Le Château de ma nièce (Virginie ANCELOT)

Comédie en un acte, en prose.

Représentée, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 8 août 1837.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE STAINVILLE

M. DE LUSSAN

M. LE CHEVALIER D’ALBY

COMBAUD, valet de chambre de la Présidente

UN DOMESTIQUE

LA PRÉSIDENTE DE LA MORINIÈRE

LA COMTESSE DE SURGIS, sa nièce

MARGUERITE DE LUSSAN, sœur de M. de Lussan

 

L’action se passe eu 1745, au château de la comtesse de Surgis, à douze lieues de Paris.

 

 

À MADAME LA COMTESSE PALAMÈDE DE MACHECO

 

Je veux, chère amie, que ton nom soit inscrit sur ce petit ouvrage, en mémoire de notre amitié d’enfance, respectée par l’absence et le temps, qui respectent si peu de choses.

Mon intention a été de montrer, dans cette légère esquisse, que la seule puissance de l’esprit peut suffire à une femme élevée dans la retraite, et la rendre tout aimable, même au milieu d’un monde brillant et frivole où elle n’a jamais vécu ; car le bon goût est produit parle bon sens ; les bonnes manières sont l’expression des bons sentiments, et la fine et légère plaisanterie est la suite d’un bon esprit.

Tout cela existe dans une nature distinguée, et de même que les artifices de la toilette sont inutiles à la beauté parfaite, et ont été inventés pour en donner l’apparence à qui ne la possède pas, les usages du monde ont été convenus pour essayer d’imiter les vertus et les grâces. C’est la dorure qui reproduit l’éclat de l’or à sa superficie.

J’ai donc, cette fois encore, esquissé une figure de femme : car il y a une idée à laquelle ce que j’écris se rapporte toujours, même à mon insu, et cette pièce n’est vraiment que le rôle de la présidente.

Tu verras que j’ai fait venir cette noble provinciale de Dijon, la ville où je suis née, où commença notre amitié, où sont encore mes affections de famille. Plus on avance dans la vie, et plus il s’attache aux lieux où s’écoula notre enfance de touchants et chers souvenirs. La joie des premières années, les tendres soins qui les entourent, les surprises qu’apporte alors à notre esprit chaque nouvelle idée, cette confiance qu’inspire l’avenir, les douces illusions et toutes les brillantes espérances de la vie, planent entières et intactes autour de cette époque, et plus tard la pensée s’y reporte pour essayer de les retrouver.

Toutes deux nous avons quitté bien jeunes le pays natal ; toi pour le calme solennel d’un château de l’Auvergne, aux sites pittoresques et majestueux ; moi pour la vie agitée de la ville aux mille agitations. Pourtant, sur ce sol mouvant, où la fortune, la puissance, et même la gloire, ont si peu de stabilité, comme sous l’ombrage tranquille de tes forêts séculaires, notre amitié, fleur de nos jours d’enfance, a continué de croître paisiblement pour durer autant que notre vie.

 

Virginie Ancelot.

10 août 1837.

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER D’ALBY, M. DE LUSSAN

 

Le théâtre représente un salon. Porte au fond. Portes latérales. Une table, et tout ce qu’il faut pour écrire, à droite de l’acteur. Fauteuil à gauche.

Le chevalier entre par le fond ; l’autre par la porte à la gauche de l’acteur.

LE CHEVALIER.

Eh bien ! Lussan, quel horrible ennui l’on éprouve au château !... Vingt-quatre heures de sagesse !... c’est trop fort, il faut que cela finisse.

LUSSAN, il a l’air fort triste.

Je ne m’ennuie pas, moi.

LE CHEVALIER.

Vous êtes malheureux... cela occupe !

Lussan fait un mouvement.

Oui, vous êtes amoureux de ma cousine, et vous êtes jaloux du marquis de Stainville.

LUSSAN.

Ah ! je n’y veux plus penser !... Oui, je l’aimais de bonne foi, et de toute mon âme... Elle paraissait touchée de ma constance, et j’espérais... car, veuve et libre, son cœur devait seul être consulté pour un nouveau choix... Mais depuis l’arrivée du marquis, tout espoir m’a quitté, et mes regrets...

LE CHEVALIER.

Raison de plus pour vous amuser !... Moi aussi, j’ai des regrets ; j’aime votre sœur, Lussan, et nous sommes tous deux sans fortune. J’attends un héritage, il est vrai ; mais penser que mon mariage dépend d’un enterrement... c’est triste !... Tant qu’on dansait, qu’on jouait la comédie, qu’on faisait mille folies au château... à la bonne heure ! on pouvait supporter ses chagrins... mais à présent...

LUSSAN.

À présent, madame la comtesse de Surgis attend sa tante, sa grand’tante, la présidente de la Morinière, et tous nos amusements sont interrompus.

LE CHEVALIER.

Bah ! c’est un prétexte.

LUSSAN.

Comment !...

LE CHEVALIER.

Je parie qu’elle n’a annoncé l’arrivée de cette prétendue tante que pour ramener le calme dans ce château, dont le bruit fatiguait l’indolence du marquis.

LUSSAN.

Quoi ! madame de Surgis, qui cherchait tant les plaisirs, le bruit, les fêtes !... elle y renoncerait pour plaire à M. de Stainville ?... Elle aimerait donc bien cet homme blasé que tout ennuie, un fat qui, lui, ne peut rien aimer ?...

LE CHEVALIER.

Précisément : une difficulté vaincue, cela tente toutes les femmes !... D’ailleurs sa haute naissance, sa grande fortune... mon pauvre ami, il faut vous distraire, c’est ce que vous pouvez faire de mieux... et je veux vous aider !... Écoutez : je vais vous faire une confidence.

LUSSAN.

Quoi donc ?

LE CHEVALIER.

J’ai trouvé une petite vengeance !

LUSSAN.

Ah !

LE CHEVALIER.

Ils nous menacent d’une tante imaginaire... moi, je vais leur en donner une réelle.

LUSSAN.

Une tante ?...

LE CHEVALIER.

Lafleur, mon valet de chambre, est un garçon très intelligent ; nous ne sommes qu’à douze lieues de Paris... il y est allé cette nuit, pour la seconde fois, et vous verrez tout à l’heure arriver un vieux carrosse à l’ancienne mode, des chevaux qui ressemblent à ceux de l’Apocalypse, et une tante en conséquence. Ils sont au village voisin et se disposent à faire ici une entrée triomphale, à ma grande joie, et pour leur mystification à tous.

LUSSAN.

Ce n’est pas possible.

LE CHEVALIER.

Mais cela est !... Madame de Surgis n’a jamais vu sa tante : s’il est vrai qu’elle l’attende, elle s’y trompera... ce sera drôle !... Et dans tous les cas, cette plaisanterie troublera un peu la tranquillité dont nous avons le malheur de jouir.

LUSSAN.

Mais comment avez-vous pu vous procurer une tante ?...

LE CHEVALIER.

Soyez tranquille ! ma tante est tout aimable, vive, gaie, ne pensant qu’à s’amuser ! Ah ! si toutes les tantes étaient comme cela, il ferait bon être neveu, je vous assure.

LUSSAN.

Mais enfin, qui est-ce ?

LE CHEVALIER.

Ah ! ne grondez pas !... car c’est pour vous !... Oui, tenez, Lussan, je vois bien que depuis l’arrivée du marquis vous êtes tout changé, tout désespéré : le chagrin, cela fait mal !... Il faut des distractions, et quand ce ne serait que par amitié, je veux faire quelques folies !... on se doit à ses amis !

LUSSAN.

Et ma sœur ? que dira-t-elle ?

LE CHEVALIER.

Votre sœur ?... c’est aussi dans son intérêt !... Toutes les folies avant le mariage, afin de n’en plus faire après !... Ah ! mon Dieu !... j’entends sa voix... chut !... je m’éloigne... on n’aurait qu’à me retenir... Le secret, Lussan ! le secret !

Il sort vivement par le fond.

LUSSAN, à lui-même.

Quel étourdi !...

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS DE STAINVILLE, LA COMTESSE DE SURGIS, LUSSAN, MADEMOISELLE DE LUSSAN

 

Le marquis, la comtesse, et mademoiselle de Lussan entrent par la porte à droite de l’acteur.

MADAME DE SURGIS, vivement à Lussan.

Quoi ! le chevalier n’est pas ici ?...

MADEMOISELLE DE LUSSAN, avec colère.

Grand Dieu !...

LE MARQUIS, souriant.

Il sera allé au-devant de la présidente.

LUSSAN.

Que dites-vous ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Je parie, mon frère, que vous savez tout ! vous êtes le confident du chevalier.

MADAME DE SURGIS.

Ah ! j’espère que M. de Lussan ne se prêterait pas à une pareille inconvenance !

LUSSAN.

Une inconvenance ?...

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Ne faites pas l’étonné, mon frère !... La plaisanterie du chevalier est connue.

MADAME DE SURGIS.

Nous savons tous ses projets.

LUSSAN, à part.

C’était bien la peine de tant me recommander le secret !...

Haut.

Mais comment ?... qui vous a dit ?...

MADAME DE SURGIS.

Une de mes femmes a tout appris du valet de chambre du chevalier. Mais où est-il, lui ?... comment empêcher cette folie ?...

MADEMOISELLE DE LUSSAN, à part.

Je n’ose pas dire que je viens de lui écrire pour le supplier d’y renoncer.

MADAME DE SURGIS.

Et devinez-vous, monsieur de Lussan, quelle femme il a choisie pour jouer le rôle ma grand’tante ?... une soubrette de la Comédie Italienne.

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Qu’on dit charmante !... Oh ! c’est affreux.

