtesse ?

LE BARON DE MARSANNE.

De la patience, mesdames. Monsieur consignera toutes ses idées dans la préface de son premier ouvrage.

LA VICOMTESSE.

Est-ce que vous faites une préface ?

LE BARON DE MARSANNE.

Les romantiques font tous des préfaces. Le Constitutionnel les plaisantait l’autre jour là-dessus avec une grâce !

ADÈLE.

Vous le voyez, monsieur, vous avez usé à vous défendre un temps qui aurait suffi à développer tout un système.

EUGÈNE.

Et vous aussi, madame, faites-y attention ! vous l’exigez ; je ne suis plus responsable de l’insuccès. Voici mes motifs : la comédie est la peinture des meurs ; le drame, celle des passions. La Révolution en passant sur notre France, a rendu les hommes égaux, confondu les rangs, généralisé les costumes. Rien n’indique la profession ; nul cercle ne renferme telles mœurs, ou telles habitudes ; tout est fondu ensemble, les nuances ont remplacé les couleurs, et il faut des couleurs ou peintre qui veut faire un tableau.

ADÈLE.

C’est juste.

LE BARON DE MARSANNE.

Cependant, monsieur, le Constitutionnel...

EUGÈNE, sans écouter.

Je disais donc que la comédie de mœurs devenait, de cette manière, sinon impossible, du moins très difficile à exécuter. Reste le drame de passion, et ici une autre difficulté se présente. L’histoire nous lègue des faits ; ils nous appartiennent par droit d’héritage, ils sont incontestables, ils sont au poète. Celui-ci exhume les hommes d’autrefois, les revêt de leurs costumes, les agite de leurs passions qu’il augmente ou diminue selon le point où il veut porter le dramatique. Mais, que nous essayions, nous, au milieu de notre société moderne, sous notre frac gauche et écourté, de montrer à nu le cœur de l’homme, on ne le reconnaîtra pas. La ressemblance entre le héros et le parterre sera trop grande, l’analogie trop intime, le spectateur qui suivra chez l’acteur le développement de la passion voudra l’arrêter là où elle se serait arrêtée chez lui ; si elle dépasse sa faculté de sentir ou d’exprimer à lui, il ne la comprendra plus, il dira : « C’est faux ; moi je n’éprouve pas ainsi ; quand la femme que j’aime me trompe, je souffre sans doute, oui, quelque temps, mais je ne la poignarde ni ne meurs, et la preuve c’est que me voilà. » Fuis les cris à l’exagération, au mélodrame, couvrent les applaudissements de ces quelques hommes qui, plus heureusement, ou plus malheureusement organisés que les autres, sentent que les passions sont les mêmes au XVe qu’au XIXe siècle, et que le cœur bat d’un sang aussi chaud sous un frac de drap que sous un corselet d’acier.

ADÈLE.

Eh bien, monsieur, l’approbation de ces quelques hommes vous dédommagerait amplement de la froideur des autres...

 

Si l’auteur du cet admirable drame, où le dernier mot de la passion humaine a peut-être été dit, et dont tous les jeunes gens qui veulent écrire pour le théâtre devraient étudier la contexture, car on n’a jamais poussé plus loin l’intérêt, l’audace et l’habileté sur la scène, si l’auteur d’Antony avait écrit une de ces préfaces que le baron de Marsanne plaisantait si spirituellement en 1831, et qu’il doit plaisanter encore, au lieu d’écrire une pièce qui ne permet, que dans la mesure où il l’a fait, la digression que nous venons de citer, il aurait répondu aux deux dernières lignes d’Adèle d’Hervey :

« Eh bien, non, madame, l’approbation de ces quelques hommes ne me dédommagerait pas amplement de la froideur des autres, parce que le théâtre, qui s’adresse à la foule, ne peut pas se contenter de l’approbation de quelques-uns. Il lui faut pour vivre, moralement et matériellement, la quantité des spectateurs moyens jointe à la qualité des spectateurs intelligents. Ceux-ci ne peuvent rien contre ceux-là, quand ceux-là ne veulent pas écouter. Pour que le théâtre fasse ce qu’il peut, ce qu’il doit faire, pour que, s’adressant à des masses énormes, il puisse instruire et moraliser ces masses en leur révélant les vérités qu’elles ignorent, il faut d’abord qu’il attire ces masses, qu’il les retienne, ce qui ne peut avoir lieu que s’il emploie les moyens auxquels les masses, instinctives et grossières, sont et seront toujours accessibles.

Gœthe raconte, dans ses Mémoires, je crois, que, lorsque Schiller et lui eurent dépensé tout ce qu’ils avaient de force et de talent, soit avec leurs propres œuvres, soit avec des traductions des chefs-d’œuvre étrangers, pour fonder le théâtre de Weimar, avec la protection et les deniers du grand-duc, quand le public commençait enfin à paraître y prendre goût, il arriva dans la ville un montreur de chiens savants, et à partir de ce moment Gœthe et Schiller n’eurent plus un spectateur. Gœthe, découragé et humilié, abandonna la direction et ferma le théâtre. Peut-être, s’il avait eu l’idée d’engager le montreur et d’intercaler les exercices de ses artistes à quatre pattes dans les entr’actes des chefs-d’œuvre qu’il voulait populariser, peut-être le public de Weimar eût-il écouté ces chefs-d’œuvre par-dessus le marché.

Si Shakespeare et Molière ont imposé leurs hardiesses à leurs contemporains et à la postérité, cela tient peut-être moins à ce qu’ils étaient de grands esprits qu’à ce qu’ils étaient directeurs des théâtres où ils les faisaient représenter, et chefs des troupes qui les représentaient. Et encore étaient-ils forcés souvent, pour faire accepter leurs chefs-d’œuvre, d’y jeter ou d’y adjoindre quelques grosses farces de mauvais goût, pour les masses nécessaires aux recettes. S’ils eussent eu affaire à des entrepreneurs de théâtre, fort indifférents à l’art, mais fort sensibles aux bénéfices, à leur second chef-d’œuvre qui n’eût pas fait d’argent, ils eussent été plus ou moins poliment éconduits, leurs œuvres n’auraient pas été maintenues dans le répertoire, et ils ne nous serviraient pas aujourd’hui de modèles désespérants.

Pour le directeur de théâtre, l’auteur par excellence est celui qui fait salle comble. Si nous pouvons donc concilier ensemble la vérité, le talent, les goûts du public, les intérêts de l’art et ceux du directeur, cela va tout seul ; mais ce n’est pas facile, et, dans la lutte, c’est toujours la vérité qui est condamnée aux concessions. L’auteur de Faust le savait comme tous les véritables auteurs dramatiques le savent, et voilà comment il le disait dans le prologue de son chef-d’œuvre injouable :

 

LE DIRECTEUR.

Allons ! mes braves et fidèles camarades, vous qui m’avez souvent assisté dans mes embarras et dans mes peines, dites-moi, je vous prie, ce qu’on augure en Allemagne de notre entreprise. Je sais bien comment l(on s’empare de l’esprit d’une assemblée, et pourtant je ne fus jamais plus embarrassé qu’aujourd’hui ; ces gens-ci ne sont pas habitués aux chefs-d’œuvre, mais ils ont terriblement lu. Ou trouver quelque chose de frais, de nouveau qui les amuse et les intéresse ? Encore une fois, il s’agit d’attirer la foule. Je veux la voir arriver à grands flots, comme un fleuve dont le vent soulève les vagues ; je veux qu’en plein jour, avant quatre heures, elle assiège toutes les portes à la conquête d’’un billet, au risque de se rompre le cou, comme au temps de famine à la porte des boulangers. À lui, poète, d’opérer ce miracle ! Oh ! mon ami, fais de ton mieux aujourd’hui !

LE POÈTE.

Ne me parlez pas de cette foule grossière ! À son aspect le génie s’épouvante et s’enfuit ; éloignez ces flots tumultueux qui pourraient m’entraîner dans leur tourbillon ; conduisez-moi plutôt dans une solitude tranquille ; c’est là que le poète goûte des joies pures ; c’est là que l’amour et l’amitié, ces trésors de nos cœurs, sont cultivés par la main des dieux. Ah ! quand je veux exprimer les émotions profondes qui naissent au fond de mon âme, mes lèvres tremblantes trouvent à peine des paroles, et si j’obtiens quelques inspirations heureuses, elles se perdent dans le tumulte, elles sont méconnues du temps présent. Souvent c’est après de longues années que l’œuvre du génie réparait dans son éclat : le clinquant ne brille qu’un jour, l’or pur se conserve et passe à la postérité.

LE BOUFFON.

Eh ! laissez-moi donc tranquille avec votre postérité ! Si moi aussi je voulais m’occuper delle, qui songerait à égayer nos contemporains ? car enfin ils demandent leur part, et il est juste qu’on la leur fasse. Je sais comment les mettre en belle humeur ; ma mine réjouie les y dispose ; la foule n’épouvante pas celui qui sait exciter la sympathie ; plus elle est nombreuse, plus il est sûr de l’émouvoir. Allons donc, prenez courage, présentez-vous sans embarras ; que l’imagination précède : la raison et l’intelligence, le sentiment et la passion formeront son cortège ; mais surfont n’oubliez pas la folie.

LE DIRECTEUR.

Du mouvement sur toutes choses, du mouvement ! On vient ici au spectacle, on veut qu’il y ail beaucoup à voir. Si les yeux ont été satisfaits, si vous présentez au public des tableaux variés et merveilleux, vous voguez à pleines voiles, et le spectateur, en sortant, vous proclame son favori. Vous ne pouvez plaire à la foule que par la quantité ; en fin de compte, chacun pense à soi. Si vous étalez un nombreux assortiment, vous en aurez pour tous les goûts, et vos chalands satisfaits se retireront de bonne humeur. Pourquoi prendre tant de peine à lier ensemble ce qui doit être mis en pièces ? Le travail que je vous demande est facile ; la conception, l’exécution ne coûteront qu’un instant, et, puisque le public ne manquerait pas de mettre en lambeaux votre ouvrage, autant vaut, je le répète, le lui servir en cet état.

LE POÈTE.

Eh quoi ! c’est à ce métier misérable que vous prétendez nous réduire ! L’artiste n’est-il donc qu’un manœuvre ? Mais, je le vois, le mauvais goût de nos auteurs du jour vous a séduit.

LE DIRECTEUR.

Un tel reproche ne m’inquiète guère : un bon ouvrier choisit les outils en raison de la matière. Songez que vous avez du bois tendre à travailler, ou, pour parler sans métaphore, voyez de quelles personnes se compose votre auditoire. L’un vous arrive poursuivi par l’ennui ; l’autre quitte la table, fatigué d’un long repas ; celui-ci, et c’est bien pire encore, vient de lire les journaux. Chacun est distrait comme pour un bal masqué. La curiosité seule peut réveiller leur apathie. Les femmes nous apportent leur toilette, leur beauté, et sont en scène pour leur compte. Qu’ont affaire de telles gens de vos sublimes rêveries ? Pensez-vous qu’elles soient bien propres à les tenir en belle humeur ? Examinez de près ces amateurs de poésie ; ils sont froids, ou malveillants ; ils attendent impatiemment la fin, l’un pour retourner au jeu, l’autre pour passer la nuit chez des filles. Et vous mettrez les chastes Muses au service de telles gens ? Pauvres fous que vous êtes, ne prenez pas tant de peine ; entassez les événements pêle-mêle, ne craignez pas de vous tromper de chemin. Contenter les hommes, cela est trop difficile : cherchez seulement à les émouvoir, il n’importe comment, par la peine ouïe plaisir...

 

Tel est le public, tel il a été, tel il sera éternellement, un enfant à la fois ignorant et ne voulant rien apprendre, curieux et convaincu qu’il y a une quantité de choses très naturelles, très vraies, dont on ne doit jamais lui parler au théâtre, impressionnable et distrait, sensible et taquin, prêt à pleurer, prêt à rire, ayant horreur de la réflexion, enchanté d’un jouet nouveau qui lui fait tout de suite oublier les anciens, mais qu’il est toujours prêt à casser pour voir ce qu’il y a dedans, et, ne sachant pas très bien d’ailleurs qui le lui a donné, ne refusant pas d’écouter des choses sérieuses, mais à la condition que ça ne durera pas longtemps, sinon il se met à causer, ou à bâiller, ou à dormir, à moins qu’il ne s’en aille ; un enfant qui ne vieillit jamais, qui ne peut jamais vieillir, parce qu’il s’est assimilé le principe de l’éternelle jeunesse, de l’éternel amour, de l’éternel idéal, l’éternel féminin, c’est-à-dire ce qui est toujours fermé à un raisonnement et toujours ouvert à une émotion. Vouloir modifier le public, autant essayer de dessaler la mer.

Figurez-vous une classe de filles et de garçons de dix à douze ans, réunis et mêlés, les uns pensant à leur toupie, les autres pensant à leur poupée, les ayant sous la main, et à qui vous voulez expliquer et apprendre l’histoire sainte. Si vous ne la leur racontez pas dans le langage du petit Poucet et de l’Oiseau bleu, bonsoir, ils ne vous écoutent pas. Qui sait, du reste, si les grandes vérités morales de la religion n’ont pas besoin aussi des fictions, du surnaturel et du merveilleux dont on les enveloppe pour être écoutées des hommes ! Pour en revenir à notre public, il faut, en un mot, que ce que nous avons de sérieux à lui dire lui paraisse plus amusant que ce qui l’amuse d’ordinaire. Le théâtre n’est toujours pour lui qu’un Guignol plus ou moins grand, et il écoutera toutes les philosophies que vous voudrez, pourvu que ce soit Polichinelle qui les lui dise.

Je comprends que des esprits distingués, délicats et graves, comme celui dont nous parlions au début de cette préface, à la recherche de la vérité absolue, s’étonnent, s’irritent même de toutes les concessions que la vérité doit faire au public du théâtre, et qu’ils s’en prennent aux auteurs même les plus accrédités, surtout à ceux-là, les jugeant responsables de cet état de convention. Qu’ils essayent de changer ce qui est, ils verront si c’est possible. Ils feront peut-être mieux que leurs confrères, mais avec les procédés que ceux-ci emploient ; il n’y en a pas d’autres.

Si Shakespeare fait apparaître le spectre de Banque, bien qu’il n’y ait pas de spectres dans la nature, il a ses raisons ; et elles sont bonnes. Ce Croquemitaine lui paraît nécessaire pour faire peur à son grand enfant. Si Molière fait faire la morale de Tartufe par Dorine, au lieu de laisser celle-ci à la cuisine où nous sommes habitués à la reléguer et d’où nous ne tenons aucun compte de son opinion et de son dire sur les choses intimes de la famille, il a ses raisons aussi, et elles sont tout aussi bonnes ; il a besoin de la gaieté de cette commère pour faire rire son grand gamin. C’est peut-être cette grosse gaieté-là qui manque au Misanthrope, et ce doit être pour cela que Molière n’usait pas le lire à sa servante, qui lui aurait répondu, elle aussi, que ça ne l’amusait pas.

Notre confrère ne se figure pas, je pense, qu’il est le seul, avec ses amis, à regretter et à maudire ces vieilles coutumes de public ; nous en sommes tous au même point que lui, quand nous voyons quelle difficulté nous avons et quels détours quelquefois un peu humiliants il nous faut prendre pour arriver à dire à ce public les choses les plus simples, les plus élémentaires, pour nous et même pour lui, mais dont il dépose, pour ainsi dire, toute notion et tout souvenir à la porte du théâtre.

Personne, ceci soit dit en passant et sans autre intention de me faire valoir, personne, dans sa carrière et surtout à ses débuts, n’a eu plus à lutter que celui qui écrit ces lignes, contre les traditions étroites du public, auxquelles venait s’ajouter encore, à cette époque, le classement des genres. Au nom de je ne sais quelle hiérarchie dans les entreprises dramatiques, nul ne pouvait ouvrir une salle de spectacle sans un privilège du gouvernement, lequel n’accordait ce privilège qu’en soumettant l’entrepreneur, les auteurs, et l’art par conséquent, à de certaines charges et conditions complètement absurdes. Ainsi, au Vaudeville et au Gymnase, où l’auteur a donné ses premiers ouvrages, il y avait alors nombre de choses que non-seulement on ne pouvait pas dire, mais qu’il fallait chanter. Voilà qui était bien autrement contre la nature et contre la vérité ! L’auteur en question protestait devant la censure, mais inutilement, et c’est ainsi que, pour tâcher de concilier tout, il a introduit dans le premier acte de la Dame aux Camélias une chanson pendant le souper, et pendant le premier acte de Diane de Lys la chanson de Valentin, qui viennent là, il faut en convenir, comme, selon la comparaison vulgaire, des cheveux dans la soupe. Mais c’était bien peu de chose à coté des autres concessions que lui demandait la censure, laquelle trouvait ces œuvres d’une immoralité criante et les défendait sans même discuter avec l’auteur. Quand celui-ci parlementait avec elle, non pas directement bienveillants, elle répondait : « Que l’auteur transporte le sujet de la Dame aux Camélias sous Louis XV, qu’il mette des couplets dans la pièce, et qu’à la fin Armand épouse Marguerite. – C’est cela qui serait immoral, répondait-on aux censeurs, de voir ce jeune homme amoureux, mais intelligent, honnête, noble de cœur et d’esprit, épouser cette courtisane ; – Non, non, répondaient les censeurs, parce que ce sera faux, et que ce qui est faux an théâtre n’est jamais dangereux. »

Voilà où en était encore le théâtre en 1852. Seule, la Comédie-Française avait droit de parler comme tout le monde ; mais le jeune auteur de la Dame aux Camélias ne pouvait avoir l’audace d’aller présenter une pareille pièce au comité de la rue Richelieu, qui n’oserait peut-être pas encore la reprendre aujourd’hui, même si l’on supprimait les couplets du premier acte, il a fallu vingt ans de consécration, le gouvernement de la république, et surtout le courage et le bon vouloir de M. Perrin, pour que le Demi-Monde entrât dans le répertoire du Théâtre-Français, au grand scandale de certains abonnée ; car il ne faut pas oublier qu’aux yeux d’un grand nombre de personnes l’auteur desdites pièces avait grandement contribué à la démoralisation des générations nouvelles. Les moins sévères se contentaient de protester contre les audaces et les paradoxes sociaux qu’il s’était plu à étaler sur la scène.

Ainsi cette donnée : un enfant naturel, qui n’a que le nom de sa mère, s’il illustre ce nom à force de travail et de probité, le jour où, par amour-propre ou par intérêt, son père voudra le reconnaître, pourra répondre à ce père : « Je vous remercie bien ; j’ai légitimé le nom de ma mère : je n’ai plus besoin du vôtre ; cette donnée bien simple, et qui n’a rien de commun avec l’invention de la poudre ou la découverte de l’Amérique, a paru, lors de la première représentation, à une foule de gens tous de très bonne foi, d’une hardiesse scandaleuse et subversive, et l’auteur a été mis, par un grand critique de cette époque, sur le même rang qu’une Mlle Lemoyne, qui venait d’être condamnée aux galères pour avoir fait rôtir son enfant dans un poêle, ce qui était la donnée toute contraire.

Il était convenu, dans ce temps-là, au théâtre, qu’un enfant naturel devait gémir, pendant cinq actes, de n’avoir pas été reconnu, et qu’à la fin, après toutes sortes d’épreuves plus pathétiques les unes que les autres, il verrait son père se repentir, et qu’ils se jetteraient dans les bras l’un de l’autre en s’écriant : « Mon père ! mon fils ! » aux applaudissements d’un public en larmes. Un pareil sujet ne devait pas être traité d’autre façon. Il a fallu encore vingt ans pour que cette pièce fût reprise au Théâtre-Français où, malgré le grand succès qu’elle a obtenu, grâce à la manière admirable dont elle y est jouée, le dénouement paraît toujours trop dur, et où ce titre, le Fils naturel, s’étalant en grosses lettres sur une affiche, trouble encore bien des gens. En effet, une jeune fille passant avec sa mère devant une pareille affiche pourrait dire : « Maman, qu’est-ce que c’est qu’un fils naturel ? » Et la mère serait bien embarrassée. Toutes les mères ’ont pas la présence d’esprit de cette grande dame qui, au siècle dernier, regardait du balcon de son hôtel passer en charrette un certain Duchaufour, condamné au supplice de la roue pour avoir commis le seul crime d’amour que les femmes ne pardonnent pas, sans doute parce qu’elles n’y sont jamais pour rien. Sa fille, qui était à côté d’elle, lui dit : « Qu’a donc fait ce pauvre homme, ma mère ? – De le fausse monnaie, ma fille. »

Quand l’auteur du Fils naturel, qui croyait qu’il pouvait sans inconvénient se servir d’un titre dont Diderot s’était servi cent ans avant lui sans que personne y trouvât à redire, s’aperçut qu’une chose si simple faisait tant de tapage ; quand, après avoir développé dans les Idées de Mme Aubray cette autre idée non moins banale que la première, à savoir que, si pendant trente ans de sa vie, on a proclamé et professé certains principes de religion et de morale, il faut, le cas échéant, les affirmer jusqu’au sacrifice, et que c’est bien le moins qu’on doive aux apôtres de qui on les tient, et qui les ont affirmés jusqu’au martyre ; quand l’auteur des Idées de Mme Aubray a vu qu’il venait encore de dire une énormité, et que la critique lui criait de toutes parts : « Alors, monsieur, vous voulez que les mères de famille aillent chercher, pour marier leurs fils, des demoiselles qui ont déjà eu un enfant d’un autre homme ? » ledit auteur a compris qu’il serait peut-être temps, si l’on voulait faire entrer dans le théâtre quelques idées nouvelles, d’en causer un peu d’avance avec ce public qui s’épouvante ou se choque si facilement, par suite des vieilles habitudes qu’il a contractées. C’est alors qu’il a pensé à publier son Théâtre complet, avec des préfaces en tête de chaque pièce (Rassurez-vous, lecteur, celle-ci sera la dernière), préfaces dans lesquelles il essaierait de faire comprendre et mesurer l’énorme différence qui existe entre les vérités de la vie et les vérités du théâtre, et où il s’efforcerait d’initier peu à peu et tout doucement le public aux réalités qui sont véritablement du domaine de l’art. Dans maints bons endroits, on lui a répondu que ses pièces n’étaient plus que des thèses, ses dialogues que des conférences, et ses préfaces que des paradoxes ; il ne s’est pas découragé pour si peu, et le voilà encore soutenant une thèse nouvelle et un paradoxe nouveau.

Cette fois, il a bien failli ne pas en revenir. Sans le grand crédit que le public fait à la scène de la Comédie-Française et sans le grand talent de ses interprètes, je ne sais pas comment l’auteur de l’Étrangère s’en serait tiré. Sérieusement, je crois que, dans un théâtre de genre, la pièce n’eût fourni qu’une bien courte carrière. L’auteur à qui, a près la première représentation de la Princesse Georges, presque toute la critique avait reproché de n’avoir pas fait tuer le prince de Birac, et qui avait encore répondu à ces critiques par une préface dans laquelle il déclarait qu’en son Ame et conscience, il one croyait pas que ce pauvre prince eût mérité la mort, ni que sa femme eût le droit de la donner ; l’auteur, qui a plus de suite dans les idées que d’invention dans l’esprit, s’était bien promis de reprendre cette Princesse Georges en sous-œuvre et de la marier, cette fois, avec un monsieur qui méritât vraiment qu’on la débarrassât de lui.

La thèse, celle que M. Naquet soutient avec tant de talent et de persévérance devant la Chambre, et qu’il essaye de faire comprendre au public dans des conférences qui sont un peu aux débats officiels ce que ces préfaces sont à mes pièces, ta thèse était celle du divorce que le bon sens et la justice finiront bien par obtenir, au nom des droits les plus sacrés et les plus naturels de la liberté et de la conscience humaines. L’esprit de bonne foi s’étonne, quand il regarde cette question bien en face, il se révolte même en voyant l’opposition que, de très bonne foi aussi, sans aucun argument plausible, font les plus bonnètes gens du monde à la réforme que nous demandons. Il est vrai que, de notre côté, il y a de très bon notes gens aussi, très désintéressés, et n’ayant aucune envie, comme moi par exemple, d’user du divorce pour eux-mêmes, qui contiennent, avec des arguments absolument irréfutables, que cette loi absurde, injuste, dangereuse et sauvage du mariage indissoluble doit être réformée. Dieu me garde de reprendre ici la thèse du divorce, que j’ai déjà soutenue, et que je soutiendrai peut-être encore : mais, à propos de l’Étrangère, dont elle ressortait une fois de plus, je puis montrer quelles influences la modification de la loi exécrerait sur la littérature française en général et la littérature dramatique en particulier.

Quand nous attaquons une loi sur la scène, nous ne pouvons le faire que par des moyens de théâtre, et le plus souvent sans que le nom de cette loi soit même prononcé. C’est au public de tirer les conséquences et de dire : « En effet, voilà un cas où la loi est dans son tort. » Nos moyens sont une certaine combinaison d’événements puisés dans le possible, le rire et les larmes, la passion et l’intérêt, avec un dénouement imprévu, l’initiative personnelle, l’intervention d’un Deus ex machina, mandataire d’une Providence qui ne se manifeste pas toujours si à point dans la réalité, et qui, jouant le rôle que la loi aurait dû prendre, emploie, en face de situations insolubles, le grand argument du théâtre ancien, l’argument sans réplique, la mort.

Que les Chambres nous donnent enfin le divorce, et un des résultats immédiats de ce vote, celui qui entre certainement le moins, qui n’entre même pas du tout dans les raisons que font valoir les promoteurs de la réforme, ce sera la transformation subite et complète de notre théâtre. Les maris trompés de Molière et les femmes malheureuses des drames modernes disparaîtront de la scène, l’indissolubilité du mariage autorisant seule les revanches secrètes ou les lamentations publiques de la femme adultère. La femme véritablement opprimée par son mari étant admise à reprendre, de par la loi, sa liberté totale, quand elle pourra prouver les faits dont elle accuse toujours son mari pour excuser sa faute, n’aura plus le moindre droit aux représailles, ni à la pitié du public. D’un autre côté, si Sganarelle est vraiment trompé par sa femme, il la répudiera ; Antony n’aura plus besoin de tuer Adèle ; le colonel d’Hervey sera constater qu’elle est adultère et enceinte, et reprendra sa liberté et son nom ; Claude ne sera plus réduit à tirer sur Césarine comme sur une louve, et nous n’aurons plus besoin de faire venir Clarkson d’Amérique pour débarrasser cette pauvre Catherine de Septmonts de son abominable époux. Enfin, il y aura au théâtre toute une esthétique nouvelle, et ce ne sera pas un des moins heureux effets de la modification de la loi. On ne pourra plus nous reprocher de rendre l’adultère intéressant, par la raison bien simple que, le divorce existant, l’adultère de la femme ne sera plus que le désir de bénéficier du mari et de l’amant, et qu’il s’appellera le libertinage. La question ne relèvera plus du drame, mais de la comédie, les conséquences du divorce ne pouvant amener que des situations comiques.

« Sauf pour les enfants » diront les adversaires de cette réforme.

« Eh bien, le drame pathétique y trouvera son compte ; j’entrevois déjà une foule de situations émouvantes et nouvelles, et ce sera peut-être un auteur dramatique qui prouvera que le divorce est plus que la séparation à l’avantage des enfants légitimes et des enfants adultérins, tout aussi innocents, tout aussi intéressants par conséquent que les autres. »

Si cet argument littéraire peut décider nos législateurs, je le livre à leurs méditations.

Revenons à l’Étrangère. S’il est une pièce que les écrivains naturalistes doivent mépriser, c’est bien celle-là. Presque toute la presse a été très sévère pour cette comédie que je viens de relire avec autant d’attention que de complaisance, mais que je ne défendrai pas contre les nombreuses critiques dont elle a été l’objet. Ce serait trop long, et d’ailleurs le public n’ayant paru tenir aucun compte de ces critiques, je trouve plus simple de me ranger de son côté.

Cependant si je constate ici le succès de l’Étrangère, je ne m’en fais pas accroire plus qu’il ne faut, et je sais très bien à qui j’en dois la plus grande part.

Dans un autre théâtre que la Comédie-Française, je n’aurais pas eu si bon marché de la critique, et le public eût certainement subi davantage l’influence des journaux. Le Théâtre-Français échappe à cette influence quand elle est mauvaise, tout en en bénéficiant quand elle est bonne. Il est bien rare qu’une pièce dont la critique et le public feraient justice, en quelques représentations, sur nos scènes de genre, ne fournisse pas là une carrière honorable et quelquefois brillante. Cela tient à plusieurs causes.

D’abord, comme on dit vulgairement, « la maison est bonne » ; elle date de loin ; elle a des fondateurs qui sont maintenant des aïeux, dont les œuvres sont impérissables. Si les œuvres de Corneille, de Molière, de Racine, de Beaumarchais sont d’une comparaison dangereuse pour les auteurs nouveaux, elles sont pour eux d’une émulation utile. En même temps elles restent pour les comédiens un exercice supérieur qui tient toujours leur talent et leur goût à une hauteur où les artistes des autres théâtres ne peuvent que difficilement atteindre, par des dons hors ligne, tout individuels, qui révèlent alors un Potier, un Frédérick Lemaître, une Dorval, une Déjazet, une Rose Chéri, une Desclée. L’habitude d’interpréter des chefs-d’œuvre forme ainsi une troupe d’un ensemble hors ligne, qui, alors même qu’elle représente une pièce dont la valeur ne saurait être assimilée à celle du répertoire classique, prête à cette œuvre secondaire une autorité, une perfection extérieure, une magie qui font illusion au public. Si le spectateur n’est pas conquis par l’auteur, il l’est par le comédien. Quand il voit sur l’affiche certains noms, la cause de l’œuvre est aux trois quarts gagnée. Le public n’admet pas que des artistes de cette valeur exposeraient leur renommée et leurs intérêts, car ils sont maîtres chez eux, et leur fortune dépend non-seulement de leur science dans leur art, mais de leur goût dans le nôtre, le public n’admet pas, dis-je, que des artistes de cette valeur exposeraient leur talent, leurs intérêts et même leur personne dans une œuvre indigne du lieu ; et, quoi que dise la critique, il va voir par lui-même.

Les théâtres de genre sont dans la nécessité de fournir sans cesse, à leurs risques et périls, du nouveau à une clientèle affamée, indépendante, mobile, qui juge malgré elle de la qualité des œuvres par la dimension et le nom de la salle où on les lui offre ; ils ne peuvent fixer momentanément la foule qu’avec un immense succès, dû quelquefois à des moyens complètement étrangers à l’art, succès qu’ils sont forcés d’épuiser jusqu’à sa dernière goutte de sang, en fatiguant, je dirais presque en amoindrissant ainsi des artistes qui n’ont, avec la maison où ils exercent leur profession, aucun lien d’esthétique, d’amitié, de tradition, d’intérêt, et dont les efforts et l’originalité, quelquefois très grands, ne peuvent constituer que très rarement l’ensemble indispensable à l’exécution des œuvres sérieuses. Tandis que ces théâtres sont dans toutes les difficultés des entreprises commerciales et dans tous les aléas de la production à outrance, le Théâtre-Français, lui, avec ses statuts particuliers, ses ressources officielles, son fonds littéraire légué par le passé, sa constitution privilégiée reposant sur un bel et bon décret qui non-seulement a survécu à celui à qui on le doit, mais a résisté à toutes les révolutions et à tous les gouvernements, le Théâtre-Français, qui associe à sa fortune ceux qui y contribuent, qui espace et aère, pour ainsi dire, son répertoire, et qui le rajeunit sans cesse, ou plutôt qui le maintient toujours jeune pour les débuts et les progrès intéressants de tous les jeunes comédiens dont il fait choix, pendant que les sociétaires les plus anciens et les plus célèbres continuent à faire bénéficier les moindres rôles du talent et de la réputation qu’ils ont acquis, le Théâtre-Français, au milieu des tentatives les plus étranges que devait produire la liberté des théâtres, est demeuré le lieu consacré où se réunit avec plaisir ce public d’élite qui ne manquera jamais aux œuvres, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, mais qui tient, lorsqu’il se donne la peine d’écouter, pendant trois ou quatre heures, à entendre dire, aussi bien qu’ils le peuvent, et par l’auteur et par les comédiens, les choses pour lesquelles on l’a dérangé. Le Théâtre-Français est devenu ainsi ce que le Conservatoire est pour la musique, ce que le Louvre est pour la peinture, un musée, celui de l’art dramatique, où de temps en temps on expose une œuvre moderne destinée à devenir, pour nos descendants, une œuvre bonne à conserver si elle peut se tenir, sans trop détonner, à côté de celles des maîtres. L’épreuve est dangereuse pour les vivants, mais décisive. Si elle ne réussit pas, au bout d’un certain temps, on décroche le tableau et on le relègue au grenier.

Ce théâtre ne se contente pas des œuvres qui ne peuvent pas mourir et de celles qui veulent naître ; il en évoque quelquefois dont on se demande si elles dorment ou si elles sont vraiment mortes, et il procède à des résurrections très curieuses. On voit alors, grâce au talent de tel ou tel comédien, au charme de telle ou telle comédienne, le pseudo-chef-d’œuvre reprendre un moment toutes les apparences de la vie ; puis, peu à peu, il semble que les jambes au Lazare simplement galvanisé semblent, que sa voix chevrote, que ses yeux s’éteignent, que sa face pâlit ; son beau vêtement devient trop large sur ses os sans chair, sans nerfs, sans muscles, qu’on entend se choquer les uns contre les autres ; on lui jette une dernière fois un peu d’eau bénite, et l’on recouche poliment, mais pour toujours, le squelette dans la grande nécropole des admirations éphémères !

Le public sait tout cela, et, le soir, quand il donne son large billet aux contrôleurs bien abrités du froid dans ce vestibule circulaire à colonnes et à statues, il est à la fois un peu fier et un peu intimidé. Ce large escalier à tapis, ces huissiers à chaînes, ce silence des couloirs, ces ouvreuses graves, ces vestiaires dont certains personnages officiels devraient venir étudier le service, au risque de méprises, ce foyer garni de bustes en marbre qu’on débarbouille de temps en temps, tout cela vous a un air pontifical qui inspire à la fois au public le respect, la confiance, la sévérité et la courtoisie. Ce n’est pas là une église évidemment, mais c’est un temple ; s’il n’y a pas de saints, il y a des dieux, et voilà bientôt deux cents ans que le grand, le beau-et le vrai y ont leur autel, leur culte et leurs prêtres. Bref, c’est le premier théâtre du monde, chargé de recueillir, de répandre et de consacrer ce qui doit rester de notre littérature dramatique, laquelle est, disons-le, une des gloires, sans rivale dans les autres pays, de notre génie français.

Pour moi, j’attendais sans trop d’impatience que je fusse mort pour essayer de débuter sur cette scène difficilement accessible, quand le nouvel administrateur M. Perrin eut l’aimable pensée de m’en ouvrir les portes et, pour me faire faire connaissance avec son public, de reprendre d’abord le Demi-Monde, qui se trouvait ainsi, après vingt-deux ou vingt-trois ans de stage dans un autre théâtre, arriver à celui pour lequel il avait été composé. Le succès ayant répondu à l’épreuve, je me décidai à tenter l’aventure avec une œuvre nouvelle que j’avais dans la tête depuis longtemps, et que je n’exécutais pas, parce que je sentais bien que pour la faire accepter du public, il me fallait l’autorité de remarquables comédiens. Sans la gracieuse démarche de M. Perrin, l’Étrangère n’eût probablement jamais vu le jour. « Ce n’eût été un malheur pour personne, » me dira quelqu’un. – Évidemment ; mais il y a ainsi une foule de choses qui sont arrivées et qui auraient pu ne pas arriver sans le moindre inconvénient ; on reconnaîtra même, si l’on veut se donner la peine de réfléchir un peu et surtout de se souvenir, que c’est là le caractère vraiment original de la plupart des choses qui arrivent.

Cette pièce bizarre, traitée par un critique influent d’excellent mélodrame et de détestable comédie, a donc vu le jour sur la première scène du monde, au lieu d’aller rejoindre, dans ce qui n’est pas et ne sera jamais, un certain nombre de bons ou de mauvais mélodrames, de bonnes ou de mauvaises comédies que je me compose et me joue pour moi tout seul quand je me promène, que je me repose, ou que j’assiste à quelque représentation d’un de mes confrères dont la donnée me fait venir des idées que je n’ai pas le courage d’écrire ou qui ne me paraissent pas mériter l’honneur de voir le jour.

