Madame Roland (Virginie ANCELOT)

Drame historique en trois actes, mêlé de chant.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 28 octobre 1843.

 

Personnages

 

LE MARÉCHAL D’OLONNE

LE DUC DE NAVAILLES

CHARLES BARBAROUX

D’HERBELOT

ANDRÉ DE CHÉNIER

LE MARQUIS DE SÉLIGNAC

M. DE BOISMOREL

DURAND, serrurier

MADAME ROLAND, née Manon Phlipon

LA DUCHESSE DE NAVAILLES

LOUISE D’OLONNE, sœur de la duchesse

THÉRÈSE, vieille servante de madame Roland

LA PRÉSIDENTE DE BOISMOREL

UN PAGE DE LA REINE

UN HUISSIER

UN DOMESTIQUE

SEIGNEURS

BOURGEOIS           

CONVENTIONNELS

DAMES DE LA COUR

BOURGEOISES

 

L’action se passe, au premier acte, le 3 mai 1789, chez le duc de Navailles. Au deuxième, le 31 mai 1793, chez madame Roland. Au troisième, le 10 novembre 1793, dans une prison.

 

 

À MADAME LA DUCHESSE D’ESCLIGNAC

 

Qu’allez-vous penser, madame la duchesse ? J’ai écrit un ouvrage tragique qui se passe au milieu des scènes sanglantes de notre révolution de 93, et c’est cet ouvrage que j’ai choisi pour vous le dédier.

Je pourrais bien vous dire que ce drame m’est plus sympathique que la plupart de mes autres ouvrages, et trouver l’a une bonne raison de vous l’offrir ; mais il faut avouer qu’il en est encore une autre, et que j’ai pensé à réunir, par votre nom, le type adorable et charmant des grâces les plus spirituelles, du bon goût le plus élégant, et de la grandeur la plus aimable de la haute aristocratie française, à cette tourmente, révolutionnaire qui, créant des mœurs nouvelles, effacera peut-être sans retour ces modèles de la société d’autrefois que toute l’Europe envia jadis à la France et s’efforça longtemps d’imiter.

Roland, ministre, fut le premier qui vint aux Tuileries sans s’y conformer à l’usage, sans en adopter le costume. Quand il apporta à Louis XVI les volontés de la nation, il fit peut-être moins contre le souverain, qu’en approchant de lui avec ses gros souliers sans boucles, avec ses cheveux plats sans poudre. Les vœux du peuple diminuaient la puissance du roi : le sans gêne de l’envoyé détruisait le prestige de la royauté.

La royauté, en France, avait grandi dans des luttes, et elle s’était fortifiée par des concessions adroitement obtenues. Elle avait plus de puissance que de droits, et sentait le besoin de rendre aimable ce pouvoir longtemps dispute par les grands. D’un autre côté, tout ce qui approchait du monarque devait chercher à lui plaire : la faveur était à ce prix. On sentait ainsi de part et d’autre le besoin d’être agréable, et l’on multipliait les moyens d’y parvenir.

De là sont nées toutes les délicatesses de manières et de langage, qui firent de la cour de Louis XIV le centre de tout ce que le bon goût a de plu s ingénieux, de tout ce que l’esprit a de plus aimable, et de tout ce que l’élégance peut ajouter au bon goût et a l’esprit. La ville imita la cour, et le génie lui-même, assez rétif de sa nature, se plia devant le désir de plaire, devenu la loi universelle.

L’Europe attentive voulait prendre à la France cette urbanité charmante qui parait l’éclat de la gloire d’un prestige la rendant plus belle encore. Tous s’en inquiétèrent, jusqu’au sauvage et immense génie de Pierre le Grand, qui, enviant un bien inconnu chez lui, vint, en conquérant plus habile que ceux qui prennent villes et provinces, s’emparer des trésors d’une riche et belle civilisation, pour reporter son innocente et superbe conquête aux peuples dont il était maître. Aussi, dans son pays, comme dans plusieurs autres cours de l’Europe, reste-t-il encore de ces types de dignité, de noblesse et de grâce, fruit des mœurs de cette époque, gardés par une aristocratie oisive dans des cours paisibles et brillantes. Je ne sais pas trop si l’austérité et la vertu sont républicaines ; mais certainement l’élégance est monarchique, la grâce tient quelque peu de la flatterie, et l’esprit s’accommode assez d’une puissance qui le restreint, quand ce ne serait que pour avoir le plaisir de montrer son adresse à la braver.

Mais en France, dans les commotions violentes qui eurent lieu à l’époque où se passe mon drame de Madame Roland, la plupart des délicatesses de l’esprit et des manières disparurent, fleurs charmantes arrachées par les tempêtes. Il y eut même alors, et nous en voyons encore, des gens prenant la grossièreté comme un symbole des idées indépendantes. Il est vrai qu’ils font parfois bon marché de ces idées-là, mais le symbole ne leur en reste pas moins.

L’influence de la grossièreté qui remplace aujourd’hui les mœurs polies s’est étendue aussi des rapports de société a la littérature. La critique est souvent injurieuse ; le roman est parfois brutal ; et la comédie est devenue d’une grande vulgarité. Au milieu de tout cela, que restera-t-il de cette vraie distinction qu’il fallait tant de conditions réunies pour rendre complète ?

C’étaient des habitudes d’enfance prises au milieu d’une illustre famille dont rien de vulgaire n’approchait, et qui avait pour devise : Noblesse oblige... à tout ce qui est bien, beau et aimable. Quand il arrivait qu’une intelligence supérieure se montrait sous des formes si séduisantes, et que les meilleurs sentiments de l’âme se manifestaient par des manières aussi charmantes, c’était alors comme ces beaux diamants taillés par une main savante pour accroître et multiplier leur brillant éclat : c’était le beau idéal, la perfection.

J’ai donc, madame la duchesse, placé votre noble nom en tête de cet ouvrage, où l’on voit la royauté succomber, comme on placerait sur les débris d’un palais une fleur semblable à celles qui l’ornaient aux plus beaux temps de sa splendeur.

 

Virginie Ancelot.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un riche salon ouvert sur un autre salon ; au fond du second salon, une fenêtre ; dans le premier salon, portes à droite et à gauche, un riche canapé à droite de l’acteur ; une table de jeu à gauche : tables de jeu dans le second salon. Petit guéridon et tabouret près du canapé.

 

 

Scène première

 

LA PRÉSIDENTE DE BOISMOREL, LA DUCHESSE DE NAVAILLES, assises sur le canapé, M. DE BOISMOREL, LOUISE D’OLONNE, debout derrière le canapé, LE DUC DE NAVAILLES, debout, LE MARQUIS DE SÉLIGNAC et D’HERBELOT, assis à gauche de l’acteur à une table de jeu. Au fond, dans le second salon, hommes de la cour à des tables de jeu et debout

 

Au lever du rideau, la Duchesse tient du parfilage d’or dont elle s’occupe négligemment.

LE MARQUIS DE SÉLIGNAC.

Air : Verse, verse le vin de France.

Vive le jeu ! Lorsque je voi
Ce tapis vert où l’or abonde,
Où le hasard commande en roi,
Je crois voir l’image du monde ; 
Voilà le monde !
Tour à tour, fier, humilié,
On brille au sommet de la roue ;
Par elle ensuite on est broyé ;
Selon que le vent nous secoue,
On nous blâme, ou bien l’on nous loue !
Jouons donc, le temps où l’on joue
Est encor le mieux employé !

CHŒUR DE JOUEURS.

Tour à tour, fier, humilié ; etc.

LE MARQUIS, à la table de jeu.

Perdu !... Je double l’enjeu.

LE DUC.

Marquis de Sélignac, je parie pour vous contre d’Heberlot.

D’HERBELOT, de la table.

Je tiens tout, monsieur le duc.

LE DUC.

Eh bien ! vous avez donc banni mon poète favori ?

LA DUCHESSE.

Moi ?

LE DUC, s’approchant de la duchesse.

Sous prétexte qu’il aime

La duchesse fait un mouvement et le regarde avec inquiétude.

et qu’il chante les idées nouvelles et la liberté.

LA DUCHESSE, elle a l’air soulagé, et sourit.

Ah !...

LE DUC, se tournant vers tous.

Conçoit-on que madame la duchesse de Navailles, ma femme, s’effraie du changement ?... Mais je ramène malgré elle un de nos plus jeunes et de nos plus audacieux novateurs.

LA DUCHESSE, avec trouble et surprise, se soulevant de son siège.

Quoi vous ramenez monsieur de Chénier ?... Il va revenir ici ?

LE DUC.

À l’instant même.

UN LAQUAIS, annonçant.

M. André de Chénier ?

LA DUCHESSE, retombant assise, à part, avec inquiétude.

Lui, qui m’aime... et que je crains d’aimer !...

 

 

Scène II

 

LA PRÉSIDENTE DE BOISMOREL, LA DUCHESSE DE NAVAILLES, M. DE BOISMOREL, LOUISE D’OLONNE, LE DUC DE NAVAILLES, LE MARQUIS DE SÉLIGNAC, D’HERBELOT, ANDRÉ DE CHÉNIER, en uniforme d’officier
 

LE DUC, allant à lui, riant.

Venez, mon cher André, quoique la duchesse vous craigne.

LA DUCHESSE, très troublée.

Moi ?

ANDRÉ, très respectueux, à la duchesse.

Sans la volonté de M. le duc, je n’aurais pas osé...

LE DUC, riant.

Allons donc !... Est-ce que vous auriez peur l’un de l’autre ?

Allant du côté du jeu.

Il va nous charmer par quelques vers délicieux.

ANDRÉ, pendant que le duc a le dos tourné, et s’approche de la Duchesse, et lui dit bas avec amour.

Pardonnez ! Je n’ai pas eu le courage de refuser un aussi grand bonheur.

LA DUCHESSE, elle regarde André doucement, puis fait un mouvement de crainte, et dit au duc qui se retourne.

Alors, monsieur le duc, priez donc Monsieur de nous réciter des vers.

LE DUC, riant.

Oui, oui, André, des vers !... Mais pour aujourd’hui, faisons grâce à la duchesse des vers sur la liberté !... Voyons, des poésies gracieuses... sur l’amour !... 

À part à la duchesse.

Cela ne vous effrayera pas, j’espère ?...

LA DUCHESSE, à part.

Il n’en manquera pas une.

ANDRÉ.

L’heureux mortel, qui près de toi respire,
Sait, à te voir parler, et rougir, et sourire,
De quels hôtes divins le ciel est habité :
La grâce, la candeur, la naïve innocence
Ont, depuis ton enfance,
De tout ce qui peut plaire enrichi ta beauté.
Oh ! que n’ai-je à moi seul tout l’éclat et la gloire
Que donnent les talents, la beauté, la victoire,
Pour fixer sur moi seul ta pensée et tes yeux !...

Il s’est approché de la duchesse, sa voix s’est animée, la duchesse embarrassée l’interrompt.

LA DUCHESSE.

Assez, Monsieur !... Il me semble que le jeu s’anime trop...

LE DUC.

Oui l’on s’échauffe beaucoup !... Qu’y a-t-il ?...

Il va vers la table de jeu.

CHŒUR DE JOUEURS.

Jouons donc, le temps où l’on joue
Est encor le mieux employé !

D’Herbelot et le marquis quittent la table de jeu.

D’HERBELOT, riant et empochant l’argent.

À moi le tout !

LE MARQUIS, frappant sur son gousset.

Plus rien !... C’est juste !

LE DUC, donnant sa bourse à d’Herbelot.

Voilà !...

LE MARQUIS, riant.

C’est bien cela !... receveur... général !...

D’HERBELOT,
il regarde d’abord d’un air étonné, puis a l’air de comprendre et rit.

Ah ! oui !... je comprends !... allusion !... C’est une allusion !... 

Au duc.

Monsieur le duc de Navailles va-t-il demain à Chantilly suivre les chasses ?

LE DUC.

Mon cher d’Herbelot, je ne quitte point Paris : c’est demain la centième représentation du Mariage, de Figaro, et je n’en veux pas manquer une.

LA DUCHESSE, très moqueuse.

D’ailleurs, suivre la chasse ?... lui !... M. le duc ?... Oh ! il a la vue trop courte ! Il tirerait sur ses chiens.

D’HERBELOT, il regarde étonné, puis il rit.

Ah ! je comprends !... allusion !... C’est une allusion à votre opposition contre la cour.

LE DUC, avec fatuité et légèreté.

Puisque l’opposition est de mode, il faut bien en être ! Mes aïeux tenaient pour la Ligue ; mon grand-père pour la Fronde ; moi pour ceci !... Tous les jeunes gens sont pour les philosophes ; plus de préjugés ! La France se rajeunit !

LA DUCHESSE, riant d’un air moqueur.

Et tous les Français n’ont plus que vingt ans !...

On rit.

Ce sera fort heureux.

LE DUC.

Riez !... Cela ne m’empêchera pas de protéger les amis de la philosophie, et aujourd’hui même, je vais chez le ministre pour obtenir qu’on laisse jouer la Mélanie de Laharpe, encore arrêtée ; Champfort vient avec moi.

LA DUCHESSE, indiquant Louise.

Et nous mènerons à la représentation ma sœur, que vous venez de faire nommer abbesse de Remiremont.

M. DE BOISMOREL, vivement à Louise.

Ah ! Madame, si vous aviez été ici à la lecture de cette pièce, vous auriez bien pleuré aussi !... C’est une jeune fille qu’on force à se faire religieuse.

LOUISE, elle étouffe un soupir, et se penchant vers lui, elle dit à demi-voix, pendant que le duc s’occupe d’autre chose.

Je n’ai pas besoin de cela pour pleurer.

LA PRÉSIDENTE, retenant son fils qui veut prendre la main de Louise.

Prenez garde !... 

À part.

Mon pauvre fils !

M. DE BOISMOREL, avec douleur.

Ah ! ma mère !...

LE DUC, se rapprochant.

Mélanie !... Un ouvrage superbe !... arrêté comme l’était le Mariage de Figaro !... Dire que l’autorité...

LA DUCHESSE, vivement et riant.

Ne veut pas qu’on se moque de vous... Oh ! elle est bien injuste !...

On rit.

LE DUC, moitié gai, moitié mécontent.

Mais... mais... il me semble que l’opposition gagne aussi le mariage, ma chère duchesse ?

LA DUCHESSE, riant avec gentillesse.

Vous l’aimez tant, que je m’efforce d’en faire un peu... pour vous être agréable.

LE DUC.

Vous croyez ?

LA DUCHESSE, se levant.

Ainsi je m’oppose à vos projets de changements dans cet hôtel.

LE DUC, étonné.

Pourquoi ?

LA DUCHESSE.

Cet hôtel héréditaire est sur la place du Carrousel, et nous ne pouvons le quitter ; il est vieux, mais ses ornements sont du même style que son architecture ; y ajouter des choses modernes, cela n’irait pas avec le reste. De même, ces murs vieillis sont solides encore si l’on n’y touche pas ; mais, si vous en abattez une partie, l’autre s’écroulera sur nos têtes !... Tâchons donc de garder ces vieilles splendeurs où nos aïeux furent grands et heureux ! Et pourtant, monsieur le duc, quand je comprends que des choses nouvelles peuvent apporter du bonheur pour un plus grand nombre de personnes, mon cœur est prêt à adopter un peu de votre philosophie.

LE DUC, avec incrédulité.

Vous, duchesse ?

LA DUCHESSE.

Moi !...

Elle prend la main de Louise.

Ainsi, voilà ma sœur dont mon père a confié le sort à votre volonté ; elle n’a point encore prononcé de vœux... M. Robert de Boismorel n’est point encore engagé non plus... Ils s’aiment... Eh bien, qu’ils soient heureux !... Cédez enfin à nos prières, aux leurs !... Voilà si longtemps qu’ils s’affligent !

LE DUC, avec un grand mouvement de surprise.

Comment ?

Presque tous trois ensemble et d’un ton suppliant.

LA PRÉSIDENTE.

Monsieur le duc !

L’ABBÉ.

Monsieur le duc !

LOUISE.

Mon cher frère !

LE DUC.

Quoi donc ?

LA DUCHESSE et LA PRÉSIDENTE.

Consentez à leur mariage.

L’ABBÉ et LOUISE.

Je vous en prie.

LE DUC, calme et dédaigneux.

Est-ce qu’on perd la raison ici ? Marier la fille du maréchal d’Olonne au fils d’un président à mortier !

Mouvement de tous et, surtout de la présidente.

Le père de Louise et le vôtre, Athénaïs, s’est ruiné au service du roi, qui l’en a dédommagé en lui accordant le gouvernement d’une province, puis il donne à votre sœur le noble chapitre de Remiremont ; cela lui assure l’opulence et une situation digne de sa haute naissance : c’était notre droit !... c’est juste.

LA DUCHESSE.

Mais son bonheur.

LE DUC, sans l’écouter.

Si elle eût dû se marier, on lui aurait choisi un homme de son rang, et ce ne sont pas des amourettes qui règlent les affaires de famille ; vous le savez bien, ma chère duchesse.

LA DUCHESSE, soupirant.

Hélas ! oui.

LA PRÉSIDENTE.

Quoi ! des préjugés !... vous, monsieur le duc !

LOUISE.

Ô mon cher frère ! écoutez-moi...

LE DUC.

Assez ! assez ! je me retire devant de telles folies. La duchesse d’Olonne, ma belle-sœur, à un homme de robe ! à un homme qui ne monte pas dans les carrosses du roi !...

Il rit.

Je ne conçois pas qu’on puisse seulement le proposer !... Allons donc !...

Air de Zisine (A. Doche.)

C’est vraiment une folie,
Et chacun se méconnait :
Il semble ici qu’on oublie
Qui je suis et qui l’on est.

Ensemble.

LA PRÉSIDENTE, LOUISE, LA DUCHESSE, D’HERBELOT, LE MARQUIS.

De cette philosophie
Voilà donc quel est l’effet ?
Comme aisément on oublie
Ce qu’on dit et ce qu’on fait !

 

 

Scène III

 

LA PRÉSIDENTE DE BOISMOREL, LA DUCHESSE DE NAVAILLES, M. DE BOISMOREL, LOUISE D’OLONNE, LE MARQUIS DE SÉLIGNAC, D’HERBELOT, ANDRÉ DE CHÉNIER

LA PRÉSIDENTE, blessée et colère.

Cet orgueil de naissance est un préjugé barbare qu’il faut détruire et qu’on détruira.

LOUISE, se jetant dans les bras de la duchesse.

Ô ma sœur ! si rien ne peut fléchir ton mari et mon père, qu’arrivera-t-il ?

LA DUCHESSE.

Du courage !

BOISMOREL, bas à Louise.

Nous séparer est impossible, n’est-ce pas, ma Louise ? Espérons donc des jours meilleurs.

LA PRÉSIDENTE, avec chagrin.

Ainsi, mes fils seront tous deux malheureux.

LA DUCHESSE.

Et pourquoi donc ?... Monsieur d’Herbelot...

Il s’approche avec obséquiosité.

Votre fille est aimée du fils aîné de madame la présidente...

LA PRÉSIDENTE, à la duchesse.

Arrêtez !...

D’HERBELOT, vivement et avec joie.

Je ne ferai certainement pas comme monsieur le duc ! Empêcher le bonheur de ma fille ?... ô ciel ! Je consens... je...

LA PRÉSIDENTE, avec fierté.

Mais M. le président de Boismorel, son père et mon mari, n’y consent pas, lui !... Et, s’il faut tout dire, je n’y consens pas non plus.

Mouvement général.

LA DUCHESSE.

Comment ?

LOUISE.

Ah !

LE MARQUIS.

Pourquoi ?

D’HERBELOT.

Qu’est-ce que vous dites là ?

LE MARQUIS.

Pourtant, on voit parfois la finance s’allier à la plus haute noblesse.

LA PRÉSIDENTE.

Oui, parfois la noblesse de cour, endettée, n’a plus que cette ressource. Mais la vie austère et simple de ceux qui rendent la justice ne les force jamais à des mariages d’argent, et leur sévère intégrité repousse une fortune qui ne leur semble pas loyalement acquise.

Mouvement général.

D’HERBELOT.

Hein ?

LA PRÉSIDENTE.

Pardon !... Mais on dit que M. d’Herbelot a commencé la sienne en faisant l’usure.

D’HERBELOT.

La banque !

LE MARQUIS, riant.

Oh ! il prête son argent à...

D’HERBELOT, avec humeur.

À des gens de la cour qui ne me le rendent pas toujours.

LE MARQUIS, moqueur.

Mais ils vous reçoivent chez eux !... Puis, vous en prêtez à l’État, au roi.

D’HERBELOT, de même.

Qui ne me le rendra peut-être jamais.

LE MARQUIS, riant.

Mais il vient de vous anoblir !... Allons, convenez, mon cher d’Herbelot, que c’est faire un peu l’usure !... Oui, c’est placer votre argent à un taux... fabuleux.

Tout le monde rit.

D’HERBELOT.

Je comprends !... 

À part.

Ils sont d’une impertinence !

Haut.

Ainsi, madame la présidente...

LA PRÉSIDENTE.

Ne peut, en ceci, faire la volonté de madame la duchesse !... Il ne faut jamais blesser l’opinion. Le fils du président de Boismorel épouser la fille d’un traitant !...

Mouvement de tous.

Venez, mon fils, venez !...

Elle salue profondément la duchesse.

Pardon, madame la duchesse !... 

À elle-même.

Je ne conçois pas qu’on puisse seulement le proposer !... Allons donc !

Air de Zisine. (A. Doche.)

C’est vraiment une folie,
Et chacun se méconnaît :
Il semble ici qu’on oublie
Qui je suis et qui l’on est.

Ensemble.

LOUISE, LA DUCHESSE, D’HERBELOT, LE MARQUIS.

Tour à tour on s’humilie,
Et chacun se méconnaît :
Comme aisément ou oublie
Ce qu’on dit et ce qu’on fait.

 

 

Scène IV

 

LA DUCHESSE DE NAVAILLES, LOUISE D’OLONNE, LE MARQUIS DE SÉLIGNAC, D’HERBELOT, ANDRÉ DE CHÉNIER

 

D’HERBELOT, colère et s’agitant.

Je comprends !... je comprends !... Ah !... j’étouffe !... Quel orgueil !... quels préjugés !... ma fille !... L’argent !... Dédaigner l’argent ! En voilà un préjugé !... Mais il sera détruit ! Oh ! oui, il le sera, celui-là...

LA DUCHESSE, riant.

C’est vraiment beau !... La colère d’Achille !... J’aime à voir que, du moins, votre nombreuse famille pourra être heureuse, et ne trouvera point d’obstacle dans votre volonté, à vous !... Aussi, je profite de ce moment pour vous avouer que votre fils Edmond m’a prise pour confidente : il aime avec passion une jeune fille charmante.

Mouvement de tous.

D’HERBELOT, étonne.

Vous la connaissez ?

LA DUCHESSE.

Pas encore, mais je vais la connaître. Je sais déjà que son éducation fut soignée, qu’elle a de l’esprit, des talents, et je l’ai fait venir... Elle doit être là... Voyez !... monsieur le marquis...

La duchesse désigne la porte à gauche ; d’Herbelot est stupéfait et ne bouge pas ; le marquis va ouvrir la porte et regarde.

LE MARQUIS.

En effet, une jeune fille.

LA DUCHESSE.

Qu’elle vienne.

Le marquis entre dans la pièce latérale, tous se tournent de ce côté.

D’HERBELOT, à lui-même.

Est-ce que ce serait ?...

 

 

Scène V

 

LA DUCHESSE DE NAVAILLES, LOUISE D’OLONNE, LE MARQUIS DE SÉLIGNAC, D’HERBELOT, ANDRÉ DE CHÉNIER, MANON PHLIPON, entrant avec le marquis

 

MANON.

Me voici, Madame.

Elle se trouve au milieu, chacun s’écartant un peu pour la regarder ; elle est isolée et se détache ainsi des autres.

D’HERBELOT, avec surprise et indignation.

Manon Phlipon ! La petite Manon !

LOUISE, étonnée.

Manon ?

LE MARQUIS, de même.

Manon ?

ANDRÉ, avec intérêt.

C’est elle !

MANON, très calme, et regardant autour d’elle.

Oui, c’est moi.

LA DUCHESSE, l’examinant.

Son simple costume ne l’empêche pas d’être jolie.

MANON, l’examinant.

Sa riche toilette la rend plus belle.

LA DUCHESSE, aux autres.

Elle a l’air distingué, gracieux.

MANON, à elle-même.

Elle est charmante !

Haut et saluant avec respect.

C’est madame la duchesse ?

LA DUCHESSE, répondant à son salut par un petit signe de tête.

Oui, Manon. Un écrivain, un nommé Roland, que protège M. le duc de Navailles, avait parlé de vous devant moi avec les plus grands éloges, et je crois qu’il a dit vrai.

MANON, souriant.

Il faut bien tâcher d’avoir du mérite lorsqu’on n’est pas destiné à posséder autre chose.

LA DUCHESSE, s’adressant au marquis, à André et à Louise.

Mais, vraiment, elle ne se trouble pas au milieu de nous.

MANON, souriant.

Et pourquoi me troublerais-je ? Ce matin, une amie de mes parents...