LUSSAN.

Il s’ennuyait... beaucoup, depuis qu’on était un peu raisonnable...

MADAME DE SURGIS.

Est-ce ma faute ?... J’apprends que ma tante est à Paris et veut me surprendre en arrivant ici à l’improviste : eh bien, savez-vous ce que c’est que ma tante ?... une grave et sévère personne, élevée en province, mariée il y a vingt ans à mon grand oncle, qui en avait cinquante et qui était premier président au parlement de Dijon. Veuve depuis deux années, des affaires l’ont conduite en Allemagne, et elle aura ajouté à l’austérité des habitudes parlementaires la froide dignité germanique : qu’aurait-elle pensé en nous trouvant occupés de mille amusements frivoles !

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Elle n’a point d’enfants, est immensément riche, et vous êtes son unique héritière.

MADAME DE SURGIS.

Lui plaire, m’en faire aimer, moi qu’elle n’a jamais vue, c’est mon devoir et mon désir. J’ai donc voulu qu’elle fût reçue chez moi avec tous les honneurs et tous les égards que son âge, son caractère et ses habitudes commandent, et cette espièglerie du chevalier...

LE MARQUIS.

A été connue assez à temps pour empêcher que votre erreur ne prête à rire à la société et ne dérange la réception de votre tante. Je vous conseille donc, Mesdames, de rentrer chacune dans votre appartement dès qu’on apercevra le carrosse de cette femme. Vos gens sont prévenus, la fausse présidente ne trouvera personne sur son chemin, et une fois qu’elle sera entrée ici, je me charge de la congédier. Fiez-vous à moi !

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Si... vous cherchiez à lui plaire ?...

LE MARQUIS, souriant malignement.

Ah ! vous croyez que je devrais lui faire la cour, peut-être ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Rien que pour plaisanter.

LE MARQUIS, souriant.

Et pour empêcher qu’un autre la lui fasse ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Mais...

LE MARQUIS.

Mon Dieu ! si cela peut rendre service à quelqu’un, et qu’elle soit jolie, moi, je ne demande pas mieux.

MADAME DE SURGIS, un peu mécontente.

Ah ! vous, Monsieur, qui depuis quinze jours que vous êtes ici, semblez si insouciant, si dédaigneux... vous prendriez celle peine ?...

LE MARQUIS.

Dédaigneux ?... Ici ?... Oh, non !... mais je l’avoue, le monde et ses frivoles amusements ne m’inspirent plus qu’ennuis et dégoût, et je cherche un intérêt qui puisse redonner du charme à mes journées et du courage à mon cœur. Je savais. Madame, que votre château était le rendez-vous de-tous ceux qui placent la gaieté et la liberté bien avant les plaisirs de vanité et d’ostentation ; que chez vous on s’amusait sans prétention et sans soucis ; que vous étiez bonne, indigente et naturelle... Je suis venu, j’ai vu... je ne dirai pas comme César, mais enfin vous êtes veuve... il est vrai que vous n’avez pas vingt ans et que j’en ai plus de trente... Quoi qu’il en soit, ma famille me presse de me marier, et vous ne me défendez pas d’espérer.

LUSSAN, bas à sa sœur.

Je ne me trompais pas, il l’aime et je la perds, elle dont les promesses...

Madame de Surgis jette un regard sur Lussan.

MADEMOISELLE DE LUSSAN, bas à son frère.

Oui !... croyez aux promesses d’amour. Ah ! mon frère, je suis bien malheureuse aussi.

LE MARQUIS, à madame de Surgis.

Dans ce moment, si je veux voir cette femme, c’est uniquement pour vous rendre service et vous venger. Permettez-moi de regarder déjà ce devoir comme mon droit.

UN DOMESTIQUE, entrant par le fond.

Un carrosse entre dans l’avenue.

LE MARQUIS.

Déjà ! le cheval n’a pas perdu de temps.

MADEMOISELLE DE LUSSAN, à part.

Il n’a tenu aucun compte de ma prière.

LE DOMESTIQUE.

Le carrosse arrive au galop des chevaux.

LE MARQUIS.

Il est clair que ce n’est pas votre tante ; les chevaux du parlement ne vont qu’au pas.

MADEMOISELLE DE LUSSAN, à part.

Si je pouvais l’apercevoir avant de rentrer dans ma chambre !

MADAME DE SURGIS.

Retirons-nous jusqu’à ce que vous ayez éloigné cette femme.

LE MARQUIS, lui offrant la main.

Permettez...

Le domestique est sorti ; madame de Surgis, le marquis et mademoiselle de Lussan sortent par la porte de gauche.

LUSSAN, les regardant s’éloigner.

Oui, je dois perdre tout espoir et chasser de mon cœur ce cruel souvenir. Je partirai, je quitterai le château dès aujourd’hui, et je chercherai loin d’ici les plaisirs et les distractions. Mais tâchons de voir cette actrice qui a consenti à jouer un pareil rôle.

Il va à la porte du fond.

Eh ! vraiment c’est une jeune et jolie femme. Comment n’a-t-elle pas seulement les habits de son caractère ? Elle approche... allons, il faut qu’elle fasse une entrée aussi solitaire dans le salon que dans l’antichambre.

Il sort par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

LA PRÉSIDENTE, entrant seule par le fond

 

Encore à la porte.

Quoi donc ! personne ici !...

Elle entre.

Personne au bout de l’avenue, au perron, au vestibule !... personne nulle part !... Si nous étions en temps de guerre, on pourrait croire que le château de ma nièce a été pris d’assaut et tous les habitants passés au fil de l’épée. Mais ici l’on ne fait la guerre qu’à l’ennui, et, si ce n’est pas toujours sans danger, les suites du moins n’en sont pas si funestes. Allons !...

Elle s’assied sur le fauteuil à gauche.

Peut-être ai-je eu tort d’arriver ainsi sans me faire annoncer ? Feu M. de la Morinière aurait appelé cela une inconvenance. C’était un homme de mérite que M. le premier président ! et je l’estimais tant que j’avais fini par l’aimer malgré ses quarante ans de trop. Mais moi ? qui en ai maintenant près de trente, et qui, au sortir du couvent, entrai dans son austère maison, je n’y appris rien des plaisirs du monde. Ces plaisirs, disait M. le président, ces jeux, cette gaieté que d’autres peuvent se permettre et que moi-même j’ai connus jadis, mes sévères devoirs me les défendent aujourd’hui. Ceux dont l’honneur ou la vie est à la merci de mes lumières, que penseraient-ils si je me livrais à la dissipation ?... Il avait raison, sans doute... et moi, pauvre femme de vingt ans, je vivais comme un juge de soixante.

Elle se lève.

Aussi, parfois, il s’éveillait en moi un vague désir de plaisirs inconnus. Ma pensée s’envolait vers ce monde qui m’était interdit, et je me disais : Il doit pourtant y avoir une autre manière d’être heureuse. Parfois aussi je sentais une folle gaieté, une envie de rire, de plaisanter ! Mais il fallait comprimer ces joies d’enfant que les sévères habitudes de nos journées et les gens si graves qui m’entouraient ne me permettaient pas. Depuis deux ans que je suis veuve et libre, d’importantes affaires m’ont conduite en Allemagne : une année passée à Vienne m’a fait voir la société, ses usages ne me sont pas tout à fait étrangers, car le grand monde est, dit-on, le même dans toutes les grandes villes. Mais c’est Paris surtout que je brûle de connaître ! où il me semble que je vais commencer à vivre ! Paris que je n’ait fait qu’entrevoir ; car il faut le quitter bien vite si l’on ne veut pas s’y oublier. Il me tardait de voir ma nièce, de chercher près d’elle les douces et intimes affections de famille que j’ai toujours désirées. Oui, mon isolement m’attriste. Ma liberté, ma richesse sont de grands biens sans doute ! mais le plaisir de les avoir ne vaut peut-être pas le bonheur de les donner. Aussi j’étais empressée d’arriver ; et, grâces aux informations que j’ai prises, je vais qui je vais rencontrer dans ce château. C’est d’abord le brillant marquis de Stainville, dont la conquête tente la vanité de ma nièce... qui lui sacrifie l’amour sincère de M. de Lussan ; puis le cousin de madame de Surgis, un étourdi de chevalier dont on m’a raconté mille extravagances, et enfin cette bonne petite Marguerite de Lussan, qui, dit-on, ne le voit pas avec indifférence. N’oublions pas ces renseignements. Avec eux je ne serai pas dépaysée au milieu des gens qui habitent ici, et je tâcherai de ne pas trop prêter à rire aux dépens de la provinciale. Mais on tarde bien... en entrant, j’ai envoyé un de mes gens avertir ma nièce... Ah ! le voici...

 

 

Scène IV

 

LA PRÉSIDENTE, COMBAUD, effaré et en désordre, entrant par le fond

 

LA PRÉSIDENTE.

Combaud, mon valet de chambre, en cet état !...

COMBAUD.

Le ciel soit loué !... madame la présidente existe encore.

LA PRÉSIDENTE.

Comment ?

COMBAUD.

Mais il n’y a pas de temps à perdre pour prendre la fuite.

LA PRÉSIDENTE.

Êtes-vous ivre, Combaud ?

COMBAUD.

Ah ! cet affront après ceux que je viens d’endurer.

LA PRÉSIDENTE.

Des affronts ? ici ? Que s’est-il donc passé ?

COMBAUD.

Il s’est passé... D’abord j’ai annoncé, avec toute la dignité convenable, l’arrivée de madame la présidente.

LA PRÉSIDENTE.

Eh bien ?

COMBAUD.

Eh bien ? les gens m’ont ri au nez, et aucun n’a voulu dire à madame la comtesse que sa tante était au château.

