Le Cachemire vert (Alexandres DUMAS Père - Eugène NUS)

Comédie en un acte, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase-Dramatique, le 15 décembre 1849.

 

Personnages

 

CONRAD DE FRANCARVILLE, capitaine de vaisseau

CLAIRE DE BEAUFORT

PACIFIQUE, brigadier de gendarmerie

UN GARÇON D’HÔTEL

UNE FILLE D’HÔTEL

 

À Calais, en 1848.

 

Un salon d’auberge. Porte au fond, et portes à gauche ; fenêtre à droite. Au premier plan, à droite, une cheminée avec glace ; à gauche, une table.

 

 

Scène première

 

PACIFIQUE, UN GARÇON

 

PACIFIQUE.

Ainsi le patron n’est pas là ?

LE GARÇON.

Non, monsieur Pacifique, non, il n’y est pas.

PACIFIQUE.

Vous lui ferez assavoir qu’il y a un nouveau règlement de police introduit à l’endroit des maîtres d’hôtel.

LE GARÇON.

Et lequel ?

PACIFIQUE.

Celui d’exiger les passeports des voyageurs, et surtout ceux des voyageuses... Et, quand les passeports seront absents, de faire, dans les vingt-quatre heures, un rapport motivé à la police.

LE GARÇON.

Mais, monsieur Pacifique, ce règlement-là, il a toujours existé.

PACIFIQUE.

Seulement, on oubliait de le mettre à exécution.

LE GARÇON.

Pour les voyageurs, je comprends encore cela ; mais, pour les voyageuses, je ne comprends pas.

PACIFIQUE.

D’abord, il est inutile que vous compreniez, jeune homme... Nonobstant, je veux bien vous dire qu’un grand crime a été commis par un personnage du sexe féminin, âgé de vingt et un ans, taille d’un mètre cinquante-neuf centimètres, yeux bleus, cheveux noirs, teint pâle, et qu’il s’agit pour l’autorité de mettre la main sur cette individuelle.

LE GARÇON.

Qu’a-t-elle donc fait ?

PACIFIQUE.

Elle a empoisonné son époux, un baron allemand, et elle ambitionne de passer en Angleterre pour convoler derechef avec un milord anglais.

LE GARÇON.

Ah ! pauvre petite femme !... Et vous voulez l’arrêter pour cela, pour avoir empoisonné un Allemand ?...

PACIFIQUE.

Jeune homme, de quelque paillis qu’il soit, un époux est toujours un homme... La société et la morale ont été outragées, la société et la morale demandent vengeance... Si donc vous n’apportez pas les passeports, je les y viendrai prendre. Adieu, jeune homme ; vous voilà prévenu.

LE GARÇON.

Adieu, monsieur Pacifique.

Le Brigadier sort.

 

 

Scène II

 

LE GARÇON, seul

 

Est-il maniéré, ce monsieur Pacifique, avec sa morale et sa société !... Je vous demande un peu ce que ça lui fait, que cette petite femme ait empoisonné un Allemand !... Ce n’est pas son compatrillote, comme il dit... Ah ! voilà une voyageuse...

 

 

Scène III

 

LE GARÇON, CLAIRE DE BEAUFORT, UNE FILLE DE CHAMBRE, portant un petit nécessaire qu’elle pose sur la cheminée

 

CLAIRE, entrant.

Oh ! ça m’est absolument égal, mademoiselle... Mettez-moi où vous voudrez... J’ai une heure au plus à demeurer à Calais.

LE GARÇON, à la Fille.

N’importe !... faites vite la chambre... Si elle entre dedans, elle la payera.

La Fille de chambre sort par la gauche.

CLAIRE, au Garçon.

On pourra se procurer ici une voiture et des chevaux, n’est-ce pas, garçon ?

LE GARÇON.

Justement, madame est à l’hôtel de la Poste.

CLAIRE.

Bon !... Eh bien, aussitôt que j’aurai vu le directeur de la douane, je pars... Comment voit-on un directeur de douane ?

LE GARÇON.

On le voit quand il passe, et il passe deux fois par jour sous la fenêtre.

CLAIRE.

Je vous demande comment on lui parle.

LE GARÇON.

Dame, comment on lui parle ? On l’appelle monsieur comme tout le monde. Oh ! il n’est pas fier !

CLAIRE.

Mais, mon Dieu, je ne vous demande pas tout cela.

LE GARÇON.

Alors, que demande madame ?

CLAIRE.

Je demande, quand on a une réclamation à faire au directeur des douanes, comment il faut s’y prendre pour lui parler ?

LE GARÇON.

Je crois, madame, qu’en allant chez lui, c’est encore le plus sûr.

CLAIRE.

C’est bien. Faites-lui passer ce petit mot.

Elle se met à une table et écrit.

« Monsieur le directeur, madame Claire Wilkins, née de Baufort, désirerait avoir l’honneur de vous entretenir un instant à propos d’un cachemire que viennent de lui saisir vos douaniers, et qui sort de la maison Brousse, rue de Richelieu... Elle espère qu’en justifiant de son achat en France, elle fera lever l’interdit qui a été mis sur lui comme cachemire étranger... J’ai l’honneur, etc. » Tenez, monsieur, faites porter cette lettre tout de suite au directeur des douanes.

LE GARÇON.

À l’instant, madame, à l’instant !

CLAIRE.

Et la réponse... ?

LE GARÇON.

Sera remise à madame aussitôt le retour du commissionnaire.

CLAIRE.

C’est bien, allez.

Le Garçon sort.

 

 

Scène IV

 

CLAIRE, seule

 

Un cachemire d’un si bon goût, qui m’allait si bien !... Ce n’est pas encore, je l’avoue, à ces niais de douaniers que j’en veux le plus... Ils font leur métier, pauvres gens !... un vilain métier, c’est vrai... Mais c’est à ce monsieur... C’est bien la peine, après deux ans d’exil, de retrouver un compatriote sur un bateau à vapeur, pour que, sans motif, sans raison, sans prétexte, il vous joue un pareil tour... Je suis furieuse ! Certes, ce monsieur m’a bien ennuyée, bien obsédée pendant la traversée ; mais je ne croyais pas qu’un homme du monde, car, au bout du compte, il a l’air d’un homme du monde... fût capable d’une semblable indélicatesse... Je voudrais bien savoir ce qu’il est devenu, ce monsieur... En tout cas, il peut être tranquille : à quelque époque que je le rencontre, et eu quelque lieu que ce soit, je me le rappellerai.

 

 

Scène V

 

CLAIRE, CONRAD

 

CONRAD.

Serait-ce moi, madame, qui aurais eu le bonheur de laisser une trace si profonde dans votre esprit ?

CLAIRE.

Eh quoi ! c’est vous, monsieur ?

CONRAD.

Mon Dieu, oui, madame, c’est moi...

CLAIRE.

J’avoue que je ne m’attendais pas au plaisir...

CONRAD.

Est-ce bien un plaisir, madame ?

CLAIRE.

Oh ! monsieur, ce sera ce que vous voudrez, le mot n’y fait rien...