LA DUCHESSE.

Une de mes femmes.

MANON.

Est venue me chercher à la Cité, où je demeure, pour m’amener, disait-elle, chez madame la duchesse de Navailles qui désirait me voir... Je suis venue.

LA DUCHESSE, avec bonté.

C’est bien ! Car je ne puis désirer vous voir que pour m’occuper de votre bonheur.

MANON, étonnée et souriant.

À moi ?... Mais ne vous trompez-vous pas, Madame ? Ne vous a-t-on pas dit que je suis la fille d’un artiste, et que tous mes jours sont remplis par ce bonheur sévère qui tient à l’accomplissement des devoirs ?

D’Herbelot, qui a d’abord regardé et écouté, est allé tout doucement prendre sa canne et son chapeau, et se dispose à sortir.

LA DUCHESSE, qui l’a suivi des yeux.

Eh bien ! monsieur d’Herbelot ?

D’HERBELOT, s’arrêtant et prenant l’air étonné.

Je ne comprends pas, madame la duchesse.

LA DUCHESSE, d’un ton un peu insolent.

Oh ! que si !

D’HERBELOT.

Moi, je suis financier ; je comprendrais une chose, c’est que... deux et deux font quatre, mais rien... rien du tout ?... On aura beau le mettre avec deux, avec quatre, avec-tout ce qu’on voudra... ce sera toujours rien !

LA DUCHESSE, très dédaigneuse.

Monsieur d’Herbelot !...

D’HERBELOT.

Certes, je n’ai pas de préjugés.

LE MARQUIS, riant.

Et la savonnette à vilain ?

D’HERBELOT, après un mouvement de colère.

Mais j’ai une famille nombreuse, et si mes enfants ne font pas de bons mariages...

LE MARQUIS, riant.

Ils ne pourront soutenir la haute noblesse des d’Herbelot.

D’HERBELOT, riant.

Je ne puis donc consentir à ce qu’un de mes fils épouse une fille qui n’a rien.

ANDRÉ, s’avançant vivement.

Qui n’a rien ?... Je regarde, j’écoute depuis une demi-heure, et j’en crois à peine mes yeux et mes oreilles !... Mais quand on se dispute, on se dédaigne pour de frivoles vanités de rang, cela n’est que risible !... Il n’en est pas de même quand c’est parce qu’on possède un peu d’argent, acquis Dieu sait comme !... Quoi ! l’on ose jeter le mépris sur ce qu’il y a de plus noble au monde, la gloire des arts, l’intelligence et la vertu ?... Cette jeune fille, je la connais, Monsieur ! Soyez sûr qu’obtenir sa main serait un grand honneur pour votre fils.

MANON, étonnée et allant près d’André.

Que dites-vous ?... Quoi ! c’est moi qu’on offre, et qu’on refuse ici ?... Mais, en vérité...

Air de Téniers.

Ceux dont l’orgueil me dédaigne et m’offense,
S’étonneraient s’ils pouvaient supposer
Qu’on croit valoir mieux que leur alliance,
Et que, sans biens, on peut la refuser !
Si par le rang, cet obstacle invincible,
Au-dessous d’eux, on subit leur hauteur,
Ah ! dites-moi, serait-il impossible
Qu’on se plaçât au-dessus par le cœur ?

D’HERBELOT, riant.

Ah ! je comprends !... Elle refuse.

LA DUCHESSE.

Vous méritiez cela.

D’HERBELOT, à demi-voix, mais la duchesse l’écoute.

La fille d’un artiste !... Je ne comprends pas qu’on ait pu me la proposer pour mon fils ?...

Il rit.

Et une femme d’esprit encore !... Ah !... allons donc !

UN LAQUAIS, annonçant.

Un page de Sa Majesté la reine.

LE PAGE, entrant.

Sa Majesté fait demander à l’instant même madame la duchesse de Navailles.

LA DUCHESSE, vivement et avec inquiétude.

Ciel !... Dans ce temps d’agitation, aurait-elle quelque crainte ?

LE PAGE.

Non, madame la duchesse : c’est pour répéter le quadrille que Gardel a composé pour le bal qui doit avoir lieu à Versailles, le jour de l’ouverture des états-généraux.

LA DUCHESSE, gaiement.

À la bonne heure ! ne pensons donc qu’au plaisir.

D’HERBELOT, s’avançant humblement, comme pour offrir sa main.

Madame la duchesse...

LA DUCHESSE, s’écartant, et très hautaine.

Allons donc !... 

Au marquis.

Marquis de Sélignac, vous me donnerez la main.

Elle s’approche de Louise, et lui prend la main avec tendresse.

Ma chère Louise, il faut savoir imposer silence à son cœur.

LOUISE, à demi-voix.

Vous n’ignorez pas ce qu’il en coûte.

LA DUCHESSE, elle sourit tristement en jetant un regard sur André, qui a les yeux fixés sur elle ; soupirant.

Ah !

MANON, à elle-même, en regardant les deux femmes et les salons.

Le luxe, le plaisir, la puissance... tout !... Ils ont tout !...

Elle soupire.

LA DUCHESSE, prenant un air très gai.

Mais c’est folie de réfléchir ! 

À Manon.

Mademoiselle, je compte sur votre promesse ; je vous retrouverai ici.

Air : Walse de Mikaëli. (Femme à la mode, scène VIII.)

À Louise.

Sans regrets, sans espoir, et surtout sans penser,
Sous un ciel incertain laissons le temps glisser !
Vers les jours écoulés à quoi bon revenir ?
Au plaisir
Consacrons l’avenir !

LOUISE, à la duchesse.

Plus d’espérance !
Dans la souffrance
Notre existence
S’écoulera.

LA DUCHESSE.

Hélas ! que faire ?
Souffrir, nous taire,
Puis le vulgaire
Nous enviera.
Sans regrets, sans espoir, etc.

LOUISE.

Sans espoir désormais, et surtout sans penser,
Sous un ciel incertain laissons le temps glisser !
Vers des jours d’espérance à quoi bon revenir ?
L’avenir
Me condamne a souffrir !  

MANON et ANDRÉ.

À l’espoir qui souvent est venu me bercer,
Pour jamais aujourd’hui faut-il donc renoncer ?
Lorsqu’ici le présent nous condamne à souffrir,
Ah ! du moins, aurons-nous l’avenir ?

D’HERBELOT.

Je monte un moment chez mon neveu Charles, puis je partirai pour  Versailles.

Il sort par la porte à droite ; la duchesse, Louise et le marquis sont sortis par le fond ; André reste, les yeux fixés au fond, sur l’endroit par où est sortie la duchesse ; Manon est restée sur le devant à réfléchir. Tout le monde s’est éloigné, excepté André et Manon.

 

 

Scène VI

 

ANDRÉ, MANON

 

MANON, sortant de sa rêverie, et allant à André, qui revient du fond.

Je ne vous avais pas vu depuis deux mois.

ANDRÉ.

Oui, deux mois, que retiré, enfermé... seul...

MANON, avec intérêt.

Avec un chagrin, peut-être ?

ANDRÉ.

Avec une consolation... Je travaillais.

MANON, le regardant.

À ces vers pleins de tendresse qui exprimaient là, tout à l’heure, des sentiments...

ANDRÉ, vivement.

Que je dois taire.

MANON, souriant et gaiement.

Mais qu’on peut deviner !... Ah ! de cette chambre, j’ai tout entendu, et tout ici a blessé ma raison !... La duchesse a été mariée par convenance à un homme trop vieux pour qu’elle l’aime, trop inconséquent pour qu’elle le respecte. Lui, il adopte par plaisanterie des idées sérieuses, sans s’apercevoir qu’elles condamnent toutes ses actions ; il sacrifie sa belle-sœur à une distinction de rang ; et cette présidente, à son tour, immole à l’opinion le bonheur de son fils, pendant que ce financier, qu’elle offense, me repousse par intérêt !... Et moi, moi qui suis dédaignée par eux tous, j’avais bien envie de m’en moquer, et de leur rendre en plaisanteries tout ce qu’ils me donnaient en impertinences.

ANDRÉ.

Bientôt il n’y aura plus d’autre supériorité que celle du mérite et de la vertu.

MANON, riant.

Ah ! j’ai peur que cela n’arrive pas assez vite pour que nous ayons le bonheur d’en profiter ; et j’aurais déjà quitté ces lieux où je me sens mal à l’aise, si la duchesse n’avait exigé de moi la promesse d’y passer la journée, et si un intérêt...

ANDRÉ.

Quoi donc ?

MANON.

Vous le savez, ma vie retirée est toute consacrée à l’étude.

ANDRÉ.

Je sais que les plus graves écrivains de notre époque, se réunissant chez votre père, ne craignent pas de discuter devant vous sur les plus hautes questions.

MANON.

Eh bien ! je bénissais le ciel qui remplaçait les plaisirs frivoles de mon âge, dont j’étais privée, par de bonnes amitiés et de sévères entretiens : je ne demandais rien de plus, j’étais heureuse...

Elle soupire.

ANDRÉ.

Ce bonheur aurait-il été troublé ?

MANON.

Il y manque un de nos amis, celui dont l’âme ardente et généreuse animait le plus nos réunions.

ANDRÉ.

Charles ? Qu’est-il donc devenu ?

MANON.

Je l’ignore, et j’espérais le savoir ici.

ANDRÉ.

Oui, Charles est le secrétaire de M. le duc de Navailles.

MANON.

Et, dès qu’il le pouvait, il quittait ce brillant séjour pour notre pauvre maison : dans les premiers temps, sa joie était vive, ses espérances immenses ; il me parlait de l’avenir comme devant apporter tant de bonheur... que je n’aurais jamais pensé qu’il s’éloignerait.

ANDRÉ, à part.

Elle l’aime.

MANON.

Puis il devint triste, inquiet, préoccupé. Un jour, me voyant partager sa tristesse, il me prit les mains avec affection, en disant : Ah ! je n’aurais pas dû avoir de secrets pour vous !... Ensuite il sortit sans rien ajouter... et il ne revint plus... Je ne l’ai pas revu... et il y a six semaines de cela.

ANDRÉ.

Oh ! il reviendra !... Mais vous allez sans doute le voir ici.

MANON.

C’est ce qui fait que j’y reste.

ANDRÉ.

Votre cœur, trop occupé de lui, n’écouterait pas si je parlais d’un autre ?

MANON.

Que voulez-vous dire ?

ANDRÉ.

Qu’ami depuis longtemps de l’honnête et bon Roland, confident de ses vœux pour obtenir votre main...

MANON, gaiement.

Ne parlons pas de cela !... c’est impossible !...

Air de Ketly : Taisez-vous.

André, quelle idée est la vôtre ?
N’achevez pas !... Oui, taisez-vous !

ANDRÉ.

J’ai tort, en effet, quand d’un autre
Je cherche à faire votre époux !

MANON, souriant.

Encor si vous parliez pour vous !
Mais il est peut-être un mystère
Qu’on peut vous révéler tout bas...

ANDRÉ.

À mon tour je vous dis, ma chère,
Je devine !... N’achevez pas !
Taisez-vous ! (bis.) ne la nommez pas.

MANON.

Taisons-nous ! (bis.) ne la nommons pas.

André baise la main de Manon, et sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

MANON, assise sur le canapé, D’HERBELOT

 

D’HERBELOT, à lui-même.

Que viens-je d’apprendre ? Une place vacante !... Trésorier des États de Provence !... Une chose magnifique !... Mais cela dépend du gouverneur de la province, le maréchal d’Olonne, et de M. de Calonne, ministre des finances. Le ministre est l’ami du duc de Navailles... et le gouverneur est le père de la duchesse... Oui, mais j’ai déplu à la duchesse...

Apercevant Manon.

Cette jeune fille...

Il s’approche d’elle d’un air obséquieux.

C’est vous qui refusez mon fils, n’est-ce pas ?... Dites-le bien à madame la duchesse, qui vous porte intérêt... et avec raison !... Charmante, en vérité !...

MANON, se plaçant en face de lui et riant.

Vous avez quelque chose à me demander pour ces politesses et pour ces louanges-là !... Mais si vous n’obtenez que ce qu’elles valent à mes yeux, ce ne sera pas grand’chose, monsieur le financier. 

D’HERBELOT.

Je comprends !... Elle se moque !... elle aussi !... Ah ! si j’avais seulement autant de pistoles que je recueille ici de moqueries, ma fortune serait colossale. Quand donc pourrai-je leur rendre leurs dédains ?

UN LAQUAIS, entrant.

Monsieur, un étranger qui arrive de loin pour parler à madame la duchesse, apprenant qu’elle vient de partir pour Versailles, demande si vous voudriez lui donner place dans votre carrosse pour y aller avec vous.

D’HERBELOT.

Quel homme est-ce ?... Est-ce un homme comme il faut ?

LE LAQUAIS.

Il a un air bien honnête.

Le maréchal paraît au fond.

D’HERBELOT.

Qu’appelles-tu honnête ? Est-il bien mis ? Est-il riche, ou gentilhomme ?

LE LAQUAIS.

Tenez, le voici !... Vous pouvez le lui demander à lui-même.

D’HERBELOT.

À la bonne heure !... car enfin il faut savoir... on ne va pas ainsi avec le premier venu.

 

 

 

Scène VIII

 

MANON, à l’écart et observant, D’HERBELOT, LE MARÉCHAL D’OLONNE

 

LE MARÉCHAL, s’avançant et souriant.

Dites le dernier venu, Monsieur; car tout le monde est déjà parti ; mes chevaux sont hors d’état de faire un pas de plus...

D’HERBELOT, à part.

Ah !... il a des chevaux.

Il salue.

LE MARÉCHAL, d’un ton digne, mais simple.

Plusieurs raisons me font désirer d’aller tout de suite à Versailles, et si vous vouliez me donner place... car vos gens disent que vous allez partir...

D’HERBELOT, hésitant et l’examinant.

Mais, Monsieur...

À part.

Il est mis bien simplement.

LE MARÉCHAL.

Je vais à Versailles, d’abord pour remercier d’une faveur.

D’HERBELOT.

Une faveur ?...

Il se rapproche.

que le ministre vous accorde ?

LE MARÉCHAL.

Oh ! ce serait trop long à raconter. Je suis peu riche...

D’HERBELOT.

Ah !...

Il recula.

Et vous voudriez encore quelque argent ?

LE MARÉCHAL.

J’ai marié ma fille aînée à un homme auquel le roi s’intéresse.

D’HERBELOT, surpris et se rapprochant.

Le roi ?

LE MARÉCHAL.

Il avait promis à mon gendre...

D’HERBELOT.

Quelque petite place ?... et il l’aura oublié ? il l’aura oublié ?

LE MARÉCHAL.

Il avait promis de le nommer gouverneur.

D’HERBELOT.

Gouverneur ?... de quoi ?... de quelque bicoque ?...

LE MARÉCHAL, très simple.

Gouverneur d’une province.

D’HERBELOT, stupéfait.

D’une province ?

LE MARÉCHAL.

Et comme il va y avoir un gouvernement vacant... celui de Provence...

D’HERBELOT, vif mouvement de surprise.

De Provence ?

LE MARÉCHAL.

Le mien !... que je veux faire passer à mon gendre, le duc de Navailles.

D’HERBELOT, confondu et s’inclinant profondément.

Monsieur le maréchal d’Olonne !... le gouverneur de Provence !... Ah ! Monseigneur... si j’avais su ?... votre rang... votre crédit... votre réputation...

LE MARÉCHAL, souriant.

J’arrive de Marseille, et l’envie de voir ma fille plus tôt est aussi pour beaucoup dans ma prière.

D’HERBELOT.

Que ne parliez-vous ?... voiture, chevaux, valets et maître, tout est aux ordres de Monseigneur !...

Se tournant avec colère vers le fond.

Ce coquin qui ne me disait pas... Ah ! je t’apprendrai à méconnaître ainsi...

LE MARÉCHAL, souriant.

Arrêtez, Monsieur, et pardonnez-lui d’avoir dit seulement : C’est un honnête homme ! Il croyait que cela suffisait... et moi aussi.

MANON, souriant.

Eh bien ! qu’en dites-vous, monsieur le financier ?

D’HERBELOT.

Je ne comprends pas...

MANON.

C’est pourtant bien simple : écoutez ! Il est un moyen de ne déplaire à personne.

D’HERBELOT.

C’est ?

MANON.

C’est d’être poli avec tout le monde.

D’HERBELOT.

Je comprends !

Manon sort à gauche.

 

 

Scène IX

 

LA DUCHESSE, LE MARÉCHAL, peu après LE DUC DE NAVAILLES, ensuite LOUISE D’OLONNE

 

LA DUCHESSE, allant au maréchal.

Quel bonheur, mon père !...

LE MARÉCHAL.

Ma fille !       

D’Herbelot sort.

LA DUCHESSE.

Un contre-ordre de la reine m’est parvenu sur la route de Versailles, et en rentrant ici j’apprends votre arrivée...

LE MARÉCHAL, d’un ton sévère, et reculant.

Ma fille... et votre sœur ?

LA DUCHESSE, faisant un mouvement pour aller vers une porte.

Ma sœur ?... elle va venir.

LE MARÉCHAL.

Ne l’appelez pas !... Athénaïs, si mes bras ne s’ouvrent pas pour vous, que serait-ce donc pour elle ?

Ici le duc arrive et s’arrête en voyant le maréchal.

LA DUCHESSE.

Ciel !... vous savez tout ?... Ah ! pardonnez, mon père, à la pauvre Louise.

LE DUC, s’avançant.

Qu’y a-t-il ?

LE MARÉCHAL.

Louise mariée secrètement à M. Robert de Boismorel.

LE DUC.

Mariée ?... est-ce possible ?... à mon insu ?...

LE MARÉCHAL.

Ce mariage est nul.

LE DUC.

Sans votre consentement !... et malgré moi !... certes !

LA DUCHESSE, timidement.

Mon père, je vous avais supplié de consentir.

LE MARÉCHAL.

Je devais vous refuser.

LA DUCHESSE.

Il fallait donc emmener ma sœur ! Elle souffrait, elle pleurait à mes côtés !... moi je n’avais pas de courage pour ses chagrins...

Bas.

Je l’use tout entier pour les miens !...

LE MARÉCHAL, lui prenant la main.

Mon enfant !

LA DUCHESSE, à part.

Il s’attendrit !... Allons chercher ma sœur !...

Elle disparaît par le fond, pendant que le maréchal va vers le duc qui s’était écarté et l’occupait d’autre chose.

LE MARÉCHAL, au duc.

Eh bien ! toujours distrait par les plaisirs ?

LE DUC.

C’est inconcevable que j’aie ignoré ce mariage !... C’est qu’aussi la vie est si occupée !...

LE MARÉCHAL.

De mille folies ?...

LE DUC.

Il faut bien faire comme les autres !... C’est...

Il regarde et voit que sa femme n’est plus là.

La petite Guimard, la Duthé, Sophie Arnould, les soupers, le jeu... etc., etc.

LE MARÉCHAL, avec chagrin.

C’est donc en vain qu’Athénaïs vous aura apporté une charmante figure, parant la plus aimable bonté ?... Ah !... la voici !...

Il se détourne en voyant Louise amenée par la duchesse.

Et Louise !...

LA DUCHESSE.

C’est elle... C’est ma sœur...

LOUISE, s’agenouillant.

Mon père, écoutez-moi, je vous en prie, et vous me pardonnerez peut-être d’avoir disposé de mon sort... Moi, je n’aime point la cour, le monde me déplaît, j’ai toujours préféré la solitude et la rêverie ; qu’importe donc le rang et la fortune de celui qui me donne son nom ? J’ai suivi le mouvement de mon cœur, et j’attends tout mon bonheur de l’affection... Pardonnez-moi, mon père.

LE MARÉCHAL, se détournant.

Levez-vous, Louise, je ne puis pas vous entendre parler ainsi !... 

Elle s’est relevée, et s’appuie sur sa sœur.

Ô mon Dieu ! personne ne comprend donc ici ni ses devoirs, ni le temps où nous vivons ? Vous ne voyez donc pas que notre pays n’est en ce moment qu’une arène où chacun mesure et la force et les droits de ses adversaires ? Il faudrait que de grands caractères et de nobles vertus vinssent justifier nos privilèges, car une jeunesse turbulente s’en indigne, de grands écrivains nous les contestent, et tous ceux qui nous approchent nous examinent avec curiosité et avec envie !... Ainsi, Charles, que vous avez pris chez vous...

LE DUC.

Comment ?... M. Charles Barbaroux se permettrait de blâmer ?

LE MARÉCHAL.

Oui, lui et bien d’autres se plaignent !... Les vieillards, les jeunes gens, les femmes elles-mêmes !

Il tire de sa poche une lettre qu’il ouvre.

Qu’est-ce qu’une jeune fille dont on colporte et admire des lettres où elle parle de vous ?...

Il regarde la signature.

Manon Phlipon.

Mouvement général à ce nom.

LA DUCHESSE.

Elle est ici ; c’est cette personne qui était là quand je suis arrivée ; vous l’avez vue ?

LE MARÉCHAL.

J’aurais dû la deviner. Qu’elle vienne.

LA DUCHESSE.

Je vais l’appeler.

Elle va à la porte par où est sortie Manon.

LE DUC.

Qu’est-ce donc ?

LE MARÉCHAL.

Vous allez le savoir.

 

 

Scène X

 

LOUISE, LA DUCHESSE, LE MARÉCHAL, MANON PHLIPON, LE DUC

 

LE MARÉCHAL, à Manon.

Avancez. 

À la duchesse.

Elle est à votre service ?

MANON, indignée.

Moi !

LA DUCHESSE.

C’est la fille d’un artiste, d’un graveur de talent.

LE DUC, riant et examinant Manon.

Ah ! ah !... je sais !... De l’esprit, dit-on ?... C’est superflu avec d’aussi beaux yeux !... Puis, un peu de philosophie ? Bien, bien ! Aimez la liberté...

Bas à son oreille.

Et laissez-nous en prendre.

Manon recule.

LE MARÉCHAL, d’un ton sévère.

Monsieur le duc.

LE DUC, à part.

Sévère en diable, le beau-père !

LE MARÉCHAL, à Manon, d’un ton poli.

Qu’est-ce que c’est qu’un nommé Roland qui court la province en ce moment, se mêle au peuple pour l’agiter, et avec qui vous êtes en correspondance ?

MANON.

M. Roland, vous le savez, écrit en faveur des classes pauvres ; c’est un homme de bien qui a beaucoup souffert, et il y a tant à apprendre avec les cœurs que le malheur a blessés, qu’il a toute ma confiance : mes lettres en sont la preuve.

LE MARÉCHAL, montrant la lettre qu’il tient.

En voici une, et l’intérêt que je dois prendre à ce qu’elle contient me fait désirer d’interroger...

MANON, très calme.

Je ne puis me les rappeler toutes, mais donnez, Monsieur, je vais la lire moi-même. Je ne crains pas de dire devant tous ce que j’ai écrit pour un seul, et je suis prête à rendre compte de mes pensées comme de mes actions.

LE MARÉCHAL, lui remettant la lettre.

Tenez, Mademoiselle.

MANON, lisant.

À Monsieur Roland.

« Dans votre dernière lettre, mon respectable ami, vous dites que je ne connais rien encore des choses de la vie, et que déjà je suis triste comme si je les savais toutes. C’est que je sens par le cœur de mes amis, et que tous joignent à une grande intelligence une destinée malheureuse ; c’est que je vois des injustices qui révoltent ! Ainsi, Charles, ce bon jeune homme que vous aimez, il ne dit pas tout ce qu’il souffre dans la maison de M. le duc de Navailles, mais je devine ses tourments de tous les jours. »

LE DUC.

Des tourments, chez moi ?

MANON, continuant de lire.

« Il faut que vous sachiez tout. Il y a quelques années, M. le maréchal d’Olonne eut un procès important devant le parlement d’Aix : un avocat distingué de Marseille, nommé Barbaroux, le lui fit gagner par un talent que rehaussait encore une grande réputation de probité. »

LE MARÉCHAL.

C’est vrai !

MANON, continuant de lire.

« Après le gain du procès, l’avocat, sa femme et leur fils Charles, vinrent à Paris chez le maréchal. Mademoiselle d’Olonne était une enfant faible et malade; on désespérait de sa vie ; les médecins crurent que l’air chaud du midi de la France pouvait seul la sauver : elle n’avait plus de mère ; on la confia à cette famille honorable qui retournait à Marseille. Jusqu’à l’âge de quatorze ans, où son mariage avec M. le duc de Navailles se décida, elle resta dans cette maison ; elle y fut entourée de soins, de tendresse et de dévouement. »

LA DUCHESSE.

Oh ! c’est bien vrai !

LE DUC.

Aussi, lorsqu’ils moururent sans fortune, j’accueillis chez moi leur fils Charles : il venait à Paris avec ses vingt ans pour tout bien.

LA DUCHESSE.

Vous oubliez quelque chose, Monsieur le duc !... Il y venait avec l’intelligence et la probité de son père.

MANON, souriant.

Pourtant il y fut bien malheureux.

Mouvement de tous.

LE DUC.

Malheureux !... Et je ne l’ai pas su ?

LA DUCHESSE, souriant.

