Christine (Alexandre DUMAS Père)

Trilogie dramatique en cinq actes, en vers, avec prologue et épilogue.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de l’Odéon, le 30 mars 1830.

 

Personnages

 

CHRISTINE, reine de Suède

CHARLES-GUSTAVE, son successeur

LE COMTE JEAN DE MONALDESCHI, grand écuyer

SENTINELLI, capitaine des gardes de la reine

PAULA

EBBA, comtesse de Sparre

DESCARTES

LE BARON DE STEINBERG

STEINBERG neveu

LE COMTE MAGNUS DE LA GARDIE

OXENSTIERN

LE COMTE DE BRAHÉ

FLEMING, amiral

CORNEILLE

LA CALPRENÈDE 

LE PÈRE LEBEL

BORRI, médecin

CLAUTER, garde

LANDINI, garde

OXENSTIERN neveu

DE BRAHÉ fils

UN HÉRAUT D’ARMES

UN ARCHITECTE

UN HUISSIER 

SEIGNEURS

GARDES

PEUPLE, etc.

 

Le prologue et les deux premiers actes à Stockholm ; les troisième, quatrième et cinquième actes à Fontainebleau, et l’épilogue à Rome.

 

 

À SON ALTESSE ROYALE MONSEIGNEUR LE DUC D’ORLÉANS

 

Hommage de respect et de reconnaissance.

 

Alex. Dumas.

Paris, 30 mars 1830, onze heures du soir.

 

 

PROLOGUE

DESCARTES

 

DESCARTES, STEINBERG, UN JEUNE PAGE, appuyé contre le fanal

 

Le port de Stockholm ; l’avant de plusieurs vaisseaux de ligne que visitent  la reine et ses courtisans ; sur la jetée, un fanal et un palais.

STEINBERG.

Cher Descartes, je suis heureux, sur ma parole !

De Paris à Stockholm, je ne viens pas, je vole ;

J’achève en quinze jours, sans le moindre accident,

Un voyage éternel, et, lorsqu’en descendant

On me dit que mon oncle est auprès de la reine,

Qui visite sa flotte, un vague instinct m’entraîne ;

J’arrive, et je vous vois... Vrai-Dieu ! j’hésiterais

Presque à vous reconnaître ! Au milieu des marais,

Je vous croyais encore au fond de la Hollande,

Cherchant quelque problème, errant sur quelque lande.

DESCARTES.

Ainsi faisais-je ; mais Christine m’écrivit

Qu’elle voulait me voir ; je vins, elle me vit,

En physique avec moi soutint un savant thème,

Reçut le philosophe, et railla le système.

STEINBERG.

Comment ! vos tourbillons, vos atomes crochus ?...

DESCARTES.

Du droit de bourgeoisie, à Stockholm, sont déchus.

En échange, j’habite un beau palais gothique,

Là-bas, entre le lac Mælar et la Baltique.

STEINBERG.

Et vous êtes heureux ?

DESCARTES.

Heureux ! du moins content !

Pour combler mes désirs, il ne fallait pas tant ;

Il n’est pas un endroit qu’à l’autre je préfère,

Et, pourvu qu’on me donne un compas, une sphère.

Pendant de longues nuits un ciel bien étoilé,

Fussé-je malheureux, je serais consolé.

STEINBERG.

Vous soupirez pourtant !

DESCARTES.

Oui, quelquefois, peut-être ;

De sinistres pensers je ne suis pas le maître.

Je sens qu’il me faudrait un air plus attiédi.

Combien de fois, Steinberg, tourné vers le Midi,

Lorsqu’un souffle d’été passait sur la falaise,

Je sentais que mon sein respirait plus à l’aise !

Alors je me couchais, et, sans plus rien penser,

Riais aux souvenirs qui me venaient bercer.

L’aile du souvenir bien vite nous entraîne :

Je retrouvais les champs de ma belle Touraine ;

Comme une vision, je voyais s’approcher

Tours et ses vieux remparts, Blois et son haut clocher.

Je croyais m.’endormir à ce bruit monotone

De la Loire roulant son flot tranquille et jaune,

Et puis je m’écriais à mon réveil fatal :

« Oh ! que le songe est doux de son pays natal ! »

Mais, toi, mon jeune ami, quelle est ton espérance,

Et pour ce froid pays pourquoi quitter la France ?

STEINBERG.

De mes nobles aïeux héritier sans renom,

Triste, j’y languissais, écrasé par mon nom :

De ce nom, deux aînés soutenaient la mémoire,

Et m’enlevaient ma part de fortune et de gloire.

Mon père, un beau matin, me déclara tout net

Qu’il fallait devenir ou moine ou lansquenet ;

Confiant dans le sort que le ciel me destine,

Je me souvins d’un oncle à la cour de Christine ;

Puis de voir cette cour dès longtemps le désir

Me pressait ; tout à coup, je me sentis saisir

De ce besoin puissant de marcher dans la voie

Qui s’ouvre devant nous, qu’elle soit peine ou joie.

Mon oncle à cette cour est, dit-on, tout-puissant ;

Nous verrons aujourd’hui s’il reconnaît son sang,

Car je ne l’ai pas vu depuis dix ans ; en somme,

J’ignore ce qu’il est...

DESCARTES.

C’est un excellent homme.

Chez ton oncle, mon cher, pour l’intellectuel,

La nature a peu fait ; mais, pour le ponctuel,

En formant un seul homme, elle s’est ruinée.

Cet homme m’a fait croire à l’étiquette innée.

La reine l’a nommé son grand introducteur.

Qu’on emploie avec lui flatterie ou hauteur,

Rien ne l’émeut, il faut qu’à son tour chacun passe ;

Il connaît ce qu’entre eux doivent garder d’espace,

Le comte, le baron, le duc et le marquis ;

Les titres mérités et les titres acquis ;

Ceux pour qui deux battants s’ouvrent avec mesure,

Ceux qui doivent passer au trou de la serrure.

Peut-être que tu crus, en venant sur le port,

Qu’à la reine il pourrait te présenter d’abord ?

STEINBERG.

Sans doute.

DESCARTES.

Point ! il faut, auparavant, écrire

Au grand introducteur. Oh ! ce n’est point pour rire !

Il recevra la lettre, et, ce soir, te verra

Sans t’en dire un seul mol ; demain, te répondra

Pour te marquer le jour où la reine s’apprête

À te faire audience ou publique ou secrète :

Voilà la marche à suivre.

En ce moment, ou hisse les pavillons et l’on entend sur les vaisseaux des roulements de tambour qui annoncent l’arrivée de la reine. Les soldats présentent les armes.

STEINBERG.

Eh ! mais, en attendant,

Pourrai-je au moins la voir ?

DESCARTES.

Sans doute ! en regardant

Sur l’avant de ce brick ; c’est notre souveraine

Au milieu de sa cour.

STEINBERG.

Eh quoi !

LE PEUPLE, envahissant sur la jetée.

Vive la reine !

STEINBERG.

Vous ne me trompez pas ? c’est elle que voilà ?

DESCARTES.

Qu’en dis-tu ?

STEINBERG.

Je la crus plus grande que cela.

DESCARTES.

Eh bien, mon cher Steinberg, puisqu’à ce point nous sommes,

Je veux peindre à tes yeux quelques-uns de ces hommes

Qui la suivent. Des cours le terrain est glissant ;

On n’y tombe jamais sans le tacher de sang ;

Il est donc important de savoir, dans la lutte,

Qui peut nous soutenir ou hâter notre chute.

De ton drame aujourd’hui commence l’action :

C’est ce que l’on appelle une exposition.

STEINBERG.

Avant tout, cher René, parlez-moi de Christine.

DESCARTES.

Christine ! elle s’amuse à la guerre intestine,

Que rallument toujours tant d’intérêts divers ;

Renverse des complots en rimant quelques vers ;

Sous le dais ou la tente est toujours à son aise ;

Laisse là le conseil pour aller voir Saumaise ;

Quand les fonds épuisés manquent à son trésor,

Se mêle du grand œuvre et veut faire de l’or ;

En dépit des docteurs, qui la traitent d’impie,

Écrit à son cousin le roi d’Éthiopie ;

Déclare que Bragance est un usurpateur,

Et qu’elle reconnaît Cromwell lord protecteur ;

Puis, lorsque les états lui viennent, d’un air grave,

Pour maître et pour époux offrir Charles-Gustave,

Leur discours pour réponse obtient un non bien sec,

En russe, italien, latin, français ou grec,

Voilà Christine.

STEINBERG.

Ensuite ?

DESCARTES.

Être debout me lasse.

Attends, nous verrons mieux, je crois, de cette place.

Ils s’asseyent sur les degrés du palais.

STEINBERG.

Oui.

DESCARTES, désignant sur les vaisseaux Sentinelli et Monaldeschi.

Peux-tu distinguer, à leurs fronts basanés,

Ces deux Italiens ? À Florence, ils sont nés.

C’étaient de vieux amis ; un caprice de reine

De leur vieille amitié fit une jeune haine.

D’un seul mot leur pouvoir peut être apprécié.

L’un est rival heureux, l’autre disgracié.

Le premier seulement est donc vraiment à craindre.

Occupons-nous de lui, laissons l’autre se plaindre ;

Monaldeschi n’est point un de ces courtisans

Qui n’exigent, pour prix de leurs soins complaisants,

Qu’un titre, une faveur, un cordon, une place :

Pour avancer d’un pas, nul dégoût ne le lasse :

Du trône, chaque jour, on le voit s’approcher ;

Car il rampe aussitôt qu’il ne peut plus marcher.

Pour se mieux assurer la puissance suprême.

Ce qu’il veut de Christine est Christine elle-même.

Nul ne sait mieux des cours ce magique alphabet

Qui nous conduit au trône ou nous hisse au gibet.

Il n’a qu’un seul ami, qu’un confident : un page

Qui ne parle qu’à lui, dans un autre langage.

Au fanal adossé, d’ici tu peux le voir :

C’est ce jeune homme triste, au teint pâle, à l’œil noir.

Et toujours près de lui l’on voit ce page étrange,

Comme près d’un démon Dieu placerait un ange.

STEINBERG, regardant Monaldeschi.

Cet homme est jeune encor ?

DESCARTES.

Il peut avoir trente ans.

STEINBERG.

Et cet autre, qu’il suit de ses yeux insultants ?

DESCARTES.

C’est le grand trésorier Magnus de la Gardie ;

Hélas ! il eut aussi la démarche hardie,

Le front dur, les yeux secs, et le parler hautain.

Il n’a plus maintenant qu’un aspect incertain ;

C’est un type vieilli ; son crédit, qui s’efface,

À de ses traits heurtés arrondi la surface.

Sa chute se trahit à tout œil vigilant ;

Car, depuis quinze jours, il est moins insolent :

Or, un bon courtisan peut, quand il est de race,

D’avance quinze jours flairer une disgrâce.

La sienne est sûre.

STEINBERG

Bien.

DESCARTES.

Regarde cet enfant

Que du poison des cours l’innocence défend.

De sa seule beauté son jeune front se pare.

Cet enfant, c’est Ebba, la comtesse de Sparre.

Dieu laisse quelquefois échapper de ses mains

Des anges qu’il oublie aux bords de nos chemins,

Pour que le voyageur qu’un trop lourd fardeau lasse,

S’arrête consolé quand devant eux il passe.

STEINBERG.

Quel est cet homme en noir, assis ?

DESCARTES.

C’est un savant

Qui, ne parlant jamais, va toujours écrivant.

Tous les mots qu’il a dits font le quart d’un volume ;

C’est un monosyllabe à deux pieds et sans plume ;

Mais sur la danse grecque il vient, incognito,

D’imprimer à ses frais cinq tomes in-quarto.

STEINBERG.

Vrai-Dieu ! c’est fort aimable.

DESCARTES.

Ah ! Steinberg, examine

Ces hommes que tu vois s’approcher de Christine.

L’un d’eux se nomme Guême, et l’autre Pimentel ;

Pour la reine, tous deux ont un dévouement tel,

Que leurs corps, dont chacun loge l’âme d’un fourbe,

Semblent s’être à la fin changés en demi-courbe ;

Dans ce moment, Guême et Pimentel s’inclinent de chaque côté de la reine.

Si bien qu’à voir la reine entre eux, lorsqu’arrêtés,

Ils se tiennent debout tous deux à ses côtés,

De leur geste éternel applaudissant ses thèses,

On dirait une phrase entre deux parenthèses.

Ces hommes, enfermant des secrets inconnus,

Ne sont point à Stockholm sans mission venus ;

Rome, pour compléter sa couronne italique,

À besoin dans le Nord d’un fleuron catholique ;

Christine...

STEINBERG.

Vous croyez que Christine à sa foi

Renoncerait un jour ?...

DESCARTES, avec amertume.

Oh ! je ne crois rien, moi,

La vérité fût-elle à deux fois constatée ;

N’ont-ils pas dit chez vous que j’étais un athée ?

STEINBERG.

Descartes...

DESCARTES.

Je le vois, ma gaîté vous surprend ;

Amère, n’est-ce pas ? c’est celle d’un mourant

Que révolte l’arrêt auquel il va souscrire ;

Parfois, en expirant, on grimace le rire.

STEINBERG.

Sur un sombre avenir pourquoi toujours fixer

Vos yeux ? Que bien plutôt vous devriez chasser

Cette crainte de mort, que je crois être vaine !

Il se lève.

Pendant que nous causions, de ce côté la reine

Se rapproche ; voyez, d’ici, l’on saisirait

Sans doute quelques mots, de ce qu’elle dirait.

Écoutons !

CHRISTINE, à bord du vaisseau, s’adressant à Fleming.

Amiral, je ne saurais comprendre

Comment on a, chez nous, tant de peine à se rendre

À l’évidence, et par quel désastreux hasard

L’usage si longtemps l’emporte encore sur l’art.

Il semble, quand partout son progrès nous assiège,

Que les Suédois, eux seuls, les pieds pris dans leur neige,

En un culte érigeant leurs vieilles passions,

Ne peuvent point marcher au pas des nations.

Nous en sommes encore au temps d’Éric le Bègue ;

Ces trésors du passé, qu’un siècle à l’autre lègue,

Chez nous seuls méconnus, ne s’accroîtront-ils pas ?

L’Angleterre, monsieur, nous devance à grands pas ;

En marine, elle vaut mieux que nous, sur mon âme !

Si j’en sais bien juger avec mes yeux de femme,

Ces vaisseaux amarrés sous pavillon anglais,

Là-bas, sont mieux construits que ceux-ci ; voyez-les ;

Sur l’autre bord, venez !

Elle passe d’un bord à l’autre.

FLEMING.

Madame, on se hasarde

En traversant ainsi ; que Dieu vous soit en garde !

La reine disparait, accompagnée de Monaldeschi.

TOUT LE MONDE, la suivant des yeux.

Ah !...

Cris d’effroi ; grand mouvement sur le vaisseau.

FLEMING.

La chaloupe en mer...

STEINBERC, jetant manteau et pourpoint.

C’est la reine, je cours !

Il s’élance dans la mer.

LE JEUNE PAGE.

Le marquis ! le marquis ! Au secours ! au secours !

Il tombe évanoui dans les bras de Descartes. La foule se presse en tumulte sur la jetée.

 

 

ACTE I

PAULA

 

Un appartement du palais de Stockholm. Au fond, une porte qui, en s’ouvrant, laisse découvrir la mer.

 

 

Scène première

 

MONALDESCHI, SENTINELLI, GUÊME, PIMENTEL, FLEMING, MAGNUS DE LA GARDIE, LE BARON DE STEINBERG, STEINBERG, DESCARTES, puis CHRISTINE, LE PAGE, COURTISANS

 

LE BARON DE STEINBERG, faisant ranger les Courtisans, qui se pressent en foule à l’entrée de l’appartement de la reine.

La reine va venir, et l’étiquette exige

Que vous vous écartiez. – Écartez-vous, vous dis-je !

DEUX PAGES, entrant, se rangent de chaque côté de la porte.

La reine !

FLEMING, s’avançant au-devant de Christine, qui entre avec Ebba.

Oh ! Majesté, que d’éternels regrets...

CHRISTINE, continuant la conversation commencée sur les vaisseaux.

Je disais donc, monsieur, que les vaisseaux anglais,

Bien plus que nos vaisseaux, mettent au vent leurs voiles,

Et sur l’eau portent moins de bois et plus de toiles.

LE PAGE, entrant pâle, et fendant la foule.

Monaldeschi !

DESCARTES, à demi-voix.

Sauvé.

LE PAGE.

Mais où donc est-il ?

DESCARTES, lui montrant le marquis.

Là.

LE PAGE, courant à Monaldeschi.

Marquis !...

MONALDESCHI, tressaillant.

Que faites-vous ? Vous me perdez, Paula.

Pourquoi venir ici ?...

PAULA.

Monseigneur !

CHRISTINE, se retournant.

Quel tapage !...

Je ne vous savais pas, marquis, ce jeune page ;

Par un roi cependant il serait avoué...

MONALDESCHI, passant devant Paula.

C’est un jeune Romain qui m’est tout dévoué.

Et qui, voyant en moi son seul appui sur terre,

N’a pas su contenir sa joie involontaire.

Grâce...

CHRISTINE.

Mais vous prenez un inutile soin.

Grâce pour lui, marquis ? Il n’en est pas besoin.

Parmi vos serviteurs j’aime à voir qu’on vous aime.

Pour vous comme pour moi, le danger fut extrême ?

Heureusement qu’à moi vous avez eu recours,

Et n’avez point lâché ma robe de velours ;

Vous saviez que jamais ne se noie une reine...

SENTINELLI.

Et nous savons aussi qu’à notre souveraine

À la vie, à la mort il était attaché...

CHRISTINE.

On a des concetti, monsieur, à bon marché ;

Les amis sont plus chers.

LA GARDIE, s’approchant.

Mais cette catastrophe...

CHRISTINE, sèchement et l’interrompant.

Vous avez un pourpoint d’une admirable étoffe,

Qui vous sied à ravir, mais qu’un rien doit souiller.

Vous avez fort bien fait de ne le pas mouiller.

Comte Magnus. – Mais Dieu m’aurait-il par un ange

Fait tirer du péril ?... car ce sauveur étrange

Est invisible. – Oh ! si c’était quelqu’un de vous,

J’aurais déjà heurté son front de mes genoux.

LE BARON DE STEINBERG.

Ne vous étonnez pas, Majesté. – Je soupçonne

Que mon neveu, sachant que près votre personne

Je suis l’introducteur de tout noble étranger,

À la formalité ne veut pas déroger.

CHRISTINE.

Quoi ! c’est votre neveu qui m’a sauvé la vie ?

LE BARON DE STEINBERG, embarrassé.

L’étiquette par lui n’a pas été suivie

En cette occasion ; mon neveu. Majesté,

Vous vit et vous parla sans être présenté ;

Mais vous pardonnerez : dans ce péril extrême,

Il a cru qu’il pouvait se présenter lui-même.

CHRISTINE.

Et je l’en remercie. – Où donc est-il ? – Eh bien,

Beau cavalier, venez ! vous me craignez donc bien ?

Votre témérité de faiblesse est suivie ;

Vous étiez plus hardi pour me sauver la vie.

STEINBERG.

Madame, pardonnez ; mais, tremblant et surpris,

Il me semble qu’un rêve agite mes esprits ;

Et je crains que soudain ce rêve ne s’envole

Si je quitte ma place, ou dis une parole.

Je doute, je me touche...

CHRISTINE.

Après cet examen,

De vos lèvres, monsieur, touchez aussi ma main ;

Vous ne douterez plus. – À votre accent, je pense

Que vous êtes Français. Çà, quelle récompense

A mérité l’enfant d’un pays si lointain,

Qui vient au nôtre exprès pour heurter le destin ?

Sans lui, c’en était fait, vous n’aviez plus de reine,

Entendez-vous, messieurs ?

MONALDESCHI.

Oh ! notre souveraine

Avec lui ne doit pas s’acquitter à demi.

LA GARDIE.

Des titres...

SENTINELLI.

Des honneurs...

CHRISTINE.

Il sera notre ami,

D’abord... puis, s’il veut moins, il pourra prendre ensuite

Tel rang qu’il lui plaira parmi vous, à ma suite...

Donc, vous venez de France ?

STEINBERG.

Oui, reine.

CHRISTINE.

Voulez-vous

Nous dire en ce pays ce qu’on pense de nous ?

STEINBERG.

Que votre règne est beau, sublime, grandiose.

CHRISTINE.

Oh ! que c’est fatigant, toujours la même chose !

Il semble pour louer qu’ils ont tous même voix.

Descartes, asseyez-vous ; vous souffrez, je le vois.

Et notre frère Louis ?

STEINBERG.

Oh ! contre la régence

D’Anne d’Autriche, tout paraît d’intelligence ;

Par qui doit l’étouffer le trouble est fécondé.

C’est toujours Mazarin, et c’est toujours Condé,

Disputant le pouvoir aux deux côtés du trône

Et sur le front de Louis tiraillant sa couronne.

Contre le Mazarin aujourd’hui de retour,

Condé, le roi d’hier, et l’exilé du jour,

Ramène l’Espagnol, qu’il combattit naguère.

CHRISTINE.

Condé fait une tache à son harnois de guerre.

Ah ! que si la régente avait, en temps et lieu,

Su frapper et punir... ! – Et pourtant Richelieu,

Ministre a robe rouge et prêtre au cœur de bronze,

Pour Louis-Quatorze avait continué Louis-Onze.

Il comprenait le trône, et que, ses quatre pieds,

Au front des grands vassaux se trouvant appuyés,

Mal assortir leur taille était puissantes fautes ;

C’est pour ce qu’il passa sur les têtes trop hautes

La hache du bourreau comme un niveau de plomb.

Il fit gîter le trône en le mettant d’aplomb.

Se levant.

Que si j’avais été la régente de France,

Dès que j’eusse des grands soupçonné l’espérance,

En appelant contre eux à mon peuple loyal,

J’aurais conduit le roi sur son balcon royal ;

Puis, ramenant à moi ma puissance usurpée,

Couvrant mon noble enfant d’une lame d’épée,

En nous montrant tous deux, j’aurais dit sans effroi :

« Celle-ci, c’est la reine, et celui-là, le roi. »

S’asseyant.

À tout prendre, échappant à la guerre civile,

Quand le bruit du tocsin décroît dans chaque ville,

Un peuple est bien heureux ; – car, après cet effort,

Son siècle va marcher et plus large et plus fort.

Le baptême de pleurs a rajeuni sa tête :

C’est pour épurer l’air que gronde la tempête,

Et quelque homme toujours magnifique et puissant

Naît sur un sol fumé par un engrais de sang.

Continuez, monsieur ; mais changeons la nature

De l’entretien. – Que fait votre littérature ?

STEINBERG.

Les comédiens du roi donnaient, le mois dernier,

Cherchant.

Un drame de Corneille – ou, je crois, de Garnier ;

Non, c’était de Corneille.

CHRISTINE.

Et son titre est ?...

STEINBERG.

Horace.

CHRISTINE.

Qu’en dit-on ?

STEINBERG, avec conviction.