LA PRÉSIDENTE.

C’est incroyable.

COMBAUD.

Alors, j’ai voulu y aller moi-même. Ah bien ! oui... Ils se sont jetés sur moi, m’ont assommé, et m’auraient tué sans doute, si je n’étais parvenu à m’échapper de leurs mains.

LA PRÉSIDENTE.

Je n’y comprends rien !

COMBAUD.

Je suis bien forcé, moi, de comprendre leurs coups de poing et leurs coups de pied... C’est clair cela !... et les injures donc !...

LA PRÉSIDENTE.

Mais que pouvaient-ils dire ? je veux le savoir.

COMBAUD.

Vous le voulez ? Eh bien ! ils disaient que madame la présidente n’était pas une présidente.

LA PRÉSIDENTE.

Ah !

COMBAUD.

Qu’on les avait prévenus ; que personne n’y serait trompé ; que c’était abominable de venir ainsi sous un nom supposé, et de profiter de ce qu’on attendait une vraie tante...

LA PRÉSIDENTE, se recueillant.

Un nom supposé ? Il y a quelque méprise. Voyons, Combaud, on attendait une tante ?

COMBAUD.

Oui, Madame, et l’on avait tout préparé ; mais ce n’est pas vous.

LA PRÉSIDENTE.

Ce n’est pas moi ?

COMBAUD.

Quelque chose que j’aie pu dire, ils ont prétendu que j’étais payé pour jouer la comédie.

LA PRÉSIDENTE.

Allons, il y a là-dessous un mystère que je pénétrerai.

COMBAUD.

Les coups que j’ai reçus...

LA PRÉSIDENTE.

Écoutez, Combaud, il faut voir la suite.

COMBAUD.

Comment ! il y aura une suite ?

LA PRÉSIDENTE.

Je veux éclaircir cette plaisanterie.

COMBAUD.

On a une drôle de manière de plaisanter dans ce pays-ci.

LA PRÉSIDENTE.

Il est évident qu’on avait été averti de mon voyage ; qu’on avait tout disposé pour l’arrivée de la présidente, mais qu’on ne croit pas que ce soit moi... Tâchons donc de savoir pour qui l’on me prend.

 

 

Scène V

 

MADEMOISELLE DE LUSSAN, LA PRÉSIDENTE, COMBAUD

 

MADEMOISELLE DE LUSSAN, se montrant à la porte à droite. À part.

Voyons quelle figure elle a.

LA PRÉSIDENTE, l’apercevant, à Combaud.

Et tenez, j’aperçois une petite mine qui ne doit effrayer personne. Rassurez-vous, Combaud, et pourtant, que mon carrosse reste au bas du perron. Allez...

Combaud sort par le fond ; la présidente va à mademoiselle de Lussan.

Approchez, Mademoiselle... mais approchez donc... Je suis...

MADEMOISELLE DE LUSSAN, avec ironie.

Madame la présidente de la Morinière, n’est-il pas vrai ?

LA PRÉSIDENTE.

Sans doute... et ce ton...

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Allez, nous savons tout.

LA PRÉSIDENTE.

Que savez-vous ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Que vous venez ici pour plaire au chevalier.

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! au chevalier ?

À part.

C’est la jeune Marguerite de Lussan.

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Il est un peu étourdi ! mais autrefois...

LA PRÉSIDENTE.

Autrefois ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Il était bon, sage, excellent, avant d’avoir fait certaine connaissance...

LA PRÉSIDENTE, souriant.

S’il n’a pas fait d’autre connaissance que celle que vous supposez, je vous assure qu’il est toujours bon, sage et excellent.

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Vraiment ?

LA PRÉSIDENTE.

Écoutez, ma belle enfant : vous dites donc qu’on savait mon arrivée au château ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Certainement, vous veniez pour vous amuser.

LA PRÉSIDENTE.

C’est vrai ; eh bien ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Eh ! bien ! suivez mon conseil, repartez tout de suite ; c’est ce que vous avez de mieux à faire.

LA PRÉSIDENTE.

Vous trouvez ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

D’ailleurs, depuis qu’on a su que la présidente devait venir, presque toutes les personnes qui étaient au château ont reçu des lettres qui les forçaient de partir, et moi-même je vais le quitter aujourd’hui avec mon frère, car il n’y a plus ici pour nous que du malheur.

LA PRÉSIDENTE.

Du malheur ? mais on était si gai dans ce château, disait-on ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Sûrement... on se divertit pour se distraire. Est-ce qu’on aurait besoin de tant de bruit si l’on était heureux ?

LA PRÉSIDENTE, à part.

Serait-ce là ce bonheur qui de loin me semblait si beau ?

Haut.

Mais pourquoi toutes ces autres personnes sont-elles parties ? Pourquoi n’ont-elles pas voulu se trouver avec la présidente ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

C’est qu’elle a mille préjugés ridicules.

LA PRÉSIDENTE.

Ah !

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Elle ne connaît rien ni aux manières ni à l’esprit qui peuvent plaire ici.

LA PRÉSIDENTE.

J’entends.

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Je ne devrais pas être près de vous ; mais j’ai voulu vous donner un bon conseil... profitez-en... votre ruse est découverte.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Ah ! madame la présidente de la Morinière est une personne ridicule ? Elle ne comprend rien à l’esprit et aux conversations du monde ? Nous verrons...

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Ciel ! M. le marquis !

LA PRÉSIDENTE.

Ah ! ah ! ce terrible marquis...

 

 

Scène VI

 

MADEMOISELLE DE LUSSAN, LE MARQUIS, LA PRÉSIDENTE

 

LE MARQUIS, entrant par le fond.

Que vois-je ? Vous ici, Mademoiselle ? Vous, qui ne deviez pas sortir de votre chambre ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Un peu de curiosité, je l’avoue... mais je me retire.

LE MARQUIS.

Voulez-vous me permettre de vous offrir ma main ?

Il la conduit jusqu’à la porte de droite.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Je suis un peu curieuse de le connaître, ce célèbre marquis, dont on m’a tant parlé.

LE MARQUIS, revenant en scène, à lui-même.

Elle est, ma foi, fort jolie.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Voyons si je découvrirai pour qui l’on me prend ?

LE MARQUIS, après avoir salué.

Maintenant que nous voilà seuls, parlons raison.

LA PRÉSIDENTE.

C’est tout ce que je demande.

LE MARQUIS.

Vous allez renoncer au personnage que vous deviez jouer ici, et reprendre vos rôles ordinaires.

LA PRÉSIDENTE, étonnée.

Mes rôles ?

LE MARQUIS.

Oui, les soubrettes, les travestissements...

LA PRÉSIDENTE.

Ah !

LE MARQUIS.

Vous y excellez... à ce qu’on ma dit... car moi, je ne vais jamais qu’au théâtre de la cour.

LA PRÉSIDENTE.

Au théâtre ?

LE MARQUIS.

Mais ce diable de chevalier, il va partout, lui... c’est un vrai mauvais sujet, n’est-ce pas ?

LA PRÉSIDENTE.

Sans doute !... et moi, je suis...

LE MARQUIS.

Une charmante actrice... c’est connu.

LA PRÉSIDENTE.

Ah !...

À part.

Me voilà donc au fait !...

Haut.

Je suis une actrice qui joue les soubrettes, et qui...

LE MARQUIS.

Êtes venue, à la prière du chevalier, pour représenter une respectable tante de province que nous attendions à notre grand ennui.

LA PRÉSIDENTE, à part.

C’est aimable !

LE MARQUIS.

Et pour laquelle madame de Surgis nous avait fait interrompre bals, jeux et comédie.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Ah ! elle voulait se cacher de moi ?...

LE MARQUIS.

Vous voyez que nous savons tout... mais cet espiègle de chevalier aurait bien dû songer qu’on ne pourrait s’y tromper.

LA PRÉSIDENTE, souriant.

Et qu’on ne me prendrait pas pour une vieille maussade et grondeuse tante, comme on vous a dit qu’était la présidente de la Morinière !

LE MARQUIS.

Certainement.

LA PRÉSIDENTE, à part.

Il paraît que, pour être de fantaisie, mon portrait n’en était pas plus flatté... ah... ah ! il faut que je me venge.

LE MARQUIS.

Cette vive gaieté, ce doux sourire, tout trahissait la vérité.

LA PRÉSIDENTE.

Vous croyez ?

LE MARQUIS.

Maintenant, votre rôle est fini.

LA PRÉSIDENTE.

Peut-être !

LE MARQUIS.

Il n’aura pas été brillant.

LA PRÉSIDENTE.

C’est ce qu’il faudra voir.

LE MARQUIS.

Quand je suis entré, vous aviez un air embarrassé, craintif, qui vous eût fait deviner, quand même nous n’aurions pas su à l’avance que vous n’étiez point la présidente.

LA PRÉSIDENTE.

Ce n’est pas étonnant... j’ignorais...

LE MARQUIS.

Sûrement... quand on ne sait pas à qui l’on parle...

LA PRÉSIDENTE.

On peut faire et dire mille choses ridicules.

LE MARQUIS.

Je le crois.

LA PRÉSIDENTE, le regardant.

Et moi, j’en suis sûre !... À présent, ce sera différent ; je commence enfin à savoir positivement ce que je dois dire et faire.

LE MARQUIS.

À présent, vous ne forcerez plus vos grâces naturelles pour une dignité qui ne vous va pas ; vous ne prétendrez plus à notre respect, mais à notre amour.

LA PRÉSIDENTE.

Pas plus à l’un qu’à l’autre.

LE MARQUIS.

Seriez-vous donc si dédaigneuse ?

LA PRÉSIDENTE.