Vous êtes si occupé du bonheur général !

MANON, lisant.

« Lui, Charles !... placé dans un rang inférieur, traité en subalterne... »

LE DUC.

Voulait-il donc être traité comme un duc et pair ?

MANON, parlant.

Pourquoi pas... s’il a autant de mérite ?

LE DUC, riant.

Oh ! la petite philosophe !... Continuez à lire, je vous prie.

MANON, lisant.

« Il voit M. le duc de Navailles... » 

Elle s’arrête en riant.

Je crois, au contraire, que je ne dois pas continuer.

LE DUC.

Si ! si !... Voyons un peu ce que vous dites de moi !... Ah, ah ! mon panégyrique par une jeune et jolie personne !...

MANON, lit en souriant.

« Il voit M. le duc de Navailles, un de ces hommes frivoles qui restent enfants à tous les âges... »

LE DUC, riant.

Ah diable !...

MANON, continuant de lire.

« Il le voit au faîte des honneurs et de la puissance, car on vient encore de lui assurer le gouvernement d’une province : il voit ces grands, possédant tout, richesse et pouvoir, tandis qu’un homme comme lui, comme Charles, qui a formé par l’étude un esprit supérieur, ne possède rien, pas même le droit de consacrer ses talents au bien de son pays dans un emploi... »

LA DUCHESSE, interrompant vivement.

J’en ai demandé un pour lui, et des plus importants.

LE DUC.

Ah ! sans me consulter.

LA DUCHESSE, à son père, sans répondre au duc.

Pardonnez, mon père, si, distraite par les plaisirs et les fêtes de chaque jour, je fus longtemps à m’apercevoir qu’il était mécontent !... Il y a six semaines, une circonstance me l’apprit ; alors j’ai cherché à réparer... Car il ne faut pas qu’il soit malheureux dans ma famille, celui dont la famille m’a rendue si heureuse.

LE MARÉCHAL.

Bien, Athénaïs !... C’est un devoir pour nous d’assurer l’avenir de Charles.

MANON, indiquant le papier qu’elle tient.

Le reste de la lettre ?...

LE MARÉCHAL.

Est inutile, il ne nous regarde pas !... Et maintenant, vous le voyez, Mademoiselle, ma fille

Il prend la main de la duchesse.

a de la bonté, delà vertu, du courage... Elle n’est donc pas indigne de la grandeur.

LE DUC.

Je saurais défendre la mienne envers et contre tous à la pointe de mon épée !...

Riant et folâtrant près de Manon.

Ah ! ma belle philosophe, je suis trop jeune ?... Eh bien, tant mieux !

LE MARÉCHAL.

Moi, je crois de mon devoir de ne plus quitter le roi ; et, en cédant à mon gendre le gouvernement de Provence, je demande au ciel pour lui l’esprit de justice, la vraie force de la puissance.

LE DUC.

Oh ! je ne tourmenterai pas mes administrés ! 

À part.

Manger à Paris le revenu de mon gouvernement avec quelques beautés faciles à gouverner, voilà tout ce que je veux !

LE MARÉCHAL, à Louise.

Vous, enfant, qui n’avez pas compris que vous ne pouviez, à votre gré, déposer le fardeau d’un grand nom, vous m’imposez un cruel devoir ; car ces nœuds imprudents doivent être brisés, et le cloître...

LOUISE, pleurant.

Mon père !...

LE MARÉCHAL, sans la regarder et faisant effort sur lui-même.

Ma sévérité doit réparer votre faiblesse : je dois compte à tous les nôtres des actions de mes enfants, tant qu’ils dépendent de moi.

LA DUCHESSE, à demi-voix à Louise, en la soutenant.

Ma pauvre sœur !

LE MARÉCHAL, au duc.

Vous, Monsieur, préparez-vous sérieusement à une situation que les circonstances rendront peut-être périlleuse.

LE DUC, riant.

L’ennemi n’est pas aux frontières de France, que je sache... et quand il y serait, notre épée n’est-elle plus à notre côté ? Monsieur le maréchal, vous que je reconnais comme un sage avec autant de vérité que vous me reconnaissez pour un fou, venez ce soir avec mes amis !... Laharpe, Champfort, Condorcet, et tous nos plus grands esprits se joignant aux plus grands seigneurs, toute la France y sera : qui craindrions-nous ?

LE MARÉCHAL.

Ceux que vous ne comptez pas, en disant toute la France !...

Se tournant vers Manon.

Mademoiselle, voici Charles : nous allons le laisser avec vous, et nous occuper de votre bonheur à tous deux !... C’est ainsi que nous essaierons de vous prouver que vous vous êtes trompée !... Croyez-moi, il y a pour tous des malheurs et des devoirs... et le rang que vous nous enviez n’est ni sans chagrins, ni sans périls.

Air : Mon père est heureux d’avance. (Extase.)

Le sort n’épargne personne,
Puisqu’il a des maux pour tous,
Que notre âme s’abandonne
À des sentiments plus doux.

TOUS.

Le sort n’épargne personne, etc.

 

 

Scène XI

 

MANON, CHARLES

 

MANON, à part, pendant que Charles regarde la duchesse qui s’éloigne.

Jamais mon cœur n’avait battu ainsi ! Je me sens ici inquiète et mécontente... Ce vieillard est noble et bon !... Mais Charles est là... ne pensons qu’à lui !... Comme il a l’air heureux !...

CHARLES, venant à elle et très gai.

Quel plaisir de vous voir dans cette maison.

MANON, avec gentillesse et gaieté.

Et si je n’y venais que pour savoir ce qui vous éloigne de la nôtre ?... mais je n’avais rien pu apprendre !... M. André de Chénier n’était pas venu ici depuis deux mois : banni par la duchesse, il ignorait tout ce qui vous regarde : que vous est il donc arrivé ?

CHARLES.

J’étais si triste la dernière fois que je vous vis...

MANON.

Raison de plus pour ne pas quitter ceux...

CHARLES, lui prenant la main.

Qu’on aime.

MANON, souriant.

Et qui nous aiment.

CHARLES, d’un ton de bonheur et de joie.

Mais à présent j’ai de belles espérances, une noble carrière s’ouvrira devant moi, elle me permettra de servir mon pays, elle me rapprochera de...

MANON.

De qui donc ?

CHARLES.

Air de la Robe et les Bottes.

À mes regards l’avenir se découvre
Beau d’espérance, et riche d’heureux jours !
Devant nos pas le vaste champ qui s’ouvre
Est sans limite, et s’élargit toujours :
Oui, plus d’entrave aux cœurs tels que les nôtres,
Car, je l’espère, on me permettra bien,
En travaillant pour le bonheur des autres,
De m’occuper un peu du mien.

MANON, gaiement.

Il est même permis de commencer par celui-là.

CHARLES.

Vous croyez ?... Et si je pensais d’abord au vôtre ?

MANON.

N’est-ce pas la même chose ? Quand vous serez satisfait ne serai-je pas contente ?

CHARLES, lui prenant les mains.

Est-ce possible ?

MANON.

Vous souvenez-vous du dernier jour où nous nous sommes vus ?

CHARLES, souriant.

Oui, le jour où j’étais si désolé !

MANON.

Vous teniez ainsi mes mains dans les vôtres, et vous disiez : Je n’aurais pas dû avoir de secrets pour vous.

CHARLES.

Et j’avais raison !... oui, je veux tout vous dire !... Mais si votre esprit supérieur comprend toutes les idées, votre cœur naïf et innocent comprendra-t-il... ?

MANON.

Quoi donc ?

CHARLES.

Si vous alliez me trouver insensé, coupable ?

MANON.

Comment ?

CHARLES.

Il faudrait savoir tout le passé... mon enfance, les premières années de ma jeunesse, où ma vivacité turbulente ne laissait place à aucune idée !... L’instant où elle m’apparut pour la première fois fut celui où la vie commença pour moi.

MANON, étonnée.

Que voulez-vous dire ?

CHARLES.

Oui, immobile devant cette gracieuse et ravissante enfant, mon amour, mon existence, tout commença sous les lambris dorés de cet hôtel ; et quand nous retournâmes ensemble dans la maison de mon père, il me sembla que toutes les splendeurs de la gloire, toutes les grâces de l’élégance, tout le bonheur de ce monde enfin, étaient tellement identifiés avec la noble héritière des héros, avec la gracieuse fille des plus grandes daines, qu’ils se transportaient avec elle dans notre humble demeure.

 

MANON, elle s’est reculée peu à peu, et sa figure est devenue triste, à part.

Ciel !

CHARLES.

Que vous dirai-je ? Quatre années je vécus pour la voir, pour l’entendre à toute heure, pour l’environner de mes soins de toutes les minutes, pour m’enivrer d’un sentiment dont je ne connaissais pas la puissance, dont j’ignorais même le nom.

MANON, accablée et avec effroi.

Vous aimez la duchesse de Navailles ?

CHARLES.

Je faillis mourir de son départ quand elle quitta ma famille, et j’arrivai dès que cela fut possible. Mais quel nouveau tourment m’était réservé dans ces lieux ! C était peu de la voir appartenir à un autre !... de la voir distraite par les plaisirs et entourée de séductions de tous genres ; j’étais humilié par ma situation inférieure, par les reproches que je me faisais à moi même, n’ayant ni la force de fuir, ni celle de rester, et ne trouvant qu’auprès de vous, et dans les idées généreuses qui nous occupent, un peu de ce courage dont je faillis un jour manquer tout à fait.

MANON, très émue.

Ah ! je comprends bien qu’il y ait des chagrins qui accablent et déchirent le cœur.

CHARLES.

C’était le jour où je vous vis pour la dernière fois : nos amis étaient découragés, et, en rentrant dans cet hôtel, la duchesse me sembla plus belle, les grands que je vois ici furent plus insolents, et je résolus d’en finir avec une vie si misérable !

MANON.

Grand Dieu !

CHARLES.

Mais quand j’entrai dans ma chambre, je l’y vis en même temps que moi, elle... elle qui retint mon bras en s’écriant : Charles, au nom du ciel, si vous ne voulez pas me rendre à jamais malheureuse, ne soyez pas malheureux ainsi !... Son émotion, le son de sa voix, ces mots si simples, et qui ne changeaient rien à mon sort, changèrent toutes les dispositions de mon cœur !... Je la suivis !... mais elle aurait pu me laisser seul... La vie m’était redevenue chère... Depuis ce temps, je sens son intérêt me protéger et veiller sur moi... et cette protection m’est si douce, que je ne m’éloigne plus de cet hôtel, où je puis tout oublier, où je n’ai besoin que de la voir pour être heureux !

MANON, avec désespoir.

Ô mon Dieu !

CHARLES.

Ah ! quelqu’un !...

Il va vers un domestique qui paraît au fond, et reste un instant à lui parler bas.

MANON, à elle-même sur le devant

En est-ce assez... Méprisée par ce financier, insultée par ce grand seigneur, humiliée par la supériorité de ce vieillard, et dédaignée par cette grande dame, il ne me restait plus qu’à la voir aimée de lui... de Charles ! le prestige de son rang, l’éclat qui l’entoure, tout ce qui me manque et me méprise, eh bien ! c’est cela qui l’a séduit !... Il l’aime !... Ah ! c’en est trop !

Elle tombe assise sur le canapé.

CHARLES, il quitte le domestique qui se dirige vers l’appartement de la duchesse, et en revenant vers Manon, il lui dit tout en regardant vers le fond.

Ô mon amie, gardez bien mon secret !... On vient ici... C’est mon oncle qui parle vivement au marquis de Sélignac.

MANON, qui s’est soulevée et retombe assise.

Il ne s’aperçoit seulement, pas de ma douleur !

 

 

Scène XII

 

MANON, CHARLES, D’HERBELOT, LE MARQUIS DE SÉLIGNAC

 

D’HERBELOT, comme continuant une conversation commencée, et riant.

Et ça fait joliment honneur à la famille !... Car c’est mon neveu !... Ma foi, Charles, je te fais mon compliment, c’est bien débuté.

Il rit.

CHARLES.

Que voulez-vous dire, mon oncle ?

D’HERBELOT.

Je comprends !... du mystère !... Mais pas avec moi, j’espère !

S’adressant au marquis.

Diable ! je ne suis pas étonné qu’il plaise aux femmes !... elles en aiment de plus mal tournés !... Ça, voyez-vous, c’est de famille !... Son père, un Barbaroux de Marseille, bel homme ! tous beaux hommes, les Barbaroux !... Sa mère, une d’Herbelot, ma sœur... belle femme ! sang superbe ! c’est connu !... Et des succès !

Il rit en se rengorgeant, puis s’adresse à Charles.

Mais, dans une occasion aussi belle, il faut bien établir les faits... 

À demi-voix.

Quand ce ne serait que pour vexer les grands seigneurs !

CHARLES, le regardant étonné.

Mais de quoi parlez-vous donc ?

D’HERBELOT.

De tes bonnes fortunes !... De la dernière, dont on s’occupe déjà !... Je le crois bien, pardieu ! la plus jolie, la plus grande dame de Paris !... que tu ne quittes plus... avec qui l’on te voit chaque jour... chez qui...

CHARLES, vivement.

Arrêtez !... Quelle affreuse calomnie !

D’HERBELOT, étonné.

Qu’est-ce que tu as donc ?... mais ça se dit, ces choses-là !... Sans cela, ce serait bien la peine...

CHARLES, avec impatience.

Mon oncle !...

D’HERBELOT.

Les femmes elles-mêmes de notre temps ne s’en cachent guère : elles ont des amants, se les disputent, se les enlèvent !...

CHARLES, colère.

Ah ! de pareilles mœurs me sont inconnues ! Elles sont étrangères à la femme angélique que vous calomniez.

D’HERBELOT, étonné et effrayé de sa colère.

Ce n’est pas moi !... c’est tout le monde !... c’est Monsieur qui en plaisantait tout à l’heure... monsieur le marquis.

CHARLES, l’interrompant.

Et Monsieur me rendra raison de ce qu’il mêle mon nom à ses plaisanteries pour compromettre une femme.

LE MARQUIS, riant et très moqueur.

Allons donc !... vous prenez mal quelques paroles légères !... Je vous crois aimé d’une femme charmante ; si j’en parle, c’est par envie peut-être... Rien d’autres voudraient être à votre place... et moi tout le premier !...

Charles est près de s’emporter, le marquis continue très calme.

Quant à votre provocation, c’est du plus mauvais goût devant une femme.

Manon, qui était assise à l’écart, s’est levée à la provocation.

D’HERBELOT, l’apercevant.

Tiens !... la petite Manon !... 

À part.

Est-ce qu’elle en tiendrait aussi pour le neveu ?... Ce n’est pas étonnant, toutes les femmes l’aiment ! C’est bien de famille !

CHARLES, avec violence.

Monsieur le marquis, vous m’avez entendu, et vos plaisanteries...

LE MARQUIS, calme et railleur.

C’est si je me battais avec vous qu’on en ferait des plaisanteries !... Je me couvrirais de ridicule.

CHARLES.

Comment ?

LE MARQUIS.

Vous n’êtes pas gentilhomme !... vous n’avez pas d’état dans le monde !... Et j’ai fait trop souvent mes preuves pour ne pas refuser une affaire qui n’est pas acceptable... en vérité.

Il est allé au fond négligemment en prononçant cette dernière phrase.

CHARLES, avec colère.

Ainsi, vos idées, qui vous permettent de m’offenser, ne vous permettraient pas...

 

 

Scène XIII

 

MANON, CHARLES, D’HERBELOT, LE MARQUIS, LE DUC, LA DUCHESSE

 

Le marquis est allé au-devant de la duchesse, mais en entrant elle a remarqué l’émotion de Charles, elle va à lui.

LA DUCHESSE, à Charles.

Qu’avez-vous ?

LE DUC, s’avançant.

Est-ce qu’il sait déjà la mauvaise nouvelle ?

D’HERBELOT.

Quelle nouvelle ?

LE DUC.

La duchesse avait demandé pour lui un emploi dans la diplomatie, et ces emplois-là ne se donnent qu’à des gentilshommes... Aussi, agir sans me consulter !

Mouvement de tous.

CHARLES.

Ah !

LE DUC, s’adressant au marquis.

Mais la place de trésorier de la compagnie de mousquetaires que commande le marquis...

LE MARQUIS, vivement.

Est vacante !... Disposez-en, madame la duchesse.

La duchesse se tourne vers Charles qui prend vivement la parole.

CHARLES.

Pas en ma faveur, du moins !... Je ne puis, je ne veux rien accepter, et je vais...

LA DUCHESSE, s’approchant de lui, et faisant signe aux autres de s’écarter, avec anxiété.

Oh ! écoutez-moi !...

Le duc cause un peu dans le fond avec d’Herbelot et le marquis ; Manon a reculé quand la duchesse s’est approchée de Charles ; elle examine tout et écoute avec une grande attention ce que dit la duchesse.

LA DUCHESSE, à Charles.

Je crains encore votre désespoir ! Du courage !... 

Elle soupire.

Tous en ont besoin, croyez-moi, et les peines d’intérêt et d’amour-propre... ne sont pas les plus cruelles.

En ce moment André Chénier entre, et va pour s’approcher ; mais Manon lui fait signe de ne pas déranger la duchesse et de ne pas l’empêcher d’écouter, elle.

 

 

Scène XIV

 

MANON, CHARLES, D’HERBELOT, LE MARQUIS, LE DUC, LA DUCHESSE, ANDRÉ CHÉNIER

 

CHARLES, avec trouble, à la duchesse.

Que dites-vous ?

ANDRÉ, à part.

Que dit-elle ?

LA DUCHESSE.

Ah ! cachons mon secret !

CHARLES, ému.

Un secret de douleur ?... Un secret d’amour peut-être ?

LA DUCHESSE.

Silence !

CHARLES, vivement.

Non !... Si vous aimiez, ce serait un tel bonheur pour celui...

LA DUCHESSE.

Si cela était, mon devoir m’aurait déjà forcée de l’éloigner de moi !

ANDRÉ, à part, avec joie.

Ah !...

CHARLES, avec chagrin.

L’éloigner ?...

LA DUCHESSE.

Et si, ramené par mon mari, il était revenu... eh bien ! j’aurais encore le courage de le contraindre à partir.

André et Charles ont l’air inquiet, le duc se rapproche.

LE DUC, à André.

Vous partez donc, André ?... Vous nous quittez encore ?

ANDRÉ, vif mouvement de joie.

Moi ?...

LE DUC.

À la demande qu’en a faite au ministre madame la duchesse, on vous accorde le régiment d’Angoumois en garnison à Strasbourg.

CHARLES, à part avec douleur.

C’est donc lui qu’elle aime !

ANDRÉ, à la duchesse.

Que de bonté !... mais elle sera inutile, car j’ai donné ma démission, et je quitte le service pour rester à Paris.

Mouvement de tous.

LE DUC.

Ah !... Mais qu’entends-je ?

On entend une musique de danse.

LA DUCHESSE, troublée.

Il faut donc aller recevoir et présider à une fête !... 

À part.

Si le bruit et le mouvement pouvaient empêcher de penser ?

Elle sort en prononçant cette phrase, André la suit.

ANDRÉ, lui prenant la main qu’il serre furtivement.

Ah ! Madame...

LE DUC.

Venez, marquis, suivez-nous, d’Herbelot !... Ah ! puisque cette jeune fille est restée, elle peut regarder le bal et dîner à l’office.

Il sort avec d’Herbelot et le marquis.

MANON, avec un mouvement de colère.

Oh !...

 

 

Scène XV

 

MANON, CHARLES, puis ANDRÉ

 

CHARLES, avec désespoir.

Tout est fini !

MANON, elle fait un effort sur elle-même, essuie ses yeux, va vivement à lui, et lui prend le bras.

Charles !... Écoutez !... moi aussi, j’aime sans espoir quelqu’un qui en aime une, autre !...

Il fait un mouvement et la regarde étonné.

Comme vous je suis témoin de leurs plaisirs quand j’ai le cœur déchiré, et témoin de leur opulence quand je ne possède rien !... Aidez-moi donc à m’éloigner d’ici avec courage !... Venez !...

ANDRÉ, qui est rentré et l’arrête.

Vous voulez partir... et une affreuse douleur se montre sur vos traits !...

Il regarde Charles.

Lui aussi !... qu’y a-t-il donc ?

MANON.

Si je restais ici un moment de plus, j’aurais du désespoir à en perdre la raison.

CHARLES.

Pour moi, supporter une pareille existence est impossible désormais.

ANDRÉ.

Vous êtes un fou !

CHARLES.

Ah !

ANDRÉ.

Un fou de vingt ans qui sera un homme de génie à trente.

Il veut lui prendre la main.

CHARLES, le repoussant.

À quoi cela servirait-il ?

ANDRÉ.

À préparer un sort meilleur que le vôtre pour ceux qui vous suivront.

CHARLES, avec exaltation.

Ah ! si cela était possible ?...

Il lui prend la main.

André, tous les intérêts, toutes les passions, tout ce qui trouble mon âme en ce moment, s’effacerait bien vite !... Oui, si je pouvais employer mon intelligence et mes forces pour le bien à venir de mon pays, fallût-il donner jusqu’à ma vie... je ne me trouverais plus malheureux !

MANON.

Ah ! je vous reconnais, Charles... et vous, André !... votre cœur généreux s’indigne de malheurs qui ne peuvent vous atteindre.

CHARLES, exalté.

Voilà pourquoi il aurait tant de bonheur à les détruire !... Qu’importent les titres, les rangs, les privilèges à ceux qui se sentent au cœur quelque chose qui vaut mieux que cela ? Quand les premières places seront aux plus dignes, eh bien ! si plus d’un petit en prend une belle, plus d’un grand aussi pourra garder la sienne.

MANON, à André.

Et la vôtre sera belle !

ANDRÉ.

Qui sait ?... Mais il y a des dangers pour nos amis : on vient d’arrêter quelques personnes ; de ce nombre est Roland, regardé comme un ennemi du gouvernement.

MANON.

Ah ! courons à son aide !...

Prenant André un peu à part.

Et s’il veut d’un cœur noble et bon pour partager ses infortunes... André, ma main est à lui !

ANDRÉ, la regardant avec admiration.

Ah !... vous, la femme de Roland !... c’est bien !...

Le fond se remplit de monde ; des laquais placent des barrières devant les portes latérales sur le devant, et des spectateurs se placent derrière ces barrières pour voir les danses qui vont avoir lieu.

 

 

Scène XVI

 

MANON, CHARLES, ANDRÉ, LE DUC, LA DUCHESSE, D’HERBELOT, LE MARQUIS, LOUISE, SEIGNEURS, COURTISANS, DAMES, SPECTATEURS D’UN RANG INFÉRIEUR

 

LA DUCHESSE, qu’on a déjà vue dans le fond pendant les dernières phrases de la scène précédente.

Il y a sur la place du Carrousel un bruit qui nous dérange : répétons ici le quadrille pour le bal de la cour.

Charles et Manon se sont écartés et vont tourner autour de la foule pour s’éloigner.

LA DUCHESSE, LE DUC, LE MAROTIS.

Chœur.

Finale de M. Doche.

Qu’à l’instant 
La danse
Commence.
Oublions en chantant
Quel sort nous attend.

On a commencé à danser le quadrille ; Charles et Manon sont arrêtés par la danse.

LOUISE, qui était au fond, accourt sur le devant.

Écoutez !

LA DUCHESSE.

Chut !

LOUISE.

Silence !

CHŒUR, courant à la fenêtre du fond.

Il faut tâcher de voir.

On entend au dehors des mesures de la Marseillaise.

LA DUCHESSE, effrayée.

Un bruit de guerre !

CHARLES et MANON, joyeux.

Un chant d’espoir !

LOUISE, joyeuse.

La liberté d’aimer peut-être ?

MANON, avec joie.

La lutte est engagée, un nouveau jour va naître !
C’est le bonheur pour tous !

LA DUCHESSE, s’appuyant sur André.

C’est le malheur pour nous.

ANDRÉ.

Rien à craindre pour vous.

LA DUCHESSE.

Le bruit, les cris augmentent.

LE DUC, riant.

Eh quoi ! vous tremblez tous
Pour des manants qui chantent ?

LA DUCHESSE, se ranimant.

Empêchons donc leurs cris d’arriver jusqu’à nous !

LE DUC, LE MARQUIS, LA DUCHESSE, CHŒUR.

Qu’à l’instant
La danse
Commence.
Oublions en chantant
Quel sort nous attend.

La danse a recommencé, mais il s’y mêle par moments des chants de la Marseillaise partis du dehors ; les coups de canon, un bruit de cloches, se joignent à la musique de la danse ; la curiosité des spectateurs places près des fenêtres fait rompre les barrières ; tout le monde alors est confondu sur le théâtre.

MANON, à Charles, parlé.

Peut-être toutes les barrières vont-elles se briser comme celles-là !

Grand tapage, la toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une grande salle simplement meublée ; porte au fond ; à gauche de l’acteur, une porte à un pan coupé, et une autre porte sur le second plan ; à droite, une fenêtre vis-à-vis de la porte à pan coupé, et une porte au second plan, devant cette porte un berceau d’enfant ; à gauche une table et tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

MADAME ROLAND, THÉRÈSE, LE SECRÉTAIRE

 

Au lever du rideau, madame Roland est debout, une main appuyée sur le berceau, de l’autre elle tient un papier : Thérèse est assise un peu en arrière, ajustant un bonnet d’enfant avec des rubans roses ; elle a l’air inquiet ; le secrétaire est à la table et écrit.