Que l’auteur n’a pas suivi la trace

Des grands maîtres ; qu’il est et trivial et bas ;

Que ce n’est point ainsi que parlent Dubartas,

Desmarets, Saint-Sorlin, Bois-Robert et Jodelle,

Qui du suprême goût ont offert le modèle.

CHRISTINE.

Et qui donc dit cela ?

STEINBERG.

L’Académie.

CHRISTINE.

Encor !

STEINBERG.

Oui, Votre Majesté ; ses membres sont d’accord

Que c’est un novateur dont le culte idolâtre

Sacrifie à Baal et perd le beau théâtre ;

Qu’eux seuls sont du bon goût arbitres signalés,

Et que Cid, et qu’Horace à bon droit sont sifflés.

CHRISTINE.

Au bruit de ces sifflets d’une troupe ennemie,

Que fait Paris ?

STEINBERG.

Paris siffle l’Académie[1].

CHRISTINE.

Oui ! lorsqu’il est écrit sur le livre du sort

Qu’un homme vient de naître au front large, au cœur fort,

Et que Dieu sur son front, qu’il a pris pour victime,

A mis du bout du doigt une flamme sublime,

Au-dessous de ces mots, la même main écrit :

« Tu seras malheureux si tu n’es pas proscrit ! »

Car à ses premiers pas sur la terre où nous sommes,

Son regard dédaigneux prend en mépris les hommes ;

Comme il est plus grand qu’eux, il voit avec ennui

Qu’il faut vers eux descendre, ou les hausser vers lui.

Alors, dans son sentier profond et solitaire,

Passant sans se mêler aux enfants de la terre,

Il dit aux vents, aux flots, aux étoiles, aux bois,

Les chants de sa grande âme avec sa forte voix ;

La foule entend ces chants, elle cric au délire,

Et, ne comprenant pas, elle se prend à rire.

Mais, à pas de géant sur un pic élevé.

Après de longs efforts, lorsqu’il est arrivé,

Reconnaissant sa sphère en ces zones nouvelles,

Et sentant assez d’air pour ses puissantes ailes,

Il part majestueux, et qui le voit d’en bas,

Qui tente de le suivre, et qui ne le pont pas,

Le voyant à ses yeux échapper comme un rêve,

Pense qu’il diminue à cause qu’il s’élève,

Croit qu’il doit s’arrêter où le perd son adieu,

Cherche dans la nuée... Il est aux pieds de Dieu !

Notre terre du Nord est une rude mère,

Steinberg, et nous n’avons point encor eu d’Homère,

De Virgile. – Pour nous, à peine l’alphabet

De science est ouvert. – Ma sœur Élisabeth

Fut plus grande que moi, non pas que je la craigne !

Mais elle avait Shakespeare pour élargir son règne ;

Les heureux Médicis ont eu Machiavel ;

Corneille est près de Louis, Milton près de Cromwell.

Se retournant et apercevant les quatre Vieillards tuteurs du royaume.

Mais ce que n’ont point France, Italie, Angleterre,

Voyez, Steinberg, ce sont, à la démarche austère,

Ces quatre grands vieillards qui s’avancent vers moi,

Qui me prirent enfant et me laissèrent roi,

À qui le sol du Nord a cédé de sa force,

Et dont le cœur est beau sous cette rude écorce.

Regardez-les, Steinberg ; ne penseriez-vous pas

Voir s’avancer les dieux de nos âpres climats ?

Comme nos vieux cyprès que la tempête assiège,

Les ouragans des cours les ont couverts de neige,

Et, sans cesse contre eux déchaînés et soufflants.

Ont fait leur barbe grise et puis leurs cheveux blancs !

 

 

Scène II

 

MONALDESCHI, SENTINELLI, GUÊME, PIMENTEL, FLEMING, MAGNUS DE LA GARDIE, LE BARON DE STEINBERG, STEINBERG, DESCARTES, CHRISTINE, LE PAGE, COURTISANS, OXENSTIERN, TROIS AUTRES VIEILLARDS

 

CHRISTINE.

Viens, Oxenstiern ! – Mon père, oh ! tu le sais sans doute,

Ta fille allait périr, si le ciel sur sa route

N’eût amené secours, ne frappant qu’à moitié ;

Car, la voyant si jeune, il l’a prise eu pitié !

OXENSTIERN.

Oui, ma fille, je sais, et nous venons encore

Te dire par nos voix que la Suède t’implore ;

Car en tes vieux tuteurs elle voit ses soutiens,

Et tombe à nos genoux, comme je tombe aux tiens.

CHRISTINE.

Mon père, que fais-tu ? Relève-toi...

OXENSTIERN.

Ma fille !

Au nom de tes aïeux, de rois vieille famille,

Au nom du grand Gustave, en notre nom à nous,

Ma fille, auprès de toi fais asseoir un époux ;

Car, s’il nous advenait, ce qu’au Seigneur ne plaise,

Que nous te perdissions, combien en serait aise

Chaque autre nation qui jalouse nos vœux !

Et nous, qui sait combien nous serions malheureux !

Mais, si de ton hymen un rejeton illustre

De ton règne après toi continuait le lustre,

Nous aurions, accusant le destin de rigueur,

Des larmes dans les yeux, mais de l’espoir au cœur.

Que si, du trône ainsi renforçant l’équilibre,

Tu consens à nos vœux, nous te laisserons libre

Du choix de ton époux ; – puis nous lui jurerons,

Quel qu’il soit, d’obéir, et nous obéirons.

Tous les yeux se tournent vers Monaldeschi.

CHRISTINE.

Oui, tu dis vrai, mon père, et la voix de ta bouche

Comme la voix de Dieu me convainc et me touche ;

Oui, tu dis vrai, mon père ; – et, depuis bien longtemps,

Je nourris un projet ; – qu’on le sache ! il est temps !

Mai finit aujourd’hui sa dernière journée,

Que, le seize de juin de la présente année,

Les quatre ordres d’états, à ma voix appelés,

Dans mon palais d’Upsal se trouvent assemblés ;

Là, je m’expliquerai.

OXENSTIERN.

Bien, ma fille.

CHRISTINE.

Mon père,

Allons supplier Dieu que ce jour soit prospère :

Dans son temple venez prier à deux genoux,

Car Dieu seul est puissant ! – Vous, messieurs, suivez-nous.

Tous les courtisans sortent. Monaldeschi reste le dernier et va vivement à Paula.

 

 

Scène III

 

MONALDESCHI, PAULA

 

MONALDESCHI.

Sur le premier vaisseau voguant pour l’Italie,

Vous partirez, Paula.

PAULA.

Marquis, je vous supplie !

MONALDESCHI.

Vous partirez !...

PAULA.

Marquis, au nom du ciel, restez.

Oh ! je veux vous parler un instant, écoutez,

Écoutez-moi !

MONALDESCHI.

J’écoute.

PAULA.

Est-ce ma faute, dites,

Si l’effroi m’arracha ces paroles maudites ?

Je vous avais cru mort ; quand je rouvris les yeux,

Je vous revis vivant. – Oh ! mon cœur trop joyeux

D’un bonheur aussi grand ne put porter la charge ;

Mon sein pour l’enfermer n’était pas assez large !

Il devait s’exhaler en paroles, en cris ;

Et, pour ce crime, – toi, – c’est toi qui me proscris !

MONALDESCHI.

Pourquoi me suivre ici ?

PAULA.

Pourquoi ! – Pourquoi mon âme

S’en va-t-elle avec toi quand tu t’en vas ?

MONALDESCHI.

Madame !

PAULA.

Monaldeschi, pardonne. – Oh ! si je l’avais su,

Que le moindre soupçon en dût être conçu,

Oui, je serais restée, et triste et résignée,

De mon Monaldeschi tout le jour éloignée,

Tout le soir, sans d’un mot accuser sa rigueur,

Comptant chaque seconde aux élans de mon cœur ;

Puis, lorsque tu serais rentré, sur ton visage

Du sort qui m’attendait épiant le présage,

J’aurais ri, si j’avais vu ton front éclairé,

Et, si je l’avais vu triste, j’aurais pleuré !...

MONALDESCHI.

Oui, Paula, vous m’aimez, je le crois...

PAULA.

Quel blasphème !

Tu le crois ! tu n’en es pas certain ! – Mais je t’aime

Comme au jour où mon cœur, cédant à tous tes vœux,

Se fondit en amour dans mes premiers aveux ;

Comme au jour où, glissant de ta lèvre à mon âme,

Ton baiser dévorant passa comme une flamme ;

Comme au jour où, pour toi désertant mon pays,

Ma mère et mon devoir furent tous deux trahis.

Eh bien, souffrant par toi, pour toi, quelquefois ai-je,

Sous ce ciel nébuleux et sur ce sol de neige,

Ai-je, par un soupir, par un mot, regretté

Mon ciel brillant et pur et mon sol enchanté ?

Suis-je – lorsque j’appris qu’aux anges réunie,

Ma mère, dont j’avais fait la longue agonie,

Était, dans sa douleur et dans son abandon,

Morte sans prononcer sur moi le mot pardon, –

Suis-je venue en pleurs et d’une voix amère

Te dire : « Tu m’as fait maudire de ma mère ?... »

MONALDESCHI.

Non, tu fus bonne et douce.

PAULA.

Et, lorsque de ta main

Je reçus ces habits, et que, sans examen,

Je les mis, t’ai-je dit ce que souffrait mon âme ;

Que je devinais tout... qu’aux regards d’une femme,

C’était pour me cacher que ton soin déguisait

Mon sexe ? Et dans mon cœur l’enfer me le disait

Pourtant ! – Non, dans ce cœur palpitaient mes blessures,

Et le sourire encor recouvrait mes tortures,

Et mes accents joyeux te dérobaient mes maux,

Quand j’aurais tout donné pour pleurer à sanglots !

Mon Dieu !...

MONALDESCHI.

Je t’aimais, oui, – Paula, je t’aime encore ;

Mais ne comprends-tu pas quel espoir me dévore ?

Quand à Stockholm, au sein d’une autre nation,

J’apportai les projets de mon ambition,

J’étais loin d’espérer que jamais souveraine

Daignerait m’accueillir sous son manteau de reine :

Elle l’a fait ! Sais-tu ce que peut être un jour

L’homme qui de Christine aura surpris l’amour ?

Cet homme, eh bien, c’est moi : chaque jour, enlacée

Dans mes mille replis, je la tiens plus pressée ;

Un pas encore, et maître et roi publiquement,

Je m’assieds sur le trône à ma place d’amant.

N’as-tu pas entendu ? maintenant, elle implore

La grâce du Seigneur ; mais le nom qu’elle adore

Pour elle vibrera jusque dans le saint lieu,

Et la voix de son cœur sera la voix de Dieu.

Tu parles de douleur, tu parles de torture :

Pour oser en parler, aurais-tu d’aventure

Vu, découvert à nu le cœur d’un favori.

Quand pendant un long jour à tout il a souri ?

Ô mon Dieu ! qu’est-ce donc que le bras qui nous pousse ?

Quand notre vie aurait pu passer libre et douce,

Marcher dans cet enfer, où des démons, riant,

Nous suivent pas à pas d’un regard flamboyant ;

Monter aux flancs roidis d’une montagne aride,

Sans que rien en chemin nous soutienne ou nous guide ;

Ne s’arrêter jamais qu’afin de ramasser

Un cordon qu’on ne peut prendre sans se baisser ;

Sentir trembler sous soi, de sa fortune esclave,

Un sol mouvant pétri de cendres et de lave ;

Monter, monter encor, toujours, – et n’oser pas

Se retourner jamais pour regarder en bas,

De peur qu’épouvanté des hauteurs où nous sommes,

Nous ne retombions nous briser parmi les hommes.

PAULA.

Ah ! j’ignorais qu’il fût des supplices si grands.

Oui, tu l’avais bien dit, c’est affreux ! je comprends...

Eh bien, puisque c’est moi qui suis la plus heureuse,

Laisse-moi soutenir ta marche aventureuse.

Pour le faire oublier les affronts essuyés,

Il te faut à ton tour à fouler à tes pieds

Quelqu’un. – Ah ! garde-moi, je serai ta servante ;

Tout ce qu’une amour pure ou délirante invente

De bonheurs, oui, pour toi je les inventerai ;

Quand tu me maudiras, moi, je te bénirai ;

J’aurai des mots d’amour qui te guériront l’âme.

Garde-moi ! je consens qu’une autre soit ta femme ;

Je promets de l’aimer, d’obéir à sa loi ;

Se jetant à son cou.

Mais, par le Dieu vivant, garde-moi, garde-moi !...

MONALDESCHI.

Non, la reine t’a vue et peut te voir encore,

Apprendre d’un seul mot ce qu’il faut qu’elle ignore.

Dans un sombre regard, j’ai vu Sentinelli

Fixer sur toi ses yeux de tigre : – j’ai pâli...

Pour que tu restes, – non, – trop de terreur m’assiège.

Si la reine voulait te voir, que lui dirais-je ?

PAULA.

Oh ! n’est-ce que cela ? Partout où tu voudras,

Ne puis-je me cacher, moi ? Veux-tu ? Tu diras

Tout ce que ton esprit inventera. Qu’importe !...

Dis que je suis partie ou dis que je suis morte,

Si c’est mieux. – N’as-tu pas, dis-moi, dans ta maison,

Quelque coin, quelque tour, quelque étroite prison,

Sans issue au dehors, obscure, sans fenêtre,

Où jamais un rayon de soleil ne pénètre ?

J’y resterai toujours ; on ne pourra savoir

Où je suis, si je vis ; nul ne pourra m’y voir

Que toi ; tu me diras dans ma sombre demeure,

Quand tu seras sorti, si tu veux que je pleure,

Ou non ; – toi seul viendras me donner l’eau, le pain,

Et, quand tu m’oublieras, j’aurai soif, j’aurai faim !...

MONALDESCHI.

Paula...

PAULA.

Monaldeschi, vois mes pleurs sur mes joues,

Mes tourments oubliés, ceux auxquels tu me voues ;

Avant ces pleurs déjà tant de pleurs sont passés,

Que je ne suis plus belle aujourd’hui, je le sais.

Tu m’en veux, et pourtant c’est ton amour fatale

Qui m’a rendu l’œil sombre et m’a fait le front paie.

Se traînant sur ses genoux.

Mon corps faible, en tes bras tant de fois soulevé,

À tes pieds se meurtrit, rampant sur le pavé ;

Veux-tu mon sang, mes jours ? Prends mon sang, prends mon âme ;

Ouvre avec ton poignard ma poitrine de femme.

Que j’y sente mon cœur entre tes mains broyé.

Et je souffrirai moins que je souffre. – Oh ! pitié !

MONALDESCHI, attendri.

Paula !...

PAULA.

Pitié, mon Dieu !

MONALDESCHI, la relevant.

Dis-moi... Voyons, écoute.

Si tu pouvais rester, je le voudrais sans doute.

PAULA, se jetant dans ses bras.

Monaldeschi...

On entend la cloche du temple où prie Christine.

MONALDESCHI.

Qu’entends-je ! – À la reine voilà

Dieu qui parle de moi.

La repoussant.

Vous partirez, Paula.

Il sort.

 

 

ACTE II

 

CHARLES-GUSTAVE

 

La salle du trône au palais d’Upsal.

 

 

Scène première

 

CHRISTINE, entrant, suivie d’UN HUISSIER et d’un AUTRE HOMME, PAULA, cachée derrière un rideau

 

CHRISTINE, à l’Huissier, qui lui remet une lettre. Lisant.

Donnez. « Charles-Gustave, à vos ordres rendu,

Est au palais d’Upsal à l’instant descendu.

Seize juin. » Est-ce tout ?

L’HUISSIER.

Oui, Majesté.

CHRISTINE, montrant la seconde personne.

Cet homme ?...

L’HUISSIER.

Est votre architecte...

CHRISTINE.

Ah ! monsieur, l’on vous renomme

Pour votre promptitude et votre habileté.

L’ARCHITECTE.

Reine !...

CHRISTINE.

Un grand homme est mort. Il aurait mérité

De ne point expirer sur la terre étrangère ;

La terre où l’on naquit au cercueil est légère.

Dans l’église d’Upsal, élevez son tombeau.

Comme un tombeau de roi, je le veux grand et beau,

Point d’éloges surtout dont le bon goût s’écarte ;

Gravez-y seulement son nom : René Descartes...

L’Huissier et l’Architecte sortent ; tandis que Christine les suit des yeux, Paula sort de derrière le rideau où elle était cachée, et se met à genoux.

PAULA.

Majesté ! Majesté !

CHRISTINE.

Hein !... Que me voulez-vous,

Enfant ?

PAULA.

Oh ! Majesté, je suis à vos genoux.

CHRISTINE.

Où vous ai-je donc vu, mon beau page ? Il me semble

Que nous avons déjà dû nous trouver ensemble.

PAULA.

Au palais de Stockholm, le jour...

CHRISTINE.

Je me souviens.

Vous êtes au marquis, n’est-ce pas ? Allons, viens...

Relève-toi... J’avais oublié cette histoire.

PAULA.

Elle doit plus longtemps rester en ma mémoire,

À moi...

CHRISTINE.

Vous êtes donc au marquis ?

PAULA.

Majesté,

Je ne suis plus à lui depuis...

CHRISTINE.

En vérité,

Notre grand écuyer vous devait, que je pense,

Pour votre dévouement meilleure récompense.

Qu’avez-vous donc fait ?

PAULA.

Rien.

CHRISTINE.

Rien ?...

PAULA.

Rien, sur mon honneur !

Mais le marquis me craint.

CHRISTINE.

Il vous craint ?

PAULA.

Son bonheur

Dépend d’un grand secret dont je suis seul le maître

Avec lui.

CHRISTINE.

Ce secret quel est-il ?

PAULA.

Oh ! peut-être

Plus que je ne le suis devrais-je être discret ;

Car vous aussi, madame, êtes de ce secret.

CHRISTINE.

Çà, mon fils, la harangue est bien mystérieuse.

De savoir nos secrets nous sommes curieuse :

Expliquez-vous donc vite...

PAULA, laissant tomber sa tête dans ses mains.

Oh ! je l’avais bien dit

Que vous vous fâcheriez... C’est que je suis maudit...

CHRISTINE.

Non. Voyons, qu’est cela ?... Cette crainte est trop forte ;

D’avance, quel que soit ton tort, peu nous importe.

Nous t’absolvons.

PAULA.

Eh bien, madame, vous savez

Qu’à Stockholm, tous les deux, nous sommes arrivés

D’Italie... ensemble.

CHRISTINE.

Oui, je le sais.

PAULA.

Et peut-être

Vous a-t-il dit aussi qu’excepté lui, mon maître,

Au milieu de ce monde auquel j’ai dit adieu,

Je n’avais d’autre espoir que dans la tombe et Dieu.

CHRISTINE.

Je le sais, vous n’avez plus ni père ni mère.

PAULA.

Jugez donc si jamais douleur fut plus amère

Que la mienne, aussitôt qu’il m’eut dit qu’il fallait

Que je partisse !

CHRISTINE.

Vous, le quitter ?

PAULA.

Qu’il voulait

Que d’un exil sans fin ma faveur fût suivie,

Et que je ne devais le revoir de ma vie !

CHRISTINE.

À quelle occasion vous a-t-il dit cela ?

Voilà ce que je veux savoir...

PAULA.

C’est que voilà

Ce que je n’ose dire, à vous.

CHRISTINE.

Miséricorde !...

Vous me criez merci, d’avance je l’accorde,

Sans demander pourquoi vous voulez ce pardon ;

Et puis vous hésitez ?... Mais, vrai-Dieu ! parlez donc !

PAULA.

Eh bien, vous comprenez que, n’ayant que mon maître,

Ne le quittant jamais... je devais le connaître

Comme je me connais, et que tout sentiment

Qui frappait sur son cœur, presque au même moment

Retentissait au mien ; c’est ainsi que mon âme

Christine fait un mouvement.

Devina qu’il aimait, avant mes yeux. – Madame,

Je vous l’avais bien dit ; – mais, si vous le voulez,

Je puis me taire encor. Dites un mot...

CHRISTINE.

Parlez !...

PAULA.

C’est ainsi que, voyant sa tristesse croissante,

Je sus que son amour serait longue et puissante ;

Ainsi je devinai, voyant moins soucieux

Son front, que sur la terre il espérait les cieux,

Être aimé ! Son espoir bientôt fut de la joie,

Il l’était ! Ces cheveux où votre main se noie,

Madame, ne sont pas et plus beaux et plus noirs

Que ceux qu’avec amour il baisait tous les soirs.

Puis sa joie augmenta... c’était presque un délire...

Il pleurait... et soudain se reprenait à rire...

Un soir que je rentrais, je vis, oh ! sans chercher

À le voir, un portrait !... Entendant s’approcher

Quelqu’un, il le cacha... trop lentement encore ;

Car c’était le portrait de celle qu’il adore.

Ainsi que vos cheveux, les siens étaient ornés

D’une couronne.

CHRISTINE, se soulevant sur son fauteuil.

Hein !

PAULA.

Madame, pardonnez !

Tant de hardiesse aura récompense sanglante

Peut-être... Vengez-vous...

CHRISTINE, souriant.

Étais-je ressemblante ?

PAULA.

Oh ! oui !... car ce portrait, objet de tant d’ardeur,

Fut, depuis qu’il l’obtint, nuit et jour sur son cœur.

CHRISTINE.

Un vieux flatteur, enfant, pour mon âme attendrie,

N’aurait pas inventé meilleur flatterie

Que ce que tu dis là... Tu veux donc d’un seul coup

Avoir beaucoup de moi.

PAULA.

Reine !... oui, je veux beaucoup

Car je n’ai pas tout dit. Le jour où vous promîtes

De choisir un époux, aujourd’hui même, dites

Avez-vous oublié que, dans son cœur d’amant,

Chaque mot pénétrait et tremblait sourdement,

Comme un stylet lancé par une main trop sûre

Frappe à fond, et longtemps tremble dans la blessure ?

Voilà ce qu’il souffrit... Et, le soir, en rentrant,

Cet homme heureux hier, aujourd’hui délirant,

De son amour cessa de me faire mystère ;

Me dit tout, puis pensa qu’il eût dû tout me taire,

Et que me mettre en tiers dans un secret royal

Était affreux, fussé-je un confident loyal.

C’est alors qu’il voulut, peut-être avec justice,

Que de Stockholm pour Rome à l’instant je partisse.

J’implorai... Pour garant, j’offris mon sang, mes jours,

S’il cessait de vouloir... mais il voulut toujours.

Alors je me sauvai, fou, délirant, stupide ;

Puis, à travers le front comme un éclair rapide,

Un espoir me passa ; je sentis qu’il fallait

Partir, et je me dis : « Si la reine voulait,

Je ne partirais pas ; qu’elle veuille, et, fidèle

À l’ordre qui, pour moi, vers lui descendra d’elle

Monaldeschi pourra me rattacher à lui. »

Je vous suivis partout... mais ce n’est qu’aujourd’hui

Que j’eus ce grand bonheur de voir ma souveraine,

Pour tomber à ses pieds que je supplie... ô reine !...

CHRISTINE.

L’homme qu’un autre homme aime et peut aimer ainsi,

Doit être grand et bon... Viens, mon enfant, merci !

Je l’ignorais encor, tu me l’as fait connaître.

