L’Envieux (VOLTAIRE)

Comédie en trois actes, et en vers.

1738.

 

Personnages

 

CLÉON, officier général commandant de la province

HORTENSE, épouse de Cléon

ARISTON, ami de Cléon et d’Hortense

CLITANDRE, ami d’Ariston

ZOÏLIN, écrivain de feuilles littéraires périodiques, introduit et accueilli chez Cléon sous les auspices d’Ariston

NICODON, neveu de Zoïlin

LAURE, suivante de Hortense

UN EXEMPT de maréchaussée

LA FLEUR, valet de chambre d’Hortense

UN LAQUAIS

GARDES

PLUSIEURS VALETS de la suite de Cléon

 

La scène est dans le château de Cléon.

 

 

AVERTISSEMENT DE BEUCHOT

 

L’abbé de Lamare étant venu passer quelque temps à Cirey, dans les derniers mois de 1738, Voltaire, qui lui avait souvent envoyé de l’argent, ne put lui donner que cent livres ; mais il lui remit le manuscrit d’une comédie dont il devait partager le produit avec un jeune homme plus sage et plus pauvre que lui[1]. Cette comédie était celle de l’Envieux. Voltaire croyait n’avoir fait qu’une action de bon chrétien, et non un bon ouvrage[2], en peignant l’abbé Desfontaines sous le nom de l’Envieux.  

Mme du Châtelet n’approuvait pas cet ouvrage, puisqu’elle désirait qu’il ne parût point[3]. Il n’était question de rien moins que de le faire représenter sur le Théâtre-Français ; Voltaire tenait beaucoup à ce projet ; Mme du Châtelet voulait qu’on l’abandonnât[4].

Voltaire était malade lorsque Lamare envoya à Cirey un gros paquet que Mme du Châtelet, par sollicitude pour Voltaire[5], ouvrit à son insu : il contenait le manuscrit de l’Envieux. Mme du Châtelet parle encore de l’Envieux dans ses lettres des 7 janvier et 10 janvier 1739. Ce qu’elle désirait eut lieu : cette comédie ne fut pas représentée. L’auteur la perdit totalement de vue, et longtemps on la crut anéantie. Les éditeurs de Kehl n’avaient pu se la procurer. Mais longtemps après l’édition terminée, feu Decroix, l’un de ces éditeurs, constant dans ses recherches sur tout ce qui concernait Voltaire, parvint à la trouver.  

Elle devait faire partie d’un supplément qu’il préparait pour les éditions de Kehl. Il est mort en 1827 sans exécuter ce projet. Quelques heures avant de mourir, il m’envoya la copie qu’il avait faite de l’Envieux, et c’est sur cette copie unique que j’imprime cette pièce, qui n’avait pas encore vu le jour.  

 

Paris, ce 14 décembre 1833.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

ZOÏLIN, une gazette à la main, se promenant dans l’antichambre d’Hortense

 

Que ces gazettes-là sont des choses cruelles !  

J’y vois presque toujours d’affligeantes nouvelles.  

À de plats écrivains l’on donne pension,  

À Valère un emploi, des honneurs à Damon ;  

Le petit monsieur Pince est de l’Académie ;  

À la riche Chloé Dalinval se marie.  

De parvenir comme eux n’aurais-je aucun moyen ? 

Ô Fortune bizarre ! ils ont tout, et moi rien.  

Aujourd’hui le mérite à cent dégoûts s’expose.  

Autrefois, au bon temps, c’était tout autre chose...  

Voyons, tâchons d’entrer.[6]

 

 

Scène II

 

ZOÏLIN, LA FLEUR, sortant de l’appartement d’Hortense

 

ZOÏLIN.

Bonjour, monsieur La Fleur.  

Puis-je vous demander si j’obtiendrai l’honneur  

D’entrer à la toilette, et si madame Hortense  

Voudra bien agréer mon humble révérence ? 

LA FLEUR.

Non, monsieur Zoïlin. 

ZOÏLIN.

Je n’entrerai point ?

LA FLEUR.

Non ;  

Madame en ce moment est avec Ariston.  

Il sort.

 

 

Scène III

 

ZOÏLIN

 

Ce monsieur Ariston est heureux, je l’avoue :

Partout on le reçoit, on le fête, on le loue.  

Le maître de céans, Cléon, est son appui,  

Et laisse, en tout honneur, son épouse avec lui.  

Je ne suis point jaloux, mais je sens qu’à mon âge  

Piquer une antichambre est d’un bas personnage ;  

Tandis que mon égal, du haut de sa faveur

Se donne encor les airs d’être mon protecteur.  

Cette amitié d’Hortense est pour moi fort suspecte...  

Je sais que le public l’estime et la respecte...  

Le public est un sot; j’appelle, sans détour,  

Une telle amitié le masque de l’amour.  

Que le sort d’Ariston m’humilie et m’outrage ![7]

 

 

Scène IV

 

ZOÏLIN, UN LAQUAIS, porteur d’une lettre

 

LE LAQUAIS.

Monsieur... 

ZOÏLIN.

Que me veux-tu ? 

LE LAQUAIS.

C’est, monsieur, un message. 

ZOÏLIN.

Pour moi ? 

LE LAQUAIS.

Non pas, c’est pour Ariston, votre ami.  

Le duc d’Elbourg l’attend à quelques pas d’ici.  

On doit souper ce soir chez madame Tullie,  

Qui nous donne le bal avec la comédie. 

ZOÏLIN.

Et moi, je n’en suis point ? 

LE LAQUAIS.

Non, monsieur. Dites-moi  

Où je pourrai trouver votre ami. 

ZOÏLIN.