Entre nous, il faut véritablement pouvoir se figurer qu’on a quelque chose de nouveau à dire, pour avoir l’audace de réunir quinze cents personnes et de vouloir les tenir assises et attentives pendant deux ou trois heures. Que l’auteur reste au-dessous de ce qu’il tente, c’est toujours à prévoir et très souvent à constater, mais qu’il ait au moins la consolation d’avoir fait de son mieux, et de voir qu’à travers son insuffisance quelques esprits ont deviné son intention et lui savent gré de sa tentative. Du reste, on prouverait qu’on est le dernier des sots si l’on s’imaginait, quelques soins qu’on ait donnés à son œuvre, et même quelque succès qu’elle obtienne, qu’on a fait tout ce qu’on devait, tout ce qu’on voulait faire. Mme Sand me disait un jour : « Est-ce que vous avez quelquefois exécuté à votre satisfaction ce que vous rêviez de faire ? – Non, et vous ? – Moi jamais. » Dans les derniers jours de sa vie, mon père me disait : « Réponds-moi sincèrement ; crois-tu qu’il restera quelque chose de moi ? »

Voilà ce que pensent d’eux-mêmes ceux que le public admire le plus, quand ils sont vraiment dignes d’être admirés.

Penser juste, et voir vrai sont déjà choses difficiles et rares même pour des hommes réputés supérieurs, qu’est-ce donc quand il faut avec un peu d’encre sur un peu de papier donner une forme définitive et impérissable à ce que l’on a le mieux pensé et le mieux vu ? Je ne viens donc pas plus, dans cette préface que dans les autres, dire adroitement au lecteur que les pièces que je réimprime sont admirables et que la dernière ne mérite aucune des critiques qu’on lui a adressées, je cause tout simplement avec lui, l’assurant de ma sincérité et de ma reconnaissance pour ce nue je lui dois, qui est certainement bien au-dessus de ce que je lui donne. Je lui parle des choses que je crois pouvoir l’intéresser s’il n’a rien de mieux à faire ; – j’essaie de lui expliquer tout ce qu’il n’est pas forcé de savoir sans explication, je l’initie tant bien que mal à nos aventures, à nos mystères et à nos espérances ; enfin je lui mets sous les yeux à propos de ces travaux qui ont été ma vie et dont il reste toujours le juge, les sentiments, les faits, les idées qui les ont fait naître. Si tout ce bavardage l’amuse, qu’il le lise, s’il l’ennuie, qu’il le jette ; – cela ne va pas plus loin. Je n’ai pas le chimérique espoir ni le fol orgueil d’espérer changer quoi que ce soit dans les choses qui m’entourent. À certaines convictions qui me sont venues de l’étude attentive des gens et des choses, et dont j’ai fait les bases de ma conduite en ce monde, j’ai dû autant d’indépendance et de bonheur qu’un homme peut en avoir ; je livre au public sur le théâtre et dans mes autres écrits, les procédés qui m’ont réussi, pour qu’il s’en serve à l’occasion comme je lui livrerais le moyen de guérir la goutte si je l’avais découvert. A-t-il d’autres idées en morale, en esthétique, en art ? Qu’il laisse là les miennes, nous n’en serons pas plus mauvais amis pour cela.

Il faut être d’une outrecuidance niaise, voisine de l’hémiplégie ou du délirium tremens pour s’imaginer qu’on fait des révolutions en littérature et qu’on est un chef d’école. On peut avoir autour de soi quelques besogneux, quelques naïfs et quelques malins qui vous disent ces choses-là par nécessité, par ignorance ou pour se donner le spectacle de la sottise d’un homme célèbre, mais il ne faut pas les croire. En art, et surtout en art littéraire, il n’y a pas d’écoles, il n’y a pas de genres, il n’y a pas de formes il n’y a pas de vérités, il y a ce qui dure.

Un jour j’entendais de jeunes musiciens déclarer avec cette témérité et cette présomption qui sont le propre de l’aveugle jeunesse, que, dans vingt ans, il ne resterait plus rien, ni de Meyerbeer, ni de Rossini, ni de Mozart et que nous entrions enfin avec M. Wagner dans la musique de l’avenir. Je ne pus m’empêcher de leur dire : « Savez-vous quelle sera la musique de l’avenir ? Ce sera celle qui restera ! En effet, pour que nous fassions des chefs-d’œuvre, il nous faut un collaborateur qui nous survit toujours : le temps. Nul de nous ne sait en mourant s’il a fait une œuvre solide. C’est à la postérité seule qu’appartient le droit de juger et de décider de ce qui doit vivre ; or, si nous augurons d’après ce qu’elle a fait des œuvres les plus retentissantes du passé, ce qu’elle fera des nôtres, il ne nous restera phis qu’à nous montrer très  humbles et très modestes.

Ceux qui, comme moi, ont est quelques œuvres, importantes par le nombre d’actes, représentées sur la scène du Théâtre-Français, ont quelques chances de plus que les autres, même lorsqu’on ne les y représentera plus, qu’il soit encore question d’eux à cause du buste en marbre que le comité peut admettre, après leur mort, dans le foyer, les escaliers ou les vestibules. Si jamais cet honneur m’est accordé, on placera probablement le buste que Carpeaux a fait de moi en face du buste que Chapu a fait de mon père, au pied du grand escalier. Nous regarderont alors, tous les deux, sans les voir, passer les belles personnes qui se rendront à leurs places, et, quand elles descendront, après le spectacle, peut-être l’une d’elles, en attendant sa voiture, arrêtera-t-elle nonchalamment son regard sur cette image de marbre et dira-t-elle quelque chose, n’importe quoi, à propos de l’homme ou de l’œuvre. Merci d’avance, madame, on ne saurait, en vérité, souhaiter davantage, et, pour ma part, cette petite immortalité d’encoignure me suffira parfaitement.

 

Quelques jours après la première représentation de L’Étrangère, le Gaulois publiait un article signé de mon nom avec ce titre « Préface de l’Étrangère, » dont j’extrais les passages suivants :

 

...

Il y a longtemps que je suis préoccupé de l’absorption du masculin par le féminin, de l’homme par la femme, de la force et du droit par la passion, la bête aux sept cornes dorées dont l’haleine grise et empoisonne, élargit de jour en jour le cercle de ses mouvements. Elle entre partout et, pour passer, elle fait brèche à tout. Rien ne lui résiste, ni l’église, ni le temple, ni la synagogue, ni le palais de justice, ni les chambres hautes, basses ou moyennes. Quand la bête touche de sa corne magique la muraille d’un édifice, il s’en écroule un peu et elle est bientôt maîtresse d’un édifice entier. Grâce à elle, tout devient passionnel, les râles s’intervertissent, les caractères s’émoussent à leurs angles et le chaos monte dans les têtes les plus fortement équilibrées. Pour peu que son influence dure encore et se propage, nous ne serons plus, nous et nos institutions, que des momies, vivantes en apparence, mais dont l’intérieur sera desséché et prêt à tomber en poussière au moindre attouchement, comme cela arriva, dit-on, à la momie d’Alexandre, Tout renversement de fonctions est une prostitution ; la femme s’emparant des rênes sociales que doit tenir l’homme prostitue la société. C’est là que nous en sommes : or, de ce déclassement fondamental dérivent un nombre infini de déclassements douloureux et désastreux. L’objet de nos efforts s’impose donc avec évidence : il s’agit de rétablir l’ordre, de remettre en sa place ce qui n’y est pas, de faire de la femme notre compagne et notre alliée, non point notre tyran...

Elles vivent presque toujours, ces magiciennes splendides, enveloppées d’une légende. Il circule sur leur compte d’étranges histoires incertaines. Malgré le flamboiement de leur existence, nul ne peut se vanter de les avoir pénétrées. Elles se détachent sur un fond de flammes qui n’ont rien d’infernal, énigmatiques comme les figures byzantines sur leur fond d’or. On prétend qu’elles ont causé un suicide ici, deux duels ailleurs, des ruines plus loin. Est-ce vrai ? Ne l’est ce point ? Qui le sait ? Elles-mêmes, peut-être, ne sont pas bien sûres de la vérité. Qu’on se soit ruiné pour elles, c’est possible ; mais cela leur était dû. Qu’elles se soient penchées pour prendre, je n’en crois rien : elles ont des valets même pour cela. Tout le monde les a aimées, tout le monde le leur a juré avec respect, car elles accaparent le respect aussi. Il se peut qu’elles aient marché pures de scandales en scandales – absolument pures dans leur ignominie. Elles représentent la femme toute-puissante et le féminin triomphant, planant au-dessus de toutes les réalités, désorganisant la vie à plaisir, et elles n’ont donné à personne ici-bas le droit de dire : « Elles ont péché tel jour, en tel lieu. »

Ce type formidable et moderne existe et il me serait facile de citer des noms. – Mais pourquoi ? On n’a point contesté la vérité de mistress Clarkson, cette dominatrice de pure comédie, cette fascinatrice que j’ai nommée l’Étrangère moins à cause de sa nationalité que parce qu’elle est étrangère à toutes nos passions et qu’elle est le despotisme de la femme incarné. Les hommes l’adorent, cette Circé, les femmes ne la haïssent, cette Phryné, qu’en raison de sa puissance. Toutes lui doivent quelque misère ; l’une sa première faute, l’autre l’abandon de son mari. Elle est le vrai pivot de la société. Elle tient bureau de mariage et sait travailler également au bonheur des pensionnaires et à la restauration des fortunes compromises. Au total, déclassée grandiose et volontaire, elle déclasse tous ceux qui l’approchent, elle déclasse encore et toujours.

Voilà mistress Clarkson, telle qu’elle m’est apparue, hideuse et superbe, tandis que j’écrivais. Des critiques m’ont reproché de l’avoir laissée au second plan. Eh ! ne voyez-vous pas que si mon idée a réellement de la force, sa force vient de là ? L’Étrangère se tient, pour ainsi parler, en dehors de la vie. Elle marie des ducs avec des filles de marchands, elle n’est point duchesse et elle dédaigne de l’être. Le jour où elle le deviendrait, elle abdiquerait son pouvoir ; elle ne serait plus l’Étrangère. Par son rôle même, elle est isolée et elle n’en est que plus fatale et plus heureuse. Elle écrase notre sexe, elle le poursuit et ne lui donne point d’arme contre elle. Il n’y a qu’un seul moyen de la combattre, c’est de la démasquer – s’il est possible – et de lui tourner le dos.

Maintenant qu’à grandes lignes j’ai tracé son portrait, j’arrive aux autres personnages dont elle mène le chœur. Quelle est l’action que j’ai mise en scène. C’est l’histoire d’un déclassement et de ses conséquences. Septmonts est un patricien qui se déclasse en épousant une roturière ; Catherine Mauriceau est une roturière qui se déclasse en épousant un fils des preux. Septmonts est bien dépravé, mais une femme de son milieu le sauverait peut-être et Catherine, mariée à contre-sens, ne pourra que se perdre avec lui. Ainsi la vie de ces deux êtres est suspendue. Pour que le meilleur parvienne à se ressaisir lui-même, il faudra que le pire disparaisse. Et Septmonts sera supprimé, parce que tôt ou tard la logique triomphe et que la société finit toujours par retourner à l’ordre. Telles sont la signification et la portée de l’Étrangère. Personne ne s’y est mépris.

...

 

Cet article, dont je viens de citer quelques fragments, n’était pas de moi. Il était d’un jeune critique, très observateur, très consciencieux, très érudit, M. Fourcaud, qui s’était amusé à ce pastiche, auquel le lecteur se laissa prendre. Le véritable auteur avait si bien vu et si bien dit ce que j’avais voulu dire, qu’en écrivant la vraie préface de l’Étrangère, je ne pouvais pas ne pas citer une partie de la sienne, d’abord parce que j’y trouvais une excellente formule de ma pensée personnelle, ensuite parce que c’était pour moi une occasion de remercier ce jeune et aimable auxiliaire.

J’ai une faculté, dont je demande la permission de me vanter ici, parce qu’elle me rend très heureux et que, dès lors, je ne saurais trop la recommander à mes futurs confrères : c’est de n’en vouloir jamais à ceux qui m’attaquent, et de rester éternellement reconnaissant à ceux qui me soutiennent, a ceux-là surtout qui, comme M. Fourcaud, le font sans me connaître et sans me rien devoir. Je ne sais pas de plaisir plus délicat pour un auteur que de se voir compris et défendu, dans sa pensée intime, par un inconnu, tout à fait indépendant, qui, sans arrière-pensée, lui donne un témoignage public de sympathie et de communion que rien ne le force de donner. Là est la véritable récompense d’un travail sincère et le dédommagement dont parle Adèle d’Hervey. Il n’y a pas dans ce qu’on écrit, surtout au théâtre, que ce qui est énoncé ; il y a ce qui n’est pas dit, ce qui ne peut l’être, que quelques-uns seulement découvrent ou devinent. Certainement le succès, le succès retentissant est toujours agréable, et, quand nous l’obtenons, nous nous laissons volontiers aller à croire qu’il est mérité ; mais nous, qui ne pouvons nous cacher par quels grossiers moyens nous sommes à peu près sûrs, quand nous voulons, de l’obtenir, nous savons gré à ceux qui ne tiennent pas compte de ce résultat, plus facile qu’on ne le croit, qui méprisent un peu ce grand tapage et qui sont, au contraire, saisis par certains détails, passant inaperçus, restant invisible, pour le public enthousiaste. Avec ceux qui ont surpris le mécanisme secret, le principe, l’âme des grands effets extrinsèques qui nous aident à prendre la foule, nous causons alors plus volontiers qu’avec ces admirateurs bruyants, mais superficiels, qui nous complimentent quelquefois de ce que nous estimons le moins dans notre œuvre.

La grande erreur des critiques de profession est de se figurer que nous ne nous critiquons pas nous-mêmes. Pas un de nous, connaissant bien son métier d’auteur dramatique, qui d’abord n’ait fait vingt fois la critique de sa pièce avant de la livrer à la scène (les ratures de nos manuscrits sont là pour en témoigner), et qui, la pièce jouée, ne sache parfaitement par où elle pèche. Il ne faut pas croire que nos défauts visibles soient toujours des erreurs involontaires ; ce n’est pas toujours parce que nous nous trompons que nous faisons mal, c’est parce que nous ne pouvons pas faire autrement. Toute notre habileté consiste alors à glisser le plus rapidement possible sur ce que nous savons ne pas être solide, pour arriver à l’effet dramatique ou comique que nous  en vue et auquel la concession que nous avons faite était nécessaire. J’ai vu certains critiques, pleins de talent et de science, mettre très sûrement le doigt sur le point défectueux, constater que cela sonnait creux à tel ou tel endroit ; mais je n’en ai jamais vu un seul dire comment il aurait fallu faire. Ils ne le savent pas, ils ne peuvent pas le savoir ; s’ils le savaient, ils écriraient eux-mêmes des drames et des comédies, au lieu de juger les nôtres. Ils y trouveraient plus de plaisir, plus de profit et plus de renommée ; mais notre art est un art tellement spécial, tellement personnel, il exige des procédés si particuliers, nous l’avons déjà dit maintes fois, que celui qui n’a pas reçu ce don de la nature ne l’acquerra jamais. L’auteur dramatique, à mesure qu’il avance dans la vie, peut acquérir des pensées plus élevées, développer une philosophie plus haute, concevoir et exécuter des œuvres plus consistantes que celles de ses débuts ; en un mot, la matière qu’il jettera dans son moule sera plus noble et plus riche, mais le moule sera le même. Parti de Mélite et de Médée, il arrivera au Cid, à Horace, à Cinna, à Polyeucte ; parti de l’Étourdi et du Dépit amoureux, il arrivera à Tartuffe, au Misanthrope, à l’École des Femmes et aux Femmes savantes ; parti des Frères ennemis et d’Alexandre, il arrivera à Andromaque, Britannicus, Phèdre et Athalie ; mais si vous vous donnez la peine d’étudier attentivement Corneille, Molière et Racine, vous reconnaîtrez bien vite que leurs premières pièces, au point de vue du métier, sont aussi bien construites que les dernières, quelquefois mieux, car ce don naturel du mouvement, de la situation, de l’effet, de la clarté, de la vie enfin, nous le perdons presque toujours à mesure que nous avançons en âge et en raison inverse de ce que nous gagnons comme connaissance du cœur humain. Nous voulons alors pousser trop loin l’étude des caractères et l’analyse des sentiments et nous devenons souvent lourds, confus, obscurs, solennels, quintessenciés, disons le mot, ennuyeux.

Arrivé à un certain âge, hélas ! celui que j’ai justement, l’auteur dramatique n’a rien de mieux à faire que de mourir, comme Molière, ou de se retirer de la lutte, comme Shakespeare et Racine. C’est déjà un moyen certain de leur ressembler en quelque chose. Le théâtre est semblable à l’amour, il veut la bonne humeur, la santé, la puissance et la jeunesse. C’est s’exposer aux plus douloureux mécomptes que de vouloir être toujours aimé des femmes ou choyé de la foule. Le grand Corneille en a fait la rude épreuve ; il ne s’en consolait pas, même en traduisant en vers l’Imitation de Jésus-Christ, si propre qu’elle soit à consoler de tout ; même en répondant à la Duparc, qui le trouvait trop vieux, ces vers admirables :

 

Cependant j’ai quelques charmes,
Qui sont assez éclatants
Pour ne prendre pas d’alarmes
De ces outrages du temps.

Vous en avez qu’on adore,
Mais ceux que tous méprisez
Pourraient bien durer encore,
Quand ceux-là seront usés.

Croyez-moi, belle marquise,
Quoiqu’un grisou fasse effroi,
Il vaut bien qu’on le courtise
Quand il est fait comme moi.

Chez cette race nouvelle,
Où j’aurai quelque crédit,
Vous ne passerez pour belle
Qu’autant que je l’aurai dit.

 

Quelle colère éloquente et superbe ! Oui ! mais la belle avait vingt ans et s’en moquait bien. Le grand homme, créateur du théâtre en France, l’égal d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, ne lui semblait plus qu’un vieillard indigne de ses caresses, pourtant si faciles, et pour elle, comme pour l’Agnès de Molière, Horace avec deux mots en disait bien davantage.

La foule est semblable à cette belle fille ; elle est toujours jeune et veut qu’on le soit toujours. Elle se soucie de notre morale, de notre expérience, de notre sagesse, de notre style et de notre philosophie, comme du temps qu’il faisait la veille. Elle veut être captivée, charmée, entraînée, amusée, conquise, séduite, violée même. Malheur à vous, si vous n’êtes pas en état de mener l’aventure jusqu’à la un, la folle vous rit au nez et elle a bien raison. S’il vous reste une chance qu’elle se souvienne encore de vous et vous regrette quelquefois, c’est de renoncer volontairement à elle.

D’autre part, à mesure que les années s’accumulent, que la vieillesse s’avance, que la mort s’annonce, nous devons sentir une sorte de malaise et croire commettre une sorte d’indécence en nous exposant, avec des lazzis ou des histoires d’amour, aux curiosités, aux caprices, aux ingratitudes du public. Si nous n’avons plus ce qu’il faut pour lui plaire encore, il n’a pas, à vrai dire, acquis ce qu’il lui faudrait pour nous attirer de nouveau. Nous l’avons devancé dans la connaissance des hommes, des sentiments et des choses : nous en savons plus long, nous voyons de plus haut et plus loin que lui ; ce que nous distinguons clairement, si nous voulions le lui montrer, lui apparaîtrait monstrueux, grotesque ou confus, car nos études et nos entretiens de chaque jour roulent sur des sujets qui ne lui sont pas familiers, qui lui sont même inconnus, et qui ne se prêtent ni aux émotions ni aux plaisanteries à hauteur d’homme ordinaire qu’il vient chercher au théâtre. Quand il en sera arrivé individuellement aux mêmes réflexions que nous, ce n’est plus à nous qu’il viendra. Les passions, que nous lui avons peintes alors que nous les éprouvions comme lui, qu’il a toujours, puisqu’il ne vieillit jamais dans sa masse et se renouvelle sans cesse, nous regrettons peut-être de ne plus les avoir, mais enfin nous ne les avons plus ; nous sommes devenus froids pour ce qui exaltait jadis notre enthousiasme, indifférents ou indulgents pour ce qui excitait notre colère ; nous commençons à constater et à reconnaître la vanité des biens et des maux d’ici-bas ; le rire, dont nous étions si prodigues à rencontre des sottises et des ridicules d’autrui, s’est envolé de nos lèvres, et si nous l’y rappelions de force, les flèches que nous lancerions reviendraient bien vite sur nous. Nous serions mille fois plus à bafouer que ceux dont nous nous moquerions, et qui auraient sur nous le grand avantage de se croire encore heureux de leurs erreurs, de leurs fautes, de leurs chagrins même. C’est l’heure où Racine s’isole, où sa poétique se trouble, où son âme s’inquiète, où sa conscience de chrétien s’alarme d’une gloire profane, tandis que son orgueil de poète souffre encore de ses échecs, du mauvais goût et de l’ignorance de la foule, qui se pâme aux platitudes de Pradon. Il faut à l’auteur de Phèdre, honteux d’être comparé et immolé à ce qui est si au-dessous de lui, dix ans de solitude, d’apaisement, de tristesse, pour devenir l’auteur d’Athalie, pour donner au drame chrétien de Corneille ce pendant biblique qui élèvera momentanément le théâtre jusqu’aux proportions et jusqu’à la majesté du temple, tandis que la foule, assez étonnée et déconcertée pour qu’on la croie conquise et respectueuse, continuera à dire de l’un et de l’autre chef-d’œuvre : « C’est beau, mais ce n’est pas amusant. »

Arrivé à ce moment difficile, l’auteur dramatique, qui n’est pas seulement un faiseur de tours d’esprit plus ou moins ingénieux, qui a cru à son art, qui l’a honoré et aimé, qui aurait voulu en faire non-seulement un plaisir, mais un enseignement pour les hommes, se sent pris entre son idéal et son impuissance. Il comprend que ce n’est pas à la ferme dont il s’est servi jusqu’à présent que l’humanité demandera jamais la solution des grands problèmes qui l’agitent, bien qu’il croie l’avoir trouvée pour lui-même ; que ce qu’il rêve maintenant est irréalisable sur le terrain fleuri, mais étroit et mouvant, eu il s’est tenu longtemps en équilibre à force de souplesse et d’agilité, et il sent qu’il va y avoir un irréparable malentendu dont il sera la victime, s’il veut y bâtir le monument de ses dernières pensées. La seule chance qu’il ait de faire accepter les vérités qu’il a dites, c’est de ne pas essayer d’en ajouter de plus hautes à celles-là. Qu’il assiste de temps en temps à la représentation de ses œuvres passées, si on les représente encore de son vivant, si quelque montreur d’animaux savante n’a pas pris sa place comme à Weimar, et, devant l’éternelle jeunesse du public qui rira de son beau rire et pleurera de ses douces larmes d’autrefois, il revivra quelques-unes des bonnes journées de sa jeunesse disparue ; il comprendra bien vite qu’il ne faut rien dire de plus sérieux à ces spectateurs frivoles, et que le plus sage et le plus sûr, quand on approche si rapidement tous les jours de celui qui sait tout, c’est de se taire et d’écouter.

M. Montégut, dans un des avertissements de sa belle traduction de Shakespeare, dit à propos du Conte d’hiver, de Cymbeline et de la Tempête :

« Dans ces trois pièces, on voit apparaître un nouveau système dramatique que le grand poète n’a pas eu le temps de pousser à bout, heureusement peut-être pour sa gloire. Il était arrivé à Shakespeare ce qui arrive à tous les grands artistes, à Michel-Ange, à Gœthe, à Beethoven ; à mesure qu’il vieillissait et que son génie se débarrassait davantage de cette tyrannie des passions dont la jeunesse l’avait enveloppé, les spectacles habituels de la nature, et les sentiments généraux du cœur ne lui suffisaient plus ; il se plaisait à rêver un univers nouveau, ou plutôt il se plaisait à peindre l’univers réel de la couleur de ses rêves ; il se sentait entraîné à pénétrer toujours plus avant dans les profondeurs du cœur humain, pour y découvrir de plus secrets mobiles d’action, et pour surprendre de plus près les passions à leur source même. De là ces combinaisons si curieuses, si précieuses, si rares, de réalité et d’idéal, de fantaisie et de logique, de nature et de mensonge, qui ont pour noms Le Conte d’Hiver, Cymbeline, la Tempête ; c’est ce qu’il est possible de concevoir de plus subtil et de plus fin, sans que la conception poétique perde trop de sa substance et s’évapore dans l’abstraction. Dans ces trois pièces nous avons l’équilibre le plus parfait, mais aussi le plus fragile que jamais poète ait atteint dans les combinaisons de la nature et du rêve. Un pas de plus dans cette voie et Shakespeare lui-même allait sortir de la nature. La mort, arrivée avant l’heure, empêcha le grand poète de tomber dans ces abstractions colorées qu’on reproche à la vieillesse de Gœthe, et dans ces obscurités énigmatiques que l’on prétend trouver dans les derniers quatuors de Beethoven. »

On ne saurait mieux voir et mieux dire, et il y a là un bon conseil que l’auteur dramatique fera bien de suivre même quand il n’est pas Shakespeare, surtout quand il n’est pas Shakespeare. Celui qui écrit ces lignes suivra-t-il ce conseil ? il aurait raison. Il suffit de lire l’Étrangère et surtout les rôles de mistress Clarkson, de Gérard et de Rémonin pour se convaincre que les abstractions dont parle M. de Montégut le troublent déjà. Qu’il fasse donc comme Prospero, dans la dernière scène de la Tempête, qu’il sorte de l’île enchantée, qu’il gagne cette retraite où, sur trois pensées, il y en a une pour la tombe. Le moment est venu de dire à Ariel, l’esprit invisible de l’air qui a jusqu’alors obéi au magicien, et l’a fait triompher de Caliban.

« Ariel, mon petit oiseau, retourne aux éléments ; sois libre et porte-toi bien. »

 

Août 1879.

 

 

ACTE I

 

Un salon très élégant communiquant avec d’autres salons. Des domestiques en grande livrée, poudrés, se promènent de long en large dans le fond. Tout est éclairé comme pour une soirée. Grande fenêtre à droite du spectateur.

 

 

Scène première

 

RÉMONIN, MAURICEAU entrent ensemble par la porte du fond

 

MAURICEAU.

Et tu es ici dans les appartements particuliers de la duchesse, de ma fille !

RÉMONIN.

C’est donc pour cela que ce domestique ne voulait absolument pas me laisser entrer.

MAURICEAU.

Naturellement ! Ma fille a prêté le reste de son hôtel et ses jardins pour cette fête de bienfaisance ; mais c’est bien le moins qu’elle se soit réservé son appartement pour elle et ses amis tout à fait intimes, dont tu es, bien que je ne t’aie pas vu depuis près de vingt ans, et que je ne m’attendisse guère à te retrouver ce soir ici.

RÉMONIN.

Je ne me doutais même pas, en y venant comme tout le monde pour donner mes vingt francs aux orphelins de ces malheureux mineurs auxquels ta fille s’est intéressée, je ne me doutais même pas que cette duchesse de Septmonts, c’était mademoiselle Mauriceau que j’ai mise au monde ; car c’est moi qui l’ai mise au monde.

MAURICEAU.

Il y a vingt-trois ans. Comment ! tu ne savais pas que la duchesse de Septmonts était ma fille ? C’est curieux ! Tout Paris le sait.

RÉMONIN.

Comme tu n’as pensé qu’à tout Paris, et que tu ne m’as pas invité à son mariage, je ne l’ai pas su.

MAURICEAU.

J’ignorais ce que tu étais devenu.

RÉMONIN.

Tu n’avais qu’à chercher dans l’Almanach du commerce à la lettre R. Tu aurais trouvé : « Rémonin, rue Madame, 103, professeur au Collège de France. » C’est très commode, l’Almanach du commerce, quand on veut retrouver ses amis.

MAURICEAU.

Tu sais te que c’est que la vie de Paris. Tu travaillais de ton côté ; je travaillais du mien. Et moi, me trouves-tu changé ?

RÉMONIN.

Non, tu es resté le même ou à peu près.

MAURICEAU.

Mon cher, tu me croiras si tu veux, excepté quand je me regarde pour me faire la barbe, il ne me semble pas que j’aie vieilli.

RÉMONIN.

Toujours ce bel estomac ?

MAURICEAU.

Toujours.

RÉMONIN.

Et madame Mauriceau ?

MAURICEAU.

Morte, mon cher ! La pauvre femme !

RÉMONIN.

Depuis longtemps ?

MAURICEAU.

Il y a sept ou huit ans.

RÉMONIN.

De quoi ?

MAURICEAU.

Les médecins disent que c’est du foie. On n’a jamais bien su. Elle languissait. Elle n’était pas d’une santé brillante au fond. Très nerveuse. Ç’a été un grand chagrin ! Mais ne parlons pas de ça. Et toi, es-tu marié ?

RÉMONIN.

Non !

MAURICEAU.

Ma foi, tu as aussi bien fait. La famille a du bon, mais il y a encore beaucoup à dire là-dessus.

Au domestique qui s’approche de lui.

Qu’est-ce que c’est ?

LE DOMESTIQUE.

On vient chercher la réponse pour le journal.

MAURICEAU, prenant un papier dans sa poche et allant chercher une enveloppe sur la table, tout en faisant signe au domestique d’attendre au fond.

Parfaitement, voilà.

À Rémonin.

C’est pour un reporter qui est venu me demander des détails sur la fête de ce soir, et, en même temps, sur la famille et les ancêtres de mon gendre, les Septmonts, vieille, très vieille famille. Je lui ai écrit tout ce qu’il voulait en quelques lignes. Puisqu’il veut parler de cette fête, autant qu’il en parle exactement. Il m’a demandé aussi quelques notes sur moi. Il voudrait faire ma biographie, à propos des nouveaux magasins qu’on vient d’ouvrir rue de la Paix. Il voudrait faire un parallèle entre l’industrie du temps où j’ai commencé et celle d’aujourd’hui. Je veux bien le renseigner là-dessus aussi, mais verbalement, et je lui écris de venir me voir un matin.

Au domestique, lui remettant la lettre.

À propos, dites qu’on cherche la duchesse. Dès qu’on l’apercevra, qu’on la prie de monter. Qu’on lui dise que je la demande.

Le domestique s’éloigne.

Ah ! mon vieux Rémonin, je suis content de te revoir. Ce Paris tourne si vite, qu’on n’a pas le temps de rencontrer les gens qu’on aime. Mais, puisque tu ne savais pas que Catherine eût épousé le duc de Septmonts, qui est-ce qui t’a dit que tu me trouverais ici ?

RÉMONIN, en le regardant avec intention.

C’est Gérard, que j’ai rencontré tout à l’heure. Tu te rappelles bien Gérard ?

MAURICEAU.

Parfaitement. Ah ! il est là aussi ?

RÉMONIN.

Oui.

MAURICEAU.

Comment va-t-il ?

RÉMONIN.

Il va très bien, comme santé d’abord et comme position ensuite.

MAURICEAU.

Cela ne m’étonne pas qu’il ait fait son chemin. C’était un garçon très intelligent et très laborieux. Et sa mère ?

RÉMONIN.

Sa mère vit toujours. Elle a donc été la gouvernante de ta fille ?

MAURICEAU.

Pendant cinq ou six ans. Qu’est-ce qu’il fait maintenant, Gérard ?

RÉMONIN.

Il a été un de mes meilleurs élèves à l’École polytechnique ; aujourd’hui, il est dans les mines. Il a publié sur la question des travaux très intéressants. Une grande compagnie minière se l’est associé tout de suite. Gérard gagne trente ou quarante mille francs par an. Et ce n’est pas fini. Il fait sur le lavage de l’or un grand travail que je lui ai demandé pour un Américain, et, s’il réussit, comme je le crois, ce sera une fortune.

MAURICEAU.

Tant mieux ! tant mieux ! Lui as-tu dit que tu allais venir me retrouver ici ?

RÉMONIN.

Oui, je lui ai dit que nous étions d’anciens camarades.

MAURICEAU.

Et il n’a pas demandé à t’accompagner ?

RÉMONIN.

Non.

MAURICEAU.

Il ne t’a chargé de rien pour moi ?

RÉMONIN.

De rien.

MAURICEAU.

C’est drôle ! il n’aura pas osé. Je ne lui en veux cependant pas. C’était bien naturel.

RÉMONIN.

Quoi donc ?

MAURICEAU.

Je te conterai ça un de ces jours. Ah ! que c’est curieux, la vie ! Te rappelles-tu ma petite chambre du faubourg Saint-Denis ? Nous y avons bien ri quelquefois. Quel bon temps ! J’étais cependant simple commis de magasin, pendant que tu étais interne à la maison municipale de santé, quelques numéros plus haut. Nous allions de temps en temps déjeuner et dîner chez la mère Salignon, trois francs tout compris. Mais j’avais mon idée et le père Maroizel m’a pris pour associé et m’a donné sa fille. Il est vrai qu’il n’y avait guère moyen de faire autrement ; la petite m’adorait. Tu te souviens de ces magasins sombres, de cette clientèle bourgeoise, de cette vieille routine commerciale. Une fois le père Maroizel mort, j’ai bouleversé tout ça. Pour faire venir le monde élégant faubourg Saint-Denis, sais-tu que ce n’était pas commode ? j’y suis arrivé cependant et je me suis retiré avec dix millions, en conservant une part importante dans la maison, part que j’ai vendue six millions, pour rien, quand j’ai marié ma fille. En la faisant entrer dans la noblesse, je ne pouvais pas rester marchand, même dans la coulisse. Tu comprends ça.

RÉMONIN.

Parfaitement.

MAURICEAU.

Du reste, j’ai mis des capitaux dans d’autres affaires très sûres, et tu retrouves ton ami avec une vingtaine de millions.

RÉMONIN.

Je te fais mon compliment.

MAURICEAU.

Mais oui, ce n’est pas mal, et je ne me plains pas.

RÉMONIN.

Alors, tu es heureux ?

MAURICEAU.

Parfaitement heureux.

RÉMONIN.

Ce monde nouveau dans lequel tu es entré par le mariage de ta fille ?

MAURICEAU.

Est charmant ; et il a cela d’agréable qu’au bout d’un certain temps qu’on y est, on croit qu’on en est. Il y a bien eu dans le commencement quelques pimbêches, montées sur leur noblesse comme des perruches sur leur perchoir, qui m’ont lancé quelques plaisanteries sur mon ancienne enseigne des Trois Sultanes ; mais mon gendre m’avait raconté des histoires sur la plupart de ces dames ; j’ai riposté. Quant aux hommes, ils ne s’y frottent pas. Septmonts est de première force à l’épée. Il a eu jadis, étant garçon, deux ou trois affaires dont ses adversaires se sont mal trouvés ; et puis les hommes sont toujours du parti d’une jolie femme, et, comme ma fille est une des plus jolies, des plus élégantes et des plus riches de sa coterie, elle a une véritable cour et ça va tout seul maintenant.

RÉMONIN.

Et elle est heureuse aussi ?

MAURICEAU, un peu hésitant.

Oui, oui.

RÉMONIN.

Son mari l’aime ?

MAURICEAU.

Comme on aime dans son monde ! Ces gens-là ont leurs habitudes qu’ils ne sont pas près de changer ; mais ça se fera peu à peu.

RÉMONIN.

Et pourquoi as-tu tenu à marier ta fille dans ce monde ? Était-ce son goût ?

MAURICEAU.

Non ; mais à qui voulais-tu que je la mariasse ? À un commerçant comme moi ?... Le commerce, c’est bon pour faire sa fortune ; mais, une fois la fortune faite, ça n’a plus de raison d’être, surtout pour une fille qui parle quatre langues et qui est une musicienne de premier ordre. À un banquier ? pour qu’elle entende parler d’argent du matin au soir ! À un militaire qu’on enverra se faire tuer en Afrique ou en Chine, ou qui donnera sa démission ? Qu’est-ce que c’est qu’un militaire qui a donné sa démission ! À un marin, qui la laissera toute seule pendant qu’il fera le tour du monde ? À un homme politique ? pour qu’au premier changement il faille gagner la frontière, si on en a le temps. À un artiste, qui l’aurait menée dans un monde de bohèmes ? À un médecin, qu’on vient réveiller la nuit pour le petit du concierge qui a le croup ? À un savant, qui passe sa vie comme toi dans un laboratoire ? Tous ces gens-là, pour peu qu’ils aient d’intelligence et de dignité, savent bien que ça ne se peut pas, et ils sont les premiers à le reconnaître. Tiens ! ce garçon dont nous parlions tout à l’heure en est un exemple.