CONRAD.

Quoi qu’il en soit, vous me permettrez bien de me féliciter du hasard qui m’amène dans l’hôtel que vous avez choisi...

CLAIRE.

Est-ce bien un hasard, monsieur ?

CONRAD.

Ce sera ce que vous voudrez, madame, le mot n’y fait rien.

CLAIRE.

En vérité, monsieur, j’admire votre sang-froid.

CONRAD.

C’est la première vertu de ma profession... J’ai eu l’honneur de vous dire, je crois, que je suis marin.

CLAIRE.

C’est possible... Je ne me souviens pas de ce que vous m’avez dit...

CONRAD.

C’est vrai... je crois vous avoir dit cela au moment où vous souffriez un peu du mal de mer ; en ma qualité de marin, c’est-à-dire d’homme à qui cette maladie est inconnue, je vous offrais mes services... J’avais mal choisi mon moment...

CLAIRE.

Mais non, monsieur, ce n’est pas parce que vous avez mal choisi votre moment, que j’ai oublié... C’est qu’il ne me plaît pas de me souvenir...

CONRAD.

Permettez, madame, le souvenir est une action de notre cerveau parfaitement indépendante de notre volonté, et, si vous devez vous souvenir de moi, toutes les volontés du monde n’y feront rien... C’est, comme je vous le disais, l’affaire de votre cerveau, en attendant, je l’espère, que ce soit celle de votre cœur.

LA FILLE DE CHAMBRE.

La chambre de madame est prête...

CLAIRE.

C’est bien...

À Conrad.

Celle de mon cœur ?... Vous avez parlé de mon cœur, je crois, monsieur ?...

CONRAD.

Mais oui, madame...

CLAIRE.

À quel propos, je vous prie ?

CONRAD.

À propos de ce que tout le monde a un cœur... C’est un des organes nécessaires à la vie... Et, ayant parlé de votre cerveau sans que vous réclamiez, j’ai cru qu’il m’était permis de vous parler de votre cœur... Si j’ai été indiscret, excusez-moi, madame... Je vous présente mes hommages les plus respectueux, et je me retire.

Fausse sortie.

CLAIRE.

Pardon, monsieur, pardon !... mais je me suis étonnée de vous entendre parler de mon cœur, parce qu’il me semblait que vous deviez avoir à me parler d’autre chose.

CONRAD.

Moi, madame ! et de quoi donc ?

CLAIRE.

Mais de mon cachemire...

CONRAD.

Oh !...c’est vrai, madame... Mais, comme vous ne m’en parliez pas la première, j’eusse craint d’être indiscret en réveillant un souvenir fâcheux.

CLAIRE.

Oh ! très fâcheux, je vous le jure...

CONRAD.

Madame, je suis au désespoir qu’une plaisanterie de voyageur...

CLAIRE.

Comment ! monsieur, vous me faites saisir mon cachemire, et vous appelez cela une plaisanterie ?... Je suis moins indulgente que vous, monsieur, et j’appelle cela une belle et bonne trahison.

CONRAD.

Ah ! madame, le mot est dur...

CLAIRE.

Oui, trahison !... trahison !... et avec circonstances aggravantes même.

CONRAD.

En vérité, madame, un avocat général serait moins sévère... et, tout en me condamnant... aux fers à perpétuité, il me laisserait la vie...

CLAIRE.

Ah ! oui, du marivaudage, je vous le conseille ; le moment est bien choisi !...

CONRAD.

Vous m’accusez : je m’excuse comme je puis...

CLAIRE.

Vous vous excusez... Je voudrais bien savoir quelle excuse vous pouvez donner à votre conduite... Me voyant inquiète pour mon cachemire, vous me faites accroire que, quoique acheté en France, mon châle ne peut plus y rentrer, et que toute déclaration est inutile.

CONRAD.

Oui, madame.

CLAIRE.

C’était un mensonge que vous me faisiez là...

CONRAD.

Oui, madame.

CLAIRE.

Vous m’avez alors indiqué un moyen de le soustraire aux gens de la douane...

CONRAD.

J’en conviens...

CLAIRE.

Ce moyen avait parfaitement réussi, et j’allais quitter saine et sauve les bureaux de ces messieurs...

CONRAD.

C’est vrai.

CLAIRE.

Lorsque vous m’avez dénoncée au chef des douaniers.

CONRAD.

Je suis forcé d’en convenir.

CLAIRE.

Eh bien, monsieur ?

CONRAD.

Eh bien, madame ?

CLAIRE.

Répondrez-vous à ma question ?

CONRAD.

Quelle question, madame ?

CLAIRE.

Pourquoi m’avez-vous fait prendre mon cachemire ?

CONRAD.

Rien de plus facile, madame...

CLAIRE.

Voyons, monsieur.

CONRAD.

D’abord, madame, votre cachemire m’a paru d’un tissu médiocre.

CLAIRE.

Le plus pur Tibet !

CONRAD.

D’un dessin vulgaire...

CLAIRE.

Il n’y en avait qu’un dans les magasins de Brousse, et c’était le premier que l’on eût reçu du Bengale, avec ce dessin-là.

CONRAD.

Un fond bleu...

CLAIRE.

Ah !

CONRAD.

Moi, je suis comme M. de Musset : je déteste le bleu... C’est une couleur bête...

CLAIRE.

Mes yeux vous remercient, monsieur.

CONRAD.

Comment ! vous avez les yeux bleus ?

CLAIRE.

Dame, regardez !

CONRAD.

Ah !... Pour les yeux bleus, d’ailleurs, c’est autre chose... oh ! pour les yeux bleus, le bleu est une charmante couleur... D’abord, cela permet aux poètes de les comparer à l’azur du ciel... azur rime avec pur... mal, c’est vrai... mais enfin cela rime, et...

CLAIRE.

Et nous nous éloignons de mon cachemire, que vous n’avez pas même regardé... La preuve, c’est qu’il n’était pas bleu, il était vert !...

CONRAD.

Il était vert ?... C’est bien possible, madame... et puisque, pour obtenir mon pardon...

CLAIRE.

Comment, votre pardon ?... Eh ! qui vous dit que, quelque raison que vous me donniez, je vous pardonne ?...

CONRAD.

Alors, madame, si vous ne me pardonnez pas, il est inutile que je me casse la tête...

CLAIRE.

Enfin, dites toujours... car, en vérité, je suis curieuse...

CONRAD, regardant autour de lui.

Chut !

CLAIRE.

Oh ! mon Dieu, soyez tranquille, on ne nous écoute pas...

CONRAD.

Vous croyez ?... En ce cas, je vais vous faire un aveu...

CLAIRE.

Lequel ?

CONRAD.

C’est que j’avais pour cinq cent mille francs de cachemires dans mes bagages... et qu’à la faveur de cette dénonciation, car je ne veux pas atténuer les faits, madame... c’est bien une dénonciation... et qu’à la faveur de cette dénonciation, j’ai détourné l’attention des douaniers, j’ai capté leur confiance...

CLAIRE.

Et... ?

CONRAD.