Oh ! non... tu ne dois pas, enfant, quitter ton maître.

Garde-nous les secrets confiés à ta foi ;

J’accueille ta prière en l’attachant à moi.

PAULA.

À vous, madame, à vous ! vous vous trompez, je pense ?

CHRISTINE.

Non, ton amour pour lui mérite récompense ;

Le marquis t’en doit une, et je veux l’acquitter.

Reste donc avec moi pour ne le plus quitter.

PAULA.

Mais...

CHRISTINE.

Assez. Qu’est cela ? Ton nom ?

PAULA.

Paulo.

CHRISTINE.

Ton âge ?

PAULA.

Quinze ans.

CHRISTINE.

Paulo, je vais te charger d’un message

Secret... Charles-Gustave arrive en ce moment

Dans ce château d’Upsal ; vers cet appartement,

Sans que personne ici vous entende ou vous voie,

Tu pourras l’amener. Cette secrète voie,

En tournant le palais, à sa chambre conduit ;

Tu prendras un flambeau, car tu vois qu’il fait nuit

Dans ce passage. – Ah ! tiens, la clef de l’autre porte.

PAULA, à part, en sortant.

Ai-je réussi ? – Non. Mais je reste. – Qu’importe !

 

 

Scène II

 

CHRISTINE, seule

 

Oh ! que c’est un spectacle à faire envie au cœur,

Que voir ce sentiment, de tout autre vainqueur,

Cette ardente amitié qui soi-même s’oublie,

Et que mes courtisans appelleraient folie !

Ce miracle du cœur, Monaldeschi, pour toi,

Peut à la voix de Dieu naître ; – tu n’es pas roi.

Que c’est une effrayante et sombre destinée,

Que celle de cette âme au trône condamnée !

Qui pourrait vivre, aimer, être aimée à son tour ;

Qui, dans elle, sentait palpiter de l’amour,

Et qui voit qu’à ce faite où le destin la place,

Tous les cœurs sont couverts d’une couche de glace,

Comme au haut d’un grand mont le voyageur lasse,

Part tout brûlant d’en bas, puis arrive glacé.

Sans qu’un éclair de joie un seul instant y brille,

User à le rider son front de jeune fille,

Sentir une couronne en or, en diamant,

Prendre place à ce front d’une bouche d’amant ;

Marcher sur du velours, mais, partout où nous sommes.

Sentir que nous marchons sur la tête des hommes ;

Voir tous ceux sur lesquels nos pieds ne pèsent pas,

Qui relèvent le front, et qui grondent tout bas ;

Deviner, quand de près notre œil les examine,

Sous chaque habit croisé, couvrant chaque poitrine,

Une main qui se cache en cachant un poignard...

César, Ladislas-Six, Henri-Quatre, Stuart !...

La foule... flot bruyant qui mugit et qui roule,

Dès qu’un trône s’élève, ou qu’un trône s’écroule,

La foule, forte, immense, hydre aux cent mille pieds,

Par qui passent les rois constamment épiés,

Qui dans l’ombre sans cesse autour de nous tournoie,

Nous suit de tous ses yeux, et dont chaque œil flamboie ;

Se dresse devant nous à notre lit de mort,

Et qui, si nous souffrons, soudain crie au remord ;

Bourdonne pour troubler la royale agonie,

Ne nous quitte pas même alors qu’elle est finie ;

Et, sur la tombe fraîche où nous fuyons en vain,

Pour funèbre oraison, ne dit qu’un mat : « Enfin !... »

Voilà te qu’est régner... À travers la vallée,

Courir en se jouant, bruyante, échevelée,

Vivre d’air, de bonheur, de joie ; à tout moment,

Rire avec des éclats ou pleurer librement ;

Choisir avec son cœur parmi tous un seul homme,

Qu’on aimera ; l’aimer ! – visiter Paris, Rome ;

Être seule avec soi... n’avoir pas toujours la,

L’histoire qui vous dit : « Ne faites pas cela. »

N’être plus d’aucun poids au mouvant équilibre

De ce monde... voilà ce que c’est qu’être libre !

Elle entend du bruit et se retourne.

Le prince ?... Ah ! bien !

À Paula, qui entre.

– Passez dans cet appartement,

Jeune homme, et laissez-nous...

Paula sort.

 

 

Scène III

 

CHRISTINE, CHARLES-GUSTAVE

 

CHARLES-GUSTAVE.

Ô Majesté ! comment

Pourrai-je... ?

CHRISTINE.

Écoutez-moi, la circonstance est grave,

Et j’ai de hauts desseins sur vous, Charles-Gustave.

Il m’a plu vous nommer un jour grand amiral,

Puis gouverneur d’Heilbronn, ensuite général

De mes troupes, puis duc, et puis encore prince

Palatin de Pologne, avec une province

À vous, et puis, enfin, présomptif héritier

Du trône, s’il advient qu’avec moi tout entier

Mon nom meure ; à la cour, pas un qui ne vous cède

Le pas, car je vous ai fait le second en Suède ;

Mais ce n’est point assez, et pour vous et pour moi ;

Il me plaît aujourd’hui que je vous fasse roi...

Vous l’êtes !

CHARLES-GUSTAVE.

Majesté, que votre auguste aïeule...

CHRISTINE.

Il me plaît maintenant que vous me laissiez seule :

J’irai vous retrouver quand il en sera temps...

Charles-Gustave entre dans l’appartement de Christine.

 

 

Scène IV

 

CHRISTINE, puis MONALDESCHI

 

Christine sonne ; un Page entre.

CHRISTINE, au Page.

Appelez le marquis.

Monaldeschi entre.

– Marquis, je vous attends.

MONALDESCHI.

Majesté, me voici, prêt à suivre ou transmettre

Vos ordres.

CHRISTINE.

Ce n’est point cela : venez vous mettre

Ici. Pour vous parler, j’ai de fortes raisons !

Asseyez-vous, marquis, sur ce siège, et causons.

MONALDESCHI, regardant autour de lui.

Madame...

CHRISTINE.

Nul ne peut nous voir ni nous surprendre,

Quittez donc l’étiquette.

MONALDESCHI.

Oh ! si j’ose comprendre,

Vous daignez m’accorder un de ces doux moments

Qui me feraient sourire au milieu des tourments

Les plus affreux.

CHRISTINE.

Marquis, toujours je vous écoute

Avec joie, et pourtant le ciel sait que je doute...

MONALDESCHI.

Vous doutez ? mon Dieu ! dis-moi, pour rassurer

Le cœur aimé qui craint, par quoi faut-il jurer ?

Quel est le saint puissant, la puissante madone,

Qui, lorsqu’on jure en vain, jamais ne le pardonne ?

Dis-moi leurs noms, mon Dieu, car je veux aujourd’hui,

Pour rassurer son cœur, jurer par elle et lui !

CHRISTINE.

Point de serments, marquis ; l’éclat qui m’environne,

Le feu des diamants que jette ma couronne,

N’a-t-il pas, dis-le-moi, de ton esprit vainqueur,

Plus ébloui tes yeux, que moi séduit ton cœur ?

MONALDESCHI.

Ô Christine ! pourquoi me faire cette injure ?

Moi, t’aimer pour ton rang ? Oh ! non, je te le jure,

Que, quel que fût le rang que le ciel t’eût donné,

J’aurais aimé ton front même découronne,

Partout... Oui, si j’avais vu dans l’Andalousie

Tes yeux noirs à travers la verte jalousie,

J’aurais aimé tes yeux ! Le théorbe à la main,

Assise au fût brisé d’un vieux tombeau romain,

Chantant un chant d’amour, si je t’avais trouvée,

J’aurais aimé ton chant, car je t’avais rêvée !

Et, de mon vague amour éprouvant le pouvoir,

Je croyais te connaître avant que de te voir.

Oh ! oui, j’avais osé, dans mes songes de l’âme,

Créer un ange à moi sous des formes de femme ;

Il avait ce regard et ce sourire-là,

Et, lorsque je te vis, je me dis : « Le voilà ! »

CHRISTINE.

Que les yeux du Seigneur regardent dans ton âme

Si tu dis vrai, marquis ; car jamais une femme,

Dans son amour puissant, ne fera pour un roi

Ce que, reine, aujourd’hui, je vais faire pour toi !

Qu’on ouvre.

On ouvre ; tous les Courtisans entrent.

Je reviens avec sceptre et couronne.

Attendez-moi, marquis.

MONALCESCHI.

Où, reine ?

CHRISTINE.

Au pied du trône.

Le Marquis lui baise la main et va, lorsqu’elle est sortie, se placer le pied sur la première marche du trône.

 

 

Scène V

 

MONALDESCHI, TOUS LES COURTISANS, puis CHARLES-GUSTAVE

 

LA GARDIE, entrant avec le baron de Steinberg.

Avez-vous vu, baron ? il vient de déposer,

Devant nous, sur la main de la reine un baiser ;

Il ne se cache plus ; sa victoire est complète,

Un baiser sur la main !...

LE BARON DE STEINBERG.

Ce n’est pas d’étiquette,

J’en conviens.

LA GARDIE, à Sentinelli.

Vous l’avez peut-être aussi vu, vous ?

SESTINELLI, d’un air sombre.

Oui.

PIMENTEL.

Guême, nous pouvons rendre grâce à genoux

Au ciel. À nous servir je crois que Dieu s’applique.

Le marquis sera roi ; c’est un bon catholique.

GUÊME.

Mais d’où vient qu’on reçoit ici l’ambassadeur

De Portugal ?

PIMENTEL.

Celui de milord protecteur

S’y trouve bien.

OXENSTIERN, montant derrière le trône avec les trois autres Vieillards.

Amis, reprenez votre place

Près du trône. Aujourd’hui, du fardeau qui vous lasse,

À qui doit le porter nous remettrons le poids !

Placez-vous, mes amis, pour la dernière fois.

LA GARDIE, à Sentinelli.

Regardez-donc, il a sur le velours du trône

Déjà posé le pied.

SENTINELLI.

Pour mettre la couronne,

Dites-moi, croyez-vous, baron, qu’il ôtera

Son chapeau, qu’avec nous il garde ?

LE BARON DE STEINBERG.

Il le devra !

Les grands d’Espagne seuls, lorsqu’ils sont en présence

Du roi, gardent le leur ; c’est un droit de naissance !

STEINBERG.

Mon oncle, la comtesse Ebba doit-elle ici

Accompagner la reine ?

LE BARON DE STEINBERG.

Oui, sans doute.

STEINBERG.

Merci !...

LE BARON DE STEINBERG.

Elle est dame d’honneur. Beau titre !

STEINBERG.

Oh ! peu m’importe !

La porte de la reine s’ouvre ; un Huissier paraît.

SENTINELLI.

Voilà sa royauté qui vient par cette porte ;

Messieurs, à tout espoir il nous faut dire adieu !

L’HUISSIER, annonçant.

Le prince palatin, Charles-Gustave.

MONALDESCHI, tressaillant.

Dieu !...

L’héritier présomptif !...

SENTINELLI.

Oh ! pour une couronne,

Ils sont deux maintenant. Un de trop !

LE BARON DE STEINBERG, s’avançant.

Près du trône.

Altesse, l’étiquette a marqué votre rang.

CHARLES-GUSTAVE.

J’y vais monter avec la reine.

MONALDESCHI, d’une voix sourde.

Tête et sang !...

 

 

Scène VI

 

LES COURTISANS, CHARLES-GUSTAVE, CHRISTINE, suivie du COMTE DE BRAHÉ, qui porte le globe royal, et du COMTE DE GORLZ, qui porte la main de justice

 

L’HUISSIER.

La reine !

CHRISTINE.

À tous salut ! Que Dieu nous ait en garde ;

Car c’est nous aujourd’hui que le monde regarde.

Il tournera les yeux vers d’autres dès demain.

Prince Charles-Gustave, offrez-moi votre main,

Elle monte quelques marches du trône.

Et restez là. – Messieurs, ce jour aura, j’espère,

Un heureux résultat. – Le croyez-vous, mon père ?

LA GARDIE, s’inclinant.

Reine, nous en avons tous la conviction.

CHRISTINE.

Comte, nous acceptons votre démission

De grand trésorier.

LA GARDIE.

Quoi ! j’aurais pu vous déplaire ?

CHRISTINE, à Steinberg.

Je vous fais chevalier de l’Étoile polaire,

Steinberg.

STEINBERG.

Ô Majesté !

CHRISTINE.

Vous avez le cordon

De l’Aigle de Suède.

STEINBERG.

Ô madame !

CHRISTINE, après avoir jeté un regard autour d’elle.

Qu’est-ce-donc ?

Dans mon palais d’Upsal, l’envoyé de Bragance !

Comte de Gondemar, c’est par trop d’arrogance.

Bragance se méprend en nous traitant d’égal :

Philippe-Quatre seul est roi de Portugal.

À l’ambassadeur de Cromwell.

Monsieur de Whitelock, dites à votre maître

Que Christine aujourd’hui devant tous fait connaître

L’alliance signée avec lui. – Pour milord,

Vous lui direz, à lui, que je l’estime fort.

Vous le voyez, messieurs, par sa faveur très haute

Dieu veut qu’en ce moment rien ne nous fasse faute.

D’une durable paix je lui dois la douceur ;

L’Angleterre nous aime et nous nomme sa sœur !

À la Suède la France est toute dévouée ;

Seul, l’empire est fidèle à la haine vouée

Entre nous... Mais son aigle est faible et saigne aux flancs

Car le lion du Nord la secoue en ses dents ;

Et, palpitante encor des dernières défaites,

Un seul coup maintenant tranchera ses deux têtes.

Quand mon père à Lutzen succomba triomphant,

Éveillée en sursaut dans mon berceau d’enfant,

Faible, je me levai ; j’avais quatre ans à peine

Je regardai mon peuple. Il dit : « Voilà la reine ! »

Je grandis vite ; car, avec son bras puissant,

La gloire paternelle était là me berçant ;

Je grandis vite, dis-je, et j’endurcis mon âme

À ces travaux qui font que je ne suis point femme :

Je suis le roi Christine ! – Et, dites-moi, plus fort

Mon trône a-t-il pesé sur vous de cet effort ?

Non. Quand le ciel était noir et chargé d’orages,

Quand pâlissaient les fronts, quand pliaient les courages,

Je vous disais : « Enfants, dormez, le ciel est beau, »

Et je vous abritais sous mon vaste manteau ;

Mais, comme ce géant qui soutient les deux pôles,

J’ai courbé sous leur poids mon front et mes épaules.

Je voudrais maintenant, pour les jours qui viendront,

Relever mon épaule et redresser mon front,

Car je suis fatiguée. Eh bien, qu’un autre porte

La charge qui me lasse et me paraît trop forte.

Mon rôle est achevé. – Le tien commence ; – à toi

La couronne. – Salut, Charles-Gustave roi !

Prenant le globe des mains de Brahé.

Reçois de tes deux mains ce monde que j’y jette ;

Christine n’est plus rien que ton humble sujette.

Monte au troue, Gustave !

OXENSTIERN, tremblant.

Ô reine ! écoute-nous

Avant que d’abdiquer... Comtes, ducs, à genoux !

Aux Vieillards.

À genoux ! vous aussi, pour lui faire comprendre

Qu’aussi bas qu’elle croit elle ne peut descendre ;

Que, malgré son vouloir, tous les genoux plieront,

Et qu’elle doit toujours nous dépasser du front.

Seul je te parlerai debout, car je t’adjure !

Le plus vieux des vieillards, Christine, t’en conjure,

Renonce à ton dessein, c’est un dessein fatal !

Pour quitter tes Suédois, que t’ont-ils fait de mal ?

Crois-moi, plus d’une fois au pied du sanctuaire,

Charles-Quint, regrettant la pourpre sous la haire,

Et pleurant un exil qu’il s’était seul donné,

Sur le marbre frappa son front découronné...

Et tu ferais ainsi ? – Dans ta tête profonde,

Dis-moi, que comptes-tu mettre en place du monde ?

Tu le regretteras.

CHRISTINE.

Mon père, embrassez-moi.

On se relève.

Merci !... merci !... – Salut, Charles-Gustave roi !

Ce n’est point le projet d’une ardeur insensée ;

C’est un projet longtemps mûri dans ma pensée,

Qui, longtemps combattu, s’accrut par cet effort,

Et qui vient d’en sortir plus constant et plus fort :

Ne m’en parlez donc plus. – Brahé, viens à ta reine

Rendre un dernier devoir, où ta place t’enchaîne ;

Viens, Pierre de Brahé, comte et sujet loyal,

Détacher ma couronne et mon manteau royal.

LE COMTE DE BRAHÉ.

Ôter votre manteau... moi ?... – votre diadème ?

Oh ! non, jamais.

CHRISTINE.

Eh bien, je te les rends moi-même.

Des insignes royaux que Charles soit orné.

On présente à Charles-Gustave la couronne sur un coussin de velours ; il l’essaye et la remet sur le coussin ; un grand de l’État porte le manteau royal.

UN HÉRAUT D’ARMES, au peuple.

Charles-Gustave, roi, vient d’être couronné.

Vive Charles-Gustave !

CHRISTINE, descendant deus marches et prenant une attitude de suppliante.

À mon tour, je désire

Dons et faveur ; veuillez me les octroyer, sire.

De mes vastes États, que je quitte si beaux,

Vous plaît-il m’accorder, sire, quelques lambeaux ?

CHARLES-GUSTAVE.

Ordonnez.

CHRISTINE.

Comme bien personnel, je demande

Les îles de Gottland, d’Usedom, et d’Olande,

Et d’Osel. – Je voudrais et Pole, et Nyckloster,

Et Wolgast, et que nul ne me les pût ôter,

Pas même vous. – Ces biens me suffiront pour vivre.

CHARLES-GUSTAVE.

Vous les avez.

CHRISTINE.

J’entends que l’on me laisse suivre

Par tous ceux qui voudront s’en aller où je vais,

Et partager mon sort, qu’il soit bon ou mauvais ;

D’une voix forte.

J’entends avoir sur eux droit de justice haute ;

Et, quel que soit le roi dont je devienne l’hôte,

Il n’aura rien à faire aux gens de ma maison,

Et j’y pourrai punir de mort la trahison.

CHARLES-GUSTAVE.

Vous en aurez le droit.

CHRISTINE.

Maintenant, je désire

Que vous alliez au temple et rendiez grâce, sire,

Au Seigneur, qui m’a dit : « Fais de Gustave un roi ; »

Et que vous y priiez pour l’État et pour moi.

CHARLES-GUSTAVE.

Je m’y rends.

CHRISTINE.

Cependant, ceux pour qui la fortune

D’une ex-reine n’est pas tout à fait importune,

Dans un quart d’heure au plus me trouveront ici.

Nous partons aujourd’hui, messieurs.

SENTINELLI.

Reine, merci.

STEINBERG, à Ebba.

Un mot, madame. Auprès de notre souveraine

Restez-vous ?

EBBA.

Oui, monsieur ; partout je suis la reine.

STEINBERG.

Bien.

EBBA.

Mais quel intérêt de savoir où j’irai

Avez-vous ?

STEINBERG.

Un très grand.

OXENSTIERN, descendant et baisant la main de Christine.

Ma fille, j’en mourrai.

Tout le monde sort. Christine reste en haut des degrés du trône ; Monaldeschi, en bas. On entend au dehors la foule crier.

LE PEUPLE.

Vive le roi !

CHRISTINE.

La foule à son tour l’environne.

On dit : « Vive le roi ! » C’est « Vive la couronne ! »

Qu’il faudrait dire. – Eh bien, à quoi donc pensons-nous ?

C’est Christine, marquis ; la reconnaissez-vous ?

MONALDESCHI.

Oh ! madame...

CHRISTINE.

La reine aux cieux est remontée ;

Mais la femme qui t’aime est près de toi restée.

Mon diadème d’or contrariait tes vœux,

Quand tu voulais passer ta main dans mes cheveux.

MONALDESCHI.

Oui, vous m’avez compris, et je vous en rends grâce...

À part.

Qui m’eût dit que j’aurais envié ta disgrâce,

Magnus de la Gardie !

CHRISTINE.

Allons, marquis, adieu !

Vous savez que se vont rassembler en ce lieu

Ceux qui suivent mon sort malheureux ou prospère ;

Je n’aurai pas besoin de vous presser, j’espère !

Christine sort ; Monaldeschi lui baise la main, et, en se retournant, aperçoit Paula.

 

 

Scène VII

 

MONALDESCHI, PAULA

 

MONALDESCHI.

Paula !... Rêvé-je donc ?... Paula, que faites-vous

Ici ?

PAULA.

J’attends qu’on parte.

MONALDESCHI.

Et tu pars avec nous ?

PAULA.

Oui.

MONALDESCHI.

Tu pars ?

PAULA.

Oui.

MONALDESCHI.

Tu pars, dis-tu ?

PAULA.

Je pars, te dis-je,

T’accompagner en France, est-ce donc un prodige ?

MONALDESCHI.

Par ordre de la reine, avec elle, Paula,

Ses gens seuls partiront.

PAULA.

Eh bien donc, me voilà !

Puisqu’il faut qu’à quelqu’un toujours je m’asservisse,

D’aujourd’hui, pour le sien, j’ai quitté ton service ;

Voilà tout. – Ah ! tu crois qu’on peut impunément

Trahir qui nous a cru sur la foi du serment ;

Qu’à sa suite l’on peut traîner la jeune fille

Qui pour nous a perdu pays, honneur, famille,

La livrer au mépris de ce monde insultant,

Et qu’elle s’en ira, quand on dira : « Va-t’en ? »

Oh ! que non pas ! – Je suis l’ombre de ta maîtresse ;

Comme un remords vivant, devant toi je me dresse.

Marquis, tu m’as fait prendre un chemin hasardeux ;

Mais, quelque part qu’il mène, il nous mène tous deux ;

Quelque part que tes yeux se détournent, mon ombre

Toujours à l’horizon passera triste et sombre,

Et, sur hi tombe ouverte au bout de ton chemin,

Tu me retrouveras pour te donner la main.

C’est bien : de ton stylet tourmente la poignée ;

Mais, lorsque par la mort tu m’auras éloignée,

Tes soins seront sanglants et seront superflus.

Tu me sentiras là, quoique je n’y sois plus ;

Et mieux vaut voir sortir, crois-moi, quand la nuit tombe,

Un poignard du fourreau qu’un spectre d’une tombe.

Tu pensais que mon cœur, comprimé par l’effroi,

N’oserait éclater ?...

MONALDESCHI, apercevant Sentinelli qui entre.

Sentinelli ! – Tais-toi.

 

 

Scène VIII

 

MONALDESCHI, PAULA, SENTINELLI, puis STEINBERG et EBBA, puis CHRISTINE

 

SENTINELLI.

Vous êtes prêt, marquis ?

MONALDESCHI.

Oui, comte.

SENTINELLI.

Bien !

MONALDESCHI.

Sans doute

Vous venez avec nous ?

SENTINELLI.

Certes, sans qu’il m’en coûte ;

Et ce n’est pas à vous à le trouver mauvais :

Nous sommes vieux amis ; où vous allez, je vais.

CHRISTINE, entrant.