RÉMONIN

Gérard ?

MAURICEAU.

Oui, Gérard. Tout ceci entre nous. Il s’était pris d’une belle passion pour Catherine, qui, de son côté, s’était monté la tête pour lui. Connais-tu mon gendre ?

RÉMONIN.

Non.

MAURICEAU.

Comme homme, au physique et au moral, Gérard est mille fois mieux que lui ! Il n’y a même pas de comparaison. De toi à moi, toute cette noblesse s’en va par morceaux, et, si nous ne venions pas de temps en temps lui infuser notre argent et notre sang de bourgeois, il n’en resterait bientôt plus rien ! Où en étais-je ?

RÉMONIN.

Tu en étais à Gérard qui valait mille fois mieux que ton gendre.

MAURICEAU.

Oui. Eh bien, il a été le premier à comprendre que son mariage avec Catherine était impossible. Pas de patrimoine, pas de nom : il était le fils d’un petit négociant avec qui j’avais été en relation d’affaires, et qui était mort presque insolvable. Sa veuve, en vendant tout, avait pu tout payer. C’est très bien. Je l’ai recueillie et j’ai fait d’elle la gouvernante de ma fille, car elle avait de l’instruction et de la probité. Ce n’est pas mal non plus, ce que j’ai fait là ; mais était-ce une raison, soyons francs, pour donner ma fille à son fils ? J’ai eu tort, j’en conviens, de leur permettre un peu trop d’intimité. Quand Gérard sortait de l’École polytechnique et venait voir sa mère, il passait une partie de la journée avec nous. C’était imprudent de ma part. J’aurais dû me souvenir de ce que j’étais moi-même quand j’avais son âge ; mais, quand on n’est plus jeune, on se figure que personne ne l’est plus. Bref, quand j’ai vu que cela devenait sérieux, j’ai eu une conversation sérieuse aussi avec Gérard, et je dois reconnaître qu’à l’instant même il a parfaitement compris, et il s’est retiré. Sa mère, je ne dirai pas qu’elle avait prêté la main à ces sentimentalités, ni qu’elle avait rêvé un dénouement irréalisable, mais enfin sa mère a dû quitter peu de temps après une maison où son fils ne pouvait plus revenir. Franchement, on ne gagne pas vingt millions dans le commerce pour les donner au fils de la gouvernante de sa fille ! Non, mon cher ami, j’ai bien réfléchi, et j’ai fait la seule chose qu’il y eût à faire. Quand on a une fille belle et richissime, et qu’on n’est qu’un roturier, un parvenu comme moi, on ne doit avoir qu’une idée, faire entrer cette fille dans le monde, et il n’y en a qu’un, où la beauté, l’esprit, la fortune, servent vraiment à quelque chose et peuvent briller de tout leur éclat.

RÉMONIN.

Mais si tu avais eu un fils.

MAURICEAU.

Si j’avais eu un fils au lieu d’une fille, j’aurais pensé tout le contraire, c’est bien certain ; j’aurais invoqué les immortels principes de 89, j’aurais proclamé l’égalité des hommes parce que mon fils, né Mauriceau, n’aurait pu mourir que Mauriceau, à moins qu’il n’eût été un homme de génie ; mais je ne sais comment ça se fait, les millionnaires n’ont jamais cette idée-là ; c’est la ressource des pauvres diables. J’avais une fille ; c’est autre chose. C’est très commode, une fille, ça change de nom par le mariage. La duchesse de Septmonts, ça dit tout ! Aujourd’hui nous sommes duchesse, et vraie duchesse. Nous avons acheté sept cents ans de noblesse en cinq minutes. Mon gendre a mené la vie à grandes guides ; je le savais. Il était plus que ruiné, entre nous il était couvert de dettes, c’est certain. Il écorne la dot, c’était prévu. Mais les enfants que la fille de Mauriceau mettra au monde seront ducs, marquis, comtes, vicomtes, barons, selon leur âge ; ils seront inscrits dans le grand armoriai de France, au milieu des plus nobles et des plus illustres. Rien ne peut plus nous ôter ça ; le notaire et le prêtre y ont passé. Quant à ceux qui disent que je suis un vaniteux et un imbécile, ce sont ceux qui ne peuvent pas en faire autant.

RÉMONIN.

Et la duchesse est mariée depuis...

MAURICEAU.

Depuis dix-huit mois.

RÉMONIN.

Et elle a un enfant ?

MAURICEAU.

Non.

RÉMONIN.

Eh bien, dis-donc, les petits ducs se font un peu attendre.

MAURICEAU.

Ils viendront. Tout vient à son heure.

RÉMONIN.

Tu es un grand politique sans en avoir l’air.

MAURICEAU.

Je connais la vie ; voilà tout.

RÉMONIN.

Je t’en félicite ; mais, à propos de connaissance, comment as-tu connu le duc de Septmonts ? Tu n’étais ni de son âge ni de son monde. Est-ce que tu avais de ses créances entre les mains ?

MAURICEAU.

Non. Et je n’avais même pas plus d’idées sur lui que sur un autre.

RÉMONIN.

Mais tu en voulais un comme ça.

MAURICEAU.

J’en voulais un comme ça. Je ne me dissimulais pas que je ne pouvais le trouver que dans de certaines conditions.

RÉMONIN.

Un peu avarié.

MAURICEAU.

Il est évident que quand un fils de famille fait une mésalliance il a ses raisons. Il y en a de bonnes, il y en a de mauvaises, mais il y en a beaucoup dans lesquelles on peut choisir. J’ai été assez malin. Je me suis fait présenter dans une des maisons de Paris où j’avais le plus de chances de rencontrer ce que je cherchais, chez une étrangère, très jolie, très élégante, très riche, très originale, dont tu n’as pas entendu parler, puisque tu n’entends parler de rien dans ton laboratoire, et qu’on nomme mistress Clarkson.

RÉMONIN.

Je la connais.

MAURICEAU.

Tu la connais ?

RÉMONIN.

Oui. C’est pour elle, ou plutôt pour son mari, qui a des mines en Amérique, que Gérard fait ce travail dont je te parlais tout à l’heure. Je viens de la rencontrer dans les jardins ; j’ai laissé Gérard causant avec elle, et je ne te cacherai pas qu’elle paraît lui porter le plus grand intérêt. Ne le dis pas à ton gendre : il passe pour avoir été son amant, ton gendre, avant qu’il se mariât ; il passe même pour l’être encore.

MAURICEAU.

C’est possible, mais ça ne me regarde pas.

RÉMONIN.

Évidemment.

MAURICEAU.

Tu dis ?

RÉMONIN.

Va toujours.

MAURICEAU.

Eh bien, mistress Clarkson recevait en hommes tout ce qu’il y a de plus élégant, de plus noble, de plus distingué. C’est une femme d’infiniment d’esprit. À quelques mois qui me sont échappés volontairement, elle a deviné ce que je cherchais et elle m’a mis en rapport avec le duc, en me disant : « Vous ne trouverez pas mieux. »

RÉMONIN.

Est-ce qu’elle a été de la noce ?

MAURICEAU.

Non. Je n’ai jamais vu une femme chez elle et elle ne va jamais chez aucune femme. Du reste, puisque tu la connais, tu connais ses habitudes aussi bien que moi.

RÉMONIN.

Je ne suis allé la voir que deux ou trois fois.

MAURICEAU.

Je lui ai fait un beau présent.

RÉMONIN.

Qu’elle a accepté ?

MAURICEAU.

Parfaitement. C’est une femme pratique, qui prétend que les sentiments sont des valeurs qui doivent être représentées par une monnaie ayant cours ; sans quoi, on ne saurait pas à quoi s’en tenir sur la sincérité de leur expression. Je lui ai donné un collier de perles à six rangs, avec les agrafes en diamants, que j’ai parfaitement payé dix mille livres sterling chez Mortimer, à Londres. Mon gendre a du faire à peu près la même chose de son côté. De cette façon, nous nous sommes acquittés, comme des gens de notre condition doivent le faire. Et voilà comment ma fille s’est mariée.

RÉMONIN.

C’est une manière comme une autre.

MAURICEAU.

Ah çà ! j’espère que nous allons nous revoir maintenant ; viens donc un de ces jours, nous dînerons ensemble comme autrefois.

RÉMONIN.

Chez la mère Salignon ?

MAURICEAU.

Si tu veux. Ça nous rajeunirait ; mais je crois que nous serons mieux chez moi. J’habite, à côté, l’hôtel attenant à celui-ci. J’ai fait bâtir les deux en même temps. Tiens ; nous causerons. Je vis en garçon. Tu te trouveras peut-être avec une jolie femme. Une jolie lemme ne te fait pas peur, n’est-il pas vrai ? Je ne te promets pas que, la seconde fois, ce sera la même. Quand on a passe trente ans et plus dans l’industrie, dans les affaires, qu’on est retiré, qu’on a établi sa fille, qu’on a eu une jeunesse laborieuse et continente, qu’on a été marié seize ans, qu’on a été fidèle...

RÉMONIN.

Oh ! oh !

MAURICEAU.

Ma femme ne se doutait de rien, cela revient au même ; enfin, quand on a conservé son estomac et qu’on n’a que soixante ans, on peut bien se donner quelques petites distractions. On a tant d’économies ! C’est ce que j’appelle casser la tirelire. Le mot n’est pas mal, hé !... Ah ! je suis content de te revoir, mon vieux Rémonin.

 

 

Scène II

 

RÉMONIN, MAURICEAU, LA MARQUISE DE RUMIÈRES, CATHERINE DE SEPTMONTS, GUY DES HALTES, CALMERON, SEPTMONTS, MADAME CALMERON, BERNECOURT, LA BARONNE D’HERMELINES, D’HERMELINES

 

Ces personnages sont déjà depuis quelque temps dans le salon du fond, où ils causent en prenant le thé, debout ou se promenant, et visibles pour les spectateurs.

LA MARQUISE DE RUMIÈRES.

Oh ! mon cher monsieur Mauriceau, tous mes compliments.

À Rémonin.

Tiens, vous voilà, vous.

À Mauriceau.

Oui, votre fête est charmante.

MAURICEAU.

Ce n’est pas moi, c’est ma fille, marquise...

MADAME DE RUMIÈRES.

Évidemment. Ce n’est pas vous.

À Rémonin.

Cependant il a du goût, il l’a prouvé ; il est le premier marchand qui ait eu L’idée de faire asseoir ses clients sur des sièges confortables et qui leur ait offert un biscuit et un verre de malaga. C’était une idée, et avec une idée, à Paris, on fait sa fortune.

À Mauriceau.

Je viens de voir dans le jardin votre successeur, flanqué de sa femme qui a des diamants jusque dans son corset. Je lui ai fait des reproches, à lui ; je lui ai dit que sa maison ne vaut pas la vôtre.

À Rémonin.

Il faut venir ici pour vous voir. Ah ! vous êtes un joli garçon ! On vous écrit, on vous invite, vous ne venez pas.

RÉMONIN.

Le travail !

Mauriceau est allé rejoindre les autres personnages.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous connaissez donc Mauriceau ?

RÉMONIN.

C’est un de mes camarades de jeunesse.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est un type excellent. Quand viendrez-vous passer la soirée avec moi ? Ah ! mais j’y pense. Je viens de lire vos articles dans la revue ; c’est très intéressant, mais mon journal et mon directeur disent que vous êtes un affreux matérialiste ! un suppôt de l’enfer !

RÉMONIN.

C’est exagéré.

CATHERINE, entrant, à Mauriceau.

Tu m’as fait demander ?

MAURICEAU.

Oui. Mais qu’est-ce que tu as ? Tu es toute pâlotte.

CATHERINE.

Je suis un peu fatiguée. Il m’a fallu causer avec tant de monde, faire tant de saluts, répondre à tant de compliments !

MAURICEAU, lui présentant Rémonin.

Je parie que tu ne reconnais pas monsieur ?

CATHERINE, après avoir regardé Rémonin.

Non.

MAURICEAU.

C’est lui qui t’a mise au monde cependant :mais il a beaucoup changé depuis.

CATHERINE.

Et moi encore plus, n’est-ce pas, monsieur ?

RÉMONIN.

Mais vous, madame, vous y avez gagné.

CATHERINE.

Mon cher monsieur Rémonin, j’espère que vous allez rattraper le temps perdu et que vous considérerez cette partie de la maison où vous êtes en ce moment comme votre propre maison. Quand vous me connaîtrez davantage, vous saurez que ce n’est pas là une formule de politesse et je suis sûre que vous aurez de l’amitié pour moi.

RÉMONIN.

Ainsi, vous vous rappelez mon nom ?

CATHERINE.

Ma mère m’a parlé de vous bien souvent. Elle vous était reconnaissante et vous tenait en très grande estime ; elle suivait de loin vos travaux et vos succès. Ma mère menait une existence très retirée et très simple, mais elle avait un esprit et un jugement supérieurs. Venez me voir, je vous en prie, vous me ferez grand plaisir et grand bien. Du reste, je vous ai déjà vu tout à l’heure dans les jardins, sans me douter que c’était vous. Vous causiez avec quelqu’un que je connais et qui vous a peut-être parlé de moi.

RÉMONIN.

Oui.

CATHERINE.

Pourquoi M. Gérard ne m’a-t-il saluée que de loin ? pourquoi ne s’est-il pas approché de moi ?

RÉMONIN, voyant Septmonts qui s’approche.

Nous causerons de cela plus tard.

CATHERINE, montrant Rémonin à Septmonts et Septmonts à Rémonin.

M. de Septmonts.

À Septmonts.

M. Rémonin, dont le nom doit vous être bien connu.

Elle s’éloigne.

SEPTMONTS.

Certainement. – Très heureux, monsieur, de l’occasion qui m’est offerte de faire connaissance avec vous. Mon beau-père vient de me dire que c’est vous qui avez aidé la duchesse à venir au monde ; je n’ai pas besoin de vous dire, à mon tour, que personne ne vous en est plus reconnaissant que moi. Je regrette de ne devoir le plaisir de vous le témoigner qu’au hasard d’une fête publique. Cependant j’ai beaucoup entendu parler de vous, comme tout le monde, par tout le monde, puis particulièrement par une charmante personne que je vois très souvent et qui a eu, je crois, la bonne chance de vous être agréable, mistress Clarkson.

RÉMONIN.

En effet.

SEPTMONTS.

C’est une de mes meilleures amies.

GUY, qui s’est approché.

Ne le dis pas si haut, surtout ici, et fais-moi l’honneur de me présenter à M. Rémonin.

SEPTMONTS, présentant Guy à Rémonin.

M. Guy des Haltes, un de mes camarades de collège, qui fait la cour à ma femme et qui me fait de la morale à moi.

GUY.

Tu sais bien...

SEPTMONTS.

Je sais bien que la duchesse est une très honnête femme et que je n’ai rien à craindre de toi... grâce à elle. Il est aussi naturel que tu rendes des hommages à la duchesse de Septmonts qu’il est naturel que j’en rende à mistress Clarkson. La galanterie fait partie des droits, presque des devoirs du monde auquel nous appartenons, et si on l’en retirait tout à coup, ce monde ne serait plus tenable. Fais donc ta cour à la duchesse, mon cher Guy ; plains-la, dis-lui même un peu de mal de moi, pas trop ! moi, je me contente de te dire que tu perdras ton temps, et le jour où un malappris quelconque trouvera extraordinaire ce que, moi, je trouve tout simple, c’est à moi qu’il aura affaire.

Il lui met la main sur l’épaule.

Va, mon cher Guy, va, la duchesse est toute seule, c’est le moment ; et nous, monsieur Rémonin, allons prendre une tasse de thé.

Pendant ce temps, Catherine s’est approchée de la fenêtre, qu’elle a ouverte, et elle regarde dans le jardin comme si elle prenait l’air et en se cachant à moitié le visage avec un éventail. Les autres personnes prennent le thé et causent en groupes divers dans le premier salon.

GUY, s’approchant de Catherine.

C’est le duc qui m’envoie vers vous.

CATHERINE.

Pour... ?

GUY.

Pour que vous ne soyez pas seule.

CATHERINE.

Il est bien bon. Si je suis seule chez moi au milieu de tout ce monde, c’est que j’ai envie d’être seule.

GUY.

Alors je me retire.

CATHERINE.

Non.

GUY.

Qu’est-ce que vous avez ?

CATHERINE.

J’ai chaud.

GUY.

Et qu’est-ce que vous faites là ?

CATHERINE.

Je me rafraîchis.

GUY.

Cette soirée est humide. Vous allez vous rendre malade.

CATHERINE.

Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

GUY.

Vous le demandez !

CATHERINE.

C’est vrai, vous m’avez dit, quand cela ? hier, je crois, que vous m’aimiez ! Que vous m’aimiez, qu’est-ce que cela peut signifier ?

GUY.

Le grand avantage de ce mot, c’est qu’il est clair.

CATHERINE.

Et élastique, et sonore, et vide, et injurieux, et bête, et inutile !

GUY.

C’est pour cela que votre mari m’autorise à vous le dire tant que je voudrai. Il sait que vous n’y croirez pas.

CATHERINE.

Il a raison.

GUY.

Et à mon amitié ?

CATHERINE.

Pas davantage.

GUY.

À quoi croyez-vous donc ?

CATHERINE.

À rien, heureusement.

GUY.

Vous devez souffrir beaucoup ?

CATHERINE.

J’ai quelquefois des migraines.

GUY.

Ce n’est pas de ces souffrances-là que je parle.

CATHERINE.

Je n’en connais pas d’autre.

GUY.

Laissez-moi fermer cette fenêtre.

Il ferme la fenêtre.

CATHERINE.

Vous avez peur de vous enrhumer ?

GUY.

Non, mais vous tremblez, vous avez la fièvre.

CATHERINE.

Heureusement, M. Rémonin est là... Je viens de renouveler connaissance avec lui. Il me fera une ordonnance.

GUY.

Il n’y a pas besoin de lui pour cela.

CATHERINE.

Vous savez peut-être ce que j’ai.

GUY.

Oui. Vous avez un mari qui ne vous aime pas.

CATHERINE.

Après ?

GUY.

Et que vous n’aimez pas.

CATHERINE.

Le malheur est moins grand que si je l’aimais.

GUY.

Qui vous ruinera par là-dessus.

CATHERINE.

Ceci regarde mon père ; mais je vous croyais des amis de mon mari.

GUY.

De ses camarades seulement.

CATHERINE.

Et, comme on ne peut aimer le mari et la femme et qu’il faut opter, vous optez pour la femme ! Trop tard ! il fallait vous présenter quand j’étais à marier. J’étais si innocente que j’aurais pu vous croire, et, comme vous êtes d’aussi bonne noblesse que M. de Septmonts, mon père m’eût aussi bien donnée à vous qu’à lui. Cela eût peut-être mieux valu. Vous n’auriez eu seulement qu’à être poli avec moi, j’aurais été capable de vous adorer.

GUY, se levant.

Vous avez raison, je partirai.

CATHERINE.

Quel héroïsme ! C’est celui des hommes en pareil cas. Un petit voyage et l’on revient guéri.

GUY.

Ce qui veut dire... ?

CATHERINE.

Que le moyen a déjà servi...

GUY.

À qui ?

CATHERINE.

À un autre.

GUY.

Qui vous aimait ?

CATHERINE.

Qui disait m’aimer, oui.

GUY.

Et que vous aimiez aussi ?

CATHERINE.

Ceci ne regarde que moi.

GUY.

Avant ou après votre mariage ?

CATHERINE.

Avant ou après, qu’importe !

GUY.

C’était avant.

CATHERINE.

Si vous voulez.

GUY.

Alors je devine pourquoi vous êtes si agitée en ce moment. Ce n’est pas difficile.

CATHERINE.

Pourquoi suis-je agitée ?

GUY.

Vous avez revu cet homme ce soir ; il était dans cette foule. C’est pour cela que vous avez remonté si brusquement ici. Vous l’aimez toujours.

CATHERINE.

Je le hais.

GUY.

C’est la même chose ! Voulez-vous que j’aille le chercher ?

CATHERINE.

Vous seriez capable de faire cela ?

GUY.

Je suis capable de tout pour vous.

CATHERINE.

Et votre amour ? Qu’est-ce qu’un amour sans jalousie ?

GUY.

Qu’est-ce qu’un amour sans dévouement ?

CATHERINE.

On dirait que vous êtes sincère.

GUY.

Essayez. Dites-moi la vérité, et je vous jure, non pas de cesser de vous aimer, mais de vous aimer autrement.

CATHERINE.

Et un jour, plus tard, on ne sait pas ce qui peut arriver ! Un premier amant par amour, un second par dépit, et les autres par habitude. Et quand on est déjà l’ami, on peut être un de ceux-là ! N’est-ce pas ainsi que cela se passe ? mais, moi, je ne comprends rien à vos galanteries légales et ingénieuses qui trompent à la fois le mari et l’amant. Le jour où je serais sûre d’aimer, d’être aimée surtout, j’appartiendrais tout entière à mon amour, je prendrais toute la vie de l’homme que j’aurais cru digne de moi, je lui donnerais toute la mienne et je partirais avec lui...

GUY, voyant un domestique qui s’approche de la duchesse.

Prenez garde, on vient...

CATHERINE.

Ça vous tire d’embarras.

LE DOMESTIQUE, présentant un plateau avec une carte à Catherine.

La personne qui fait remettre cette carte à madame la duchesse attend la réponse dans un des salons de rez-de-chaussée.

CATHERINE, qui a lu.

Quelle insolence !

GUY.

Qu’est-ce que c’est ?

CATHERINE, lui tendant la carte qu’elle a reçue.

Lisez !...

GUY, après avoir lu.

Et qu’avez-vous répondu ?

CATHERINE, qui a écrit pendant ce temps-là sur une carte à elle.

Ce que je devais répondre.

Au domestique en lui remettant la carte sur laquelle elle a écrit.

Voici la réponse.

Haut et s’adressant aux autres personnages.

Qui de vous, mesdames, peut me donner des renseignements certains sur une dame étrangère qu’on nomme mistress Clarkson ?

MADAME D’HERMELINES.

Je ne crois pas qu’il y ait une seule femme de notre monde qui puisse vous parler de cette dame autrement que par ouï-dire, car je ne crois pas qu’il y en ait une seule qui lui ait jamais adressé la parole ; mais je ne crois pas non plus que parmi ces messieurs il y en ait un seul qui ne la connaisse pas et qui ne puisse vous renseigner sur elle ; mon mari et mon frère par exemple ; seulement je ne vous garantis pas leur sincérité : ils sont des plus grands admirateurs de cette dame.

D’HERMELINES.

Mais, chère amie, nous sommes allés chez mistress Clarkson comme on va partout à Paris. Je vous l’ai raconté. D’ailleurs, c’est votre frère, c’est Bernecourt qui m’y a mené.

BERNECOURT.

Moi, je l’ai connue à Monaco. Je ne jouais pas, bien entendu ; je regardais. Elle était là, debout, souriante, à la table de la roulette. Je la vois encore chiffonnant les billets de banque de ses petites mains ou plutôt de ses petites griffes gantées qui passaient au milieu des têtes des joueurs pour déposer sa mise ou ramasser son gain. Elle jouait le maximum à chaque coup. On eût dit qu’elle cherchait une émotion qu’elle ne parvenait pas à trouver. Ce soir-là, elle perdit soixante-dix ou quatre-vingt mille francs et quitta la table en disant comme s’il se fût agi de quelques pièces d’or : « Je n’ai pas de chance aujourd’hui. » Le lendemain, elle gagna cent mille francs sans témoigner plus d’émotion que la veille. « La chance est revenue », dit-elle toujours du même ton. Et, poussant sa masse de billets et d’or devant l’inspecteur, elle ajouta : « Ayez la bonté, monsieur, de m’envoyer tout ça demain. » Apres quoi, elle prit le bras d’un de ses courtisans qui l’escortaient au nombre de trois ou quatre. Je les connaissais tous ; je me fis présenter à elle. Depuis, je la retrouvai à Paris, toujours élégante, toujours entourée, toujours impassible.

MADAME D’HERMELINES.

Cet argent qu’elle gagne an jeu, je vois bien d’où il lui vient ; mais celui qu’elle perdait, d’où lui venait-il ? Et ces rivières de diamants qui inondent ses épaules à l’Opéra, si bien qu’elle a l’air d’un second lustre...

D’HERMELINES.

Qui éclaire mieux que le premier.

MADAME D’HERMELINES.

D’où viennent-elles, ces rivières ?

MADAME CALMERON.

Comme toutes les grandes rivières, des petits ruisseaux.

CALMERON.

Pour le plaisir de faire un mot, chère amie, vous accuses peut-être faussement ; car j’ai reçu, moi, cette année, près de deux millions pour mistress Clarkson, sans compter pareille somme qu’elle avait déjà en dépôt chez moi, et je sais qu’elle a en outre un compte important à la Banque.

MADAME CALMERON.

Et d’où ayez-vous reçu cet argent, car ce n’est pas moi qui tiens vos livres de caisse ?

CALMERON.

D’Amérique, et, comme en Amérique on trouve de l’or dans les petits ruisseaux, votre mot devient un peu moins méchant.

MADAME CALMERON.

Et cet argent lui était envoyé par qui ?

CALMERON.

Par M. Clarkson.

MADAME D’HERMELINES.

Son mari ?

CALMERON.

Son mari évidemment, qui fait de très grosses affaires dans le Grand-Ouest, et qui, d’après les renseignements que mes correspondants m’ont transmis, est un homme des plus entreprenants et en même temps des plus honorables. Du reste, messieurs, vous aurez peut-être bientôt occasion de le voir, car la dernière fois que j’ai dîné chez mistress Clarkson...

MADAME D’HERMELINES.

Avec madame Calmeron ?

CALMERON.

Non. Elle n’avait invité que moi.

MADAME CALMERON.

Elle avait bien fait.

MADAME DE RUMIÈRES.

Eh bien, la dernière fois que vous dîniez chez elle... ?

CALMERON.

Elle nous a annoncé l’arrivée prochaine de M. Clarkson à Paris.

MADAME D’HERMELINES.

Comment ! elle a un vrai mari, à elle ? Qu’est-ce qu’on disait donc qu’elle n’avait que les maris des autres ?

D’HERMELINES.

Ah ! mesdames, vous êtes bien extraordinaires ! vous nous reprochez toujours de dire du mal des femmes, et quand nous en disons du bien, vous ne voulez pas le croire. Êtes-vous mariée, vous, chère amie ?

MADAME D’HERMELINES.

Oui, avec vous, quelquefois.

D’HERMELINES.

Eh bien, pourquoi une autre femme ne le serait-elle pas aussi ?

MADAME D’HERMELINES.

Et plus souvent. Et les hommes qui se trouvaient avec vous chez elle ?

CALMERON.

Étaient les mêmes que je rencontre dans les meilleures maisons.

MADAME CALMERON.

Seulement ils y étaient tous sans leur femme.

CALMERON.

Elle ne reçoit et n’a jamais reçu que des hommes.

MADAME D’HERMELINES.

Alors n’en parlons plus : ce n’est pas une femme, c’est un cercle.

CALMERON.

Et, si je ne me trompe, ce jour-là M. le docteur Rémonin était parmi les convives.

RÉMONIN.

Parfaitement.

MADAME DE RUMIÈRES.

Comment ! Rémonin, vous connaissez aussi cette dame ? Vous allez chez elle ? Parlez-nous-en !

RÉMONIN.

D’abord, moi, je vais partout ; c’est mon droit de vieux garçon d’aller partout, et c’est mon droit d’observateur de tout voir et de m’intéresser à tout. Or vous savez ou vous ne savez pas, mesdames, que l’État est assez ladre avec nous et que nos laboratoires n’ont pas toujours tout ce dont ils ont besoin. Or il parut un jour dans un journal un article qui peignait notre détresse. Le lendemain, je recevais une lettre de mistress Clarkson, qui, ayant lu cet article, me demandait la permission de m’offrir dix mille francs pour nos expériences. J’allai naturellement remercier cette gracieuse donatrice, que je trouvai fort aimable et assez instruite, comme le sont, du reste, beaucoup de femmes de son pays. C’est alors qu’elle m’invita à dîner et que j’eus l’honneur de rencontrer chez elle M. Calmeron qui veut bien s’en souvenir.

MADAME DE RUMIÈRES.

Et vous, monsieur des Haltes, vous ne dites rien ?

GUY.

C’est que, moi, tout en ayant été invité par cette dame, je ne suis jamais allé chez elle.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous êtes d’autant plus libre alors de nous dire ce que vous savez, si vous savez quelque chose.

GUY.

Je ne sais et je ne répète que ce que j’ai entendu dire ; que c’est tout bonnement une aventurière ayant plus d’audace, plus de bonheur et peut-être plus d’originalité que ses semblables. Elle a beaucoup voyagé ; elle a habité New-York, Pétersbourg, Varsovie, Florence, Rome, Naples, Londres, et partout où elle a passé, on a raconté un scandale ou un drame auquel son nom était mêlé. Il y a eu en Amérique un procès dont elle était l’héroïne : deux frères dont l’un avait tué l’autre pour elle. On parle d’un grand seigneur russe qu’elle aurait rendu fou après l’avoir ruiné, et d’un diplomate fameux qui se serait brûlé la cervelle parce qu’elle aurait vendu des secrets d’État qu’il aurait eu l’imprudence de lui confier ! Maintenait, qu’elle reçoive Socrate et se fasse épouser par Périclès, comme Aspasie ; qu’elle soit assez riche pour offrir de rebâtir Thèbes comme Phryné ; qu’elle soit capable de tourner la tête à un Louis XV comme la Dubarry, ou à un Nelson comme Emma Lyonna, je ne le nie pas, et Dieu me garde de le lui reprocher trop haut dans le pays qui a immortalisé Ninon et qui en glorifiera tant d’antres ! mais je comprends que, dans ces conditions-là, elle ne reçoive que des hommes, parce qu’il ne doit pas y avoir dans le monde entier, parmi les femmes chez qui elle voudrait être reçue, une seule femme qui consentirait à la recevoir.

CATHERINE.

Eh bien, mistress Clarkson a changé tout à coup d’avis, elle veut être reçue par nous et peut-être nous recevoir. Elle assiste à la fête qui a eu lieu dans ma maison, et elle vient de me faire passer cette carte avec ces mots :

Elle lit.

« Mistress Clarkson sollicite de madame la duchesse de Septmonts l’honneur d’être reçue par elle ce soir, et de prendre une tasse de thé avec les amis qu’elle admet dans son intimité. Comme mistress Clarkson est une inconnue pour la duchesse de Septmonts, elle payera cette tasse de thé vingt-cinq mille francs, pour les malheureux au bénéfice desquels cette fête est donnée. »

SEPTMONTS.

Et qu’avez-vous répondu, chère amie ?

CATHERINE.

Comme, jusqu’à nouvel ordre, je suis de l’avis de madame d’Hermelines et de M. des Haltes à l’endroit de mistress Clarkson, j’ai répondu sur une de mes cartes : « La duchesse de Septmonts recevra ce soir mistress Clarkson et lui offrira une tasse de thé, s’il se trouve, parmi les parents ou les amis de la duchesse de Septmonts, un homme qui donne son bras à mistress Clarkson. Dans le cas contraire, la duchesse de Septmonts versera elle-même vingt-cinq mille francs dans la caisse de ses pauvres pour que ceux-ci ne perdent rien. » Maintenant, messieurs, que vous avez dit ce que vous savez et pensez de cette dame, s’il est quelqu’un parmi vous qui consente à lui offrir son bras, je suis prête à la recevoir.

Silence général.

SEPTMONTS, se levant.

J’ai attendu quelques instants pour laisser à quelqu’un de nos invités le plaisir et l’honneur de vous présenter mistress Clarkson. Je suis même étonné que M. Mauriceau, que j’ai vu pour la première fois chez elle, ne se soit pas offert la premier. Comme je ne crois pas aux légendes que mon camarade des Haltes vient de nous répéter, ce qui ne saurait te blesser, mon cher Guy, puisque tu n’as été témoin d’aucun des faits qu’on t’a rapportés ; comme mistress Clarkson m’honore de son amitié et de sa confiance ; comme je la tiens pour une personne très recommandable ; comme, dans la circonstance qui nous réunit, elle fait une démarche qui est une preuve de goût et de générosité ; comme enfin, chère amie, vous avez stipulé qu’il lui fallait, pour pénétrer chez vous, le bras d’un de vos parents ou d’un de vos amis, votre père, votre plus proche parent, s’étant abstenu, c’est moi, votre meilleur ami, je crois, qui remplirai le programme.

CATHERINE, se levant.

Monsieur !

GUY, bas, à Septmonts.

Réfléchis à ce que tu vas faire.

SEPTMONTS.

Quand je fais une chose, mon cher, je sais toujours pourquoi je la fais. Je t’ai laissé dire ; laisse-moi faire.

Il sort.

 

 

Scène III

 

RÉMONIN, MAURICEAU, LA MARQUISE DE RUMIÈRES, CATHERINE, GUY, CALMERON, MADAME CALMERON, BERNECOURT, LA BARONNE D’HERMELINES, D’HERMELINES, puis SEPTMONTS et MISTRESS CLARKSON

 

Les femmes se sont groupées autour de Catherine, qui a peine à contenir son émotion et sa colère.

MADAME DE RUMIÈRES.

Restez et soyez calme, ma chère ; nous sommes là.

MADAME D’HERMELINES.

C’est d’une audace incroyable !

MADAME CALMERON, à son mari.

Partons !

CALMERON.

C’est impossible, ma chère ! Et que vous importe ? nous ne sommes pas chez nous.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Mistress Clarkson !

Mistress Clarkson entre lentement au bras de Septmonts, qui la conduit à Catherine.

SEPTMONTS, présentant.

Mistress Clarkson, la duchesse de Septmonts.

MISTRESS CLARKSON, quittant le bras du duc.

Je suis on ne peut plus touchée, madame, de l’empressement que vous avez mis à répondre à ma demande et du choix que vous avez fait de mon introducteur dans votre salon. Il y avait longtemps que je comptais demander au duc de me présenter à vous ; aussi ai-je saisi avec joie l’occasion de cette fête, qui me permet de faire un peu de bien sous votre patronage.

CATHERINE, à un valet, haut.

Une tasse !

Elle se dirige vers la table à thé, où le domestiqua lui présente une tasse. La duchesse verse elle-même le thé pendant que mistress Clarkson salue les hommes sans paraître voir les femmes.

MISTRESS CLARKSON, à part.

Il n’est pas ici.

Haut.

Bonsoir, mon cher monsieur de Bernecourt, j’espère vous voir bientôt. J’inaugure mon hôtel, et je compte que vous serez encore plus souvent des nôtres, ainsi que M. d’Hermelines.

MADAME D’HERMELINES, à madame Calmeron.

Elle a de l’aplomb !

MADAME CALMERON.

Moins que si elle nous invitait aussi.

MISTRESS CLARKSON, à la duchesse, qui lui présente une tasse.

Merci, madame.

À Rémonin.

Je suis bien heureuse de vous rencontrer, monsieur, j’allais vous écrire. M. Clarkson va arriver ce soir peut-être. Je ne serais pas étonné qu’il fût chez moi à l’heure où je vous parle.

À des Haltes d’un bout du salon à l’autre.

On m’assure que vous dites quelquefois du mal de moi, monsieur des Haltes. Je le regrette d’autant plus que, d’après tout ce que j’ai entendu dire sur votre compte, je ne peux penser que du bien de vous. Si jamais vous changez d’opinion sur moi, je serai heureuse de vous recevoir et de vous faire trouver avec quelques-uns de vos amis.

À Mauriceau.

Bonsoir, mon cher monsieur Mauriceau ! je vous fais tous mes compliments, votre fille est charmante, et je suis très heureuse de ce que j’ai fait pour elle, bien que vous ne vous en souveniez peut-être plus assez. Je suis habituée à ce qu’on m’attaque, mais non à ce qu’on m’oublie.