Et j’ai soustrait ma cargaison à la rapacité du fisc.

CLAIRE.

Comment ! monsieur, c’est dans un pareil but que vous m’avez trahie ?

CONRAD.

Vous avez voulu savoir la vérité, madame, je vous la dis.

CLAIRE.

Mais, alors, vous êtes donc... ?

CONRAD.

Quoi ?

CLAIRE.

Un contrebandier ?...

CONRAD.

Oh ! mon Dieu, oui, comme dit madame Viardot : Yo son contrabandista !... Lui avez-vous entendu chanter cette chanson espagnole ?... Elle la chante d’une façon ravissante... Il y a surtout une ritournelle, un effet d’écho qui rebondit dans la montagne, et...

Il essaye la ritournelle.

CLAIRE.

Donc, vous avouez, monsieur, que vous êtes contrebandier ?...

CONRAD.

Je l’avoue, c’est-à-dire à vous... oui, mais aux douaniers, peste ! je m’en cache.

CLAIRE.

Et sans respect pour la distance qui sépare un contrebandier...

CONRAD.

Comment, madame ! une femme d’un esprit distingué comme le vôtre partage les préjugés du vulgaire ?...

CLAIRE.

Vraiment !

CONRAD.

Mais tout le monde fait de la contrebande... un peu plus, un peu moins...

CLAIRE.

Tout le monde ?

CONRAD.

Sans doute... et je vous jure qu’on peut être une femme gracieuse, spirituelle, charmante, aristocratique, et... essayer de passer un cachemire en fraude.

CLAIRE.

Alors, monsieur, il y a une chose bien simple...

CONRAD.

Laquelle, madame ?

CLAIRE.

Si vous êtes véritablement contrebandier...

CONRAD.

Hélas ! puisque je l’ai avoué, je ne m’en dédirai pas...

CLAIRE.

Si, grâce à la ruse que vous avez employée... vous voyez que j’adoucis le mot...

CONRAD.

Je vous remercie de cette délicatesse, madame...

CLAIRE.

Si, grâce à cette ruse, vous avez passé pour cinq cent mille francs de châles de l’Inde...

CONRAD.

Pur Tibet, madame.

CLAIRE.

Alors, j’espère que vous me permettrez de remplacer le cachemire perdu et que vous me ferez une remise ?...

CONRAD.

Comment donc, madame ! mais c’est parfaitement mon intention... Et, si madame veut bien me donner son adresse à Paris, je m’empresserai de mettre à sa disposition un assortiment de tissus du meilleur goût et de la première qualité.

CLAIRE.

Malheureusement, monsieur, je ne vais pas à Paris.

CONRAD.

Peu importe, madame !... où vous allez, vos cachemires vous suivront...

CLAIRE.

Faisons mieux que cela, monsieur...

CONRAD.

Ordonnez, madame.

CLAIRE.

Vos ballots sont arrivés, n’est-ce pas ?

CONRAD.

Ils doivent être maintenant à l’hôtel.

CLAIRE.

Eh bien, montrez-moi votre assortiment. Je ferai mon choix tout de suite.

CONRAD.

Comment donc, madame ! c’est trop juste, et je vais donner des ordres...

CLAIRE.

Il est inutile que vous sortiez pour cela... Justement, voilà le garçon de l’hôtel qui m’apporte une réponse à la lettre que j’avais écrite au directeur de la douane.

CONRAD.

Oh ! le directeur n’est pas chez lui, madame...

CLAIRE.

Vous savez cela ?

CONRAD.

Oui, j’ai entendu dire qu’il était à la campagne.

 

 

Scène VI

 

CLAIRE, CONRAD, LE GARÇON

 

CLAIRE.

Vous avez une réponse pour moi, mon ami ?

LE GARÇON.

Non, madame : M. le directeur des douanes est à la campagne, et je rapporte à madame la lettre...

CLAIRE, à Conrad.

J’aime à voir que vous soyez si bien instruit, monsieur.

LE GARÇON.

Madame a-t-elle d’autres ordres à me donner ?

CLAIRE.

Oui... Faites apporter ici les bagages de monsieur.

LE GARÇON.

Les bagages de monsieur ?

CLAIRE.

Oui.

LE GARÇON.

Madame veut-elle parler du portemanteau ou du perroquet de monsieur ?...

CLAIRE.

Comment ?

LE GARÇON.

C’est tout ce que monsieur possède ici en fait de bagages...

CONRAD.

Mon commis n’est-il pas arrivé ?

LE GARÇON.

Le commis de monsieur, c’est-à-dire son domestique ?... Pardon, il vient d’arriver à l’hôtel, avec le portemanteau et le perroquet... Il a demandé M. le capitaine de Francarville, et on l’a introduit dans l’appartement de monsieur... d’après l’ordre de monsieur...

CLAIRE.

C’est bien ; allez, allez, vous dis-je...

LE GARÇON.

Pardon, madame... c’est que je désirerais que madame voulût bien me donner son passeport.

CLAIRE.

C’est bien... Remontez dans un instant... Je vais le chercher et je vous le donnerai.

LE GARÇON.

Si monsieur avait la bonté en même temps...

CONRAD, remettant son passeport.

Voici...

LE GARÇON.

Merci, monsieur... Vous comprenez, si j’insiste, c’est que, depuis avant-hier, à ce qu’il paraît, il y a des ordres très sévères...

CONRAD.

À merveille... Allez, mon ami, allez !

 

 

Scène VII

 

CONRAD, CLAIRE

 

CLAIRE.

Eh bien, monsieur ?

CONRAD.

Madame ?

CLAIRE.

Vous êtes M. de Francarville ?...

CONRAD.

Oui, madame...

CLAIRE.

Capitaine...

CONRAD.

De vaisseau dans la marine française...

CLAIRE.

Avez-vous quelque nouveau subterfuge ?

CONRAD, allant prendre son chapeau.

Ma foi, non... Je suis à bout de mon imagination... Je vous prierai donc de trouver vous-même à ma conduite le motif le plus plausible... et surtout le plus probable.

CLAIRE.

Soit, monsieur. Il ne faudra pas un grand effort d’esprit pour cela.

CONRAD.

Voyons, madame...

CLAIRE.

Vous vous êtes dit : « Voici une femme qui n’est pas tout à fait... laide, qui a quelque distinction, quelque esprit... et qui, du premier coup d’œil, en voyant M. de Francarville, ne paraît pas l’apprécier selon ses mérites... Eh bien, mais, cette femme, à l’aide d’une fable, je vais me créer la facilité de savoir son adresse, le droit de lui faire accepter une restitution... Cela ouvrira entre elle et moi une manière de connaissance... et peut-être qu’à force de me voir, cette femme finira par changer de sentiment à mon égard... »

CONRAD.

Eh bien, mais, madame, en supposant cela, convenez que ce plan serait celui d’un homme véritablement amoureux.

CLAIRE.

Amoureux !... Vous êtes amoureux de moi, monsieur ?

CONRAD.

À en perdre la raison, madame !...

CLAIRE.