Seriez-vous donc si présomptueux ?

LE MARQUIS.

Présomptueux !... vous croyez encore être une grande dame !

LA PRÉSIDENTE.

Et je ne le suis pas...

À part.

Prenons l’esprit de mon rôle.

LE MARQUIS.

Vous n’êtes plus qu’une jolie femme.

LA PRÉSIDENTE.

Ai-je gagné ou perdu au change ?

LE MARQUIS.

Gagné cent pour cent !... et nous donc ?

LA PRÉSIDENTE.

Nous ?

LE MARQUIS.

Heureux celui qui peut faire reconnaître ses droits.

LA PRÉSIDENTE.

On ne perd pas de temps pour les faire valoir, à ce qu’il me paraît.

LE MARQUIS.

Le succès en toute chose se dispute ici à la course ; le prix est à celui qui va le plus vite.

LA PRÉSIDENTE.

Ah !

LE MARQUIS.

On commence par se plaire, par s’aimer.

LA PRÉSIDENTE.

Avant de se connaître ? c’est peut-être prudent.

LE MARQUIS.

Vous pensez ?

LA PRÉSIDENTE.

Il y a tant de gens qu’on ne peut plus aimer quand on les connaît !

LE MARQUIS.

Heureusement, je ne puis prendre cela pour une personnalité, car vous ne me connaissez pas.

LA PRÉSIDENTE.

Oh ! qui ne connaît pas le marquis de Stainville, l’homme le plus spirituel de la cour, dont les bons mots sont cités partout ?

LE MARQUIS.

Si l’on vous a dit cela, vous allez croire que je garde mon esprit pour une meilleure occasion.

LA PRÉSIDENTE, souriant.

Ah ! l’on ne peut pas penser que monsieur le marquis soit pour l’esprit comme les autres pour l’argent ; qu’il vienne à la campagne afin de faire des économies ?

LE MARQUIS.

À quoi bon faire des économies ? je compte ne plus rien dépenser.

LA PRÉSIDENTE.

Que voulez-vous dire ?

LE MARQUIS.

Que je suis rentré dans la vie réelle et positive.

LA PRÉSIDENTE.

Quelle plaisanterie !

LE MARQUIS.

Je ne plaisante plus.

LA PRÉSIDENTE.

Vous, chargé d’amuser jusqu’au roi ?

LE MARQUIS.

Si j’ai perdu l’esprit qu’il faut pour cela ?

LA PRÉSIDENTE, riant.

Comment serait-il parti ?

LE MARQUIS.

D’abord, il faudrait savoir comment il m’était venu.

LA PRÉSIDENTE.

Vous n’avez eu qu’à parler.

LE MARQUIS.

Au contraire ! je n’ai rien dit.

LA PRÉSIDENTE.

Ah !

LE MARQUIS.

Nous étions trois frères...

LA PRÉSIDENTE.

D’une grande et illustre famille, je le sais. Mais continuez donc, je vous écoute.

LE MARQUIS.

L’aîné héritait naturellement du titre, de la fortune et d’une grande charge à la cour, le second eut un régiment ; le troisième... c’était moi... devait entrer dans l’église ; je refusai... ma famille parla de Malte, de... que sais-je ?... moi, je ne voulus rien entendre.

LA PRÉSIDENTE.

Oui, l’on m’a dit que vous aviez toujours passé pour être un peu singulier.

LE MARQUIS.

Pas du tout ! j’étais seulement très paresseux et fort ignorant ; un précepteur avait été chargé de m’enseigner le latin qu’il ne savait guère, et les usages du monde qu’il ne savait pas ; mais il ne me fallait à moi que ma liberté... commander ou obéir me déplaisait également, car ceux qui commandent et ceux qui obéissent ici me semblent également frivoles et inconséquents. Enfin on cessa les prières, et je me crus tranquille possesseur de ma personne... ah ! bien oui ! je m’aperçus tout à coup que j’étais l’objet de l’attention ; le roi me distinguait, on m’entourait... Devinez ce qui était arrivé ? Pour me donner à la cour une position particulière, ma famille conspirait contre moi ; on répandait que j’étais sans ambition, dédaignant la grandeur, méprisant le pouvoir... un original enfin !... ce qui suppose toujours un esprit supérieur.

LA PRÉSIDENTE.

Vous étiez de la conspiration sans le savoir.

LE MARQUIS.

On allait jusqu’à me prêter des bons mots, et je me trouvai sans m’en douter avec une réputation d’homme d’esprit à soutenir, c’est-à-dire avec la charge qui coûte le plus et qui rapporte le moins.

LA PRÉSIDENTE.

Et, au dire de tous, on ne pouvait la mieux remplir.

LE MARQUIS.

Mon pauvre frère aîné, qui n’avait rien à désirer, et qui représentait la dignité de la famille, mourut... d’ennui peut être ; le second se fit loyalement tuer l’année dernière, au siège de Fribourg... Fortune, titres, charges, tout me revint alors ; le roi va me donner un gouvernement ; mes parents veulent que je marie. Ainsi, l’honneur, la gloire, la postérité de la famille reposent maintenant sur moi seul. Se charge de l’esprit qui voudra... j’ai donné ma démission.

LA PRÉSIDENTE.

Mais on ne l’a peut-être pas acceptée ?

LE MARQUIS.

Au reste, moi, je ne connais que deux choses au monde, l’ennui et l’amusement... Fuir l’un et chercher l’autre, voilà toute la vie, n’est-il pas vrai ?

LA PRÉSIDENTE.

Mais je parierais que vous trouvez toujours celui que vous ne cherchez pas. Que serait-ce donc loin de la cour et de Paris ? Aussi, je suppose que ce gouvernement dont vous parliez...

LE MARQUIS.

Manger à la cour les cent mille écus qu’il rapporte...

LA PRÉSIDENTE.

Est tout ce que vous pouvez faire pour la province, n’est-ce pas ? S’imagine-t-on monsieur le marquis habitant une petite ville, recevant les notables de l’endroit, et faisant sa cour... à une présidente, peut-être ?

LE MARQUIS, riant.

Ah ! ah !

LA PRÉSIDENTE.

Eh ! mais vous vouliez bien me faire la cour, à moi ?

LE MARQUIS.

C’est très différent !... d’abord, j’ai des chances de succès.

LA PRÉSIDENTE.

Je ne crois pas.

LE MARQUIS.

Et si je voulais me faire aimer ?

LA PRÉSIDENTE.

On ne peut pas tout ce qu’on veut.

LE MARQUIS.

J’ai bien envie de vous prouver le contraire.

LA PRÉSIDENTE.

Ce serait singulier.

LE MARQUIS.

Ce serait charmant.

LA PRÉSIDENTE.

Eh ! mon Dieu ! à quoi cela vous servirait-il ? est-ce que l’amour d’une femme est un cadeau de noce à parer la corbeille d’une mariée ?

LE MARQUIS.

Ah ! vous savez ?... un projet de mariage ?

LA PRÉSIDENTE.

Oui, vous offrez votre nom, votre rang, votre fortune à une femme...

LE MARQUIS.

Qui ne demande que cela de moi.

LA PRÉSIDENTE.

Vous la prenez sans savoir si elle vous convient, sans désirer qu’elle vous aime.

LE MARQUIS.

Je ne suis pas romanesque, et il est temps que je me range.

LA PRÉSIDENTE.

C’est-à-dire qu’après avoir fait des folies à vous tout seul, vous voulez faire une sottise à deux ?

LE MARQUIS, vivement.

Que tu as d’esprit ! Lisette... ou Marton ?

LA PRÉSIDENTE, lui lançant un regard fâché.

Ah !

LE MARQUIS, d’un ton plus cérémonieux.

Je sens vraiment le désir de vous plaire : mon esprit et mon cœur se réveillent près de vous.

LA PRÉSIDENTE, moqueuse.

C’est cela !... Homme de cour et fort ennuyé, vous aimez la nouveauté, n’est-il pas vrai ?... Oui, quelque chose ici vous manque, monsieur le marquis, je le parierais ! Cette vie inutile, toute de vanité frivole et mesquine ; cette femme que vous épousez sans que votre cœur l’ait choisie, sans que le sien se soit ému pour vous, ah ! tout cela vous semble insipide, n’est-ce pas ?...

Avec un profond dédain.

Vous rêviez mieux peut-être ?... mais croyez-vous donc que l’actrice... Lisette ou Marton, comme vous dites, puisse vous donner tout ce qui vous manque ?

LE MARQUIS.

Ce ton dédaigneux...

LA PRÉSIDENTE.

Vous étonne ?... Oh ! sans doute ce n’est pas ainsi qu’on accueille d’ordinaire les doux propos de monsieur le marquis... Oui, je sais qu’il est des femmes étourdies et folles qui cherchent avec empressement ces hommes oisifs qui n’apportent près d’elles que des heures dont ils ne savent que faire, des paroles qui ne veulent rien dire, et une fastueuse inutilité dont ils sont vains. On m’avait dit cela ; mais j’en doutais encore, car je croyais qu’une femme devait garder son empressement pour le mérite, son estime pour les talents, son sourire pour ce qui est vraiment aimable, et sa tendresse pour celui dont la vie est glorieuse et utile.

LE MARQUIS.

Utile ?...

LA PRÉSIDENTE.

Oui, utile !... ce qui n’empêche ni d’être agréable n’y d’être amusant...

Riant.

Car, convenez-en, monsieur le marquis, il y a bien des gens qui ne sont bons à rien, et qui n’en sont pas moins mortellement ennuyeux... Mais j’entends du bruit... la comtesse sans doute ?

LE CHEVALIER, en dehors.

Ce n’est pas elle.