Par ma foi,  

Je n’en sais rien. Cours, cherche.  

Le laquais sort.

 

 

Scène V

 

ZOÏLIN, seul

 

Ha ! je perds patience.  

Que je souffre en secret ! quels dégoûts ! Plus j’y pense,  

Moins je puis concevoir comment certaines gens,  

Avec très peu d’esprit, nul savoir, sans talents,  

Ont trouvé le secret d’éblouir le vulgaire,  

De captiver des grands la faveur passagère,  

De faire adroitement leur réputation.  

Chacun veut réussir, veut percer, cherche un nom.  

Le plus petit gredin, dans l’estime du monde,  

Croit s’ériger un trône où son orgueil se fonde ;  

Et ce trône si vain, ce règne des esprits,  

Ce crédit, ces honneurs, de quoi sont-ils le prix ?  

Je vois qu’on y parvient par cent brigues secrètes,  

Par de mauvais dîners que l’on donne aux poètes  

Qui font bruit au Pont-Neuf, aux cafés, aux tripots.  

Réussir quelquefois est le grand art des sots. 

Pour moi, depuis trente ans j’intrigue, je compose,  

J’écris tous les huit jours quelque pamphlet en prose.  

Quels tours n’ai-je pas faits ? que n’ai-je point tenté ?  

Cependant je croupis dans mon obscurité. 

 

 

Scène VI

 

ZOÏLIN, LAURE,  sortant de l’appartement d’Hortense

 

ZOÏLIN.

Eh bien, pourrai-je entrer ? 

LAURE.

Non, monsieur, pas encore. 

ZOÏLIN.

Du moins, en attendant, parlez-moi, belle Laure.  

Faut-il que le destin, qui comble de ses dons  

Tant d’illustres faquins, tant de fières laidrons,  

Puisse au méchant métier d’une fille suivante  

Réduire une beauté si fine et si piquante ! 

LAURE.

Servir auprès d’Hortense est un sort assez doux. 

ZOÏLIN.

Allez, vous vous moquez ; il n’est pas fait pour vous. 

LAURE.

Vous le croyez, monsieur ? 

ZOÏLIN.

De vous avec Hortense,  

Savez-vous, entre nous, quelle est la différence ? 

LAURE.

Eh mais, oui. 

ZOÏLIN.

L’avantage est de votre côté.  

Vous avez tout, jeunesse, esprit, grâces, beauté.  

Elle n’a, croyez-moi, que son rang, sa richesse.  

Le hasard qui fait tout la fit votre maîtresse.  

Moins aveugle, il eût pu la rabaisser très bien  

À l’état de suivante, et vous placer au sien. 

LAURE.

Je n’avais jamais eu cette bonne pensée.  

Je la trouve, en effet, très juste et très sensée.  

Vous m’éclairez beaucoup, vous me faites sentir  

Que j’étais dès longtemps très lasse de servir. 

ZOÏLIN.

Qui, vous, servir Hortense ? et pourquoi, je vous prie ?  

Ce monde-ci, ma fille, est une loterie ;  

Chacun y met : on tire, et tous les billets blancs  

Sont, je ne sais pourquoi, pour les honnêtes gens.  

Voyez monsieur Cléon, ce fier mari d’Hortense,  

Qui nous écrase ici du poids de sa puissance ;  

Dont l’insolent accueil est un rire outrageant ;  

Qui m’avilit encor, même en me protégeant ;  

Qui croit que la raison n’est rien que son caprice ;  

Qui nomme impudemment sa dureté, justice :  

Cet homme si puissant, entre nous, quel est-il ?

Un ignare, un pauvre homme, un esprit peu subtil.  

Cependant vous voyez, il est chéri du maître ;  

Chacun est son esclave, ou cherche à le paraître ;  

Et moi, dans sa maison, je rampe comme un ver. 

LAURE.

Pour moi, je n’ai jamais pu supporter son air. 

ZOÏLIN.

Son front toujours se ride. 

LAURE.

Il est dur, difficile,  

Parlant peu. 

ZOÏLIN.

Pensant moins. 

LAURE.

Sombre. 

ZOÏLIN.

Pétri de bile. 

LAURE.

Si sérieux !

ZOÏLIN.

Si noir ! 

LAURE.

De madame jaloux,  

Maître assez peu commode, et très fâcheux époux.  

Je le planterai là. 

ZOÏLIN.

Vous ferez à merveille.  

Il faut vous établir, et je vous le conseille.  

Cléon depuis longtemps me promet un emploi ; 

Mais dès que je l’aurai, je vous jure ma foi  

Que monseigneur Cléon reverra peu ma face.  

J’ai fait assez ma cour, je veux qu’on me la fasse.  

Aidez-moi seulement, je vous promets dans peu  

De vous faire épouser Nicodon, mon neveu. 

LAURE.

C’est trop d’honneur. 

ZOÏLIN.

L’amour sous votre loi l’engage. 

LAURE.

Bon, bon ! c’est un jeune homme à son apprentissage,  

Qui ne sait ce qu’il veut, et qui n’est point formé.  

Il est si neuf, si gauche ! il n’a jamais aimé. 

ZOÏLIN.

Il en aimera mieux. Oui, mon enfant, j’espère  

Entre vous deux bientôt terminer cette affaire ;  

Mais à condition que vous m’avertirez  

De ce qu’on fait ici, de ce que vous verrez ;  

De ce qu’on dit de moi chez monsieur, chez madame :  

Je veux savoir par vous tout ce qu’ils ont dans l’âme.  

Rapportez mot pour mot les propos d’Ariston,  

Et les moindres secrets de toute la maison.  

Pour votre bien, ma fille, il faut de tout m’instruire ; 

Ne parlez qu’à moi seul et laissez-vous conduire. 