MADAME ROLAND, penchée sur le berceau.

Air de la Lisette de Béranger. (Par Bérat.)

Fleur éclose dans la tempête,
Enfant que berce mon amour,
Dieu te sourit, et sur ta blonde tête
Fait luire enfin l’aurore d’un beau jour :
Puisses-tu voir à l’abri des outrages
Grandir le nom que ta mère a porté,
Et s’élever sous un ciel sans orages
L’arbre immortel que nos mains ont planté !
Oh ! qui ne t’aimerait,
Chère Eudora, ma fille,
Si fraîche et si gentille,
Qu’un ange t’envierait ?...
Mais le soleil qui brille
Trop souvent disparaît...
Si l’orage grondait,
Si Dieu nous séparait,
Sur toi qui veillerait ?
Dors près de moi, ma fille !...

Après un moment de silence, elle sort de sa rêverie.

Quel est ce bruit ?

THÉRÈSE, écoutant.

C’est un crieur.

Elle répète ce qu’elle est censée entendre.

« Aujourd’hui, 12 prairial, an deux de la République française. » 

Elle soupire.

Une république !...

MADAME ROLAND, regardant le papier qu’elle tient.

Le trente-un mai dix-sept cent quatre-vingt-treize.

Elle va à la table où écrit le secrétaire.

Tenez, monsieur Emmanuel, c’est une circulaire que Roland a faite ce matin, et qu’il faut copier.

LE SECRÉTAIRE, regardant le papier.

Mais ce n’est pas l’écriture du ministre.

MADAME ROLAND.

Non, c’est la mienne ; mon mari a dicté, et j’ai écrit.

THÉRÈSE, à part.

Voilà encore une fois l’amour-propre du ministre à couvert.

LE SECRÉTAIRE, qui a lu le papier.

C’est clair, élégant, plein de force et de raison !

MADAME ROLAND, vivement et avec un peu d’orgueil.

N’est-ce pas ?...

Se reprenant.

Ce bon Roland ! c’est la sagesse et la vertu même.

Elle est toujours près de la table.

LE SECRÉTAIRE, se soulevant de sa place et galamment.

Ah ! la sagesse intelligente qui dirige tout ici, c’est vous seule !... quoique jeune, belle, charmante...

MADAME ROLAND, l’arrêtant.

Monsieur Emmanuel, ne parlons pas de moi, mais de mon mari ! Roland, ministre, c’est la justice au pouvoir, n’est-il pas vrai ? Et ses amis ?... tous dévoués à leur pays !... Ah ! quelle gloire doit s’attacher à leurs noms !

LE SECRÉTAIRE.

C’est vous qui êtes leur âme !... vous, Madame, dont un regard inspire la gloire, dont un mot pourrait donner le bonheur !

MADAME ROLAND, d’un ton sévère.

Monsieur... 

Elle se dirige vers le berceau.

Ma fille est-elle endormie, Thérèse ?...

THÉRÈSE, près du berceau.

Oui, regardez-la !... un vrai chérubin ! elle sera jolie comme vous : Dieu veuille...

MADAME ROLAND, regardant sa fille.

Qu’elle soit heureuse, mon Eudora ! oui, elle vivra dans des jours meilleurs : tout est possible à présent, et chacun a sa part de bonheur !... 

Elle soupire.

La mienne aura été d’avoir aidé à réaliser les beaux rêves des plus grands esprits, d’avoir contribué au bonheur de notre pays.

Le secrétaire a rassemblé des papiers et les emporte.

THÉRÈSE, regardant autour de la chambre, et à elle-même.

Nous voilà seules !

MADAME ROLAND, allant s’asseoir à la table, gaiement et  prenant une plume.

Essayons de travailler.

THÉRÈSE, s’approchant.

Ah ! si j’osais parler... demander... une grâce ?...

MADAME ROLAND, posant la plume et très gaiement.

Et pourquoi ne parlerais-tu pas ? ma bonne Thérèse.

THÉRÈSE.

C’est vrai ! ne vous ai-je pas reçue dans mes bras quand vous vîntes au monde ? n’ai-je pas veillé sur vous depuis ce moment-là ? Ne me suis-je pas toujours inquiétée pour vous ?

MADAME ROLAND.

Inquiétée ?... Pourquoi ?

THÉRÈSE.

Dès votre enfance, au lieu des jeux de votre âge, je vous voyais sans cesse lire et étudier... ça n’est pas naturel.

MADAME ROLAND, gaiement.

Je n’avais ni rang, ni fortune, et je croyais que le mérite pourrait les remplacer... Mais il ne m’a pas sauvée du dédain... jadis.

THÉRÈSE.

Puis, quand je vous ai vue, jeune et jolie, épouser un vieillard... Est-ce que c’est naturel, cela ?

MADAME ROLAND, lui prenant la main.

Il savait, lui, apprécier mon cœur.

THÉRÈSE.

Et quand je vous voyais unie avec tous ceux qui attaquaient le pouvoir existant alors... comme je tremblais !

MADAME ROLAND.

C’était la cause de l’intelligence qu’ils servaient !... Ils devaient triompher !

THÉRÈSE.

Mais aucune de mes inquiétudes passées n’approche de celle que j’éprouve depuis que la puissance est entre vos mains.

MADAME ROLAND, étonnée.

Comment ?

THÉRÈSE.

Oh ! ce n’est pas naturel !... avoir vu tomber un pouvoir qui durait depuis des siècles !...

MADAME ROLAND, souriant.

C’est pour cela qu’il devait changer.

THÉRÈSE.

Voir à sa place... M. Roland et ses amis, de pauvres bourgeois !

MADAME ROLAND, souriant.

Ils n’avaient pas usé leurs forces dans le luxe et dans les plaisirs... Ils devaient l’emporter.

THÉRÈSE.

Vous voir ici... gouvernant avec eux... vous, une femme jolie, sage, que j’ai élevée !

MADAME ROLAND, gaie.

Que tu as rendue simple et bonne !... Et c’est pour cela qu’elle a compris que tous devaient être égaux, libres et heureux !

THÉRÈSE.

Il arrivera quelque malheur, c’est sûr !... Le peuple déteste le pouvoir.

MADAME ROLAND, riant.

Qui l’opprime... mais il bénit le nôtre !... Et il faut que tu aies bien l’envie de t’inquiéter, ma bonne Thérèse !... Tout a réussi au-delà de nos espérances ; on est heureux partout...

Elle montre des papiers épars sur la table.

Vois ces lettres de toutes les provinces !... On nous loue, on nous aime !

THÉRÈSE, s’écartant un peu.

Quand on est puissant, on n’entend jamais que ceux qui approuvent.

MADAME ROLAND, se levant et allant à elle.

Que dis-tu ?

THÉRÈSE.

Que vous devriez, puisque tout va bien, vous occuper un peu des plaisirs de votre âge.

MADAME ROLAND.

Ces temps sont graves et sérieux.

THÉRÈSE.

Il est pourtant des femmes qui s’amusent.

MADAME ROLAND, souriant.

Leurs plaisirs ont des dangers.

THÉRÈSE.

Moins grands que ceux qui vous menacent.

MADAME ROLAND, souriant.

C’est possible !... Les hommes pardonnent plutôt à une femme beaucoup de folie qu’un peu de raison.

THÉRÈSE.

Occupez-vous de toilette, de parures.

MADAME ROLAND, riant.

Est-ce que les ministres de la république ont de l’argent à dépenser en chiffons ?

THÉRÈSE.

J’ai encore à vous un peu d’or... Vous n’achetez rien !... Il n’y a que les pauvres qui sentent que vous êtes riche.

MADAME ROLAND.

En s’occupant des autres, on parvient à s’oublier soi-même, et c’est peut-être tout ce que je veux.

THÉRÈSE.

Et c’est ce que je ne veux pas, moi !... Aussi, écoutez, je vous en supplie.

MADAME ROLAND.

Oui, tu voulais me demander quelque chose.

THÉRÈSE.

C’est... de partir, de quitter Paris.

MADAME ROLAND, très étonnée.

Y penses-tu ?

THÉRÈSE.

Vous connaissez ma nièce qui a épousé Durand, le serrurier ?... Elle est à présent à quinze lieues de Paris, dans un petit village bien joli, bien retire... Vous aimez la campagne et les fleurs... vous seriez si bien là, pendant quelque temps...

MADAME ROLAND.

Je ne te comprends pas.

THÉRÈSE.

Ah ! par les soins que je pris de votre enfance, par les nuits sans sommeil passées à veiller sur vous, laissez-moi y veiller encore, en vous éloignant d’ici !...

MADAME ROLAND.

Ton intérêt me touche, mais tes craintes sont folles !... Quel danger puis-je courir ?...

Elle lui prend les mains avec affection.

Rassure-toi !... Quand mon devoir ne me retiendrait pas près de mon mari, je ne devrais pas chercher la solitude.

En s’écartant.

Elle n’est pas bonne pour moi.

THÉRÈSE, étonnée, à part.

Comme elle dit cela !

Elle la regarde de loin.

MADAME ROLAND, à part, rêveuse.

La solitude ?... Toutes les voix intérieures de l’âme s’y font entendre.

Elle rêve.

THÉRÈSE, à part, soupirant.

Je l’ai attristée, et je n’ai rien obtenu ! 

Elle va près du berceau et regarde autour de la chambre.

Ils viendront ici, ce soir, après la séance, comme à l’ordinaire... On s’attend à quelque chose de nouveau... Que Dieu veille sur elle, puisqu’elle ne me permet pas d’y veiller !...

Elle prend le berceau et remporte par la porte latérale qui est à côté.

 

 

Scène II

 

MADAME ROLAND, seule

 

Oui, dès que ma pensée est libre, elle m’apporte des regrets... ou des images d’un bonheur... impossible !...

Air de Doche.

Deux époux qu’Amour rassemble.
Unis par les mêmes vœux,
En les savourant ensemble,
Doublent les moments heureux :
Pour eux le jour qui s’achève
Vaut le jour qui s’est enfui ;
Il passe comme un doux rêve,
Laissant la joie après lui.
À leurs côtés l’amour veille,
Et les conduit par la main,
Des souvenirs de la veille
À l’espoir du lendemain.

Souvent cette douce image
A glissé devant mes jeux :
On n’a qu’un munie langage,
On n’a qu’une vie à deux !
Dans une seule pensée
Se cache un double bonheur,
Et la phrase commencée
S’achève dans l’autre cœur !...
À leurs côtés l’amour veille,
Et les conduit par la main,
Des souvenirs de la veille
À l’espoir du lendemain.

Chassons ces idées !... et allons passer quelques instants près de ma fille ; cela dissipera ces rêves dangereux.

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène III

 

LE SECRÉTAIRE, puis LE DUC DE NAVAILLES

 

LE SECRÉTAIRE, s’arrêtant au fond, en voyant madame Roland, à part.

Encore là !... 

Elle disparait.

Ah ! il était temps !...

Il va près de la porte à gauche au second plan et l’ouvre.

C’est lui !

LE DUC, gaiement, en entrant.

C’est moi !... le duc de Navailles !...

LE SECRÉTAIRE, vivement.

Chut !

LE DUC, riant.

Déguisé en marchand de nouveautés.

LE SECRÉTAIRE, avec effroi.

Quelle imprudence !... chez le ministre de l’intérieur !...

LE DUC.

Vous y êtes bien, mon cher marquis ?

LE SECRÉTAIRE.

Chut donc !...

LE DUC, riant.

Ah ! je connais les êtres !... Du temps du ministère de mon oncle, le comte de Maurepas ! Ah ça ! vous avez reçu mon petit mot ?

LE SECRÉTAIRE, montrant le billet qu’il déchire.

Si j’avais su où vous répondre, je ne vous aurais pas laissé venir ici.

LE DUC.

J’ignore encore où est la duchesse.

LE SECRÉTAIRE.

Dans une retraite sûre ; mais votre retour peut la perdre avec vous.

LE DUC, riant.

Allons donc !... Je viens tout sauver !... Tout est fini !

LE SECRÉTAIRE, étonné.

Comment ?

LE DUC.

J’arrive de Londres, comme vous le savez, avec une mission pour ceux qui sont restés : tout est arrangé !... Je vous dit que la révolution est unie, mon cher marquis !

LE SECRÉTAIRE, inquiet.

Encore ce titre !...

LE DUC, riant.

Ah ! ah ! c’est vrai !... Ils disent ici que nous ne sommes plus ni ducs, ni marquis ?... Quelle plaisanterie !... Ils nous forcent à nous déguiser !... Le duc d’Avaray était en postillon, et Langeac en charbonnier, pour quitter la France ; moi je suis en marchand pour y rentrer !... Vous voilà en secrétaire pour y rester !... C’est drôle !...

Il rit.

Et ici donc ?...

Il rit plus fort.

La petite Phlipon dans cet hôtel !... femme du ministre !... Et tous ces gens qui font les maîtres ?... C’est encore plus drôle !... Mais chacun va reprendre enfin sa place, et je leur dirai en retournant à Versailles :

À présent soyez Sosie,
Je suis las de porter un costume si laid,
Et je m’en vais au ciel, avec de l’ambroisie,
M’en débarbouiller tout à fait.

Il rit.

LE SECRÉTAIRE, avec colère et inquiétude.

Des plaisanteries ?...

LE DUC.

Et pourquoi pas ?... On se saluait gaiement à Fontenoy, avant de se tirer des coups de fusil !... Rire en risquant sa vie, cela sent son gentilhomme !... Qui est-ce qui parle gravement ?... Des cuistres, des pédants !... Et vous voyez où cela nous mène ?... Si cela durait, c’en serait fait de l’esprit et de la gaieté française !... Heureusement, me voici !... On savait là-bas que vous étiez ici chez le ministre, et je viens m’entendre avec vous. La plaisanterie est finie !... Instruit de leurs plans, de leurs projets !...

LE SECRÉTAIRE, effaré.

Vous pensez que je pourrais vous en instruire ?

LE DUC, sérieux.

Pourquoi donc seriez-vous ici, vous qui savez tous les nôtres ?

LE SECRÉTAIRE.

Ciel !... que dites-vous ?... Confiant, aveugle et imprudent, vous vous perdez !... Voyez, quelqu’un.

UN HUISSIER, annonçant.

M. André Chénier.

LE DUC.

Ah !...

LE SECRÉTAIRE, au duc.

Qu’il ne vous reconnaisse pas, surtout !

 

 

Scène IV

 

LE SECRÉTAIRE, LE DUC, ANDRÉ, THÉRÈSE

 

LE SECRÉTAIRE, parlant à André en détournant un peu la tête, et indiquant un siège.

M. Roland est à l’assemblée, et Madame va venir. 

En ce moment Thérèse entre pour chercher le bonnet qu’elle ajustait au lever du rideau ; le secrétaire s’adresse à elle.

Thérèse, c’est un marchand d’étoffes qu’il faut renvoyer... et promptement.

ANDRÉ, regardant le secrétaire avec curiosité.

Il me semble...

THÉRÈSE.

Un marchand ?... moi qui comptais en aller chercher un ce matin !... Avez-vous des robes de soie, des dentelles ?

LE DUC.

Tout ce qui peut plaire aux dames !... Et je puis faire apporter ce matin...

LE SECRÉTAIRE, bas au duc.

Profitez de cela pour vous éloigner.

LE DUC, bas.

Non pas, mais pour savoir quelque chose.

ENSEMBLE.

Air : Contredanse de l’Extase, (Doche.)

Je consens à sortir
Mais non pas à m’enfuir,
Et bientôt dans ce lieu je saurai revenir.

LE SECRÉTAIRE, bas.

Tout vous dit de partir :
De ces lieux il faut fuir,
Et surtout gardez-vous d’y jamais revenir.

THÉRÈSE.

Au moment de sortir
Contentez mon désir,
Promettez qu’en ce lieu vous allez revenir.

Le duc est emmené par Thérèse et le secrétaire par la porte du fond.

 

 

Scène V

 

MADAME ROLAND, ANDRÉ CHÉNIER

 

Madame Roland entre par la porte de droite au moment où sortent les autres.

ANDRÉ, allant au-devant d’elle.

C’est un ancien ami...

MADAME ROLAND, un peu fâchée.

Un ami ? vous, monsieur André ?... Nous ne vous voyons plus !... Et je peux dire : depuis que je suis en faveur, vous m’avez disgraciée.

ANDRÉ, avec embarras.

Retiré à la campagne, loin du bruit...

MADAME ROLAND.

Quand vos espérances se réalisent ?

ANDRÉ, tristement.

Elles ont déjà coûté trop cher.

MADAME ROLAND, faisant un mouvement.

Ah ! votre absence est donc une censure ?

ANDRÉ.

Ma présence va vous prouver combien je vous estime ! Je viens vous demander un service.

MADAME ROLAND.

Parlez donc vite.

ANDRÉ.

Ce matin, dans la retraite où je vis, on m’apporta mystérieusement ce billet dont l’écriture m’est inconnue : voyez !

Il lui remet une lettre.

MADAME ROLAND, lisant l’adresse.

« À M. André de Chénier. »

Parlant.

Cette écriture m’est inconnue comme à vous ; lisez donc !

Elle lui rend la lettre.

ANDRÉ, lisant.

« De grands dangers me menacent ; je suis jeune, faible, effrayée ; mon mari est loin de moi, ma famille dispersée, et il faut que je quitte aujourd’hui l’asile où je me cachais. Quelque singulière que vous paraisse la prière que je vais vous faire, au nom du ciel, exaucez-la, Monsieur ! Trouvez-moi, chez une femme de votre connaissance, un refuge pour quelques jours ! puis, vous me prendrez à huit heures, près des Invalides, où, cachée sous un voile, je vous demanderai de ne chercher ni à me voir, ni à connaître mon nom jusqu’à ce que je sois près d’elle. Ma confiance vous prouve que je crois encore à tout ce qui est bon, noble et généreux : vous me prouverez, j’en suis sûre, que je ne me suis pas trompée. »

Parlant.

Et cette lettre, moi, je viens l’apporter à la plus généreuse, à la meilleure des femmes.

MADAME ROLAND, avec grâce.

Merci !... vous êtes encore notre ami !...

Elle lui tend la main.

Allons, que ma maison serve d’asile au malheur, de quelque genre qu’il soit !... Mais, pour cacher cette personne aux regards qu’elle veut éviter, amenez-la par le jardin, et arrivez par là

Elle indique la porte de son appartement, à droite.

jusqu’ici. Êtes-vous content ?

ANDRÉ.

Heureux d’une occasion nouvelle de vous admirer !... Et cela m’effraie plus encore sur les événements qui pourraient vous menacer dans le poste périlleux où Roland et ses amis...

MADAME ROLAND, elle l’interrompt en riant.

Bon !... vous aussi des frayeurs ?... Ah ! laissez-moi donc être insouciante ! On ne réfléchit que trop !...

Elle soupire.

allez !...

ANDRÉ, revenant après une fausse sortie.

Non, l’heure n’est pas encore venue, et d’ailleurs je ne m’éloignerai pas sans un mot sur vous !... Permettez que je revienne un moment sur le passé ! Je crus alors qu’un ami commun... que Charles...

Mouvement de madame Roland.

vous aimait : je crus même...

MADAME ROLAND, l’arrêtant.

Ah !...

ANDRÉ.

Vous étiez libres tous deux !... Pourtant, un jour, il partit désolé, et vous... vous êtes mariée à un autre.

MADAME ROLAND.

Que son mérite a placé au premier rang.

ANDRÉ.

Où vous gardez tous deux ce bon goût qui prouve la délicatesse de l’esprit !... Mais l’énergie fougueuse de ces jours orageux se retrouve dans l’âme ardente et tourmentée de celui... que vous avez repoussé.

MADAME ROLAND.

Ah ! vous vous trompez !

ANDRÉ.

Mais ne le voyez-vous pas comme moi ? Charles Barbaroux, envoyé à l’assemblée par sa ville natale, est sans doute un des plus nobles cœurs, un des plus grands esprits de ce temps, si fécond en hommes remarquables ; mais inquiet, agité, comme quelqu’un dont l’âme renferme un pénible secret, il compromet parfois ses amis et lui-même.

MADAME ROLAND.

Que dites-vous ?

ANDRÉ.

Ah ! si je cherche la solitude pour garder mes douces et belles illusions, j’y garde aussi mes amitiés avec toutes leurs inquiétudes ! Souvent j’y tremble pour vous !... Je crains également la violence et la ruse... Ici, tout à l’heure, en entrant...

MADAME ROLAND.

Quoi donc ?

ANDRÉ.

Je me trompe sans doute !... Quel est ce jeune secrétaire qui semblait éviter mes regards ?

MADAME ROLAND.

Mon mari l’a pris à la recommandation de M. Charles.

ANDRÉ.

Oh ! alors !...

MADAME ROLAND.

Il est si bon !... et ce jeune homme était pauvre, malheureux... Mais que croyez-vous donc ?...

ANDRÉ.

Il m’avait semblé reconnaître... Je me trompais... mes soupçons, comme mes craintes, sont mal fondées sans doute... et je vais profiter d’une bonté qui ne peut manquer de vous porter bonheur.

L’HUISSIER, entrant.

Madame, depuis une heure, un homme âgé, et qui se désole, attend le ministre ; il demande si vous daigneriez le recevoir... Il se nomme D’Herbelot.

MADAME ROLAND, riant.

Ah ! ah ! je sais ce que c’est : qu’il entre. 

À André, en souriant.

Restez un moment encore.

 

 

Scène VI

 

ANDRÉ, D’HERBELOT, MADAME ROLAND

 

Madame Roland s’assied à la table, de façon à cacher un peu sa figure à d’Herbelot.

D’HERBELOT, très obséquieux.

N’ayant pas l’honneur d’être connu...

MADAME ROLAND.

Vous croyez ?

D’HERBELOT.

Mais connaissant, avec tout le monde, votre esprit...

MADAME ROLAND, moqueuse.

Vous me craignez, peut-être ?

D’HERBELOT.

Au contraire !... Une femme d’esprit !...

MADAME ROLAND.

C’est si dangereux pour ceux qui n’en ont pas !

D’HERBELOT.

Ah ! je comprends.

MADAME ROLAND.

Aussi, vous n’en auriez pas voulu dans votre famille.

D’HERBELOT, étonné.

Comment ?

MADAME ROLAND.

Je sais cela.

D’HERBELOT.

Quoi ! vous savez qu’une jeune fille aimée par mon fils, et...

MADAME ROLAND.

Qu’on disait spirituelle.

D’HERBELOT.

Qui était jolie.

MADAME ROLAND, s’adoucissant.

Ah !... Mais il paraît que l’esprit et les beaux yeux ne vous suffisaient pas ?

D’HERBELOT.

Quand on n’a que cela.

MADAME ROLAND.

C’est juste !... Et pourriez-vous me dire ce qu’est devenue cette jeune personne ?

D’HERBELOT.

La petite Manon Phlipon ?... Ma foi, je n’en sais rien.

MADAME ROLAND, se levant et se retournant en lui riant au nez.

Eh bien ! je le sais, moi !... Elle est la femme du ministre Roland, dont vous sollicitez la protection.

D’HERBELOT, qui a reculé avec effroi.

Oh !... voilà de ces choses qui n’arrivent qu’à moi !

MADAME ROLAND, souriant à André.

Il s’imagine cela !... Mais il y en a bien d’autres qui sont étonnés comme vous de voir qu’une fois au moins la fortune est venue chercher quelqu’un qui ne courait point après elle.

ANDRÉ.

Mais qui la méritait mieux que personne.

D’HERBELOT, accablé.

Je comprends !... Plus d’espoir !... Tout est fini...

L’HUISSIER, annonçant.

Monsieur le député de la ville de Marseille !

D’HERBELOT, faisant un mouvement pour sortir.

Mon neveu !

ANDRÉ, faisant le même mouvement.

Charles !

 

 

Scène VII

 

MADAME ROLAND, ANDRÉ, CHARLES, D’HERBELOT

 

CHARLES, les retenant tout deux.

Restez donc !...

Il est très agité.

Oui, c’est moi qui descends de la tribune, et quitte un instant la séance pour venir 

À madame Roland.

vous en apporter des nouvelles.

MADAME ROLAND.

Que se passe-t-il ?

ANDRÉ.

Comme vous êtes ému !...

CHARLES, avec exaltation.

Ah ! la discussion est orageuse aujourd’hui !... Mais que c’est superbe, cette lutte de la tribune !... ces efforts de l’orateur !

ANDRÉ.

C’est un combat.

CHARLES.

Rien plus utile, bien plus beau que ceux du champ de bataille !... La gloire des armes n’est qu’un préjugé sublime qui éblouit le monde sans le servir... Mais ici ? quel espoir !... quel résultat ! Ce n’est pas seulement ma pensée, mes convictions et moi-même que je défends !... c’est l’avenir, c’est le bonheur de ceux qui nous suivront !... C’est pour eux la liberté de penser, d’agir, de vivre enfin !