Alors, vous tombez bien mal ; car, moi, je vous déteste...

CONRAD.

En vérité ?... Oh ! merci, merci, madame !...

CLAIRE.

Vous me remerciez de ce que je vous déteste ?...

CONRAD.

Sans doute !... vous allez au delà de mes espérances... Je ne craignais qu’une chose, c’était de vous demeurer indifférent... Maintenant, je suis tranquille, vous me détestez !... Que je trouve encore une occasion de vous être désagréable, et nous en arrivons à la haine... Or, vous savez, madame, que, de la haine à l’amour, il n’y a qu’un pas.

CLAIRE.

Ah ! ceci est un vieux proverbe...

CONRAD.

Raison de plus, madame... S’il n’était pas vrai, le temps en eût fait justice... Vous me détestez !...

CLAIRE.

Mais, monsieur...

CONRAD.

Oh ! ne revenez pas là-dessus ! vous me détestez et je vous adore... Voilà la situation parfaitement éclaircie.

CLAIRE.

Pas encore, monsieur ; car vous savez pourquoi je vous déteste, et, moi, je ne sais pas pourquoi vous m’aimez...

CONRAD.

Pourquoi je vous aime, madame. ? Mais c’est tout simple : parce qu’en vous voyant, je vous ai trouvée jolie... parce qu’en vous parlant, je vous ai trouvée spirituelle... parce qu’en vous jugeant, je vous crois bonne.

CLAIRE.

Et vous m’avez aimée comme cela, en deux heures, en passant de Douvres à Calais ?

CONRAD.

Oh ! non, madame... non, non, non... Mon amour ne date pas de deux heures ; il date de plus loin que cela : il date de deux jours.

CLAIRE.

Ah ! vraiment ?... Je vous demande pardon, monsieur... cela devient respectable...

Elle va s’asseoir sur un fauteuil près de la cheminée.

CONRAD.

Je vous ai vue à Drury-Lane... En sortant, j’ai dit à mon cocher de suivre votre voiture ; j’ai su ainsi que vous demeuriez à l’hôtel de la Tamise, Regent-street... À l’hôtel de la Tamise, j’ai appris que vous étiez libre, indépendante... J’ai deviné que vous étiez la femme que le ciel me destinait...

CLAIRE.

Ah ! vous avez deviné... ?

CONRAD.

Oui, madame... J’ai le bonheur d’être doué, dans certain cas, d’une seconde vue.

CLAIRE.

Je vous en fais mon compliment.

CONRAD.

J’ai quitté Londres hier en même temps que vous, décidé à vous suivre jusqu’au bout du monde.

CLAIRE.

J’espère bien, monsieur, ne pas vous mener jusque-là.

CONRAD.

Tant mieux ! car j’y suis allé si souvent déjà...

CLAIRE.

Monsieur, tout cela est on ne peut pas plus spirituel.

Elle sonne.

Seulement, vous comprenez que, la situation éclaircie, comme vous dites, je n’ai plus qu’une prière à vous adresser : c’est, en mon absence, de poursuivre pour moi la restitution de mon châle, et, si vous l’obtenez, de le déposer ici à l’hôtel de la Poste, où je le ferai réclamer.

Au Garçon, qui entre.

Mon ami, vous m’avez dit que rien n’était plus facile que de se procurer une voiture et des chevaux ?...

 

 

Scène VIII

 

CLAIRE, CONRAD, LE GARÇON

 

LE GARÇON.

Oui, madame.

CLAIRE.

Des chevaux et une voiture ; allez. Dans dix minutes, je pars.

À Conrad.

Monsieur, j’ai bien l’honneur...

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

CONRAD, LE GARÇON

 

CONRAD.

Ah ! oui... vous avez bien l’honneur... Vous croyez qu’on s’en va comme cela, madame ? C’est ce que nous verrons... Garçon !

LE GARÇON.

Monsieur ?

CONRAD.

Combien de chevaux à l’écurie ?

LE GARÇON.

Quatre.

CONRAD.

C’est tout ?

LE GARÇON.

Oui, monsieur, c’est tout. Depuis les chemins de fer, c’est encore trop de quatre chevaux.

CONRAD.

Mettez-les à la voiture que vous aviez préparée pour cette dame.

LE GARÇON.

Mais, monsieur, cette dame a retenu les chevaux et la voiture.

CONRAD.

Et moi, je les paye, je les paye quatre fois ce qu’ils valent... De sorte que le garçon à qui je remets dix louis, en les payant doubles guides, aura encore huit louis pour lui. Mon domestique montera dans la voiture... Voilà un mot pour lui.

LE GARÇON.

Oh ! alors, monsieur, c’est autre chose.

CONRAD.

Allons, vite.

LE GARÇON.

C’est que je voulais demander à cette dame...

CONRAD.

La voici.

Le poussant dehors.

Dépêche-toi donc, maraud !

Le Garçon sort. Claire rentre en scène.

 

 

Scène X

 

CLAIRE, CONRAD

 

CLAIRE, allant chercher sur la table.

Ce malheureux passeport !... où donc l’ai-je mis ?...

Voyant Conrad.

Ah ! vous êtes encore là, monsieur...

CONRAD.

Mais oui, madame... et c’est une inspiration qui m’y a retenu, puisque, n’espérant plus vous voir...

CLAIRE, traversant et allant à la cheminée.

Oh ! mon Dieu, c’est un hasard si vous me revoyez... Je cherche mon passeport, et, décidément, je crois que je l’ai laissé à Douvres.

Elle cherche dans son nécessaire.

CONRAD.

Ainsi, madame, vous êtes bien déterminée à partir ?

CLAIRE.

Oh ! parfaitement déterminée, monsieur.

CONRAD.

Ni prières ni supplications ne peuvent vous arrêter ?

CLAIRE.

Ni prières ni supplications.

CONRAD.

Vous me haïssez donc toujours ?

CLAIRE.

Oh ! mon Dieu, non. J’ai pensé qu’au bout du compte, je n’avais contre vous d’autre motif de haine que cette histoire de cachemire... et, en vérité, en y réfléchissant sérieusement, j’en reviens à ce mot dont vous vous êtes servi : c’est une plaisanterie, et je vous la pardonne.

CONRAD.

Et vous partez ?

CLAIRE.

Aussitôt que la voiture et les chevaux seront prêts. N’entends-je pas déjà... ? Non.

CONRAD.

Eh bien, madame, veuillez m’accorder cinq minutes.

CLAIRE.

Qu’en ferez-vous ?

CONRAD.

Qui sait ?... on jouait avant-hier Roméo à Drury-Lane, et vous avez vu qu’il n’a fallu que cinq minutes à Roméo pour se faire aimer de Juliette.

CLAIRE.

C’est vrai... Mais Roméo n’était pas un marin.

CONRAD.

Auriez-vous quelque chose contre les marins ?

CLAIRE.

J’ai contre eux ce qu’on a d’ordinaire contre des hommes qui jurent, qui fument, qui...

CONRAD.