LAURE.

Très volontiers, monsieur ; et tout présentement  

On entend la sonnette de l’appartement.

Je veux... Madame sonne... et voici mon amant.  

À Nicodon qui entre.

Bonjour, mon beau garçon ; votre oncle est adorable.  

Ah, quel oncle ! il médite un projet admirable !  

Il veut... croyez, suivez, faites ce qu’il voudra :  

Plaisir, fortune, honneur, tout de vous dépendra.  

On entend encore la sonnette,  Laure s’enfuit précipitamment.

ZOÏLIN, à part.

Il est bon de gagner cette franche étourdie. 

 

 

Scène VII

 

ZOÏLIN, NICODON

 

ZOÏLIN.

Toi, que viens-tu chercher ? 

NICODON.

Mon oncle, je vous prie,  

L’auriez-vous déjà vu ? 

ZOÏLIN.

Qui ? 

NICODON.

Notre cher patron,  

Mon protecteur, le vôtre ? 

ZOÏLIN.

Eh, qui donc ? 

NICODON.

Ariston. 

ZOÏLIN.

Pourquoi ? que lui veux-tu ? 

NICODON.

Ce que je veux ? lui plaire...  

Je voudrais pour beaucoup prendre son caractère ;  

L’étudier du moins, lui ressembler un peu. 

ZOÏLIN.

Dites-moi, s’il vous plaît, mon nigaud de neveu,  

Bel-esprit de collège, imbécile cervelle,  

Pourquoi voulez-vous prendre Ariston pour modèle ?  

Pourquoi pas moi ? 

NICODON.

Pardon, mais, c’est, mon oncle, c’est...  

Qu’Ariston chaque jour se voit fêté, qu’il plaît,  

Qu’il réussit partout ; c’est que, sans peine aucune,  

Le chemin du plaisir le mène à la fortune ; 

Que chacun le recherche, et profite avec lui ; 

Tandis que toujours seul vous périssez d’ennui.  

Je sens que je pourrais, pour peu qu’on me seconde,  

Devenir à mon tour un homme du beau monde.[8]

ZOÏLIN, à part.

Pauvre garçon !

NICODON.

Comment en trouver le moyen ? 

ZOÏLIN, à part.

Le plaisant animal ! il a, je le vois bien,  

Juste l’esprit qu’il faut pour faire des sottises

Par sa simplicité poussons nos entreprises.  

À Nicodon.

Mon ami, du beau monde avant peu tu seras ;  

Suis mes conseils en tout, et tu réussiras. 

NICODON.

Vous n’avez qu’à parler. 

ZOÏLIN.

Il faut, sur toute chose,  

Lorsqu’au grand jour du monde un jeune homme s’expose,  

Il faut, pour débuter, aimer quelque beauté  

Un peu sur le retour, riche, et de qualité ;  

Hortense, par exemple. 

NICODON.

Ah ! c’est me faire injure  

De penser... 

ZOÏLIN.

Non, ma foi ! c’est la vérité pure.  

Je sais cent jeunes gens plus sots, plus mal tournés,  

De leur bonne fortune eux-mêmes étonnés.  

Tout le secret consiste... 

NICODON.

Ah ! c’est madame Hortense. 

ZOÏLIN.

Oui, son cher Ariston avec elle s’avance. 

NICODON.

Qu’ils me plaisent tous deux !

 

 

Scène VIII

 

HORTENSE, ARISTON, ZOÏLIN, NICODON

 

HORTENSE, à Zoïlin et à Nicodon.

Avec plaisir vraiment  

Je vous rencontre ici tous deux en ce moment.  

Apprenez de ma bouche une heureuse nouvelle,  

Qui doit vous réjouir. 

NICODON, faisant une grande révérence.

Madame, quelle est-elle ? 

HORTENSE, à Zoïlin.

Vous connaissez, monsieur, ce beau poste vacant,  

Et que tant de rivaux briguaient avidement ?

ZOÏLIN.

Oui, madame, et j’ai cru... 

HORTENSE.

La brigue était bien forte : 

Enfin c’est Ariston, votre ami, qui l’emporte. 

NICODON, bas à Zoïlin.

Vous pâlissez, mon oncle ! 

ZOÏLIN, à Ariston, avec contrainte.

Ah ! recevez, monsieur,  

Mes compliments...

Bas, à part.

J’enrage.

Haut.

Et c’est du fond du cœur. 

ARISTON.

Je veux bien l’avouer ; la part si peu commune  

Que chacun daigne prendre à ma bonne fortune  

Est un très grand honneur, un bien plus cher pour moi,  

Un plaisir plus touchant que cet illustre emploi ;  

Et ce qui plus encor flatte en secret mon âme,  

C’est qu’un tel choix n’est dû qu’aux bontés de madame.  

Mais elle sait aussi que la seule amitié  

Peut remplir tout mon cœur, à ses bienfaits lié.  

Touché, reconnaissant de lui devoir ma place,  

J’ose lui demander encore une autre grâce. 

ZOÏLIN, avec étonnement.

Oh, oh !        

ARISTON.

C’est de souffrir qu’on puisse y renoncer  

En faveur d’un ami qu’on voudrait y placer. 

ZOÏLIN, d’un air satisfait.

Bon, cela. 

ARISTON.

C’est pourquoi je parlais à madame.  

Un tel bienfait, sans doute, est digne de son âme ;  

Car enfin cet emploi, l’objet de tant de vœux,  

Si je le peux céder, rend deux hommes heureux. 

ZOÏLIN.

Deux heureux à la fois ! votre âme est généreuse :  

Cette noble action sera très glorieuse.  