Vous êtes cinq en tout ; – cortège respectable

Pour une majesté d’hier. – J’ai sur ma table

Oublié mon écrin ; allez me le quérir,

Paulo. – Voyons, messieurs, nous allons donc courir

Le monde, – et visiter d’abord Rome, la France

Après. – Déjà Cromwell, ou m’en fait l’assurance,

Était très bien pour moi ; mais, maintenant, c’est mieux :

Sans couronne, mon front blessera moins ses yeux.

Notre troupe est peu forte, – elle en sera plus vive.

Allons, partons, messieurs, et qui m’aime me suive !

Elle sort avec Ebba et Steinberg. Monaldeschi les suit ; Paula sort du cabinet de la reine avec l’écrin.

PAULA.

Vous oubliez quelqu’un, marquis ; attendez-moi.

Elle sort, entraînant Monaldeschi, qui regarde Sentinelli resté derrière lui.

 

 

Scène IX

 

SENTINELLI, seul

 

Ne crains rien, me voilà. – Marquis, je suis à toi !

Crois-tu que le lion, prêt à saisir la proie

Qu’il poursuivit un an, abandonne sa voie ?

Ne crains rien, me voilà... Trop longtemps comprimé,

Mon cœur dans son espoir est las d’être enfermé.

Il est temps à la fin que le volcan s’allume,

Depuis un an déjà qu’il mugit et qu’il fume.

Il est temps qu’à la fin il rejette au dehors

Sa haine qui bouillonne et surmonte ses bords.

Sa haine, seulement, que chaque instant aggrave,

Ne refroidira pas comme fait une lave.

Tu veux fuir ton destin ; mais, jusqu’à ton trépas,

À ton ombre attachés, mes pas suivront tes pas !

Il sort.

 

 

ACTE III

CORNEILLE

 

Un appartement du palais de Fontainebleau. Au fond, les portes de la chambre à coucher de la reine ; à gauche, une porte latérale conduisant aux appartements de Monaldeschi.

 

 

Scène première

 

MONALDESCHI, sortant de l’appartement de la reine, PAULA, debout, appuyée contre la porte de l’appartement de Monaldeschi

 

MONALDESCHI.

Encor ?

PAULA.

Toujours.

MONALDESCHI.

Paula !

PAULA.

Monaldeschi !

MONALDESCHI.

Pourquoi

Me poursuivre ainsi ?... Dis ! que veux-tu donc de moi ?

Parle.

PAULA.

Je ne veux rien ; seulement, je suis l’ombre

Que le ciel à ton jour mêle pour qu’il soit sombre ;

Le songe qui, la nuit, tourmente ton sommeil,

Et la voix qui te dit : « Malheur ! » à ton réveil.

MONALDESCHI.

Paula, depuis trois ans, je souffre ta démence ;

C’est assez.

PAULA.

C’est assez ?... De sa parole immense,

Au jour du jugement, où tu crieras merci.

Quand Dieu t’appellera, je dirai : « Me voici ! »

C’est assez ? Oh ! non, non...

MONALDESCHI, réfléchissant un moment, puis allant à elle.

Eh bien, encor peut-être,

Si vous voulez, Paula, je puis faire renaître

Le bonheur dans les jours qui vous sont réservés.

Voulez-vous être heureuse encor, vous le pouvez.

PAULA.

Serait-ce de ta bouche une ironie affreuse,

Que de me dire à moi : « Voulez-vous être heureuse ? »

Sous le poids des douleurs j’ai si longtemps plié,

Que, pour moi, le bonheur est un mot oublié.

Quand la lente infortune a creusé notre joue,

Sillonné notre cœur, crois-tu qu’on la secoue,

Comme le voyageur, de son chemin lassé,

Ferait d’un peu de poudre à ses pieds amassé ? –

Dis, cependant.

MONALDESCHI.

Paula, je hais mon esclavage.

Porter toujours un masque, et jamais un visage

Me gène ; et l’avenir, que d’ici j’entrevois,

Déjà sur mon présent pèse de tout son poids.

Lasse de son repos, Christine, qui conspire,

Sur elle ne me peut pardonner mon empire ;

Toujours un mot amer, un regard courroucé,

Soulèvent de son cœur mon amour repoussé ;

Et, pour se dérober à son propre anathème,

Elle verse sur moi le mépris d’elle-même.

Pour oublier les siens, elle me fait des torts ;

Il lui faut toujours là quelqu’un pour ses remords.

Le vieillard l’avait dit de sa voix solennelle,

Que l’heure du regret arriverait pour elle ;

Que manqueraient, un jour, cherchés par elle en vain,

La couronne à son front, et le sceptre à sa main.

Aussi, dans son ennui, maintenant que fait-elle ?

Souillant son avenir d’une tache immortelle,

Pour ressaisir un sceptre imprudemment quitté,

Christine sourdement conspire.

PAULA, avec indifférence.

En vérité,

Je ne sais pas, marquis, ce que vous voulez dire.

Eh ! que me font, à moi, les débats d’un empire ?

MONALDESCHI.

Mais ce n’est point à moi qu’ils importent si peu.

Tous ces débats de roi ne me sont point un jeu,

Qu’en leurs destins divers mon regard accompagne,

Sans qu’il soit inquiet de qui perd ou qui gagne ;

Je vis et je touchai le trône de trop près,

Pour m’en être éloigné sans d’éternels regrets.

PAULA.

Eh bien, Monaldeschi, puisque Christine tente

D’y remonter, ton âme est, j’espère, contente ?

MONALDESCHI.

Deux choses adviendront : ou Gustave saura

Qu’on conspire, et, dès lors le complot échouera ;

Ou, conduit avec l’art que Christine possède,

Il la replacera sur le trône de Suède.

Si Gustave est vainqueur, comme j’ai conspiré,

D’un exil éternel je puis être assuré.

Si Christine triomphe, à me perdre enhardie,

Je devine pour moi le sort de la Gardie ;

J’ai tout prévu. Magnus ne doit point à demi

De qui l’humilia s’être fait l’ennemi.

Une lettre par moi lui vient d’être adressée ;

J’y dénonce en détail l’espérance insensée

Que Christine a conçue, et j’y demande au roi,

À la cour de Stockholm, un refuge pour moi.

Pour tant de dévouement, le moins qu’il puisse faire

Est de me replacer dans mon ancienne sphère ;

La Gardie est chargé de régler avec lui

Ce que nous demandons tous les deux ; aujourd’hui

Ou demain, je reçois sa réponse peut-être.

PAULA.

Vous avez oublié qu’on lit dans une lettre

Sans la décacheter. – Vous disiez vrai, l’enjeu

Est important, marquis : votre tête est au jeu.

MONALDESCHI.

Mes mesures, je crois, ont été trop bien prises

Pour que je me fatigue à craindre des surprises.

Adressée à Christine, une lettre viendra ;

Mais c’est Sentinelli qu’elle dénoncera.

Lors de Fontainebleau je m’éloigne sur l’heure ;

Puis, une fois parti, que Sentinelli meure

Ou vive, peu m’importe !

PAULA.

Et dans quel intérêt

Me mettez-vous, marquis, d’un aussi grand secret ?

MONALDESCHI.

J’ai besoin de quelqu’un qui d’un mot me comprenne,

Lorsqu’il en sera temps, qui sorte et qui m’amène

Les chevaux qui d’ici me doivent emporter,

Sans que sa longue absence ait droit d’inquiéter ;

Alors nous partirons, et, hors de sa présence

Une fois, mon amour et ma reconnaissance,

Ma Paula, te feront oublier tes tourments.

Tu me retrouveras tel qu’autrefois.

PAULA, le regardant.

Tu mens !...

N’importe, l’on ne peut trahir sa destinée :

La mienne est à la tienne à jamais enchaînée.

Compte sur moi.

MONALDESCHI, avec joie.

Paula, de mes biens la moitié

Est à toi, ma Paula.

PAULA, le repoussant.

Vous me faites pitié.

 

 

Scène II

 

MONALDESCHI, PAULA, STEINBERG et EBBA, entrant d’un côté, appuyés sur le bras l’un de l’autre, SENTINELLI, entrant du côté opposé

 

SENTINELLI.

Ah ! monsieur de Steinberg, suis-je en retard ? la reine

M’a-t-elle demandé ?

STEINBERG.

Non.

EBBA.

Notre souveraine

Repose encore ; hier, vous vous souvenez bien

Que d’un double savant, grand théologien,

Elle a dans la soirée accueilli les hommages !

Ils ont, sur le sanscrit et le culte des mages,

Argumenté jusqu’à deux heures du matin.

MONALDESCHI.

C’était fort amusant.

EBBA.

Oui, l’on parlait latin.

MONALDESCHI.

Pour moi, j’ai de la reine admiré la harangue.

EBBA.

Je ne vous savais pas si fort sur cette langue.

SENTINELLI.

Un courtisan, madame ! eh ! que dites-vous donc ?

Des langues en naissant ces messieurs ont le don.

Et, lorsque, par hasard, quelquefois il arrive

Que des mots prononcés d’une façon plus vive

Intimident l’un d’eux au point que vainement

Il cherche quelle langue on parle en ce moment,

En efforts maladroits bien loin de se confondre,

Il s’incline plus bas, et c’est encor répondre.

MONALDESCHI.

D’un tel propos, monsieur, je puis me plaindre.

SENTINELLI.

À qui ?

MONALDESCHI.

À la reine, monsieur...

SENTINELLI.

Seigneur Monaldeschi,

J’ai, d’un propos amer quand mon âme est frappée,

Ma confidente aussi.

MONALDESCHI.

Laquelle ?

SENTINELLI.

Mon épée.

 

 

Scène III

 

MONALDESCHI, PAULA, STEINBERG, EBBA, SENTINELLI, CHRISTINE

 

Un huissier, annonçant : La reine.

CHRISTINE, entrant.

À tous salut ! Qui donc peut, ici, s’il vous plaît,

Me dire, d’entre vous, messieurs, l’heure qu’il est ?

STEINBERG.

Neuf heures.

CHRISTINE.

Se peut-il que si tard on demeure

Dans un lit loin du jour. Mieux vaut, je crois, qu’on meure,

Que de cette manière exister à moitié.

MONALDESCHI.

Mais nous avons besoin...

CHRISTINE.

Mais nous faisons pitié.

MONALDESCHI.

Madame, vous dormiez du sommeil de la gloire,

Et le repos est doux après une victoire.

CHRISTINE.

Que dit notre écuyer ?

MONALDESCHI.

Il fait allusion

À vos combats d’hier, à la confusion

Du savant qui vous vit résoudre ce problème,

Qu’il pouvait rencontrer plus savant que lui-même.

CHRISTINE.

Mon ennemi n’était rien moins que confondu,

Et mon latin, je crois, est du latin perdu.

Je n’ai pu du vrai texte entendre une syllabe ;

Au lieu de ce latin, si j’avais su l’arabe...

Mais ce n’est point ici l’heure de discuter.

Avez-vous ce matin quelqu’un à présenter,

Marquis ?

MONALDESCHI.

Oui, deux Français, l’un fat, l’autre poète.

CHRISTINE.

Eh bien, prévenez-les que, pendant sa toilette

Christine jugera de leurs talents divers.

Et que nous causerons de modes et de vers.

Monaldeschi sort. À Sentinelli.

Monsieur le commandant de notre grande armée,

Qui de douze soldats pour l’instant est formée,

À notre grand lever, nous recevrons encor

Les deux officiers qui font l’état-major.

Sentinelli sort.

Quant à toi, chère Ebba, je te garde la peine

De charger de bijoux le front de ton ex-reine.

Choisis ceux qu’elle doit supporter aujourd’hui ;

Tous ces détails pour moi sont d’un mortel ennui.

EBBA.

Ils ont trouvé parfois votre âme moins rebelle :

À Votre Majesté souffrez que je rappelle

Les soins qu’à sa toilette elle-même donna,

Lorsqu’elle prit le nom du comte de Dohna.

CHRISTINE.

Ce n’était plus alors des vêtements de femme.

Dieu pour un autre sexe avait créé mon âme ;

Je sentais, sous l’habit d’un jeune cavalier,

Ma volonté plus libre et mon cœur plus altier.

Ainsi qu’à moi, Steinberg, il vous souvient peut-être

Du plaisir qu’à mes yeux vous avez vu paraître,

Lorsque, pour retomber sur le sol étranger,

Je franchissais joyeuse, et d’un pied plus léger,

Le ruisseau dont le cours a marqué la limite

Qu’au Danemark jadis la Suède avait prescrite ;

Et que, dans un transport soudain, je m’écriais :

« À tout jamais adieu, terre et ciel que je hais ! »

Eh bien, sous le ciel pur de France et d’Italie,

J’ai souvent regretté, dans ma mélancolie,

Cet air froid, ce ciel dur, ces horizons glacés,

Où s’effacent des monts l’un sur l’autre entassés ;

Ces vieux ifs que l’hiver de ses frimas assiège,

Géants enveloppés dans leur manteau de neige ;

Et ces légers traîneaux, qu’en mon illusion,

Je vois glisser encor comme une vision.

Oh ! c’est qu’ils sont puissants sur notre âme attendrie,

Ces souvenirs lointains d’enfance et de patrie !

Elle tombe dans une profonde rêverie, et en sort tout à coup.

Mais nous la reverrons bientôt, rassurez-vous.

En attendant, Ebba, demande mes bijoux.

Nos courtisans sont là ; pour leur troupe frivole

Le temple va s’ouvrir, il faut parer l’idole.

Venez ici, Steinberg, vous qui m’avez parfois

Par votre dévouement rappelé mes Suédois.

 

 

Scène IV

 

STEINBERG, EBBA, CHRISTINE, MONALDESCHI, SENTINELLI, CORNEILLE, LA CALPRENÈDE, DEUX OFFICIERS, le secrétaire GALDEMBLAD, PAULA, au fond, DEUX FEMMES à la toilette de la reine

 

CHRISTINE.

Venez, messieurs, venez ; de vous voir je suis fière ;

Votre patrie aussi me fut hospitalière.

Je ne l’oublierai pas, et je voudrais pouvoir

Vous rendre cet accueil qu’elle crut me devoir.

LA CALPRENÈDE, avec un léger accent gascon.

Je viens, poète indigne, et chevalier profane,

Comme jadis Cyrus à la cour de Mandane,

N’osant envisager votre front glorieux,

De peur que trop d’éclat n’éblouisse mes yeux.

CHRISTINE.

Depuis qu’il a perdu sa royale couronne

L’éclat de notre front n’éblouit plus personne.

LA CALPRENÈDE.

Mais ce front, où le ciel imprima la grandeur,

En perdant sa couronne, a gardé sa splendeur.

CHRISTINE.

Dites-le, c’est très bien : mais, moi, je le dénie.

À Corneille.

Et vous, que lisez-vous sur mon front ?

CORNEILLE.

Du génie.

CHRISTINE.

Oh ! j’accepte cela. –

À Monaldeschi.

Voyez donc, cher marquis,

C’est l’ombre d’une cour, c’est Stockholm en croquis.

MONALDESCHI.

Madame, en abdiquant la grandeur souveraine,

De tous les cœurs encor vous demeurez la reine ;

Les arts sont accourus sur vos pas protecteurs.

CHRISTINE.

C’est une cour, Ebba : nous avons des flatteurs.

De l’art du courtisan il a fait une étude,

Et vous voyez l’effet d’une vieille habitude.

Vous ne me flattez pas, vous, Steinberg.

STEINBERG.

J’en conviens.

CHRISTINE.

Vous êtes Français, vous ; mais ces Italiens,

L’idiome mielleux qui détrempe leurs âmes

Semblerait fait exprès pour un peuple de femmes.

D’énergiques accents ont peine à s’y mêler.

Un homme est là, l’on croit qu’en homme il va parler ;

Il parle, on se retourne, et, par un brusque échange,

À la place d’un homme, on trouve une louange.

À la Calprenède.

Que si je comprends bien, monsieur jadis brillait

Parmi les beaux esprits de l’hôtel Rambouillet ;

Là s’assemblait la fleur de la littérature :

Bois-Robert, Desmarets, Benserade, Voiture.

LA CALPRENÈDE.

Vous oubliez leur chef, l’immortel Scudéri,

Docteur en doux parler, maître en style fleuri.

CHRISTINE.

Ah ! vous le connaissiez ? Faites-moi donc entendre

Ce que signifiait son royaume de Tendre.

LA CALPRENÈDE.

C’était, sur mon honneur, d’un goût délicieux,

J’en ai le plan, daignez y reposer les yeux.

CHRISTINE.

Voyons.

LA CALPRENÈDE, déroulant une carte.

D’abord, le Tendre était une contrée

Des vulgaires amants tout à fait ignorée,

Sise sous un ciel pur dans un pays charmant,

Que traverse en entier le fleuve Sentiment.

De ce fleuve suivez la course vagabonde ;

À sa source, d’abord il baigne de son onde

Le village isolé de Douce-Émotion.

Vous voyez son pendant Tendre-Sensation ;

Vous pouvez distinguer sur le même rivage

Les hameaux Petits-Soins, Billets-Doux et Message ;

Ces hameaux dépassés, on va vite en un jour :

On pourrait les nommer antichambres d’amour.

En deux routes ici le pays se divise :

L’une mène au castel d’Amoureuse-Entreprise ;

L’autre, dont vous pouvez comprendre la longueur,

Suit ce triste chemin que l’on nomme Langueur :

Souvent il aboutit au lac d’indifférence ;

C’est le moins usité, l’autre a la préférence.

CHRISTINE.

Eh bien, revenons-y.

LA CALPRENÈDE.

Non loin de ce château,

Vous pouvez distinguer, au penchant d’un coteau,

Parfait-Contentement ; la forêt du Mystère

Y verse incessamment son ombre solitaire.

Heureux qui peut en paix, sous l’aile des Amours,

Aux regards envieux y dérober ses jours !

Mais, hélas ! il n’est point, pour une âme mortelle,

De jours longtemps sereins, ni de flamme éternelle ;

Et souvent de ce lieu, quand le Désir a fui,

On sort par deux chemins, le Caprice ou l’Ennui.

Eh bien, que dites-vous de la carte amoureuse ?

CHRISTINE.

L’idée en est, monsieur, on ne peut plus heureuse ;

Mais j’y cherche un chemin oublié sans raisons.

LA CALPRENÈDE.

Lequel ?

CHRISTINE.

Celui qui mène aux Petites-Maisons.

LA CALPRENÈDE.

Nos héros, qui n’ont plus de têtes si légères,

S’ils sont trahis, se font ou bergers ou bergères.

Les Petites-Maisons, vous le voyez donc bien,

Dès qu’il n’est plus de fous, ne serviraient à rien.

CHRISTINE.

C’est juste. Oh ! que ne puis-je ici voir réunie

Cette troupe savante école du génie,

Où, près de Pavillon, Bois-Robert, Desmarets,

Sans doute vous brillez, primus inter pares.

LA CALPRENÈDE.

Sans prétendre à l’éclat de tant de renommée,

On y tenait, madame, une place estimée.

Mes ouvrages divers, empreints de leurs couleurs,

Peuvent être cités, et lus après les leurs.

De mes romans surtout le public idolâtre

A vraiment dévoré Cassandre et Cléopâtre.

Pardon si je parais en faire quelque cas,

Mais je serais le seul qui ne les louerait pas.

CHRISTINE.

Quoi ! vous êtes l’auteur... ? Que Dieu me soit en aide,

Si nous ne possédons monsieur la Calprenède.

LA CALPRENÈDE.

De Votre Majesté mon nom serait connu ?

CHRISTINE.

Et dans quel lieu ce nom n’est-il pas parvenu ?

Il n’est pas un écho si lointain qu’il n’éveille.

À Corneille.

Et vous, monsieur, comment vous nommez-vous ?

CORNEILLE.

Corneille.

CHRISTINE, se levant.

Corneille ! –

À sa suite.

Inclinez-vous devant le vieux Romain.

Allant à lui.

Me ferez-vous l’honneur de me baiser la main ?

Et quel guerrier, quel roi, sous son souffle magique,

Ranime maintenant votre muse tragique ?

Ils sont bien grands, les traits que sa main dessina ;

Que faire après le Cid et l’Horace ?

CORNEILLE, avec modestie.

Cinna.

CHRISTINE.

Quel est donc ce sujet ?

CORNEILLE.

Par un titre plus juste,

Je devrais le nommer la Clémence d’Auguste.

CHRISTINE.

Vous allez par ce choix courir plus d’un hasard,

Moi, j’ai bien du mépris pour ce premier César ;

Il devint généreux quand Rome fut esclave,

Et dans Auguste encor je reconnais Octave.

Mais n’importe ! parmi tous vos fragments divers,

D’un fragment préféré dites-nous quelques vers.

CORNEILLE.

Lasse d’un triple poids, c’est le moment où Rome

Commence à respirer sous le poids d’un seul homme.

Comme de l’univers, de lui-même vainqueur,

Auguste s’interroge et demande à son cœur

S’il doit punir Cinna, qui contre lui conspire,

Ou s’il doit à Cinna sacrifier l’empire.

CHRISTINE.

Du trône redescendre au rang de citoyen

Est difficile ; Auguste y demeure, et fait bien.

CORNEILLE, après avoir dit quelques vers du monologue d’Auguste.

Madame, j’ai fini.

CHRISTINE.

C’est beau.

MONALDESCHI.

C’est admirable !...

CORNEILLE.

Monsieur...

CHRISTINE.

Oh ! laissez-le, c’est un mal incurable.

Il croit toujours devoir, en courtisan adroit,

Suer lorsque j’ai chaud, et trembler quand j’ai froid.

Regardant sa couronne.

Mais qu’aperçois-je donc ? Je crois. Dieu me pardonne,

Qu’ils ont pour ma toilette apporté ma couronne.

EBBA.

Madame, cette erreur...

CHRISTINE, la prenant.

C’est elle, la voilà.

Regardez donc, messieurs ; connaissez-vous cela ?

CORNEILLE.

À vos regards, madame, ainsi qu’à ceux du sage,

D’or et de diamants ce n’est qu’un assemblage ;

Mais en lui des grandeurs l’homme adore le sceau.

CHRISTINE, la rejetant.

C’est un hochet royal trouvé dans mon berceau.

MONALDESCHI.

L’objet que sous ce nom votre dédain désigne,

Du plus profond respect n’en reste pas moins digne ;

Et devant ce hochet nous nous humilions.

CHRISTINE.

Je le crois bien, marquis, il vaut deux millions.

Se levant.

Pardon, messieurs, le soin de ma correspondance

M’oblige d’abréger mes heures d’audience.

LA CALPRENÈDE.

Pour Votre Majesté j’ai pourtant mis au net

Certain rondeau léger, certain galant sonnet.

CHRISTINE.

Vous m’enverrez les vers dont le tout se compose,

Sur beau papier vélin avec un ruban rose.

À Corneille.

Si vous restiez ici, j’aurais voulu ce soir

Une seconde fois, monsieur, vous recevoir ;

Mais près Mon alchimiste il me faudra descendre

Il m’a de beaucoup d’or déjà fait de la cendre,

Il doit enfin ce soir, quadruplant mon trésor,

De la cendre à son tour me refaire de l’or.

Vous sentez qu’il me faut voir une expérience

Où la nature doit céder à la science.