Moi, madame, non seulement je ne fume jamais, mais encore j’ai en horreur l’odeur du tabac. Aussi, à mon bord, le cigare même était interdit. Quant à jurer, je crois ; que, depuis que j’ai l’honneur de me trouver en rapport avec vous, j’ai dissimulé assez adroitement cette habitude pour que je n’aie aucune peine à vous convaincre qu’elle n’est pas profondément enracinée en moi.

CLAIRE.

Mais à quel propos me dites-vous cela ?

CONRAD.

Vous m’avez dit tout à l’heure que vous me détestiez... Vous venez de m’avouer que vous ne me haïssiez plus... Je pense qu’il est temps que je commence à me faire aimer.

CLAIRE.

Monsieur, je n’aimerai jamais un homme qui me laisserait seule pendant neuf mois de l’année pour courir au Sénégal ou au Brésil... Mais, en vérité, cette voiture est bien lente.

CONRAD.

Madame, ce reproche ne peut heureusement pas plus m’atteindre que les deux précédents... J’avais des sympathies dans le gouvernement qui vient de tomber, et, de Londres, j’ai adressé ma démission au ministre de la marine.

CLAIRE.

Ah !

CONRAD.

Vous voyez que je rentre dans la catégorie des maris sédentaires ; et, si cette condition peut militer en ma faveur, si cinquante mille livres de rente, un hôtel à Paris, une maison de campagne à Bellevue, une loge aux Italiens...

CLAIRE.

Je vous arrête, monsieur, au milieu de cette séduisante énumération... Ma main et ma parole sont engagées.

CONRAD.

Ceci est autre chose... Et vous venez de New-York pour... ?

CLAIRE.

Je viens de New-York, monsieur, pour épouser un homme que j’aime et qui m’attend.

CONRAD.

Mon Dieu, madame, permettez-moi de vous dire que cela ne prouverait encore rien.

CLAIRE.

Comment ! cela ne prouve rien ?

CONRAD.

Non... J’étais parti de Paris, moi, pour aller épouser à Nouvelle-Orléans, une femme qui m’adorait et qui m’attendait.

CLAIRE.

Eh bien, monsieur ?

CONRAD.

Eh bien, madame, en m’adorant et en m’attendant, elle en a épousé un autre !

CLAIRE.

Je vois avec plaisir que vous avez pris votre parti de ce malheur avec une philosophie admirable.

CONRAD.

Dame, vous comprenez, je n’avais que deux résolutions à prendre : me jeter à l’eau ou me consoler... Me jeter à l’eau, je sais nager, c’était donc parfaitement inutile... J’ai pris le parti de me consoler.

CLAIRE.

En vérité, monsieur, vous êtes l’homme le plus étrange que je connaisse... Et heureusement que voilà mes chevaux qui arrivent ; car, sans cela, ne fut-ce que par curiosité, pour étudier jusqu’au bout un phénomène aussi remarquable...

CONRAD.

Vous seriez restée ?

CLAIRE.

Je crois que oui.

CONRAD.

Eh bien, madame, soyez satisfaite !

CLAIRE.

Plaît-il, monsieur ?

CONRAD.

Ce ne sont pas vos chevaux qui arrivent, ce sont vos chevaux qui s’en vont.

CLAIRE.

Comment ! mes chevaux qui s’en vont ?

CONRAD.

Avec votre voiture ; oui, madame.

CLAIRE.

Mes chevaux et ma voiture ?

CONRAD.

Oui. Je vous demande un million de pardons ; j’ignorais la sainteté du motif qui vous attire en France... Je ne voyais, dans ce désir de locomotion rapide, qu’un besoin de vous éloigner de moi ; j’éprouvais le besoin contraire, et...

CLAIRE.

Et... ? Abrégez... Voyons, qu’avez-vous fait ?

CONRAD.

J’ai fait mettre les quatre seuls chevaux qui fussent dans l’écurie à la seule voiture qui fût sous la remise, et j’ai envoyé mon domestique acheter des huîtres à Boulogne.

CLAIRE.

Des huîtres à Boulogne ?...

CONRAD.

Oui, madame ; on les dit infiniment plus fraîches qu’à Calais.

CLAIRE.

Oh ! par exemple !... monsieur, cette fois-ci, c’est trop fort !...

CONRAD.

Daignez-vous rappeler, madame, que j’ignorais entièrement le motif...

CLAIRE.

En vérité, une telle conduite... Mais, monsieur, vous abusez de ma faiblesse, de mon isolement... C’est odieux ! c’est indigne !... Oh ! monsieur, monsieur !

CONRAD.

Madame !

CLAIRE.

Oh ! ne m’approchez pas, ne me parlez pas, monsieur !

CONRAD.

Permettez, madame ; ce n’est, après tout, qu’un retard de quelques heures. Vous ne partirez pas ce soir ; mais vous partirez demain matin, voilà tout... demain matin...

CLAIRE.

Et savez-vous, monsieur, si ce retard n’apporte pas à mon cœur un désappointement cruel, s’il ne détruit pas une espérance, un projet, une joie depuis longtemps rêvés ?...

CONRAD.

Il serait possible !

CLAIRE.

Cet homme à qui je suis promise et que j’ai hâte de rejoindre, savez-vous que, depuis deux années, il languit dans la solitude en attendant mon retour ?

CONRAD.

Depuis deux années, madame ?

CLAIRE.

Vous me parliez d’amour, monsieur... Ah ! voilà un amour digne de sympathie, digne de reconnaissance, digne de tout le dévouement d’une femme... Oui, monsieur, depuis deux années, depuis le jour où des exigences de famille me forcèrent d’épouser un vieillard qui m’emmenait au fond de l’Amérique, ce pauvre jeune homme qui m’aimait dès l’enfance s’est condamné à la retraite, à l’ennui, à l’isolement. « Partez, me dit-il ; moi, je pars aussi, je m’exile de ce monde, où vous ne serez plus, je vais m’ensevelir dans la solitude, et j’y resterai jusqu’au jour où vous viendrez me dire : « Je suis libre, me voilà. »

CONRAD.

Il a dit cela, madame, et il l’a fait ?

CLAIRE.

Oui, monsieur ; et songez qu’il n’avait pas même la consolation de m’écrire. Je lui avais défendu...

CONRAD.

Madame, vous avez raison, aimez-le, épousez-le... Ce garçon-là vaut mieux que moi... Je me serais tué ou je vous aurais suivie ; mais je ne me serais pas enfermé deux ans dans un désert...

CLAIRE.

Oui, monsieur, je l’épouse, oui, monsieur, je l’aime, entendez-vous ? Je me mépriserais si je ne l’aimais pas... et je me faisais un bonheur de le surprendre ce soir, inattendue, inespérée, au milieu des parents, des émis réunis pour sa fête.

CONRAD.

Ah !

CLAIRE.

Car c’est sa fête, monsieur... Je jouissais à l’avance de sa surprise, de sa joie lorsqu’il me verrait apparaître tout à coup, m’avancer vers lui, lorsqu’il m’entendrait lui dire : « Mon ami, moi aussi, je vous apporte mon bouquet de fête : c’est ma main, c’est mon cœur, prenez-les, ils sont à vous... » Et vous, monsieur, sans égard, sans pitié...