Pendant ce temps elle a bu la tasse de thé et la remet à Mauriceau, qui la reporte sur la table ; puis elle tire un petit portefeuille, écrit quelques mots, déchire la feuille, la plie et la remet à la duchesse, qui est restée debout.

Pour les pauvres ! – monsieur Calmeron, vous voudrez bien faire honneur à ma signature, n’est-ce pas ?

CALMERON.

Certainement, madame.

MISTRESS CLARKSON, à la duchesse.

Je serais très heureuse, madame, si vous vouliez bien me rendre ma visite.

Bas.

Nous parlerons d’un de nos amis communs, M. Gérard, que j’aime peut-être autant que vous l’aimez, bien qu’il ne m’aime peut-être pas autant qu’il vous aime.

Haut.

Adieu, madame, ou plutôt au revoir...

Elle reprend le bras du duc.

SEPTMONTS, bas, en s’éloignant avec elle.

Croirez-vous désormais que je vous aime ?

MISTRESS CLARKSON.

Aimer n’est rien, mon cher ; se faire aimer est tout.

Ils sortent.

CATHERINE, prenant la tasse dans laquelle mistress Clarkson a bu, et la brisant par terre. Au domestique.

Ouvrez les portes ; maintenant tout le monde peut entrer ici !

 

 

ACTE II

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

LE DOMESTIQUE, MADAME DE RUMIÈRES, RÉMONIN

 

Au lever du rideau Rémonin est assis près de la cheminée et lit.

LE DOMESTIQUE, à madame de Rumières qui entre.

Madame la duchesse est sortie, mais elle va rentrer tout de suite. Elle est allée jusqu’à l’église.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est bien, je l’attendrai.

RÉMONIN, qui a entendu les derniers mots, à madame de Rumières.

Nous l’attendrons ensemble, si vous voulez.

MADAME DE RUMIÈRES s’assied.

Tiens ! je ne demande pas mieux.

RÉMONIN.

Vous venez, comme moi, savoir des nouvelles de notre héroïne ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Oui, elle a été très bien, cette petite, hier au soir. Qui est-ce qui se douterait qu’elle vient du faubourg Saint-Denis ? J’avoue que quand Septmonts, qui est un peu mon parent, m’a annoncé son mariage avec la fille des Trois Sultanes (c’est comme cela que j’avais baptisé sa fiancée, à cause de l’enseigne des magasins du père) ; j’avoue que j’ai trouvé l’alliance un peu risquée pour un Septmonts. Il est vrai qu’il était tellement ruiné et tellement compromis, qu’il fallait être du faubourg Saint-Denis pour lui donner sa fille. Peu à peu, je me suis prise d’amitié pour la pauvrette. Elle était modeste, douce ; elle se tenait à sa place, et je pressentais qu’elle serait si malheureuse avec le personnage, qu’elle m’attendrissait. La scène d’hier lui a conquis ses galons. Il n’a pas été mal non plus, ce petit drôle. Il avait, en allant chercher cette femme et en l’introduisant ici, un certain air qui donnait à cette impertinence une allure chevaleresque. La coquine faisait aussi bonne figure. Ce banquier qui avait dîné avec nous et qui paiera son mandat, déduction faite du courtage, probablement, tout cela faisait tableau. Le mouvement de la tasse cassée, l’ordre donné d’ouvrir les portes à tout le monde, pour changer l’air, c’était original, c’était amusant. J’ai été enchantée de ma soirée. D’où peut-elle tenir ces grands airs ? Le père Mauriceau est d’une vulgarité qui dépasse la moyenne. Est-ce que la mère... ?

RÉMONIN.

La mère était une femme très distinguée, très intelligente et irréprochable.

MADAME DE RUMIÈRES, se levant.

Et elle a contrebalancé l’influence du père. Vous croyez à ces choses-là, vous autres savants. – Nous, nous appelons cela la grâce ! Mais pourquoi, puisqu’elle était intelligente, a-t-elle laissé sa fille épouser Septmonts ? Elle aurait pu prendre des informations, et le premier huissier venu l’aurait renseignée. Pourquoi n’a-t-elle pas fait cela ?

RÉMONIN.

Elle avait une excuse : elle était morte.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous m’en direz tant ! Ces mariages-là m’étonnent toujours. Le grand avantage qu’il y a à être un bourgeois, le seul même, c’est qu’on peut se marier par inclination. Il est tout naturel qu’une demoiselle Duval épouse un monsieur Durand, tandis qu’il est absolument défendu à une fille de grande maison d’épouser un Duval, si beau, si célèbre qu’il puisse être. Voyez-vous cette carte de visite : « Madame Duval, née Montmorency ! »

RÉMONIN.

Mademoiselle Mauriceau voulait aussi se marier selon son origine et son inclination ; mais le père s’était fourré des idées de noblesse dans la tête, et le jeune homme que Catherine aimait, bien qu’il s’appelât Gérard tout court, ce qui est l’équivalent de Durand et de Duval, était le plus honnête garçon du monde. Or il y a des roturiers qui ont le culte de l’honneur, comme il y a des nobles qui ont l’amour de l’argent ; seulement l’honneur conserve encore cette infériorité, par rapport à la noblesse, qu’on ne peut pas le vendre, parce qu’une fois qu’il serait vendu, il ne serait plus l’honneur et ne vaudrait plus rien.

MADAME DE RUMIÈRES.

Allez, allez ; plaisantez-moi, c’est à votre tour, et ça ne me gêne pas.

RÉMONIN.

Quand Gérard apprit que mademoiselle Mauriceau serait quinze ou vingt fois millionnaire, lui qui n’avait que son intelligence, sa volonté, son travail, il fut très triste, très malheureux, car il l’adorait ; – mais il se retira et ne la vit plus. Les femmes ne comprennent pas, quand on les aime, qu’on ne passe pas par-dessus tout. Le père Mauriceau profita du dépit de sa fille pour lui faire épouser le duc, qu’il avait rencontré, comme nous l’avons appris hier, chez cette énigmatique mistress Clarkson.

MADAME DE RUMIÈRES.

Et la petite s’est dit : « Malheureuse pour malheureuse, autant être duchesse. »

RÉMONIN.

Et elle est devenue duchesse, et elle est restée malheureuse.

MADAME DE RUMIÈRES.

Dites donc, Rémonin, vous qui avez la prétention d’expliquer tout, en votre qualité de savant, est-ce que vous pourriez résoudre cette proposition : Pourquoi, étant donnée la quantité d’amour qu’il y a sur la terre, se trouve-t-il tant de mariages malheureux ?

RÉMONIN.

Je vous donnerais parfaitement une explication si vous n’étiez pas une femme.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est indécent ?

RÉMONIN.

Non, mais c’est abstrait.

MADAME DE RUMIÈRES.

Et je sais trop ignorante ?

RÉMONIN.

Vous êtes trop distraite.

MADAME DE RUMIÈRES.

Essayez toujours !

RÉMONIN.

Quand vous commencerez à ne plus comprendre, vous m’arrêterez.

MADAME DE RUMIÈRES.

Autrement dit, il faut que j’écoute jusqu’au bout sous peine de passer pour une bête. Allez, allez...

RÉMONIN.

Eh bien, ce qui fait que les mariages sont rarement heureux, malgré la quantité d amour en question, c’est que l’amour et le mariage n’ont, scientifiquement, aucun rapport ensemble. Ils appartiennent à deux ordres complètement différents.

MADAME DE RUMIÈRES.

Ah ! À quel ordre appartient donc l’amour ?

RÉMONIN.

À la physique.

MADAME DE RUMIÈRES.

Et le mariage ?

RÉMONIN.

À la chimie.

MADAME DE RUMIÈRES, riant.

Expliquez-vous ?

RÉMONIN.

L’amour fait partie de l’évolution naturelle de l’être ; il se produit à un certain âge, indépendamment de toute volonté et sans objet déterminé. On éprouve le besoin d’aimer avant d’aimer quelqu’un. C’est par là que l’amour appartient à la physique, qui traite des propriétés existant à l’intérieur des êtres ; tandis que le mariage est une combinaison sociale qui rentre dans la chimie, puisque celle-ci traite de l’action des corps les uns sur les autres et des phénomènes qui en résultent. Les grands législateurs, les grands religieux, les grands philosophes, qui ont institué le mariage sur la base de l’amour ont donc purement et simplement fait de la physique et de la chimie, et de la plus belle et de la plus haute, dans le but d’en extraire la famille, la morale, le travail, et par conséquent le bonheur des hommes, qui est contenu dans ces trois produits. Tant que vous vous conformez à cette donnée première et que vous choisissez deux éléments propres à la combinaison, cela va tout seul ; l’expérience se fait et le résultat s’obtient ; mais, si vous êtes assez ignorant ou assez maladroit pour vouloir combiner deux éléments réfractaires, au lieu d’obtenir des fusions, tous ne constatez que des inerties, et les deux éléments restent éternellement en face l’un de l’autre, sans pouvoir s’unir jamais. Dans l’ordre humain, comme il y a en plus l’âme, c’est-à-dire l’intermédiaire entre Dieu et l’homme, Dieu punit l’homme qui dédaigne et qui écarte son intermédiaire ; alors il n’y a plus seulement inertie, il y a choc : de là des explosions, des catastrophes, des accidents, des drames.

MADAME DE RUMIÈRES.

Alors, selon vous, le duc et la duchesse sont deux éléments réfractaires ?

RÉMONIN.

Qui ne se combineront jamais, à moins...

MADAME DE RUMIÈRES.

À moins ?

RÉMONIN.

À moins qu’on ne fasse intervenir un nouvel élément qu’aide les deux premiers à se fondre.

MADAME DE RUMIÈRES.

Et ce nouvel élément ?

RÉMONIN.

Ça vous intéresse ?...

MADAME DE RUMIÈRES.

Ça me change.

RÉMONIN.

Eh bien, ce nouvel élément est justement celui qui a manqué à la première expérience et dont l’absence a empêché le résultat : l’amour !

MADAME DE RUMIÈRES.

Mais l’amour sous quelle forme ?

RÉMONIN.

Il y en a trois : l’enfant, c’est-à-dire l’amour maternel ; la foi, c’est-à-dire l’amour divin, et l’amant, c’est-à-dire l’amour terrestre. La femme qui n’a pas trouvé l’amour dans le mariage peut être sauvée par une seule de ces trois formes. La duchesse n’a pas d’enfant ; vous le voyez, elle est allée instinctivement à l’église ce matin. Si elle n’en rapporte pas de consolation, il n’y a plus que l’amant.

MADAME DE RUMIÈRES.

Mais, malheureux ! l’amant ne sauve pas, il perd ; il ne guérit pas, il achève.

RÉMONIN.

Ça dépend de l’amant.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous croyez qu’il y a des hommes assez aimants et assez nobles pour respecter la femme qu’ils aiment et qu’ils ne peuvent pas épouser ?

RÉMONIN, se levant.

J’en suis convaincu...

Un silence.

Vous n’avez pas l’air d’y croire.

MADAME DE RUMIÈRES.

Pas beaucoup, en effet. Je comprends que deux personnages chinois et en porcelaine se regardent éternellement d’un bout d’une cheminée à l’autre, surtout s’il y a une pendule entre eux ; mais un Français et une Française en chair et en os, non, je n’y crois pas. Avez-vous jamais aimé ?

RÉMONIN.

Moi, je n’ai pas eu le temps... Et vous, marquise ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Moi, j’ai aimé mes enfants.

RÉMONIN.

Et votre mari ?

MADAME DE RUMIÈRES.

M. de Rumières ?

RÉMONIN.

Oui.

MADAME DE RUMIÈRES.

Ah bien, non ! C’était un charmant homme, mais il n’y tenait pas du tout.

RÉMONIN.

Et en dehors de votre mari ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Je ne me rappelle rien. Non, vrai. Quelquefois des imaginations, le soir, à la campagne, pendant qu’on faisait de la musique et que je regardais la lune. Mais c’était plus le désir d’être aimée que le désir d’aimer moi-même, car je crois que, nous autres femmes, nous n’aimons pas ; il y a seulement certains hommes dont nous voudrions être aimées. C’est ce qui fait croire que nous aimons ; mais, une fois l’amour inspiré, une fois le triomphe obtenu, il n’est pas rare que nous pensions à autre chose. Enfin les gens que je voyais atteints de cette fille m’ont toujours paru avoir de si drôles de figures que je n’aurais jamais voulu leur ressembler. Bref, je m’en suis tirée à mon honneur, c’est le cas de le dire, et je m’en trouve très bien. La forme que vous appelez l’enfant m’a sauvée. Mon fils me raconte ses peines de cœur ; il tient de son père ; qui en avait beaucoup ; mais il tient aussi de moi, ce qui me rassure. Ma fille m’a déjà rendue grand’mère. Ces petites filles sont impitoyables. Elles rendent leur mère grand’mère avec une simplicité inouïe ; elles trouvent ça tout naturel. Somme toute, je n’ai rien à reprocher à ma vie, et j’assiste à celle des autres en m’y intéressant quelquefois. Je suis comme les abonnés de l’Opéra, qui savent par cœur tout le répertoire, mais qui écoutent toujours certains morceaux avec plaisir et qui encouragent les débutants. Ainsi votre jeune homme qui aime platoniquement dans un pays comme le nôtre, c’est un oiseau rare que je serais curieuse de voir. Vous me le montrerez ?

RÉMONIN.

Quand il vous plaira.

MADAME DE RUMIÈRES.

Où est-il ?

RÉMONIN.

Il est ici, à Paris.

MADAME DE RUMIÈRES.

Par hasard ?

RÉMONIN.

Paris n’est pas une ville où l’on est par hasard, et puis le hasard n’existe pas ; c’est le dieu des ignorants.

MADAME DE RUMIÈRES.

Alors, M. Gérard sait ce qu’il fait ?

RÉMONIN.

Oui. Il aime toujours, il revient vers celle qu’il aime. Système des attractions.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est de la physique ?

RÉMONIN.

Justement.

MADAME DE RUMIÈRES.

Et après ?

RÉMONIN.

Après ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Oui, j’admets, puisque vous y tenez, que la duchesse et M. Gérard filent le plus pur amour. Quand ils se seront bien regardés, par-dessus la pendule, pendant quelques années, qu’arrivera-t-il ? Car il faut que ces choses-là aient une fin, même lorsqu’elles n’ont pas eu de commencement. Après ?

RÉMONIN.

Après ? Je pense qu’ils se marieront.

MADAME DE RUMIÈRES.

Comment ! qu’ils se marieront ?

RÉMONIN.

Oui, puisqu’ils s’aiment.

MADAME DE RUMIÈRES.

Eh bien, et le mari, le duc, mon cousin ? Mon cousin, qu’est-ce que vous en faites dans tout cela ?

RÉMONIN.

Je ne m’occupe pas de lui. Il disparaîtra au moment nécessaire ; les dieux interviendront.

MADAME DE RUMIÈRES.

Comme dans les tragédies antiques ?

RÉMONIN.

C’est vous qui l’avez dit. Et les anciens avaient raison. Ils savaient aussi bien que nous, mieux peut-être que le monde moral est régi par les mêmes lois que le monde physique ; qu’il y a la même logique dans l’un que dans l’autre, et l’intervention des dieux n’était que la conséquence visible, la fatalité inévitable résultant des actes humains.

MADAME DE RUMIÈRES.

Mais comment disparaîtra-t-il, mon cousin ?... car, pour le moment, il n’a aucune envie de disparaître. Il est vivant et bien vivant.

RÉMONIN.

Il en a l’air, parce qu’il mange, parce qu’il boit, parce qu’il s’agite, parce qu’il parle, parce qu’il a la forme humaine ; mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, ce n’est pas un homme.

MADAME DE RUMIÈRES.

Ah !... Qu’est-ce que c’est donc ?...

RÉMONIN.

C’est un vibrion.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous dites ?

RÉMONIN.

Je dis : un vibrion.

MADAME DE RUMIÈRES.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

RÉMONIN.

Comment ! vous lisez mes articles et vous ne connaissez pas les vibrions ? Je vous en ferai voir, c’est très curieux. Ce sont des végétaux nés de la corruption partielle des corps, qu’on ne peut distinguer qu’au microscope et qu’on a pris longtemps pour des animaux, à cause d’un petit mouvement ondulatoire qui leur est propre. Ils sont chargés d’aller corrompre, dissoudre et détruire les parties saines des corps en question. Ce sont les ouvriers de la mort. Eh bien, les sociétés sont des corps comme les autres, qui se décomposent en certaines parties, à de certains moments, et qui produisent des vibrions à forme humaine, qu’on prend pour des êtres mais qui n’en sont pas, et qui font inconsciemment tout ce qu’ils peuvent pour corrompre, dissoudre et détruire le reste du corps social. Heureusement, la nature ne veut pas la mort, mais la vie. La mort n’est qu’un de ses moyens, la vie est son but. Elle fait donc résistance à ces agents de la destruction et elle retourne contre eux les principes morbides qu’ils contiennent. C’est alors qu’on voit le vibrion humain, un soir qu’il a trop bu, prendre sa fenêtre pour sa porte, et se casser ce qui lui servait de tête sur le pavé de la rue ; ou, si le jeu le ruine ou que sa vibrionne le trompe, se tirer un coup de pistolet dans ce qu’il croit être son cœur, ou venir se heurter contre un vibrion plus gros et plus fort que lui qui l’arrête et le supprime. Les gens distraits ne voient là qu’un fait, les gens attentifs voient là une loi. On entend alors un tout petit bruit... quelque chose qui fait hu...u...u...u.

Il souffle un peu d’air entre les lèvres.

C’est ce qu’on avait pris pour l’âme du vibrion qui s’envole dans l’air... pas très haut. M. le duc se meurt, M. le duc est mort. Allons, bonsoir.

MADAME DE RUMIÈRES, lui prenant les mains.

Vous êtes complètement fou !

RÉMONIN.

On l’a dit, on l’a même imprimé, mais ce n’est pas sûr. Du reste, regardez dans le creuset, vous verrez bien comment les éléments se comportent.

 

 

Scène II

 

MADAME DE RUMIÈRES, RÉMONIN, SEPTMONTS, puis MAURICEAU, puis GUY

 

SEPTMONTS, entrant.

Bonjour, cousine.

MADAME DE RUMIÈRES.

Bonjour, cousin.

SEPTMONTS, à Rémonin.

Monsieur, je suis heureux de vous voir.

RÉMONIN.

J’ai laissé la duchesse un peu souffrante hier ; je viens savoir comment elle se trouve ce matin.

SEPTMONTS.

J’ignorais qu’elle eût été souffrante.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous ne l’avez pas revue hier au soir ?

SEPTMONTS.

Non. J’ai conduit mistress Clarkson jusqu’à sa voiture, et je suis allé au cercle. J’étais agacé ; ce n’était pas le moment d’avoir une explication avec Catherine. D’ailleurs, il était deux heures du matin, et je n’entre jamais chez elle à cette heure-là.

MAURICEAU, qui est entré sur les derniers mots.

Tant pis !

SEPTMONTS.

Pourquoi ?

MAURICEAU.

Parce que c’est l’heure où, entre mari et femme, les choses s’arrangent le mieux.

SEPTMONTS.

Votre fille dort toujours quand je rentre.

MADAME DE RUMIÈRES.

Probablement parce que vous ne rentrez jamais que quand elle dort. – Bonjour, mon cher monsieur Mauriceau, bonjour.

SEPTMONTS, à Mauriceau.

Enfin, ce n’est pas de cela qu’il s’agit et vous arrivez bien. Nous sommes en famille, pour ainsi dire, M. Rémonin étant de vos plus anciens amis, et nous pouvons nous expliquer au sujet de votre fille, qui a fait hier une scène qui m’a été on ne peut plus pénible. Puisqu’elle n’est pas là... Où est-elle ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Elle est à l’église.

SEPTMONTS.

Elle ne saurait trop y aller, si elle doit y apprendre la charité chrétienne ; enfin, puisqu’elle n’est pas là, et que je ne puis passer ma journée à l’attendre, je vous prierai, mon cher monsieur Mauriceau, de lui dire que ses façons d’hier au soir ne sont pas de mise dans notre monde. Et voilà pourquoi j’ai cru devoir lui donner publiquement la petite leçon qu’elle a reçue.

MAURICEAU.

Mistress Clarkson a été plus qu’indiscrète.

SEPTMONTS.

Et la duchesse a été plus qu’impolie. Quand on est dame patronnesse d’une fête de bienfaisance, et surtout quand on est chez soi, il y a des choses qu’il faut savoir faire ou deviner quand on ne les a pas apprises. Mistress Clarkson est une étrangère ; elle peut être originale, excentrique ; c’est un droit que nous avons assez souvent reconnu à bien d’autres étrangères pour que nous ne le lui marchandions pas ; elle offrait vingt-cinq mille francs pour prendre une tasse de thé dans cette chambre ; c’était une fantaisie princière ; le devoir de madame de Septmonts, dame patronnesse et mandataire des pauvres, était de se rendre à cette fantaisie qui leur rapportait vingt-cinq mille francs de plus, de recevoir tout de suite mistress Clarkson, de lui faire sa plus belle révérence et de lui servir une tasse de thé.

MADAME DE RUMIÈRES.

On pouvait même y ajouter un petit gâteau pour ce prix-là.

SEPTMONTS.

Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas ? Vous auriez reçu cette dame ; vous auriez encaissé ses vingt-cinq mille francs et tout eût été dit, puisque cette dame ne demandait pas autre chose.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est certainement ce que j’aurais fait, mais votre femme avait peut-être ses raisons pour ne pas faire comme moi. En dehors de tout ce qu’on raconte sur mistress Clarkson, on assure que vous lui témoignez des sentiments dont une femme légitime a le droit d’être jalouse. Pour tout dire, en un mot, on vous accuse d’être au mieux avec mistress Clarkson.

Mauriceau approuve du geste la marquise et l’encourage à continuer.

SEPTMONTS.

C’est une calomnie de plus. Je ne suis pas du mieux avec mistress Clarkson, – malheureusement.

MADAME DE RUMIÈRES.

Voilà un adverbe un peu vif.

SEPTMONTS.

Et, en admettant que cela fût, ce sont choses qui ne regardent pas une femme comme il faut.

MAURICEAU.

Si cette femme comme il faut aime son mari ?

SEPTMONTS.

Vous savez bien, cher monsieur, que votre fille ne m’aime pas. Loin de moi l’idée de le lui reprocher. L’amour ne se commande pas. Mais, pour une raison ou pour une autre, nous sommes mariés ; j’ai promis protection à ma femme, et je ne manquerai pas à ma promesse. Ma femme m’a promis, en échange, obéissance et fidélité ; je tiens à l’une et à l’autre, à l’obéissance surtout, parce que, la fidélité, je m’en charge. Je vous serai donc très reconnaissant si vous voulez bien, quand madame de Septmonts reviendra de l’église, lui dire que je tiens absolument, mais absolument, à ce qu’elle rende à mistress Clarkson la visite qu’elle a reçue hier de cette dame. Mistress Clarkson le désire, elle l’a demandé, elle m’a réitéré sa demande pendant que je l’accompagnais hier au soir ; je ne puis pas le lui refuser, pour des raisons particulières. Une visite reçue dans de certaines conditions peut amener à rendre une visite ; cette visite rendue n’engage plus à rien. Enfin, il faut que cela soit ainsi ; c’est ma volonté expresse. Au revoir, cousine, vous m’excuserez de ne pouvoir rester plus longtemps avec vous, mais je suis attendu.

Saluant Rémonin.

Cher monsieur...

À Mauriceau.

À bientôt, mon cher monsieur Mauriceau.

MAURICEAU, à Septmonts.

Je ferai entendre raison à Catherine. Mais n’en restez pas là, revenez quand elle sera seule, et que la réconciliation soit complète.

SEPTMONTS.

Je ne demande pas mieux, arrangez tout cela avec elle.

Il rencontre Guy.

 

 

Scène III

 

MADAME DE RUMIÈRES, RÉMONIN, SEPTMONTS, MAURICEAU, GUY, puis CATHERINE

 

SEPTMONTS, sortant, à Guy.

Désolé de sortir au moment où tu arrives ; mais je te laisse en bonne compagnie.

Il sort.

RÉMONIN, à madame de Rumières.

Si vous aviez un mari comme celui-là, marquise, qu’est-ce que vous feriez ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Moi, je ferais tout ce qu’il voudrait, d’abord, et puis tout ce que je voudrais, ensuite.

GUY.

La duchesse doit être rentrée. Je viens de la voir passer dans sa voiture ; mais elle était tellement plongée dans ses réflexions qu’elle ne voyait personne.

MADAME DE RUMIÈRES.

Elle aura traversé son appartement avant d’entrer ici, pour changer de toilette.

CATHERINE, qui est entrée par la porte de côté conduisant à sa chambre.

Et pour ne pas entamer une discussion pénible, même devant des amis.

MADAME DE RUMIÈRES, après lui avoir serré la main.

Vous avez entendu ?

CATHERINE.

Sans le vouloir. Au moment d’entrer, j’ai reconnu la voix de M. de Septmonts. J’ai mieux aimé attendre qu’il fût parti.

GUY.

Qu’avez-vous décidé ?

CATHERINE.

Ce que j’avais décidé auparavant, que je n’irais pas chez cette dame.

GUY.

Vous avez raison.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous avez tort.

CATHERINE.

Vous me conseillez ?...

MADAME DE RUMIÈRES.

Je vous conseille, en général, de ne jamais avoir de discussions qui puissent devenir sérieuses pour des choses qui ne le sont pas. Cette mistress Clarkson est peut-être calomniée ; en tout cas, ce n’est pas la première venue. Elle a l’insolence des femmes qui ont à leur service un droit ou une force. Voyez-la ; vous saurez bien vite à quoi vous en tenir. C’est votre mari qui est responsable, ce n’est pas vous, dans une pareille affaire. Messieurs nos maris ont décrété qu’ils sont nos maîtres, qu’ils ont la science infuse et que nous devons leur obéir ; obéissons-leur ; l’important, c’est d’avoir la paix. Mon mari était comme le vôtre ; – ils sont tous pareils, à quelques nuances près ! – il faisait la cour à toutes les femmes, pas longtemps, mais, pendant qu’il leur faisait la cour, il n’avait qu’une idée, lui aussi, c’était de me présenter ces dames. Je crois qu’il tenait an peu à mon opinion. Je la lui donnais toujours favorable. Du reste, j’avais l’air d’ignorer absolument de quoi il s’agissait, et, de son côté, il prenait toutes les précautions imaginables pour que je ne soupçonnasse rien. Au bout d’un certain temps, ces dames, quand elles voyaient une nouvelle figure féminine chez moi, commençaient à me faire des observations. Elles reprochaient à mon amitié d’être banale, elles me faisaient de véritables scènes de jalousie ; elles finissaient par s’en prendre à moi et par me dire, à mots couverts, que j’étais une sotte, si je ne voyais pas pourquoi cette nouvelle personne venait dans la maison. Je me blessais et je déclarais à la plaignante qu’elle avait été un peu loin ; qu’elle m’avait fait beaucoup de peine, et que, si elle devait revenir sur ce sujet, nos relations en souffriraient beaucoup. Je disais à M. de Rumières qu’elle ne me paraissait pas avoir pour moi une véritable amitié ; il me répondait : « Je ne sais même pas comment vous avez pu la prendre au sérieux si longtemps. » Je savais ce que cela voulait dire, et nous ne nous rencontrions bientôt plus, mon excellente amie et moi, que dans le monde. Quand M. de Rumières est mort, – car il est mort assez jeune, pour lui, – vous ne sauriez croire quelle consolation j’ai éprouvée à me souvenir que je lui avais rendu la vie aussi agréable que possible ! Imitez-moi, ma chère enfant. Des femmes comme nous ne sont jamais compromises par la mauvaise conduite des autres ; elles ne le sont que par la leur. À une époque comme celle que nous traversons, la sévérité d’autrefois devient à peu près impossible. Noua avons encore un si grand avantage à être du monde dont nous sommes, que c’est bien le moins que nous payions un peu cet avantage. Faisons l’aumône à celles qui ne l’ont pas. Seulement, quoi qu’il arrive, restons toujours supérieures par notre dignité comme par notre rang ; ne donnons jamais aux petits bourgeois, dont vous n’êtes plus, le plaisir de mal parler de nous, et gardons éternellement le droit d’avoir pitié des autres. Ai-je raison, Rémonin ?

RÉMONIN.

Absolument. Vous avez toujours raison.

MADAME DE RUMIÈRES.

Êtes-vous de mon avis, mon cher monsieur Mauriceau ?

MAURICEAU.

Je n’aurais pas mieux dit.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous me flattez.

À Guy.

Il n’y a que vous qui continuez à protester.

GUY.

C’est vrai.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est pour plaire à la maîtresse de céans. Aussi, pour vous punir, allez demander ma voiture.

CATHERINE, à Guy.

Adieu, mon cher monsieur des Haltes.

GUY.

Vous me congédiez ?

CATHERINE.

J’ai besoin de causer avec mon père et M. Rémonin.

GUY.

Vous êtes cruelle pour moi ; vous ne reconnaissez pas une amitié véritable. Heureusement la mienne ne se décourage pas. Vous en aurez la preuve.

CATHERINE.

Comment ?

GUY.

Vous le venez. Adieu, madame, soyez heureuse. Personne ne le souhaite plus que moi.

Il sort. Madame de Rumières et Catherine causent ensemble. Catherine disparaît un moment en accompagnant madame de Rumières qui sort. Pendant ce temps-là Mauriceau et Rémonin échangent le dialogue suivant.

MAURICEAU.

Ah ! cette madame de Rumières sent sa grande dame !

RÉMONIN.

Oui, il y en a quelques-unes comme celle-là qui ont bien le maniement de leur monde.

MAURICEAU.

Voilà ce que je voudrais que Catherine fût.

RÉMONIN.

Elle le deviendra. Pour l’être tout de suite, il faut une certaine naissance, une certaine éducation, un certain âge. Il faut aussi avoir derrière soi quelques générations d’ancêtres qui ont eu ces habitudes et ces façons et qui les transmettent à leurs descendants. C’est ce que nous appelons l’hérédité des facultés acquises.

MAURICEAU.

Eh bien, mon gendre a dû avoir des ancêtres bien désagréables, car il ne faut pas se le dissimuler, il n’est pas amusant pour une femme ! Ce qu’il pourrait obtenir avec un peu de douceur, il l’exige d’un ton cassant qui donne envie de faire exactement le contraire ! Des gens qui pourraient être si heureux ! qui ont tout ce qu’il faut pour cela !

À Catherine, qui est revenue et qui s’assied près de la cheminée.

Tiens, tu es là ! Qu’est-ce que tu as fait de M. des Haltes ?

CATHERINE.

J’ai prié madame de Rumières de l’emmener. Je ne suis pas d’humeur à écouter ses déclarations.

MAURICEAU.

Eh bien, le seul de nous qui soit de ton avis, tu le traites bien.

CATHERINE.

Que m’importe qu’on soit ou qu’on ne soit pas de mon avis ! Je sais ce que j’ai à faire.

MAURICEAU.

Tu iras chez mistress Clarkson ?

CATHERINE.

Non.

MAURICEAU.

Ton mari se fâchera.

CATHERINE.

Il se fâchera.

MAURICEAU.

Il s’obstinera.

CATHERINE.

Moi aussi.

MAURICEAU.

Mais, avec le caractère qu’il a, cela peut aller très loin.

CATHERINE.

Jusqu’où il voudra.

MAURICEAU.

Jusqu’à une brouille sérieuse.

CATHERINE.

Soit !

MAURICEAU.

Tu es folle !

CATHERINE.

J’ai tout mon bon sens.

MAURICEAU.

Tu vois que tout le monde te donne le même conseil que moi.

CATHERINE.

C’est possible. Tout le monde a ses raisons ; moi, j’ai les miennes. Elles sont peut-être mauvaises, mais j’y tiens.

MAURICEAU.

Je t’assure qu’il n’y a rien entre mistress Clarkson et lui.

CATHERINE.

Tant mieux pour elle.

MAURICEAU.

Écoute.

CATHERINE.

Inutile ; je n’irai pas, je n’irai pas, je n’irai pas.

MAURICEAU, à Rémonin.

Qu’est-ce qu’elle a ? Il y a quelque chose. Quelle raison de se buter ainsi contre un incident sans importance ? Est-ce qu’elle aurait vu Gérard hier.

RÉMONIN.

Je n’en sais rien.

MAURICEAU.

Il ne manquerait plus que ça ! C’est un honnête homme. Toi qui le connais, cause avec lui, fais-lui comprendre... Tout cela est bien ennuyeux. Je vais te laisser avec elle. Tâche de savoir ce qu’elle a. À moi, elle ne dira rien. Elle a l’air de m’en vouloir. Je te demande un peu pourquoi ! Tu viendras me dire le résultat de votre conversation.

RÉMONIN.

C’est cela.

MAURICEAU.

Nous dînerons ensemble ?

RÉMONIN.

Y aura-t-il une jolie femme ?

MAURICEAU.

Oh ! ma foi, non. Au diable les femmes ! Si seulement elle avait un enfant ou deux, un garçon et une fille.

RÉMONIN.

Qui, elle ?

MAURICEAU.

Catherine.

RÉMONIN.

Qu’est-ce que ça changerait ?

MAURICEAU.

Ça changerait que nous pourrions envoyer promener le mari s’il était par trop désagréable. Nous obtiendrions la séparation ; je reprendrais ma fille, à qui le tribunal laisserait ses enfants ; nous les élèverions.

RÉMONIN.

Et l’armorial n’y perdrait rien. Mais nous n’avons pas les petits marquis, les petits comtes.

MAURICEAU.

Alors, patience.

RÉMONIN.

C’est cela.

MAURICEAU.

Au revoir, Catherine.

CATHERINE.

Au revoir, mon père.

MAURICEAU.

Qu’est-ce que tu as ?

CATHERINE.

Rien.

MAURICEAU.

Tu ne m’embrasses pas ?

CATHERINE lui tendant son front.

Si, de grand cœur.

MAURICEAU.

Tu sais bien que, quoi qu’il arrive, je prendrai toujours ton parti.

CATHERINE.

Merci, mon père.

MAURICEAU, en sortant, à Rémonin.

Ça ne va pas du tout.

 

 

Scène IV

 

CATHERINE, RÉMONIN

 

CATHERINE, tendant la main à Rémonin.

Mon cher docteur !

RÉMONIN, lui prenant la main.

Ma chère enfant !

CATHERINE.

Vous qui m’avez aidée à naître, vous ne pourriez pas m’aider à mourir ?

RÉMONIN.

Je m’en garderais bien. Ce n’est pas gai, la mort.

CATHERINE.

Et la vie donc ! Enfin ! De quoi me plaindrais-je ? L’homme de Dieu vient de me le dire tout à l’heure : « Mon enfant, vous avez la jeunesse, la beauté, la fortune, la noblesse, l’estime de tous ; demandez à Dieu d’ajouter à tous ces dons la résignation et la patience ; veuillez fortement, et vous serez secourue. Pensez à tant de pauvres gens qui n’ont ni toit, ni vêtements, ni pain même pour leurs enfants, et vous verrez combien vos chagrins sont au-dessous des leurs. » C’est vrai ; mais on n’empochera jamais celui qui souffre de croire que la plus grande douleur est celle qu’il a. Que je rencontre demain une de ces misères dont cet homme me parle, je pourrai la soulager, faire qu’il n’en reste plus de traces, et même y substituer la joie et le bonheur avec un peu de cet argent que j’ai, plus que je ne le désire et que je ne le mérite. Mais, moi, qui me soulagera dans ma misère dorée ? qui me rendra mes illusions, mes espérances, ma dignité, ma foi ? où est-il l’ami qui partagera son âme avec moi, comme je suis prête à partager ma fortune avec les misérables ? Ce ne sera pas mon père, qui est l’auteur involontaire de mon malheur ; ce ne sera pas mon mari, qui en est l’auteur conscient ; ce ne sera pas un de ces jeunes hommes qui me font ce qu’ils appellent leur cour et qui me demandent galamment d’ajouter la honte à toutes mes autres amertumes. Il y en avait un...

RÉMONIN, à part.

Nous y voilà.

CATHERINE.