Mais, loin des importuns dont l’aspect nous gêna,

Venez me voir demain, vous me lirez Cinna.

À son Secrétaire.

Galdemblad, je renonce à votre ministère ;

Le marquis aujourd’hui sera mon secrétaire ;

À Monaldeschi.

Conduisez ces messieurs, marquis, et revenez.

Ah ! le courrier du jour ?

GALDEMBLAD.

Le voici.

CHRISTINE.

Bien, donnez.

Salut.

 

 

Scène V

 

CHRISTINE, puis MONALDESCHI

 

CHRISTINE, ouvrant le portefeuille.

Rome, Paris, Berlin, Stockholm et Londres.

Stockholm d’abord.

Cherchant la signature.

– Terlon. « De tout je puis répondre.

Notre complot promet des succès assurés ;

On n’attend plus que vous, et, quand vous le voudrez,

Tout éclatera. » – Bien ! je suis donc à l’aurore

De mon règne nouveau.

Apercevant une autre lettre.

Comment, Stockholm encore !

Regardant l’adresse.

C’est pour Sentinelli. Ces armes, ce cachet,

Sont ceux de la Gardie. Eh ! mais on me cachait

Qu’avec cet ennemi qu’exila ma vengeance

Sentinelli jamais eût quelque intelligence ;

Que peuvent-ils s’écrire ? Eh bien, on le saura.

Ce courrier sous mes yeux seulement s’ouvrira ;

Moi-même, je le veux remettre à son adresse.

On vient.

Cachant la lettre adressée à Sentinelli et donnant à Monaldeschi la lettre de Terlon.

C’est vous ?... Lisez, ceci vous intéresse,

Marquis ; car je connais votre amitié pour nous.

MONALDESCHI, après avoir lu.

Cet espoir qu’il vous donne à mon cœur est bien doux.

Et pourtant qui me dit qu’une fois sur le trône,

Au milieu des honneurs dont l’orgueil l’environne,

Vous daignerez encor ?...

CHRISTINE.

Marquis, sur notre foi

Reposez-vous.

MONALDESCHI.

Madame, il n’est rien là pour moi ?

CHRISTINE.

Non, rien ; voyez plutôt. Rome : c’est du saint-père.

Lisez et répondez. Dites-lui que j’espère

Qu’il accomplit en paix sa sainte mission ;

Et demandez pour moi sa bénédiction.

MONALDESCHI, écrivant.

Oui, madame.

CHRISTINE, continuant d’ouvrir ses lettres.

De Louis ! Lisons. Il nous invite

À nous rendre à Paris : nous lui ferons visite.

Mais notre départ presse, et nous empêchera

D’assister au ballet où le roi dansera.

Berlin : c’est de Leibnitz ; encor quelque problème ;

Nous y réfléchirons et répondrons nous-même.

Londres : John Milton. Ah ! c’est ce savant docteur,

Secrétaire-greffier de milord protecteur.

De mes nouveaux projets déguisant le mystère,

Je voudrais maintenant visiter l’Angleterre.

Me le permettra-t-on ? Il faudrait à Cromwell

Envoyer un présent, mais je ne sais lequel.

Écrivons-lui toujours, je crains sa politique.

C’est trop d’être à la fois et reine et catholique :

Je l’entends m’opposer ou mon culte ou mon rang ;

Mais j’ai besoin de lui, son pouvoir est si grand !

Populaire tyran d’un peuple qu’il dit libre,

Il maintient par son poids l’Europe en équilibre,

Et jette aux souverains, immobiles d’effroi,

Comme un défi de mort, une tête de roi.

Il sait faire, de Charles essayant la couronne,

Du trône un échafaud, de l’échafaud un trône ;

Et, pour qu’un même objet puisse servir toujours,

Il change seulement la couleur du velours.

MONALDESCHI, apportant à Christine la lettre qu’il vient d’écrire.

Madame, j’ai fini. Je ne sais si le style

Vous conviendra : jugez.

CHRISTINE, signant sans lire.

Non, non ! c’est inutile.

J’ai dans mon cabinet laissé mon sceau royal.

MONALDESCHI.

Vous l’aurez à l’instant.

CHRISTINE.

Merci, notre féal !

 

 

Scène VI

 

CHRISTINE, seule

 

Mon sceau royal ! au monde autrefois son empreinte

Inspirait le respect et commandait la crainte.

Je devrais maintenant, pour armes, sur le sceau

Faire empreindre une aiguille en regard d’un fuseau.

Sur le chemin des rois l’oubli couvre ma trace ;

Mon nom, comme un vain bruit, s’affaiblit dans l’espace :

Ce n’est plus qu’un écho par l’écho répété,

Et j’assiste vivante à la postérité.

Je crus que plus longtemps (mon erreur fut profonde)

Mon abdication bruirait dans le monde.

Pour le remplir encore, un but m’est indiqué :

Je veux reconquérir cet empire abdiqué.

Comme je la donnai, je reprends ma couronne,

Et l’on dira que j’eus le caprice du trône.

Prenant sa couronne.

Eh quoi ! ce faible poids a fatigué mon front,

Et d’une autre parure il a subi l’affront.

La mettant sur sa tête et se regardant dans une glace.

Il m’allait pourtant bien, ce brillant diadème !

Je me souviens du jour où le pouvoir suprême

Des mains de la régence entre mes mains passa,

Où, devant mon pouvoir, tout pouvoir s’effara ;

Et bientôt je verrai, dans sa treizième année,

Décembre ramener cette grande journée.

Monaldeschi entre.

Peuple, sénat, armée, inclinés devant moi,

Jurent de reconnaître et de suivre ma loi ;

Sur un trône d’argent, j’accueille leur hommage ;

À respecter leurs droits à mon tour je m’engage ;

Un cri d’amour répond à ce vœu solennel...

Apercevant Monaldeschi.

Grand Dieu ! Monaldeschi !...

Arrachant sa couronne et la posant sur la lettre au protecteur.

De ma part, à Cromwell.

 

 

ACTE IV

SENTINELLI

 

Un péristyle ; deux portes, un perron au fond.

 

 

Scène première

 

MONALDESCHI, sortant du cabinet de la reine, puis SENTINELLI

 

MONALDESCHI.

Tout me sert, et la reine, encor sans défiance,

Prépare pour Cromwell mes lettres de créance.

La France en fugitif devait me voir partir ;

C’est en ambassadeur que je vais en sortir.

Elle achève sa lettre et m’a dit de l’attendre...

Se retournant.

Quelqu’un ! – Sentinelli.

SENTINELLI.

Que viens-je donc d’entendre ?

On dit ici que, près de milord protecteur,

Vous daignez accepter le rang d’ambassadeur.

MONALDESCHI.

Que ce titre soit faible ou grand pour mon mérite,

C’est le mien maintenant.

SENTINELLI.

Je vous en félicite

Mais à Fontainebleau hâtez votre retour.

MONALDESCHI.

Et pourquoi ?

SENTINELLI.

Savez-vous quelqu’un, dans cette cour,

Qui, par son dévouement ou par sa complaisance,

Puisse faire à la reine oublier votre absence ?

MONALDESCHI.

Celui sur qui jadis on me vit l’emporter,

Quand je n’y serai plus, pourra se présenter.

SENTINELLI.

N’importe, quel que soit ce serviteur fidèle,

Ce n’est que de bien loin qu’il suivra son modèle.

Saura-t-il, comme vous, par un geste élégant,

Ramasser l’éventail ou présenter le gant,

Régler tous les apprêts d’une cérémonie,

Ordonner d’un repas la savante harmonie,

À la reine qui sort amener son coursier,

De sa galante main lui faire un étrier ?

Pour moi, j’y reconnais toute mon impuissance.

MONALDESCHI.

Oh ! prenez donc de vous meilleure connaissance.

Quand j’obtins ma faveur, je vous vis autrefois,

Pour me la disputer, faire valoir ces droits.

SENTINELLI.

Oui ; mais, nous jugeant mieux que vous-même, la reine

Vous a fait écuyer et m’a fait capitaine.

Chacun dans son emploi prouve son dévouement,

Le vôtre se consacre à son amusement :

Il doit se borner là. – Moi, ma lâche m’appelle

À des devoirs qui font moins ressortir mon zèle ;

Et, quand sa voix me pousse à de sanglants débats,

Vous dressez les chevaux sur lesquels je combats.

MONALDESCHI.

S’il le fallait, monsieur, je prouverais, j’espère,

Que jusqu’à d’autres soins s’étend mon ministère.

SENTINELLI.

Tant mieux, marquis, tant mieux ! car le jour n’est pas loin

Où de tous ses amis la reine aura besoin.

On pourra distinguer alors dans la carrière

Lequel doit, de nous deux, demeurer en arrière ;

Et l’on saura juger qui, devons ou de moi,

Craint le plus pour ses jours et garde mieux sa foi.

MONALDESCHI.

La vôtre aura besoin de ce grand témoignage ;

Car sur elle bientôt quelque léger nuage...

SENTINELLI.

Expliquez-vous, monsieur.

MONALDESCHI.

La reine, je le croi,

Lorsqu’il en sera temps, s’expliquera pour moi.

 

 

Scène II

 

MONALDESCHI, SENTINELLI, CHRISTINE, PAULA, tenant la lettre pour Cromwell

 

CHRISTINE, qui a paru sur les derniers mois échangés entre Sentinelli et Monaldeschi.

Respectant jusqu’ici ma présence royale,

Vous saviez contenir votre haine rivale ;

Et, si je surprenais ses regards menaçants,

Vous me daigniez du moins épargner ses accents.

Messieurs, faudra-t-il donc, pour finir cette guerre,

Envoyer l’un en Suède et l’autre en Angleterre ?

SENTINELLI.

À cet exil déjà l’un vient de consentir ;

L’autre n’attend qu’un mol pour rester ou partir.

CHRISTINE.

Le marquis d’exilé n’emporte pas le titre

De puissants intérêts nous le faisons l’arbitre ;

Et nous comptons prouver, à l’heure du départ,

Que de notre faveur il a gardé sa part.

Venez ce soir, marquis ; ma dernière audience

Vous fera preuve encor de notre confiance.

J’ai permis à Paulo de partir avec vous.

PAULA.

Je suis prêt.

Monaldeschi et Paula sortent.

 

 

Scène III

 

CHRISTINE, SENTINELLI

 

CHRISTINE.

D’exilé le titre est donc bien doux.

Comte ?

SENTINELLI.

Pourquoi ?

CHRISTINE.

Dès lors qu’on offre de le prendre,

C’est qu’en sa conscience on a droit d’y prétendre,

Et que, d’un jugement calculant le péril,

Ainsi qu’une faveur on recevrait l’exil.

SENTINELLI.

J’ai droit, quelle que soit la faveur qu’on m’impose,

Avant de l’accepter, d’en connaître la cause,

Madame ; et dans mon cœur je sens trop de fierté

Pour que j’accepte moins que je n’ai mérité.

CHRISTINE.

Nous serons juste alors ; mais je ne sais encore

Tout le prix que je dois à des soins que j’ignore.

Ce courrier seulement, en mes mains parvenu,

Me fixerait sur lui, si de son contenu

Vous vouliez bien, monsieur, me faire confidence.

SENTINELLI.

Eh ! pourquoi donc la reine, en sa haute prudence,

De mon consentement tiendrait-elle à savoir

Ce que d’apprendre seule elle avait le pouvoir ?

Cette lettre par elle avait été surprise :

Il lui fallait l’ouvrir.

CHRISTINE.

Vous m’avez mal comprise.

Monsieur, si vous pensez que mes yeux indiscrets

Sous le cachet sacré poursuivaient vos secrets.

Vainement mon regard avec quelques alarmes

Du traître la Gardie a reconnu les armes ;

Vainement mon esprit se dit, non sans raison,

Que cette seule lettre est une trahison :

C’était par vous, dussé-je en attendre ma perte,

Que j’avais décidé qu’elle serait ouverte.

Ouvrez-la donc, monsieur, et lisez à loisir ;

Puis, en nous la passant, vous nous ferez plaisir.

SENTINELLI, après avoir lu.

En effet, elle annonce une étrange nouvelle ;

Vous ne vous trompiez pas, madame ; on y révèle

Un complot contre vous ; – mais votre jugement,

Au nom de son auteur s’est mépris seulement.

Lisez.

CHRISTINE.

Monaldeschi !... – N’est-ce point une ruse

Que, pour perdre un rival... ?

SENTINELLI.

Lisez ; – lui seul s’accuse :

« Au comte la Gardie. »

CHRISTINE, lisant.

« Monsieur le comte,

« D’impérieux motifs me forcent à quitter le service de la reine Christine, et à me retirer en Suède sous la protection du roi Charles-Gustave ; j’ai pensé que le meilleur moyen de me l’assurer était de lui révéler le complot qu’elle trame contre lui ; veuillez mettre sous ses yeux les lettres ci-jointes : ce sont des copies de celles qu’elle a écrites aux différents princes qui doivent la seconder dans ce projet. – Si je connaissais un homme qui eût plus à se plaindre d’elle que vous c’est à lui que je me serais adressé.

« Comme un courrier peut être indiscret ou une lettre décachetée, je crois que le moyen le plus sûr est d’écrire à Christine pour accuser de la révélation que je vous fais, notre ennemi commun, le comte Sentinelli. – Au premier mot que m’en dira la reine, je saurai qu’il est temps de me retirer sous la protection de notre auguste maître le roi Charles-Gustave.

« Le marquis Jean de Monaldeschi.

« Fontainebleau, 5 octobre 1657. »

Et c’est mon ennemi

Qui me livre un complot tramé par mon ami !

Celui que j’exilai me sauve !... – Ce mystère,

Il avait intérêt pourtant à me le taire :

Charles-Gustave auprès de lui l’avait placé.

SENTINELLI.

Mais Gustave se meurt, madame : il s’est blessé,

En tombant de cheval. – Cette lettre l’annonce ;

À celle du marquis c’est, je crois, la réponse ;

Elle m’est adressée.

Lisant.

« Je vous envoie, monsieur le comte, la preuve d’un horrible complot ourdi contre notre reine et contre vous, qui êtes un de ses plus fidèles serviteurs. Je ne réclame de vous pour seule récompense que de lui faire connaître que c’est à moi qu’elle doit cette révélation ; peut-être y puisera-t-elle la conviction de l’éternel regret que j’ai d’avoir encouru sa disgrâce. – Quant au moment, elle n’en pouvait choisir un plus favorable. Le roi s’est cassé la jambe en tombant de cheval, et les médecins désespèrent de sa vie.

« Le comte Magnus de la Gardie.

« 29 octobre 1657. »

CHRISTINE.

Ah ! je comprends enfin :

Magnus du roi qu’il sert voit approcher la fin !

Mais, en bon courtisan soutenant l’aventure,

Il est déjà fidèle à sa reine future.

Le soleil de Gustave atteint son horizon ;

Du soleil de Christine il espère un rayon.

Favori par état, flatteur par habitude,

Il ne peut respirer qu’un air de servitude.

Quant à Monaldeschi, renfermant le secret

Do son crime, je veux qu’il dicte son arrêt ;

À cet arrêt suprême il lui faudra souscrire,

Nous n’exécuterons que ce qu’il va prescrire.

Montrant à Sentinelli son cabinet.

De cet appartement suivez notre entretien,

N’en perdez pas un mot et n’en oubliez rien.

Sa bouche n’aura pas rendu de sons frivoles,

Et le vent n’aura pas emporté ses paroles.

Sentinelli entre dans le cabinet.

Holà ! quelqu’un !

Un valet paraît.

Allez leur dire qu’à l’instant,

Tous trois dans ce salon la reine les attend.

LE VALET.

Mais qui ?

CHRISTINE.

C’est juste ! Étrange effet de la pensée,

Qui d’arriver au but est toujours trop pressée,

Et par quelque vain mot veut au premier venu

Faire comprendre un sens d’elle seule connu !

Qui ? – Ma dame d’honneur ; mon premier gentilhomme ;

Puis cet Italien qui prend le titre d’homme,

Que j’ai fait tour à tour marquis, grand écuyer...

Le valet sort.

Et qui de mes bienfaits m’a si bien su payer !

Quelqu’un encor.

Un autre valet entre.

Gulrick, courez à l’abbaye,

Et songez qu’à l’instant je veux être obéie.

Demandez à parler à son supérieur :

C’est le père Lebel, le révérend prieur

Des Trinitaires.

GULRICK.

Oui.

CHRISTINE.

Dites-lui qu’on l’invite

À se rendre au palais, à s’y rendre au plus vite.

On voudrait confier un secret à sa foi.

Qu’il soit, en arrivant, introduit près de moi.

Allez !

Gulrick sort.

Sentinelli, vous pouvez tout entendre,

N’est-ce pas ?

SENTINELLI.

Oui, madame.

CHRISTINE.

Ils se font bien attendre !

Faut-il donc tant de temps, bon Dieu, pour prévenir

Trois personnes ? – Enfin ! je les entends venir.

 

 

Scène IV

 

CHRISTINE, SENTINELLI, EBBA, puis STEINBERG, MONALDESCHI et PAULA

 

CHRISTINE, à Ebba.

Te voilà seule, Ebba ?

EBBA.

Seule.

CHRISTINE.

Tant mieux ! Écoute.

Sur certain serviteur j’ai conçu quelque doute ;

En vous accusant tous, je veux sonder sa foi ;

De ce que je dirai, ne prends donc rien pour toi.

EBBA.

Sur un doute, un instant, – Dieu vous garde, madame,

À d’injustes soupçons d’abandonner votre âme !

Les bienfaits dont nous a comblés votre bonté

Doivent vous garantir notre fidélité.

MONALDESCHI, entrant avec Steinberg et Paula.

Notre fidélité !... Sans doute que la reine

Ne la soupçonne pas ?...

CHRISTINE.

Non ; mais je suis en peine

De comprendre comment des pensers, des secrets,

Que je n’ai confiés qu’à des amis discrets,

Qui devaient en sentir le poids et l’importance,

D’un vol aussi léger franchissant la distance,

Peuvent, d’un bout du monde à l’autre parvenus,

Dans leurs moindres détails être sitôt connus.

MONALDESCHI, regardant Paula.

Ah !...

CHRISTINE.

D’une trahison que pourtant je soupçonne,

J’ignore encor l’auteur et n’accuse personne.

MONALDESCHI, à Paula.

La Gardie a parlé.

CHRISTINE, continuant.

Mais il m’est bien permis

De croire qu’elle part de l’un de mes amis.

Vous êtes mes amis.

STEINBERG, montrant Ebba.

Vous n’avez pu, je pense,

De ma femme un instant soupçonner l’innocence ;

Pour moi, ce crime affreux me fût-il imputé,

Je me crois trop connu de Votre Majesté...

MONALDESCHI.

Avec cet accent vrai l’innocence s’exprime.

Non, l’on ne vous croit pas capable d’un tel crime ;

Et peut-être pourrais-je, en ce doute pressant,

Guider la reine... Mais accuser un absent...

CHRISTINE.

Un absent, dites-vous, marquis ? C’est un prodige

Comme le dévouement à coup sûr nous dirige !

Sur le coupable aussi j’ai bien quelque soupçon ;

Pourtant j’hésite encore à prononcer son nom.

MONALDESCHI, vivement.

Madame, cependant, il faut trouver le traître ;

Je m’en remets au temps de le faire connaître ;

Mais, une fois connu, que Votre Majesté,

Loin d’elle repoussant tout conseil de bonté,

Ne pardonne jamais cette sanglante injure,

C’est ce dont à ses pieds ici je la conjure.

CHRISTINE.

Que vous partagez bien l’outrage qu’on me fait,

Marquis ! – Qu’a mérite l’auteur d’un tel forfait ?

MONALDESCHI, hésitant.

Il mérite...

CHRISTINE.

Parlez plus haut.

MONALDESCHI.

Le misérable,

De haute trahison envers son roi coupable,

Quoiqu’un jeu du hasard ait trompé son effort,

Sans pitié ni pardon a mérité la mort.

CHRISTINE.

La mort !... Mais en ces lieux votre reine outragée,

Sans juge et sans bourreau, peut-elle être vengée ?

Et, servant mon pouvoir en vain évanoui,

Si je le condamnais, le frapperiez-vous ?...

MONALDESCHI.

Oui.

Si par quelqu’un de nous la mort est méritée,

J’offre d’exécuter la sentence portée.

Si je suis criminel, par un juste retour,

Pour juge et pour bourreau je l’accepte à mon tour.

CHRISTINE.

Eh bien, puisque vous-même avez porté la peine,

Je vous engage ici ma parole de reine

Que le coupable, atteint de haute trahison,

Doit n’attendre de moi ni pitié ni pardon.

Laissez-moi.

PAULA, bas, à Monaldeschi.

Partons-nous ?

MONALDESCHI, bas, à Paula.

Oui ; mais pars la première.

Prends un cheval, et va m’attendre à la clairière.

Je vais seller le mien moi-même, et je reviens

Prendre quelques papiers, de l’or. – Tu te souviens ?

À la clairière, au bout du parc.

Il sort. Sentinelli paraît.

CHRISTINE.

Je vous le livre !...

Que, dans une heure au plus, il ait cessé de vivre...

Elle sort.

 

 

Scène V

 

SENTINELLI, CLAUTER, LANDINI

 

SENTINELLI, appelant les deux Soldats qui montent la garde à la porte.

Or çà, venez ici, mes braves. À défaut

D’exécuteur légal et d’un bon échafaud,

Pour seconder la mienne, on cherche deux épées

Dont les lames d’acier, habilement trempées,

S’adaptent au besoin à deux bras vigoureux :

Frappant sur le fourreau de leurs épées.

Pour les rencontrer là serai-je assez heureux ?

Voyons, répondez-moi...

CLAUTER.

C’est selon, capitaine ;

Dans quelle intention ?

SENTINELLI.

Voici le fait : – la reine

A cru, parmi ses gens, découvrir aujourd’hui

Un traître... et sans procès veut finir avec lui.

C’est moi qu’elle a chargé de terminer la chose.

LANDINI.

C’est un assassinat alors... qu’on nous propose ?

CLAUTER.

Diable ! un assassinat !...

SENTINELLI.

Oh ! non, certainement :

Nous exécuterons l’arrêt d’un jugement.

Vous comprenez ?

LANDINI.

Si bien, que vous pouvez à d’autres

Vous adresser ; pour moi, je ne suis pas des vôtres.

CLAUTER.

Ni moi...

SENTINELLI.

Votre courage est donc évanoui ?

CLAUTER.

Non ; mais nous refusons.

SENTINELLI.

Ah ! vous refusez ?

LANDINI.

Oui.

SENTINELLI.

Comment ! vous, Landini, si fameux duelliste ?

Mais ce n’est qu’un déplus à joindre à votre liste.

LANDINI.

Oh !... ce n’est point ici, maître, le même cas.

SENTINELLI.

Non. Vous tuez gratis, et j’offre cent ducats.

LANDINI.

L’or que le meurtrier reçoit pour son salaire

Porte souvent malheur, ou ne profite guère.

SENTINELLI.

À tort j’ai donc compté sur votre dévouement ?

Voyons, réfléchissez...

CLAUTER.

Non, bien décidément,

Nous ne pouvons...