CONRAD.

Madame...

CLAIRE.

Ah ! tenez, monsieur, éloignez-vous, ne vous présentez plus devant moi, je vous en prie, je vous en conjure !

CONRAD.

Madame, madame, grâce pour un malheureux !... Si j’avais su... si j’avais pensé... Oh ! tenez, cette larme que vous répandez, et que je voudrais racheter au prix de mon sang, est le plus cruel châtiment que vous puissiez me faire subir... Mais, rassurez-vous, consolez-vous, il reste des chevaux, il reste des voitures dans la ville... Dussé-je en acheter, en prendre une de force... dussé-je mettre Calais sens dessus dessous... vous partirez, vous partirez, madame... je vous le promets, je vous le jure... vous partirez, quand je devrais moi-même vous conduire à la Daumont !

Il sort.

 

 

Scène XI

 

CLAIRE, seule

 

Allons, si ce n’est pas une nouvelle ruse... Mais non, il paraissait vraiment ému, et je crois bien qu’il a eu un repentir sincère du chagrin qu’il m’a fait. Il est décidément meilleur que je ne croyais.

Elle regarde à sa montre.

Huit heures du soir... Oh ! mon Dieu, il y a déjà quatre heures que je suis ici... C’est étonnant comme le temps a passé vite... Il est vrai que, lorsqu’on se dispute...

Apercevant le Garçon, qui apporta des flambeaux.

Ah ! venez ici, mon ami.

 

 

Scène XII

 

CLAIRE, LE GARÇON

 

LE GARÇON.

Madame a trouvé son passeport ?

CLAIRE.

Non... Je ne sais ce que j’en ai fait... Mais, dites-moi... quelque chose de plus important...

LE GARÇON.

Qu’y a-t-il, madame ?

CLAIRE.

M. de Francarville est sorti pour chercher des chevaux et une voiture... Mais, s’il n’en trouvait pas, est-ce qu’il serait impossible d’envoyer un courrier au château de la Bassée ?

LE GARÇON.

Oh ! madame, il y a dix-huit lieues d’ici au château de la Bassée.

CLAIRE.

Eh bien, il me semble qu’à franc étrier, c’est l’affaire de quatre ou cinq heures, tout au plus...

LE GARÇON.

Oui.

CLAIRE.

Et qu’en donnant dix louis à celui qui fera cette course...

LE GARÇON.

Peste ! madame paye bien... C’est comme monsieur... On va vous trouver cela, madame.

CLAIRE.

C’est bien, mon ami.

Elle s’apprête à écrire.

Pauvre Ernest ! il aura ma lettre, au moins.

LE GARÇON.

Voici M. de Francarville !

CLAIRE, à Conrad.

Ah !... Eh bien, monsieur ?

 

 

Scène XIII

 

CLAIRE, CONRAD, LE GARÇON

 

CONRAD, tristement.

Eh bien, madame, dans cinq minutes, une voiture, attelée de deux chevaux, sera à la porte de l’hôtel, et vous pourrez gagner la première poste, madame, et vous serez heureuse, et il n’y aura que moi qui regretterai toute ma vie mon rêve d’un instant.

LE GARÇON, à part.

Et, moi, mes dix louis.

CLAIRE, tendant la main à Conrad.

Merci, monsieur ; je reconnais que votre conduite est celle d’un galant homme, et, si le hasard veut que nous nous rencontrions de par le monde, ce sera avec un véritable plaisir que je vous reverrai.

LE GARÇON.

Alors, madame, il est inutile de chercher un messager pour la Bassée ?

CLAIRE.

Tout à fait inutile, mon ami ; allez... Mais, pour que tous n’ayez pas perdu votre peine, tenez !...

Elle lui donne une petite bourse.

LE GARÇON.

Oh ! merci, madame...

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

CLAIRE, CONRAD

 

CONRAD.

Pardon, madame... mais vous avez prononcé, ou plutôt le garçon a prononcé le nom de la Bassée... Est-ce que, par hasard, ce serait au château de la Bassée que vous allez ?

CLAIRE.

Oui... Pourquoi ?... Est-ce que vous connaissez quelqu’un dans les environs ?

CONRAD.

Mais je connais le maître du château lui-même.

CLAIRE.

M. Ernest de Montalait ?...

CONRAD.

Oui... M. Ernest de Montalait, justement... C’est mon cousin.

CLAIRE.

Votre cousin... Comment cela ?

CONRAD.

Comment Ernest de Montalait est mon cousin ?

CLAIRE.

Je vous le demande, oui.

CONRAD.

Ah ! mon Dieu !

CLAIRE.

Quoi ?

CONRAD.

Une idée...

CLAIRE.

Laquelle ?

CONRAD.

Étrange, fantastique, surnaturelle ! et pourtant...

CLAIRE.

Eh bien ?

CONRAD.

Et pourtant... ce récit que vous venez de me faire...

CLAIRE.

Achevez...

CONRAD.

Ce doit être, ce ne peut être que lui...

CLAIRE.

Eh bien, monsieur, quand ce serait lui ?...

CONRAD.

Il serait vrai ?... Ah ! madame, madame...

CLAIRE.

Monsieur ?...

CONRAD.

Rassemblez tout votre courage, toute votre résignation...

CLAIRE.

Vous m’effrayez, monsieur... Est-ce que M. de Montalait... ?

CONRAD.

Oui, madame.

CLAIRE.

Il est malade ?...

CONRAD.

Non, madame.

CLAIRE.

Ô ciel !... mort ?

CONRAD.

Pis que cela...

CLAIRE.

Mais quoi donc, mon Dieu ?

CONRAD.

Il est mon cousin, madame.

CLAIRE.

Eh bien, je le sais, vous me l’avez dit...

CONRAD.

Il est mon cousin, parce qu’il a...

CLAIRE.

Parce qu’il a... ?

CONRAD.

Parce qu’il a épousé ma cousine !

CLAIRE.

Marié ?...

CONRAD.

Tout ce qu’il y a de plus marié, madame !

CLAIRE.

C’est impossible !

CONRAD.

Hélas ! madame, nul n’en est plus sûr que moi : c’est moi qui ai fait le mariage, moi qui les ai conduits à l’autel...

CLAIRE.

Vous ?...

CONRAD.

Ce pauvre Ernest ! il vous avait tenu parole, en effet... Il était venu s’enterrer dans sa campagne de la Bassée... Mais, au bout d’un an, madame, il dépérissait à faire pitié ; il serait mort à la peine ! c’est alors que, moi, son voisin, son ami, ému de compassion, reconnaissant qu’il n’y avait à ses maux qu’une consolation possible, je décidai ma mère à faire venir cette consolation au château de Francarville, dans la personne de mademoiselle Diane de Valcreuse, sa petite-nièce... Si bien, madame, que ce pauvre garçon se consola peu à peu, et qu’il est, depuis dix mois, le plus heureux époux, et, depuis quinze jours, le plus heureux père qui soit au monde.