Un qui m’avait paru plus noble, plus beau et plus intelligent que les autres, un qui a eu mon premier battement de cœur, qui a eu mon premier serrement de main ; la première pensée qui n’ait pas appartenu au souvenir de ma mère, le premier rêve qui ait troublé mon sommeil, ma première insomnie, c’est lui qui les a eus. Tout ce que le cœur d’une jeune fille ignorante des réalités contient d’idéal, je le lui ai donné. Est-ce dans une parole ? est-ce dans un sourire ? je n’en sais rien, car j’avais l’habitude de l’aimer avant même de savoir si je l’aimais. Et puis, un jour, il m’a écrit : « Vous êtes riche, je suis pauvre ; il y a entre nous un abîme infranchissable. Je n’ai jamais aimé et je n’aimerai jamais que vous. Ma vie, que j’aurais voulu vous consacrer, je vais la donner à la solitude et au travail. Le jour où je croirai que vous êtes malheureuse, vous me verrez passer à côté de vous ; le jour où j’en serai sûr, vous me verrez apparaître et je serai le soutien dont vous aurez besoin. » Je n’ai pas compris alors, moi qui aurais trouvé si simple d’être pauvre avec lui, qu’il ne voulût pas être riche avec moi. Depuis j’ai vu de près ce que c’est qu’un homme pauvre qui consent à épouser une fille riche. Heureusement ce n’est pas lui. Qu’attendait-il alors ? Pourquoi n’apparaissait-il pas ? Enfin, hier, je le vois à votre bras. Il savait donc à quoi s’en tenir. Me voilà pleine d’espérance et de joie ; je me dis : « Il va venir à moi, me tendre la main. C’est alors que je le vois causer avec cette étrangère. Vous savez ce qui se passe. M. de Septmonts m’impose la présentation de cette créature, que l’on dit publiquement sa maîtresse. Oh ! ce n’est pas cela que je lui reproche ! Je suis bien sa femme, moi. Sa femme ! la femme, la chose de cet homme ! Est-ce parce qu’elle est compromise, parce qu’on ne connaît ni son origine, ni sa famille, ni la source de sa fortune, que je ne voulais pas recevoir mistress Clarkson ? Que m’importe tout cela ! Mais ce que vous ne savez pas, c’est que cette femme m’a vendue, oui, vendue à ce duc ; le marché s’est fait chez elle, entre mon père et M. de Septmonts. C’est ainsi que je suis devenue duchesse. Un de ces messieurs m’a tout appris pour me plaire ; et quand je sais cela, et que je retrouve le seul homme en qui je croyais pouvoir espérer, c’est à côté de cette femme que je le retrouve ! Enfin, pendant que je subis cet affront et cette douleur de la recevoir chez moi, savez-vous ce qu’elle me dit ? « Venez me voir, madame, nous causerons de M. Gérard, que j’aime peut-être autant que vous l’aimez. » A-t-elle menti ? a-t-elle dit vrai ? Connaît-elle seulement mon amour d’autrefois, et n’a-t-elle voulu que me railler, me faire peur, me torturer pour se venger de l’insulte que je lui avais faite ? Ou bien l’aime-t-elle ? est-elle aimée ? Et ils sont tous à me demander pourquoi je ne veux pas aller chez cette femme ! S’il l’aime, voyez-vous... s’il l’aime !... Ah ! je ne sais pas ce que je ferai à mon tour, car il sera aussi lâche, aussi méprisable que l’autre.

RÉMONIN.

Il ne l’aime pas.

CATHERINE.

Qu’en savez-vous ?

RÉMONIN.

Il la connaît comme je la connais, comme tout le monde la connaît ; mais il n’aime et n’a jamais aimé que vous.

CATHERINE.

Qui vous l’a dit ?

RÉMONIN.

Lui, cent fois.

CATHERINE.

La dernière fois ?

RÉMONIN.

Ce matin.

CATHERINE.

Vous l’avez vu ?

RÉMONIN.

Oui, je ne voulais pas trop me mêler de tout cela ; ce n’est ni de mon âge, ni de mon caractère. Mais, dès ce matin, M. des Haltes est venu me trouver.

CATHERINE.

M. des Haltes ?

RÉMONIN.

Lui-même. Et il m’a dit : « Madame de Septmonts aime quelqu’un que vous devez connaître, monsieur, vous qui êtes un vieil ami de sa famille ; elle est très malheureuse. Je vous en prie, faites pour elle tout ce que vous pourrez faire. »

CATHERINE.

Pauvre garçon ! il a donc vraiment du cœur ? C’est très bien, ce qu’il a fait là. Et ensuite ?

RÉMONIN.

Ensuite, je suis allé chez Gérard, qui if apprêtait à venir chez moi. Ah ! on s’en donne da mouvement pour tous. Si mes confrères de l’Institut me voyaient ! Et je lui ai raconté ce qui s’était passé hier.

CATHERINE.

Alors ?

RÉMONIN.

Alors, il va venir.

CATHERINE.

Ici ?

RÉMONIN.

Oui.

CATHERINE.

Quand ?

RÉMONIN.

Tout à l’heure.

CATHERINE.

Mais pourquoi ne me disiez-vous pas cela tout de suite ?

RÉMONIN.

Vous parlez tout le temps.

CATHERINE.

Que voulez-vous ! je suis folle !

La porte s’ouvre.

mais je vous promets d’être calme.

RÉMONIN.

Oh ! oui, j’y compte.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Gérard !

Il referme la porte.

CATHERINE, poussant un cri.

Ah !

Elle court à Gérard et va se laisser tomber dans ses bras ; quand elle s’arrête et chancelle, il la retient par les mains.

RÉMONIN, à part.

Comme c’est simple ! Je comprends qu’il y ait des gens qui aiment mieux ça que les mathématiques.

CATHERINE, s’essuyant les yeux.

Ah ! il était temps que vous arriviez !

RÉMONIN, à part.

Il faudrait : « que vous arrivassiez », mais elle est si émue !

CATHERINE, à Gérard.

Enfin ! allons, asseyez-vous là, monsieur, et causons.

RÉMONIN, à part.

La voilà revenue à dix-huit ans. Je puis m’en aller.

Haut.

Adieu, mon enfant.

CATHERINE.

Adieu, docteur.

RÉMONIN, souriant.

Je vous remercie d’insister pour que je reste, mais il faut absolument que je rentre pour travailler.

CATHERINE.

Pardonnez-moi ! je suis si heureuse ! et c’est la première fois depuis trois ans.

Rémonin serre la main à Gérard.

GÉRARD.

Au revoir, mon bien cher maître !

RÉMONIN.

Rappelez-vous votre promesse !

GÉRARD.

Soyez tranquille.

Rémonin sort.

 

 

Scène V

 

CATHERINE, GÉRARD

 

CATHERINE.

Trois ans ! Que de choses ! Est-ce bien vous ? Est-ce bien moi ? Oui, rien n’est changé, si vous m’aimez toujours. Car vous m’aimiez, n’est-ce pas ?

GÉRARD.

Plus que tout au monde.

CATHERINE.

Et maintenant ?...

GÉRARD.

Plus qu’autrefois : j’ai tant souffert par vous !

CATHERINE.

Avez-vous essayé de m’oublier ?

GÉRARD.

Non.

CATHERINE.

Vous valez mieux que moi ; car j’ai fait mon possible pour vous oublier et même pour vous en vouloir.

GÉRARD.

Vous aviez une excuse : vous apparteniez à un autre ; mais, moi, j’étais libre.

CATHERINE.

Vous n’avez pas disposé de cette liberté ?

GÉRARD.

Jamais.

CATHERINE.

Pas une seule image n’a passé entre vous et moi ?

GÉRARD.

Pas une.

CATHERINE.

Cette femme ?

GÉRARD.

Quelle femme ?

CATHERINE.

Qui est venue hier ici.

GÉRARD.

Mistress Clarkson ?

CATHERINE.

Oui ; comment la connaissez-vous ?

GÉRARD.

Elle m’a probablement sauvé la vie.

CATHERINE.

Vous avez manqué de mourir ?

GÉRARD.

Oui.

CATHERINE.

Ah ! mon Dieu ! que serais-je devenue si c’était arrivé ? Où cela ?

GÉRARD.

À Rome.

CATHERINE.

Pourquoi ne me l’avez-vous pas fait dire ?

GÉRARD.

Qu’auriez-vous fait ?

CATHERINE.

Je serais partie, je serais allée vous soigner.

GÉRARD.

On ne vous aurait pas laissée partir.

CATHERINE.

Oh ! que si !

GÉRARD.

Non ; car c’était justement pendant les premiers jours de votre mariage.

CATHERINE, cachant son visage dans ses mains.

Malheureuse que je suis ! Et c’était cette femme qui était là ?

GÉRARD.

Non, je ne l’ai pas vue alors. J’avais pris les fièvres. J’étais fort modestement et fort dangereusement logé dans une de ces rues humides qui relient Rome à la campagne. Le médecin qui me soignait, un Français, raconta, par hasard, à mistress Clarkson la gravité du mal et l’inquiétude qu’il avait. Il fallait que je fusse transporté dans un endroit sain et très aéré. Mistress Clarkson, qui partait pour Naples le lendemain, mit à la disposition du docteur, pour moi, une maison avec un grand jardin qu’elle possédait à Albano. C’est là que je guéris. Je partis alors pour Naples, où j’allai la remercier.

CATHERINE.

Continuez... continuez...

GÉRARD.

Elle vivait somptueusement ; elle recevait tous les hommes distingués de la ville ; elle lisait beaucoup, des livres sérieux pour une femme. Elle s’intéressait aux monuments, aux souvenirs, à l’histoire de ce grand pays. Elle m’offrit quelquefois une place dans sa voiture, aux heures de la promenade, et nous allions à Pausitippe, à Bahia, à Portici, à Pompéi. Cela créa entre nous une certaine intimité. J’éprouvais le besoin de parler de vous à quelqu’un. Elle était femme, elle pouvait me comprendre. Je lui racontai notre histoire, sans vous nommer, bien entendu. « Ah ! me dit-elle avec une certaine émotion, c’est de mademoiselle Mauriceau, c’est de la duchesse de Septmonts que vous êtes épris ? C’est chez moi que le duc a rencontré son père, qui m’avait raconté ce premier amour sans plus me nommer l’homme que vous ne m’avez nommé la femme ; mais c’est vous, je vous devine. C’est curieux ! Je suis désolée d’avoir contribuée un mariage qui est un si grand chagrin pour vous et pour elle. » La promenade s’acheva sans qu’elle revînt sur ce sujet. Le lendemain, quand je me présentai pour la revoir, elle était partie.

CATHERINE.

Vous ne l’avez plus revue ?

GÉRARD.

Si, à l’Opéra, il y a sept ou huit mois. J’avais voulu entendre Guillaume Tell, que je n’avais pas entendu depuis le jour où nous l’avions entendu ensemble, dans la loge de votre père. J’espérais vaguement vous y revoir, et peut-être me montrer à vous. Vous n’y étiez pas.

CATHERINE.

Qu’est-ce que je pouvais faire ce soir-là ? Elle y était, elle ?

GÉRARD.

Oui. Deux hommes très distingués, dont l’un célèbre même, occupaient tour à tour le devant et le fond de sa loge. Dès qu’on baissait le rideau, un grand nombre de visiteurs. J’étais son obligé ; je me présentai pendant un entr’acte. « Je vous avais vu, me dit-elle, bien que vous fussiez au fond d’une baignoire et tout seul ; mais j’ai des yeux excellents. » En parlant ainsi, elle me regardait d’une façon étrange. Il y avait comme de la colère dans son regard. Elle ne me tendit pas la main, et, à la permission que je lui demandai d’aller lui présenter mes hommages chez elle, elle me répondit qu’elle n’était pas encore installée et que, jusqu’à nouvel ordre, elle ne recevrait pas. Je me retirai, et, quelques minutes après, M. de Septmonts entra dans sa loge et y passa le reste de la soirée. C’était la première fois que je voyais votre mari, et j’aurais ignoré qui il était, si deux spectateurs de l’orchestre, qui parlaient assez haut de mistress Clarkson, et qui nommaient tous les hommes qui venaient la saluer, n’avaient dit : « Voilà maintenant le duc de Septmonts. »

CATHERINE.

C’est tout ce qu’ils dirent ?

GÉRARD, après un temps.

Oui.

CATHERINE.

Et croyez-vous qu’elle ait parlé de vous au duc ?

GÉRARD.

Je ne le crois pas. Il n’a pas tourné une seule fois les yeux de mon côté, ce qu’il n’eût pas manqué de faire instinctivement si elle lui eût parlé de moi.

CATHERINE.

Mais vous l’avez rencontrée hier ?

GÉRARD.

Cette fête était publique ; j’étais sûr de vous y voir ; j’espérais que vous me comprendriez et je pensais qu’il était temps de tenir ma promesse. Malgré l’accueil qu’elle m’avait fait à l’Opéra, je me suis approché de mistress Clarkson. Nous avons échangé de ces phrases banales qui font les frais de ces conversations de hasard, et nous avons causé ensuite d’un travail que cet excellent Rémonin m’a demandé pour M. Clarkson et que j’ai terminé. Là où mon vieux maître a vu une occasion de me faire gagner une grosse somme, je ne vois, moi, qu’un moyen de m’acquitter d’une dette de reconnaissance. Cependant, hier, la voix de mistress Clarkson tremblait un peu. « Je suis installée, me dit-elle, et je serai heureuse de vous recevoir, d’autant plus que M. Clarkson va arriver et qu’il aura fort à s’entretenir avec vous et à vous remercier. » Elle m’a quitté là-dessus. Vous m’aviez vu ; vous étiez rentrée dans vos appartements ; je suis parti. C’est alors seulement qu’elle vous a fait passer sa carte. J’ignore ce qu’elle vous veut.

CATHERINE, se levant.

Elle me veut du mal : elle vous aime.

GÉRARD.

Elle n’a jamais aimé personne ; elle me l’a dit, et je suis sûr qu’elle m’a dit la vérité.

CATHERINE.

Parce qu’elle n’a jamais rencontré un homme tel que vous. Est-ce que vous ressemblez aux autres hommes ? Est-ce que je vous aurais aimé si vous leur ressembliez ? Bref, je suis jalouse... Vous ne savez pas ce que c’est que la jalousie !

GÉRARD, la regardant.

Croyez-vous ?

CATHERINE.

C’est vrai, j’oublie trop ; mais c’est si bon d’oublier ! Je vous ou supplie, ne me faites pas souvenir, c’est horrible. Alors, vous avez été malheureux, vous aussi, et à cause de moi ?

GÉRARD.

Oui, malheureux à me tuer, si je n’avais pas eu ma mère.

CATHERINE.

Elle vit toujours ?

GÉRARD.

Oui.

CATHERINE.

Il a sa mère et il se plaint ! Elle vivra de nouveau avec moi.

GÉRARD.

Comment ! avec vous ?

CATHERINE.

Est-ce que vous croyez que je vais rester ici, maintenant ?

GÉRARD.

Et votre mari ?

CATHERINE.

Est-ce que j’ai un mari ? Qu’y-a-t-il de commun entre cet homme et moi ? Je lui rendrai son nom. Croyez-vous que j’y tienne ? Le peu de temps que je l’aurai porté, je l’aurai porté plus dignement que lui. D’ailleurs, je n’ai pas besoin d’être duchesse, et j’ai besoin d’être aimée.

GÉRARD.

Et alors vous serez ma maîtresse ?

CATHERINE, troublée.

Votre maîtresse ?

GÉRARD.

Oui... Quel autre titre pourrez-vous avoir auprès de moi ? Et vous voyez l’effet que ce mot vient de produire sur vous. Consentez-vous à être déchue, non-seulement de votre rang, mais de votre dignité ? non-seulement de l’estime des autres, mais de votre propre estime ? Moi, je n’y consens pas. Si je reparais dans votre existence, si j’entre dans votre maison, ce n’est ni pour vous abaisser, ni pour vous compromettre, ni pour vous perdre. C’est pour vous aider, pour vous soutenir ; c’est pour vous faire forte contre les autres et peut-être contre vous-même ; c’est pour que vous sentiez auprès de vous l’appui qui vous a toujours manqué et qui ne faiblira pas ; c’est pour vous sauver, enfin. À partir de cette minute, je réponds de votre honneur qui m’est plus cher que le mien. Je ne veux pas cesser de voir en vous ce que j’ai toujours vu : l’être sacré, la compagne de l’âme, celle dont j’aurais voulu faire l’épouse que le mari adore, la mère que les enfants vénèrent, la femme que tout le monde respecte et glorifie ; je ne saurais vous voir autrement. Les événements et les hommes, si puissants que soient les uns, si cruels que soient les autres, ne peuvent rien modifier dans notre conscience, et nous ne devons pas leur permettre de nous faire descendre à leur niveau, au-dessous de nous-mêmes. Si je vis, si je meurs, ce sera pour vous, et ce que je veux de vous, c’est ce que vous n’avez pu donner à personne : c’est votre confiance, c’est votre estime, c’est votre pensée de tous les instants, c’est votre âme, c’est ce qu’il y a en vous de divin et d’éternel !

CATHERINE, avec exaltation.

Mon Dieu, que je vous aime ! Je vivrai comme vous l’entendrez, je ferai tout ce que vous voudrez, c’est dit, c’est convenu, je suis à vous. Et, pour commencer, ordonnez. Tout le monde ici, sauf M. des Haltes, veut que je rende la visite à mistress Clarkson ; dois-je le faire ?

GÉRARD, naïvement.

Oui, à moins que vous ne préfériez que je la voie, et que je sache...

CATHERINE, l’interrompant.

Non, j’aime mieux aller chez elle, moi. Maintenant que je suis sûre que vous n’aimez pas cette femme, j’irai chez elle tant qu’on voudra. Mais vous allez me promettre de ne plus y retourner, jamais, jamais, sous quelque prétexte que ce soit.

GÉRARD.

Je vous le promets, et bien facilement. Cette femme n’existe pas pour moi, puisque je vous aime. Je lui ferai remettre par Rémonin le travail que j’ai fait pour elle ; je ne lui devrai plus rien et tout sera dit.

CATHERINE.

Merci.

Comme une enfant.

Je suis très heureuse.

Septmonts entre.

GÉRARD, bas.

Le duc !...

 

 

Scène VI

 

CATHERINE, GÉRARD, SEPTMONTS

 

Gérard salue le duc.

CATHERINE, présentant Gérard au duc.

M. Gérard, un ami de ma jeunesse. – M. de Septmonts.

Les deux hommes se saluent.

SEPTMONTS.

Soyez le bienvenu chez moi, monsieur, ou plutôt chez la duchesse, car nous sommes ici chez elle.

À Catherine.

Vous voyez, chère amie, que l’un des deux époux peut présenter un ami à l’autre sans que cela coûte vingt-cinq mille francs, ni à celui qui présente, ni à celui qui est présenté.

À Gérard.

Tous les mercredis, la duchesse et moi, nous recevons, monsieur ; mais elle est chez elle tous les jours de cinq à six heures, pour ses amis.

GÉRARD, saluant.

Monsieur...

À Catherine.

Madame...

Septmonts accompagne un peu Gérard et redescend la scène.

 

 

Scène VII

 

CATHERINE, SEPTMONTS

 

SEPTMONTS, à Catherine.

M. Mauriceau vous a-t-il dit ce que je l’ai prié de vous dire ?

CATHERINE.

Au sujet de mistress Clarkson ?

SEPTMONTS.

Oui.

CATHERINE.

Je suis prête à lui rendre sa visite quand vous voudrez ; seulement, puisque mon père est du même avis que vous et qu’il connaît cette dame, je désire que ce soit lui qui m’accompagne chez elle.

SEPTMONTS.

Comme il vous plaira.

Elle entre chez elle.

 

 

Scène VIII

 

SEPTMONTS, seul

 

M. Gérard, ami de la jeunesse, s’en va quand j’arrive, et, après sa visite, elle fait ce que je veux. Il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir quelque chose là-dessous. Soit ! nous verrons !

 

 

ACTE III

 

Chez mistress Clarkson. Petit salon très élégant et très confortable. Grande porte au fond, portes latérales.

 

 

Scène première

 

MISTRESS CLARKSON, CLARKSON

 

MISTRESS CLARKSON, étendue sur une chaise longue.

Et maintenant, voyons l’histoire de mes derniers cinquante mille dollars.

CLARKSON.

Pour vous envoyer ces deux cent cinquante mille francs, je les avais convertis en lingots, plus faciles à transporter, et je venais de les expédier à la maison Smith, de New York. J’apprends que le coche qui portait cette somme du placer au railway a été arrêté par trois aventuriers. C’est le coche lui-même qui apportait la nouvelle ; il n’apportait même plus que ça. Je prends deux revolvers, ma carabine Henry, une merveille de précision ; je monte à cheval, et je pars tout seul à la recherche de mes trois gredins. J’aurais pu m’associer deux ou trois bons compagnons que cette chasse eût amusés ; les amusements du désert ne sont pas ceux de Paris, et toutes les occasions y sont bonnes pour se distraire. Mais j’y mettais de l’amour-propre. Cet argent était pour vous ; je voulais le reconquérir tout seul. Je me rends donc sur le lieu de l’attaque, et, à l’inspection du terrain, je comprends bien vite que mes voleurs ont dû descendre vers la rivière. Je suis leur piste, Dieu sait par quels chemins, au milieu des roches, des bois, des broussailles, des troncs d’arbres abattus...

MISTRESS CLARKSON.

Je connais le pays.

CLARKSON.

J’escalade un bloc de rocher, et je regarde autour de moi. À dix pas à peine, j’aperçois un de mes bonshommes, assis par terre, qui m’avait vu, et qui tire son revolver, à tout hasard, car il ne pouvait savoir dans quelle intention je venais là. Au même moment, un des hommes de la bande lève son fusil, appuyé contre un rocher, à tout hasard aussi. Charmantes relations ! Tirer, tuer le premier, et me retourner vers l’autre, fut l’affaire d’une seconde. Celui-ci se cache derrière son rocher. Je ne voyais plus qu’un de ses yeux et le haut de sa tête. C’était assez, et, avant qu’il eût épaulé, je l’avais touché en plein front. Restait le troisième, où était-il ? Je regarde aux alentours, je l’aperçois qui se sauve à cent pas devant moi ; je l’avais beau, comme on dit, mais il n’y avait que lui qui pût me dire où les lingots étaient cachés. Je le tire, non pas à la tête, mais aux jambes. Il roule à son tour ; je le désarme et le menace de l’achever s’il ne me dit pas où est le trésor ; il m’y conduit en boitant, et, comme tout pionnier, trappeur et mineur qu’on a été, on est toujours chrétien quand on est citoyen de la libre Amérique, je vais chercher de l’eau à la rivière, je mouille mon mouchoir, et je panse la plaie de mon drôle, d’autant plus que, comptant bien qu’il serait pendu en arrivant au camp, je ne voulais pas qu’il mourût là, et que les camarades fussent privés de ce spectacle qui les intéresse toujours un peu. Là-dessus, je vais chercher un renfort de quelques hommes. Nous transportons la cassette et le blessé sur la route. On m’amène une charrette où nous déposons le tout. Je charge mon voleur de tenir les guides, je remonte sur mon cheval, et nous rentrons. Toute la population m’attendait. Vous entendez d’ici les acclamations. On me porte en triomphe ; je fais raconter la vérité par mon prisonnier ; puis, séance tenante, on le juge et on le pend à un réverbère qui, le soir, n’en brilla que mieux. Voilà, ma chère, l’histoire de vos cinquante mille dollars.

MISTRESS CLARKSON.

Mais si vous aviez été tué ?

CLARKSON.

J’en ai vu bien d’autres ! Puis tous nos papiers sont en règle, et mon premier commis, qui est au courant de tous nos intérêts et qui est un très honnête homme, vous aurait facilité toutes les formalités de partage et de liquidation. Vous n’auriez donc perdu que moi, ce dont vous vous seriez facilement consolée.

MISTRESS CLARKSON.

Vous vous trompez, je vous aime beaucoup.

CLARKSON.

Pourquoi n’en a-t-il pas toujours été ainsi ?

MISTRESS CLARKSON.

C’est vous qui l’avez voulu, ce n’est pas moi. Vous n’auriez pas dû si facilement me croire coupable.

CLARKSON.

Tout autre, à ma place...

MISTRESS CLARKSON.

Soit ! mais il fallait que ce qui a été fût. Ne regrettez rien. Cela vaut mieux comme cela est. Nous nous revoyons toujours avec plaisir, et nous pouvons causer de tout, comme de vieux amis.

CLARKSON.

Eh bien, moi, je ne vous revois jamais sans une grande émotion. Quand je suis là bas, dans le travail et dans l’action, je me figure que je ne pense plus du tout à vous. Dès que je vous retrouve, je m’aperçois que je pense toujours.

MISTRESS CLARKSON.

Ça passera. Quand j’ai reçu votre dépêche m’annonçant votre arrivée pour ce matin, j’ai été vraiment heureuse. Je vous avais fait préparer votre appartement, comptant que vous descendriez tout droit ici.

CLARKSON.

Je craignais de vous déranger.

MISTRESS CLARKSON.

Vous savez bien que vous ne me dérangez jamais, et que vous êtes chez vous quand vous êtes chez moi.

CLARKSON.

Pas partout.

MISTRESS CLARKSON.

Je vous abandonne toutes les chambres de l’hôtel, si vous voulez.

CLARKSON.

Excepté une.

MISTRESS CLARKSON.

Il faut bien que je loge quelque part.

Elle sonne.

Ainsi c’est convenu, je le désire.

Au domestique.

Faites prendre les bagages de M. Clarkson au Grand-Hôtel, et qu’on les porte dans l’appartement qu’on a préparé.

CLARKSON.

Du reste, je compte repartir dans deux ou trois jours.

MISTRESS CLARKSON.

Alors, ne perdons pas de temps, et donnez-moi des nouvelles de Noémi-City.

CLARKSON.

La ville de Noémi, c’est son véritable nom, et elle ne devait pas en avoir d’autre, car c’est réellement vous qui  avez créé cette ville.

Il tire un cigare de sa poche.

MISTRESS CLARKSON.

Qu’est-ce que vous faites là ?

CLARKSON.

Je prends un cigare.

MISTRESS CLARKSON.

Pour quoi faire ?

CLARKSON.

Pour fumer.

MISTRESS CLARKSON.

On ne fume pas ici.

CLARKSON.

Vous voyez bien que je ne suis pas chez moi. Je croyais que vous ne receviez que des hommes.

MISTRESS CLARKSON.

C’est vrai, mais je ne leur permets pas de fumer ; je vous le permettrais peut-être cependant à vous, pour vous dédommager de tous les chagrins que je vous ai causés, si, par hasard, je n’attendais aujourd’hui une dame.

CLARKSON.

N’en parlons plus ; pardonnez-moi ; vous savez ce que c’est que l’habitude.

Il remet son cigare dans sa poche.

Voilà le plan de votre ville.

Il prend dans une autre poche un papier qu’il déploie.

J’ai choisi une place, comme je vous l’ai écrit alors, dans l’Utah, bien avant l’inauguration du chemin de fer du Grand-Pacifique. Comme j’avais acheté à une très grande distance aux alentours tout le terrain qui n’était pas concédé à la compagnie, comme j’avais commandé d’avance tout ce qu’il fallait à Chicago, où l’on fait des maisons en bois qui se montent, se démontent et se transportent comme vous savez, les premiers trains qui s’arrêtèrent devant la station qui devait devenir Noémi-City m’apportèrent un hôtel, un restaurant, une maison de jeu, une école, une imprimerie.

MISTRESS CLARKSON.

Et une église ?

CLARKSON.

Et une église, naturellement, que nous louons, tour à tour, aux différents cultes. Au bout d’un mois, le camp était une ville, avec un véritable palais au milieu, le vôtre, qui vous attend toujours et qui est prêt à vous recevoir quand il vous plaira d’y venir. Nous publions un journal. Il ne nous manque qu’un théâtre, que nous aurons avant six mois. Ce que, dans le commencement, il s’est abattu de bandits dans ce nouveau campement, avant que le chemin de fer y arrivât, ce que nous avons échangé de coups de fusil, de revolver et de couteau avec les Indiens, ce que nous avons assommé et pendu de gens, cela ne se compte pas. Il est certain que je mourrai un jour ; mais, après tout ce que j’ai vu, je serai curieux de voir comment la mort s’y prendra.

MISTRESS CLARKSON.

Et cette mine d’or dont vous me parliez dans votre dernière lettre ?

CLARKSON.

Elle existe, et dans des terrains qui sont bien à nous. Je les ai achetés et payés à l’État ; nul ne peut y toucher, même en mon absence. Un jour que je me promenais dans la montagne, en frappant de temps en temps le sol, pour voir si je ne découvrirais pas une veine métallique, car c’est le plus souvent par hasard qu’on les découvre, je rencontre un Indien qui me dit : « Frère blanc cherche mine d’or ? – Oui. – Viens par ici. » Il me découvrit une mine, et il s’en alla tranquillement. Ces gens-là méprisent absolument l’or.

MISTRESS CLARKSON.

C’est pour cela que leur race diminue tous les jours, et qu’elle disparaîtra tout à fait. Les hommes ont inventé bien des dieux depuis le commencement du monde ; ils n’ont pas encore détrôné celui-là. « Le temps est de l’argent, » disent vos compatriotes ; ils auraient dû ajouter : « Et l’argent est tout. » Je ne sais pas plus ce que je ferai de cette puissance que vous ne savez ce que la mort fera de vous, Clarkson, mais cette puissance, je la proclame la première du monde. Elle aide à posséder ce qu’on désire et à ne pas regretter ce qu’on ne peut avoir. J’ai voulu cette puissance, je l’ai ; je la veux plus grande encore. Ainsi donc, fais-nous riches, Clarkson ! très riches, et peut-être, un de ces jours, quand je serai tout à fait lasse de leur civilisation européenne, qui me paraît quelquefois bien étroite et bien courte, peut-être te donnerai-je rendez-vous sur un Océan quelconque, pour que nous nous en allions dans l’Inde ou dans l’Afrique, nous faire roi et reine, ou dieu et déesse, si le trône ne me suffit pas et qu’il me faille le temple. Là-dessus, embrasse-moi, Clarkson, et, si tu cherches bien sur ma joue, tu y retrouveras le dernier baiser que tu y as mis. Personne ne l’a encore effacé.

CLARKSON, l’embrassant.

Vrai ?

MISTRESS CLARKSON.

Sur ma mère. Ah ! ils me l’auront payée, ma mère, puisqu’ils n’auront pas pu me la rendre.

Elle appuie un moment sa tête sur l’épaule de Clarkson.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Rémonin.

 

 

Scène II

 

MISTRESS CLARKSON, CLARKSON, RÉMONIN

 

MISTRESS CLARKSON.

Entrez, mon cher maître ! vous tombez sur une scène d’intérieur. Cela ne vous choque pas, je pense ?

RÉMONIN.

Rien ne me choque, et cela moins que le reste ; c’est tout ce qu’il y a de plus naturel.

MISTRESS CLARKSON.

Vous êtes seul ?

RÉMONIN.

Oui.

MISTRESS CLARKSON.

Et M. Gérard, que je vous avais prié d’amener avec vous ?

RÉMONIN.

Il ne peut pas venir.

MISTRESS CLARKSON.

Il ne peut pas ou il ne veut pas ?

RÉMONIN.

Il m’a dit qu’il ne pouvait pas ; mais j’apporte son travail.

MISTRESS CLARKSON, les présentant l’un à l’autre.

Soit. Je vous présente M. Clarkson ; M. Rémonin, notre grand chimiste, qui vous fera connaître le mémoire de son élève, M. Gérard, sur le lavage de l’or.

CLARKSON, donnant la main à Rémonin.

Ah ! monsieur ! Vous avez là ce mémoire ?

RÉMONIN.

Oui.

CLARKSON.

Moi, j’ai mes échantillons. Je vais vous les chercher.

RÉMONIN.

À la bonne heure. On ne perd pas son temps en préliminaires avec vous.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Monsieur le duc de Septmonts.

SEPTMONTS, à mistress Clarkson.

Bonjour, chère amie !

CLARKSON.

Je reviens tout de suite.

MISTRESS CLARKSON, présentant Clarkson à Septmonts.

Monsieur Clarkson...

À Clarkson.

Monsieur le duc de Septmonts...

CLARKSON, s’éloignant, son chapeau sur la tête et d’un ton très indifférent.

Bonjour, monsieur.

 

 

Scène III

 

MISTRESS CLARKSON, RÉMONIN, SEPTMONTS

 

SEPTMONTS.

Alors, c’est ça M. Clarkson ?

MISTRESS CLARKSON.

Oui, c’est ça, comme vous dites. Est-ce qu’il ne vous plaît pas ?

SEPTMONTS.

Il a des façons de dire : « Bonjour, monsieur, » avec son chapeau sur la tête, qui ne me plaisent pas beaucoup en effet. Je suis habitué à ce qu’on soit plus poli avec moi.

MISTRESS CLARKSON.

Quand on ne vous connaît pas surtout.

SEPTMONTS.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

MISTRESS CLARKSON.

Que vous êtes chez moi, mon cher, et que si les allures de M. Clarkson ne vous conviennent pas, vous n’avez qu’à vous retirer et à ne plus revenir.

SEPTMONTS.

Soit ; mais alors ce ne sera pas avant d’avoir dit à ce monsieur ce que je pense de ses façons. C’est déjà bien assez qu’il soit votre mari sans qu’il y ajoute encore d’être insolent.

MISTRESS CLARKSON.

Vous ne lui direz rien du tout, à M. Clarkson, et vous ferez bien. Vous ne trouverez jamais une meilleure occasion de tenir votre rapière au fourreau. Je vous permets d’aller et venir dans ma vie extérieure, dételle façon que certaines gens croient et que vous finissez peut-être par croire vous-même que vous avez des droits chez moi et sur moi ; mais vous savez bien que vous n’en avez aucuns. Vous me compromettriez, s’il ne m’était absolument indifférent d’être compromise. Je laisse dire ; cela vous flatte ; cela vous pose ; cela vous sert même. Il y a de certaines demoiselles qui, vous voyant souvent dans ma loge, projettent de vous ravir à moi, se figurant que c’est vous qui m’avez donné tous les diamants qui couvrent mes épaules. Vous m’en avez donné quelques-uns, et votre beau-père aussi ; mais étaient-ce bien des cadeaux ? Vous allez de temps en temps vous consoler, avec ces demoiselles et quelques bonnes bouteilles, des tourments où vous prétendez que mon indifférence vous jette ; mais il est bon que M. Rémonin, qui a été témoin de la scène qui s’est passée chez vous, de la résistance de la duchesse à me laisser pénétrer dans son appartement, malgré le prix que j’y mettais, il est bon que M. Rémonin, qui va voir tout à l’heure Mme de Septmonts venir chez moi, sache à quoi s’en tenir sur nos relations, et puisse affirmer à votre femme qu’elle n’a ni reçu ni visité votre maîtresse. N’affectez donc ni jalousie ni susceptibilité devant M. Clarkson, qui ne vous connaît pas, qui ne tient pas à vous connaître, pour qui vous n’existez pas, qui traverse Paris pour ses affaires, qui n’est pas endurant, qui joue tous les jours de la carabine, du revolver et du couteau avec de bien autres adversaires que vous, et qui, à la première impertinence que vous lui adresseriez, vous tuerait comme un petit lapin. C’est convenu, n’est-ce pas ?

Elle sort pour aller retrouver Clarkson, en faisant signe à Rémonin qu’elle va revenir.

 

 

Scène IV

 

RÉMONIN, SEPTMONTS

 

SEPTMONTS, à Rémonin.

Est-ce que vous avez vu beaucoup de femmes comme celle-là ?

RÉMONIN.

Non.

SEPTMONTS.

Est-ce qu’il n’est pas tout naturel de l’adorer ?

RÉMONIN.

Je ne sais même pas ce qui me retient.

SEPTMONTS.

À la bonne heure, vous comprenez ces choses-là, mon cher maître.

RÉMONIN.

C’est mon métier de comprendre.

SEPTMONTS.

On dit : « Pourquoi Septmonts, qui a une femme jeune jolie, vertueuse, ne s’occupe-t-il que de mistress Clarkson ? » Pourquoi ? pourquoi ?... Est-ce qu’on peut le dire, pourquoi ? C’est comme ça.

RÉMONIN.

Voilà tout ; vous avez raison, ça ne se discute pas.