J’ai bien pensé d’abord que ce poste, entre nous,  

Quelque beau qu’il puisse être, est au-dessous de vous. 

HORTENSE, à Ariston.

Non, gardez cette place : elle en sera plus belle.  

Et pourquoi la quitter ? c’est le prix du vrai zèle, 

C’est le prix des talents ; et les cœurs vertueux  

(Car il en est encor) joignaient pour vous leurs vœux.  

Ce choix les satisfait, il remplit leur idée.  

Songez qu’au vrai mérite une place accordée  

Est un bienfait du roi, pour tous les gens de bien.  

Je vous ai toujours vu penser en citoyen,  

Et vous savez assez qu’à son devoir docile,  

Il faut rester au poste où l’on peut être utile. 

ARISTON.

J’en demeure d’accord ; mais ce n’est pas à moi  

De penser que moi seul puisse être utile au roi.  

Je sais qu’un honnête homme est né pour la patrie ;

Mais, sans vouloir m’armer de fausse modestie,  

Je connais bien des gens dont l’esprit, dont l’humeur  

De ce fardeau brillant soutiendraient mieux l’honneur.  

Enfin, je l’avouerai, ces places désirées  

Ne seraient à mes yeux que des chaînes dorées.  

Mon esprit est trop libre, il craint trop ces liens : 

On ne vit plus alors pour soi ni pour les siens.  

L’homme (on le voit souvent) se perd dans l’homme en place.  

Je vis auprès de vous tout le reste est disgrâce.  

La tranquille amitié, voilà ma passion : 

Je suis heureux sans faste et sans ambition.  

Sans que le sort m’élève et sans qu’il me renverse,  

Je suis né pour jouir d’un sage et doux commerce,  

Pour vous, pour mes amis, pour la société.  

Dès longtemps rien ne manque à ma félicité :

Votre noble amitié, sur qui mon sort se fonde,  

Me tient lieu de fortune et des honneurs du monde.  

Que me vaudrait de plus un illustre fardeau ?

Qu’obtiendrai-je de mieux de l’emploi le plus beau ?

Dans les soins qu’il entraîne, et les pas qu’il nous coûte,  

Que pourrait-on chercher ? c’est le bonheur sans doute ;  

Mais ce bonheur enfin, je l’ai sans tout cela.  

Qui sait toucher au but ira-t-il par delà ? 

ZOÏLIN.

Vous parlez bien. Cédez à votre noble envie :  

Il ne faut pas, monsieur, se gêner dans la vie.  

Dans vos justes dégoûts sagement affermi,  

Faites de cet emploi le bonheur d’un ami.  

Vous saurez le choisir prudent, discret, capable.        

ARISTON.

Oui. 

ZOÏLIN.

Plein d’esprit. 

ARISTON.

Assez. 

ZOÏLIN.

Qui soit d’âge sortable. 

ARISTON.

D’un âge mûr. 

ZOÏLIN.

Qui sache écrire noblement. 

ARISTON.

Oui, très bien. 

ZOÏLIN, bas à part

Ma fortune est faite en ce moment.  

À Ariston.

Ainsi donc votre choix, monsieur, est... 

ARISTON.

Pour Clitandre. 

ZOÏLIN, stupéfait, les derniers mots à part.

Clitandre !... ouf, ouf ! 

HORTENSE, à Ariston, après un moment de silence.

Eh bien, puisqu’il faut condescendre  

À ce que vous voulez, je me console : au moins  

L’amitié désormais obtiendra tous vos soins. 

ZOÏLIN, à part.

Oh ! que de cet ami je voudrais la défaire !

HORTENSE.

Votre présence ici m’était bien nécessaire :  

Je trouve en vous toujours des consolations,  

Des conseils, du soutien dans les afflictions ; 

Un ami vertueux, éclairé, doux, et sage,  

Est un présent du ciel, et son plus digne ouvrage. 

NICODON, à Zoïlin.

Oh ! comme en l’écoutant mon cœur est transporté ! 

Que de grâce, mon oncle, et que de dignité !  

Quel bonheur ce serait que de vivre auprès d’elle ! 

ZOÏLIN, bas à Nicodon.

Ce monsieur Ariston lui tourne la cervelle. 

HORTENSE, à Ariston.

C’est par exemple encore un trait digne de vous,  

D’avoir, par vos conseils, engagé mon époux  

À jeter dans le feu l’injurieux libelle  

Dont hier, en secret, un flatteur infidèle  

Avait voulu, sous main, rallumer son courroux  

Contre le vieux Ergaste, en procès avec nous. 

ARISTON.

Eh ! madame, en cela quelle était donc ma gloire ?  

J’ai trop facilement gagné cette victoire :  

L’ouvrage était si plat, si dur, si mal écrit ! 

Sans doute il fut forgé par quelque bel-esprit,  

Quelque bas écrivain dont la main mercenaire  

Va vendre au plus vil prix son encre et sa colère.[9]

ZOÏLIN, bas, à part.

Ah ! morbleu ! c’était moi... Connaîtrait-il l’auteur ?  

Fuyons ! je suis rempli de honte et de fureur. 

ARISTON, à Zoïlin.

Vous ne connaissez pas ce misérable ouvrage ? 

ZOÏLIN.

Moi ?        

ARISTON.

Je souhaiterais qu’on pût guérir la rage  

De ces lâches esprits tout remplis de venin. 

ZOÏLIN.

Oui. 

ARISTON.

Qui, toujours cachés, bravent le genre humain ; 

De ces oiseaux de nuit que la lumière irrite,  

De ces monstres formés pour noircir le mérite.  

Que je les hais, monsieur !

HORTENSE, à Ariston.