CLAIRE.

Je vous le répète, monsieur, vous me dites là des choses impossibles...

CONRAD.

Vous connaissez son écriture, madame ?...

CLAIRE.

Oui.

CONRAD.

Voici une lettre qui m’attendait à Londres, et dans laquelle il m’annonce l’heureux accouchement de sa femme...

CLAIRE, repoussant la lettre avec indignation.

Oh ! monsieur...

CONRAD.

Il m’invite à hâter mon retour en France pour donner un nom à son fils... Hélas ! oserai-je vous le dire ? en vous voyant, en vous adorant, j’avais eu l’audace d’espérer que vous seriez la marraine.

CLAIRE.

Et c’est vous, monsieur, qui avez décidé ce mariage ?

CONRAD.

Et vous m’en voyez honteux, repentant, désespéré, madame... Je vous jure que, si j’eusse su le moins du monde que vous aviez un intérêt quelconque à ce que Montalait restât garçon, je lui eusse plutôt brûlé la cervelle que de le laisser manquer à sa parole.

CLAIRE.

À première vue, monsieur, quelque chose me disait que vous me seriez funeste ; mais je ne prévoyais pas que mon antipathie contre vous fût si cruellement fondée.

CONRAD.

Madame...

CLAIRE.

Je vais passer une mante de voyage et puis partir, monsieur, au cas où toutefois vous voudrez bien me laisser cette voiture et ces chevaux.

CONRAD.

Madame, ils sont tout à votre disposition... Trop heureux, dans ma disgrâce, de vous rendre ce dernier service.

CLAIRE.

Fort bien !... Mais j’ai encore une prière à vous adresser.

CONRAD.

Une prière ?

CLAIRE.

C’est de ne pas vous rencontrer sur mon chemin quand je partirai, car peut-être m’arriverait-il quelque dernier malheur.

Elle entre dans sa chambre.

 

 

Scène XV

 

CONRAD, seul

 

Ah ! pour le coup, je crois que c’est un congé, et un congé en bonne forme... Niais que j’ai été d’aller chercher cette voiture !... si je lui avais demandé auparavant l’explication qu’elle m’a donnée après, je ne lui eusse pas fourni moi-même ce moyen de me fuir.

 

 

Scène XVI

 

CONRAD, PACIFIQUE

 

PACIFIQUE, au Garçon, qu’on ne voit pas.

Si la dame n’a pas de passeport, la dame ne partira pas, jeune homme.

CONRAD.

Qu’entends-je !...

Se retournant.

Que dites-vous donc là, brigadier ?

PACIFIQUE.

Ah ! c’est vous, commandant !

CONRAD.

Empêcher cette dame de partir ! La, vraiment, est-ce que vous en seriez capable ?

PACIFIQUE.

Que voulez-vous ! la gendarmerie est assujettie à sa consigne... à moins que vous ne connaissiez cette dame.

CONRAD.

Si je la connais ?... Certainement !... autant, toutefois, que l’on peut connaître une femme...

PACIFIQUE.

Il est clair et certain que, si vous en répondez, cela modère la physionomie de la chose...

CONRAD.

Un moment, diable !... je ne réponds de personne sue de moi-même... C’est déjà bien assez...

PACIFIQUE.

Pour lors, j’en reviens à ce que j’ai dit : si la dame n’a pas de passeport, la dame ne partira pas.

CONRAD.

Ce brave Pacifique !... inflexible comme le destin...

PACIFIQUE.

Le destin, c’est la consigne.

CONRAD, lui frappant sur l’épaule.

Ce n’est pas lui qui se laissera séduire par le charme de deux beaux yeux...

PACIFIQUE.

Le charme des beaux yeux m’est totalement inférieur.

CONRAD.

Par l’offre d’une bourse bien garnie...

PACIFIQUE.

Quand on m’offre une bourse, j’empoigne...

CONRAD.

L’argent ?

PACIFIQUE.

L’argent d’abord... et la personne ensuite...

CONRAD.

Brigadier, vous êtes la gloire de la gendarmerie française... de cette institution délicate qui sait allier au besoin les égards, la galanterie même à la rigueur du service.

PACIFIQUE.

Ah ! commandant, vous me confusionnez... Pour ce qui est des égards, soyez tranquille, le gendarme est suffisamment connu...

CONRAD.

Très bien, mon brave.

Au Garçon, qui entre.

Garçon, vous présenterez mes hommages les plus respectueux à madame, et vous lui direz que je pars, désespéré d’avoir encouru sa colère.

LE GARÇON.

Très bien... je lui dirai cela... Et votre domestique, quand il viendra avec les huîtres ?...

CONRAD.

Il les mangera... d’abord, et, ensuite, il me rejoindra à Paris, rue Tronchet, à mon hôtel.

Il sort.

LE GARÇON.

Oui, monsieur, nous les mangerons !...

 

 

Scène XVII

 

CLAIRE, PACIFIQUE, LE GARÇON

 

CLAIRE.

Il n’est plus là ?... Comment !... un gendarme !

LE GARÇON.

Ne vous effrayez pas, madame, c’est le père Pacifique qui veut absolument voir votre passeport.

PACIFIQUE, la main à son chapeau.

Salut aux dames !... Pardon, si je vous dérange.

CLAIRE.

Mon Dieu, monsieur, c’est ma femme de chambre qui l’avait, ce maudit passeport, et j’ai laissé ma femme de chambre malade à Douvres.

LE GARÇON.

Alors, je vais renvoyer la voiture.

CLAIRE.

Comment, renvoyer la voiture ?

PACIFIQUE.

Il est interdit de circuler sans le papier du gouvernement...

CLAIRE.

Mais, monsieur...

PACIFIQUE.

À moins que madame ne connaisse quelqu’un à Calais qui réponde d’elle...

CLAIRE.

Je ne connais ici que M. de Francarville...

PACIFIQUE, tirant un papier de sa poche.

Attendez donc... Âgée de vingt et un ans, taille d’un mètre cinquante-neuf centimètres... C’est cela... Yeux bleus... C’est cela... Cheveux noirs... C’est cela... Teint pâle...

CLAIRE.

Mais c’est mon signalement que vous lisez là, monsieur...

PACIFIQUE.

Du moment que vous avouez...

LE GARÇON.

Oh ! elle avoue.

CLAIRE.

Mais non, je n’avoue pas... Je m’étonne seulement de la ressemblance...

PACIFIQUE.

On s’étonne toujours de la ressemblance...

CLAIRE.

Mais, monsieur...

PACIFIQUE.

Puisque madame ne connaît personne à Calais, je me vois forcé de remplir un pénible devoir.

CLAIRE.

Mon Dieu ! mais quel devoir ?

PACIFIQUE.

Celui de la conduire devant les autorités...

CLAIRE.

Oh ! mais c’est impossible !...

Au Garçon.

Mon ami, appelez, je vous prie, M. de Francarville...

LE GARÇON, qui s’est assis dans le fauteuil.

Mais il est parti, madame...

CLAIRE.

Parti !... C’est sorti que vous voulez dire ?...