MADAME ROLAND, le regardant avec admiration.

Ah !...

D’HERBELOT, effaré.

Oh !...

ANDRÉ.

Rien, Charles !

CHARLES, vivement et avec amertume.

Ces grands qui nous dédaignaient... ces femmes qui nous préféraient des titres et des rangs... nous sommes maintenant leurs égaux et leurs maîtres !

Mouvement de mécontentement d’André.

MADAME ROLAND, à part.

Il pense encore à elle.

CHARLES, avec exaltation.

Plus d’autres titres que les talents et les vertus !... Plus de préjugés cruels et d’abus insensés !... Que c’est beau, n’est-il pas vrai ?

Il a pris la main d’André.

de faire taire tous les intérêts pour lutter avec l’amour du bien contre le génie du mal ? Et, si on le voit parfois prêt à vous terrasser, de sentir son courage s’accroitre avec le danger !... Quel transport vous anime quand des cris de fureur et de haine accueillent vos paroles ! comme tout ce qu’il y a d’énergie dans l’âme se révolte ! comme tout ce qu’il y a de noble et de généreux dans le cœur humain se réveille ! Alors... oh ! mais alors, on jetterait jusqu’à sa vie dans la balance pour la faire pencher du côté de la justice et de la raison !

MADAME ROLAND, à André, avec admiration.

Vous le voyez !... vous l’entendez !

ANDRÉ, lui serrant la main.

Ah ! très bien, Charles !

D’HERBELOT.

Et moi aussi, je l’entends !... C’est bien, c’est très bien, si vous voulez... Il peut disposer de sa vie, elle lui appartient... mais ce qui appartient aux autres... halte-là !

CHARLES, changeant de ton et gaiement.

Allons donc, mon cher oncle, remerciez-moi !... Je vous fais faire une action superbe !... Vous voilà un héros !

D’HERBELOT, effaré.

Pas de plaisanterie !

CHARLES, riant.

Le sacrifice de votre fortune tout entière !

D’HERBELOT, reculant effrayé.

Je vous dis qu’on ne plaisante pas avec ces choses-là ! Faites des révolutions... je le veux bien !... mais si elles me coûtent quelque choses, je n’en veux plus !

CHARLES, riant.

Et l’amour de la patrie ?

D’HERBELOT.

Une patrie qui ne me paie pas mes rentes, et qui méprend mon argent ?

Allant à André.

Monsieur, est-ce que c’est une patrie, ça ? je vous le demande...

André lui rit au nez.

Il rit ?... Ah ! Un poète !...

Il se retourne vers madame Roland, qui rit.

Elle aussi ? Ah !... une femme !...

Il se retourne.

MADAME ROLAND, riant.

Il ne sait plus à qui se fier ici.

D’HERBELOT, exaspéré par leurs rires.

Enfin, autrefois j’étais...

CHARLES, essayant de le calmer.

Mon oncle !...

D’HERBELOT.

Oui, ton oncle !... Mais avec cela j’étais riche, j’étais fermier général, trésorier de Provence !...J’étais même noble !... Dieu sait tout ce que j’étais !... Eh bien ! je ne suis plus que l’oncle d’un neveu occupé à faire des lois nouvelles qui suppriment mes places, ma noblesse et mon argent... Ce qui fait que je n’ai plus rien.

MADAME ROLAND, très moqueuse et allant à lui.

Et rien du tout... On aura beau en faire tout ce qu’on voudra... ce sera toujours rien !

D’HERBELOT, à part.

Ah ! mon Dieu !... juste, ce que je lui disais !... Quelle mémoire !

Haut.

Pour moi, si j’eus des torts, je les ai tous oubliés.

MADAME ROLAND, riant.

Il faut donc faire comme vous !...

Elle va à la table.

Et pourtant, je me suis souvenue, monsieur d’Herbelot, que vous avez une famille nombreuse, et qu’il vous faut de l’argent : j’ai demandé à Roland une place pour vous ; tenez !... 

Elle lui remet un papier.

Et je vous demande seulement de faire aussi bien les affaires du pays que les vôtres.

D’HERBELOT, enchanté, et lisant le papier.

Fournisseur des armées du Nord !... Est-ce possible ?... Fournisseur !... comme ça me va !... Quel esprit !... aussi, que de remerciements !... 

À Charles.

Je donne à la patrie tout ce qu’elle m’a pris !

MADAME ROLAND.

Votre neveu est si désintéressé pour lui-même, qu’il eût peut-être oublié de songer à vous.

CHARLES, à madame Roland.

Ah ! Madame !... 

À André.

Voyez, André, vous que j’ai retenu ici en entrant, et presque malgré vous... Vous qui nous fuyez, et nous blâmez peut-être, dites à nos ennemis que vous avez vu ici au pouvoir une jeune femme gardant les plus simples vertus avec les plus nobles idées ; que, moi, je donnerais ma vie... et

Souriant.

que mon oncle donne son argent pour faire triompher nos principes !... Et si, après cela, on doute de notre bonne foi, il faudra qu’on y mette de la mauvaise volonté.

ANDRÉ.

Oh ! moi, je n’en doute pas.

CHARLES, sérieux.

Et maintenant, comprenez, mon cher André, que ce n’est pas avec vos doux rêves poétiques qu’on peut arriver à changer un pays !... Ah ! si les droits nouveaux avaient pu se faire reconnaître autrement que par la force, tous y auraient gagné : mais on s’oppose encore à leur triomphe ; les émigrés conspirent ; il faut les en empêcher !... Dieu veuille que nous puissions prévenir tout le mal que d’autres veulent faire !... Mais si tous les honnêtes gens font comme vous, s’ils s’éloignent où se cachent, qui sait ce que deviendra la France ?

ANDRÉ.

Non, je ne me séparerai pas de vous, Charles, si je puis encore aider au bien !... Et, si je vous quitte en ce moment, c’est pour une affaire qui me ramènera bientôt.

D’HERBELOT.

Je sors aussi !... Mille grâces, Madame !... Ah ! ma reconnaissance !... Fournisseur !... 

À part.

Ça me fournira les moyens de reprendre tout ce que j’ai donné !

Madame Roland dit quelques mots bas à André qui sort avec d’Herbelot par le fond.

CHARLES, à part sur le devant.

Faut-il lui apprendre ce qui se passe à l’assemblée ?

 

 

Scène VIII

 

CHARLES, MADAME ROLAND, LOUISE, THÉRÈSE, DURAND

 

Thérèse retient Durand au fond.

MADAME ROLAND.

Quel bruit ?... Des cris ?...

Elle va voir au fond.

Une jeune fille effrayée qui accourt ici... La voilà !...

LOUISE, entrant effarée.

Ah !...

CHARLES, étonné.

Mademoiselle d’Olonne !

LOUISE.

Qui me connaît ici ?... quand, moi, je ne sais pas où je suis ?... Je me sauvais au hasard, une porte était ouverte, la foule s’y pressait... et me voici !

MADAME ROLAND.

Rassurez-vous.

LOUISE, regardant autour d’elle et voyant Durand que Thérèse retient au fond.

Oh !... cet homme qui me poursuivait !...

MADAME ROLAND, regardant.

Durand !... le neveu de Thérèse !...

DURAND.

Si vous saviez !...

THÉRÈSE.

Tais-toi, on le saura.

LOUISE, très émue.

Je voudrais...

CHARLES.

Qu’est-il arrivé ?... Parlez !

LOUISE.

Oui !... vous saurez qu’enfermée depuis quatre ans dans un couvent, où l’on ne m’apprenait rien de ma famille, ni de personne, je vis, il y a peu de jours, s’ouvrir ces portes que je maudissais ; et, libre, heureuse, je crus que ce temps de bonheur pour tous qu’on nous avait promis était enfin arrivé !... Mais, aux premiers mots que je prononce, j’entends des paroles qui m’effraient... Je pense qu’on se rit de mon ignorance et de ma surprise, et je garde le silence jusqu’à Paris !... Là, dans l’hôtel où je descends, je demande ma sœur la duchesse de Navailles... On me dit qu’il n’y a plus de duchesses !... Je m’informe de son mari, il est émigré !... Je parle de mon père, il est proscrit !... Incertaine encore, je sors seule, à pied, j’arrive sur la place du Carrousel ; des soldats me disent qu’au lieu du roi, qu’on a tué, il y en a cinq ou six cents autres qui me feront arrêter si je prononce le nom de Louis XVI !... Et quand je veux me réfugier à l’hôtel de Navailles, on achevait de le démolir au milieu des cris affreux où l’on jurait la mort de ma famille.

Mouvement de tous.

CHARLES.

Ciel !

MADAME ROLAND.

Est-ce possible ?

DURAND.

J’étais là, on me crie d’arrêter cette jeune fille.

LOUISE.

Et moi, Madame, échappée des mains de ces insensés, je cours poursuivie par cet homme, et c’est ainsi que je suis parvenue jusqu’ici, où, dans mon trouble, je ne reconnaissais personne... Mais je vois M. Charles, l’ami, je dirais presque le frère de ma sœur, lui que j’ai vu rêverie bonheur de notre patrie !... Je vous reconnaissais aussi... Je me souviens qu’un jour mon père lisait une lettre de vous où vous blâmiez vivement tout ce qui était injuste... Ô mon Dieu ! que devez-vous dire à présent ?... Quel doit être votre désespoir en voyant de pareils malheurs !... Et quelle doit être aussi votre colère contre ceux qui gouvernent aujourd’hui notre pauvre pays !... Que vous devez les maudire !

MADAME ROLAND, troublée.

Que dit-elle ?

CHARLES, à lui-même.

Ses paroles m’ont troublé.

DURAND.

Et maintenant voudra-t-on m’écouter ?

MADAME ROLAND.

Eh bien ! Durand, qu’avez-vous à dire ? Je ne vous croyais pas méchant.

THÉRÈSE.

Non, mais c’est bête.

DURAND.

Merci, ma tante ! 

À madame Roland.

Pour ce qui est de n’être pas méchant, c’est aussi vrai que je suis serrurier de mon état, et un fameux ouvrier !... Mais, depuis mon mariage avec sa nièce, nous vivions comme des coqs en pâte dans un petit bien de campagne... Ne vient-on pas m’y chercher hier pour le salut de l’État ?...

Mouvement de tous.

Alors on me conduit devant des messieurs... je veux dire des citoyens, qui m’interrogent !... Ils me font raconter comme quoi, il y a deux ans, un particulier vint me commander une porte en fer pour une armoire creusée dans un mur : je la fis, et c’était du fameux !... Alors, il revint me chercher un soir, et il me mena aux Tuileries dans une belle chambre ; j’y plaçai la porte de fer entre les deux croisées : il y avait là quelqu’un qui avait l’air bien bon... Ils disent que c’était le tyran... un excellent homme, qui savait même un peu de serrurerie.

THÉRÈSE, à part.

Le pauvre roi !

DURAND.

Et qu’est-ce qu’il cacha dans l’armoire, je vous le demande ?

THÉRÈSE.

De l’argent ?

CHARLES.

Des armes ?

DURAND.

Des papiers !... des bouts de papiers !...

MADAME ROLAND.

Des papiers ?...

DURAND.

Quand j’eus dit cela à ces citoyens qui m’interrogeaient ce matin, ils me conduisirent !... bah !... ils me portèrent presque jusqu’aux Tuileries pour me faire reconnaître l’endroit, et, quand ils ont eu les papiers, c’étaient des cris de joie !... J’avais sauvé la patrie, sans m’en douter !... C’était là une belle action !

THÉRÈSE.

L’imbécile !...

MADAME ROLAND, à Charles, avec crainte.

Que signifie cela ?

CHARLES, à Durand.

Et que disaient-ils ?

DURAND, avec emphase.

Ils m’ont dit : « Va, grand citoyen, tu étais esclave, et tu es libre !... De ce moment le peuple va régner ! » Et moi, qui étais entré serrurier, je sortais roi ! En voilà un avancement !

THÉRÈSE, moqueuse.

Certes !

DURAND.

Ils ajoutaient : « Oui, ceci prouvera que les chefs de la république trahissent le peuple ; qu’ils sont d’accord avec les émigrés !... »

Mouvement très vif de Charles et de madame Roland.

« Qu’ils sont comme eux fiers et insolents !... Qu’ils ne s’appellent pas même du nom de citoyens... »

Mouvement de tout le monde.

« Renversons-les !... Qu’ils disparaissent !... »

Grand geste de Durand.

« Qu’ils soient maudits ! »

CHARLES, avec force.

Ah ! qu’entends-je ?... Il y a donc des gens qui regrettent comme elle,

Il indique Louise.

et d’autres qui nous accusent comme eux ?...

MADAME ROLAND, très troublée.

Et quand je croyais que tous étaient heureux, tous nous maudissent !...

LOUISE.

Heureux ?... quand tous ceux qu’on aime sont en danger !

DURAND.

Heureux ? quand on se rassemble de tous les coins de Paris pour se plaindre ? quand les faubourgs viennent jusque sur la place du Carrousel ! et c’est là qu’on m’a crié d’arrêter cette demoiselle !... Elle avait une belle peur !... Moi, alors, je l’ai poursuivie jusqu’ici, mais c’était pour la sauver !... Voilà tout.

LOUISE, allant à lui.

Pardon, et merci !

THÉRÈSE.

À la bonne heure !... c’est bien, ça !

Ils forment un groupe dans le fond, madame Roland est avec Charles sur le devant.

MADAME ROLAND.

Comprenez-vous ?

CHARLES.

Oui ! l’on veut nous perdre !... Mais j’ai laissé Roland à la tribune, proposant une loi qui prouvera combien il est peu d’accord avec les ennemis de la France qu’on l’accuse de protéger !... Ah ! il faut l’emporter aujourd’hui ; il faut gagner la partie !... car notre vie en est l’enjeu !...

MADAME ROLAND, avec effroi.

Ciel !...

L’HUISSIER, annonçant.

Monsieur le maréchal d’Olonne.

Très vif mouvement de tout le monde. Thérèse emmène Durand.

CHARLES, étonné et s’arrêtant.

Lui !... ici !...

 

 

Scène IX

CHARLES, MADAME ROLAND, LE MARÉCHAL, LOUISE

 

LE MARÉCHAL.

Un nom proscrit doit vous étonner.

LOUISE.

Mon père !...

LE MARÉCHAL.

Grand Dieu !... Louise ?... Elle aussi !...

CHARLES, triste et vivement.

Ah ! Monsieur, pourquoi donc venir en ces lieux ? On ne vous cherchait pas, on ne vous inquiétait pas !...

MADAME ROLAND, avec douleur.

Vous pouvez nous perdre... et nous ne pourrons pas vous sauver.

LE MARÉCHAL.

Je ne demande pas qu’on me sauve !... Rien ne m’attache plus à la vie : elle était consacrée à mes rois, à mon pays, à ma famille !... J’ai assisté à la chute de la royauté ; j’assiste à la ruine de ma patrie ; je ne veux pas assister à la mort de mes enfants !... Voilà tout.

CHARLES, troublé.

Vos enfants ?...

LE MARÉCHAL.

Athénaïs, madame de Navailles, est en péril, et sa sœur, ici, ne court-elle pas le même danger ?

MADAME ROLAND.

Comment ?

LE MARÉCHAL.

Un nouveau décret, qui doit être rendu aujourd’hui par l’assemblée, condamne toute femme d’émigré, toute parente de proscrit.

CHARLES.

Mais votre fille est en sûreté ?

LE MARÉCHAL.

Je l’espérais.

CHARLES.

Qui vous fait croire ?

LE MARÉCHAL.

Je quitte, ce matin, mon asile pour m’en assurer... Ma fille... elle était sortie seule, à pied, lorsque des soldats arrivaient pour l’arrêter.

CHARLES.

Ciel !...

LE MARÉCHAL.

Je marchais sur ses pas, et j’allais l’atteindre près des Invalides, car je l’avais devinée sous son voile... Mon cœur m’avait dit : C’est elle !... Un homme, dont je n’ai pu voir la figure, l’aborde vivement, et l’entraîne tremblante.

LOUISE.

Ma sœur ?

LE MARÉCHAL.

Je cours en vain; ils avaient trop d’avance, et l’âge et le chagrin m’ont trop affaibli... Mais je les vois de loin entrer par une porte de cette demeure, qui m’est connue... Oui, ma fille est ici, je le sais, je l’ai vue !... et l’on vient de vous la livrer.

LOUISE, effarée, allant à son père.

Mais où sommes-nous donc ?

MADAME ROLAND, inquiète, à part.

Qu’est-ce que j’entrevois ?

CHARLES, très troublé.

Elle n’est pas ici !... elle n’y peut pas être !... n’est-ce pas ?... Elle est loin !...

MADAME ROLAND,
qui regarde avec inquiétude la porte à droite.

Ciel !... On a frappé !...

 

 

Scène X

 

ANDRÉ, CHARLES, MADAME ROLAND, LE MARÉCHAL, LA DUCHESSE, LOUISE

 

ANDRÉ.

La voici !

La duchesse, qui est couverte d’un voile, l’écarte dès qu’elle a fait un pas dans l’appartement : mouvement général.

LA DUCHESSE.

Où suis-je ?

Avec un cri de joie.

Mon père !...

Elle va à lui et se jette dans ses bras.

Ma sœur !...

Elle lui prend la main.

Ici !...

Elle regarde autour d’elle, reconnaît les autres personnes et s’écrie avec un grand mouvement de frayeur, en se serrant contre son père dont elle s’était un peu écartée.

La femme du ministre !... Le député de Marseille ! Nos ennemis acharnés !

CHARLES.

Dieu !

LA DUCHESSE, avec effroi.

Et nous voilà tous entre leurs mains.

ANDRÉ, à Charles.

Aurait-elle en effet quelque chose à craindre ?

LE MARÉCHAL.

Eh bien ! Charles, vous, le compagnon des jeux de ma pauvre fille, vous son ami, son frère... vous que je regardais aussi comme mon enfant, irez-vous donc à votre assemblée pour y soutenir une loi qui nous condamnera tous ?

LOUISE, suppliante.

Oh ! ce n’est pas possible !... vous qui aimiez tant ma sœur !...

MADAME ROLAND, à part.

Mon Dieu !

LE MARÉCHAL, à Charles.

Vous écouterez ma voix !

LA DUCHESSE, avec force et retenant son père.

Oh ! mon père, que votre tendresse pour vos filles ne fasse point prier cet homme !... Il doit nous faire horreur à tous à présent !

CHARLES, effaré.

C’est elle qui parle ainsi !... Elle !

LA DUCHESSE.

Et j’aime mieux mourir que de lui rien devoir.

Mouvement de Charles, madame Roland l’examine.

CHARLES.

Ah !

LA DUCHESSE, continuant.

Ou de m’humilier devant cette parvenue !

MADAME ROLAND, se retournant vivement.

Il vaut mieux parvenir par ses talents, que tomber par ses fautes !

LA DUCHESSE, très ironique.

Il y a des talents que les grandes dames d’autrefois eussent été bien fâchées d’avoir.

MADAME ROLAND.

Il y a des torts que les femmes d’aujourd’hui n’auront jamais.

LA DUCHESSE, très moqueuse.

Ce n’est pas sûr.

LE MARÉCHAL.

Ma fille !...

MADAME ROLAND, reprenant un très grand calme.

Ne craignez rien, Monsieur ! personne ne sait que vous êtes venu ici... personne ne le saura !... Sortez avec vos deux filles, Monsieur !... Je ne connais de vous que des vertus... qu’elles vous servent d’égide, ainsi qu’à elles... et tâchez de trouver un asile aussi impénétrable que le secret que je vous promets.

Mouvement de tous ; elle fait un pas pour aller vers sa chambre ; Thérèse entre effarée par le fond.

 

 

Scène XI

 

ANDRÉ, CHARLES, MADAME ROLAND, LE MARÉCHAL, LA DUCHESSE, LOUISE, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE.

Le peuple des faubourgs, que Durand avait vu sur la place du Carrousel, vient entourer le ministère ; il garde toutes les issues.

ANDRÉ.

Et c’est moi qui l’ai amenée ici !

THÉRÈSE.

Personne ne peut sortir sans danger.

TOUS, avec un mouvement.

Ah !

CHARLES, avec un mouvement violent vers la porte.

Excepté moi pourtant ! moi, le représentant de ce peuple qu’on égare !... Moi, qui retourne à l’assemblée lui demander justice pour tous !... Mais pourra-t-on m’écouter ?

MADAME ROLAND, prêtant l’oreille.

Comment ?... Et quel bruit ?

CHARLES, très vivement à madame Roland.

Ah ! ce jour est terrible !... Venu ici pour vous instruire de ce qui se passe, je n’osais tout vous apprendre.

MADAME ROLAND.

Que me cachez-vous donc ?

CHARLES.

Une chose... effrayante... horrible !... Une partie de l’assemblée nous accuse nous-mêmes aujourd’hui !

MADAME ROLAND, vivement et avec une grande surprise.

Accusés ?... vous ?... mon mari ?... nos amis ?... Mais c’est à eux qu’on doit tout !

ANDRÉ.

Hélas ! cette accusation était prévue.

MADAME ROLAND, avec surprise et amertume.

Et ce peuple ameuté ?... c’est contre nous qu’il s’irrite ?... contre nous ?

LE MARÉCHAL.

Cela devait être !... Vous avez ouvert la lice ; d’autres s’y jettent après vous !... Ils vous dépasseront en vous écrasant !

CHARLES, avec force.

Pour votre malheur !... car ceux qui nous attaquent sont des cœurs ulcérés qui demandent vengeance d’un passé malheureux, ou des esprits égarés qui croient assurer le bonheur à venir par des crimes !... Ils tâchent de nous perdre d’abord, nous qui nous opposons à leurs violences !... Aussi, ai-je laissé Roland à la tribune, forcé de se défendre d’alliances avec des émigrés qui conspirent...

Mouvement de tous : il change de ton comme quelqu’un qui se souvient.

Et je dois le retrouver... pour parler après lui !

LE MARÉCHAL, très vivement.

Et contre nous ? Mon Dieu !... qui donc a pu vous irriter à ce point ?... Quel crime ?...

CHARLES, avec une sorte d’étonnement.

Mais je ne suis pas irrité... mais tout ce que je connais de vous ne mérite que le respect !...

LE MARÉCHAL.

Et pourtant, cette loi qu’il propose, et que vous allez soutenir pour montrer votre dévouement à la liberté ; cette loi, elle est contre nous, contre mes amis, contre mes enfants !... ma fille, si bonne et si malheureuse ! Ah ! ces plaintes échappées-à la douleur de trouver un ennemi dans celui que, enfant, elle appelait son frère, pardonnez-les.

CHARLES, avec égarement.

Que je pardonne ?... moi ?... à elle ?...

LE MARÉCHAL.

Voyez, nous sommes ici enfermés, tous, sans moyens de sortir !... La loi frappe vite en ces jours terribles... Si elle est adoptée aujourd’hui, cette loi que vous allez demander, demain elle sera exécutée ! Demain nous périssons tous !... Écoutez-moi !... Le peuple est mobile, les honnêtes gens sont encore nombreux... une voix à la tribune qui criera pour nous le mot clémence !... elle peut être entendue !... Voyez cette jeune femme !... Votre loi en atteindrait bien d’autres jeunes, belles et sans défense comme elle !... Prenez ma vie, à moi !... c’était ma destinée de mourir pour mon pays !... les champs de bataille l’ont épargnée... je vous la donne !... Mais de faibles femmes ?... Allez, Charles, allez protester à la tribune contre la loi qui les perdrait !... Puis, ces lois de mort, faites en des jours orageux, elles frappent souvent ceux qui les ont dictées !... 

À madame Roland.

Madame, vous êtes noble et généreuse, suppliez avec moi !

MADAME ROLAND.

Ah ! vous ne devez pas périr !... 

À Charles.

Il faut parler pour eux !...

Mouvement de Charles ; elle fait aussi un grand mouvement et recule avec effroi.

Mais en les sauvant, si vous alliez vous perdre ? 

Aux autres.

Si ce que nous demandons c’était d’exposer sa vie ?

CHARLES, hors de lui.

Ah ! c’est bien plus !... c’est de trahir mes amis, mes principes et mon parti ! c’est d’abandonner à des furieux tout le bien que nous avions fait !...

Mouvement de tous.

Oui, si nous succombons, tout est perdu !

À madame Roland.

Ainsi, puis-je parler contre mes amis, contre mes convictions, lorsqu’en parlant pour eux, je ne suis pas même certain de les sauver ?... Mais je serais certain de leur perte, si je les abandonnais au moment du danger !... Oh ! c’est impossible, cela !... Ce serait affreux !... 

Il prend la main de madame Roland, et l’entraîne un peu sur le devant, en regardant le maréchal et ses filles.

Et pourtant, vous le savez, leur maison fut mon asile !... Ils ont des vertus, des malheurs ! Et je vais appeler la foudre sur leurs têtes en parlant !...

Avec égarement.

Est-ce que ce n’est pas un crime aussi grand que celui de trahir ses amis ?... Est-ce que cela n’est pas affreux aussi ?

MADAME ROLAND, effrayée.

Ô ciel ! quel trouble est dans votre âme !

CHARLES.