SENTINELLI.

Allez me chercher Maudeville.

CLAUTER.

Maudeville ?

LANDINI.

Comment ?

SENTINELLI.

Il sera plus docile.

En scrupules sans doute il n’est pas si fécond,

Et se chargera bien de trouver un second.

LANDINI, à Clauter.

Dis donc : s’il doit périr, nous pouvons, je le pense,

Tout aussi bien que lui gagner la récompense.

CLAUTER.

Sans doute... Quant à moi, je ne souffrirai pas

Qu’à notre détriment il touche cent ducats...

LANDINI.

Voyons, doit-il périr ?...

SENTINELLI.

Sa mort est décidée.

LANDINI.

Rien ne peut le sauver ?...

SENTINELLI.

Rien.

CLAUTER.

Nous changeons d’idée.

SENTINELLI.

Vous acceptez ?

LANDINI et CLAUTER.

Oui.

SENTINELLI.

Bien.

CLAUTER, à Landini.

À propos, compagnon,

Nous avons oublié de demander son nom.

LANDINI.

Ah ! oui, son nom ?

SENTINELLI.

Son nom ?... Monaldeschi.

LANDINI.

Cet homme.

J’en ai peur, capitaine, a des amis à Rome...

SENTINELLI.

Vous aurez cent ducats, et vous serez absous.

LANDINI.

Un ducat vaut, je crois, quatre livres dix sous ;

Cent ducats feront donc quatre cents...

CLAUTER.

Eh ! qu’importe !

Tout ce que je sais, moi, c’est que la somme est forte ;

Laisse là tes calculs ; lorsque nous la tiendrons,

Bien plus facilement nous la calculerons.

Ah çà ! sur votre honneur, vous répondez des suites ?

SENTINELLI.

J’en réponds.

CLAUTER.

On n’a pas à craindre de poursuites ?

SENTINELLI.

Aucune, et cent ducats...

CLAUTER.

Sur nous on peut compter.

SENTINELLI.

Je me chargerai seul du soin de l’arrêter.

Tenez-vous là, messieurs !

Il les place de chaque côté de la porte ; puis, tirant son épée et la faisant plier.

Allons, ma bonne épée,

Prouvons-lui que ta lame à Tolède est trempée.

Grâce à toi, j’ai souvent écarté le trépas :

Qu’aujourd’hui ton acier ne me trahisse pas !...

Il entre chez Monaldeschi.

 

 

Scène VI

 

CLAUTER et LANDINI, de chaque côté de la porte, LE PÈRE LEBEL et GULRICK, se présentait au haut du perron

 

CLAUTER.

On n’entre pas.

GULRICK.

Messieurs, j’ai des ordres contraires

Pour lui seul.

LANDINI.

Alors, soit.

LE PÈRE LEBEL, entrant chez la reine.

Dieu vous garde, mes frères !

LANDINI, montrant le père Lebel.

Il en est.

CLAUTER.

Landini, tu ne te doutais pas

Que du ciel aujourd’hui nous tombaient cent ducats ?

LANDINI, regardant si Monaldeschi est arrêté.

Cent ducats ! – Il n’est pas encor sûr qu’on les tienne.

CLAUTER.

Dis donc... veux-tu jouer ta part contre la mienne ?

Si je perds, tous mes droits par moi te sont cédés.

LANDINI.

Je veux bien. Mais à quoi jouerons-nous ?

CLAUTER.

J’ai mes dés.

En un seul coup ; veux-tu ?

LANDINI.

Diable ! un seul, c’est bien preste !

L’argent à nous venir n’est pas toujours si leste,

Que l’on puisse risquer cent ducats d’un seul coup.

En trois coups, si tu veux.

CLAUTER.

Un seul – ou pas du tout ;

Nous n’aurions pas le temps, d’ailleurs.

LANDINI.

Eh bien, commence :

En un seul, soit, j’accepte.

Clauter tenant les dés, Landini l’arrête.

Écoute donc : – silence ! –

Je me suis trompé.

CLAUTER.

Cinq. – Au diable soit le jeu !

Je te donne le quart et retire l’enjeu.

LANDINI.

Non pas, non pas !...

CLAUTER.

Eh bien, dépêche-toi donc.

Landini jette les dés.

– Quatre !

LANDINI.

Un instant, un instant.

CLAUTER.

Ne vas-tu pas débattre ?

Un, deux, trois, quatre.

LANDINI.

Non. – Ces dés sont donc maudits !

Cent fois j’aurais gagné ; regarde plutôt. – Dix.

CLAUTER.

Oui ; mais il est trop tard, ta perte est avérée ;

Une dette de jeu, tu le sais, est sacrée.

LANDINI.

Ne parle pas si haut. – Tu ne liens pas ton or,

Et j’ai perdu le prix d’un sang bien chaud encor.

CLAUTER.

Quant au remboursement, tu sais qu’il me regarde...

Mais on vient. – Du silence, et tenons-nous en garde.

C’est cent ducats, mon cher, que tu me dois.

LANDINI, d’une voix sombre.

Eh bien,

Que maudit soit le jeu ! – Je le tuerai pour rien.

Mais, par le ciel, Clauter, c’est une chose infâme

Que de frapper pour rien le coup qui perd notre âme !...

 

 

Scène VII

 

CLAUTER et LANDINI, de chaque côté de la porte, SENTINELLI, sortant de l’appartement de Monaldeschi

 

SENTINELLI.

Nous avons en délais consumé trop de temps,

Et le traître est sorti depuis quelques instants.

Avec fureur.

Oh ! s’il ne revient pas, comment me vengerai-je ?

Malheur ! Mais non, lui-même a préparé le piège.

Afin de s’échapper au moindre événement,

Tout est là, tout est prêt dans son appartement.

Il faudra qu’il y rentre ; – et, pour rentrer, sans doute

Il passe par ici. – Je serai sur sa route !...

Mes affronts sont restés trop longtemps impunis.

Mort et damnation sur toi !...

LE PÈRE LEBEL, sortant de chez la reine.

Je vous bénis,

Mon fils.

SENTINELLI, le regardant s’éloigner.

Tu me bénis, vieillard, avant qu’il meure ;

Mais me béniras-tu de même dans une heure ?

Allant pour le rejoindre.

J’ai des doutes secrets, je veux le consulter.

Revenant sur ses pas.

Mais si tu me blâmais ! – J’aime encor mieux douter.

Et pourtant, j’entends là, comme une voix de l’âme

Qui redit sourdement : « L’assassin est infâme !... »

Si je le rappelais ! – Mais suis-je un assassin ?

N’est-ce pas lui plutôt ?... N’eut-il pas le dessein

De rejeter sur moi le soupçon qui l’accable ?...

Il savait que la mort réservée au coupable,

En passant près de lui, frapperait l’innocent ;

A-t-il craint de s’offrir pour répandre mon sang ?

Non. Il en avait soif ; il se chargeait lui-même

Du soin d’exécuter la sentence suprême.

Sans remords, de son crime il m’aurait fait punir ;

Et j’aurais des remords !...

Regardant à la fenêtre.

Qu’il tarde à revenir !

D’ailleurs, en le frappant, ma main est innocente,

Elle cède au pouvoir d’une main plus puissante.

Montrant les soldats.

Et ce n’est pas, comme eux, pour quelques pièces d’or

Que je verse le sang...

Regardant de nouveau à la fenêtre.

Il ne vient pas encor !...

Mais pourquoi chercherais-je à mentir à moi-même ?

Est-ce bien pour venger les droits du diadème

Que ma main aujourd’hui consent à le frapper ?

Non : c’est pour qu’aux bourreaux il ne puisse échapper,

C’est afin d’égaler sa peine à mon offense,

De lui rendre en un jour mes cinq ans de souffrance,

D’opposer au mépris dont l’orgueil m’accabla

Regardant.

La lame d’un poignard... – Le voilà ! le voilà !...

Mais est-ce lui ? Non... Si, si... Mon regard se trouble.

C’est bien lui ; son cheval de vitesse redouble ;

Je le vois accourir d’écume blanchissant ;

Il se cabre ; d’avance a-t-il flairé le sang ?...

Mais sous ton éperon plus rapide il s’emporte ;

De ce château fatal tu dépasses la porte,

Et tu n’aperçois pas au terme du chemin

Un spectre qui t’attend une épée à la main ?

Regardant.

Eh ! mais que fait-il donc ? Il hésite, il s’arrête ;

M’aurait-il aperçu ? – Non, sans doute il s’apprête...

Il va... C’est cela, bien ; tu fais ce que je veux :

Descends de ton cheval, flatte son cou nerveux !

Ses pieds t’ont ramené d’une course rapide ;

Aux mains d’un écuyer abandonne sa bride,

Et dis-lui qu’aujourd’hui pour la dernière fois

De son maître insolent il a senti le poids !

Son maître, un pas encore !... en ma puissance il tombe...

Se penchant à la fenêtre.

Il va toucher le seuil. – Bien ! – un pied dans la tombe,

Se rejetant sur le théâtre.

Deux !... Ah ! – Mon cœur bondit avec rapidité,

Lorsque le sien peut-être est à peine agité !

Il monte, imprévoyant du sort qui va l’attendre,

Ces degrés que vivant il ne doit plus descendre ;

Et, si près de la mort, son cœur ne ressent pas

Quelque vague terreur...

Écoutant.

Dieu ! le bruit de ses pas !

Il court donc de lui-même au but que nul n’évite !

Je l’entends, je le vois. – Il est venu bien vite !

 

 

Scène VIII

 

SENTINELLI, MONALDESCHI, CLAUTER et LANDINI, au fond

 

MONALDESCHI, entrant.

Sentinelli.

SENTINELLI, allant à lui.

C’est vous enfin ! – Tant de lenteur

M’étonnait de la part de mon accusateur ;

Car, dans son zèle ardent, sans retard, je dus croire

Qu’il allait procéder à l’interrogatoire.

MONALDESCHI, à part.

Sentinelli tout seul, gardé par deux soldats.

Serait-il arrêté ?

SENTINELLI.

Vous ne répondez pas,

Marquis ?

MONALDESCHI.

Que voulez-vous que je réponde, comte ?

Que je ne savais pas qu’une rigueur si prompte

Devait... Mais ces soldats ?...

SENTINELLI.

Je ne puis le nier,

Ces soldats en ces lieux gardent un prisonnier.

MONALDESCHI, à part.

J’avais deviné juste.

SENTINELLI.

On vous a fait connaître

Que la reine cherchait à découvrir un traître.

Ses vœux, vous le savez, viennent d’être exaucés ;

Un homme est arrêté.

MONALDESCHI.

Oui, comte, je le sais.

SENTINELLI.

Je viens en ce moment d’apprendre de la reine

Qu’elle vous consulta sur le choix de la peine.

Et qu’à votre indulgence imposant un effort,

Vous seul avez voté pour la mort.

MONALDESCHI.

Pour la mort.

SENTINELLI.

Elle m’a dit aussi que votre amour pour elle

En cette occasion portait si loin le zèle,

Que, dés que du complot l’on connaîtrait l’auteur,

Vous vous étiez chargé d’être l’exécuteur.

MONALDESCHI.

Je l’ai fait.

SENTINELLI.

Maintenant, alors que le coupable

Doit, repoussant en vain le soupçon qui l’accable,

Avant la fin du jour subir son châtiment,

Vous conservez encor le même sentiment ?

MONALDESCHI.

Je n’en ai point changé.

SENTINELLI.

Mais cet arrêt suprême,

Quel que soit l’accusé, resterait-il le même ?

MONALDESCHI.

Oui, monsieur.

SENTINELLI.

Cependant, si dans cet ennemi

Votre cœur étonné trouvait un vieil ami

Que l’un de ces complots dont les cours font étude

Eût éloigné de vous, plus que l’ingratitude,

Pourrait-il espérer qu’un ancien souvenir

Arrêterait le fer levé pour le punir ?

MONALDESCHI.

Non.

SENTINELLI.

Mais, dans son espoir, s’il essayait lui-même

De fléchir la rigueur de cet arrêt suprême ;

Si, dans votre âme émue éveillant la pitié,

Il rappelait ces jours d’une ancienne amitié ;

D’après son propre cœur, si, comprenant le vôtre,

Il évoquait ces temps où, vivant l’un par l’autre,

Vous trouviez le bonheur dans le bonheur d’autrui ;

Si, te tendant la main, il te disait : « C’est lui ! »

MONALDESCHI.

Je la repousserais.

SENTINELLI.

À son heure dernière.

S’il employait l’accent de la sainte prière ;

S’il te disait : « Ami, tu ne frapperas pas

L’homme auquel tant de fois se sont ouverts tes bras,

L’homme que tu voyais, avant nos jours de haine,

Heureux de ton bonheur, et triste de ta peine,

Qui, d’un songe d’espoir prompt à te soutenir,

À te sourire encor contraignait l’avenir... »

S’il opposait soudain, aux jours d’adolescence,

Les jours plus éloignés et plus purs de l’enfance

Qui s’envolaient exempts d’amertume et de fiel,

Sur une même terre et sous un même ciel ;

S’il jetait au-devant de ta haine fatale

Ces souvenirs puissants de la terre natale,

Où chaque jour se lève et plus pur et plus beau,

Où le sol qui le couvre est léger au tombeau ;

S’il te prouvait qu’il peut, par une adroite fuite,

Des bourreaux, sans te perdre, éviter la poursuite,

Et, dans un coin du monde, ignoré pour toujours,

Aller mourir au lieu qui vit ses premiers jours ;

S’il offrait à ton cœur, dans sa douleur amère,

Son rêve de vieillesse et les pleurs de sa mère ;

Cédant à la pitié lorsque tu le verrais

Tomber à tes genoux ?...

Il se jette, aux pieds de Monaldeschi.

MONALDESCHI, portant la main à son poignard.

Je l’y poignarderais.

SENTINELLI, se relevant.

Au nom de notre reine, indignement trompée,

Jean de Monaldeschi, rendez-moi votre épée !

Les deux Gardes arrêtent Monaldeschi.

À cet homme, accusé de haute trahison

Je veux bien accorder sa chambre pour prison.

Veillez sur lui, tandis que son trépas s’apprête.

Allez ! chacun de vous m’en répond sur sa tête.

Les deux Gardes entraînent Monaldeschi d’un côté, et Sentinelli sort de l’autre. Paula paraît au fond.

 

 

ACTE V

MONALDESCHI

 

La chambre de Monaldeschi. Une grande porte latérale qui donne dans la galerie aux Cerfs ; une porte au fond.

 

 

Scène première

 

MONALDESCHI, seul, appuyé sur une table, la tête dans ses deux mains, se relevant tout à coup

 

Je me trompais encor ; – non, non ; l’on ne vient pas,

Et de mes deux gardiens je n’entends que les pas.

Allant à la porte et écoutant.

Ils parlent à voix basse, et je les entends rire ;

Ils partagent de l’or... Cet or, que veut-il dire ?

De l’or à des soldats !... J’ai de l’or aussi, moi...

Par son attrait puissant si je tentais leur foi !

Oui ; mais, s’ils refusaient, et, par eux repoussée,

Si je voyais soudain mon offre dénoncée !...

Ils diraient que j’ai peur ; et toujours l’innocent

Doit, même lorsqu’il craint, cacher ce qu’il ressent.

Souriant.

Par sa sérénité, je veux que mon visage

De l’innocence aussi porte le témoignage !

Je sais le composer.

Avec l’expression de la plus grande terreur.

Grand Dieu ! qu’ai-je entendu ?

Écoutant.

« La reine veut sa mort ; le marquis est perdu !... »

Perdu !... ma mort !... ciel ! où fuir ?... Cette fenêtre...

Le sol est à vingt pieds... Je me tuerai peut-être...

Mais c’est la seule issue ouverte à mon départ,

Je suis de ces côtés gardé de toute part :

Cette cour isolée est toujours solitaire ;

Je suis sauvé dès lors que je touche la terre !

Mais je dois craindre tout d’un pouvoir odieux.

Allant à la fenêtre.

Eh bien, en m’élançant, je fermerai les yeux.

Il ouvre la fenêtre.

Quelle que soit ma mort, puisqu’elle est décidée...

Ah ! malédiction ! la fenêtre est gardée.

Oh ! que faire, mon Dieu ?... Mon Dieu ! secourez-moi !

Je sens à chaque instant redoubler mon effroi...

Mon Dieu ! que devenir ? Si mes veux, mes prières

Écartent de mon sein leurs armes meurtrières,

Tombant à genoux.

Mon Dieu, je fais ici le serment solennel

De vouer tous mes biens au culte de l’autel,

De passer désormais toute mon existence

Dans le recueillement et dans la pénitence !...

Se relevant.

Du moins, si, maîtrisant mon esprit agité,

J’y pouvais ramener quelque tranquillité !

Peut-être parviendrais-je à trouver une issue

Par laquelle, à leurs yeux, ma fuite inaperçue...

Allant à la porte de la galerie aux Cerfs.

Celle-ci !... Fermée... Oh ! je ne le pourrai pas,

Et j’entends une voix qui me dit : « Tu mourras ! »

Mourir ! je vois déjà tout ce peuple barbare,

Avide du spectacle affreux qu’on lui prépare,

Qui vient, de ses apprêts accusant la lenteur,

Au front de la victime épier la pâleur ;

Spectateur coutumier de ces hideuses fêtes,

Jeter son cri de joie à la chute des têtes,

Et, toujours ramené par son attrait puissant,

Chercher sous l’échafaud la volupté du sang !

Retombant dans son fauteuil.

Mais non ; – rassurons-nous, car celle qui m’accuse

Comprend trop qu’à ma mort il faudrait une excuse ;

Que Charles apprendrait tout !... Mais un prudent regard

Où manque l’échafaud voit luire le poignard...

Je puis dans cette chambre obscure et retirée

Mourir, et que de tous ma mort soit ignorée.

La nuit, seul en ce lieu, sans défense surpris,

Il détache de la muraille une cotte de mailles, et la revêt sous son pourpoint.

Ma mort serait alors plus cruelle et plus sure...

Je me souviens du mal que fait une blessure !

Dans un duel, un jour, un spadassin adroit

Me frappa de son fer... Ce fer entra si froid !...

Et je serais promis à ce supplice horrible !

Je sentirais vingt fois... – Oh ! non, c’est impossible !

Non... Christine ne peut me garder ce trépas ;

D’ailleurs, je l’ai prévu...

Prenant son stylet et frappant sur sa cotte de mailles.

Bien ! ils n’entreront pas...

Puissé-je retarder ainsi l’heure fatale !

Me voilà plus tranquille.

Regardant dans une glace.

Oh ! Dieu ! que je suis pâle !...

C’est qu’il fait froid aussi. – Prompt à se consumer,

Ce feu qui s’est éteint ne peut se rallumer.

Allant à la fenêtre.

Le jour est ténébreux, et son soleil d’automne

Épanche sans chaleur sa clarté monotone.

Ce sol, que le printemps vit naguère si beau.

Semble comme un mourant s’approcher du tombeau.

La terre, comme nous, a son heure mortelle,

Et son linceul de neige est froid aussi pour elle.

Paula entre sans que Monaldeschi la voie.

Champs paternels, villa qu’habitaient mes aïeux,

Je vous revois encor quand je ferme les yeux ;

Oh ! pourquoi, dans l’espoir d’un brillant esclavage,

Doux fleuve de l’Arno, quittai-je ton rivage ?

Sous mes lambris dorés, oui, je te regrettais !

Apercevant Paula.

Dieu !... – Que faisiez-vous là ?

 

 

Scène II

 

MONALDESCHI, PAULA

 

PAULA.

Moi ? Rien ; je t’écoutais.

 

MONALDESCHI.

Oh ! pardonne, Paula, je l’avais oubliée.

Pourrais-tu me sauver ? À mon destin lice,

J’entrevois que l’espoir va me venir de toi.

J’avais tout oublié.

PAULA.

Je me rappelais, moi !

Tu parlais de l’Arno, de sa rive si belle,

Et, dans tes souvenirs, ta mémoire rebelle

Ne se rappelait pas le jour où tu me dis :

« Je t’aime, ma Paula ! sois mienne, et je prédis

À ma jeune maîtresse, et bientôt mon épouse,

Un amour qui rendrait une reine jalouse ! »

Et puis tu le juras par la terre et les cieux ;

Moi, je ne jurai rien ; mais tu compris mes yeux

Plus tard, – c’était la nuit, c’était sous un ciel sombre, –

À mon tour, je jurai te suivre comme une ombre ;

Qu’à l’heure de la mort tu me trouverais là.

Lequel a mieux tenu son serment ? – Me voilà.

MONALDESCHI.

Quoi ! Paula, sans espoir faudra-t-il que je meure ?...

Qu’ai-je à vivre du moins ?

PAULA.

Nous avons un quart d’heure.

MONALDESCHI.

Un quart d’heure, ô mon Dieu !

PAULA.

Voyons, reviens à toi ;

Du courage, marquis !

MONALDESCHI.

J’en aurais aussi, moi,

Du courage, au milieu d’un combat ; quand la poudre

Quand la voix des canons grondant comme la foudre,

Le bruit du fer heurté, celui des instruments

De guerre, des blessés et des hennissements,

Au milieu des dangers vous pousse et vous enflamme,

Et d’un besoin de mort vous vient enivrer l’âme !...

J’en aurais, du courage, à la fin de mes jours,

Si Dieu dans sa clémence eût prolongé leur cours ;

Si ma tête blanchie, en arrière tournée,

Avait soixante fois déjà vu fuir l’année ;

Si je sentais de moi s’éloigner sans retour

Chacun de ces plaisirs qui nous quitte à son tour.

La mort nous trouble moins par degrés rapprochée,

Et l’âme est doucement par sa main détachée ;

Mais sentir dans son sein que le fer veut ouvrir

Une âme ardente à vivre, – et puis falloir mourir !

PAULA.

Sans doute cette mort, notre âme la repousse ;

Mais notre mort à nous ne peut-elle être douce ?

Que souvent tu m’as dit, autrefois, je le sais,

Quand à l’entour de nous les deux bras enlaces,

Isoles sur la terre, en notre amour profonde,

De ce monde oubliés, nous oubliions ce monde ;

Que souvent tu m’as dit d’un doux transport saisi :

« Que je serais heureux si j’expirais ainsi !

Si je pouvais mourir alors que je la touche,

D’un poison lentement épuisé sur ta bouche,

Et passer dans tes bras, et les yeux sur tes yeux,

Du sommeil à la mort, et de la terre aux cieux !... »

Pendant ces cours instants, délire qui dévore !

Je ne disais rien, moi ! mais je suis prête encore ;

Cinq ans se sont passés, j’ai toute ma raison ;

Je suis prête, te dis-je, – et voici du poison.

MONALDESCHI.

Du poison !... Et sais-tu quelle affreuse souffrance

Peut causer le poison ?... Non ; j’ai quelque espérance,

Elle voudra me voir avant de me frapper ;

Eh bien, si d’ici là je ne puis m’échapper,

Il me reste l’espoir que, dans cette entrevue,

Je toucherai son cœur... fleurir sans l’avoir vue

Serait au désespoir trop lot s’abandonner :

Elle est femme, elle m’aime, elle peut pardonner.