LE MARQUIS.

La voix du chevalier !

LA PRÉSIDENTE, à part.

Ah ! le chevalier qui avait imaginé une si jolie plaisanterie !

LE MARQUIS.

J’entends aussi madame de Surgis.

Il va au-devant d’eux.

LA PRÉSIDENTE, à part, sur le devant.

Bien... voici l’ennemi... À mon tour à présent !... Du courage et même un peu d’audace ! nous verrons si ce sera toujours aux dépens de la présidente qu’on rira.

 

 

Scène VII

 

LUSSAN, MADEMOISELLE DE LUSSAN, LE CHEVALIER, MADAME DE SURGIS, LE MARQUIS, LA PRÉSIDENTE

 

LE CHEVALIER, dans le fond, à demi-voix.

M. le marquis est encore là, il va me défendre, me justifier à vos yeux.

LE MARQUIS.

Du moins, chevalier, si quelqu’un ici est fente de vous gronder, ce n’est pas moi ; car, en vérité, pour être juge contre elle, il ne faut ni la voir ni l’entendre.

LE CHEVALIER.

Je ne l’ai jamais entendue, je ne l’ai jamais vue, et, je le répète, la crainte de vous déplaire m’a fait renoncer à la plaisanterie dont on vous a parlé.

MADAME DE SURGIS.

Qui est-ce donc ?

Tout le monde s’est approché.

LA PRÉSIDENTE.

Allons, chevalier, plus de mensonges !... Tout est fini... l’embarras où m’a jetée votre absence a trahi tous nos secrets.

LE CHEVALIER, stupéfait.

Nos secrets ?

MADAME DE SURGIS, étonnée.

Comment ?

LA PRÉSIDENTE.

Eh bien ! oui, nos secrets pour nous moquer ensemble des tantes, des nièces, des marquis, des...

LE CHEVALIER, confondu.

Mais je ne vous connais pas, moi !

LE MARQUIS, à part, étonné.

Qu’est cela ?

LA PRÉSIDENTE.

Puisque je vous dis que la plaisanterie est terminée.

LE CHEVALIER.

Laquelle ?

LA PRÉSIDENTE, riant.

Ah çà ! qu’a-t-il donc, M. le chevalier ? Il ne reconnaît plus ses amis... il ne se souvient plus, dans le grand monde, de ceux avec lesquels il se délasse de l’ennui qu’il y éprouve ?

LE CHEVALIER, allant à madame de Surgis.

Écoutez-moi, Madame !

MADAME DE SURGIS, s’éloignant de lui.

Cette obstination... c’est trop inconvenant !...

LA PRÉSIDENTE.

Il faut excuser le chevalier... trop sûr de la tendresse d’une enfant, il cherche des distractions.

LE CHEVALIER, à mademoiselle de Lussan.

Ah ! ne croyez pas !...

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Fi ! Monsieur !... vous êtes impardonnable !... Nous ramener ici en protestant que vous ne connaissez pas madame... quelle imposture !... Je ne veux vous revoir de ma vie...

Elle sort par la porte de droite.

 

 

Scène VIII

 

LUSSAN, LE CHEVALIER, LA COMTESSE, LE MARQUIS, LA PRÉSIDENTE

 

LE CHEVALIER.

Est-on plus malheureux ?

À la présidente.

Et c’est vous, Madame...

LA PRÉSIDENTE, l’interrompant.

Quoi donc ?... je viens ici (tout le monde le sait, car on me le répète depuis une heure), je viens uniquement pour vous faire plaisir... et cela n’a pas l’air de vous faire plaisir du tout.

LE CHEVALIER.

Comment ? moi, qui...

LA PRÉSIDENTE, l’interrompant.

Vous deviez tant rire de la figure que chacun ferait en me voyant !... et il n’y a que vous qui fassiez une figure risible !

LE MARQUIS, à part.

Est-ce lui qui se moque de nous ? est-ce elle qui se moque de lui ?

LE CHEVALIER, avec impatience.

Encore une fois, je n’y puis rien comprendre.

MADAME DE SURGIS.

Ah ! c’est affreux, Monsieur !... Et vous, Madame, comment avez-vous eu l’idée de venir ici ?

LA PRÉSIDENTE.

Mais... ne m’attendait-on pas ? n’étais-je pas invitée à prendre part à vos plaisirs, à jouer aussi un rôle dans la comédie ?

MADAME DE SURGIS.

Mais enfin...

LA PRÉSIDENTE, l’interrompant.

N’est-ce pas jouer la comédie, qu’essayer de passer aux yeux de tous pour ce qu’on n’est point ; qu’accepter, par exemple, la main d’un homme, c’est-à-dire lui promettre sa tendresse, quand on ne peut la lui donner ?...

Elle fixe ses regards sur madame de Surgis, qui fait un mouvement.

MADAME DE SURGIS.

Madame !...

LA PRÉSIDENTE, regardant Lussan.

Quand un autre la possède, et qu’on sacrifie pourtant et l’amour qu’il éprouve et celui qu’il inspire à un rang, à une fortune qu’il ne peut offrir et dont la vanité ne saurait se passer ?...

LUSSAN, à part.

C’est très bien ce qu’elle dit là !

LA PRÉSIDENTE, continuant et regardant le marquis.

Offrir à toutes les femmes un amour menteur ; déployer l’esprit, les grâces qui peuvent les charmer ; et, s’il en était une qui mît son bonheur dans notre tendresse, l’abandonner bientôt pour des distractions nouvelles, ah ! voilà la comédie qu’on ne devrait pas jouer, voilà celle où je ne voudrais pas de rôle, moi, et à laquelle je conseillerai toujours de renoncer.

MADAME DE SURGIS.

Quel langage !

LE CHEVALIER, à demi-voix.

Vous voyez bien que c’est la présidente... Est-ce que Marton ferait de la morale ?

LA PRÉSIDENTE, à Lussan.

Vous, Monsieur, au lieu de vous charger du rôle de soupirant malheureux, ce qui est toujours un peu triste, que ne demandiez-vous conseil au chevalier ?

LUSSAN.

À lui ?

LA PRÉSIDENTE, souriant.

Sans doute ! un chevalier de Malte !... Est-ce que les chevaliers de Malte ne sont pas institués pour soumettre les infidèles ?

MADAME DE SURGIS, à part.

Infidèle !...

LE MARQUIS, à demi-voix.

Vous voyez bien que c’est Marton... Est-ce qu’une présidente plaisanterait ainsi ?

LA PRÉSIDENTE.

Le bon sens naturel d’une femme étrangère au monde a dissipé le nuage qui enveloppait la vérité ; chacun sait maintenant à quoi s’en tenir. Chevalier, vous êtes un étourdi, vous ne connaissez pas encore le prix d’un naïf et sincère attachement, et vous courez trop après toutes les femmes pour qu’on vous en donne une à vous.

LE CHEVALIER.

Quoi... encore ?

LA PRÉSIDENTE, l’interrompant et s’adressant à Lussan.

Monsieur de Lussan, vous aimez de bonne foi : il vous en faut une qui sache préférer votre affection à de vains plaisirs : vous la cherchiez où elle n’était pas.

MADAME DE SURGIS.

Je ne souffrirai pas plus longtemps...

Le marquis l’arrête.

LA PRÉSIDENTE, s’adressant au marquis.

Quant à vous, marquis, ah ! vraiment, il n’est pas facile de savoir ce que vous voulez : vous ne le savez pas vous-même !... Il faudrait amuser votre esprit, qui a le droit d’être difficile, intéresser votre cœur... il faudrait... mais de plus habiles s’en chargeront, sans doute.

Elle passe entre le marquis et la comtesse. À madame de Surgis.

Vous, Madame, vous apprendrez peut-être que les conquêtes sont plus faciles à faire qu’à garder, et que, si le brillant éclat d’une femme à la mode les attire, il faut quelque chose de mieux pour les fixer.

Mouvement de madame de Surgis. La présidente continue.

Recevez pourtant mes remerciements pour votre hospitalité, quelque singulière qu’elle ait pu me paraître : je lui dois de connaître ce que vous cachiez à d’autres, et la vérité est une si belle chose, qu’on ne peut la payer trop cher !... Chevalier, donnez-moi la main... Vous m’avez exposée à tant d’inconvénients à mon arrivée, que vous ne pouvez vous dispenser de protéger mon départ. Adieu, Madame, excusez-moi si je ne sais pas les beaux usages du grand monde.

Elle sort avec le chevalier.

 

 

Scène IX

 

LUSSAN, MADAME DE SURGIS, LE MARQUIS

 

MADAME DE SURGIS.

Quelle est cette femme ?

LE MARQUIS.

Je l’ignore et n’y comprends plus rien.

MADAME DE SURGIS.

Certes, ce n’est pas la présidente, mariée à mon oncle avant ma naissance, et dont j’entends parler depuis le berceau. Elle ne peut être une jeune et jolie femme : une grand’tante n’aurait pas cette tournure.

LE MARQUIS.

Une soubrette de la Comédie Italienne ne saurait avoir ce langage.

MADAME DE SURGIS.

C’est juste ; mais alors qui est-elle ?

LE MARQUIS.

Ma foi, je suis si curieux de le savoir, que je vais la suivre à l’instant même.

LUSSAN, vivement.

Oh ! c’est moi qui veux l’accompagner.

LE MARQUIS.

Vous dont le cœur a tant d’occupations !

LUSSAN.

Vous dont l’âme est si désœuvrée !

MADAME DE SURGIS.

Eh quoi ! Messieurs, vous disputer ici à qui s’attachera aux pas de cette femme ?

LE MARQUIS.