Oui, mes idées se troublent !... que faut-il faire, Madame ?... Je ne le sais plus ! On se croit juste parce qu’on veut le bien ; on se sent généreux, parce qu’on risque sa vie !... Et une lumière soudaine, une horrible pensée vous font douter de votre raison, vous font peur de vos propres actions !... Quoi ! mettre en danger tout ce qu’on aime au monde... sentir que vos paroles vont accuser les uns, ou bien perdre les autres ! Ah ! c’en est trop !... mon âme n’est point faite pour de pareils combats !... c’est au-dessus de mes forces, je ne comprends plus où est la justice, où est la vertu !... Mais ce que je comprends avec effroi, c’est qu’à des temps si terribles, il faudrait des cœurs qui n’eussent jamais rien aimé !

MADAME ROLAND.

Ô mon Dieu !... que dit-il ?

CHARLES, un moment abattu et se relevant tout à coup.

Mais... mes amis sont là-bas... ils m’attendent, et je dois retourner auprès d’eux !... Ah ! ils ne tomberont pas seuls !... 

Au maréchal.

Et vous tous, vous ne périrez pas sans moi !... Mon Dieu, donne à mon âme, à mes paroles, à ma voix, une force qui domine la tempête, jusqu’à ce que tout ce que j’aime y ait échappé... dût-elle après cela m’emporter dans l’abîme !

MADAME ROLAND, à André.

Oh ! veillez sur lui ! il va se perdre !

LE MARÉCHAL.

Je ne le quitterai pas que je n’aie obtenu qu’il sauve mes enfants !

André et le maréchal suivent Charles qui est sorti violemment par le fond.

 

 

Scène XII

 

MADAME ROLAND, LA DUCHESSE, LOUISE

 

MADAME ROLAND, tombant assise.

Ah ! comme son âme est troublée !...

LOUISE, à la duchesse, qui, comme elle, s’est éloignée de madame Roland.

Ma sœur !... Et celui que j’aime ?... dont on m’a séparée ?... Robert de Boismorel ?

LA DUCHESSE.

À l’armée, pris comme soldat.

LOUISE.

Ah ! des dangers pour tous !

LA DUCHESSE.

Et nous ne pouvons rien !

LOUISE.

Prions !

LOUISE, LA DUCHESSE.

Air d’Elwart.

Mon Dieu ! défends-nous,
Vois notre peine.
Et de la haine
Détourne les coups.
Dieu de bonté, protège-nous !
En butte à la vengeance,
Nous prions sans défense,
Mon Dieu ! que ta clémence
Daigne veiller sur nous !

Ensemble.

LOUISE, LA DUCHESSE, MADAME ROLAND, qui s’est levée.

Mon Dieu ! défends-nous,
Vois notre peine,
Et de la haine
Détourne les coups.
Dieu de bonté, protège-nous.

LOUISE, qui n’a pas cessé de regarder madame Roland avec frayeur ; avec surprise.

Ma sœur... Elle priait avec nous !

 

 

Scène XIII

 

MADAME ROLAND, LA DUCHESSE, LOUISE, THÉRÈSE, LE DUC DE NAVAILLES, déguisé en marchand

 

Thérèse entre par le fond avec le duc, qui tient un grand carton garni de dentelles, étoffes, rubans, etc.

THÉRÈSE.

Entrez, marchand, entrez ; il n’y a plus que des dames.

LE DUC.

Des dames ?... quel bonheur !

THÉRÈSE, à madame Roland.

J’ai placé cela dans ce carton pour que vous puissiez mieux voir et mieux choisir.

MADAME ROLAND, tournant le dos aux chiffons, d’un ton de reproche.

Ah !... Thérèse !...

LA DUCHESSE, s’éloignant aussi, et du même ton.

Est-ce qu’on petit s’occuper de parures dans un pareil moment ?

LOUISE, avec le même ton et le même mouvement.

Moi qui ne pensai jamais à la toilette !

LE DUC, à part, les regardant.

Cette voix, cette taille...

THÉRÈSE.

Cette jolie demoiselle, dont le costume se sent encore du cloître, ne ferait-elle pas bien d’en changer ?

LOUISE, se retournant.

Peut-être, en effet, la prudence...

LE DUC, à part.

C’est Louise !

LA DUCHESSE, se retournant.

Oui, ma sœur, choisis ce qui peut te convenir.

LE DUC, à part.

Ma femme !...

THÉRÈSE, amenant Louise vers le carton.

Voyez : une tunique grecque.

LOUISE.

Mais saurai-je choisir ?

Air nouveau de Doche.

Il faut donc voir ces parures nouvelles ?
Tout à vos vœux me prescrit de céder.

LA DUCHESSE.

Oui, vois, ma sœur, ces rubans, ces dentelles !...
De mes conseils je dois t’aider.

LOUISE, examinant les étoffes.

Les beaux tissus ! les fines trames !
Viens donc, ma sœur, regarder tout cela !        

Thérèse s’est approchée de madame Roland, lui remet une bourse, et, par ses gestes, l’engage à regarder aussi les parures.

MADAME ROLAND.

Est-il donc vrai que sur les autres femmes
Règnent toujours ces frivolités-là ?

LOUISE.

La belle étoffe que voilà !

Ensemble.

LA DUCHESSE.

Ce n’est pas à cela,
Non, non, que ma douleur cédera !

LOUISE.

Ce n’est pas à cela,
Non, non, que mon effroi cédera !          

MADAME ROLAND.

Ce n’est pas pour cela,
Non, non, que ma raison faiblira !

LA DUCHESSE, reconnaissant le duc, et laissant tomber un ruban.

Ah !...

LOUISE, même mouvement.

Ah !...

MADAME ROLAND, se retournant.

Qu’y a-t-il ?

LE DUC.

Rien, Madame, rien... C’est la surprise...Ces rubans sont si jolis !...

THÉRÈSE, prenant diverses choses qu’elle a choisies pour Louise.

Venez, ma belle demoiselle, suivez-moi ; il faut changer ce costume.

Elle emmène Louise par la porte du pan coupé à gauche.

 

 

Scène XIV

 

MADAME ROLAND, ANDRÉ, LA DUCHESSE, LE DUC, feignant de s’occuper de ses étoffes

 

ANDRÉ, entrant vivement par le fond.

Je n’ai pu sortir, mais Charles a protégé le maréchal en le nommant son père,

Remettant une lettre à madame Roland.

et ce message du ministre va nous apprendre sans doute pourquoi cette foule et ce tumulte ici autour de l’hôtel.

MADAME ROLAND, ouvrant vivement la lettre.

Voyons !

Pendant qu’elle lit, André va à la duchesse.

ANDRÉ, à demi-voix, mais le duc écoute, en ayant l’air de ranger ses marchandises.

Vous avoir conduite où sont les plus grands dangers... quand je donnerais ma vie... quand mon amour...

LA DUCHESSE, reculant, effrayée.

Ciel !...

LE DUC, à part, étonné.

Ah bah !...

ANDRÉ, à la duchesse.

Oh ! je le sens plus encore en ces jours périlleux !...

LE DUC, à part.

Voilà un nouveau danger auquel je ne m’attendais pas.

Madame Roland a lu bas avec beaucoup de trouble la lettre qu’André lui a remise ; elle en a tiré un autre papier, elle le lit.

MADAME ROLAND, à part.

Ces indications pour fuir !... Mais non, je ne fuirai pas !... Si...

Elle regarde la duchesse.

Oui... Elle... elle qui est aimée de Charles...

Elle va vivement à la duchesse.

vous ne pouvez rester ici

ANDRÉ.

Mais elle n’en peut sortir.

MADAME ROLAND, elle remet le papier à la duchesse.

Allez dans cette chambre... Faites ce qui est écrit là !... Allez, allez, Madame ! Pas un moment à perdre !...

Elle entraîne ou pousse par la porte du pan coupé la duchesse qui hésite ; elle revient ensuite au duc.

Vous par ici...

Elle lui montre la porte à gauche au second plan.

vous avez l’air d’un honnête homme, je vous confie la sûreté de cette jeune femme !...

LE DUC.

Soyez tranquille.

MADAME ROLAND.

Passez au jardin... Attendez-y une paysanne... Traversez la foule en disant que c’est votre fille, la femme...

Elle regarde dans la lettre qu’elle tient.

de Durand, le serrurier... À la rue de Sèvres, elle trouvera quelqu’un...

LE DUC.

Et moi ?

MADAME ROLAND.

Alors elle sera en sûreté, et votre mission sera terminée ! Ah !...

Elle indique les marchandises.

Ceci... on vous le renverra !... Tenez...

Elle tire de sa poche la bourse que Thérèse lui a remise.

Cet or... Elle doit en avoir besoin ! Allez, et justifiez ma confiance.

LE DUC.

Vous ne pouvez pas mieux vous adresser.

Il sort.

MADAME ROLAND, revenant à André.

Elle pourra s’éloigner ainsi, et elle sera sauvée !... On avait préparé tout cela pour ma fuite.

ANDRÉ.

Ah ! Madame !...

MADAME ROLAND.

Écoutez !... Un crieur !...

UNE VOIX, au dehors.

« La grande découverte de l’armoire de fer, et l’accusation du ministre Roland, de sa femme, et de vingt-deux députés. »

ANDRÉ.

Ciel !...

MADAME ROLAND.

C’est cela !... Ils vont venir !...

Elle s’assied.

ANDRÉ.

Ah ! je ne vous quitte pas !

MADAME ROLAND.

Quelques instants de repos... je vous en prie !

ANDRÉ.

Et bien ! je vous laisse, mais je ne sortirai pas de l’hôtel ; les périls sont revenus, vous êtes menacée... je ne veux point partir ; et tant qu’il y aura quelque chose à craindre, je ne partirai pas.

 

 

Scène XV

 

MADAME ROLAND, seul

 

Elle reprend la lettre de son mari, et lit haut.

« Mon amie, ma femme bien-aimée, malgré nos efforts nous succomberons, et nos idées avec nous ! Si quelque chose peut diminuer ma douleur, c’est l’espoir de te soustraire aux maux qui nous menacent. Profite des moyens que nous avons préparés ; sors de l’hôtel avant que j’y rentre avec mes amis, car c’est là que nous irons attendre notre sort. Laisse-moi courir seul les chances d’une destinée dont tu ne dois point partager les infortunes. »

Parlant.

Je devais rester !

 

 

Scène XVI

 

CHARLES, MADAME ROLAND

 

CHARLES, accourant très ému, et sans la voir d’abord.

Elle, du moins, elle doit être sauvée !...

Il la voit.

Grand Dieu !... vous ici.

MADAME ROLAND.

Sans doute.

CHARLES, très vivement.

N’avez-vous pas reçu un message, une lettre, un moyeu de fuir ?

MADAME ROLAND.

Oui.

CHARLES.

Profitez-en donc à l’instant, ou votre vie...

MADAME ROLAND, émue et triste.

La vie est chère quand elle est heureuse.

CHARLES, étonné.

Et la vôtre ?

MADAME ROLAND, avec émotion.

Le bonheur d’une femme, c’est d’abord une mère qui l’aime et qui l’instruit, et la mienne mourut lorsque je vins au monde ! Puis c’est... de se dévouer à un être préféré... Et moi, je ne fus jamais aimée.

CHARLES.

Vous ?...

MADAME ROLAND.

Le ciel m’avait donné une âme pour qui tout était joie, exaltation et tendresse, et il fallut tout comprimer ! Alors je crus remplacer ce qui manquait à mon bonheur en m’occupant du bonheur des autres. La passion de la gloire, l’amour de mon pays, le désir du bien, c’était ma vie !... Une vie austère et simple avec des sentiments généreux... Je crus que c’était là la grandeur et la vertu !... Mais quand le doute est entré dans votre âme, il a troublé la mienne !... Quand j’ai vu leur malheur, mon cœur s’est effrayé !... Et maintenant que je vois en danger tout ce que j’aime... ah ! c’est au-dessus de mes forces !

CHARLES.

Que dites-vous ?

MADAME ROLAND, très émue.

Que le ciel pardonne !... Et vous, Charles, vous que j’engageai dans cette lutte terrible... Ah ! vous pardonnerez peut-être aussi, quand vous saurez que ces moyens de me soustraire aux périls... je ne les ai pas employés pour moi.

CHARLES.

Comment ? qu’avez-vous donc fait ?

MADAME ROLAND, avec beaucoup d’émotion.

Je sens ce qu’on souffre en pensant au malheur de ce qu’on aime, et j’ai voulu vous épargner au moins cette souffrance ! C’est elle qui est partie !... Elle !... la duchesse de Navailles !... Voyez-vous, Charles, je l’ai sauvée !... parce que vous l’aimez !... Et moi !... moi je suis restée... parce que je veux mourir avec vous !

CHARLES.

Ciel !...

MADAME ROLAND, continuant.

Car je n’ai plus de force pour le malheur des autres, mais j’en aurai toujours pour le mien.

CHARLES, la regardant avec une admiration passionnée.

Ah ! mon Dieu ! Y eut-il jamais tant de générosité mêlée à tant de charmes ?

La figure de madame Roland s’éclaircit sous l’admiration de Charles.

MADAME ROLAND.

Quel bonheur il y a dans ses paroles !

 

 

Scène XVII

 

CHARLES, MADAME ROLAND, ANDRÉ, LE SECRÉTAIRE, PLUSIEURS MEMBRES DE L’ASSEMBLÉE

 

Ils entrent vite et en désordre ; tous ont l’air agité ; l’un s’assied, l’autre s’essuie le front, d’autres semblent abattus.

ANDRÉ.

Les députés reviennent de l’assemblée.

CHARLES.

Où est Roland ?

ANDRÉ.

Il est là !... il va venir.

CHARLES, les regardant.

Tous abattus !... découragés !

CHŒUR DES DÉPUTÉS.

Air de Doche.

Oui, quoi que la haine ordonne,
Nous attendons notre arrêt ;
Lorsque tout nous abandonne,
Qu’à mourir chacun soit prêt !

CHARLES.

Mais elle n’est point partie, elle, notre âme, notre courage et notre vertu !

Mouvement de tous.

MADAME ROLAND, s’avançant.

Non, je ne vous quitterai pas !

CHARLES.

Elle dicte notre conduite !... Oui, mes amis, reprenons courage !... Accusés aujourd’hui, demain nous pouvons nous justifier encore !... Déjà une partie de l’assemblée se déclare pour nous ; il faut entraîner le reste et l’emporter sur nos ennemis, car elle périrait avec nous !... Vous voyez donc bien qu’il faut combattre, vaincre, triompher, pour notre pays et pour elle !...

Tous entourent madame Roland, elle occupe ainsi le milieu.

ANDRÉ, vivement à Charles, et lui prenant la main.

Adieu ma retraite chérie !... Je veux ma part de vos dangers !

LE SECRÉTAIRE, vivement à Charles, lui prenant la main.

Et moi, je reprends mon épée et mon nom, pour combattre pour vous !

ANDRÉ, avec un cri de surprise.

Le marquis de Sélignac !

LE SECRÉTAIRE, très vivement.

Oui, c’est moi ! Car s’il est des gens qui ne comprennent jamais aucune idée nouvelle, s’il en est d’autres qui placent leur vertu à ne jamais les adopter, il en est aussi qui savent leur sacrifier fortune et préjugés. Celui qui l’offensa jadis,

Il indique Charles.

celui qui la méconnut autrefois,

Il indique madame Roland.

celui-là les admire aujourd’hui !... Oui, je ne me cache plus !... Et, comme je défendais mes rois, moi, Emmanuel de Sélignac, je défendrai mon pays, mes amis, et la liberté.

CHARLES, aux autres, avec joie et exaltation.

Vous voyez bien que nos idées ne peuvent plus périr !... Et cependant s’il en était encore comme il en fut souvent jadis, si chacun des progrès vers le bonheur de tous devait coûter la vie de ceux qui le tentèrent, je vous dirais encore : Marchons ! car la route aplanie par nous permettrait ensuite de faire le bien sans qu’on fût obligé de le payer si cher.

MADAME ROLAND, s’approchant de Charles.

Vous avez retrouvé tout votre courage !

CHARLES.

Oui, toute ma force, mon espérance et ma joie.

MADAME ROLAND, baissant la voix.

Dans son salut, et dans sa fuite ?

CHARLES, la regardant avec une admiration passionnée.

Non, dans votre présence, à vous, à vous seule !

Elle échange avec lui un regard tendre, puis elle va vers les députés qui parlaient vers le fond avec agitation.

MADAME ROLAND.

Ah ! vous avez raison ! votre cause est celle de la justice !... Ayons donc bon espoir ! Je me sens, à cette heure, de la force dans l’âme, à en donner à tous ceux qui pourraient en manquer !... Suivez-moi !

CHŒUR.

Air de Doche.

Reprenons tous espérance et courage !
Que chacun meure un triomphe à son rang !
Lorsque la haine attaque notre ouvrage,
À reculer contraignons le torrent !

La porte du fond s’ouvre, et laisse voir une table servie ; ils vont se mettre à table. Thérèse entre par la porte du pan coupé à gauche.

THÉRÈSE, sur le devant à Durand, qui paraît à la porte de gauche du deuxième plan ; très troublée.

Que se passe-t-il ?

DURAND, effaré.

Le peuple illumine en réjouissance de leur chute : on vient les arrêter !...

THÉRÈSE.

Ciel !

Ensemble.

MADAME ROLAND, CHARLES, ANDRÉ, EMMANUEL et LES AUTRES, au fond.

Même air.

Reprenons tous espérance et courage !
Que chacun meure, ou triomphe à son rang !
Lorsque la haine attaque notre ouvrage.
À reculer contraignons le torrent !

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente la salle commune d’une prison ; d’un côté les portes des cellules des femmes. Au fond et de l’autre côté des portes, une grille des sièges eu bois, une fenêtre grillée.

 

 

Scène première

 

DURAND, seul

 

Au lever du rideau il est occupé à fermer la porte d’une des cellules, puis il vient sur le devant.

Geôlier d’une prison, pour récompense d’avoir sauvé la liberté !... ma tante Thérèse m’a forcé de demander ça !...

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Sans doute elle avait ses raisons,
Et d’ lui céder j’ai la manie ;
Maint’nant d’ailleurs, dans les prisons
On vit en bonne compagnie :
Chaq’ jour on y log’ par milliers
Gens de tout’ class’ et d’ tous calibres ;
On n’ vit jamais tant d’ prisonniers
Que d’puis qu’ tous les Français sont libres.

Enfin, ma tante m’a promis d’amener aujourd’hui ma femme, ma jolie petite femme... qui ne veut venir qu’avec la certitude de pouvoir s’en aller quand elle voudra... Une prison, ça lui fait peur !

On entend un coup de cloche.

La cloche... ah ! c’est le médecin !... la petite dame qui est ici l’a demandé...

Il indique la porte d’une cellule.

Dam’, ça souffre... ça n’est pas habitué... tous des ci-devant !... Ah ! le docteur.

 

 

Scène II

 

DURAND, LE MARÉCHAL, déguisé en médecin

 

DURAND, reculant.

Ce n’est pas le médecin ordinaire.

LE MARÉCHAL, lui montrant un papier.

Ce papier est-il en règle ?

DURAND, après avoir regardé et retourné le papier.

Oh ! certainement !

LE MARÉCHAL, à part.

Il ne sait pas lire.

Haut.

Vois !...

DURAND.

On le voit, on le voit !... Vous venez pour cette jeune femme ?...

Il va près du la porte qu’il a indiqué au premier plan à droite de l’acteur.

LE MARÉCHAL.

On avait fait appeler le docteur Ferrand, qui est indisposé.

DURAND, il a ouvert la porte de la cellule.

Je vais la prévenir. 

À part.

Pourtant ce n’est pas le médecin ordinaire, et on m’a tant recommandé d’être défiant !...

Il disparait.

 

 

Scène III

 

LE MARÉCHAL, puis LA DUCHESSE

 

LE MARÉCHAL, seul un instant.

Que le ciel bénisse ma ruse !...

Il regarde autour de lui et va à une fenêtre.

Sur une cour... Et quels murs !... Impossible !...

Indiquant la porte par où il est entré.

Ici... quatre portes !... Mais les clefs ?... comment les avoir ?... L’idée de Louise est meilleure.

LA DUCHESSE, sortant de sa cellule.

Docteur...

Elle s’arrête.

Ce n’est pas lui !...

LE MARÉCHAL, se retournant.

C’est moi !

LA DUCHESSE.

Ah !...

LE MARÉCHAL.

Chut !...

LA DUCHESSE, regardant avec inquiétude, puis se rapprochant avec joie ; à demi-voix.

Mon père !... vous ici !...

LE MARÉCHAL.

Je ne mourrai donc pas sans l’avoir revue !... ma fille !...

Il va pour l’embrasser, mais il s’arrête en voyant Durand qui, de temps en temps, se montre et surveille.

LA DUCHESSE.

Quel bonheur !... mais comment ?

LE MARÉCHAL.

Je te dirai seulement qu’enfermé moi-même le jour où l’on t’arrêta, et où ton mari... se perdit... il n’y a que deux heures que j’ai quitté ma prison.

LA DUCHESSE.

Venir ici, c’est exposer vos jours.

LE MARÉCHAL.

Ah ! je les aurais tous donnés pour un seul passé près de ma fille !

LA DUCHESSE.

Mon père !...

LE MARÉCHAL.

Je viens pour essayer de t’arracher d’ici.

LA DUCHESSE.

Impossible !

LE MARÉCHAL.

C’est Louise qui m’a sauvé... elle a pour toi un projet...

LA DUCHESSE.

Ma pauvre sœur !... elle se perdrait inutilement...

LE MARÉCHAL.

Habillée en bouquetière, elle a passé des journées entières devant la porte de ta prison, et devant la mienne... Le moyen que j’emploie, c’est à elle que je le dois... Son courage a doublé, triplé ses forces.

LA DUCHESSE.

Oui, plus d’une fois, un mot, un vêtement, une fleur, sont arrivés jusqu’à moi... et je devinais qu’ils venaient d’elle... de ma sœur.

LE MARÉCHAL.

Elle espère aujourd’hui entrer ici et te faire part de son projet... Mais, chère enfant, je ne sais rien de toi depuis ce jour... il y a six mois... où je te laissai à l’hôtel du ministère, chez cette femme...

LA DUCHESSE, vivement.

Chez madame Roland !... ah ! son nom me rappelle à des sentiments de haine !... Ce sont ses idées funestes, ses amis et ses partisans qui ont causé tous nos malheurs !... Ce jour-là, mon père, ah ! je ne sais encore si elle voulut me perdre ou me sauver... Elle me fit sortir vêtue en paysanne... Peut-être aurais-je pu fuir, en effet ; mais le hasard me donna pour guide M. de Navailles, mon mari... il ne voulut pas suivre la route indiquée, il crut nos ennemis vaincus parce qu’ils étaient menacés... et, le soir même, leur loi contre les émigrés avait passé, on vint l’arrêter, il résista...

LE MARÉCHAL.

Et son imprudence lui coûta la vie.

LA DUCHESSE.

On m’amena ici... et depuis plus de cinq mois j’ignore tout ce qui se passe... si ce n’est que parfois on vient chercher des prisonniers... et qu’ils ne rentrent plus.

LE MARÉCHAL.

Oh ! ma pauvre enfant, que tu dois souffrir !

LA DUCHESSE.

Moins que vous ne le croyez !... j’ai du courage.

LE MARÉCHAL.

Mes filles élevées si délicatement, l’une ici... l’autre dans cette rue... exposées à toutes les douleurs physiques et morales... et pas une plainte !... En France on prodigue l’héroïsme à présent, comme autrefois on prodiguait l’esprit... et sous ces voûtes où tant de larmes...

LA DUCHESSE, gracieuse et confidentiellement.

Jadis, sous mes tentures dorées, j’ai pleuré bien souvent, mon père.

LE MARÉCHAL, il la regarde, étonné de sa résignation.

Mais ce dénuement...

LA DUCHESSE, souriant.

Je n’ai que ce seul vêtement : personne ici n’en a davantage.

LE MARÉCHAL, étonné.

Ta santé altérée...

LA DUCHESSE, souriant.

Je me porte à merveille.

LE MARÉCHAL, étonné.

Et ce médecin mandé dont j’ai pris la place ?

LA DUCHESSE, avec hésitation et quelque embarras.

Ce n’est pas pour moi, mon père !... une inquiétude pour...

LE MARÉCHAL, l’examinant.

Une amie ?

LA DUCHESSE.

Oui... un ami.

LE MARÉCHAL.

Un ami ?... Il n’y a donc pas que des femmes enfermées ici ?

LA DUCHESSE.

Non ! cette grille sépare les prisonniers, mais au repas on est ensemble... Oh ! nous nous connaissons presque tous... c’est la cour d’autrefois.

LE MARÉCHAL.

Avec autant de malheurs qu’elle avait de luxe et de plaisirs.

LA DUCHESSE, confidentiellement.

Avec des amitiés qui consolent de tous les malheurs.

LE MARÉCHAL, l’examinant.

Ah !... Et cet ami ?...

LA DUCHESSE.

C’est notre grand poète !... l’espérance de notre pays... M. André de Chénier !...

Air : Romance de la Reine de Chypre.