LE GARÇON.

Non, non... parti.

CLAIRE.

Mais pour où ?

LE GARÇON.

Pour Paris.

CLAIRE.

Oh ! mon Dieu !

LE GARÇON.

Il m’a même dit que son domestique eût à le rejoindre, rue Tronchet, à son hôtel.

CLAIRE.

Oh ! je vous en prie, mon ami, courez, courez... Peut-être le rejoindrez-vous encore...

LE GARÇON.

Oh ! non, madame.

CLAIRE.

Il y a vingt-cinq louis pour vous si vous le ramener.

LE GARÇON, se levant précipitamment.

Vingt-cinq louis, oh !

Il sort en courant.

 

 

Scène XVIII

 

PACIFIQUE, CLAIRE

 

CLAIRE.

Maintenant, monsieur, vous comprenez, je n’ai ni le désir ni le pouvoir de me sauver ; je vous demande une demi-heure afin que l’on s’assure si M. de Francarville est on n’est pas parti... Pendant cette demi-heure, j’écrirai au maire de la ville, et j’espère... Enfin, n’est-ce pas, monsieur, c’est bien simple, une demi-heure ?

PACIFIQUE.

J’y consens avec satisfaction, madame ; mais je me permettrai de placer un gendarme à chaque issue, tandis que j’irai moi-même avertir les autorités.

CLAIRE.

Oui... oui, placez tout ce que vous voudrez, monsieur... et, pourvu que j’aie une demi-heure...

PACIFIQUE, à la porte.

Gendarme, vous allez vous tenir à cette porte... Vous ne laisserez entrer ni sortir personne... Vous entendez, gendarme ?... Je reviens dans une demi-heure.

Portant la main à son chapeau.

Salut aux dames !

 

 

Scène XIX

 

CLAIRE, seule

 

Oh ! mon Dieu, mon Lieu, quelle épouvantable aventure !... Pourvu que l’on retrouve M. de Francarville ! Et quand je songe que c’est pour rejoindre plus vite cet indigne Ernest... En vérité, il me semble que je fais un horrible rêve.

On entend le bruit d’un sabre.

Oh !... Non, non, et mon gardien est bien à son poste... Que faire, mon Dieu ! que faire ? Je mourrai de honte, s’il le faut... Oh ! c’est à en perdre la tête...

On frappe à la fenêtre.

J’ai entendu du bruit.

On frappe de nouveau.

C’est à cette fenêtre... Il y a quelqu’un, ce me semble...

Allant à la fenêtre.

Qui est là ?

CONRAD, de l’autre côté de la fenêtre.

Chut !

CLAIRE.

C’est lui ! Ah ! c’est vous, mon Dieu, qui le ramenez...

Elle ouvre la fenêtre.

Est-ce vous, monsieur de Francarville ?

CONRAD.

Oui !

Il saute par la fenêtre et éteint les bougies.

 

 

Scène XX

 

CLAIRE, CONRAD

 

CLAIRE.

Que faites-vous ?

CONRAD.

J’éteins les bougies, qui pourraient vous dénoncer.

CLAIRE.

Vous savez donc ce qui arrive ?

CONRAD.

Oui, je sais que le brigadier vous prend pour une grande coupable.

CLAIRE.

Monsieur ! vous allez répondre de moi, n’est-ce pas ?

CONRAD.

Eh ! madame, on ne me connaît pas à Calais ; il n’y a qu’un moyen...

CLAIRE.

Lequel ? Dites !

CONRAD.

C’est de fuir.

CLAIRE.

Par où ?

CONRAD.

Par la fenêtre.

CLAIRE.

Jamais !

CONRAD.

La voiture vous attend à l’extrémité de la rue...

CLAIRE.

Monsieur...

CONRAD.

Écoutez, il n’y a pas de temps à perdre... Enveloppez-vous dans ce châle et venez...

Il l’enveloppe d’un grand châle.

CLAIRE.

Oh ! non, non.

CONRAD.

C’est votre seule ressource.

CLAIRE.

Je n’oserai pas.

CONRAD.

Je vais descendre le premier.

CLAIRE.

Le premier ?... Non, non !... je préfère descendre la première...

Elle va à la croisée et pousse un cri en reculant à la vue de Pacifique.

Ah !

 

 

Scène XXI

 

CONRAD, CLAIRE, PACIFIQUE, au haut de l’échelle

 

PACIFIQUE.

Ah ! ah !... Je vous arrête ! je vous arrête ! Pas mal joué, ma foi !... malheureusement, le père Pacifique est un malin !... Holà, garçon ! de la lumière !

Il descend de la fenêtre.

CLAIRE, se cachant dans les bras de Conrad.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

 

Scène XXII

 

CONRAD, CLAIRE, PACIFIQUE, LE GARÇON, apportant des lumières

 

LE GARÇON.

Tiens ! tiens !

CLAIRE.

Que faire ?

CONRAD.

Dame, il y aurait bien mon passeport...

CLAIRE.

Votre passeport ?

CONRAD.

Je vous ai dit que je comptais me marier à la Nouvelle-Orléans.

CLAIRE.

Oui, monsieur.

CONRAD.

Je me croyais tellement assuré de ramener ma femme... Voyez, madame...

Il lui présente, tout ouvert, son passeport.

CLAIRE, lisant les lignes qu’il lui indique.

« M. de Francarville... et sa femme... »

Repoussant le passeport.

Oh ! monsieur...

PACIFIQUE.

Madame, étant naturellement porté à être agréable aux personnes du sexe, je suis désespéré.

Au fond.

Gendarmes !...

Deux Gendarmes paraissent à la porte.

CLAIRE, bas, à Conrad.

Allons, donnez, puisqu’il le faut...

Elle prend le passeport et le présente au Brigadier.

PACIFIQUE.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

CLAIRE.

Lisez, monsieur.

PACIFIQUE, lisant.

« Laissez aller et circuler librement M. le baron Conrad de Francarville avec sa femme...

Regardant Francarville, qui s’est tenu dans l’ombre.

Eh quoi ! commandant... madame est votre épouse ?...

CONRAD, dont Claire prend le bras après hésitation.

Vous voyez...

PACIFIQUE.

Et tout à l’heure vous ne vouliez pas répondre d’elle ?

CONRAD, tirant le Brigadier à part.

Brigadier, oseriez-vous bien répondre de la vôtre ?

PACIFIQUE.

Ma foi, non !

LE GARÇON.

Je crois bien !

CLAIRE.

Comment ! monsieur, vous n’avez pas voulu répondre de moi ?

CONRAD.

Pardon, madame, il n’y avait plus que ce moyen de vous retenir... Mais ce sera mon dernier crime... et déjà j’ai réparé le premier...

CLAIRE, regardant son châle, qu’il lui montre.

Eh ! mais c’est mon châle.

CONRAD.

Quant à mes autres crimes...

CLAIRE.

Je crois que je n’ai plus qu’un moyen de vous en punir et de me venger...

CONRAD.

Et lequel ?

CLAIRE.

C’est de garder ce passeport.

PDF