Pardon, Madame, pardon ! mais je n’aurai pas un moment de repos que je n’aie su qui elle est.

Il sort par le fond.

LUSSAN.

Et moi, il faut absolument que je la rejoigne.

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

MADEMOISELLE DE LUSSAN, MADAME DE SURGIS

 

MADAME DE SIRGIS, seule.

Partis !... occupés d’elle seule et me quittant ainsi !... Quoi ! M. de Lussan !... lui !

MADEMOISELLE DE LUSSAN, à la porte de droite.

Est-elle sortie ?

MADAME DE SURGIS.

Oui, ma chère Marguerite, et tous l’ont suivie !... Votre frère lui-même !... Ah ! si vous pouviez lire dans mon cœur !... Ma douleur m’éclaire !... votre frère... je l’aimais.

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Vous l’aimiez ?... et vous écoutiez le marquis ?

MADAME DE SURGIS.

Vous saurez tout !... Oui, cette femme a deviné !... Une folle dissipation a dérangé ma fortune, et le marquis m’offrait une opulence à laquelle je suis habituée... mais je sens qu’elle ne me donnerait pas le bonheur, et que je ne peux le trouver qu’avec lui... que j’ai perdu, peut-être, car il est parti !

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Perdu ?... parti ?... non, non, non, c’est impossible !... On avait dit à vos gens de s’amuser un peu de ceux de cette femme : ils ont si bien usé du privilège, que son cocher est enfermé au belvédère, les chevaux et la voiture à une demi-lieue d’ici !... Un seul de ses gens échappé est allé, a-t-il dit, chercher secours à la ville voisine. Je venais vous avertir de tout cela.

MADAME DE SURGIS.

Ah ! mes gens ont abusé de la permission ! Je vais voir et donner l’ordre qu’un carrosse soit préparé et emmène cette femme.

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

Un mot de vous retiendra mon frère pour toujours !... Mais, j’entends du bruit, c’est peut-être elle qui revient ?

MADAME DE SURGIS.

Suivez-moi, ma chère, nous retiendrons aussi le chevalier !... quelque coupables qu’ils soient, il vaut mieux leur pardonner que de laisser cette inconnue l’emporter sur nous. Je l’entends ! venez ! et ne nous trouvons pas une seconde fois avec elle.

Elles sortent par la porte de droite ; la présidente entre par le fond.

 

 

Scène XI

 

LE CHEVALIER, LA PRÉSIDENTE, LUSSAN, LE MARQUIS

 

LA PRÉSIDENTE, entrant.

Me voilà prisonnière !... Aucun moyen de partir !... mes gens, ma voiture, tout a disparu ! Et je pourrais m’effrayer ; car je ne sais. Messieurs, si vous êtes des gardiens pour une captive, ou des défenseurs pour une femme en danger !...

LE MARQUIS.

Des gardiens ?... Vous doutez de notre loyauté ?

LA PRÉSIDENTE.

Mais que dois-je penser ? Après avoir voulu me faire quitter le château, on m’empêche d’en sortir ; et vraiment tout ce qui m’arrive, ce que je vois, ce que j’entends doit me paraître fort singulier ! Pourtant j’aime mieux en rire que de m’en fâcher, et j’ai même envie d’occuper les loisirs de ma captivité à vous rendre service à tous. On ne veut pas que je me mêle à vos plaisirs ? eh bien ! je vais me mêler de votre bonheur.

LE MARQUIS.

Et comment cela ?

LA PRÉSIDENTE.

Vous verrez ! Chacun ici est mécontent, et désire ce qu’il n’a pas : M. de Lussan est jaloux ; M. le marquis est ennuyé, et le chevalier est, dans ce moment surtout, fort contrarié !... Il ne tient peut-être qu’à moi que tout change ! si vous me secondiez, avant une heure chacun serait satisfait.

LUSSAN.

Ce n’est pas possible !

LE MARQUIS.

Oh ! je serais curieux de voir cela.

LE CHEVALIER.

Et que faudrait-il faire ?

LA PRÉSIDENTE.

Rien ! que me promettre de suivre mes conseils.

LE MARQUIS.

Je ne demande pas mieux.

LUSSAN.

Qu’est-ce que je risque ?

LE CHEVALIER.

J’y consens, moi.

LA PRÉSIDENTE.

Alors, Messieurs, j’ai votre parole de m’obéir ?

TOUS LES TROIS.

Notre parole ?... vous l’avez !...

LA PRÉSIDENTE.

Je la reçois, et j’y compte !... Ainsi, vous m’obéirez aveuglément pendant une heure !... Vous, marquis, par curiosité !... M. de Lussan, par vengeance !... et vous, chevalier, par nécessité, puisque vous êtes mon complice.

LUSSAN.

Quels que soient nos motifs, nous obéirons.

LA PRÉSIDENTE.

Une heure, et trois chevaliers comme vous !... mais avec cela je ferais la guerre à une province !... jugez donc si je rétablirai la paix dans un château !... Voilà qui est décidé ?... obéissance complote pendant une heure !...

LUSSAN.

Pendant tout ma vie !

LE CHEVALIER.

J’ai promis une heure.

LA PRÉSIDENTE, riant.

Oh ! vous êtes un sujet révolté.

UN DOMESTIQUE, entrant par la porte de droite.

Mademoiselle de Lussan demande M. son frère, et madame la comtesse prie M. le chevalier de passer chez elle.

LA PRÉSIDENTE.

Eh bien ! Messieurs, mes projets réussissent... on ne peut pas mieux même !...

Au domestique.

Dites à ces dames que ces messieurs n’iront pas.

LE CHEVALIER.

Comment ?...

LA PRÉSIDENTE.

Silence !...

Au domestique.

Ces messieurs présentent leurs respects à ces dames, et partent pour Paris... Allez ; mais allez donc !...

Le domestique sort après un peu d’hésitation.

Monsieur de Lussan, vous avez ici des chevaux ?

LUSSAN.

Deux chevaux de selle.

LA PRÉSIDENTE.

Quittez à l’instant le château tous deux : que l’on vous voie sortir !... puis, au bout de l’avenue, vous reviendrez par le village ; vous y laisserez vos chevaux, et vous pourrez rentrer sans être vus, dans ce salon, où je vous attends.

LUSSAN, hésitant.

Mais enfin...

LE CHEVALIER, de même.

Si cependant...

LA PRÉSIDENTE.

Est-ce que l’obéissance doit se permettre les si et les mais ? j’ai reçu votre parole.

LUSSAN.

Nous n’y manquerons point, et nous partons !... Venez, chevalier !...

LE CHEVALIER, à Lussan.

Je vous assure que madame se moque de nous.

LA PRÉSIDENTE.

C’est possible !... mais cela n’empêche pas les chevaux de galoper. Partez vite !...

Ils sortent par le fond.

 

 

Scène XII

 

LA PRÉSIDENTE, LE MARQUIS

 

LA PRÉSIDENTE.

Vous, marquis...

LE MARQUIS.

Moi je reste !... et rien au monde ne m’en empêcherait !... J’ai fait un pari !... c’est de ne pas sortir d’ici sans avoir su au juste à qui je parle.

LA PRÉSIDENTE.

Et si j’avais parié, moi, que vous ne le sauriez pas ?

LE MARQUIS.

Eh bien ! l’un de nous deux perdrait !

LA PRÉSIDENTE.

Ce sera vous.

LE MARQUIS.

Ou vous.

LA PRÉSIDENTE.

Nous verrons.

LE MARQUIS.

Un homme un peu habile ne devine-t-il pas tout ce qu’une femme veut lui taire ?

LA PRÉSIDENTE.

Une femme un peu adroite ne cache-t-elle pas à un homme tout ce qu’elle veut lui laisser ignorer ?

LE MARQUIS.

Si vous consentiez seulement à répondre à deux questions ?

LA PRÉSIDENTE.

Deux ?... je vous crains si peu, que je vous promets de n’en pas laisser une sans réponse.

LE MARQUIS.

Par exemple, si je demandais à quoi se passe votre temps ?

LA PRÉSIDENTE.

Ce n’est pas sûr... la vie se passe en soins si frivoles !... Quelle femme ne donne pas d’abord bien des heures à une toilette plus ou moins riche, même quand cette parure ne lui doit servir à rien ?... Quelle est celle qui ne sacrifie pas son temps à visiter ou à recevoir des personnes que parfois elle n’estime guère ?... En est-il une enfin qui ne soit obligée de renoncer à d’innocents plaisirs pour obtenir l’estime de gens que souvent elle n’aime pas ?... et non seulement cela est commun à toutes les femmes, mais convenez, Monsieur, qu’il est bon nombre d’hommes qui ne font pas des choses plus utiles et plus raisonnables, et que voilà une vie bien employée par les uns comme par les autres.

LE MARQUIS, souriant.

Fort bien !... mais si je demandais ce qui occupe votre pensée ?

LA PRÉSIDENTE.

Cela ne vous dirait pas davantage ce que vous désirez savoir.

LE MARQUIS.

Voyons !... mais la vérité ?

LA PRÉSIDENTE.

La vérité est qu’il y a une pensée qui vient à toutes les femmes, qui passe dans l’esprit de la plus sage comme dans le cœur de la plus légère, c’est que le bonheur consiste à aimer et à être aimée !... mais comme ce désir vient à toutes, il ne peut vous aider à deviner à quelle classe appartient celle qui le forme.

LE MARQUIS.

Pourtant je devinerai.

LA PRÉSIDENTE.

Je ne me suis pas donné tant de peine pour deviner le marquis de Stainville.

LE MARQUIS.

Me deviner, moi ?

LA PRÉSIDENTE.