Dans ce séjour de deuil et de souffrance,
Un doux rayon parfois a lui,
Notre poète y conduit l’espérance,
Et le bonheur y descend avec lui !
Quand ses vers ravissants, dits d’une voix si tendre,
De nos longues douleurs chassent le souvenir,
Croyez-moi, croyez-moi,
Nous n’avons tous qu’une âme pour l’entendre.
Nous n’avons tous qu’un cœur pour le bénir !

LE MARÉCHAL.

Il est ici ?... lui qui partageait les idées nouvelles !... Comment se fait-il ?

LA DUCHESSE.

Mon père, ne le lui demandez pas !... Le premier jour où il vint... c’était peu après mon arrivée ici... je voulus l’interroger... Mais son cœur parut troublé, ses yeux se mouillèrent, et il est si faible, si souffrant... que je ne voulus rien savoir !... Je crains que l’air de la prison, la mauvaise nourriture et le chagrin ne le mettent en danger.

LE MARÉCHAL, à part.

Elle s’oublie pour lui.

LA DUCHESSE, hésitant.

J’avais mandé le médecin pour lui dire mes craintes... puis j’avais prié M. André de devancer le moment où tous vont venir pour dîner : il l’avait obtenu du gardien... Souvent il vient ainsi... Il me récite des vers si doux, si nobles et si tendres !... et cela me console !... J’espérais que le docteur le verrait à son insu... car il ne veut pas le consulter, et peut-être aurais-je obtenu qu’on ordonnât au concierge quelques soins particuliers...

Ici, l’on voit André, pâle, marchant lentement et s’arrêtant pensif dans le fond.

Il vient... je vais le prévenir que vous êtes là... 

Elle fait un mouvement et se rapproche du maréchal.

Craignez-vous de le voir ?

LE MARÉCHAL.

Non !... au contraire !... qu’il vienne.

Elle va dans le fond et parle à André.

LE MARÉCHAL, à lui-même, sur le devant, et les regardant.

Ah ! je comprends... ce qu’elle n’a peut-être pas compris elle-même !... La prison, la douleur, l’effroi même de la mort, tout lui est caché par un prestige... Elle aime !... Son cœur, qui fut toujours contraint, suit son penchant, et ne demande pas d’autre liberté !... Ah ! quand le ciel a créé tant de moyens de bonheur pour chacun, comment se fait-il que tous soient si malheureux ?

 

 

Scène IV

 

ANDRÉ, LA DUCHESSE, LE MARÉCHAL

 

LA DUCHESSE, s’appuyant sur le bras d’André.

Non, mon père, tous ne sont pas malheureux !... Et si ce n’était la sombre tristesse de notre cher poète...

ANDRÉ, qui a salué le maréchal.

Ah ! Monsieur, la prison n’adoucit pas le caractère !...

Il regarde la duchesse.

Il n’y a que les anges...

LA DUCHESSE, avec gentillesse.

Flatteur !... Toutes les autres femmes ici ne sont-elles pas gaies ?... Il y a même des hommes qui font mille folies.

ANDRÉ.

Oui, l’on cherche à s’étourdir violemment... On prend le malheur et la mort en plaisanterie !... Si vous voyiez leurs jeux, Monsieur, leurs chants, leurs plaisirs d’enfants, cela vous ferait mal !... Presque toujours une pensée cruelle vient s’y mêler.

LA DUCHESSE.

Mais, parfois, ce bon docteur Ferrand, spectateur de ces jeux, y trouve le moyen de tromper la vigilance des gardiens pour rendre quelque service.

LE MARÉCHAL.

C’est un adoucissement à l’infortune que cette heure de réunion.

LA DUCHESSE.

Mais croiriez-vous qu’alors la prison devient un salon avec ses rivalités et ses jalousies ?... Je préfère, moi, le moment qui précède !... celui-ci !... Et aujourd’hui, entre vous et lui, oh ! je me sens si heureuse !...

Elle s’appuie sur son père.

Et je dis comme lui dans ces vers délicieux où il semble avoir exprimé ma pensée :

L’illusion féconde habite dans mon sein ;
D’une prison sur moi les murs pèsent en vain ;
J’ai les ailes de l’espérance !
Échappée au réseau de l’oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux-campagnes du ciel
Philomèle chante et s’élance !
Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin,
J’ai passé les premiers à peine !
Au banquet de la vie, à peine commencé,
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine !

On entend une cloche.

ANDRÉ.

La cloche annonce de nouveau-venus.

LA DUCHESSE, avec effroi.

Ah ! pour leur faire place, ne va-t-on pas emmener quelqu’un de nous ?...

Souriant, posant sa main sur le bras d’André, et le regardant avec tendresse.

Je ne veux pas mourir encore.

LE MARÉCHAL, à part.

Pauvre enfant !... son âme aimante ne voit dans la mort que sa séparation de ce qu’elle aime.

DURAND, parlant au dehors.

Le médecin est là.

Il entre et s’adresse au maréchal.

 

 

Scène V

 

ANDRÉ, LA DUCHESSE, LE MARÉCHAL, DURAND, D’HERBELOT, LE MARQUIS DE SÉLIGNAC

 

DURAND, au maréchal.

Docteur, deux prisonniers dont l’un est plus mort que vif... Voyez.

D’Herbelot et le marquis s’avancent ; mouvement de tous quand ils se retrouvent : pourtant d’Herbelot ne reconnaît pas le maréchal.

LA DUCHESSE.

Monsieur d’Herbelot !... 

Elle tend la main au marquis.

Vous aussi ?...

Il baise la main de la duchesse.

D’HERBELOT, tombant sur une chaise, à gauche sur le devant.

Moi, en prison !... Ça ne se peut pas !... Il y a erreur !

LE MARQUIS, allant à André et lui serrant la main.

Que deviendra notre pays ?

DURAND, regardant d’Herbelot.

Est-il pâle !

D’HERBELOT, se levant vivement.

Je vous dis que c’est une erreur !... C’est bon pour des marquis.

LE MARQUIS, riant.

Et votre noblesse toute neuve ?... Il faut bien qu’elle vous serve à quelque chose.

DURAND.

Si c’est une erreur, on va le savoir. Les trois commissaires qui jugent si vite sont arrivés en même temps que lui.

D’HERBELOT.

Les commissaires ?... Je suis perdu !... je me trouve mal.

DURAND.

Ce n’est pas le moment, on va dîner.

Il va ouvrir les portes des différentes cellules ; la musique commence faible à l’orchestre.

LA DUCHESSE, bas à son père.

Il faut donc vous quitter !

LE MARÉCHAL.

Je vais essayer de rester.

LA DUCHESSE.

Nous revenons tous ici après le dîner, et c’est là que souvent nos jeux étourdissent les regrets et la surveillance.

LE MARÉCHAL.

C’est à ce moment que Louise espère entrer.

DURAND, aux prisonniers qui sortent des cellules.

Venez donc !

Les prisonniers, hommes et femmes, ont fait un mouvement pour venir au maréchal, mais ont reculé en voyant que ce n’est pas le médecin ordinaire ; la duchesse se mêle à aux et a l’air de leur donner des explications. Durand veut faire aller dîner d’Herbelot avec les autres, mais il reste accablé sur un siège ; le marquis, en le montrant, indique qu’il restera pour le soigner ; Durand fait sortir les prisonniers et reste.

CHŒUR DE PRISONNIERS.

Air de Doche.

Il faut nous rendre
À ce repas :
On ne doit pas
Se faire attendre.
Qui nous dira
S’il reviendra ?

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LE MARÉCHAL, D’HERBELOT, DURAND

 

DURAND, s’avançant vers d’Herbelot.

Consultez vite le médecin.

Il sort.

LE MARÉCHAL, allant à d’Herbelot.

Quel est votre mal ?

D’HERBELOT, assis, et à lui-même, toujours effaré.

Roland... sa femme... leurs amis... les députés de la Gironde... Tous perdus !

LE MARQUIS, souriant.

C’est là votre maladie ?

D’HERBELOT, de même.

Et mon neveu Charles Barbaroux ?... Un neveu qui ne m’a causé que du désagrément... surtout depuis qu’il est un héros.

LE MARQUIS, riant.

Ce n’est pas bon dans une famille, ces choses-là.

D’HERBELOT, se levant brusquement.

Une famille ?... Mais nous vivons dans un temps où ce qu’il y a de pire, c’est une famille, des parents, des amis !... Moi, voyez-vous, je donnerais tous mes amis pour n’avoir pas de parents !

LE MARQUIS, toujours moqueur.

Vous aviez de grandes obligations au ministre Roland ?

D’HERBELOT.

Il m’avait donné une place, et pris mes trois fils.

LE MARÉCHAL.

Ah !

D’HERBELOT.

Avec la réquisition de dix-huit à vingt cinq ans : mes fils sont au service... Ah ! j’y pense !... La patrie me doit trois défenseurs... Elle ne peut pas...

Il s’arrête devant le maréchal.

Je vous ai déjà vu, vous !

LE MARQUIS.

Un médecin, ça se rencontre partout.

D’HERBELOT, vivement et avec joie.

Un médecin !... vous êtes le médecin de la prison ?... Ah !... un médecin !... quand il lui arrive de voir des gens en danger, dans le plus grand danger, il doit les sauver.

LE MARÉCHAL.

L’essayer du moins est son devoir.

D’HERBELOT.

Un devoir ?... remplissez-le !... Oh ! je vous en prie, remplissez-le envers moi.

LE MARÉCHAL.

Je ne demande pas mieux !... Voyons.

D’HERBELOT.

Pas ici !... là !...

Il indique la porte de la pièce où Durand a montré qu’étaient les commissaires.

LE MARQUIS, riant.

Vous voulez qu’on vous tâte le pouls dans cette chambre ?

D’HERBELOT.

Oh ! pas à moi !

LE MARQUIS, riant.

Aux commissaires ? Ils ont, en effet, une fièvre fort dangereuse. 

D’HERBELOT, au maréchal.

Voyez-les !... Dites-leur qu’un homme qui fournit trois défenseurs à la patrie ne peut pas être suspect !... Parlez, priez, séduisez, et sauvez-moi... surtout sauvez-moi !

LE MARÉCHAL.

Le pourrais-je ?

LE MARQUIS, bas au maréchal.

Craignez pour vous-même, n’y allez pas.

D’HERBELOT.

Allez, cher docteur !... 

À part.

Mais j’ai vu ce médecin-là, c’est sûr.

LE MARÉCHAL.

Je vais essayer.

Bas au marquis qui veut le retenir.

Il faut que je reste ici, et j’ai intérêt à tout voir.

Haut.

Un médecin doit affronter sans crainte les maladies contagieuses pour sauver ses malades.

Il entre par une porte au deuxième plan, à gauche de l’acteur.

D’HERBELOT, le suivant.

Allez, docteur ! voyez les commissaires.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, DURAND, D’HERBELOT

 

DURAND, s’approchant.

Oh ! ils ne sont pas fiers ces commissaires-là !... Je les connais !... ce sont les citoyens à qui j’ai montré la cachette, il y a six mois.

LE MARQUIS, à d’Herbelot.

Des scélérats qui perdent nos généreux projets par des crimes !... Ce sont les accusateurs de Roland et de ses amis.

D’HERBELOT, il retombe assis.

Mon mal me reprend.

LE MARQUIS, moqueur.

Et vous êtes des amis de Roland !... Cette place de fournisseur, on dit qu’elle vous a fourni une belle occasion de mettre...

DURAND.

Du foin dans ses bottes.

D’HERBELOT.

On se trompe !... J’ai bien peu de chose, je vous assure.

LE MARQUIS.

Si vous êtes insatiable, aussi !...

D’HERBELOT, colère.

Ah ça ! vous viendrez donc vous moquer de moi jusque dans une prison ?

LE MARQUIS, riant.

Ici, je n’aurai plus que cela à faire.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, DURAND, D’HERBELOT, LE MARÉCHAL, revenant

D’HERBELOT, courant au devant de lui.

Eh bien ! docteur ?

LE MARÉCHAL, le tirant à part.

Ils disent que vous avez volé la République.

D’HERBELOT.

Mais c’est le contraire. Et, dans tous les cas, c’est la République qui a commencé.

LE MARÉCHAL.

Ils étaient là tous les trois, s’animant l’un l’autre, et disant que vous avez déjà une somme de... six cent mille francs

D’HERBELOT, effaré.

Six cent mille francs ?... Ils ont dit cela ?...

LE MARÉCHAL.

Les voyant d’accord pour vous condamner, j’ai essayé de les prendre en particulier, afin de les désunir... Le premier se montre traitable.

D’HERBELOT.

Quel bonheur !

LE MARÉCHAL.

Il ne demande, pour vous absoudre, que... deux cent mille francs.

D’HERBELOT.

Le voleur !

LE MARÉCHAL.

Il donnera sa signature pour absoudre !... Il attend la vôtre pour payer.

D’HERBELOT.

Est-ce que ma parole ne suffirait pas ?

LE MARÉCHAL.

Il paraît que non.

D’HERBELOT.

Allons, je la donnerai ! Mais ça me fera bien mal !...

LE MARÉCHAL.

Maintenant, le second commissaire demande la même somme pour signer aussi, et sa signature est nécessaire.

D’HERBELOT.

La même somme ? Offrez mes fils !... mes trois fils !... Vous n’avez donc point parlé de mes trois fils ?

LE MARÉCHAL.

Ils disent que la patrie les ayant pris, vous ne pouvez plus les lui donner !... Au reste, on vient... Prenez qu’il n’y a rien de fait.

D’HERBELOT.

Docteur...

LE MARÉCHAL.

Ils disent que c’est à prendre ou à laisser.

D’HERBELOT, à lui-même.

Il le faut... ou je suis perdu !... Docteur... je donnerai le second tiers... Allez vite... je vous en prie... S’ils allaient se dédire !

LE MARÉCHAL.

Je retourne donc auprès d’eux.

Il sort.

D’HERBELOT.

Et quand je pense qu’il y en a un troisième !... Quel frisson ! Décidément, je suis très malade.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, D’HERBELOT, DURAND, THÉRÈSE

 

THÉRÈSE, à Durand, dans le fond.

Durand ?

DURAND, regardant derrière elle.

Et ma femme ?

THÉRÈSE.

Demain !... Mais, aujourd’hui, au lieu de ce plaisir-là, celui de faire une bonne action.

DURAND.

Ma place me le défend.

THÉRÈSE.

Je ne te l’ai fait avoir que pour cela.

Elle tend la main.

D’abord, donne-moi la permission que tu as eue pour que ta femme puisse entrer et sortir.

DURAND.

Je ne l’ai pas sur moi ; elle est serrée.

THÉRÈSE.

Va la chercher !... Sans cela rien.

DURAND, regardant autour de lui.

Mais... je ne puis.

THÉRÈSE.

Va donc !... Est-ce que les prisonniers s’envoleront avec tes barreaux et tes verrous ?...

DURAND.

Eh bien ! je me dépêche, parce que le dîner est fini, qu’ils ont la permission de rester ensemble un moment, et qu’il faut être là.

THÉRÈSE.

Va vite, alors...

Il sort. À elle-même.

Ce sera un moyen pour elle, qui va venir ici... Mais il faut le suivre, je serai plus sûre d’obtenir ce que je veux.

Elle sort à la suite de Durand.

D’HERBELOT.

Après cela, il m’en restera encore deux cent mille et la vie sauve... Je tâcherai d’aller avec ça !...

Au marquis.

Il ne revient pas ?... Mais qu’écrivez-vous donc là, monsieur le marquis ?

LE MARQUIS.

La liste des amis de Roland qui doivent... Faut-il y mettre votre nom ?

D’HERBELOT.

Gardez-vous en bien !... Est-ce que les ministres qui se laissent tomber méritent d’avoir des amis ?

Ici entre la foule des prisonniers, hommes et femmes.

 

 

Scène X

 

D’HERBELOT, LE MARÉCHAL, LE MARQUIS, LA DUCHESSE, FOULE DE PRISONNIERS, HOMMES et FEMMES, parmi eux LA PRÉSIDENTE DE BOISMOREL

 

D’HERBELOT, allant au-devant du maréchal.

Ah ! mon sauveur !...

LE MARÉCHAL.

Pas tout à fait encore.

D’HERBELOT.

Ciel !... Je devine !... Le troisième ?...

LE MARÉCHAL.

Incorruptible... comme les autres.

D’HERBELOT.

C’est fait de moi !

La ritournelle du morceau suivant a commencé à l’orchestre dès le commencement de la scène.

LA DUCHESSE.

Voici l’heure de nos jeux : ne perdons pas un instant ; aujourd’hui je propose le colin-maillard.

TOUS.

Adopté ! adopté !

LE MARQUIS.

J’en veux être.

LA DUCHESSE.

Oui, oui, c’est à vous qu’on va bander les yeux.

LA PRÉSIDENTE.

Et celui qu’il saisira, eh bien ! c’est que le sort l’aura désigné pour sortir le premier de prison, pour être libre.

LE MARQUIS.

Comment l’entendez-vous ?

LA DUCHESSE, lui plaçant le bandeau sur les yeux.

Libre d’aller au ciel.

LE MARQUIS, riant.

Je gage que ce sera le financier.

D’HERBELOT.

Voulez-vous bien vous taire !

CHŒUR.

Air : Morceau du Colin-Maillard, dans le Favori.

Cherchez bien, cherchez bien !...

D’HERBELOT, réfléchissant sur le devant, pendant que le jeu a lieu.

Les trois tiers !

LE MARÉCHAL.

Mais que faire ?
Cherchez bien, cherchez bien !

D’HERBELOT, prenant son parti.

Il faut les satisfaire.

D’Herbelot s’achemine avec le maréchal vers la porte des commissaires.

LE MARQUIS, lui mettant la main dessus.

Ah ! je le tien !

D’HERBELOT, se dégageant.

Non, vous ne tenez rien.

LE MARÉCHAL, à d’Herbelot.

C’est très bien ! c’est très bien !
Vous ne pouvez mieux faire.

D’HERBELOT.

Ils volent tout mon bien !

D’Herbelot et le maréchal disparaissent par la porte des commissaires. Le jeu continue.

TOUS, au marquis.

Cherchez bien ! cherchez bien !

LA DUCHESSE, regardant partout.

Que vois-je ! André nous abandonne !
Quel projet est le sien ?
Où donc est-il ? Ah ! je frissonne.

Elle va vers le fond pour voir si elle découvrira André.

TOUS, au marquis.

Cherchez bien ! cherchez bien !

LE MARQUIS.

Cherchons bien! cherchons bien !
Mais je ne saisis rien !

LA DUCHESSE, revenant vivement sur le devant.

Silence !... 

La musique s’arrête, et tout ce qui suit est parlé.

On a ouvert là-bas... Cessons nos jeux !...Une compagne nous arrive, je l’ai aperçue... Ah ! respectons le chagrin d’une nouvelle captive !... Notre âme est habituée au malheur ; mais vous savez quel désespoir, quel effroi saisit une nouvelle prisonnière.

DURAND, qui s’est avancé.

Prisonnière ?... Elle ?... Allons donc !... Je viens de la voir descendre d’une voiture, et je l’ai reconnue !... Elle est parée, et vient sûrement visiter la prison par curiosité.

TOUS.

Ah !...

Pendant tout ce dialogue, le marquis a ôté son bandeau, et cause dans le fond avec une femme ; il ne se mêle pas à l’entretien du devant.

LA DUCHESSE.

C’est affreux !

DURAND.

Comment ! affreux !... Elle est charmante !... C’est ma protectrice qui m’a placé ici, madame Roland !...

Mouvement de colère de tous, qui se rapprochent.

TOUS.

Que dit-il ?

LA DUCHESSE.

Elle !

DURAND.

Elle-même !

LA DUCHESSE.

Ah ! qu’elle ne voie pas de larmes dans nos yeux, Mesdames !... Recommençons nos jeux, et que notre joie fasse honte à notre ennemie ! Allons, marquis, que faites-vous là-bas ?... le jeu vous réclame !...

On lui a remis son bandeau, et il recommence à chercher.

Reprise du morceau.

LA DUCHESSE.

Tout va bien ! tout va bien !
Ah ! que notre ennemie
Ne se doute de rien !         

TOUS, au marquis.

Cherchez bien ! cherchez bien !

Le marquis cherche à tâtons ; en ce moment madame Roland entre, elle est vêtue de blanc, ses cheveux tombent en grosses touffes autour de son visage, elle a un voile blanc ; à l’instant où elle entre, le marquis, se trouvant prêt d’elle, la prend par le bras.

LE MARQUIS.

Ah ! ma tâche est remplie !
Arrêtez ! je vous tien !

TOUS.

C’est très bien ! c’est très bien !

 

 

Scène XI

 

D’HERBELOT, LE MARÉCHAL, LE MARQUIS, LA DUCHESSE, LA PRÉSIDENTE, PRISONNIERS, MADAME ROLAND

 

MADAME ROLAND, étonnée.

Ah !...

LE MARQUIS.

C’est vous qui sortirez la première.

Il ôte son bandeau et jette un cri de surprise en reculant.

Madame Roland !...

TOUS, s’écartant d’elle avec effroi.

Madame Roland !...

Son nom se répète ainsi de bouche en bouche et en baissant la voix.

MADAME ROLAND, avec un étonnement douloureux.

Ciel !... la terreur, l’effroi, la haine à ma vue !...

Elle regarde autour d’elle.

La duchesse !... les plus grandes dames !

LA DUCHESSE.

Un jour déjà, vous les avez vues réunies chez moi... il y a quatre ans ! Mais alors... vous rappelez-vous où nous étions ?

MADAME ROLAND, tristement.

Dans un palais.

LA DUCHESSE.

Maintenant une affreuse prison nous retient... et celles d’entre nous qui manquent... où sont-elles ?

MADAME ROLAND.

Ah !...

LA DUCHESSE.

Eh bien ! Madame, restez donc au milieu de ce luxe et de cette puissance que vous nous avez enlevés, et ne venez pas ici insulter à notre malheur et à nos larmes !

MADAME ROLAND, avec un vif mouvement d’indignation.

Moi ?...

Se reprenant, avec calme, et levant les yeux au ciel.

Mon Dieu, vous le savez, dans toutes les peines que j’ai éprouvées, la plus vive impression de douleur a toujours été suivie du désir d’opposer le calme à la souffrance, la générosité à l’injustice, et la bonté à l’outrage ! Mon Dieu, donnez-moi donc encore le courage nécessaire pour ne pas faiblir en ce moment, le plus cruel de tous !

Mouvement général.

LA DUCHESSE.

Que dit-elle ?

MADAME ROLAND.

Mais on ne sait donc ici rien de ce qui s’est passé ?... 

Au marquis.

vous ne le leur avez pas dit ?

Voyant André qui arrive et fait un mouvement de surprise.

Vous ne prendriez pas ma défense ?... 

Louise, en bouquetière, paraît au fond avec Thérèse.

Mais je n’ai donc plus au monde que des accusateurs et des juges ?...

 

 

Scène XII

 

D’HERBELOT, LE MARÉCHAL, LE MARQUIS, LA DUCHESSE, LA PRÉSIDENTE, PRISONNIERS, MADAME ROLAND, ANDRÉ CHÉNIER, THÉRÈSE, LOUISE D’OLONNE, en bouquetière

 

MADAME ROLAND, avec joie, apercevant Louise.

C’est elle !...

Elle lui tend la main.

LE MARQUIS, à madame Roland.

Je partage votre sort.

ANDRÉ.

J’ai pleuré sur vous.

THÉRÈSE.

Je la revois enfin !

LOUISE.

Mes larmes à votre malheur !

Tous ceux-ci entourent madame Roland, les autres sont étonnés.

LA DUCHESSE, avec un vif mouvement de surprise en reconnaissant Louise d’Olonne.

Ma...

THÉRÈSE, vivement en indiquant les surveillants.

Ma nièce qui vient visiter son mari.

LOUISE, entre madame Roland et la duchesse.

Je viens pour voir tout ce que j’aime.

Elle regarde avec émotion autour de la chambre.

Il y a bien ici des malheurs...

Montrant madame Roland.

mais le sien est peut-être le plus grand de tous.

Surprise et mouvement de tout le monde.

TOUS.

Ah ! comment ?

LA DUCHESSE, prenant la main de Louise, d’un côté.

Traitées en criminelles depuis six mois, séparées du monde, nous n’avons pas même vu la lumière du soleil.

Louise, de l’autre côté, prend la main de madame Roland et semble lui dire de répondre.

MADAME ROLAND.

Enfermée deux jours après vous, je sors d’une prison, pour entrer dans celle ci.

Mouvement de tout le monde.

LA DUCHESSE.

Ah !... comme nous ?

MADAME ROLAND.

Mes parents, mes amis, séparés de moi, courent des dangers affreux.

LA DUCHESSE.

Ah !... comme les nôtres ?

MADAME ROLAND.

Ce n’est qu’aujourd’hui qu’on me donna ce vêtement pour paraître devant mes juges.

Mouvement général.

ANDRÉ et LE MARQUIS.

Des juges ?... des juges ?...

LA DUCHESSE, avec effroi.

Vous avez paru devant des juges ?

LOUISE, très vivement.