SEPTMONTS.

Il y a des attractions irrésistibles, vous le savez mieux que personne. Pourquoi l’aimant attire-t-il le fer ? Moi, il faut que je vienne tous les jours ici, ne-fut-ce que cinq minutes, mais il faut que j’y vienne. C’est en tout bien, tout honneur, comme mistress Clarkson vous l’a dit tout à l’heure, et je n’en rapporte souvent que des choses désagréables dans le genre de celles que vous venez d’entendre : n’importe, j’y reviens toujours, et si par hasard je n’y viens pas, c’est que je ne puis pas faire autrement d’abord, et, jusqu’au lendemain, je ne sais plus où j’en suis ; il me manque quelque chose. Ainsi, à l’époque de mon mariage, elle est partie pour l’Italie ; j’étais comme un fou. Alors, je soupais et je jouais pour me distraire.

RÉMONIN.

C’est curieux !

SEPTMONTS.

Très curieux ! Il y aurait une étude intéressante à faire sur l’empire que certaines femmes exercent autour d’elles ; car nous sommes plusieurs dans le même cas, et pas les premiers venus, je vous assure. Et elle a des qualités rares chez une femme. Pas l’ombre de coquetterie ! pas ça à dire sur son compte. Nous sommes tous à nous guetter les uns les autres pour surprendre quelque chose. Rien. Un vrai garçon !

RÉMONIN.

Mais qui porte et qui accepte volontiers des colliers de perles.

SEPTMONTS.

Oui, mais avec des façons à elle qui font qu’on n’a pas l’air de les lui donner, mais de les lui rendre. On croit qu’ils ont été toujours à elle, qu’on les lui avait empruntés et qu’on les lui rapporte. Et, en même temps, elle est capable de rendre de vrais services. Elle m’en a rendu un, à moi, et un très grand que je n’ai trouvé chez aucun de mes amis. Elle n’en a jamais parlé à personne, mais je ne l’ai jamais oublié. Aussi, quand elle a témoigné le désir d’être présentée à la duchesse, et de la recevoir chez elle, vous ayez vu que je n’ai pas hésité.

RÉMONIN.

Je comprends que des hommes intelligents s’entêtent à dompter ces natures fauves ; une fois vaincues, elles doivent avoir des grâces, encore inquiétantes, mais pleines de charmes pour les véritables dompteurs.

SEPTMONTS.

Je ne pense qu’à ça ; c’est une idée fixe. Il faut bien avoir un but dans la vie. Je connais les femmes ; il y a toujours un moment, une occasion qu’on peut saisir ; seulement, il faut être toujours là. J’y dépenserai trois ou quatre millions ; j’y mettrai dix ans, s’il le faut, mais j’y arriverai.

RÉMONIN.

Dix ans et quatre millions, ce n’est peut-être pas assez ; mais je crois qu’en y mettant vingt ans, et en vous ruinant tout à fait...

SEPTMONTS.

Vous vous moquez de moi ! Qui vivra verra.

RÉMONIN.

Bonne chance !

SEPTMONTS.

Merci. Mais tout cela entre nous.

RÉMONIN.

Bien entendu.

Septmonts s’éloigne, à part.

Pauvre Catherine !

 

 

Scène V

 

RÉMONIN, SEPTMONTS, MISTRESS CLARKSON

 

MISTRESS CLARKSON, rentrant.

Monsieur Rémonin, vos échantillons sont là.

RÉMONIN, à mistress Clarkson pendant que Septmonts se regarde dans la glace et arrange ses cheveux.

Voyons, madame, vous êtes une femme à part ; on peut causer avec vous. Puisque M. de Septmonts voulait provoquer M. Clarkson, pourquoi ne l’avez-vous pas laissé faire ? Est-ce que vous verriez un grand inconvénient à ce que M. Clarkson le tuât ?

MISTRESS CLARKSON.

Oui ; je tiens non-seulement à ce que M. de Septmonts vive, mais à ce qu’il se range, à ce qu’il devienne bon époux et bon père. Vous êtes de ceux auxquels il n’y a besoin de dire que la moitié des choses, n’est-ce pas ; ils devinent le reste.

RÉMONIN.

Oui.

Il va rejoindre Clarkson dans la coulisse.

MISTRESS CLARKSON, à Septmonts.

Pourquoi, puisque la duchesse s’est décidée à venir, ne l’avez-vous pas amenée avec vous ?

SEPTMONTS.

D’abord parce que je voulais vous voir seule quelques instants ; ensuite parce qu’elle préférait venir de son côté avec son père.

MISTRESS CLARKSON.

Son, père va venir aussi ?

SEPTMONTS.

Oui, il l’accompagnera.

MISTRESS CLARKSON.

Ce n’est plus une entrevue, c’est un congrès. Elle a donc bien peur de moi qu’elle veut être ainsi entourée de toute sa famille ?

SEPTMONTS.

Si elle savait comment vous me recevez, elle se demanderait comment elle va être reçue.

MISTRESS CLARKSON.

Plus je vous reçois mal, plus il y a de chances pour que je la reçoive bien.

SEPTMONTS.

Parce que ?...

MISTRESS CLARKSON.

Parce qu’un de mes griefs contre vous, c’est la manière dont vous vous conduisez avec elle.

SEPTMONTS.

En voilà bien d’une autre !

MISTRESS CLARKSON.

Pourquoi n’aimez-vous pas votre femme ?

SEPTMONTS.

Parce que je vous aime.

MISTRESS CLARKSON.

Oui, c’est convenu ; mais alors il ne fallait pas l’épouser.

SEPTMONTS.

Vous savez mieux que personne pourquoi je l’ai fait. C’est vous qui me l’avez conseillé, qui m’y avez aidé, vous m’avez dit : « Mariez-vous d’abord ! et... »

MISTRESS CLARKSON, l’interrompant.

Soit ! Aussi ma responsabilité est-elle engagée dans cette affaire, car j’ai voulu votre bonheur, à vous, sans vouloir son malheur, à elle ; et puis noblesse oblige, mon cher. Eh bien, la première chose à laquelle la noblesse oblige, c’est la transmission de cette noblesse à des descendants. Vos ancêtres, ceux qui étaient les familiers, les compagnons de plaisir de Louis XV et du Régent, étaient vicieux aussi ; mais leurs vices avaient de l’élégance, de l’esprit, une sorte de probité. Ils se mésalliaient, comme vous avez cru devoir le faire, pour redorer leur blason ; mais au moins avaient-ils le respect de leur signature, de la signature du contrat. Ils payaient scrupuleusement la dette du mariage comme la dette du jeu ; ils donnaient à leurs femmes les hautes fonctions et les austères joies de la maternité. Si celles-ci avaient eu la sottise d’acheter un nom, elles avaient au moins la gloire et le plaisir de le continuer. Faites comme vos ancêtres, mon cher Septmonts, et, si ce n’est la délicatesse qui vous décide, que ce soit au moins l’intérêt. La duchesse peut mourir, nous sommes tous mortels, et, si elle mourait sans enfants vous vous trouveriez ruiné du coup. La fortune retournerait au père Mauriceau, qui ne penserait pas une minute à vous faire son héritier. Mettez-vous à l’abri de ce malheur, derrière une nombreuse famille... d’autant plus...

SEPTMONTS.

D’autant plus ?

MISTRESS CLARKSON.

D’autant plus que la duchesse est une personne fière, qui pourrait se lasser un jour du dédain qu’affecte pour elle l’homme dont elle a le droit de vouloir être appréciée, et qui pourrait bien demander à un second ce qu’elle aurait vainement espéré du premier.

SEPTMONTS.

Un second ! Que voulez-vous dire ?

MISTRESS CLARKSON.

Vous voyez, vous êtes jaloux d’elle, malgré votre grand amour pour moi.

SEPTMONTS.

Non.

MISTRESS CLARKSON.

Ce n’est que de l’orgueil, je le sais bien. Vous n’êtes pas capable de cette jalousie naturelle et noble qui nait de l’amour sincère ; mais vous êtes capable peut-être de cet amour un peu bas qui naît de la jalousie, et je ne serais pas étonnée que, le jour oh vous seriez sur que votre femme aime un autre homme, vous ne vous prissiez de quelque fantaisie pour elle, palsambleu ! Croyez-moi, n’attendez pas ce moment-là ; mais, alors, hâtez-vous.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

Madame la duchesse de Septmonts, M. Mauriceau.

 

 

Scène VI

 

RÉMONIN, SEPTMONTS, MISTRESS CLARKSON, CATHERINE, MAURICEAU

 

MISTRESS CLARKSON, allant au-devant d’elle.

Soyez la bienvenue chez moi, madame. Je n’ai jamais laissé une femme franchir le seuil de ma maison. Les méchantes langues ont donné à cette singularité une foule de raisons auxquelles je vous suis on ne peut plus reconnaissante de n’avoir pas prêté plus de créance qu’il ne fallait.

CATHERINE.

Il était tout naturel, madame, que je vous apportasse moi-même, comme présidente de l’œuvre à laquelle vous vous êtes intéressée, le reçu de la somme que vous avez bien voulu nous offrir. C’est le moins qu’on puisse faire pour une donatrice de votre importance.

Elle lui remet un reçu.

MISTRESS CLARKSON.

Maintenant que nous avons échangé les formules diplomatiques qui nous maintiennent, vous, madame, dans la réserve qui convient à votre situation, moi, dans la dignité qui convient à mon caractère, faites-moi l’honneur de vous asseoir chez moi. Nous avons à parler de choses graves qui vous paraîtraient peut-être un peu longues si vous les écoutiez debout.

Elle montre un siège à Catherine, qui s’assied. À Mauriceau.

Bonjour, mon cher monsieur Mauriceau ; je suis toujours très contente de vous voir, mais plus encore en cette circonstance.

MAURICEAU.

Oui, il y avait un malentendu qu’il fallait faire cesser.

MISTRESS CLARKSON, présentant, à Catherine, Clarkson qui rentre avec Rémonin.

M. Clarkson, qui a eu la bonne chance d’arriver ce matin.

CLARKSON.

Et qui s’excuse, madame, de vous être présenté dans ce costume. Je suis un voyageur qui travaille toujours, même en voyageant.

RÉMONIN, à mistress Clarkson, en saluant Catherine et en lui donnant la main.

C’est un homme très intelligent que M. Clarkson.

MISTRESS CLARKSON.

N’est-ce pas ?

RÉMONIN.

Nous ferons tout ce que nous pourrons, Gérard et moi, pour lui être utile, et nous y arriverons, je l’espère.

MISTRESS CLARKSON, bas, à Septmonts.

Demandez-moi à visiter ma galerie de tableaux : je désire causer quelques instants avec la duchesse et faire ma paix avec elle.

SEPTMONTS, haut.

Chère madame, vous venez de faire de nouvelles acquisitions artistiques. Voulez-vous me permettre de visiter votre galerie ?

MISTRESS CLARKSON.

Très volontiers, et d’en faire les honneurs a ces messieurs.

MAURICEAU, à Rémonin et à Septmonts.

Dans dix minutes, elles seront les meilleures amies du monde. Franchement, cela ne vaut-il pas mieux ainsi ?

RÉMONIN.

Évidemment ; tu es toujours conciliant, toi.

CLARKSON, à mistress Clarkson.

Eh bien, moi, je vais chez M. Gérard ; j’ai bien d’autres choses à faire que de regarder des tableaux.

Ils sortent.

 

 

Scène VII

 

CATHERINE, MISTRESS CLARKSON

 

MISTRESS CLARKSON.

Nous voilà seules, madame ; voulez-vous que nous causions à cœur ouvert ?

CATHERINE.

Du moment que je suis venue ici, madame, c’est vous dire que je suis à vos ordres.

MISTRESS CLARKSON.

Si j’ai forcé votre porte comme je l’ai fait, si j’ai tenu à ce que vous vinssiez ensuite chez moi, ce n’est ni pour la mesquine satisfaction de vous faire faire ce que vous ne vouliez-pas faire, ni pour pénétrer dans votre monde. Si j’y avais un intérêt quelconque, je n’aurais qu’un signe à faire pour que votre monde vînt à moi. J’ai mes tiroirs pleins de moyens pour le jour où cette fantaisie me serait utile ou agréable. Je doute qu’elle me vienne jamais, et je crois d’ailleurs que, d’ici à très peu de temps, votre monde n’existera plus. J’ai les trois biens les plus précieux pour une femme : la fortune, la jeunesse et la liberté, cela me suffit, et, cette visite terminée, vous n’entendrez plus parler de moi que si vous le souhaitez vous-même. Je ne vous ai donc pas tendu le moindre piège, et, comme vous le voyez, vous ne vous trouvez ici qu’avec vos amis et vos proches. Cependant, madame, il est bon que vous sachiez chez qui vous êtes, et je veux vous dire, à vous, ce que je n’ai jamais fait à personne l’honneur de dire. Il y a à cette confidence des raisons que vous connaîtrez bientôt. On a dû vous raconter toutes sortes d’histoires sur mon compte. Voici la vérité : je suis fille et petite-fille d’esclaves. Mes aïeux, à moi, ont probablement été capturés sur la côte d’Afrique, et vendus sur le marché de la Louisiane ou de la Caroline du Sud. Voilà ma généalogie. Ma mère était mulâtresse, ce qui veut dire que ma grand’mère avait épousé ou aimé un blanc. Il paraît qu’elle était jolie, ma mère, et que son maître, riche colon, marié d’ailleurs et père de deux fils, daigna le remarquer. Je suis née de cette remarque. En venant au monde, je n’étais pas légalement la fille, mais j’étais légalement la propriété de mon père. Il avait le droit de m’imprimer ses initiales avec un fer rouge sur les épaules ou sur le front, et, s’il avait besoin d’argent, de me vendre. Mes épaules et mon front sont intacts ; mais il me vendit, ainsi que ma mère.

Elle se lève et s’appuie sur la table.

En 1856, j’avais six, sept ou huit ans, je ne sais pas très bien, n’ayant jamais eu plus d’état civil que les chevaux qui vous ont amenée ici, à moins qu’ils ne soient de pur sang comme les miens ; en 1856, mon père nous envoya, ma mère et moi, à Charleston, pour y être vendues aux enchères. On nous conduisit dans une salle remplie du même bétail que nous, et l’on nous fit monter sur une estrade. Vous voyez d’ici le tableau : d’un côté la marchandise humaine, de l’autre les acheteurs ; le vendeur à côté de nous. Cela se faisait à la criée comme à la halle.

CATHERINE.

C’est horrible !

MISTRESS CLARKSON.

Mais non ; ce sont les blancs qui ont imaginé cela, ceux de la race supérieure. J’avais beau être blanche comme eux, je n’en étais pas moins pour eux de la race de Cham, maudite par Noé. Cela remonte loin, comme vous voyez ; mais c’était une de leurs raisons. Il paraît même que c’était la meilleure. Vous croyez peut-être, madame, que nous étions vendues en un seul lot, ma mère et moi, et que qui achetait l’une achetait l’autre ? Non pas. C’eût été presque humain. Non ; nous étions vendues séparément, et, malgré nos embrassements, malgré nos cris, malgré nos larmes, nous fûmes adjugées, elle à un maître, moi à un autre.

CATHERINE.

Il ne se trouva pas un cœur ?

MISTRESS CLARKSON.

Pas un. On nous permit cependant, pour tout dire, de nous embrasser une dernière fois, et dans ce dernier baiser, ma mère murmura à mon oreille : « Rappelle-toi éternellement le nom de l’homme qui nous fait vendre et qui nous sépare, et, si tu vis, venge-nous. Tous les moyens sont bons. »

CATHERINE.

Mais comment avez-vous passé de l’esclavage à la liberté, de la misère à la fortune ?

MISTRESS CLARKSON.

J’étais belle. La nature a ses revanches. L’homme qui m’avait achetée comptait probablement faire de moi, après quelques années, ce que celui qui nous avait vendues avait fait de ma mère. Je ne fus pas livrée aux travaux grossiers, je fus élevée dans la maison ; on me donna une certaine instruction ; on cultiva ma beauté. Cependant, aidée par des nègres qui m’avaient prise en affection, je parvins à m’échapper... avant. Après toutes sortes d’épreuves, de luttes et de misères, je devins servante dans un hôtel de Boston. C’est là que je rencontrai M. Clarkson, qui revenait des mines avec vingt mille dollars à peu près. J’avais dix-sept ou dix-huit ans. Il s’éprit de moi. C’était tout ce que je pouvais espérer de mieux pour commencer ce que j’avais à faire. Il était grossier comme tous les chercheurs d’or, mais honnête et bon ; il m’épousa. Les dernières paroles de ma mère me bourdonnaient encore aux oreilles. Tout ce que possédait mon mari était entre mes mains. Nous nous sommes mariés à midi ; à deux heures, le même jour, j’avais quitté Boston toute seule. J’emportais cinq mille dollars, mes plus belles robes, les bijoux que ce brave garçon m’avait donnés, et je partais pour Charleston. Les fils de mon premier maître s’y trouvaient. Leur père était mort, malheureusement, mais eux : vivaient encore, mes frères. L’un avait vingt-trois ans, l’autre vingt et un. Je n’eus qu’à passer entre eux pour les rendre ennemis mortels, et, trois mois après mon arrivée, l’aîné tuait le plus jeune d’un coup de couteau. La victime, qui m’aimait à la folie, avait eu le soin de faire son testament, et me laissait tout ce qu’elle possédait, cent mille dollars environ. Ce fut le commencement de ma fortune.

CATHERINE.

Et votre second frère ?

MISTRESS CLARKSON.

Je connaissais sa retraite, où il avait eu l’audace de me demander de le rejoindre. J’allai naturellement dénoncer ce criminel. Comme la guerre de sécession avait eu lieu, que le Nord avait triomphé, les blancs du Sud ne jouissaient plus de la même impunité qu’autrefois. L’assassin fut arrêté, jugé et pendu. Alors, je quittai l’Amérique, qui n’avait plus d’intérêt pour moi, et je passai en Europe, dont j’étonnai toutes les capitales. On étonne si facilement les capitales. On ne m’appelait plus par mon nom, on m’appelait l’Étrangère, et l’on avait raison. Oui, étrangère, sans famille, sans amis, sans patrie ; étrangère à toutes vos traditions, à toutes vos joies, mais aussi à toutes vos servitudes, n’ayant pour règle que ma fantaisie et de la haine plein le cœur, plein l’esprit et plein l’âme contre cet être qu’on appelle l’homme, et que je ne voyais s’approcher de moi que comme il s’était approché de ma mère, pour dégrader et avilir la femme au profit de son orgueil et de son plaisir. Ah ! je le haïssais bien, ce roi de la création qui se proclame notre maître, à nous autres femmes. J’avais fait le calcul de ce que ses vices pouvaient me rapporter, sans que je lui donnasse rien en échange. Il n’est pas un homme, sur la terre ni dessous, qui ait jamais obtenu de moi ce que, dans la langue pudique et complaisante de vos salons, on appelle la moindre faveur. L’un d’eux, un peu plus spirituel que les autres, m’appelait la Vierge du mal. Puis, lorsque j’avais tiré de la sottise de ces hommes tout ce qu’elle pouvait produire, je les renvoyais à ce qu’ils avaient si bien mérité : la prison, la folie, le déshonneur, le meurtre ou le suicide. Quand les autres femmes auront, comme moi, conscience de leur force et de leur pouvoir, l’homme sera bien peu de chose.

CATHERINE.

C’est sans doute au nom de cette philosophie particulière que vous m’avez mariée, madame ?

MISTRESS CLARKSON.

Oui. L’ambition de M. Mauriceau et la ruine de M. de Septmonts se sont rencontrées chez moi : cela valait bien un million, y compris ce que M. de Septmonts me devait déjà. Cependant, pour régler tout en une fois sans doute, M. de Septmonts m’avait fait le grand honneur de m’offrir sa main. J’aimais mieux laisser cet honneur à une autre ; je tenais à ma liberté et à ma fortune. J’ai donc répondu au duc, que j’étais mariée, ce qui n’était plus vrai. Après le procès de Charleston, M. Clarkson avait fait constater ma disparition et prononcer le divorce. Mais nous nous sommes rencontrés depuis ; il était pauvre, je le chargeai de mes intérêts. J’ai le sentiment des affaires ; nous ne sommes plus des époux, nous sommes des associés ; ce n’est plus son nom que je porte, c’est le nom de la maison Clarkson et Compagnie, une des plus considérables des États nouveaux.

CATHERINE.

Tout cela est très curieux, madame. Il ne me reste plus qu’à savoir pourquoi vous me faites l’honneur de me le raconter.

MISTRESS CLARKSON.

Parce que, à la fin de cette histoire qui vous montre quelles sont mes façons de combattre les gens et les choses, il y a un détail qui ne regarde que nous deux. Au milieu de tous ces faux hommes dont je me suis vengée, servie, moquée, j’en ai rencontré un vraiment grand d’esprit et de cœur ; je n’ai pas besoin de vous dire que cet homme est celui que vous aimez et qui vous aime. C’est le seul qui n’ait pas subi mon empire, et j’ai senti tout de suite que j’allais peut-être subir le sien : mais je ne voulais pas me soumettre. Trois fois je l’ai fui, trois fois je l’ai retrouvé sur mon chemin. Je suis un peu superstitieuse ; cela tient à ma race. Je vis dans ces trois rencontres comme un arrêt de la destinée. Aussi, quand vous avez quitté vos jardins, l’autre soir, M. Gérard ayant disparu, j’ai éprouvé je ne sais quelle sensation de jalousie, et j’ai voulu voir s’il était chez vous ; c’est pour cela que j’ai tenu à y pénétrer, et, si j’ai désiré votre visite, c’était pour que nous pussions causer plus à notre aise. Je n’ai jamais fait de mal à une femme, en souvenir de ma mère. Nous avons toutes, plus ou moins, le droit de nous plaindre ; et, si je n’ai jamais reçu de femmes chez moi, c’est pour éviter des contacts qui eussent pu amener des conflits. J’ai donc voulu vous prévenir loyalement, et ne vous déclarer la guerre que si vous m’y contraignez. Est-ce vraiment de l’amour que j’ai pour M. Gérard, je n’en sais rien, puisque je n’ai jamais aimé ! N’est-ce qu’un caprice qui ne durera que quelques jours, c’est possible. Ce qui est certain, c’est qu’il y a en moi une curiosité nouvelle et que je veux savoir à quoi m’en tenir sur cette passion que j’ai inspirée tant de fois, à laquelle j’ai vu faire tant d’infamies, et qu’on dit encore capable de tant d’héroïsmes ! Cet homme sera donc tout à moi ou il ne sera à personne, et quelqu’un en mourra : peut-être lui, peut-être vous, peut-être moi. Je ne crains pas plus la mort que le reste ; elle est amie ou ennemie, suivant les circonstances et les points de vue ; mais c’est un instrument comme un autre. Je voulais donc vous donner le conseil de partir avec votre mari, et de ne plus revoir M. Gérard. Êtes-vous disposée à suivre ce conseil ?

CATHERINE.

Non.

MISTRESS CLARKSON.

Sans autre explication ?

CATHERINE.

Sans autre explication.

MISTRESS CLARKSON.

Vous le prenez de haut !

CATHERINE.

Je le prends d’où je suis.

MISTRESS CLARKSON.

C’est bien.

CATHERINE.

Voulez-vous avoir la bonté, madame, de me dire par où je pourrai rejoindre mon père et prendre congé de vous ?

MISTRESS CLARKSON.

Voici M. Mauriceau.

Mauriceau et Rémonin rentrent, puis Septmonts.

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, MISTRESS CLARKSON, MAURICEAU, RÉMONIN, SEPTMONTS

 

RÉMONIN, regardant les deux femmes.

Hum ! cela sent la poudre ici !

CATHERINE, à Mauriceau.

Voulez-vous m’accompagner jusqu’à ma voiture, mon père ?

MAURICEAU.

Très volontiers.

CATHERINE, saluant mistress Clarkson.

Adieu, madame.

MISTRESS CLARKSON.

Adieu, madame la duchesse.

MAURICEAU, en sortant.

Voyons, comment la trouves-tu, sincèrement ?

CATHERINE.

Charmante !

MAURICEAU.

N’est-ce pas ?

Ils sortent.

RÉMONIN, à mistress Clarkson.

Je ne sais pas pourquoi, je me figure que vous voulez faire du mal à cette enfant qui sort d’ici. Eh bien, rappelez-vous ce que vous dit un vieux philosophe : vous serez vaincue ; le bien est plus fort que le mal.

MISTRESS CLARKSON.

Pourquoi voit-on alors si souvent le mal l’emporter sur le bien ?

RÉMONIN.

Parce qu’on ne regarde pas assez longtemps.

MISTRESS CLARKSON.

Je regarderai ; et, si vous avez raison, si je perds la partie, je vous promets de perdre en beau joueur.

RÉMONIN.

Adieu, madame.

Il salue et sort.

MISTRESS CLARKSON.

Au revoir, mon cher maître.

 

 

Scène IX

 

SEPTMONTS, MISTRESS CLARKSON

 

SEPTMONTS, entrant au moment où Rémonin sort.

La duchesse est partie ?

MISTRESS CLARKSON.

Oui... Avant de la rejoindre, une question : connaissez-vous un M. Gérard ?

SEPTMONTS.

Oui.

MISTRESS CLARKSON.

Vous l’avez vu chez la duchesse ?

SEPTMONTS.

Oui.

MISTRESS CLARKSON.

Hier ?

SEPTMONTS.

Oui ; pourquoi me demandez-vous cela ?

MISTRESS CLARKSON.

Pour le savoir.

SEPTMONTS.

Vous connaissez ce monsieur ?

MISTRESS CLARKSON.

Parfaitement.

SEPTMONTS.

Il a connu la duchesse quand elle était jeune fille.

MISTRESS CLARKSON.

Qui vous l’a dit ?

SEPTMONTS.

C’est elle.

MISTRESS CLARKSON.

Vous a-t-elle dit aussi qu’il était le fils de sa gouvernante, qu’ils se voyaient ainsi souvent et facilement et qu’ils se sont aimés beaucoup ?

SEPTMONTS.

Non. Qui vous a dit cela ?

MISTRESS CLARKSON.

C’est lui ; d’où il résulte, mon cher, qu’au lieu de faire le braconnier chez les autres, vous feriez mieux de faire le garde champêtre chez vous. Quand je vous disais de ne pas attendre trop tard !

SEPTMONTS.

C’est bien, merci.

MISTRESS CLARKSON.

Il n’y a pas de quoi. Dînez-vous tout de même avec nous ?

SEPTMONTS.

Certainement.

 

 

Scène X

 

SEPTMONTS, MISTRESS CLARKSON, UN DOMESTIQUE

 

LE DOMESTIQUE, entrant.

Madame reçoit-elle maintenant ?

MISTRESS CLARKSON,

Oui.

LE DOMESTIQUE, à un autre dans la coulisse.

Annoncez.

LE DEUXIÈME DOMESTIQUE, annonçant dans la coulisse.

Le prince de Sant-Orso, le baron de Sivonne, le comte de Bernecourt, Son Excellence...

Septmonts va au-devant des arrivants. Le rideau tombe avant que le dernier nom soit prononcé.

 

 

ACTE IV

 

Décor du premier acte.

 

 

Scène première

 

CATHERINE, GUY

 

CATHERINE, à Guy qui entre.

Je suis contente de vous voir.

GUY.

J’ai reçu votre billet et je suis accouru.

CATHERINE.

Oui. Je voulais vous serrer la main. J’ai été injuste pour vous. M. Rémonin m’a dit ce que vous avez fait. Il y a des moments où il est bon de sentir qu’on a un ami, et je suis dans un de ces moments-là.

GUY.

Ne me soyez pas reconnaissante. D’abord je n’ai fait que ce qu’un ami intelligent devait faire, et c’est encore plus pour moi que pour vous.

CATHERINE.

Comment cela ?

GUY.

Je ne vous dirai pas que je vous ai sacrifié le sentiment que vous m’inspiriez ; il n’y a sacrifice que là où il pourrait y avoir réalité, ou tout au moins espérance. Un homme qui non-seulement n’est pas aimé, mais qui sait que celle qu’il aime en aime un autre, où prendrait-il le droit de dire qu’il se sacrifie ? Il se résigne forcément. Tout son héroïsme se borne là, et il ne lui reste plus qu’une ressource, s’il a quelque générosité dans l’âme, c’est de prouver la sincérité du sentiment qu’il éprouve en ne lui donnant plus que l’expression de l’amitié et en se dévouant même à un rival. Vous aimez depuis longtemps un homme qui n’a jamais aimé que vous. Je veux être l’ami de cet homme comme je suis le vôtre.

CATHERINE.

Merci ; attendez quelques instants. Il ne peut tarder à venir. Je lui ai écrit en même temps qu’à vous. Je suis même étonnée qu’il ne soit pas encore là.

GUY.

Soyez prudente, je vous en prie ; ne vous compromettez pas. Que votre nom ne vole pas de bouche en bouche, escorté d’un autre nom. Souvenez-vous que vous avez un mari dont l’orgueil ne vous pardonnerait pas.

CATHERINE.

Je n’ai pas besoin d’être prudente ; je n’ai rien à cacher. Je suis aimée comme je dois, comme je veux l’être.

LE DOMESTIQUE, annonçant.

M. Gérard.

Guy se lève et passe la main sur son front.

CATHERINE.

Qu’est-ce que vous avez ?

GUY.

Rien.

 

 

Scène II

 

CATHERINE, GUY, GÉRARD

 

CATHERINE, les présentant l’un à l’autre.

Monsieur Gérard, M. des Haltes, un ami sûr à qui vous pouvez tendre la main en toute confiance.

Gérard tend la main à Guy.

Je ne puis que confirmer, monsieur, ce que la duchesse veut bien dire de moi ; je ne vous connais que par ce qu’elle m’a dit de vous, mais cela me suffît pour vous assurer, dès notre première rencontre, de toute mon estime et de tout mon dévouement.

GÉRARD.

Merci, monsieur, et croyez-moi désormais, je vous prie, tout à vous.

GUY, à Catherine.

Adieu, madame. Je n’ai pas eu le temps de vous demander ce qui s’était passé entre vous et mistress Clarkson. C’était cependant pour cela que j’étais venu.

CATHERINE.

Cela me fournira l’occasion de vous revoir. À bientôt.

Il sort.

 

 

Scène III

 

CATHERINE, GÉRARD

 

CATHERINE.

Comment se fait-il que vous ne soyez pas venu plus tôt ?

GÉRARD.

Je ne savais même pas si je viendrais ; je crains tant de vous compromettre !

CATHERINE.

Puisque ma lettre vous priait de venir.

GÉRARD.

Quelle lettre ?

CATHERINE.

La lettre que je vous ai écrite hier et que vous avez dû recevoir à l’heure où M. des Haltes a reçu celle que je lui ai écrite en même temps : à neuf heures, ce matin.

GÉRARD.

Je n’ai rien reçu.

Catherine sonne.

Et je sors de chez moi. J’ai travaillé jusqu’à présent.

CATHERINE, au domestique qui entre.

J’ai donné plusieurs lettres à mettre à la poste hier.

LE DOMESTIQUE.

Oui, madame la duchesse.

CATHERINE.

Qu’est-ce qu’elles sont devenues ?

LE DOMESTIQUE.

Elles ont dû être expédiées.

CATHERINE.

Il y en a une qui n’est pas arrivée à son adresse. Qui est chargé de ce service ?

LE DOMESTIQUE.

La femme de chambre me remet les lettres de madame la duchesse. Je les dépose sur la table du portier, et celui-ci va les mettre à la poste. C’est la même chose pour M. le duc.

CATHERINE.

Informez-vous si le portier a fait comme à l’ordinaire.

Le domestique sort.

GÉRARD.

Que me disiez-vous dans cette lettre ?

CATHERINE.

Je vous priais de venir aujourd’hui, pour que je vous raconte mon entrevue avec mistress Clarkson.

GÉRARD.

Voilà tout ?

CATHERINE.

Voilà tout.

Faisant un signe de tête qui dément ce qu’elle vient de dire.

Non. Je vous disais encore autre chose.

GÉRARD.

Quoi ?

CATHERINE.

Vous voulez me le faire dire ? Vous trouvez que ce n’est pas assez que je vous l’aie écrit ? Eh bien, je vous disais que je vous aime.

GÉRARD.

Imprudente !

CATHERINE.

Pourquoi ?

GÉRARD.

Si cette lettre est égarée ?

CATHERINE.

Elle sera égarée !

GÉRARD.

Si elle est ouverte et lue ?

CATHERINE

Il y aura quelqu’un qui saura que nous nous aimons. Comme je suis prête à le dire au monde entier, cela m’est fort indifférent.

GÉRARD.

Et si c’est votre mari ?

CATHERINE.

Il le saura. S’il doit le savoir, mieux vaut que ce soit tout de suite, et par moi que par un autre.

GÉRARD.

Et s’il nous sépare ?

CATHERINE.

Je l’en défie bien ! Est-ce que, quand une femme aime véritablement, il y a quelque chose dans le monde qui peut la séparer de l’homme qu’elle aime ? Celle qui n’est pas prête à tout sacrifier à son amour a peut-être raison, mais elle n’aime pas.

GÉRARD.

Alors, tout cela est vrai, je n’ai pas rêvé ?

CATHERINE.

Je ne pense qu’à vous ! Si je vous perdais maintenant, je me tuerais.

LE DOMESTIQUE, rentrant.

Le portier a mis à la poste, comme à l’ordinaire, toutes les lettres qu’il a trouvées sur la table.

CATHERINE.

C’est bien.

Le domestique sort.

GÉRARD.

Il n’y a peut-être qu’un retard à la poste.

CATHERINE.

Non. Il y a autre chose ; mais qu’importe !... J’ai donc vu mistress Clarkson, comme vous m’avez dit de le faire. Eh bien, monsieur, quoiqu’elle vous aime...

Mouvement de Gérard.

c’est elle qui me l’a dit, ici et chez elle !... quoiqu’elle soit libre, je ne la crains pas, ou plutôt je ne la crains plus. Elle a un peu trop dévalisé, dénoncé et tué les gens pour vous plaire. Mon ami n’est pas fait pour elle. Aussi, quand, après son long récit de haine et de vengeance, cette femme m’a pour ainsi dire intimé l’ordre de partir avec le duc et de ne plus vous revoir, car c’était là qu’elle voulait en venir, je lui ai répondu tout simplement : « Non ! » et je suis partie aussitôt pour respirer à mon aise. J’avais hâte de m’éloigner de cette femme, qui n’est ni de ma race, ni de mon monde, ni de mon sexe. Mais laissons ces gens ; la vie n’est pas assez longue pour que nous nous occupions si longtemps d’eux. Vous avez travaillé. Et puis après ?

GÉRARD.

J’ai dormi toute la nuit, ce qui ne m’était pas arrivé depuis des années et j’ai chanté ce matin, comme autrefois, les matins des jours où je venais vous voir. C’est au point que ma mère est entrée dans ma chambre et que, me voyant si gai, elle m’a dit, avec cette intuition des mères qui sont deux fois femmes : « Tu l’as revue ! » Alors je lui ai tout raconté. Elle m’a écouté jusqu’au bout et elle m’a embrassé en ajoutant : « Prends garde ! son honneur et ta vie sont en jeu dans un amour comme celui-là. »

CATHERINE.

Craignez-vous pour vous ? Non, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas de ceux qui ont peur de quelque chose et je ne crains rien pour moi. Du reste, j’irai la voir. N’a-t-elle pas été un peu ma mère aussi à moi ? Pourquoi avons-nous laissé traverser notre destinée par autre chose ? C’était si facile d’être heureux tout de suite, comme nous le sommes là ! Car vous êtes heureux, n’est-ce pas ?

GÉRARD.

Oui, complètement heureux.

CATHERINE.

C’est cela, disons-nous que nous sommes heureux ; c’est si bon d’être heureux, et cela paraît si naturel et si juste, surtout quand, la veille, on se croyait la plus malheureuse des créatures humaines ! Et puis, je me sens absolument à mon aise avec vous et devant vous. Je suis si sûre de tous, que je ne m’occupe pas d’être sûre de moi. Je me réchauffe à votre amour, je m’appuie sur votre honneur, je me repose dans votre conscience. Mistress Clarkson n’avait pas besoin de m’en dire si long pour m’expliquer qu’elle vous aime. Cela se comprend tout de suite qu’on vous aime. À quelles heures travaillez-vous ?