Je sais qu’une réputation d’homme d’esprit ne l’a pas satisfait... quoiqu’il y ait dans le monde terriblement de gens qui vivent à moins ; et pour qu’il fût heureux, il faudrait...

LE MARQUIS.

Qu’il pût vous plaire !

LA PRÉSIDENTE, riant.

Pas du tout !... car, en ajoutant une conquête à ses nombreux succès, M. le marquis ne fait ordinairement que changer le genre de son ennui !... Non ! il lui faudrait l’ambition, la gloire !...

LE MARQUIS.

Celle que je vois m’en dégoûtent.

LA PRÉSIDENTE.

Oh ! je le comprends !... Cette ambition, désir insensé d’accumuler titres, charges, emplois et richesses ?... cette gloire qui n’est que du bruit ?... cela convient-il aux âmes élevées, aux esprits délicats ?... Mais attacher son nom à de nobles projets, se rendre célèbre par un vrai mérite, devenir utile au bonheur des autres ?... mais être riche quand il y a tant de bien à faire ?... mais être puissant quand il y a tant de grandes choses à exécuter ?... Ah ! qui pourrait dédaigner la richesse et la puissance avec cette pensée-là ?

LE MARQUIS.

Quels discours !... quels regards !...

LA PRÉSIDENTE.

Puis, à côté de ces graves idées, ne reste-t-il pas des plaisirs ?

LE MARQUIS.

Les plaisirs ?... j’en suis las.

LA PRÉSIDENTE.

Oui, sans doute, de ce mouvement, de ces fêtes ?... Oh ! comme cela doit fatiguer !... Mais cultiver les arts, appeler à soi les talents qui charment la vie, occuper son esprit de mille idées nouvelles ?... Voilà ce que je croyais être le plaisir et ne lasser jamais !... Peut-être mon ignorance des choses de ce monde me rend-elle bien ridicule à vos yeux.

LE MARQUIS.

Ah ! vous êtes à mes yeux la plus noble et la plus charmante des femmes, et ce qui ne lasserait jamais, ce serait de vous voir, de vous entendre... Mais, dans tous ces moyens de bonheur, oublierez-vous celui qu’on ne peut oublier près de vous ?... l’amour ?

LA PRÉSIDENTE, souriant.

Que dirais-je, moi qui ne le connais pas ?... moi qui ai seulement appris qu’on ne peut être amoureux sans faire de sottises, ni parler d’amour sans en dire ?

LE MARQUIS, vivement.

Il n’en serait pas ainsi si l’on trouvait un noble cœur et un esprit éclairé, si l’on s’estimait pour s’aimer, et qu’on s’aimât pour la vie !...

LA PRÉSIDENTE, étonnée.

Est-ce un homme à la mode, dédaigneux et ennuyé, qui parle de la sorte ?

LE MARQUIS, vivement.

Ah ! de même qu’il est une ambition et des plaisirs que j’ignorais, serait-il un amour que je ne connaîtrais pas ? La femme qui a fait battre mon cœur à de graves idées, au projet d’une vie raisonnable et utile, aurait-elle un pouvoir que nulle autre n’exerça sur moi ?... il me semble que tout est changé là ! Parlez encore !...

LA PRÉSIDENTE, un peu troublée.

Moi !...

LE MARQUIS.

Vous, dont la voix est si douce, dont les mots sont si touchants !... vous, que l’on ne peut s’empêcher d’aimer !... vous, qui avez réveillé en moi les nobles idées, qui, je le sens, pouvaient seules me rendre heureux !... vous, près de qui l’on conçoit si bien la gloire et le bonheur ! parlez encore ! Quelle est cette puissance de votre esprit qui vient ainsi ranimer tout le mien ?

LA PRÉSIDENTE, à elle-même.

Pourquoi suis-je troublée ?...

LE MARQUIS.

Vous, dont la pensée devine tant de choses !

LA PRÉSIDENTE.

Mais dont le cœur ignore tout.

LE MARQUIS.

Pourquoi ce trouble, cet embarras, parce que j’ose dire que je vous aime ?... Ce langage...

LA PRÉSIDENTE.

M’est inconnu, je le répète.

LE MARQUIS.

Quoi !... vous ignorez ?...

LA PRÉSIDENTE, souriant pour cacher son trouble.

Eh ! mais... vous disiez bien tout à l’heure que jusqu’à ce moment vous n’aviez pas compris la gloire !

LE MARQUIS.

Dites, oh ! dites-moi aussi que jusqu’à ce moment vous n’aviez pas compris l’amour.

LA PRÉSIDENTE, souriant.

Moi... qui ne voulais que vous parler raison !

LE MARQUIS.

Moi qui voulais vous la faire oublier !

LA PRÉSIDENTE, émue.

Oh ! si vous pouviez profiler de mes conseils !

LE MARQUIS, tendrement.

Oh ! si vous vouliez suivre les miens !

LA PRÉSIDENTE.

Si vous m’écoutiez, comme on vous admirerait !

LE MARQUIS.

Si je pouvais me faire comprendre, comme vous m’aimeriez !...

LA PRÉSIDENTE, troublée.

Mais... la raison ?...

LE MARQUIS, tendrement.

Mais... l’amour ?

LA PRÉSIDENTE, essayant de plaisanter pour déguiser son émotion.

En vérité, il me semble que nous ne nous entendons plus du tout.

LE MARQUIS, remarquant son trouble.

Il me semble, au contraire, à moi, que nous commençons à nous entendre... Ah !... quelqu’un.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Le coureur de monsieur le marquis vient d’apporter pour lui des dépêches, des ordres.

LE MARQUIS.

Des dépêches ? des ordres ?

LE DOMESTIQUE.

De la part du roi.

LE MARQUIS.

Donnez. N’ai-je pas bien raison de maudire les grandeurs dont je viens d’hériter ?

Il prend le paquet, et par un geste demande à la présidente la permission de lire : le domestique sort ; le marquis a pris la droite de l’acteur.

LA PRÉSIDENTE, à elle-même, pendant qu’il lit.

Ô mon Dieu !... aurait-il fait dans mon cœur tout le chemin que je voulais faire dans son esprit ?... Donnez donc des leçons de morale !

LE MARQUIS.

C’est ma nomination au gouvernement de la province de Bourgogne.

LA PRÉSIDENTE.

Ah !...

LE MARQUIS.

À la faveur qu’il me fait, le roi ajoute celle de me permettre de ne point résider.

LA PRÉSIDENTE.

Et...

Le marquis est près de la table où se trouve tout ce qu’il faut pour écrire.

Et vous allez répondre que demain vous irez remercier le roi de la première de ces faveurs et refuser la seconde ?...

LE MARQUIS.

Comment ?...

LA PRÉSIDENTE, avec grâce et finesse.

Voyez comme je vous devine toujours !... L’occasion de faire le bien... quand on en a déjà la volonté !...

Le marquis est debout devant la table, hésitant : elle continue en se reculant.

Je me retire, si je vous empêche de répondre.

LE MARQUIS.

Oh ! restez...

Il s’assied à la table et a toujours l’air d’hésiter sur ce qu’il fera.

LA PRÉSIDENTE.

Il est parfois loin du trône de grands talents ignorés, des vertus méconnues, des faibles persécutés et des pauvres qui souffrent ; ah ! c’est un beau droit que celui de les protéger, de les défendre et de les secourir ; c’est une belle part de l’autorité royale que Sa Majesté vous confie.

LE MARQUIS, vivement.

Oui, c’est un noble partage !... Que mes actions de grâce au roi lui prouvent...

Il a commencé à écrire, puis il s’arrête.

LA PRÉSIDENTE.

Que nul n’en saurait si bien remplir les devoirs.

LE MARQUIS.

Un pouvoir envié des plus grands !

LA PRÉSIDENTE.

Qu’on peut faire bénir des plus petits ?

LE MARQUIS, après avoir écrit encore quelques phrases, la regarde en souriant.

Mais plus de loisirs !...

LA PRÉSIDENTE.

Plus d’ennuis non plus !

LE MARQUIS.

Plus de ces belles fêtes de la cour !... Mais peut-être quelques bénédictions dans le peuple.

LA PRÉSIDENTE, le regardant avec finesse.

Plus de succès enviés et de jours brillants.

LE MARQUIS.

Mais si vous vouliez, quelques heures heureuses ?

LA PRÉSIDENTE.

Plus de ces nombreuses conquêtes de femmes à la mode, éblouies parla grandeur, le luxe et l’éclat ?...

LE MARQUIS, l’interrogeant du regard.

Une seule nous aimant pour nous-même ?

LA PRÉSIDENTE, d’un ton très affectueux.

De bonnes actions souvent !... de la gloire quelquefois.

LE MARQUIS, prenant sa main.

Du bonheur toujours... n’est-il pas vrai ?

LA PRÉSIDENTE, retirant sa main.

Écrivez donc !...

UN DOMESTIQUE, deux lettres à la main, sort de la porte de droite et se dirige vers la porte du fond en disant.

J’exécuterai vos ordres, Madame.

LA PRÉSIDENTE, au domestique.

Approchez : on vient de vous remettre deux lettres ? une pour M. de Lussan, l’autre pour le chevalier ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, Madame.

LA PRÉSIDENTE.

J’en étais sûre !... Vous avez l’ordre de partir à l’instant pour Paris, et de les porter à ces Messieurs ?

LE DOMESTIQUE.

Oui, Madame.

LA PRÉSIDENTE.

Vous ne les trouverez pas : il n’y a que moi qui puisse savoir ou ils sont. Donnez, je me charge de rendre ces lettres.

Elle les prend.

Allez, votre course est faite.

LE DOMESTIQUE.

Mais, Madame !...

LA PRÉSIDENTE.