Et pourquoi a-t-elle paru devant ces juges cruels ? Pourquoi a-t-elle supporté les douleurs d’une horrible captivité ? C’est qu’elle a employé pour une autre les moyens qu’elle avait de se sauver !...

LA DUCHESSE, vivement.

Comment ?

Louise regarde autour d’elle, voit qu’en ce moment les gardiens ne sont pas là ; alors elle rassemble les autres prisonniers et dit vivement.

LOUISE.

J’étais dans sa maison, le peuple l’entourait, l’effroi était partout, elle pouvait fuir... Ce fut toi, ma sœur, qui partis, et si tu avais suivi la route indiquée, tu échappais à tous les dangers ! Voilà pourquoi, depuis cinq mois, quand j’avais veillé sur mon père, je quittais le seuil de ta prison pour aller prier auprès de la sienne !...

Elle leur prend la main à toutes deux.

Voilà pourquoi je pleure en la voyant si malheureuse !... et pourquoi j’ai deux sœurs à présent !

MADAME ROLAND.

Ah ! merci.

LA DUCHESSE.

Louise !

Tous s’approchent avec intérêt de madame Roland.

MADAME ROLAND, reprenant courage.

Ces juges, devant qui je viens de paraître, ce n’est pas pour moi que je leur ai parlé !... Je pouvais les fléchir peut-être... et je pouvais certainement leur échapper... Je ne l’ai pas voulu ! Des milliers de victimes comme vous gémissent dans les fers ; pour elles, pour vous surtout, j’ai invoqué la justice, la raison, l’humanité... j’ai vu des cœurs s’attendrir à mes paroles... Ah ! si tout sentiment généreux n’est pas anéanti, vous serez rendus à la liberté et au bonheur.

LA DUCHESSE.

Votre haine s’est donc éteinte ?

MADAME ROLAND.

Moi, haïr ?... Ah ! mon cœur n’est pas fait pour la haine !... Mais vous ne pouviez pas me comprendre, vous qui ne saviez pas même qu’il était des malheureux. Tandis que moi, dès mon enfance, je vis souffrir... et mon cœur se révolta contre l’injustice qui condamnait tant de gens au malheur !... Alors, avec tous les grands et généreux esprits que j’écoutais, j’ai rêvé la gloire au talent, la puissance aux vertus, et le bonheur à tous !... Eh bien ! en ce moment, cet espoir me soutient encore !... Aujourd’hui, après une veille fatigante, j’ai paru seule et calme au milieu de mes ennemis et devant une assemblée tumultueuse... puis je suis venue ici, où j’ai trouvé des cœurs remplis de haine... Et pourtant, quoiqu’une longue captivité ait diminué mes forces, quoique la fatigue m’accable en ce moment, mon courage résiste à tout, et c’est avec joie que je dis : J’ai souffert, pour que dans l’avenir d’autres ne souffrent plus ! Oui, j’oublie tous les maux que j’endure, et si j’ai des larmes dans les yeux, ce n’est plus que pour vos douleurs.

LA DUCHESSE.

Mais vous pâlissez ?

LOUISE.

Appuyez-vous sur moi.

MADAME ROLAND, affaiblie.

Dès le matin, devant cette assemblée...

LA DUCHESSE.

Un peu de repos...

MADAME ROLAND.

De solitude et de tranquillité... j’en ai besoin... Oui, j’ai été trop émue devant mes juges... mais ce ne sont pas ceux qui disposent de ma vie qui m’ont fait trembler.

Tous l’entourent avec affection.

LA DUCHESSE, indiquant sa chambre au premier plan, à droite.

Ma chambre est là, près d’ici... voyez !... Entrez vous y reposer.

 

 

Scène XIII

 

D’HERBELOT, LE MARÉCHAL, LE MARQUIS, LA DUCHESSE, LA PRÉSIDENTE, PRISONNIERS, MADAME ROLAND, ANDRÉ, THÉRÈSE, LOUISE, DURAND

 

DURAND.

Que chacun se retire !... Docteur, on va vous ouvrir les portes.

Les gardiens dispersent les prisonniers et disparaissent avec eux.

CHŒUR DES PRISONNIERS.

Air : Dernière pensée de Weber.

Regagnons nus demeures,
Puisqu’on l’ordonne ainsi ;
Demain, aux mêmes heures,
Serons-nous tous ici ?

 

 

Scène XIV

 

LOUISE, LA DUCHESSE, LE MARÉCHAL

 

LOUISE.

Pas un moment à perdre !...

Elle va prendre sa corbeille de fleurs et l’apporte sur le devant.

LOUISE, montrant un vêtement sous les fleurs.

Athénaïs... ce vêtement...

LE MARÉCHAL, avec émotion et inquiétude.

Oh ! vite... vite !... Elle a réussi !

LA DUCHESSE.

Que veux-tu ?

LOUISE, très vite, montrant le costume.

Pareil au mien... Ce panier à ton bras... tu sors librement... on le prend pour moi... qui reste...

LA DUCHESSE.

As-tu donc cru que je consentirais à t’exposer à ma place ?

LOUISE.

Je ne cours aucun danger... Je passe pour la femme de Durand qui peut entrer et sortir... et, ce soir, je pars avec Thérèse.

LA DUCHESSE, à part.

Le quitter malheureux... malade ?...

Haut.

Non, non !... je ne veux point partir.

Étonnement des autres.

LE MARÉCHAL.

Ah ! profitons de l’instant que le ciel nous donne !...

Il regarde autour d’eux.

Seuls... nous sommes seuls.

LA DUCHESSE, se jetant dans ses bras.

Que j’en profile pour embrasser mon père !... et pour lui dire un dernier adieu.

LE MARÉCHAL.

Un adieu ?

LA DUCHESSE.

Ah ! vous le savez, mon père, je ne suis pas indigne de vos vertus et de votre rang !... ma vie fut toute obéissance et sacrifice... Mais quand tout est perdu pour moi, titres et fortune, tout, jusqu’à ma vie peut-être... laissez-moi suivre mon cœur, me jeter dans vos bras, et vous dire : Embrassez votre enfant, et pardonnez-lui de rester ici !... Jusqu’à présent, ma vie entière vous appartint ; laissez-moi disposer des derniers jours qui me restent !... Oui, sur mon cœur ! mais éloignez-vous tous deux !...je ne veux pas... je ne dois pas partir...

LE MARÉCHAL, suppliant.

Ma fille !...

LOUISE, suppliante.

Oh ! je t’en prie, ma sœur !

LA DUCHESSE.

Éloignez-vous sans moi ! Laissez-les m’oublier ici... Plus tard, nous nous reverrons...

LOUISE, étonnée et désolée.

Elle refuse !

LE MARÉCHAL, à part.

Pour ne pas le quitter.

LOUISE.

Mais ne comprends-tu pas que la mort menace tous ceux qui sont ici ?

LA DUCHESSE.

Je le sais.

LOUISE.

Viens donc !

LE MARÉCHAL, qui regardait autour d’eux avec inquiétude.

Il n’est plus temps.

 

 

Scène XV

 

LE MARÉCHAL, LOUISE, LA DUCHESSE, DURAND, ANDRÉ, arrivant au fond

 

DURAND.

Encore là ? Mais pourquoi donc le docteur n’est-il point parti ?... Et vous ?...

LOUISE.

Il sort... et moi je vais près de Thérèse.

DURAND.

Allez donc !...

LE MARÉCHAL, à la duchesse.

Adieu !... Il faut partir... mais

À part.

je la sauverai malgré elle...

DURAND, il fait sortir le maréchal, puis en se retournant il voit un signe de la duchesse.

Vous m’appelez ?

Il s’avance.

LA DUCHESSE, très troublée.

C’est que... j’ai prêté ma chambre... ou plutôt mon cachot... Il n’y en a plus d’autres... libres : comment donc faire ? Cette personne de plus...

DURAND, retournant à la porte au fond, et très triste.

Le nombre des prisonniers ne sera pas augmenté.

LA DUCHESSE, inquiète.

Pourtant...

DURAND.

Il y en a une... condamnée... qu’on viendra chercher dans une heure.

Il sort. Cette fin de scène est accompagnée par l’orchestre jouant, en trémolo, la Dernière pensée de Weber.

 

 

Scène XVI

 

ANDRÉ, LA DUCHESSE

 

ANDRÉ, vivement.

Ciel ! qu’a-t-il dit ?

LA DUCHESSE, avec un grand mouvement d’effroi.

Une condamnée ?...

ANDRÉ.

Ô mon Dieu ! votre patience ne se lassera-t-elle pas ?

LA DUCHESSE, à elle-même, avec terreur.

C’est moi peut-être ?...

ANDRÉ, à lui-même, effrayé.

Mais... son père pleurait en sortant !...

LA DUCHESSE, qui l’a entendu, allant à lui très vivement.

Oui... mon père pleurait, André !... parce que je n’avais pas voulu le suivre.

ANDRÉ, étonné et vivement.

Vous pouviez sortir d’ici ?...

LA DUCHESSE.

Mais il eût fallu vous y laisser, me séparer de vous, de vous qui seriez trop à plaindre sans moi !

ANDRÉ.

Est-ce possible ?

LA DUCHESSE.

Et cependant, la mort va peut-être nous séparer !... Mais ce ne sera pas, du moins, sans que je vous aie dit la vérité !... Je l’ai cachée à tous, à vous, à moi-même... André... je vous aimais !... Oh ! que j’ai souffert parfois dans cet hôtel doré où je devais vous fuir, et où vous deviez vous taire !... Et que j’ai été heureuse sous ces murs désolés où j’étais près de vous, et où je pouvais vous entendre !

ANDRÉ.

Comment exprimer ce que j’éprouve ?...

LA DUCHESSE.

Oui, les seuls instants de bonheur de ma vie ont été dans cette horrible prison, où nous étions ensemble, où je puis vous dire et vous répéter que je vous aime !

ANDRÉ.

Vous m’aimez ?... Mon Dieu ! vous me réserviez un pareil moment, et j’ai osé me plaindre de mon sort !... Mais dussent la captivité, les tourments et la mort être mon partage, mon Dieu ! je vous rends grâces de m’avoir donné l’existence !... Un tel bonheur est assez pour une vie tout entière !

LA DUCHESSE.

Mon ami !

ANDRÉ.

Athénaïs !...

LA DUCHESSE, avec une exaltation joyeuse.

Oh ! que j’ai bien fait de ne point partir !... Vous n’auriez pas eu cette joie qui vient de moi !

ANDRÉ.

Et qui enivre toute mon âme !... Beaux rêves d’amour, un mot de son cœur vous a donc tous réalisés !... quel bonheur !

Ils se tiennent la main.

LA DUCHESSE.

Oh ! qu’on est bien ici !

La grille du fond s’ouvre avec fracas ; ils se séparent machinalement.

ANDRÉ.

Qui vient ?

LA DUCHESSE.

Nous oublions où nous sommes.

Ici, Charles Barbaroux paraît sur le seuil, très pâle et très agité.

ANDRÉ.

Charles !

LA DUCHESSE.

Lui !

 

 

Scène XVII

 

LA DUCHESSE, ANDRÉ, CHARLES

 

CHARLES, de la porte.

Oui, c’est moi !

LA DUCHESSE, avec effroi, revenant vivement à André.

Dieu !...s’il venait me chercher ! Défendez-moi contre lui, André ! Ah ! c’est surtout à présent que je m’écrie... Je ne veux pas mourir encore !...

Elle se presse contre André qui l’entoure de ses bras.

ANDRÉ.

Qui pourrait vous arracher d’ici ?

CHARLES, avec désespoir.

C’est contre moi qu’elle l’implore ?... Ah ! ce dernier coup manquait à mon désespoir !... En est-ce assez, grand Dieu !... Et ma raison résistera-t-elle aux maux affreux qui m’accablent ?

LA DUCHESSE.

Que dit-il ?

CHARLES.

Accusé par le parti que j’ai servi ; haï par les personnes que j’ai aimées...

ANDRÉ.

Charles !

CHARLES.

Condamné pour avoir voulu sauver quelques victimes, pour avoir voulu arrêter le torrent qui menaçait de tout dévaster... prisonnier comme vous... je ne vois ici, comme là-bas, que des haines et des ennemis... Serait-il vrai que je les ai mérités ?

LA DUCHESSE, à André.

Quelle douleur !... et comme il semble souffrir !

CHARLES, vivement.

Ah ! vous me regardez avec effroi, vous m’accusez de tous vos maux, n’est-il pas vrai ?... Ce sont mes idées, mes projets et mes amis qui ont changé votre sort brillant en un sort misérable ?... Je suis l’objet de votre haine et de votre mépris ?...

La duchesse fait un mouvement.

Ah ! je le sais !... Vous me l’avez dit un jour, quand je croyais, moi, avoir noblement servi mon pays, et mérité l’estime de tous... quand vous étiez libre encore, et que je voulais vous sauver !... Que sera-ce donc à présent que tout est en péril, jusqu’à votre vie ?... lorsque tant de malheurs pèsent sur ma patrie et sur mes amis, que je commence à douter moi-même de ma raison ?...

LA DUCHESSE, très vivement.

Qu’avez-vous dit ?...

CHARLES.

Qu’un horrible désespoir, à la vue de tant de maux, me fait craindre d’avoir été coupable, insensée ! cruel !... d’avoir obéi à de mauvaises passions !

LA DUCHESSE, allant vivement à lui.

Arrêtez !... Ce serait affreux de douter de vous-même au moment du danger, et de mourir sans consolation ! Votre douleur vous égare, et vous pouvez m’en croire, moi, quand je dis : Ce qui a dicté vos paroles et vos actions, ce sont des idées généreuses qui ne seront pas perdues pour le bonheur des autres.

CHARLES, étonné.

C’est vous qui dites cela ?...

LA DUCHESSE.

Vous voyez donc bien qu’il faut me croire... et qu’il faut croire à votre vertu au moment du péril !... Sans cela, où trouveriez-vous de la force ? Charles, vous avez risqué votre vie pour ce qui vous parut juste, voilà tout ce que je sais, tout ce je crois ; et cela, c’est une noble action pour laquelle je vous estime !... Estimez-moi aussi, car, voyez-vous, je ne suis qu’une faible femme, j’ai peur devant la mort qui me menace... et cependant je pardonne !

CHARLES.

Ô ciel !... Est-ce possible ?

LA DUCHESSE.

Comme autrefois, dans notre enfance, nous étions égaux et amis devant nos joies et nos plaisirs, soyons encore de même à présent devant le malheur et devant Dieu !... Charles, mon ami, mon frère,

Elle lui tend la main.

il n’y a dans mon cœur que de l’estime et de l’amitié pour vous !... Cela peut-il consoler votre cœur, et ranimer votre âme abattue ?

CHARLES.

Ah ! vous êtes un ange !... Et le ciel veut consoler la terre en ces terribles jours puisqu’il a créé des vertus aussi sublimes que nos malheurs sont affreux.

 

 

Scène XVIII

 

LA DUCHESSE, ANDRÉ, CHARLES, THÉRÈSE, entrant et allant à la chambre où est madame Roland, puis MADAME ROLAND

 

THÉRÈSE, à la duchesse.

Madame pourra reprendre sa chambre ; on vient chercher ma maîtresse, elle va être libre.

Elle entre près de madame Roland.

LA DUCHESSE, avec effroi.

Ah !... c’est donc elle qui doit mourir aujourd’hui ?

CHARLES.

Quoi !... vous savez déjà qu’elle est condamnée ?

ANDRÉ.

Mais elle l’ignore encore.

Trémolo à l’orchestre.

CHARLES, reculant avec désespoir.

Est-ce que je suis réservé à cette horrible épreuve de lui apprendre son sort ?

Il s’est écarté.

ANDRÉ.

La voici !

MADAME ROLAND, s’approchant sans voir Charles, à la duchesse.

Rentrez chez vous, Madame !... si je sors, comme je l’espère, tous mes efforts tendront à ce que vous n’ayez pas longtemps une aussi triste demeure !... Au revoir aussi, André !...

ANDRÉ.

Ah !...

On voit que la douleur l’empêche du parler ; il entraine la duchesse vers sa chambre, elle y entre, après avoir indique par ses gestes que les larmes la suffoquent ; André s’éloigne par le fond et disparaît.

MADAME ROLAND, les examinant avec surprise.

Comme ils me quittent !...

Elle se retourne au bruit que fait Charles pour s’avancer vers elle.

Quelqu’un.

 

 

Scène XIX

 

CHARLES, MADAME ROLAND

 

MADAME ROLAND, avec joie et surprise.

C’est vous, Charles ?

CHARLES.

Oui, je viens...

MADAME ROLAND, vivement.

Mais vous étiez libre ?... Vous l’êtes encore, n’est-ce pas ?... Échappé aux recherches, vous aviez fui ?... Que venez-vous faire ici ?

CHARLES.

N’y êtes-vous pas ?

MADAME ROLAND.

Ah ! c’est pour moi ?... Eh bien ! je l’avoue, je vous attendais depuis que je vois ma captivité s’adoucir !... Je ne suis plus au secret comme dans l’autre prison... Thérèse est ici... Et vous avez pu y entrer !... Tout cela sans doute est la suite de mes paroles à l’assemblée ?... J’ai vu mes juges et je n’ai point tremblé !

CHARLES.

Je le sais.

MADAME ROLAND.

Je leur ai parlé avec force, avec courage.

CHARLES, vivement.

Avec éloquence !... J’étais caché dans la foule, j’écoutais, j’admirais cette âme céleste qui, pour justifier les autres, vous faisait oublier vos dangers.

MADAME ROLAND, vivement.

Ah ! détourner les vôtres était toute ma pensée.

CHARLES, à part.

Que je souffre !

MADAME ROLAND, avec exaltation.

Vous étiez là !... vous m’écoutiez !... Et vous voici ! Ah ! parlez-moi !... que je sache tout ce qu’ils ont dit après !...

CHARLES.

Pardonnez-moi... mon trouble...

MADAME ROLAND.

Mais non, parlez-moi de vous !... J’étais enfermée depuis cinq mois, et j’avais appris seulement qu’on n’avait pu vous arrêter ; que Roland a trouvé un asile, et que ma fille est en sûreté... Ces jours terribles ne pouvaient durer... nous ne sommes point coupables... et bientôt je serai libre.

CHARLES, très troublé.

Ah ! cette espérance...

MADAME ROLAND, très gaie.

Alors, je vivrai loin du trouble, des affaires, heureuse d’être aimée... heureuse de vivre !... Il faut avoir été enfermée, privée de tout, même d’air et de lumière, pour sentir le prix de mille bonheurs qu’on n’apprécie pas assez quand on n’en fut jamais privé !... Voyez ce que c’est que d’être en prison !... Je brûle d’envie de revoir les boulevards, d’entendre le bruit des rues... jugez donc ce que c’est quand je pense au soleil, aux arbres, aux fleurs... que j’aime tant !... Une rose... il me semble qu’aujourd’hui la vue d’une rose me ferait pleurer de joie !

CHARLES, à part.

Ses paroles me tuent.

MADAME ROLAND, avec joie.

Ce rayon de bonheur qui réjouit toute mon âme, c’est vous, c’est votre présence !... Oh ! mon ami, je ne regrette pas d’avoir souffert pour des idées que l’avenir bénira.

CHARLES, avec désespoir.

Nous ne savions pas ce qu’elles contenaient de larmes !

MADAME ROLAND, étonnée.

Comme vous dites cela !

CHARLES.

Que de malheurs !

MADAME ROLAND, l’examinant.

Qu’est donc devenu votre courage ?

CHARLES.

Je n’en ai plus !

MADAME ROLAND, surprise et troublée.

Vous n’avez plus de courage !... Que peut-il s’être passe dans votre âme autrefois si forte ? Vous ne répondez pas !... vous vous détournez de moi ? 

Elle fait un grand mouvement.

Mais, en effet, depuis que vous êtes là, vos paroles semblent s’échapper avec peine de votre cœur brisé... on dirait que vous craignez de me laisser voir votre visage ?... Qu’y a-t-il donc ?

CHARLES, s’écartant avec effroi.

Ne le demandez pas.

MADAME ROLAND, allant à lui et lui prenant la main.

Votre main glacée frémit dans la mienne.

CHARLES.

Aujourd’hui l’effroi est partout, et les dangers sont terribles.

MADAME ROLAND, vivement et l’examinant.

Ce n’est pas vous qu’ils menacent, car vous tremblez !

CHARLES.

Que dites-vous ?

MADAME ROLAND.

Que je vous connais, Charles, et que vous auriez du courage et de la force si le malheur était pour vous !... 

Elle le retient et l’examine.

Laissez-moi donc vous voir !... Quelle pâleur mortelle !... Une larme dans vos yeux qui n’en avaient jamais versé ?...

Elle s’écarte vivement de lui.

Ah ! je sais tout !

CHARLES.

Non, non !

MADAME ROLAND.

Je suis condamnée !... Votre désespoir me l’a dit !

Elle s’assied.

CHARLES, se jetant à ses pieds et lui baisant les mains.

Ah !

Mouvement de silence.

MADAME ROLAND, s’efforçant d’être calme.

Condamnée !... On m’a jugée digne de partager le sort des plus grands hommes... Et c’est le désespoir de ce que j’aime qui m’apprend mon arrêt... Je ne suis pas aussi malheureuse que vous le croyez, mon ami !... Vous me promettez de veiller sur tout ce qui m’est cher... après moi ?...

CHARLES, avec une grande passion.

Après vous ?... Mais depuis que je vous ai bien connue, depuis plus de trois années, je n’ai vécu que pour vous seule !... Tout le reste avait à jamais disparu !... Je renfermais une passion qui s’exhalait dans cet amour de la vertu que vous nous inspiriez à tous !... Et vous pensez que j’existerais encore dans ce monde où vous ne seriez plus !... Mais, ce matin, je me suis jeté au milieu de vos juges en leur criant : La vie pour elle... ou la mort pour moi !...

MADAME ROLAND, se levant.

Et vous vous êtes perdu !

CHARLES.

J’étais déjà condamné.

MADAME ROLAND, très vivement.

Quoi ! j’aurais pu vous survivre... et vous me plaignez de mourir ?... Ah ! Charles, vous ne savez donc pas combien il en est, parmi les plus faibles femmes, qui s’écrient : Bénie soit la mort qui m’unit à ce que j’aime, dont le devoir me séparait dans la vie !... Et vous qui connaissez mon cœur, vous m’auriez laissé vivre après vous ?... Mais vous saviez bien que cela n’était pas possible ?...

CHARLES, prenant sa main avec passion.

Ah !...

Il aperçoit les gardiens qui paraissent au fond.

Ciel !

MADAME ROLAND, se retourne et les voit, avec calme.

Du courage !... C’est le dernier moment.

 

 

Scène XX

 

CHARLES, MADAME ROLAND, ANDRÉ, revenant du fond avec LOUISE et THÉRÈSE, LA DUCHESSE entre par la petite porte de sa chambre

 

Musique très faible à l’orchestre. Thérèse pleurant vient, sans rien dire, se mettre à genoux devant sa maîtresse.

MADAME ROLAND.

Ma bonne Thérèse, de la force !... J’ai encore besoin de toi !... Pendant ma captivité, j’avais souvent prévu ce qui arrive. 

Elle tire un papier de son sein.

Alors j’écrivais ceci pour ma fille !... Puis tu trouveras d’autres écrits qui apprendront à me connaître, et défendront ma mémoire... Tu les remettras à un ami... Roland ne me survivra pas...

Elle ôte une petite croix.

À toi, Thérèse, cette petite croix qui vient de ma mère et que j’ai toujours portée !...

Thérèse baise sa main en sanglotant.

Maintenant ne pense plus qu’à mon enfant !...

Elle s’approche de Louise, qui se détache de sa sœur, près de laquelle elle était allée se placer.

Louise, celui qui vous aime, M. de Boismorel, officier distingué, pourra vous protéger tous... et obtenir un jour votre main... Quel trésor il aura dans votre cœur !

Elle tend la main à Louise qui pleure ; elle regarde et voit la duchesse pleurer aussi.

Quoi ! vous pleurez aussi, Madame ?... 

À Louise.

Pieuse fille !... 

À la duchesse.

Noble dame... vous pardonnez ?...

LA DUCHESSE, pleurant.

Une amie vous tend les bras !...

Elles s’embrassent.

CHARLES, à André, montrant la duchesse.

Elle a pardonné deux fois à ceux qui l’ont perdue !

MADAME ROLAND, allant à André et lui tendant la main.

Adieu, André !...

ANDRÉ, lui serrant la main.

À bientôt, peut-être !

MADAME ROLAND, à Charles.

Mon ami, nous ne nous quittons pas, nous !... Quel est ce bruit ?

On entend un bruit de voix dans la coulisse.

CHARLES.

Je ne suis pas venu seul ici : nos meilleurs amis, les plus nobles cœurs, et les plus grands talents, condamnés avec nous !... Héros et martyrs !

MADAME ROLAND.

Ô liberté ! que de crimes on commet en ton nom !

Elle s’appuie sur Charles, ils font quelques pas vers le fond ; la duchesse tombe évanouie dans les bras d’André ; Louise a baisé les mains de madame Roland avec effusion et va près de sa sœur ; Thérèse pleure. La toile tombe.

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