Non, non ; plus tard, plus tard !... À mon heure dernière,

Quand le prêtre sera là, faisant sa prière,

Quand le monde pour moi n’aura plus de secours,

Alors à ce poison, crois-moi, j’aurai recours.

Donne-le-moi, Paula.

PAULA.

Quoi ?...

MONALDESCHI.

Mon esprit se trouble.

PAULA.

Le poison est caché dans cette bague double ;

Quand l’un de ces anneaux sera tari par toi,

Que je reçoive l’autre, et c’est tout ; – attends-moi.

MONALDESCHI.

Ah ! Paula !

PAULA.

Maintenant, rappelle ton courage ;

Moi qui suis près de toi la plus jeune par l’âge,

Mais dont le cœur, longtemps à tous les maux offert,

Est plus vieux que le tien pour avoir plus souffert,

Je veux te consoler et calmer ta souffrance

En te parlant de mort, de ciel et d’espérance.

Notre vie ici-bas, ami, n’est qu’un chemin ;

La joie ou la douleur nous y prend par la main,

Et nous conduit au bout, où nous attend la tombe ;

Notre corps, fatigué de tout son poids, y tombe ;

Mais l’âme, toujours jeune, à sa source revient,

Et de l’éternité tout à coup se souvient !...

À moins qu’un crime affreux de son poids ne l’entraîne,

Et dans la tombe avec notre corps ne l’enchaîne !

Mais de ton crime, à toi, ne sois pas alarmé.

Tu trahis, il est vrai, qui t’avait tant aimé ;

Tu déchiras le cœur qui, dans son innocence,

Faible et tendre, s’était remis en ta puissance.

Ami... que tout s’efface et s’oublie entre nous,

Hors les jours de bonheur et de joie !... – À genoux !

En vertu du pouvoir que le malheur me donne,

Au nom du Dieu vivant, au mien, je te pardonne !

C’est un instant... Que Dieu veuille te secourir...

Plus calme maintenant, lève toi pour mourir ;

Car on vient.

MONALDESCHI.

Oh ! déjà ! déjà cesser de vivre !...

 

 

Scène III

 

MONALDESCHI, PAULA, SENTINELLI, CLAUTER et LANDINI, se promenant dans le corridor sombre qui fait l’entrée

 

SENTINELLI.

C’est moi, marquis. – Eh bien, es-tu prêt à me suivre ?

Sa Majesté t’attend.

MONALDESCHI.

La reine veut me voir ?

Allons, je ne dois point perdre encor tout espoir !

Marchons, je vous suis.

Reculant.

Ah ! dans ces corridors sombres,

Paula, n’as-tu pas vu passer comme deux ombres ?

Si l’on avait sur moi de sinistres desseins !

Si l’on m’attendait là !...

Voyant luire les épées des Gardes.

Ce sont des assassins.

SENTINELLI.

Eh bien, marquis ?

MONALDESCHI.

Paula, Paula, je t’en conjure !

Cours, tombe à ses genoux, supplie, implore, adjure,

Qu’elle vienne ! Dis-lui que j’attends en ce lieu...

Qu’elle vienne !... je l’en supplie au nom de Dieu.

Dis que je veux lavoir, qu’il faut que je lui parle,

Que j’ai de grands secrets à révéler, que Charles

Saurait bien me venger. Non, ne dis pas cela,

Dis tout ce que tu crois qu’il faut dire, Paula ;

Fais ce que tu pourras pour que son dessein change.

Pars, mon libérateur, mon seul ami, mon ange !

Ne va pas m’oublier aux mains de mon bourreau.

PAULA, sortant.

Et vous, n’oubliez pas de m’envoyer l’anneau !

 

 

Scène IV

 

MONALDESCHI, SENTINELLI, CLAUTER, LANDINI

 

SENTINELLI.

J’attends.

MONALDESCHI.

Accordez-moi quelques minutes, comte.

SENTINELLI.

La reine veut, monsieur, une réponse prompte.

Lui dirai-je que vous hésitez à venir,

De peur que sa justice ait trop tôt à punir ?

MONALDESCHI.

Non ; car je ne crains rien, – rien, comte, – sur mon âme ;

Mais je veux accomplir quelques soins que réclame

Le moment.

SENTINELLI.

Eh bien, soit. Marquis, accomplissez

Ces soins ; mais promptement avec eux finissez ;

Car elle attend.

MONALDESCHI.

Il faut que j’écrive à ma mère.

SENTINELLI.

C’est juste ; – et d’un bon fils.

MONALDESCHI.

Quelle douleur amère,

Alors qu’elle saura que, loin d’elle puni,

Son fils sans la revoir est mort.

SENTINELLI.

Est-ce fini ?

MONALDESCHI.

Non... un instant encore, encore une, seconde !

SENTINELLI.

Voyons, comptes-tu donc écrire à tout un monde ?

MONALDESCHI.

J’achève.

SENTINELLI.

Es-tu prêt ?

MOSALDESCHI.

Oui... Mes gants et mon chapeau...

SENTINELLI.

Les voilà.

MONALDESCHI.

Je ne puis paraître sans manteau

Aux regards de la reine... Ainsi donc qu’il vous plaise...

SENTINELLI.

Ne vois-tu pas le tien jeté sur cette chaise ?

MONALDESCHI.

Est-ce bien le mien ?

SENTINELLI.

Oui, le voici. – Hâtons-nous.

MONALDESCHI, le mettant tantôt sur une épaule et tantôt sur l’autre.

Je sens trembler ma main et fléchir mes genoux.

SENTINELLI.

Qui te retient encor ?

MONALDESCHI.

Cette agrafe indocile...

SENTINELLI, tirant son poignard et allant à lui.

Attends.

MONALDESCHI, reculant.

Que voulez-vous ?

SENTINELLI.

La rendre plus facile...

Je veux, pour t’épargner quelque nouveau retard,

Élargir celle agrafe à l’aide du poignard.

Il perce le manteau et l’agrafe.

MONALDESCHI, à part, s’essuyant le front avec son mouchoir.

J’ai cru que de ma mort l’heure était avancée !

J’ai froid, et sur mon front une sueur glacée...

Il laisse tomber son mouchoir et met le pied dessus.

SENTINELLI.

De retarder encore aurais-tu le dessein ?

Oh ! quand j’ai vu le fer se lever sur mou sein,

Je ne crus plus vivant repasser cette porte.

SENTINELLI, s’approchant de lui.

Pour la dernière fois, faudra-t-il qu’on t’emporte ?

MONALDESCHI, approchant l’anneau de sa bouche.

Adieu donc à la vie, à l’univers adieu !

Je ne pourrai jamais...

Il court à une colonne dans laquelle il y a une madone.

Protège-moi mon Dieu !

SENTINELLI, le saisissant par le bras et appelant.

Allons, messieurs, à moi !

 

 

Scène V

 

MONALDESCHI, SENTINELLI, CLAUTER, LANDINI, CHRISTINE, LE PÈRE LEBEL

 

MONALDESCHI.

Du secours !... – C’est la reine !

Apercevant le père Lebel.

Vous n’êtes pas seule. Ah !...

CHRISTINE, voyant l’épée nue de Sentinelli.

Le zèle vous entraine,

Comte... Je n’ai pas dit...

MONALDESCHI.

Vous ne l’avez pas dit,

N’est-ce pas ? Meurtrier infâme, sois maudit !

CHRISTINE.

Ah ! ne maudissez pas ! car, si près de la tombe,

La malédiction sur qui maudit retombe.

À Sentinelli.

Comte, patientez encor quelques instants,

Et, lorsqu’il sortira, frappez ; il sera temps.

Remettez-nous les clefs et laissez-nous.

Sentinelli, Clauter et Landini sortent. La porte se referme.

 

 

Scène VI

 

CHRISTINE, MONALDESCHI, LE PÈRE LEBEL

 

MONALDESCHI.

Madame,

Je ne suis point coupable, et contre moi l’on trame

Quelque complot affreux ; je dois...

CHRISTINE.

Le meurtrier,

Marquis, lui-même a droit à se justifier ;

Le juge du coupable écoute la défense,

Avant que delà mort il signe la sentence.

Parlez... De quelques pas, mon père éloignez-vous.

LE PÈRE LEBEL.

Puisse ce malheureux fléchir votre courroux,

Madame !

CHRISTINE.

Que j’absolve ou bien que je punisse,

Dans tous les cas, mon père, il sera fait justice ;

Reposez-vous sur moi... Nous voilà seuls, parlez,

Marquis.

MONALDESCHI.

Je ne le puis, si vous ne rappelez

De quel crime aujourd’hui j’ai mérité la peine.

CHRISTINE.

Ah ! votre mémoire est à ce point incertaine ;

Eh bien, nous l’aiderons... Marquis, veuillez ouvrir

Cette lettre, et lisez... Vous avez cru couvrir

D’un éternel secret votre crime, peut-être ?

Insensé ! vous tremblez ?... Ouvrez donc cette lettre.

Vous êtes innocent ?... Lisez !

MONALDESCHI, tombant à genoux.

Je suis perdu !

CHRISTINE, au père Lebel.

Vous le voyez, mon père, il est là, confondu,

Écrasé sous le poids de son propre anathème,

Méprisable pour tous, et surtout pour lui-même ;

Car, excepte lui seul, nul ne saura jamais,

Avant sa trahison, à quel point je l’aimais.

Maintenant, le voila suppliant et coupable !

À défaut du remords, l’épouvante l’accable.

Entre vos saintes mains je le remets... Adieu !

Préparez-le, mon père, à répondre à son Dieu.

MONALDESCHI.

Oh ! je n’ai plus d’espoir que dans votre clémence ;

Comme votre pouvoir, madame, elle est immense.

Eh bien, oui, je l’avoue, oui, je fus égaré.

Par un doute cruel constamment dévoré,

J’ai, devant ce complot, senti faiblir mon âme.

Malgré mon dévouement, je prévoyais, madame,

Combien ce grand complot, ramenant de malheurs,

Pourrait faire verser et de sang et de pleurs ;

Et, devant Dieu, les pleurs et le sang d’un seul homme

Sont précieux, madame, à l’égal d’un royaume !...

Et moi, j’ai cru devoir alors, comme chrétien,

Pour le bonheur de tous sacrifier le mien.

Jugez-moi maintenant.

CHRISTINE.

Vous avez l’âme grande,

Marquis ! cela me touche... Il faut que je vous rende

Quelque tranquillité pour vos derniers moments ;

Nul sang ne coulera dans ces grands changements.

Charles-Gustave, aux coups de la fortune en butte,

Ne meurt pas d’un complot tramé, mais d’une chute.

Le trône où je remonte est pur de sang versé :

C’est pourquoi la Gardie...

MONALDESCHI.

Oh ! je suis insensé !...

Je suis un malheureux qui, tremblant, vous conjure,

En voyant ses remords, d’oublier son injure.

Commandez des tourments, je suis prêt à souffrir ;

Mais je ne me suis pas préparé pour mourir.

CHRISTINE.

Comme je le devais, vous le voyez, mon père,

Je viens de l’écouter sans haine et sans colère.

Pour la seconde fois, je le condamne... Adieu !

Préparez-le, mon père, à répondre à son Dieu.

MONALDESCHI.

Je n’ai pas tout dit ! Non, madame ; oh ! pas encore !

C’est pour vous maintenant que ma voix vous implore.

Vous voulez remonter au trône ? Mais du sang

En rendra sous vos pieds le chemin plus glissant.

On dira, vous voyant assise sur ce trône,

Qu’une tache de sang rouille votre couronne.

Et puis pour vous aussi le jour se lèvera

Où, comme vous jugez, le Seigneur jugera.

Quand aux portes du ciel, par votre ange entr’ouvertes,

Vous vous présenterez les mains de sang couvertes,

Que direz-vous à Dieu, reine ?

CHRISTINE.

Je lui dirai :

« J’ai défendu des rois le principe sacré ;

Mon Père, un homme fut : cet homme était perfide ;

Sa seule trahison m’a rendue homicide.

Dans mes royales mains j’ai pesé sou forfait,

Et j’ai jugé, mon Dieu, comme vous l’eussiez fait. »

Voilà tout.

MONALDESCHI.

Je le vois avec douleur, votre âme

De reine est inflexible... Oh ! celle de la femme

Le sera-t-elle aussi ? Je veux à vos genoux

Rappeler ces moments disparus et si doux...

Ces moments où, pour moi quittant le diadème,

Vous redeveniez femme, et me disiez : « Je t’aime. »

À vos genoux alors j’étais comme à présent,

Non pas pour implorer la vie en gémissant,

Mais pour prendre en mes mains cette main que je touche,

La poser sur mon cœur, la presser sur ma bouche,

Vous dire un mot d’amour auquel vous répondiez...

CHRISTINE.

Marquis !

MONALDESCHI.

Oh ! regardez !... à genoux, – à vos pieds,

Je suis comme autrefois, oubliant qu’à cette heure

Votre royale voix dit qu’il faut que je meure,

Et ne me rappelant ce que dit votre voix,

Que pour me souvenir des accents d’autrefois.

Sur mon front incliné portez l’arrêt suprême ;

Je veux le repousser avec un mol : Je t’aime !

Je t’aime !... Frappe-moi... Je t’aime !... Tiens, voilà

Mon poignard... Entends-tu ? je t’aime !... Frappe là !

C’est mon cœur ; frappe donc, et venge-toi toi-même...

Ou je vais te redire encore que je t’aime !

CHRISTINE.

Laissez-moi... laissez-moi. – Mon père !

MONALDESCHI.

Oh ! calmez-vous.

Est-ce la seule fois qu’apaisant ton courroux,

Me voyant à tes pieds, ta rigueur qui se lasse

Permet que près de toi je reprenne ma place ?...

Tu le sais, que jamais un autre sentiment

Ne fit battre ce cœur qui t’aima constamment !

Regarde-moi... L’on dit, par une pure flamme,

Que toujours dans nos yeux se reflète notre âme :

Tourne donc vers les miens tes regards soucieux,

Car je n’ai pas besoin de te cacher mes yeux !...

CHRISTINE.

Oh ! que c’est de mon cœur une indigne faiblesse !

Je voudrais résister, – et pourtant je me laisse

Entraîner malgré moi... – Je change votre sort :

Qu’un exil éternel...

MONALDESCHI.

Oh ! j’aime mieux la mort !

Et, si c’est à ce prix que Christine pardonne,

Je refuse à mon tour les jours qu’elle me donne.

Ne te revoir jamais ? Non, j’aime mieux souffrir

Un instant que toujours... Je suis prêt à mourir.

CHRISTINE.

Eh bien, Monaldeschi, le jour encor peut naître

Où votre repentir me touchera peut-être.

Espérez... Sur le trône où m’appellent mes droits,

Si je reviens m’asseoir reine au milieu des rois,

Parmi ces courtisans empressés sur ma trace,

Mon œil avidement cherchera votre place,

Et la première alors je vous rappellerai.

Mais, vous, que ferez-vous d’ici là ?

MONALDESCHI.

J’attendrai.

CHRISTINE.

Mais je garde quelqu’un.

MONALDESCHI.

Qui ?

CHRISTINE.

Paulo, ce jeune homme

Qui jadis à ma cour vous a suivi de Rome.

Nous parlerons de vous quelquefois...

MONALDESCHI, à part.

J’oubliais

Qu’un mot d’elle me perd... Ah ! Paula, je te hais !

Toujours sur mon chemin je t’aurai donc trouvée

Pour faire évanouir ma fortune rêvée !...

Tu seras à Stockholm, comme à Fontainebleau,

Mon génie infernal... – Cet anneau, cet anneau...

Haut.

Madame, permettez que, comme un témoignage

D’amitié, comme ancien souvenir, à ce page

Je renvoie un anneau longtemps par moi porté,

Et qu’il me demanda souvent.

CHRISTINE.

En vérité,

Marquis, ce souvenir est celui d’un bon maître.

À qui vous désires, je le ferai remettre...

MONALDESCHI.

À l’instant ?

CHRISTINE.

À l’instant... Adieu, marquis !... Sortez

Par cette galerie... Aux deux autres côtés

Vous ne trouveriez pas une si sûre voie.

Le comte vous attend et réclame sa proie.

Au père Lebel.

Mon père en ce moment vos devoirs sont changés :

Vous deviez préparer à la mort... Protégez

Sa vie... Adieu !

MONALDESCHI, lui baisant la main.

Bientôt !...

CHRISTINE, ouvrant la porte.

Oui !... – Gulrick, qu’on appelle

Paulo ; – je veux le voir.

GULRICK.

Il est dans la chapelle,

Ici tout près... Il prie.

CHRISTINE.

Allez... – Oui, j’ai mieux fait ;

Pourquoi punir de mort un crime sans effet ;

Quand ce crime, m’eût-il ravi le diadème,

Ne me faisait qu’un tort que je me fais moi-même.

Ce pouvoir qui de loin brille de tant d’appas,

Quand je le possédais, pour moi n’en avait pas ;

Et, sitôt que j’aurai ressaisi ma couronne,

Le dégoût sera là pour partager mon trône,

À Paula, qui entre.

Venez.

PAULA.

Vous êtes seule ?

CHRISTINE.

Oui.

PAULA, cherchant des yeux.

Seule ?...

CHRISTINE.

Regardez.

PAULA.

Un prêtre est avec lui... Madame, vous gardez

Parfois à qui vous sert de sublimes spectacles.

Vous avez, je le vois, triomphé des obstacles ;

C’est grand et beau.

CHRISTINE.

Paulo, le marquis m’a remis

Cette bague pour vous.

PAULA, avec joie.

Ah ! donnez...

CHRISTINE.

J’ai promis

De vous le rendre... C’est l’anneau de votre maître.

PAULA.

Et vous avez voulu vous-même le remettre,

N’est-ce pas ? Je rends grâce à vos soins empressés ;

Oui, cet anneau m’est cher !

CHRISTINE.

Paulo, vous pâlissez ?

PAULA, portant l’anneau à ses lèvres.

Non. – Sois le bienvenu, messager de la tombe.

À Christine.

Et maintenant, sur vous que notre mort retombe !

CHRISTINE.

Sur moi !... votre mort ?... Oh ! vous perdez la raison.

Qu’enfermait cet anneau, dites-moi ?

PAULA.

Du poison.

Le marquis en mourant promit de me le rendre !

Cet anneau, grâce à vous, ne s’est pas fait attendre.

CHRISTINE.

Mais le marquis n’est point à la mort condamné,

À l’exil seulement... Paulo, j’ai pardonné !

Et bientôt sur le trône auprès de moi...

PAULA.

L’infâme

Nous trahit toutes deux !

CHRISTINE.

Toutes deux ?

PAULA.

Je suis femme !

CHRISTINE.

Vous !... Oh ! malheur à lui, car je devine tout !

Ouvrant la porte du fond.

Ici, comte ! venez, venez ; courez au bout

De cette galerie... et joignez-y le traître...

Frappez !... Pour vous tromper, il vous dira peut-être

Que j’ai tout pardonné !... mais non... frappez toujours.

Il dira que c’est moi qui conservai ses jours ;

Non, non... Que par ses pleurs ma colère abattue

Avait tout oublié. Non, non, non... Frappe et tue !

Le poussant.

À l’œuvre !

À Paula.

Pour ton mal, enfant, nous trouverons

Des secours, sois tranquille, et nous te sauverons.

Qu’on cherche des secours partout... à l’instant même !

Revenant à Paula.

Mais déjà le poison la dévore. Anathème !

Allant à la porte de ta galerie.

S’il échappait !... Mais non... il n’échappera pas ;

La justice de Dieu ralentira ses pas...

Revenant à Paula.

Oh ! ne meurs pas, enfant !... Si jeune, si jolie !...

Voyant les progrès du poison.

Je vous reconnais bien, poisons de l’Italie !

Mortels !... Enfant !... Mon Dieu !... Quelqu’un accourt... Non, rien...

Elle va à la porte.

Si !... c’est un bruit de pas.

Au père Label, qui entre.

Eh bien, mon père, eh bien,

Est-ce fini ?

LE PÈRE LEBEL.

Fini !... C’est donc vous ? Ô madame !

Après avoir promis de le sauver !...

CHRISTINE.

L’infâme !

Le sauver, lui ?... Non, non... Voyons, est-il puni ?

On tarde bien... où tout devait être fini.

LE PÈRE LEBEL.

J’espérais donc à tort ?

CHRISTINE.

Mon père, il vous réclame !

J’ai condamné son corps... allez sauver son âme,

Allez !

LE PÈRE LEBEL.

Adieu, madame !

CHRISTINE.

Adieu, mon père, adieu...

Puissiez-vous arriver encore à temps.

MONALDESCHI, en dehors.

Ah !...

LE PÈRE LEBEL.

Dieu !...

Mais non, du meurtrier la vengeance est trompée ;

Le marquis de son sein vient d’écarter l’épée.

Il fuit... Il vient à nous... La présence des rois,

Madame, sauve ceux que condamnent les lois.

CHRISTINE, voulant se retirer.

Il ne me verra pas.

LE PÈRE LEBEL, l’arrêtant de force.

Il vous verra, madame.

 

 

Scène VII

 

CHRISTINE, PAULA, LE PÈRE LEBEL, MONALDESCHI, SENTINELLI et LES DEUX GARDES

 

MONALDESCHI, blessé au cou.

À moi ! mon père, grâce !

Il tombe.

LE PÈRE LEBEL, à Sentinelli.

Arrête, sur ton âme !

Arrête, meurtrier, ou le Dieu qui m’entend,

De sa foudre, à ma voix, peut l’atteindre à l’instant,

À Christine.

Il en est temps encor, madame.

MONALDESCHI, se soulevant le long des lambris.

Grâce !

PAULA, se relevant au milieu des convulsions.

Grâce !...

Elle retombe et meurt.

LE PÈRE LEBEL.

Il ne peut se traîner à vos pieds que j’embrasse ;

Vous le voyez, il est mourant, ensanglanté.

Au nom du Dieu vivant ! que Votre Majesté

Daigne à ce malheureux accorder quelque trêve.

CHRISTINE, posant sa main sur le cœur de Paula, qui a cessé de battre.

Eh bien, j’en ai pitié, mon père... Qu’on l’achève !

 

 

ÉPILOGUE

ROME

19 AVRIL 1680

 

Une chambre du palais Azzolini.

 

 

Scène première

 

CHRISTINE, couchée sur une chaise longue, ayant près d’elle une table, des papiers, une lampe, et achevant d’écrire, BORRI, son médecin, derrière elle

 

CHRISTINE.

Sur le seuil de la tombe, avant que d’y descendre,

Je signe de mes noms de Christine-Alessandre

Cette confession que je dédie à Dieu.

Rome, dix-neuf avril. – C’est mon dernier adieu

Au monde, qui bientôt va devenir mon juge ;

Je ne l’ai point trompé par un vain subterfuge :

J’ai tout dit, – tout est là, le mal avec le bien.

Qu’importe, à qui bientôt ne doit plus être rien,

Ce que dira de lui la terre qui s’efface ?

Comme Moïse, à Dieu j’ai parlé face à face ;

Par sa force mon cœur n’a point été trahi,

Car le trône pour moi fut un mont Sinaï.

Et, quand la voix de Dieu grondait comme la foudre,

Mon peuple était eu bas prosterné dans la poudre,

À Borri.