Vous avez bien raison. 

ZOÏLIN, à Nicodon.

Sortons. 

NICODON.

Eh non, mon oncle. 

ARISTON, à Nicodon.

Écoutez, Nicodon ;

Gardez-vous pour jamais de ces traîtres cyniques.  

Vous hantez les cafés où ces pestes publiques  

Vont, dit-on, quelquefois faire les beaux-esprits,  

Ramasser les poisons qu’on voit dans leurs écrits.  

Vous êtes jeune, et simple, et sans expérience ;  

Le monde jusqu’ici n’est pas votre science ; 

Vous pouvez avec eux aisément vous gâter :  

Madame vous protège, il le faut mériter.  

Étudiez beaucoup, acquérez des lumières 

Pour entrer au barreau, pour régir les affaires ;  

Rendez-vous digne enfin de quelque honnête emploi.  

Surtout ne prenez point votre exemple sur moi.[10]

À Hortense.

Madame, pardonnez cette leçon diffuse ;  

Mais vous le protégez, et c’est là mon excuse.  

Permettez qu’avec vous j’aille trouver Cléon,  

Pour résigner l’emploi dont vous m’avez fait don.  

Hortense sort avec Ariston.

 

 

Scène IX

 

ZOÏLIN, NICODON

 

ZOÏLIN, à part.

Je hais mon sort... je hais cet homme davantage ;  

Sans même le savoir, à toute heure il m’outrage.  

Oui, je l’abaisserai. 

NICODON.

Mon oncle, en vérité,  

Madame Hortense et lui m’ont tous deux enchanté. 

ZOÏLIN.

Dis-moi, ne sens-tu pas un peu de jalousie  

Contre cet Ariston ? là... quelque noble envie ? 

NICODON.

Vous voulez vous moquer ; il me sied bien à moi  

D’oser être jaloux ! Et puis d’ailleurs sur quoi ? 

ZOÏLIN.

Comment sur quoi, mon fils ? Tu ne sais pas, te dis-je,  

Tout le mal qu’il te fait, et tout ce qui t’afflige. 

NICODON.

Rien ne doit m’affliger, et je suis fort content. 

ZOÏLIN.

Et moi, je te soutiens qu’il n’en est rien. 

NICODON.

Comment ?

ZOÏLIN.

Ton cœur est ulcéré par un mal incurable ;  

Il est jaloux, te dis-je, et jaloux comme un diable. 

NICODON.

Est-il possible ? 

ZOÏLIN.

Eh oui ; je le vois dans tes yeux :  

Car n’es-tu pas déjà de madame amoureux ? 

NICODON.

Eh, mon Dieu, point du tout. Moi ! je n’ai, de ma vie,  

Osé penser, mon oncle, à semblable folie. 

ZOÏLIN.

Tu l’es, mon cher enfant. 

NICODON.

Je n’en savais donc rien. 

ZOÏLIN.

Amoureux comme un fou ; je m’y connais fort bien. 

NICODON.

Oh, oh ! vous le croyez ? 

ZOÏLIN.

La chose est assez claire.  

Quoi ! ne serais-tu pas très aise de lui plaire ? 

NICODON.

Très aise assurément. 

ZOÏLIN.

Si ton heureux destin  

Te faisait parvenir jusqu’à baiser sa main,  

N’est-il pas vrai, mon cher, que tu serais en proie  

À de tendres désirs, à des transports de joie ?

NICODON.

Oui, j’en conviens, mon oncle. 

ZOÏLIN.

Et si cette beauté  

Daignait pour ta personne avoir quelque bonté ! 

NICODON.

Quel conte faites-vous ! 

ZOÏLIN.

Tu serais plein de zèle,  

Aussi tendre qu’heureux, aussi vif que fidèle. 

NICODON.

Ah ! je deviendrais fou de ma félicité. 

ZOÏLIN.

Eh bien, tu l’aimes donc ? c’est sans difficulté ? 

NICODON.

Eh mais... 

ZOÏLIN.

T’ayant prouvé ton amour sans réplique,  

Tu conçois tout d’un coup, sans trop de rhétorique,  

Que de cet Ariston tu dois être jaloux,  

Que tu l’es, qu’il le faut. 

NICODON.

Ariston, dites-vous,  

En serait amoureux ? Ariston sait lui plaire ? 

ZOÏLIN.

Sans doute ; ils sont amants :c’est une vieille affaire. 

NICODON.

Voyez donc ! je croyais qu’ils n’étaient rien qu’amis. 

ZOÏLIN.

Dans quelle sotte erreur ta jeunesse t’a mis !  

Apprends, pauvre écolier, à connaître les hommes.  

Il n’est point d’amitié dans le siècle où nous sommes ; 

Et pour peu qu’une femme ait quelques agréments,  

Ses amis prétendus sont de secrets amants. 

NICODON.

Eh bien, je pourrais donc à mon tour aussi l’être ? 

ZOÏLIN.

Sans doute, et sur les rangs je te ferai paraître. 

NICODON.

Moi ?

ZOÏLIN.

Toi-même, et pour toi je lui crois quelque amour. 

NICODON.

Quoi ? 

ZOÏLIN.

Mais chez Ariston lorsque tu fais ta cour,  

As-tu dans ses papiers, ouverts par négligence,  

Ramassé par hasard quelques lettres d’Hortense ?  

C’est un conseil prudent que je t’ai répété ;  

Car tu sais qu’elle écrit avec légèreté,  

Avec esprit, d’un air si tendre et si facile !  

Et tout ce que j’en dis, c’est pour former ton style. 

NICODON.

Oui, j’ai, mon très cher oncle, à cette intention  

Pris, pour vous obéir, ces deux lettres. 