GÉRARD.

Pourquoi ?

CATHERINE.

Je veux le savoir.

GÉRARD.

Je travaille toute la journée.

CATHERINE.

Quand vous étiez triste, quand vous aviez du chagrin, quand vous croyiez que je ne vous aimais pas ; mais, maintenant que vous êtes rassuré et content, que vous dormez la nuit, comment osez-vous avouer que vous dormez ? est-ce qu’on doit dormir quand on aime ? Oui, je sais ce que vous allez me dire : que c’est pour rêver de moi. Eh bien, moi aussi j’ai dormi, comme un enfant. Donc, maintenant que le cœur ne tourmente plus l’esprit, vous allez pouvoir travailler le double en moitié moins de temps ; et ce temps que nous allons gagner sur le travail qui n’en sera que meilleur, vous verrez, ce sera pour moi, car je veux vous voir tous les jours, ne fût-ce que trois ou quatre heures.

GÉRARD.

Rien que cela ! Et où nous verrons-nous ainsi ?

CATHERINE.

Dans les promenades, dans les théâtres, dans les magasins, dans les rues, chez votre mère, ici, partout enfin.

GÉRARD.

Qui vous entendrait croirait entendre une jeune fille disposant des heures qu’elle peut, avant son mariage, donner à son fiancé.

CATHERINE.

Oui, fiancé, ce mot me plaît, c’est cela ; vous êtes mon fiancé...

Riant.

un fiancé éternel ! ses papiers n’arrivent pas, il y a des retards, toujours des retards ; mais ça n’empêche pas de s’aimer, ça, au contraire.

GÉRARD.

Et, pendant un de ces retards, on marie la jeune fille à un autre homme, et, quand son fiancé la retrouve, elle appartient à cet autre homme. Ce qu’il y a dans ce mot, vous ne le comprenez donc pas ?

Il se lève et s’éloigne d’elle.

CATHERINE.

Si, mais il ne signifie rien. J’appartenais ; eh bien, je n’appartiens plus. On m’a donnée quand je ne savais pas ; dès que j’ai su, je me suis reprise. C’est fini ! Je ne crains qu’une chose, c’est de ne plus me souvenir, assez d’un serment qu’on m’a fait faire, d’un engagement qu’on m’a fait prendre dans un jour d’ignorance et de doute, et de vous appeler Gérard devant tout le monde comme si vous étiez réellement mon époux. Demandons l’avenir à Dieu, puisque c’est le seul moyen qu’il ait de réparer le passé, et, en attendant, revenez là, et dites-moi que toute votre pensée, toute votre âme, toute votre vie est à moi. Et, quand vous me l’aurez dit cent fois, vous recommencerez, et tous les jours de même, et ce ne sera jamais assez, et je ne n’en lasserai jamais.

GÉRARD, qui s’est rassit, la contemplant.

Vous êtes toute ma pensée, toute mon âme, toute ma vie.

LE DOMESTIQUE, entrant.

M. le duc fait demander si madame la duchesse peut le recevoir.

CATHERINE.

Certainement.

Le domestique sort. À Gérard.

Et ne vous en allez pas tout de suite, comme vous avez fait l’autre jour. Vous êtes ici dans mes appartements à moi, chez moi, chez moi seule. Vous voyez que M. de Septmonts ne s’y présente, quand je reçois, qu’après m’a voir fait demander si je suis visible. Ah ! il a tous les dehors d’un véritable gentilhomme : à ne voir que les surfaces, on s’y tromperait.

 

 

Scène IV

 

CATHERINE, GÉRARD, SEPTMONTS

 

Septmonts, en entrant, salue Gérard, qui lui rend son salut.

SEPTMONTS, à la duchesse, en lui baisant la main.

Comment vous trouvez-vous aujourd’hui, ma chère amie ?

CATHERINE, étonnée que son mari lui baise la main.

Très bien, merci.

SEPTMONTS.

Je ne vous dérange pas ?

CATHERINE.

À quel propos pourriez-vous croire que vous me dérangez ?

SEPTMONTS.

Monsieur... Gérard.

À Gérard.

C’est bien votre nom, Gérard, n’est-ce pas, monsieur ?

GÉRARD.

Oui, monsieur.

SEPTMONTS.

Je ne me rappelais pas très bien si c’était ça. Eh bien, M. Gérard est parti tout de suite, l’autre jour, quand je suis arrivé ; ce qui m’a fait croire que j’avais interrompu une conversation qui n’intéressait que vous deux. C’est pour cela qu’aujourd’hui je me suis fait annoncer.

À Gérard, en lui faisant signe de s’asseoir et en s’asseyant.

La duchesse m’a dit, monsieur que vous étiez un des amis de sa jeunesse, que vous aviez été élevé avec elle. De plus, vous êtes le fils de son ancienne gouvernante, qui doit être une personne très distinguée, si j’en juge par l’éducation qu’elle a donnée à mademoiselle Mauriceau. Il est donc tout naturel qu’en vous retrouvant avec madame de Septmonts, vous ayez tous deux une foule de choses à vous dire, que gênerait la présence d’un tiers, ce tiers fût-il un mari... Vous avez encore madame votre mère ?

GÉRARD.

Oui, monsieur.

SEPTMONTS.

Est-ce qu’elle s’occupe toujours d’éducation ?

GÉRARD.

Non, monsieur.

SEPTMONTS.

Elle est retirée ?

GÉRARD.

L’éducation de mademoiselle Mauriceau a été la seule qu’elle ait faite.

SEPTMONTS.

C’est dommage. J’aurais été heureux de la recommander quelques personnes de mes amies qui, pour avoir auprès de leurs filles une personne sûre, feraient tous les sacrifices d’argent possibles.

GÉRARD, se levant. Catherine le regarde pour lui recommander la patience.

Ma mère n’a plus besoin de rien. Je ne vous en remercie pas moins, monsieur le duc, de vos bonnes intentions.

SEPTMONTS.

Et ne m’appelez pas monsieur le duc, je vous en prie, dans les termes où nous sommes maintenant et où j’espère que nous resterons ; c’est bon pour les inférieurs de donner leurs titres aux gens titrés. Madame votre mère n’étant plus au service de ma femme, je ne vois plus de distance entre nous, et, avec un peu de bonne volonté, d’ici à très peu de temps, je crois qu’il n’y aura plus de différence.

Catherine se lève à son tour.

GÉRARD, qui a peine à se contenir.

Que voulez-vous dire, monsieur ?

SEPTMONTS.

Je veux dire que, comme vous êtes des amis de la duchesse, je ne doute pas que vous ne deveniez bientôt des miens. Et, pour vous montrer tout de suite que je vous traite comme si vous étiez déjà on encore de la maison, je vous demanderai la permission de m’entretenir quelques instants avec ma femme. Je ne vous congédie pas, et vous pourrez revenir dès aujourd’hui, d’ici à une heure, si vous voulez reprendre l’entretien que je coupe en deux. Il faut que ce que j’ai à dire à la duchesse soit tout à fait grave et confidentiel pour que je ne le dise pas en votre présence. Je ne vous en promets pas moins, s’il me faut jamais revenir sur ce sujet, de ne le faire que devant vous.

GÉRARD.

C’est bien, monsieur, je me retire.

CATHERINE, qui a été à la table et s’est mise à écrire.

Pour occuper votre temps jusqu’à votre retour, mon cher monsieur Gérard, – car je compte sur vous dans une heure, nous dînerons même ensemble, si votre soirée n’est pas prise... – voulez-vous bien remettre cette lettre chez mon père, qui habite la maison à côté de celle-ci ? Je lui demande de venir dîner avec nous, en tout petit comité, vous deux et moi. Il m’a dit qu’il serait très heureux de vous revoir ; s’il est chez lui, soyez assez bon pour entrer et lui dire que je l’attends le plus tôt possible. Je vous demande pardon de vous charger de cette petite commission, mais j’ai écrit hier une lettre qui n’est pas arrivée, et je craindrais que celle-ci, qui est pressée, n’arrivât pas davantage. À tantôt !

Elle lui donne la lettre et lui tend la main.

GÉRARD, lui serrant la main.

À tantôt, madame... Au revoir, monsieur.

SEPTMONTS.

Au revoir.

 

 

Scène V

 

CATHERINE, SEPTMONTS

 

CATHERINE.

C’est vous qui avez intercepté la lettre que j’ai écrite hier à M. Gérard.

SEPTMONTS.

Intercepté ? non ; trouvé, oui.

CATHERINE.

Ne jouons pas sur les mots, et, du reste, il n’y a de juste que celui dont je me suis servie. Quand on trouve une lettre cachetée qui ne vous est pas adressée, ne pas l’envoyer à la personne dont elle porte le nom, cela s’appelle l’intercepter. Et vous avez lu cette lettre ?

SEPTMONTS.

J’avais eu hier comme un pressentiment, après notre visite à mistress Clarkson, que vous écririez à M. Gérard. Ce pressentiment s’est réalisé. J’ai trouvé cette lettre et je l’ai lue.

CATHERINE.

De quel droit ?

SEPTMONTS.

Du droit qu’a un mari de savoir avec qui sa femme correspond et quel est le sujet de la correspondance.

CATHERINE.

Je croyais que le cachet de mes lettres devait être aussi sacré pour vous que le cachet des vôtres l’a toujours été pour moi.

SEPTMONTS.

Ce n’est pas la même chose.

CATHERINE.

Soit ! Que comptez-vous faire de cette lettre ?

SEPTMONTS.

Je n’en sais rien encore.

CATHERINE.

Répondez-moi, je vous prie.

SEPTMONTS.

Ayez un peu de patience, j’en ai bien eu tout à l’heure, moi, avec M. Gérard. Ce n’était pourtant pas l’envie de le mettre à la porte qui me manquait. Si je ne l’ai pas fait, si je me suis contenté de le traiter comme le fils d’une ancienne servante...

CATHERINE.

Monsieur !

SEPTMONTS, continuant.

...Comme le fils d’une ancienne servante doit être traité quand sa mère a été congédiée, car elle a été congédiée par votre père, à cause de la complicité qu’elle prêtait à vos entrevues et à vos amours avec M. Gérard ;  

Mouvement de Catherine.

bref, si j’ai traité M. Gérard aussi doucement que je l’ai fait, c’est que je voulais avoir d’abord une explication avec vous.

CATHERINE, se dirigeant vers sa chambre.

S’il en est ainsi, croyez-moi, monsieur, n’ayons pas d’explication.

SEPTMONTS.

Parce que ?

CATHERINE.

Parce que le jour où nous en aurons une, ce sera tout ce qu’il y aura de plus pénible et de plus humiliant.

SEPTMONTS.

Pour qui ?

CATHERINE, s’arrêtant et le regardant en face.

Pour vous.

SEPTMONTS.

J’en cours la chance, parce que je sais comment cela se terminera. Soyez donc assez bonne pour me répondre. Vous êtes la maîtresse de M. Gérard ?

CATHERINE.

Non, monsieur.

SEPTMONTS.

Mais vous l’aimez.

CATHERINE.

Oh ! cela, oui, et de toute mon âme.

SEPTMONTS.

Et vous prétendez me faire croire... ?

CATHERINE.

Je ne prétends rien vous faire croire. Vous m’interrogez, je vous réponds ce qui est.

SEPTMONTS.

Peu importe, du reste ! Votre lettre est conçue dans des termes qui n’établissent aucune nuance entre le vraisemblable et le vrai, et cette lettre seule vous constituerait coupable, si nous arrivions à un procès en séparation.

CATHERINE.

Auquel je suis prête.

SEPTMONTS.

Mais que je ne veux pas faire, maintenant du moins.

CATHERINE.

Je comprends ; mais ce procès que vous ne voulez pas faire, je le ferai, moi.

SEPTMONTS.

Non, parce que, auparavant, je provoquerais M. Gérard et que je le tuerais.

CATHERINE.

À moins qu’il ne vous tuât. Quant à moi, s’il meurt, je mourrai.

SEPTMONTS.

On dit ces choses-là.

CATHERINE, fièrement.

Et on les fait, quand on est la femme que je suis.

SEPTMONTS, changeant de ton.

Alors, il me reste un dernier moyen, et je dois dire que c’était le seul auquel je pensais en entrant ici.

CATHERINE.

Et ce moyen est ?...

SEPTMONTS.

De vous pardonner.

CATHERINE.

Vous, monsieur ! avec quoi ?

SEPTMONTS.

Avec l’amour que j’ai pour vous.

CATHERINE.

Ne plaisantons pas ; je vous assure que l’heure est solennelle.

SEPTMONTS.

Pourquoi ne vous aimerais-je pas ?

CATHERINE.

Parce que vous ne m’avez jamais aimée.

SEPTMONTS.

Je ne vous connaissais pas ; je puis apprendre à vous connaître ; serais-je le premier mari qui se repentirait et réparerait ses torts ?

CATHERINE.

Où voulez-vous en venir ?

SEPTMONTS.

Vous êtes franche avec moi. Je serai franc avec vous. Quand j’ai lu cette lettre adressée à un autre, il s’est passé une chose étrange en moi. D’abord, bien que les expressions de cette lettre soient celles de l’amour le plus tendre, et qu’elle puisse vous accuser aux yeux des juges les plus impartiaux, j’ai senti tout de suite que vous étiez aussi innocente et aussi pure que le jour où je vous ai reçue de votre père. Voyez un peu le cœur humain : au lieu d’en vouloir à cet homme, je l’ai envié ; au lieu de vous accuser, je vous ai comprise, et je me sais plu à me figurer que cette lettre m’était adressée, à moi ! Je la relisais et je me disais : « Quelle éloquence ! quelle noblesse ! Il faut que je reçoive un jour, de la même personne, une lettre semblable à celle-là... » C’est dans ces dispositions, aussi nouvelles pour moi que pour vous, que je me suis présenté tout à l’heure ; et ce qui a motivé mon attitude vis-à-vis de M. Gérard, voulez-vous le savoir ? C’est un mouvement de jalousie auquel je n’ai pu résister ; j’ai pris plaisir à humilier, devant vous, cet homme que vous aimez, et à qui son amour pour vous interdisait de me répondre autrement qu’il ne l’a fait. Mais je suis prêt à lui tendre la main quand il va revenir ; cela dépend de vous. Tandis que vous vous demandez, si injustement, quelle combinaison machiavélique je médite pour vous remettre en possession de cette lettre. Je ne cherche, moi, que le moyen de vous la restituer aussi galamment que possible, et je suis prêt à l’échanger contre la seule espérance d’en recevoir, un jour, une pareille. Puisque votre mari a été un maladroit qui n’a pas su vous apprécier, permettez-moi de vous disputer à lui, et de faire tout mon possible pour vous le faire oublier. Je regretterai peut-être un peu cette colère de tout à l’heure qui vous seyait à merveille ; mais j’aurai tant de plaisir à la calmer ! et l’indulgence doit vous aller tout aussi bien, si ce n’est mieux. En vérité, je ne suis plus le même homme depuis que j’ai lu cette lettre, probablement parce que vous n’êtes plus la même femme depuis que vous l’avez écrite. Dites un mot, et je vous rends cette lettre.

Il lui tend la lettre.

CATHERINE, se levant et le laissant avec la lettre dans la main.

Gardez-la, monsieur.

SEPTMONTS.

Vous êtes cruelle et imprudente.

CATHERINE.

Il est probable que l’étrange discours que je viens d’entendre cache quelque arrière-pensée. J’aime mieux le croire que d’admettre que l’insulte soit encore plus grande, et que, pour comble d’infamie, vous soyez sincère. Je ne veux rien approfondir ; je ne veux rien savoir ; mais, comme cette conversation est sans doute la dernière que nous aurons ensemble, quoi qu’il arrive ; comme c’est vous qui l’avez exigée, je veux qu’elle soit claire et précise. Quand nous nous sommes mariés, je ne vous aimais pas, mais je croyais fermement ne plus aimer l’homme qui renonçait à moi par dignité. Dans mon ignorance des choses, je ne demandais qu’à l’oublier, et, si vous m’aviez tenu alors, de bonne foi ou non, le langage que vous m’avez tenu tout à l’heure, il est probable, il est certain que j’aurais été une femme heureuse et fidèle. Il faut si peu de chose à un mari pour convaincre une jeune fille, à qui Dieu et les hommes ont dit que c’est elle qui a tous les devoirs et que c’est lui qui a tous les droits ! Malheureusement, vous ne m’aviez épousée que pour payer les folies, les écarts, les fautes de votre vie passée et pour pouvoir continuer cette vie à votre aise. Vos amis commençaient à rougir de vous, votre famille s’apprêtait à vous renier, votre monde n’attendait que l’occasion de vous exclure, votre cercle allait vous afficher et vous chasser pour vos dettes de jeu, quand vous les avez payées par une combinaison que je commence à entrevoir. Vous en étiez à vouloir épouser mistress Clarkson. Elle a mieux aimé que ce fut moi ; elle me l’a dit hier. C’est à n’y pas croire quand on se rappelle le nom que vous portez, que nous portons, heureusement pour vous. J’ignorais tout cela, bien entendu. Eh bien, tout cela, monsieur, je vous le pardonne parce que ce n’est pas votre faute. On vous avait élevé dans le luxe, la paresse et le plaisir ; on ne vous avait pas appris le travail et vous aviez désappris le respect de vous-même ; mais ce que je ne vous pardonne pas, ce qui fait que je vous hais, c’est que vous n’avez pas su estimer, c’est que vous n’avez même pas su respecter cette jeune fille qui vous rendait-non pas à l’estime, mais au respect des autres, et qui vous réintégrait dans votre monde où vous étiez censé la faire entrer ; c’est que vous ayez assimilé cette enfant, qu’on vous livrait ignorante et sans défiance, aux plus dégradées de vos filles de plaisir ; c’est que j’ai dû, moi, des mains que voici, vous jeter hors de ma chambre nuptiale, où vous entriez trébuchant de débauche et d’ivresse ; c’est que j’ai tellement rougi de vous et de moi, que j’ai enseveli ces effroyables souvenirs au plus profond démon âme, d’où ils ne seraient jamais exhalés même devant vous, si vous n’aviez eu l’audace de m’offrir de nouveau ce que vous avez appelé votre amour. Misérable !

Septmonts, qui a écouté jusque-là avec indifférence d’abord, puis avec une impatience contenue, se lève.

Eh bien, oui, j’ai retrouvé l’ami de ma jeunesse, ce cœur généreux, cette âme loyale et fière, et je lui ai rendu tout mon cœur ; oui, en sortant de chez cette femme que vous m’avez imposée chez moi de chez elle, et qui vaut encore mieux que vous ! oui, j’ai écrit à cet homme la lettre que vous avez volée, et où je lui dis que je vous méprise et que je l’aime. Et, si vous lui manquez de respect une seconde fois, il vous soufflettera, et il vous tuera ; et alors, je pourrai être tout entière à lui, car il y aura eu assez de larmes et assez de sang pour effacer la trace de vos abominables baisers.

SEPTMONTS, au paroxysme de la colère, portant la main vers elle et la saisissant par les bras.

Madame !

CATHERINE.

Frappez-moi donc ! ce sera complet, et vous savez bien que je ne le dirai pas plus que le reste.

À Mauriceau qui entre.

Ah ! vous voici mon père ! Je vous ai écrit de venir, parce que je prévoyais ce qui vient de se passer. Je regrette que vous ne soyez pas arrivé plus tôt, vous auriez pu voir par vous-même où aboutissent les unions formées par l’ambition du père, l’ignorance de la fille et la bassesse de l’époux. Cela s’est terminé par une scène d’un goût exquis, vraiment, que nous venons d’avoir, monsieur et moi. Au moins cette scène aura-t-elle eu cet avantage de rendre désormais entre nous tout rapprochement, toute rencontre même impossible. – Je vous laisse, moi j’en ai assez ! – Monsieur sait que j’aime un autre homme. Il a trouvé, pris, saisi, dérobé, intercepté, volé une lettre ; il veut faire du scandale ; tâchez qu’il y en ait le moins possible, à cause de vous. Pour moi, cela m’est absolument égal ; s’il veut de l’argent, donnez-lui-en ; l’important, c’est que je ne le revoie plus. Adieu.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

MAURICEAU, SEPTMONTS

 

SEPTMONTS, qui a écrit pendant cette tirade et qui a sonné pendant les derniers mots, remettant la lettre au domestique.

Qu’on porte tout de suite cette lettre à M. Clarkson.

Le domestique sort.

MAURICEAU.

Qu’est-ce que cela signifie ?

SEPTMONTS.

Cela signifie, monsieur, que votre fille se conduit de telle façon qu’un duel et un procès en séparation sont devenus inévitables, quoi que j’aie fait pour les éviter.

MAURICEAU.

Pourquoi ce duel ? pourquoi ce procès ? pourquoi ce scandale ?

SEPTMONTS.

Parce que mademoiselle Mauriceau a un amant.

MAURICEAU.

Ce n’est pas vrai.

SEPTMONTS.

La lettre que j’ai le prouve cependant.

MAURICEAU.

À qui est adressée cette lettre ?

SEPTMONTS.

À M. Gérard.

MAURICEAU.

Gérard n’a cessé d’estimer et de respecter votre femme ; je viens de le voir ; je réponds de lui ; c’est le plus honnête homme du monde.

SEPTMONTS.

Il fallait lui donner votre fille, alors.

MAURICEAU.

Je regretterai peut-être bientôt de ne pas l’avoir fait. Et cette lettre condamne Catherine ?

SEPTMONTS.

Elle l’accuse ; cela me suffit maintenant.

MAURICEAU.

Et comment cette lettre est-elle entre vos mains ?

SEPTMONTS.

Mademoiselle Mauriceau vous l’a dit : je l’ai volée.

MAURICEAU.

Catherine était en colère ; je vous en prie, songez qu’il y va de la réputation de ma fille.

SEPTMONTS.

C’était à elle d’y penser.

MAURICEAU.

Gérard était un ami d’enfance. Celte lettre n’est pas une faute, ce n’est peut-être qu’une imprudence.

SEPTMONTS.

Une imprudence se paie.

MAURICEAU.

Allons combien ?

SEPTMONTS.

Oh ! maintenant, plus cher que vous ne pouvez y mettre.

Il fait un mouvement pour s’éloigner.

MAURICEAU, lui barrant le passage.

Réfléchissez à ce que vous allez faire.

SEPTMONTS.

C’est tout réfléchi.

MAURICEAU.

Un pareil duel et un pareil procès, c’est le déshonneur pour une femme.

SEPTMONTS.

Et le silence, c’est la honte et le ridicule pour moi.

MAURICEAU.

Mais, moi, je ne veux pas que ma fille soit déshonorée. Voulez-vous me rendre cette lettre ?

SEPTMONTS.

Nous recommençons ?

MAURICEAU, déposant son chapeau sur une chaise.

Eh bien, je vous assure que vous allez me la rendre.

Il marche vers lui pour lui prendre la lettre de force.

SEPTMONTS, très calme.

Les menaces sont inutiles ; j’ai tout prévu ; c’est cette lettre que je viens d’envoyer à mon témoin.

MAURICEAU.

Monsieur Clarkson ?

SEPTMONTS.

Justement ; j’ai mes raisons ; il est bien le témoin qu’il me faut dans un duel de ce genre.

Gérard paraît.

Gérard !

À part, avec un sourire de satisfaction.

Ah !

 

 

Scène VII

 

MAURICEAU, SEPTMONTS, GÉRARD

 

SEPTMONTS, très calme.

Si c’est la duchesse que vous cherchez, monsieur, elle n’est pas dans cette chambre.

Il montre la chambre de la duchesse.

Elle est dans celle-là.

GÉRARD.

Ce n’est pas madame la duchesse que je cherche, monsieur, c’est vous. Et justement, ce que j’ai à vous dire, je ne pouvais pas vous le dire en sa présence ; c’est pour cela que je me suis retiré tout à l’heure comme je l’ai fait.

SEPTMONTS.

Pouvez-vous le dire devant monsieur ?

GÉRARD.

Parfaitement ! Vous avez parlé tout à l’heure de ma mère dans des termes qui ne me conviennent pas, et cela devant une femme.

SEPTMONTS.

Et devant une femme que vous aimez !

GÉRARD.

Et devant une femme que j’aime.

SEPTMONTS.

Je n’avais pas l’intention de vous blesser, moi, monsieur, au contraire ; tandis que vous l’avez certainement, vous, en me faisant une pareille déclaration que j’ai le droit de prendre pour une offense.

GÉRARD, marchant vers lui.

Si cette offense ne suffit pas...

SEPTMONTS, très calme.

Elle suffit : dans une heure, deux de mes amis se présenteront chez vous, vous n’aurez à discuter que le lieu et l’heure de la rencontre. Je suis l’offensé, j’ai le choix des armes.

GÉRARD.

C’était ce que vous vouliez probablement.

SEPTMONTS, saluant.

Comme vous dites.

MAURICEAU, allant à Gérard et lui prenant la main.

Et c’est moi, mon cher Gérard, qui serai votre témoin.

 

 

ACTE V

 

Même décor.

 

 

Scène première

 

MAURICEAU, GUY, RÉMONIN, puis MADAME DE RUMIÈRES.

 

MAURICEAU, à Guy.

Voilà l’histoire, cher monsieur. Vous avez bien voulu accepter d’être avec moi le témoin de Gérard ; je ne vous ai rien caché, parce que vous êtes un galant homme et que ma fille m’a dit que je pouvais avoir toute confiance en vous.

GUY.

Et elle a raison. Personne ne l’estime et ne la respecte plus que moi, surtout après ce que vous venez de m’apprendre, et dans la situation où elle se trouve...

MAURICEAU, à Rémonin.

Quant à toi, je te prierai d’être là sur le terrain, en cas de blessure dangereuse, que tes soins immédiats pourront empocher d’être mortelle.

RÉMONIN.

Compte sur moi.

GUY.

Vous êtes toujours décidé, monsieur, à servir de témoin à M. Gérard ?

MAURICEAU.

C’est le seul moyen que j’aie d’affirmer publiquement l’innocence de Catherine. On commencera par dire que je suis un père immoral et que j’ai prêté la main aux amours de ma fille ; soit. Mais, on peut ne pas être éloquent dans les événements ordinaires de la vie ; quand il s’agit de ces choses-là, on trouve dans son cœur, dans sa conscience et dans ses entrailles, des mots et des cris si sincères, que les honnêtes gens ne s’y trompent pas. Lorsque, dans le procès qui aura certainement lieu, en plein tribunal, je dirai la vérité sur cet homme, lorsque j’étalerai toute sa vie à côté de la mienne et de celle de ma fille, lorsque je raconterai comment ce mariage s’est fait et ce que nous a coûté l’honneur d’être duchesse, on dira peut-être : « Le beau-père est un imbécile ! » mais on dira certainement : « Le gendre est une canaille ! »

RÉMONIN.

Mais tu oublies que la véritable raison du duel doit rester ignorée et que ce n’est pas ta fille qui est en jeu, mais la mère de Gérard.

MAURICEAU.

Cela ne trompera personne, et j’aime autant faire les choses franchement. J’ai été assez orgueilleux et assez bête jusqu’à présent ; il me reste à essayer de réparer les sottises et les malheurs que mon orgueil et ma bêtise ont causés. Si le duc est tué, tout est dit ; s’il survit, il faut une séparation entre lui et Catherine. Je connais assez mon gendre pour savoir qu’il fera alors tout ce qu’il pourra pour l’éviter, ou du moins, pour la faire payer cher ; mon intervention comme témoin dans le duel la rend inévitable.

GUY.

Je vais tout de suite chez M. Gérard pour qu’il puisse sortir. On a toujours beaucoup à faire la veille d’un duel.

MAURICEAU.

Merci encore une fois, monsieur. Bien des gens de votre monde, s’ils étaient à votre place, se contenteraient de rire de moi. Je vous remercie de l’honneur que vous me faites et de la sympathie que vous nous témoignez. À bientôt.

GUY.

À bientôt, monsieur, et comptez sur moi.

LE DOMESTIQUE, entrant.

Madame de Rumières fait demander si madame la duchesse est visible pour elle.

MAURICEAU.

Non.

RÉMONIN.

Si... Dites à madame de Rumières que madame la recevra avec plaisir.

Le domestique sort.

Il faut que ta fille, – n’est-ce pas, monsieur des Haltes ? – remplisse son rôle de femme du monde jusqu’au bout. Et puis madame de Rumières est une femme d’esprit, et, avec cela, elle est la parente du duc. Le moindre incident peut nous servir, au point où nous sommes.

MADAME DE RUMIÈRES, entrant.

Bonjour, mon cher monsieur Mauriceau.

Elle serre la main à des Haltes.

La duchesse n’est pas là ? On m’a dit cependant que je puis la voir.

MAURICEAU.

C’est nous qui avons répondu pour elle. Je sais tout le plaisir que ma fille prend à vos visites, madame, et on va la prévenir ; seulement, elle termine quelques affaires importantes et se fera peut-être attendre quelques minutes. Je dis un mot à monsieur et je reviens.

MADAME DE RUMIÈRES.

En compagnie de Rémonin, j’attendrais patiemment la résurrection.

Mauriceau et Guy sortent.

 

 

Scène II

 

RÉMONIN, MADAME DE RUMIÈRES

 

MADAME DE RUMIÈRES.

Eh bien, en voilà du nouveau !

RÉMONIN, d’un air étonné.

Quoi ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Ah ! c’est bien. Du moment que vous faites de la discrétion avec moi, n’en parlons plus.

RÉMONIN.

Qui a pu vous dire... ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Est ce qu’on ne sait pas tout ce qui se passe chez nous, mon cher ? Est-ce que nous ne sommes pas le spectacle de nos domestiques ? Seulement, ils le regardent par le trou des serrures et par l’entrebâillement des portes. Le valet de chambre qui avait écouté et entendu la scène qui a eu lieu entre Catherine et Maximin est venu tout raconter à ma femme de chambre, qui a des bontés pour lui, je crois, et qui m’a tout répété, en témoignant le plus vif intérêt pour la duchesse. J’ai fait atteler, et me voilà, pour avoir des nouvelles, car je veux bien que mes domestiques m’en donnent quand je ne leur en demande pas, mais je ne veux pas leur en demander.

RÉMONIN.

Eh bien, vous en savez aussi long que nous, et, si j’ai fait le discret, c’est qu’en ces sortes d’affaires, on est tenu à la discrétion, à moins qu’on ne soit un domestique.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est juste, et puis vous êtes humilié !

RÉMONIN.

Parce que... ?

MADAME DE RUMIÈRES.

Parce que votre combinaison chimique ne réussit pas ; le troisième élément, le réactif, a été un peu trop violent ; le vibrion m’a tout l’air de triompher et de devoir entamer prochainement les parties saines ; et les dieux qui devaient arriver n’ont même pas télégraphié qu’ils ne pouvaient pas venir.

RÉMONIN.

Et cela vous amuse ?

MADAME DE RUMIÈRES, se levant.

Non, au contraire. Cette petite m’intéresse, je vous l’ai dit et je vous le répète. Et puis je ne serais pas une femme si je ne prenais pas parti pour l’amour. Aussi je viens me mettre à son service. Du reste, je crois que nous serons pour elle, nous, les femmes, et que, si Maximin est tué, nous dirons toutes que c’est bien fait.

RÉMONIN.

Jolie oraison funèbre ! Espérons qu’il l’aura.

MADAME DE RUMIÈRES.

Est-ce que M. Gérard tire bien ?

RÉMONIN.

Comme un ingénieur.

MADAME DE RUMIÈRES.

Cependant, on fait des armes à l’École polytechnique ?

RÉMONIN.

On y fait des mathématiques surtout. Mais nous avons notre conscience pour nous.

MADAME DE RUMIÈRES.

Comme dans les Huguenots : « En mon bon droit, j’ai confiance ! » J’aime bien avoir ma conscience pour moi, et je m’efforce de l’avoir toujours ; mais, dans certains cas extrêmes, comme celui-ci par exemple, ou comme un incendie ou un naufrage, je ne serais pas fâchée de pouvoir y ajouter une échelle ou une barque. Le bon droit et la justice, qui sont très réclamés partout, n’ont qu’à être occupés autre part ce jour-là, et ne pas pouvoir se rendre à notre appel, on est brûlé ou noyé, ce qui trouble toujours un peu. Je sais bien qu’on nous promet une seconde vie avec la réparation des injustices que nous aurons souffertes et des peines que nous aurons endurées dans ce monde ; mais c’est justement ces promesses de la seconde vie qui m’inquiètent un peu. Elles prévoient trop les douleurs de la première. Moi, j’aurais mieux aimé le bonheur tout de suite, ici-bas, quitte à être jugée un peu plus sévèrement après. Enfin, c’est comme ça, nous n’y pouvons rien. Mais vous me diriez que M. Gérard est de première force aux armes, que je m’en irais plus tranquille sur son compte.

RÉMONIN.

Il arrivera peut-être quelque chose.

MADAME DE RUMIÈRES.

Vous avez la confiance tenace.

RÉMONIN.

Très tenace.

MADAME DE RUMIÈRES.

Ce qui pourrait arriver de plus heureux serait encore un malheur. Si M. Gérard tue le duc, il ne pourra pas épouser sa veuve.

RÉMONIN.

Elle changera de patrie. La patrie de la femme, c’est le pays où elle aime.

MADAME DE RUMIÈRES.

Eh bien, moi, je ne crois plus du tout en vous : vous m’aviez promis de me montrer M. Gérard, c’était pourtant bien facile, et je mourrai ou il mourra sans que je le voie.

RÉMONIN.

Non ; car, si vous restez encore quelques instants ici, vous le verrez.

MADAME DE RUMIÈRES.

Il va venir ?

RÉMONIN.

Nous l’attendons.

MADAME DE RUMIÈRES.

Dans l’hôtel même du mari ?

RÉMONIN.

Hôtel payé par le beau-père, qui sert de témoin contre son gendre. À cette heure, nous ne sommes plus dans les petites conventions du monde, et toutes les traditions sont renversées. La situation a même l’avantage d’être franche et nette. On se déteste bien de part et d’autre, et là surtout où l’on s’était promis de s’aimer. Le duc veut bien tuer Gérard et déshonorer la duchesse, qu’il sait parfaitement innocente ; Gérard veut bien tuer le duc, ce qui ne lui sera pas facile ; le beau-père prend bien fait et cause contre son gendre et la femme contre son mari. On se demande, en voyant ces situations étranges, que le mariage peut seul créer, si les gens qui ne sont pas mariés connaissent bien leur bonheur.

 

 

Scène III

 

RÉMONIN, MADAME DE RUMIÈRES, CATHERINE

 

CATHERINE.

Pardon, chère madame.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est moi qui dois m’excuser de venir vous déranger un jour où vous n’êtes pas chez vous ; mais j’ai appris, Rémonin vous dira comment, ce qui se passe, et je venais, si vous ne comptez pas demeurer ici pendant et après le duel, je venais vous offrir de rester chez moi. Il est bon qu’en face du scandale qui va avoir lieu, vous ayez la caution d’une femme du monde et d’une femme inattaquable. Je vous propose la mienne. Si vous êtes dans ma maison, personne ne vous jettera la pierre ; les murs sont trop hauts.

Mauriceau est entré et a entendu.

CATHERINE.

Merci, madame, je compte aller chez mon père.

MADAME DE RUMIÈRES.

C’est naturel ; mais ce n’est pas suffisant. Un père qui prend le parti de sa fille, ça ne prouve rien.

MAURICEAU.

La marquise a raison, et je suis on ne peut plus touché de la démarche qu’elle fait. Tu iras chez elle, elle remplacera ta mère, que j’ai si mal remplacée...

S’attendrissant un peu.

Quelle autorité aurais-je devant l’opinion, moi ? Je suis un sot vulgaire et ridicule ! Bourgeois bouffi d’orgueil, parvenu ambitieux qui te figures qu’on achète le bonheur et la noblesse pour ses enfants avec des sacs d’écus, comme une terre ou un fonds de commerce ! tu n’as que ce tu mérites. Ma fille aimait un honnête homme, cet honnête homme l’aimait ; il fallait les marier, c’était bien simple. Je n’ai pas trouvé ça, imbécile ! Et je suis cause que cet honnête homme va être tué peut-être et que ma fille en mourra ; et il se trouve encore des gens pour me plaindre ! Je ne suis pourtant pas intéressant ; mais je suis bien malheureux !