Attendant... – Approchez. On a fait bien du bruit,

Borri, dans ce palais pendant toute la nuit.

Qu’était-ce donc ?...

BORRI.

Madame, une grande nouvelle.

Importante pour vous, pour Rome...

CHRISTINE.

Quelle est-elle ?

BORRI.

Le roi Charles-Gustave est mourant...

CHRISTINE.

Que le ciel

Fasse descendre un ange à son chevet mortel ?

BORRI.

La Suède se souvient d’un temps qui fut prospère,

Et réclame Christine.

CHRISTINE.

Il est trop tard, mon père,

Vous le savez bien, vous... Et son fils ?

BORRI.

Sans espoir

On le voit... Il est faible, et l’on semble prévoir,

Le jour où, rejoignant le père qui succombe,

L’enfant ira dormir dans sa royale tombe.

CHRISTINE.

Mon Dieu, vous le savez, par deux fois j’ai tenté

De reprendre un pouvoir imprudemment quitté ;

Aujourd’hui, le royaume où mon espoir se fonde,

Mon Dieu, vient de vous seul, et n’est pas de ce monde.

Les noms des messagers vous sont-ils parvenus ?

BORRI.

Ce sont les fils de ceux que vous avez connus,

Oxenstiern, de Brahé... Vous pâlissez, ma fille !

CHRISTINE.

Oui, je me sens plus mal, et chaque objet vacille ;

Tout mon sang vers mon cœur semble se retirer.

BORRI, faisant un mouvement pour sortir.

Alors, les messagers royaux...

CHRISTINE, le retenant.

Faites entrer.

BORRI.

Ma fille, en ce moment, vous feriez mieux peut-être

De penser au Seigneur, notre souverain maître.

CHRISTINE.

J’aurai bientôt fini.

 

 

Scène II

 

CHRISTINE, BORRI, OXENSTIERN, DE BRAHÉ, portant le manteau royal, la couronne et le sceptre, GUÊME, STEINBERG

 

CHRISTINE.

Salut, messieurs, salut !

Vous venez me trouver, et je sais dans quel but.

Je voudrais des Suédois redevenir la reine :

Dieu le sait... mais sa main loin du trône m’entraîne,

Et ce sceptre des rois, que je trouvai si beau,

N’est plus qu’un ornement à mettre en mon tombeau.

Vous arrivez trop tard...

DE BRAHÉ.

Pour le pouvoir suprême

Il n’est jamais trop tard, madame... car Dieu même,

Lorsqu’il s’agit d’empire, et de peuple et de rois,

Avant de les frapper, y regarde à deux fois ;

Et souvent on l’entend, quand on croît l’heure prête,

Dire au soleil : « Reviens ! » dire à la nuit : « Arrête ! »

Voilà ce que pour vous peut faire son pouvoir.

OXENSTIERN.

Madame, puissions-nous un jour encor vous voir

Au trône, où vous attend la Suède dévouée...

CHRISTINE.

À son bonheur toujours Christine s’est vouée ;

Mais pour chacun il vient un moment solennel

Où l’on ne pense plus qu’au bonheur éternel.

DE BRAHÉ.

Oui ; mais laissez au moins placer sur votre tête

Cette couronne, afin que, si la mort s’apprête

À frapper ici-bas la femme seulement,

L’ange qui doit vers vous descendre à ce moment,

Voyant à votre front la marque souveraine,

Remonte demander s’il doit frapper la reine.

CHRISTINE.

Il faut pour obéir un courage bien grand ;

La couronne parait lourde au front d’un mourant ;

Quand la tête s’incline et que la main retombe,

C’est un fardeau pesant à porter dans la tombe,

Qu’une couronne... un sceptre... Aussi, lorsque la voix

De Dieu sur les tombeaux retentira sept fois ;

Quand les morts répondront aux paroles fatales,

Parmi les trépassés les rois seront plus pâles,

Et plus d’un paraîtra sans sceptre et sans bandeau,

Les oubliant exprès au fond de son tombeau...

Je le ferai pourtant, car mon obéissance

Ne veut pas devant Dieu douter de sa puissance.

Mais sans couronne, au moins, ne puis-je demeurer

Seule un instant encor ?...

GUÊME, montrant les Messagers.

Quand pourront-ils rentrer ?

CHRISTINE, à demi-voix, à Borri.

Combien de temps encor avant que je ne meure ?

BORRI, de même, à Christine.

Trois quarts d’heure, à peu près...

CHRISTINE.

Revenez dans une heure.

DE BRAHÉ.

Ne nous éloignons pas, nous attendrons...

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

CHRISTINE, STEINBERG

 

CHRISTINE.

Restez

Auprès de moi, Steinberg !...

STEINBERG.

Oh ! madame !...

CHRISTINE.

Votre reine, en mourant, vous fait une prière :

Veillez sur elle, afin qu’à son heure dernière

On ne la trouble point... Un vieillard va venir,

Dont la main est, dit-on, toujours prête à bénir !

Dont la voix consolante, à la douce parole,

Détache doucement une âme qui s’envole.

Depuis vingt ans, dit-on, ses prières pour nous

Aux marches des autels ont use ses genoux.

Jamais, ceint du cordon, revêtu de la haire,

Pénitent plus pieux, au pied du sanctuaire,

N’a, priant, incliné pour ses frères tremblants,

Touché le saint pavé de cheveux aussi blancs !

Steinberg, je veux le voir... et, sans qu’il me connaisse,

À sa voix dans mon cœur que le calme renaisse.

Je l’ai fait demander... Allez, car l’heure fuit,

Et, s’il est là, qu’il soit à l’instant introduit.

Allez, et revenez surtout avant une heure,

Car je veux vous revoir avant que je ne meure...

Steinberg sort.

 

 

Scène IV

 

CHRISTINE, seule

 

Une heure !... une heure encore et tout s’achèvera !

Vienne donc le moment... mon âme quittera

Ce monde... où devant moi tour à tour j’ai vu naître

Tous ces plaisirs d’un jour que l’homme peut connaître !

Pouvoir, amour, science ; et, sans les regretter,

Moi qui les épuisai, je pourrai les quitter ;

Car j’ai trouvé toujours au fond de chaque joie

Quelque chose d’amer qui vers le ciel renvoie...

Pour guider tout un peuple en ses rudes chemins,

Le Seigneur avait mis un flambeau dans mes mains.

Je vis que ce flambeau, de sa flamme trop forte,

Brûle toujours la main de l’élu qui le porte,

Et j’approchai bientôt, voyant mes vœux déçus,

Le flambeau de ma bouche, et je soufflai dessus !

J’avais une âme jeune et pleine d’espérance ;

Elle appelait l’amour, qu’il fût joie ou souffrance ;

Mais l’amour, que mon âme exigeait, les surprit,

Et mon cœur se ferma sans que nul le comprît.

De la science alors poursuivant le mystère,

Je voulus me mêler aux sages de la terre !

Lever un coin du voile où mes yeux indiscrets

Croyaient du Créateur surprendre les secrets ;

Je vis que, dans la nuit où notre esprit se plonge,

Tout était vanité, déception, mensonge !

Que sur l’éternité Dieu seul était debout,

Et qu’excepté de lui... l’on doit douter de tout.

Vienne donc le moment, je l’attends sans alarmes ;

Mais, je le sens, mon Dieu ! mon cœur est plein de larmes,

Car, parmi tous mes jours, un jour qui fut affreux

Y laisse un souvenir sanglant et douloureux !

Vous saviez cependant, vous, quel était son crime,

Et si c’était à moi d’épargner la victime...

D’ailleurs, une autre main...

 

 

Scène V

 

CHRISTINE, UN VIEILLARD, à barbe et cheveux blancs, STEINBERG

 

STEINBERG.

Mon père, c’est ici.

LE VIEILLARD.

Et celle que je dois consoler ?

STEINBERG, montrant Christine.

La voici.

LE VIEILLARD.

Quel est son rang... son nom ?

STEINBERG.

Tous deux sont un mystère.

Elle voudrait...

LE VIEILLARD.

Elle a le droit de me les taire.

À Christine.

Dieu les sait, il suffit. Le ciel soit avec vous,

Ma fille !

CHRISTINE.

Le voilà !...

À Steinberg.

Mon ami, laissez-nous.

Steinberg sort.

 

 

Scène VI

 

CHRISTINE, LE VIEILLARD

 

CHRISTINE.

Vous à qui le Seigneur a remis sa parole,

Vous dont la main bénit et dont !a voix console,

Saint homme qui foulez d’un pied tranquille et sûr

Le sentier de la foi, qui pour nous est obscur ;

Qui voyez les pécheurs courbés sur votre voie,

Et qui pouvez d’un mot rendre un cœur à sa joie !

Quelque temps près de moi, marchez d’un pas plus lent,

Saint homme qui passez priant et consolant...

LE VIEILLARD.

Ne dites pas cela, femme... Je suis moi-même

Un malheureux, marqué du sceau de l’anathème !

Et celui qui m’entend venir avec effroi,

Si condamné qu’il soit, l’est encor moins que moi ;

Mais le Seigneur permet que souvent le coupable,

Cachant à tous les yeux le remords qui l’accable,

Donne, tant qu’il lui reste une voix pour bénir

Un pardon que lui-même il ne peut obtenir...

CHRISTINE.

Est-il donc un forfait que Dieu, dans sa colère,

Exclut de son pardon ?...

LE VIEILLARD.

Il en est un !

CHRISTINE.

Mon père !...

Il en est un ?...

LE VIEILLARD.

Un seul... Mais pourquoi tremblez-vous ?

Votre sexe, ma fille, est consolant et doux.

Seuls, nous sommes méchants, nous... Dieu créa la femme

Comme un ange, charge de veiller sur notre âme !

Il nous donna la force, il lui donna les pleurs

Pour qu’elle pût porter moitié de nos douleurs ;

Et, si nous l’entraînons avec nous dans l’abîme,

Dieu sait faire deux parts, de l’erreur et du crime ;

Car le Seigneur est juste.

CHRISTINE.

Oh ! n’avez-vous pas dit

Qu’il est un crime, un seul, pour lequel Dieu maudit ?

LE VIEILLARD.

Mais, pour un qu’il maudit, combien il en excuse,

Quand un vrai repentir s’humilie et s’accuse !...

CHRISTINE.

Que m’importe, à moitié couchée en mon linceul,

Qu’il les pardonne tous, s’il en punit un seul ?

LE VIEILLARD, la regardant.

Il pardonne... l’oubli... la colère... l’injure,

L’adultère... le vol... l’envie... et le parjure !

Voilà les noms de ceux qu’à l’heure du trépas

Il pardonne.

CHRISTINE.

Et celui qu’il ne pardonne pas !

Son nom ?... Que de mon sort un mot enfin décide ;

Vous hésitez ?... Son nom ?... Je le veux.

LE VIEILLARD.

L’homicide.

CHRISTINE, tombant à genoux.

Pardon !...

LE VIEILLARD.

À cette voix, malgré moi j’ai pâli...

Prenant la lampe et la regardant.

Ah !... vous êtes Christine...

Il laisse tomber la lampe. Obscurité.

CHRISTINE.

Et vous ?

LE VIEILLARD.

Sentinelli.

CHRISTINE, se dressant.

Arrière, meurtrier !...

SENTINELLI.

Moi meurtrier, madame ?

Oh ! si vous descendiez dans le fond de votre âme,

Là, vous entendriez la voix qui doit crier

Qui de nous deux, ô reine ! est le vrai meurtrier.

CHRISTINE.

De nous deux ?... Et qui donc a frappé la victime ?

L’avez-vous oublié ?...

SENTINELLI.

Qui commanda le crime ?

L’oubliez-vous aussi ?... Madame, le forfait

N’est pas toujours compté pour celui qui le fait.

Que si vous l’espériez, vous vous êtes trompée,

Car vous fûtes le bras ; je ne fus que l’épée !...

CHRISTINE.

C’est juste, et nous pouvons, meurtriers chancelants,

Toucher nos froides mains, mêler nos cheveux, blancs ;

Car le même forfait rend nos têtes tremblantes,

Et c’est du même sang que nos mains sont sanglantes...

Eh bien, qu’avez-vous fait depuis ce jour fatal ?

SENTINELLI.

Moi ?... J’ai voulu d’abord revoir le sol natal ;

D’oublier le passé j’avais quelque espérance :

Insensé !... Nous étions tous les deux de Florence ;

Là, sa jeunesse avec la mienne avait passé,

Nous nous étions aimés à Florence... Insensé !...

CHRISTINE.

Et vous l’avez quittée ?...

SENTINELLI.

Oui, je crus que peut-être

Le repos dans mon cœur à Stockholm pouvait naître ;

J’arrivai... De nouveau mes vœux furent trahis.

Le repos !... À Stockholm, nous nous étions haïs !...

CHRISTINE.

Vous partîtes bientôt ?...

SENTINELLI.

Oui, je revins en France

Nul ne m’y reconnut, tant deux ans de souffrance

M’avaient change... J’allai droit à Fontainebleau

Et me dis étranger, voulant voir le château.

Mon guide froidement me raconta le crime,

Le nom de l’assassin... celui de la victime...

Je vis la galerie aux Cerfs... le corridor,

Et le parquet, de sang humide et rouge encor.

CHRISTINE.

Et vous avez osé, sans craindre que ses voûtes,

Reconnaissant vos pas, ne s’écroulassent toutes

Sur vous ?... et d’un œil sec vous avez pu souffrir

Cet aspect ?

SENTINELLI.

D’un œil sec ?... J ‘espérais en mourir.

CHRISTINE.

Continuez...

SENTINELLI.

Ma vie est un pénible rêve

Depuis lors... Un instant Dieu ne m’a point fait trêve ;

Je portais le remords !... sous son poids j’ai fléchi,

Et puis rapidement mes cheveux ont blanchi.

CHRISTINE.

C’est comme moi...

SENTINELLI.

Souvent j’avais entendu dire

Que celui qu’à bon droit le monde peut maudire,

À la prière, au jeûne, alors qu’il a recours,

En eux contre ses maux peut trouver un secours.

J’essayai... Chaque jour, j’invente des supplices,

Je déchire mon corps sous le crin des cilices

Dans mes brûlantes nuits, de mon lit élancé,

Je cherche le repos sur le marbre glacé ;

Puis je veux retrouver ma chambre solitaire,

Et j’y frappe mon front meurtri contre la terre.

CHRISTINE.

Et, dans la solitude, à chaque bruit trompeur,

Lorsque revient la nuit, qu’éprouvez-vous ?

SENTINELLI.

J’ai peur.

CHRISTINE, se rapprochant.

C’est comme moi...

SENTINELLI.

Je vis, silencieuse et sombre,

Une novice, un jour, passer ainsi qu’une ombre,

Je la suivis des yeux en me disant : « Voilà

Que du tombeau vengeur sort l’ombre de Paula !... »

La pauvre enfant ! son âge était si loin du nôtre...

S’il vivait, il serait de notre âge.

CHRISTINE.

Qui ?...

SENTINELLI.

L’autre !...

Maintenant qu’en nos cœurs, qui vont refroidissant,

Le feu des passions n’allume plus le sang,

Que de l’autre horizon nous regardons la vie,

Comme notre amitié de haine fut suivie,

Peut-être que, de nous le ciel ayant pitié,

À notre haine eut fait succéder l’amitié.

Peut-être, au lieu de deux que le hasard rassemble,

Dans ce même palais serions-nous trois ensemble :

À cette même place, où sans lui nous voilà ;

Vous, où vous êtes ; moi, comme je suis... lui, là !...

Lui, serrant votre main, et moi, serrant la sienne.

CHRISTINE.

Vous qui l’appelez, tremblez-vous pas qu’il vienne

Que son ambre levant la pierre des tombeaux... ?

Avec effroi.

Sentinelli !

SENTINELLI.

Christine...

CHRISTINE, tombant sur la chaise.

Apportez des flambeaux...

Je me meurs...

Steinberg et Ebba entrent, portant des flambeaux.

 

 

Scène VII

 

CHRISTINE, SENTINELLI, STEINBERG, EBBA

 

EBBA, du fond.

Ma mère !...

CHRISTINE, les mains sur ses yeux.

Ah ! quelle terreur étrange !

EBBA.

Ma mère !...

CHRISTINE.

Cette voix... est-ce la voix d’un ange

Qui m’annonce l’instant de l’éternel adieu,

Et qui vient me chercher pour me conduire à Dieu ?

Dois-je me réjouir, ou faut-il que je pleure ?...

EBBA.

Non, ma mère, c’est moi ; j’ai pensé qu’à cette heure,

Où tant d’indifférents autour de vous viendront,

Vous chercheriez mes mains pour poser votre front,

Ai-je eu tort ?

CHRISTINE.

Chère Ebba ! voici que tout s’achève.

Je voudrais voir encor le soleil qui se lève.

Ouvre, j’ai besoin d’air...

Ebba ouvre toutes les fenêtres ; on voit, d’un côté, les campagnes de Rome ; de l’autre, la Cour pontificale, qui attend le moment d’entrer avec les Messagers suédois.

Maintenant, conduis-moi.

Se soulevant.

Je voudrais voir le ciel... En m’appuyant sur toi,

Je puis aller encor jusqu’à cette fenêtre...

Ah ! qu’il est triste et beau, ce jour qui vient de naître !

Elle tombe sur des coussins.

Qu’il est doux au mourant, ce ciel brillant et pur,

Lorsqu’il devine Dieu par delà son azur...

EBBA.

Ma mère !

CHRISTINE, affaiblie.

Oh ! si la mort, sans douleur, sans secousse,

Pouvait venir ainsi, qu’elle paraîtrait douce !...

Paula !... Monaldeschi !... Sentinelli !... Mon Dieu,

La couronne... Stockholm... J’ai froid !... Ma fille... adieu !...

Pourquoi donc votre main est-elle si glacée ?...

Oh ! ne me quittez pas !... Vous m’avez donc laissée

Mourir seule ?... Je meurs !... Je la vois, elle est là...

La mort !

EBBA.

Ma mère !

CHRISTINE.

Adieu !...

EBBA.

Seigneur, recevez-la !

CHRISTINE.

Peut-être...

Elle meurt.

EBBA, se relevant.

Et maintenant, à tous ouvrez la porte.

Les trois Messagers suédois entrent avec la Cour de Rome. De Brahé met à Christine la couronne sur la tête et le sceptre dans la main ; Oxenstiern jette sur elle le manteau royal.

UN HUISSIER, au Peuple.

Christine-Alessandra, reine de Suède, est morte.

 

 

POST-SCRIPTUM

 

En supposant que le drame qu’on vient de lire ait eu un succès, ce que les uns nient, ce que les autres affirment, et ce que l’auteur ignore, trop intéressé qu’il est dans la question pour essayer de la résoudre ; en supposant, dis-je, que ce drame ait réussi, l’auteur est avant tout persuadé que les acteurs ont joué d’une manière si remarquable, qu’ils ont droit de réclamer les trois quarts du succès en litige : sa conscience veut donc qu’avant tout il leur fasse leur part ; ce qui restera sera pour lui, le costumier, les machinistes, le souffleur, etc.

Au milieu d’un ensemble remarquable, quatre rôles principaux, remplis par mesdemoiselles Georges et Alexandrine

Noblet, MM. Ligier et Lockroy, ont surtout impressionné le public par la supériorité avec laquelle ils ont été joués.

Mademoiselle Georges, si belle dans la tragédie antique, n’avait point encore donné de gage au drame moderne ; mais elle avait beaucoup joue Corneille, et, si la certitude de la trouver à la fois tragique et naturelle manquait, du moins l’espérance était là. – Et tout ce qu’on espérait a été réalisé. L’auteur n’a donc qu’un regret, plus encore pour elle que pour lui : c’est que le public n’ait pas eu la patience d’écouter l’épilogue, sans lequel la pièce ne lui pavait pas complète, et qui renfermait une scène où mademoiselle Georges aurait, il en est sûr, plus que compensé, par l’admirable talent qu’elle y déployait, l’ennui que ce même public semble avoir plutôt craint qu’éprouvé réellement. Aujourd’hui donc, le drame moderne a dans nos deux premières actrices, Georges et Mars, deux soutiens qui le feront triompher ; et ce qui prouve à la fois leur talent et sa puissance, c’est qu’en leur laissant à toutes deux leur type primitif et original, il a rendu mademoiselle Georges comédienne et mademoiselle Mars tragédienne : chacune d’elles a passé par la route que l’autre avait battue.

Mademoiselle Noblet se trouvait dans une position plus heureuse, car il y a quelque chose de plus difficile que d’apprendre, c’est d’oublier. Les leçons de Firmin avaient déjà détruit en elle le chant et la déclamation du Conservatoire : le contrepoison avait été administré à temps. – Aussi, dans son jeu, nulle trace de travail ; tout est charme, grâce et poésie, soit qu’ardente elle supplie, que menaçante elle effraye, ou que, pâle et fantastique comme une ombre, elle entre sans bruit pour écouter des souvenirs où elle n’est pour rien, ou apporter un poison qu’elle doit partager. L’auteur ne sait, au reste, s’il lui doit encore quelque chose, le public s’étant chargé de sa dette et l’ayant acquittée.

Quant à Ligier, c’est bien l’homme de fer du moyen âge, à la cuirasse d’acier et au justaucorps de buffle, au bras nerveux et à l’œil ardent. Avec une littérature large et forte, s’ouvre à lui un large et fort avenir. Plus heureux que Talma, il aura ce que Talma espérait. Il a recueilli une bonne partie de son héritage, et cependant il était déjà riche.

Près de sa figure basanée et sévère, on n’oubliera pas la figure pâle et poétique de Lockroy : chargé du rôle sinon le plus important, du moins le plus difficile de l’ouvrage, il lui fallait faire accepter à tout un public habitué à voir mourir des héros en héros, l’agonie lâche et vite, mais historique, de Monaldeschi ; il lui fallait tour à tour, comme un serpent, ramper, mordre, et mourir foulé aux pieds. – Toutes ces nuances ont été comprises, parce que, outre le comédien, il y a en lui l’homme d’esprit et le poète : et l’essai de la vérité vraie, fait aux yeux du public, et accepté par lui, aura un résultat réel pour l’acteur comme gloire, – pour nous tous comme conquête.

Puis, maintenant, une poignée de main amicale et franche à ces jeunes hommes qu’on disait turbulents et railleurs, pour lesquels on a essayé d’inspirer tant de craintes à l’auteur, et que cependant il a voulu voir assister à sa première représentation, en leur ouvrant des portes larges et libres. Ils ont compris qu’il n’était pas juste d’opposer nos gloires séculaires aux essais d’un jeune homme de vingt-six ans ; ils ont approuvé ou désapprouvé franchement certaines parties de son ouvrage ; mais ils n’ont pas une seule fois humilié une idée neuve, fût-elle étrange, par un rire bas et stupide, car l’œuvre de la conscience a été jugée avec conscience. Entre lui et eux, c’est au revoir.

 

Alex. Dumas.


[1] Quelques personnes ont cru trouver dans cet hémistiche une épigramme contre l’Académie moderne ; elles se sont trompées : ce n’est point au moment où elle vient de recevoir Lamartine qu’elle mérite une semblable application.

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