ZOÏLIN.

Bon, bon.  

Donne ; lisons un peu. Voyons si l’on y trouve  

Quelques mots un peu vifs, et ce que cela prouve ;  

Ce qu’on peut en tirer.  

Il lit.

« L’amour... » Ah ! l’y voilà !  

« L’amour... » 

NICODON.

Oui, mais lisez ; le mot d’amour est là  

Dans un tout autre sens que vous semblez le croire.  

Tournez, voyez plutôt : c’est l’amour de la gloire,  

L’amour de la vertu. 

ZOÏLIN, tirant un cahier de sa poche.

Va, va, jeune innocent,  

Tais-toi. Pour ton bonheur, obéis seulement. 

Porte chez Ariston ce paquet d’importance,  

Et parmi ses papiers le glisse avec prudence.  

Ta fortune en dépend. 

NICODON.

Mais, mon oncle, l’honneur... 

ZOÏLIN.

Eh oui, l’honneur ! mon Dieu ! j’ai l’honneur fort à cœur.  

Faisons d’abord fortune, et puis je te proteste  

Qu’à la suite du bien l’honneur viendra de reste. 

NICODON.

Mais enfin vous savez jusqu’où va sa bonté ;  

Il nous protège. 

ZOÏLIN.

Bon, par pure vanité.  

Il est jaloux de toi dans le fond de son âme. 

NICODON.

Vous croyez ?      

ZOÏLIN.

Il voit bien que tu plais à madame. 

NICODON.

Je ne me croyais pas, ma foi, si dangereux. 

ZOÏLIN.

Tu l’es. Adieu, te dis-je, et fais ce que je veux.  

Il sort.

 

 

Scène X

 

NICODON, LAURE

 

LAURE.

Oh çà, mon cher enfant, à quand le mariage ? 

NICODON.

Avec qui ? 

LAURE.

Comment donc, votre cœur tendre et sage  

N’est pas tout résolu de me donner sa foi,  

Avec un bon contrat qui vous soumette à moi ? 

NICODON.

Et sur quoi fondez-vous cette plaisante idée ?

LAURE.

Sur l’aveu dont cent fois vous m’avez excédée,  

Sur l’amour, sur l’honneur qui vous tient engagé ! 

NICODON.

Oh ! tout cela, ma mie, est, ma foi, bien changé 

LAURE.

Bien changé ! comment donc ? 

NICODON.

Oui, c’est tout autre chose.  

Lorsqu’au jour du grand monde un jeune homme s’expose[11],

Il faut, pour débuter, aimer quelque beauté  

Un peu sur le retour, riche, et de qualité. 

LAURE.

Seriez-vous à l’instant devenu fou ! 

NICODON.

La belle,  

Quelquefois, par hasard, perdez-vous la cervelle ? 

LAURE.

Apprenti petit-maître, oubliez-vous souvent  

Vos serments, votre honneur, et votre engagement ? 

NICODON.

Allez, allez, j’ai bien une autre idée en tête. 

LAURE.

Vous ne m’aimez donc plus? Je ne sais qui m’arrête  

Que deux larges soufflets, avec cinq doigts marqués,  

Ne soient sur ton beau teint d’un bras ferme appliqués  

À son geste, Nicodon effrayé s’enfuit.

Allons, je vais trouver son chien d’oncle, et lui dire  

Ce qu’un dépit très juste en pareil cas inspire. 

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LAURE, ZOÏLIN

 

LAURE.

Votre neveu, monsieur, en un mot, est un fat. 

ZOÏLIN.

Je le crois. 

LAURE.

Un méchant. 

ZOÏLIN.

Pourquoi non ? 

LAURE.

Un ingrat,  

Un effronté. Comment ! sans honte il m’ose dire  

Qu’à mon cœur, à ma main, il est faux qu’il aspire,  

Qu’à tâter de l’hymen il n’avait point songé !  

À peine encore amant, me donner mon congé !  

Pourquoi m’amusiez-vous par ces vaines sornettes ?  

Écoutez c’est un traître, ou bien c’est vous qui l’êtes ; 

Le fait est net et clair. Prenez votre parti ;  

Ou votre neveu ment, ou vous avez menti. 

ZOÏLIN.

Ce n’est ni l’un ni l’autre. Écoutez-moi, la belle :

Je ne garantis pas qu’il vous soit bien fidèle

Mais je vous garantis que vous seriez à lui,  

Que je vous marierais, et peut-être aujourd’hui,  

Si... 

LAURE.

Si... quoi ? qui l’empêche ? 

ZOÏLIN.

Ariston, qui s’oppose  

À tout ce que l’on veut, et qui de vous dispose.  

Ariston ne veut pas qu’on vous épouse. 

LAURE.

Ô ciel !  

Ne vouloir pas qu’on m’aime ! 

ZOÏLIN.

Oui, le trait est cruel. 

LAURE.

Ne pas permettre que... 

ZOÏLIN, d’un ton railleur.

Non, il ne peut permettre  

Que dans vos bras charmants mon neveu s’aille mettre. 

LAURE.

Le traître ! Et que dit-il, monsieur, pour sa raison ? 

ZOÏLIN.

Des raisons ! Bon, ma fille, il me parle d’un ton...  

Il dit de vous hier... il faisait une histoire...  

Un conte à faire rire, et que je ne peux croire. 

LAURE.

Voyons, que disait-il ? 

ZOÏLIN.

Eh mais, vous jugez bien  

Ce que disent les gens quand ils ne savent rien. 

LAURE.

Encore ?...        

ZOÏLIN.

Il nous faisait des contes. 

LAURE.

Je défie  

Tous vos plaisants conteurs avec leur calomnie.  