Il essuie ses yeux et se laisse tomber sur le canapé.

CATHERINE.

Mon père !

MAURICEAU.

Permets-moi de t’embrasser, ma pauvre chère enfant. Tiens, devant madame de Rumières, qui est si bonne pour toi, devant notre vieil ami Rémonin, et je voudrais que tous les pères de famille fussent là pour me voir, je me mets à genoux, ma bien chère fille, et je te demande pardon de tout le mal que je t’ai fait et de tout le mal qu’on te fera encore.

CATHERINE, le relevant et le prenant dans ses bras.

Mon père, mon pauvre père !

MAURICEAU.

Ne me pardonne pas, mais embrasse-moi tout de même. Et puis, tu sais, si tu as trop de chagrin après, si tu veux mourir, je t’aurai bientôt rejointe, va, ce ne sera pas long.

MADAME DE RUMIÈRES, émue.

Voyons, mon cher monsieur Mauriceau, calmez-vous.

MAURICEAU.

Ah ! je suis calmé maintenant qu’elle m’a embrassé et que j’ai pleuré ; mais j’en avais bien besoin.

LE DOMESTIQUE, annonçant Gérard qui entre.

M. Gérard !

MAURICEAU.

Permettez-moi, madame la marquise, de vous présenter M. Gérard. Madame la marquise de Rumières...

MADAME DE RUMIÈRES.

Qui sera heureuse de vous recevoir, monsieur, car elle a beaucoup d’affection et d’estime pour tous ceux que vous aimez et qui vous aiment.

À Catherine en l’embrassant.

Au revoir, mon enfant, je vous attends dès ce soir ; mieux vaut que vous ne passiez pas la nuit ici. Rémonin et moi, nous allons entrer chez votre père et causer de tout cela.

À Rémonin.

Il est très bien, ce garçon !

À Mauriceau, qui parle à Gérard.

Allons, venez, Mauriceau, il faut que je vous parle.

Ils sortent tous les trois.

 

 

Scène IV

 

CATHERINE, GÉRARD

 

CATHERINE.

J’allais me rendre chez votre mère quand mon père m’a dit que vous alliez venir.

GÉRARD.

Je m’en doutais ; c’est pour cela que je suis venu. Vous ne devez pas venir chez ma mère, qui demeure avec moi.

CATHERINE.

Vous avez vu M. des Haltes ?

GÉRARD.

Oui.

CATHERINE.

Les témoins du duc ?

GÉRARD.

Ont rendez-vous ce soir avec les miens.

CATHERINE.

Ces témoins sont ?

GÉRARD.

M. de Bernecourt et M. Clarkson, que le duc n’avait pas encore pu rencontrer.

CATHERINE.

Et le duel ?

GÉRARD.

Sera pour demain sans doute.

CATHERINE.

Mon Dieu !

GÉRARD.

Ne parlons plus de cela ! Parlons de vous. Que comptez-vous faire ?

CATHERINE.

Quitter cette maison.

GÉRARD.

Après ?

CATHERINE.

Après, cela dépendra des événements.

GÉRARD.

Si je survis ?

CATHERINE.

Je serai votre femme.

GÉRARD.

Hélas ! c’est impossible, et la séparation entre nous est éternelle, même si je survis.

CATHERINE.

Parce que ?

GÉRARD.

Parce que les hommes ont tout prévu dans leur morale cruelle, qui n’a pas cru devoir rechercher les causes et qui n’a tenu compte que des effets ; ils ont interdit au meurtrier d’un homme d’épouser sa veuve ; ils n’ont prévu que le cas où le meurtre serait un moyen.

CATHERINE.

Eh bien, je ne serai pas votre femme. Vivez, c’est l’important. Quant aux lois qu’ont établies les hommes, elles m’ont déjà fait assez souffrir pour que je ne me soucie plus, d’elles. Veuve, je suis libre, et, comme je n’ai pas d’enfants, je n’ai de comptes à rendre de ma vie à personne.

GÉRARD.

Mais si je succombe ?

CATHERINE.

Nous ne nous quitterons pas davantage. Dans la vie comme dans la mort, je suis à vous. Si vous mourez, je ferai comme vous, pour être où vous serez.

GÉRARD.

Non.

CATHERINE.

Qui m’en empêchera ?

GÉRARD.

Moi.

CATHERINE.

Comment ?

GÉRARD.

En vous ordonnant de vivre.

CATHERINE.

De quel droit ?

GÉRARD.

Du droit qu’on a de donner un ordre à ceux qui vous aiment quand on a lieu de croire qu’on va mourir. Si la mort sépare, pourquoi mourriez-vous ? Si elle réunit, pourquoi vous hâter ? Quand on a l’éternité, qu’importent quelques jours de plus ou de moins, surtout quand ces quelques jours peuvent être la consolation d’autres êtres qui vivent ?

CATHERINE.

Lesquels ?

GÉRARD.

Votre père.

CATHERINE.

Mon père !

GÉRARD.

Votre père s’est trompé ; mais il vous aime et il souffre. Une erreur ne doit pas être expiée comme un crime, et ma mère, qui n’a pas commis d’erreur, elle, et que je vous sacrifie, qui réparera mon crime envers elle ? Si je meurs, si je lui prends son fils, qu’au moins je lui laisse sa fille !

CATHERINE, se jetant dans ses bras.

C’est bien, je vivrai.

GÉRARD, la tenant appuyée contre son cœur.

Et alors, pauvre chère victime de l’erreur humaine, tu auras accompli ton sacrifice jusqu’au bout. Et si Dieu réunit véritablement dans son sein, comme on nous l’affirme, comme je le crois, ceux qui se sont aimés profondément et uniquement sur cette terre, tu arriveras devant lui avec ton droit complet, puisque tu auras attendu l’heure qu’il t’aura fixée. Si je meurs demain, moi, d’une mort violente et en essayant de tuer un autre homme, j’aurai cette excuse que je défendais l’honneur et la liberté de la femme à qui Dieu lui-même avait voulu que je fusse uni, puisqu’elle m’aimait comme je l’aimais. Voilà tout ce que nous devons nous dire à ce moment suprême, voilà ce qui doit élever et fortifier nos âmes à cette heure solennelle où nous sommes en face de l’amour et de la mort, les deux seuls points par lesquels l’homme touche à l’infini. Quand je t’ai revue, il y a deux jours, quand je croyais avoir encore de longues années à vivre, j’ai voulu que tu restasses pure puisque tu n’étais pas libre. Dieu soit béni ! Nous n’avons rien à nous reprocher. Je pourrai mourir sans remords et tu pourras vivre sans honte !

Il l’embrasse sur le front.

CATHERINE, s’arrachant de ses bras.

Partez, vous avez besoin de toute votre force et de tout votre courage. Je ne veux pas que vous me voyiez pleurer.

LE DOMESTIQUE, entrant.

M. Clarkson, à qui M. le duc a écrit pour une affaire pressante, demande à parler à M. le duc.

CATHERINE.

Prévenez M. le duc ; il n’est pas ici.

LE DOMESTIQUE.

Mais M. le duc n’est pas non plus dans son appartement, et M. Clarkson, qui est très pressé, demande si madame la duchesse sait de quoi il s’agit, et, dans ce cas-là, si elle veut lui faire l’honneur de le recevoir ?

CATHERINE, après un moment de réflexion.

Oui ; faites entrer M. Clarkson.

Le domestique sort.

GÉRARD.

Pourquoi le recevez-vous ? C’est le témoin du duc, et, dans les circonstances actuelles...

CATHERINE, réfléchissant.

Il demande à me parler... Vous retournez auprès de votre mère ?

GÉRARD.

Oui.

CATHERINE.

Si j’ai quelque chose à vous dire, on vous trouvera là ?

On voit qu’elle réfléchit de nouveau.

GÉRARD.

Oui... À quoi pensez-vous ?

CATHERINE.

À rien.

Lui serrant la main.

Éternellement, n’est-ce pas ?

GÉRARD.

Éternellement !

CATHERINE, voyant entrer Clarkson.

Allez !

CLARKSON, à Gérard.

Ah ! je suis bien aise de vous rencontrer, cher monsieur. – Vous permettez, madame la duchesse, que je ne laisse pas monsieur s’éloigner sans le remercier encore de ce qu’il a fait pour moi ? –J’allais passer chez vous. J’ai fait, d’après votre travail, une première expérience, qui me paraît bonne. Si nous réussissons, c’est une fortune pour moi. Il est bien naturel que vous en ayez votre part.

GÉRARD.

Que je refuse, monsieur. J’ai reçu jadis de mistress Clarkson un service bien autrement important, et ce que je fais pour vous m’acquitte à peine envers elle.

CLARKSON.

Oh ! mistress Clarkson et moi, ça fait deux. Vous vous acquitterez comme vous l’entendrez avec elle ; moi, je m’acquitterai comme je le dois avec vous. Du reste, nous nous reverrons toujours avant mon départ.

Gérard salue après avoir donné la main à Clarkson et sort.

 

 

Scène V

 

CATHERINE, CLARKSON

 

CLARKSON.

Je vous demande pardon, madame la duchesse, d’avoir insiste pour pénétrer auprès de vous, mais j’ai trouvé tout à l’heure, en rentrant, une lettre de M. le duc de Septmonts, qui, sans me dire de quoi il s’agit, me demande un rendez-vous le plus tôt possible. M. de Septmonts est sorti. Permettez-moi de vous demander, à mon tour, si vous savez comment je puis lui être agréable.

CATHERINE.

Je croyais que, dans sa lettre, M. de Septmonts vous avait expliqué en quoi il avait besoin de vos services, monsieur.

CLARKSON.

Non.

CATHERINE.

Et sa lettre ne contenait pas une autre lettre cachetée qu’il déposait entre vos mains ?

CLARKSON.

Non.

CATHERINE.

Vous me dites bien la vérité, monsieur.

CLARKSON.

Je ne mens jamais, madame ; je suis très occupé ; ça m’embrouillerait trop.

CATHERINE.

Il s’agit quelquefois d’un secret que l’on est forcé de garder. Peut-être est-ce à mistress Clarkson que M. de Septmonts a confié cette lettre ?

CLARKSON.

Non. Elle me l’aurait dit quand je lui ai dit, moi, que j’avais reçu une lettre du duc et que je venais ici.

CATHERINE.

Elle ne vous dit peut-être pas tout ?

CLARKSON.

Elle n’a plus aucun motif de me cacher quoi que ce soit.

CATHERINE.

Oui, je-sais qu’elle n’est plus votre femme que de nom ; elle me l’a appris hier quand je sois allée chez elle.

CLARKSON.

Il faut qu’elle vous aime bien, car elle ne raconte pas facilement ses affaires.

CATHERINE.

Malheureusement, c’est tout le contraire, et elle ne m’a pas caché, en même temps, qu’elle me détestait et qu’elle me ferait tout le mal possible.

CLARKSON.

À vous, du mal ? À quel propos ? qu’est-ce que vous lui avez fait ?

CATHERINE.

Rien. Je ne la connaissais pas il y a deux jours... seulement...

CLARKSON.

Seulement ?...

CATHERINE.

Ce n’est pas mon secret, monsieur, c’est le sien, et elle seule peut vous le dire. Quant à cette lettre que M. le duc avait dit à mon père qu’il vous avait envoyée, c’est moi qui l’ai écrite ; sachez qu’elle m’a été soustraite, et qu’avec cette lettre on peut me faire tout le mal dont mistress Clarkson m’a menacée.

CLARKSON.

Il faut savoir immédiatement si elle a cette lettre. Je lui écris de venir tout de suite ici, que j’ai quelque chose de très important à lui communiquer. Vous voulez bien la recevoir ?

Il a écrit pendant qu’il parlait.

CATHERINE.

Certainement.

CLARKSON.

Et alors, nous nous expliquerons ensemble. Soyez sûre, madame, que je ne prêterai jamais les mains à quoi que ce soit, ni contre vous, ni contre aucune femme ; je suis d’un pays où on les respecte.

CATHERINE, qui a sonné, au domestique qui paraît.

Faites porter cette lettre... Qu’on ne l’égare pas ! ce n’est pas moi, c’est monsieur qui l’a écrite.

Le domestique sort.

CLARKSON.

Et maintenant, madame, savez-vous de quoi M. de Septmonts veut m’entretenir ?

CATHERINE.

Oui, monsieur ; cela me concerne peut-être, mais cela ne me regarde pas ; ce sont ses affaires à lui, et lui seul doit vous les faire connaître. Je vous prierai seulement de vous faire bien expliquer toutes choses et de les bien examiner.

UN DOMESTIQUE.

M. le duc est de retour et prie M. Clarkson de passer dans son appartement.

CLARKSON.

J’y vais. – Adieu, madame.

CATHERINE, au domestique.

Attendez un moment.

Bas à Clarkson.

Si je vous demandais un grand service, monsieur ?

CLARKSON.

Parlez, madame.

CATHERINE.

Si je vous priais de faire dire à M. de Septmonts que vous l’attendez dans ce salon et de causer avec lui ici ?

CLARKSON.

Ce n’est que cela ? je ne demande pas mieux, madame.

Au domestique.

Dites à M. de Septmonts que c’est moi qui le prie de venir me rejoindre dans ce salon.

Le domestique sort.

CATHERINE.

Et maintenant, monsieur, je vous laisse ; car, si je sais de quoi il va être question dans cet entretien, je ne puis ni ne dois y assister. Quoi qu’il arrive, je n’oublierai jamais que vous avez fait tout ce que vous avez pu pour m’obliger et que vous êtes un galant homme.

Elle salue et sort.

CLARKSON, seul.

Elle est charmante, cette petite femme ; mais, si je comprends un mot à tout ce qui se passe ici, je yeux bien être pendu !

 

 

Scène VI

 

SEPTMONTS, CLARKSON

 

SEPTMONTS.

Je viens de passer chez vous, monsieur. Mistress Clarkson m’a dit que vous étiez ici. Je suis revenu en bâte. Excusez-moi de vous avoir dérangé. Si, en rentrant, je vous ai fait prier de passer dans mon appartement, ce qui était vous déranger encore, c’est qu’on m’avait dit que, ne m’ayant pas trouvé, vous m’attendiez auprès de la duchesse, dont ce salon est le salon particulier, et, comme ce que nous avons à dire ne regarde que des hommes...

CLARKSON.

Aussi madame la duchesse s’est-elle retirée dans son appartement à l’annonce de votre retour.

SEPTMONTS.

C’est elle qui a dit au valet de chambre que vous préfériez que notre conversation eût lieu ici ?

CLARKSON.

Non, c’est moi.

Septmonts va à la porte de la chambre par laquelle Catherine est sortie et baisse les portières. À part.

En voilà des mystères et des précautions !

SEPTMONTS.

Voici de quoi il s’agit. Je dois me battre demain matin. Ce duel ne peut se terminer que par la mort de l’un des deux adversaires. Je suis l’offensé ; j’ai donc le choix des armes : je choisis l’épée.

CLARKSON.

Vous tirez bien ?

SEPTMONTS.

Je crois être un des premiers tireurs de Paris ; mais celui de mes amis sur qui je compte pour qu’il me serve de témoin avec vous est un de ces hommes du monde qui discutent tous les points d’une affaire, et avec qui les préliminaires de la rencontre peuvent durer plusieurs jours. Je désire que ce soit fini tout de suite.

CLARKSON.

Le fait est qu’en France vous donnez à ces sortes de choses une importance et une solennité que nous ne comprenons pas, nous autres Américains, qui vidons la question en cinq minutes, au premier coin de rue et devant tout le monde.

SEPTMONTS.

C’est justement pour cela que je me suis permis de m’adresser à vous. Êtes-vous disposé à m’assister ?

CLARKSON.

De très grand cœur ! Mistress Clarkson, quand je lui ai communiqué votre lettre, m’a dit de faire tout ce que je pourrais pour vous être agréable. Il y a longtemps que vous la connaissez ?

SEPTMONTS.

Quatre ans, à peu près, et je lui dois beaucoup, moralement, je ne vous le cacherai pas. J’étais garçon quand j’ai connu mistress Clarkson. Un jour, j’avais perdu au jeu une grosse somme : cent cinquante mille francs que je n’avais pas et que j’essayais vainement de me procurer, car j’étais complètement ruiné à cette époque. Mistress Clarkson m’a très généreusement prêté cette somme, que je lui ai rendue avec des intérêts équivalant au capital.

CLARKSON.

Mais, puisque vous étiez ruiné, comment avez-vous pu rendre ce gros capital et ces gros intérêts ? Votre père est mort ou votre mère ? En France, la mort des parents est une grande ressource.

SEPTMONTS.

Non. J’étais orphelin et je n’avais plus rien à attendre. Je me suis marié.

CLARKSON.

Ah ! c’est vrai ; vous avez encore le mariage d’argent, vous autres Français ! c’est un grand avantage sur nous, qui ne nous marions que par amour. Chez, nous, dans un cas comme le vôtre, on entreprend quelque chose, on va aux mines, on travaille. Enfin, chaque pays a ses habitudes. Je vous demande pardon de vous avoir interrompu. Tout cela ne me regarde pas au fond. Revenons à notre duel.

SEPTMONTS.

Je suis enchanté, au contraire, de vous donner tous les détails possibles ; vous pourriez vous étonner, on effet, quand vous allez entrer en relation avec les témoins de mon adversaire, de voir qu’un de ces deux témoins est M. Mauriceau.

CLARKSON.

Le père de votre femme ?

SEPTMONTS.

Lui-même.

CLARKSON.

Témoin de votre adversaire ? contre vous ? C’est assez nouveau, ça.

SEPTMONTS.

Oui ; vous voyez qu’il y a là-dessous des circonstances que l’on ne peut faire connaître à tout le monde.

CLARKSON.

On le dirait.

SEPTMONTS.

La raison apparente du duel entre M. Gérard et moi.

CLARKSON.

Comment ! c’est avec M. Gérard que vous vous battez ?

SEPTMONTS.

Vous le connaissez ?

CLARKSON.

Pas depuis longtemps ; mais enfin, je le connais, et puis j’avais entendu parler de lui par mistress Clarkson, qui lui a rendu aussi un grand service. C’est inouï, ce qu’elle a rendu de services, en Europe, mistress Clarkson ! Elle lui a sauvé la vie, à M. Gérard.

SEPTMONTS.

Eh bien, je ne crois pas qu’elle soit maintenant dans les mêmes dispositions pour lui.

CLARKSON.

Pourquoi lui en voudrait-elle ?

SEPTMONTS.

Les femmes sont si capricieuses !

CLARKSON.

Est ce qu’il serait amoureux d’elle ?

SEPTMONTS.

En général les femmes n’en veulent pas à mort pour cela.

CLARKSON.

C’est plutôt pour le contraire, quand elles aiment et qu’on ne les aime pas. Ce n’est pas parce que mistress Clarkson aime M. Gérard que vous voulez vous battre avec lui ?

SEPTMONTS.

Non ; c’est parce qu’il a l’audace d’aimer une autre personne qui me touche de très près.

CLARKSON.

La duchesse, peut-être ?

SEPTMONTS.

Oui, monsieur.

CLARKSON.

Charmante femme ! Je comprends cela !

SEPTMONTS.

Je le comprends aussi, mais je ne puis l’admettre.

CLARKSON.

S’il n’a pas le bonheur d’être aimé d’elle, ce n’est qu’un hommage qu’il lui rend.

SEPTMONTS.

J’ai entre les mains une lettre.

CLARKSON.

Ah ! vous avez entre les mains une lettre ?

SEPTMONTS.

Une lettre qui prouve qu’il est aimé.

CLARKSON.

C’est une autre affaire, alors. Je suis complètement à votre service. Je suis de ceux qui n’admettent aucun compromis en ces matières.

SEPTMONTS.

Alors, ce n’est pas tout ce que je réclamerai de vous. Je puis être tué, il faut tout prévoir, et, si je succombe, j’ai été offensé de telle façon par la duchesse que je veux être vengé.

CLARKSON.

Comment ?

SEPTMONTS.

Je désire que cette lettre que j’ai en ma possession devienne alors publique.

CLARKSON.

Ah ! et à quoi puis-je vous servir là dedans ?

SEPTMONTS.

Je vous confierai cette lettre cachetée.

Il prend la lettre dans sa poche.

La voici.

CLARKSON.

Bien !

SEPTMONTS.

Si je survis, vous me la rendrez telle quelle ; sinon, dans le procès qui aura lieu, vous en donnerez lecture au tribunal. On saura alors que j’ai vengé mon honneur, sous un prétexte qui n’était pas le vrai, et M. Gérard et la duchesse seront compromis de telle sorte, qu’ils ne pourront plus jamais se revoir.

CLARKSON.

Peuh ! une fois que vous seriez mort, qu’est-ce que ça pourrait vous faire ?

SEPTMONTS.

J’y tiens. Acceptez-vous cette mission ?

CLARKSON, après un moment de réflexion.

Parfaitement.

SEPTMONTS.

Voici cette lettre.

CLARKSON la prend, et tout en la tenant.

Mais, j’y pense, quand le procès aura lieu, il est probable, il est même certain que je ne serai plus en France. Je comptais partir demain matin au plus tard. Je retarderai jusqu’à demain soir pour vous être agréable et vous assister dans votre duel ; mais c’est tout ce que je puis taire.

SEPTMONTS.

Eh bien, alors, vous aurez la bonté de remettre cette lettre mistress Clarkson avec les recommandations que je viens de vous faire, et elle sera en aussi bonnes mains que les vôtres.

CLARKSON, regardant la lettre.

Très bien. Une enveloppe blanche. Qu’est-ce qui prouve que cette lettre est adressée à M. Gérard ?

SEPTMONTS.

L’enveloppe qui porte le nom de M. Gérard est dedans.

CLARKSON.

Vous avez trouvé cette lettre ?

SEPTMONTS.

Je l’ai... trouvée... avant qu’elle fût mise à la poste.

CLARKSON.

Et, comme vous aviez des soupçons, vous l’avez décachetée ?

SEPTMONTS.

Oui.

CLARKSON.

Je vous demande pardon de vous questionner ainsi, mais c’est vous-même qui m’avez fait l’honneur de me dire que vous désiriez que je fusse tout à fait au courant de l’affaire... Vous saviez que les relations entre la duchesse et M. Gérard duraient depuis longtemps ?

SEPTMONTS.

Elles datent d’avant le mariage.

CLARKSON, regardant du côté de la chambre de Catherine.

Oh ! oh ! c’est grave !

SEPTMONTS.

Ils s’aimaient et voulaient s’épouser, mais le père n’a pas voulu.

CLARKSON.

Et M. Gérard tenait au mariage, lui ?

SEPTMONTS.

Oui ; mais quand il a su que mademoiselle Mauriceau était millionnaire, comme il n’avait rien et qu’il s’appelait Gérard tout court, il s’est retiré.

CLARKSON.

C’est très bien, ce qu’il a fait là, ce jeune homme ! Ça ne m’étonne pas !

SEPTMONTS.

Oui ! mais, maintenant, il revient.

CLARKSON.

Et il est l’amant de votre femme ?

SEPTMONTS.

Ah ! je ne dis pas cela !

CLARKSON.

Qu’est-ce que vous dites, alors ?

SEPTMONTS.

Mais, comme la lettre le fait croire, cela revient au même pour le procès.

CLARKSON.

Oh ! oh !

SEPTMONTS.

Vous n’êtes pas de mon avis ?

CLARKSON.

Non ! pas tout à fait. Je comprends qu’on se venge des gens qui vous font du mal, mais non de ceux qui ne vous en font pas, et je n’aime pas beaucoup qu’on se venge d’une femme, même coupable, à plus forte raison quand elle est innocente et qu’on lui doit beaucoup, car vous lui devez beaucoup, à votre femme, entre nous. Je m’explique alors que M. Mauriceau prenne fait et cause pour sa fille, et même pour M. Gérard, du moment qu’il est sûr de leur innocence à tous les deux. Sait-il que cette lettre a été écrite, M. Mauriceau ?

SEPTMONTS.

Oui ; et il a même voulu me la prendre de force.

CLARKSON.

Pourquoi ne l’a-t-il pas prise ?

SEPTMONTS.

Parce que j’ai eu la présence d’esprit de lui dire que je n’avais plus cette lettre et que je vous l’avais envoyée.

CLARKSON.

C’est très ingénieux !

SEPTMONTS.

C’est alors que, M. Gérard m’ayant provoqué, M. Mauriceau a cru faire un coup de théâtre en lui disant devant moi : « Je serai votre témoin ! »

CLARKSON.

Voilà toute l’histoire ?

SEPTMONTS.

Oui.

CLARKSON.

Eh bien, cher monsieur, à vous parler franchement, tous ces gens-là me font l’effet d’être des braves gens. Votre petite femme me paraît être la victime de préjugés, de mœurs et de combinaisons auxquelles nous ne comprenons rien, nous autres sauvages de l’Amérique. Dans notre société que je ne saurais comparer à la vôtre, puisque nous datons d’hier, si mademoiselle Mauriceau eût aimé un brave garçon comme M. Gérard, son père l’eût donnée à celui qu’elle aimait, et, si son père n’avait pas voulu, elle serait allée tout bonnement se marier chez le juge de paix du district. Le père ne l’eût peut-être pas dotée, mais le mari eût travaillé et les deux jeunes gens eussent été heureux. Quant à M. Gérard, c’est un homme de cœur et de talent. Nous aimons les gens qui travaillent, nous autres, et, à quelque pays qu’ils appartiennent, nous les tenons pour des compatriotes, toujours sans doute parce que nous sommes des sauvages. Vous comprenez donc que je ne partage pas tout à fait vos idées dans la question qui nous occupe.

SEPTMONTS.

Ce qui veut dire ?

CLARKSON.

Que, si je vous donne cette explication, c’est que je crois comprendre qu’en me faisant l’honneur de me choisir pour premier témoin, vous avez pensé que les gens de mon pays étaient moins clairvoyants ou moins scrupuleux que les gens du vôtre. Bref, vous vous êtes figuré que je prêterais les mains à toutes les petites malpropretés dont vous venez de me faire le récit avec une candeur qui vous honore. Eh bien, vous vous êtes trompé, cher monsieur.

SEPTMONTS.

C’est à moi que vous parlez !

CLARKSON.

C’est à vous, puisqu’il n’y a que nous deux ici ; mais, si vous voulez, on fera entrer du monde.

SEPTMONTS.

Alors, vous me dites en face... ?

CLARKSON.

Je vous dis en face que gaspiller l’héritage qu’on a reçu, perdre au jeu l’argent qu’on n’a pas, en emprunter à une femme sans savoir ni quand ni comment on le lui rendra, se marier pour payer ses dettes et continuer ses farces, se venger d’une femme innocente, dérober des lettres, abuser de sa force aux armes pour tuer un galant homme, je vous dis en face que tout cela est le fait d’un drôle, que, par conséquent, vous êtes un drôle, et ce qui m’étonne c’est que cinquante personnes ne vous l’aient pas déjà dit avant moi et qu’il ait fallu que je fisse trois mille lieues pour vous renseigner à ce sujet, car vous n’avez pas l’air de vous en douter et vous n’en paraissez pas encore très convaincu.

SEPTMONTS, se contenant avec la plus grande peine.

Vous savez que je ne puis vous demander raison avant d’en avoir fini avec votre ami, M. Gérard. Vous en abusez étrangement, monsieur, mais nous nous retrouverons. Veuillez me rendre le papier que vous avez à moi.

CLARKSON.

Jamais de la vie ! Puisque c’est à M. Gérard que ce papier était adressé, c’est à M. Gérard qu’il appartient et c’est à M. Gérard que je compte le remettre. S’il veut vous le rendre, lui, je ne l’en empêcherai pas, mais j’en doute.

SEPTMONTS.

Vous vous battez, n’est-ce pas ?

CLARKSON.

Oh ! ça, tant qu’on veut !

SEPTMONTS.

Eh bien, quand yen aurai fini avec l’autre, nous aurons affaire ensemble.

CLARKSON.

Après-demain, alors ?

SEPTMONTS.

Après-demain.

CLARKSON.

Mais il faut que je parte demain soir, au plus tard.

SEPTMONTS.

Vous attendrez. Et, en attendant, sortez !

CLARKSON.

Comme j’ai l’air d’un monsieur à qui on dit comme ça : « Sortez ! » et qui sort... Regardez-moi donc, ce n’est pas difficile de voir à quoi je suis décidé. Je ne veux pas que vous vous battiez avec Gérard avant de vous être battu avec moi. Si Gérard vous tue, je n’aurai pas le plaisir de croiser le fer avec un des premiers tireurs de Paris, ce qui m’amuserait cependant ; et, si vous le tuez, vous aurez causé des malheurs irréparables. Si vous croyez que je vais vous laisser tuer un homme qui va me faire faire une économie de vingt-cinq pour cent sur le lavage de l’or, vous vous trompez. Allons, prouvez que vous êtes brave, même quand vous n’êtes pas sûr d’être le plus fort. Allez chercher dans votre chambre une bonne paire d’épées, puisque c’est ça que vous tirez le mieux, moi aussi, du reste et suivez-moi dans ces grands terrains déserts qui sont derrière votre hôtel. Je me demandais en venant pourquoi on ne les utilisait pas. En pleine ville ça vaut de l’argent ! Eh bien, nous allons les faire connaître. Quant à nos témoins, aux arbitres du point d’honneur, ce seront les gens qui passeront, s’il en passe.

Septmonts se dirige vers la porte, mais, quand il y est, il étend la main vers la sonnette pour appeler. Clarkson se jette entre la sonnette et lui.

Ah ! pas de sonnette ! Ne faisons pas le gentilhomme Louis XV et n’essayons pas de faire bâtonner le croquant par nos gens, ou, aussi vrai que je m’appelle Clarkson, je vous soufflette devant tous vos laquais !

SEPTMONTS.

Eh bien, soit, monsieur, je commencerai par vous.

CLARKSON.

À la bonne heure !

Regardant sa montre.

Allons, je pourrai peut-être partir ce soir.

Septmonts est sorti. Clarkson sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

CATHERINE, seule, puis MISTRESS CLARKSON

 

Catherine a entr’ouvert la portière, elle regarde la porte par laquelle les deux hommes sont sortis ; elle traverse la chambre, très émue, en s’arrêtant une fois ; elle sonne et fait un effort pour paraître calme. Le domestique entre.

CATHERINE, d’une voix mal assurée.

Qu’on prie mon père de passer tout de suite ici !

Elle regarde la fenêtre et fait un mouvement pour y aller.

Je ne veux pas regarder, je ne veux pas savoir, je ne sais rien, je n’ai rien entendu. Les minutes que cette aiguille marque sur cette pendule, personne ne sait ce qu’elles me disent. Il y en aura une qui décidera de ma vie, voilà tout. J’aurais pu ne pas écouter, et alors les choses s’accompliraient à mon insu et je serais surprise en les apprenant. Au lieu de ne pas savoir, je n’ai qu’à ne pas me souvenir. Non, je cherche en vain à étouffer la voix de ma conscience. Ce que je fais est mal. Du moment que je sais, Je suis complice, et, si l’un de ces deux hommes est tué, il l’aura été avec mon consentement. Non, je ne dois pas, je ne veux pas...

Elle court vers la porte. Mistress Clarkson paraît.

Vous, madame !

 

 

Scène VIII

 

CATHERINE, MISTRESS CLARKSON

 

MISTRESS CLARKSON.

Aujourd’hui, madame la duchesse, ne m’attendez-vous pas ? M. Clarkson m’a écrit tout à l’heure que vous et lui aviez à me parler tout de suite.

CATHERINE.

Mais, depuis que M. Clarkson vous a écrit, il s’est passé une chose que ni M. Clarkson, ni moi, ni vous-même qui prévoyez tout, ne pouvions prévoir.

MISTRESS CLARKSON.

Quoi donc ?

CATHERINE.

Pendant que le duc expliquait à M. Clarkson les raisons, celles qu’il croyait devoir donner, du duel que vous avez provoqué, madame, M. Clarkson, qui ne trouvait ces raisons ni suffisantes ni honorables, a pris tout à coup notre défense, à mon père, à Gérard, à M. Gérard, et à moi et si violemment, qu’à cette heure même...

MISTRESS CLARKSON.

Ils se battent ensemble ?

CATHERINE.

À quelques pas d’ici.

MISTRESS CLARKSON.

Ah ! je reconnais bien là Clarkson !

Elle fait un mouvement vers la porte.

CATHERINE.

Eh bien, madame, il faut empêcher ce duel.

MISTRESS CLARKSON, s’arrêtant.

À quoi bon ?

CATHERINE.

Je ne veux pas qu’un de ces deux hommes soit tué pour moi.

MISTRESS CLARKSON.

Que vous importe ? Ils ne font que ce qu’ils veulent faire. Rien ne va plus, comme disent les croupiers, et on ne doit plus toucher à la bille quand elle tourne. Vous avez souvent souhaité d’être libre, n’est-ce pas ? Et vous aviez bien raison ; vous ne le disiez à personne, mais vous le demandiez tout bas à celui qui peut tout. Il vous a entendue et il se sert de moi, qui ai voulu vous perdre pour vous sauver. C’est de la bonne justice. Est-ce que je me révolte, moi qui suis vaincue ? Dans la partie que je joue avec le destin, chaque fois que je sens Dieu contre moi, je baisse la tête et je jette mon jeu. Je ne crains que lui ; il est pour vous, n’en parlons plus.

Voyant entrer Clarkson.

Tenez, vous êtes veuve !

 

 

Scène IX

 

CATHERINE, MISTRESS CLARKSON, CLARKSON

 

CLARKSON, à mistress Clarkson.

Ma chère Noémi, veuillez remettre ce papier à madame la duchesse ; elle éprouverait peut-être quelque embarras à le recevoir directement de ma main, et il faut qu’il lui soit rendu. C’était certainement la dernière volonté de son mari ; il n’a pas eu le temps de me la dire, mais je crois l’avoir devinée.

MISTRESS CLARKSON, qui s’est approchée ce Catherine, lui remettant la lettre.

J’ai dit à M. Rémonin que, si je perdais la partie, je perdrais en beau joueur. J’ai perdu, je paie. C’est par moi que s’est fait votre mariage, c’est par moi qu’il se défait. Et maintenant allons-nous-en, Clarkson. Tu es un bon et brave garçon. Je partirai avec toi. J’en ai assez de l’Europe ; c’est trop petit. Comprends-tu que j’allais devenir amoureuse, moi ? Allons, partons, j’étouffe.

CLARKSON.

Allons !

Au moment où ils vont partir, les valets et les hommes de police, accompagnés d’un commissaire de police, se présentent et montrent Clarkson.

 

 

Scène X

 

CATHERINE, MISTRESS CLARKSON, CLARKSON, LE COMMISSAIRE, DES VALETS, LES GENS DE POLICE, MADAME DE RUMIÈRES, RÉMONIN, MAURICEAU

 

LE COMMISSAIRE, à Clarkson.

Pardon, monsieur ! il y a eu un meurtre !

CLARKSON.

Non, monsieur, pas un meurtre, mais un duel.

LE COMMISSAIRE.

Et c’est vous, monsieur... ?

CLARKSON.

Oui, monsieur, c’est moi. Vous venez pour m’arrêter ?

LE COMMISSAIRE.

Oui, monsieur.

CLARKSON.

Drôle de pays ! Je suis prêt à vous suivre, monsieur. Je suis citoyen américain, je fournirai caution ; mais la loi avant tout.

MAURICEAU.

Je vais vous accompagner, monsieur.

MADAME DE RUMIÈRES, à Rémonin.

Qu’y a-t-il ?

RÉMONIN.

Les dieux sont arrivés.

MADAME DE RUMIÈRES.

Mon cousin... ?

RÉMONIN, répétant le jeu du deuxième acte.

Hu-u-u-u-u-u-u !

MISTRESS CLARKSON.

Comptez sur moi, Clarkson ; je vais m’occuper de vous.

CLARKSON.

Comment cela ?

MISTRESS CLARKSON.

Cela me regarde.

Elle traverse le théâtre, dit un mot tout bas au commissaire, qui la salue respectueusement ; puis elle sort.

LE COMMISSAIRE, à Rémonin.

Vous êtes docteur, monsieur.

RÉMONIN.

Oui, monsieur le commissaire.

LE COMMISSAIRE.

Voulez-vous bien venir constater le décès ?

RÉMONIN.

Avec plaisir !

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