Allez donc, je réponds de tout.

LE MARQUIS, qui a fermé sa lettre et qui la remet au domestique.

Donnez, je vous prie, celle-ci à mon coureur.

Le domestique sort.

LA PRÉSIDENTE, les deux lettres à la main.

Je devine ce que contiennent ces deux épîtres.

LE MARQUIS, qui a pris la gauche de l’acteur.

Vous devinez donc tout ?

LA PRÉSIDENTE, riant.

Et vous rien.

LE MARQUIS.

Je sais ce que je voulais savoir.

LA PRÉSIDENTE.

Et quoi donc ?

Ici la comtesse de Surgis et mademoiselle de Lussan sortent de la porte de droite, s’arrêtent et écoutent.

 

 

Scène XIII

 

MADAME DE SURGIS, MADEMOISELLE DE LUSSAN, au fond, LA PRÉSIDENTE, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, à la présidente.

Ne m’avez-vous pas dit ?...

LA PRÉSIDENTE.

Que ?

LE MARQUIS.

Qu’être aimée est le désir de toutes les femmes.

MADAME DE SURGIS, bas à mademoiselle de Lussan.

Comment ? encore au château ?... Et il paraît qu’elle en veut aussi au marquis !...

LA PRÉSIDENTE, au marquis en riant.

J’ai dit cela, moi ? mais c’est de la folie.

LE MARQUIS, tendrement.

De la raison !... car cela promettait le bonheur.

MADEMOISELLE DE LUSSAN, bas à madame de Surgis.

Il y va de votre gloire de ne pas la laisser faire.

MADAME DE SURGIS, bas.

Oui, vous allez voir.

LA PRÉSIDENTE, au marquis.

Tout à l’heure je plaisantais.

LE MARQUIS, lui prenant tendrement la main.

Et moi, maintenant je ne plaisante plus.

MADAME DE SURGIS, s’avançant en riant aux éclats.

Bien, monsieur de Stainville, très bien !... je vous fais compliment.

LE MARQUIS, contrarié.

Compliment ?

MADAME DE SURGIS.

Savez-vous que, pour tromper avec tant de grâce, il faut en avoir une grande habitude ?

LE MARQUIS.

Tromper ?

LA PRÉSIDENTE, à part.

Que dit-elle ?

MADAME DE SURGIS.

Votre voix était si tendre que si je n’avais su ce dont nous étions convenus...

LE MARQUIS, étonné.

Convenus !...

Se rappelant.

Ah !...

Il fait des signes à madame de Surgis.

MADAME DE SURGIS.

Il est temps que tout cela finisse.

LA PRÉSIDENTE, avec impatience.

Parlez donc, madame !... qu’y a-t-il ?

MADAME DE SURGIS.

Il y a que ce matin nous convînmes d’une petite vengeance avec M. le marquis.

LE MARQUIS, vivement.

Moi, de rien du tout !... je ne suis convenu de rien.

MADAME DE SURGIS.

Il ne serait ni honnête ni généreux de faire durer cette plaisanterie, et M. le marquis est trop dangereux pour qu’il n’y ait pas de la cruauté à exposer une femme à ses séductions.

LA PRÉSIDENTE, à part, avec chagrin.

C’était un jeu !...

MADAME DE SURGIS.

Monsieur devait feindre de l’amour, chercher à plaire, et nous amuser ensuite par le récit de...

LE MARQUIS, l’interrompant.

Ah ! je jure que mes paroles...

LA PRÉSIDENTE, commençant dignement, et unissant très émue.

Quelles soient oubliées ! et si les miennes ont été écoutées... eh bien ! je ne veux pas les regretter...

À part.

Tous les combats ont leurs périls, et il n’y a pas de victoire qui n’ait coûté quelque chose.

LE MARQUIS, à part.

Comme elle est émue !...

LA PRÉSIDENTE.

Mais à présent tout est fini, et je me serais déjà retirée si mon carrosse était là, et si j’avais remis ces deux lettres...

MADAME DE SURGIS, étonnée.

Nos lettres !... vous avez nos lettres ?

MADEMOISELLE DE LUSSAN.

C’est affreux !

LA PRÉSIDENTE.

C’est que je les avais promises, ces lettres

Elle va vers la porte de gauche.

à ces deux messieurs.

MADAME DE SURGIS.

Comment !...

LA PRÉSIDENTE.

Venez, monsieur de Lussan ; venez, chevalier.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DE SURGIS, MADEMOISELLE DE LUSSAN, LA PRÉSIDENTE, LE MARQUIS, M. DE LUSSAN, LE CHEVALIER

 

LA PRÉSIDENTE.

Je vous délie de votre serment.

MADEMOISELLE DE LUSSAN, à part.

Ils étaient ici.

LA PRÉSIDENTE.

On vous aime, on vous rappelle pour vous le dire !... Je l’avais prévu, il ne fallait que la crainte de vous perdre pour qu’on sentît le prix de votre amour.

Elle leur remet les lettres.

MADAME DE SURGIS.

Oh !... qui êtes-vous donc, madame ?

LA PRÉSIDENTE, d’un ton digne mais ironique.

Demandez à M. le marquis de Stainville ; car s’il s’était engagé à séduire une femme qu’il n’aimait pas, il avait aussi parié de deviner son nom qu’il ignorait !...

Souriant malignement.

Est-ce qu’il aurait perdu toutes ses gageures ?

Lussan et le chevalier, après avoir lu les lettres, sont allés près de  madame de Surgis et de mademoiselle de Lussan. Les personnages se trouvent alors places ainsi qu’il suit : Lussan, madame de Surgis, le chevalier, mademoiselle de Lussan, la présidente, le marquis.

LE MARQUIS, vivement.

De par le ciel, je ne les perdrai pas !... Hier encore, mes jours fortunés étaient pleins de dégoût, de tristesse et d’ennui ; maintenant. Je sens que faire le bien donnerait du bonheur, même dans l’infortune !... Qui a prêté à mon âme cette force qui lui manquait ?... C’est la puissance de l’esprit d’une femme, et cette femme... oh ! je serais le plus malheureux des hommes si son nom, quel qu’il soit, ne changeait pas bientôt pour celui de la marquise de Stainville !

LA PRÉSIDENTE, à part.

Serait-il possible ?

MADAME DE SURGIS, surprise.

Quoi ! vous l’aimeriez ? vous, qui ce matin...

LE MARQUIS.

Oh ! c’est que le mensonge du matin est quelquefois une vérité le soir.

 

 

Scène XV

 

MADAME DE SURGIS, MADEMOISELLE DE LUSSAN, LA PRÉSIDENTE, LE MARQUIS, M. DE LUSSAN, LE CHEVALIER, COMBAUD, accourant

 

COMBAUD.

Nous sommes sauvés !... Un ami de madame, M. le premier président au parlement de Paris, dont j’ai reconnu la voiture sur la grande route, vient au secours de madame la présidente.

MADAME DE SURGIS.

Qu’entends-je ?...

Étonnement général.

LA PRÉSIDENTE, riant.

C’est bon !... Il soupera avec nous... si ma nièce le permet.

COMBAUD, stupéfait.

Ah !...

Il sort.

MADAME DE SURGIS, passant près de la présidente tandis que le chevalier et mademoiselle de Lussan vont prendre la gauche de l’acteur.

Quoi ! c’est ma tante !...

TOUS.

Sa tante !

LA PRÉSIDENTE, riant.

Et pour achever de me faire reconnaître, je dote ma nièce et je répare les folies qui ont dérangé sa fortune ! Monsieur de Lussan, comme vous allez devenir mon neveu, vous me permettrez de doter aussi votre sœur et de la marier au chevalier, quoique notre connaissance ne date que de ce matin.

LE CHEVALIER, à mademoiselle de Lussan.

Vous voyez que je ne mentais pas.

MADAME DE SURGIS.

Ma tante !... ma grand’tante... comment cela peut-il être ? il y a plus de vingt ans que vous êtes mariée !

LA PRÉSIDENTE.

J’avais dix ans, j’étais orpheline, riche héritière, un jour on m’amena du couvent au milieu d’une grande assemblée, on me dit de signer quelque chose, et, quand cela fut fait, on m’appela madame la présidente. Puis on me montra un monsieur à visage sévère, qui n’avait jamais ri ; on me dit qu’il était estimé de tous depuis cinquante ans, qu’il se nommait M. de la Morinière, et que j’étais sa femme : moi, enfant, j’eus peur !... voilà mon mariage ! Je rentrai au couvent pour quelques années, et depuis, mes jours se sont passés près d’un vieillard, homme d’esprit et homme de bien ; je n’ai rien vu, rien su, rien appris que ce qu’a voulu M. le premier président : voilà ma vie... J’arrivais pour apprendre si la raison et l’esprit de province peuvent aussi servir à Paris.

MADAME DE SURGIS.

Pardonnez une erreur, une surprise !...

LA PRÉSIDENTE.

Il faut n’avoir rien à cacher, et les surprises ne sont pas à craindre !... Mais, moi aussi, j’ai agi légèrement, et j’ai vraiment un peu peur d’avoir compromis le respectable nom du président de la Morinière.

LE MARQUIS, lui présentant la main.

Vous voyez donc bien qu’il faut consentir à en changer.

LA PRÉSIDENTE, souriant.

Ah !... pas si vite !...

LE MARQUIS.

On ne saurait trop se presser d’être heureux.

LA PRÉSIDENTE, souriant.

Je prêchais la raison, vous l’amour !... Est-ce qu’il se serait fait deux conversions ?... Quelle singulière journée !... Ah ! convenez qu’on a bien raison de dire qu’il se passe d’étranges choses dans le château de ma nièce.

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