Ne vous parlait-il point de ce jeune commis  

Qui fut, à mon insu, dans mon armoire admis,  

Qu’on rencontra deux fois dans cette allée obscure ?  

J’ai fait tirer au clair cette belle aventure ;  

J’en suis très nette. 

ZOÏLIN.

Et puis, il nous disait vraiment  

Bien autre chose encor. 

LAURE.

Je sais : apparemment  

Il voulait vous parler d’un étourdi de page...  

Il est vraiment aimable, et fort grand pour son âge ;  

Mais nous ne croyons rien... Ah ! n’est-ce pas aussi  

Ce petit écuyer, cet amoureux transi... ?  

Attendez, m’y voilà : c’est le neveu d’Hortense.  

Ah ! je puis hautement braver la médisance. 

ZOÏLIN.

Çà, vous voyez mon cœur et ma naïveté ;  

Tout ce qu’on dit de vous, je vous l’ai rapporté.  

Votre tour est venu : c’est à vous de m’apprendre  

Tout ce que sur mon compte on vous a fait entendre.  

Parlez, que pense-t-on de moi dans la maison ?  

Expliquez-vous nûment, sans détour, sans façon. 

LAURE.

Volontiers : aujourd’hui, trois ou quatre personnes  

Vous drapaient joliment ; qu’ils en disaient de bonnes !            

ZOÏLIN.

Comment ? Sachons un peu... 

LAURE.

D’abord certain Damis  

Assurait que jamais vous n’aviez eu d’amis.  

Hélas ! s’il disait vrai que vous seriez à plaindre !  

Il ajoutait encor qu’il faut toujours vous craindre. 

ZOÏLIN.

C’est peu de chose. 

LAURE.

Eh oui ; mais monsieur Lisimon  

Vous tranchait hardiment certain mot de fripon.

ZOÏLIN.

Bagatelle. Est-ce tout ?

LAURE.

Non. Un certain Henrique  

Disait que vous n’étiez qu’un pédant satirique,  

Un menteur sans vergogne, un fourbe, un plat auteur,  

Jaloux de tout succès jusques à la fureur ;  

Haï des gens de bien, des beaux-esprits, des belles  

Il barbouillait par an trente mauvais libelles,[12]

Si grossiers, disait-il, si sots... 

ZOÏLIN.

Ce dernier trait  

Me blesse, je l’avoue, et j’en suis stupéfait.  

Que sur mes goûts, mes mœurs, mon cœur et ma personne,  

On glose librement, tout cela se pardonne ;  

Mais dénigrer mon style, attaquer mon esprit !  

Oh ! parbleu, c’en est trop ; j’en crève de dépit. 

LAURE.

Attendez : Libermont, qui très peu vous honore

En ricanant beaucoup, nous ajoutait encore  

Qu’en un certain enclos... 

ZOÏLIN, l’interrompant brusquement.

Il suffit, mon enfant ;  

C’est assez m’éclairer ; je suis plus que content.  

Mais à tous ces discours que répondait Hortense ? 

LAURE.

Hortense ? elle lisait, en gardant le silence.  

Elle hait ces propos. 

ZOÏLIN.

Et monsieur Ariston ? 

LAURE.

Il n’a pas seulement prononcé votre nom.  

Mais peut-être il vous hait, et de plus vous méprise. 

ZOÏLIN.

Me mépriser ! pourquoi ? 

LAURE.

Ne faut-il pas qu’il dise  

Beaucoup de mal de vous, puisqu’il en dit de moi ? 

S’opposer à ma noce ? ah ! si je le revoi,  

Je vous le traiterai de la bonne manière. 

ZOÏLIN.

Modérez-vous. 

LAURE.

Non, non ! je saurai la première  

Ici le démasquer ; et je veux aujourd’hui  

Lui prouver tous ses torts, et me venger de lui. 

 

 

Scène II

 

HORTENSE, LAURE, ZOÏLIN

 

HORTENSE.

Mon Dieu ! que tout ceci me surprend et m’afflige !  

Que l’on cherche Ariston ; courez partout, vous dis-je. 

LAURE.

Madame... 

HORTENSE.

Absolument je veux l’entretenir. 

LAURE.

Non, madame, jamais il n’osera venir. 

HORTENSE.

Ah ! que me dis-tu là ? Tu le croirais coupable ! 

LAURE.

Sans doute, je le crois : de tout il est capable. 

HORTENSE.

Il n’est point imprudent, il connaît son devoir. 

LAURE.

Il a tous les défauts que l’on saurait avoir.  

Je lui dirai son fait vertement, je vous jure. 

HORTENSE.

Ariston m’exposer à pareille aventure ! 

Lui, mon intime ami ! non, je n’y conçois rien :  

Il est trop raisonnable, et trop homme de bien. 

LAURE.

Il ne l’est point du tout. 

HORTENSE, à Zoïlin.

Mais vous pourriez m’instruire  

Mieux qu’un autre, monsieur, de ce que j’entends dire. 

ZOÏLIN.

Moi ? 

HORTENSE.

Vous. Votre neveu perd-il le sens commun ?  

Que prétend donc de moi ce petit importun,  

En me suivant partout, en me faisant cortège,  

Cent fois m’affadissant de phrases de collège ?  

Il me soutient à moi qu’il a vu, lu, tenu,  

Un billet de ma main qu’Ariston a reçu.  

Enfin, si je l’en crois, mes lettres sont publiques.  

Et je serai bientôt l’entretien des critiques.[13]

ZOÏLIN.

Si ce n’est que cela, calmez votre douleur ;  

Ce petit accident vous fera grand honneur.  

De vos moindres billets la grâce naturelle  

Du style épistolaire est un charmant modèle.  

Les femmes, j’en conviens, entendent mieux que nous  

Cet art si délicat, si naïf et si doux.  

Leur cœur avec esprit sait peindre leurs pensées,  

Des mains de la nature ingénument tracées ; 

Les hommes ont toujours trop d’art dans leurs écrits,  

J’aime mieux Sévigné que trente beaux-esprits. 

HORTENSE.

De ce flatteur encens je ne suis point la dupe.  

Quelques lettres sans fard, où mon esprit s’occupe,  

Sont pour Ariston seul, et non pour d’autres yeux.  

Je hais un vain éclat, je crains les curieux.  

Oui, de quelque haut rang que l’on soit décorée,  

La plus heureuse femme est la plus ignorée.  

Je sais bien que ma main jamais n’a pu tracer  

Un billet dont personne eût lieu de s’offenser,  

Et que jamais mon cœur ne conçut de pensée  

Dont ma gloire un instant dût se sentir blessée ; 

Mais je sais trop aussi que le public malin  

Sur les femmes se plaît à jeter son venin.  

Quoi qu’il en soit, monsieur, d’une telle imprudence,  

J’en vois avec douleur toute la conséquence ;  

Et surtout je ressens un très juste courroux  

De voir qu’un jeune fat, aux yeux de mon époux,  

Sans égard au bon sens, s’en vienne à ma toilette  

De ce bruit dangereux débiter la gazette.  

Auprès de nous admis par les soins d’Ariston,  

Vous démêlez assez l’air de notre maison ;  

Vous connaissez Cléon, et sa délicatesse ;  

Votre air mystérieux le surprend et le blesse.  

Il fallait lui parler. Je n’en dirai pas plus ;  

Vous aimez Ariston : réglez-vous là-dessus.  

Quelquefois un seul mot, dit par un homme sage,  

Porte avec soi la paix, et détourne l’orage.  

L’oncle réparera la faute du neveu :  

Il le peut, il le doit, j’ose y compter ; adieu.  

Elle sort.

LAURE, à Zoïlin.

En grondant le neveu, songez bien, je vous prie,  

Que sans perdre de temps il faut qu’il se marie. 

ZOÏLIN, à part.

Je suis embarrassé, je serai découvert ;  

Ariston saura tout ; s’il paraît, il me perd...  

Quel que soit le danger, il faut que je m’en tire.  

Il sort.

 

 

Scène III

 

LAURE, NICODON

 

LAURE.

Ah ! voici mon ingrat, il se trouble, il soupire.  

Sentirait-il son tort ? 

NICODON, d’un air confus et embarrassé.

Il est vrai, cette fois  

Je fus un grand benêt, et je m’en aperçois. 

LAURE.

Dis que tu l’es, mon cher, et la chose est plus sûre. 

NICODON.

Hélas ! comme dans moi palissait la nature !  

Quel maudit embarras ! quel excès de tourment !  

Et qu’il m’en a coûté pour être impertinent ! 

LAURE.

Très peu... Mais qu’as-tu donc qui gêne ainsi ton âme ? 

NICODON.

J’ai... que je n’aimerai jamais de grande dame. 

LAURE.

Vraiment, je le crois bien. C’est moi seule en effet  

Qu’il te convient d’aimer : c’est moi qui suis ton fait. 

NICODON, à part.

Hélas ! elle a raison, car elle est jeune et belle,  

Elle est à mon niveau, je suis libre avec elle ;  

L’autre force au respect par son air imposant,  

Et me fait d’un coup d’œil rentrer dans mon néant.        

LAURE.

Traître, quelle est cette autre ? 

NICODON.

Eh ! c’est madame Hortense. 

LAURE.

Miséricorde ! quoi ! vous auriez l’impudence,  

En abusant ici des bontés de Cléon,  

D’oser aimer sa femme ? 

NICODON.

Aimer madame ! oh non ;  

Je n’ai pu, je l’avoue, assez me méconnaître  

Pour en être amoureux ; seulement j’ai cru l’être. 

LAURE.

Innocent ! qui vous a de la sorte entêté ?  

D’où vous vient cette erreur ? 

NICODON.

D’où ? de la vanité. 

LAURE.

Vraiment, c’est bien à vous d’être vain ! 

NICODON.

Non, non, Laure.  

Je me garderai bien d’y retomber encore.  

Ah ! si vous m’aviez vu, je me sentais si sot !  

Je cherchais à parler sans pouvoir dire un mot ;  

J’ouvrais la bouche à peine, et dans ma lourde extase  

Je bégayais tout bas, en cherchant une phrase.  

Quand sur moi de madame un regard s’échappait,  

C’était comme un éclair qui soudain me frappait ;  

J’étais plus mort que vif, j’étais cent pieds sous terre ;  

On raillait ma figure, on me faisait la guerre ;  

Un page et des valets, voyant mon embarras,  

Pour rire à mes dépens ne se contraignaient pas ;  

Enfin, j’aurais voulu que cent coups d’étrivière  

M’eussent chassé de là, pour me tirer d’affaire...  

Ce n’est pas tout encore. 

LAURE.

Oh ! qu’avez-vous donc fait ? 

NICODON.

Ces lettres d’Ariston font un méchant effet.  

Je crois que là-dessus il est quelque mystère.  

Madame en a pleuré, monsieur est en colère ; 

Il gronde entre ses dents, dit qu’il se vengera,  

Que bientôt... 

LAURE.

Et c’est vous qui causez tout cela ?

NICODON.

Oui, très innocemment. Mon oncle me console,  

Dit que c’est pour un bien il m’a donné parole  

Qu’en abandonnant tout à sa discrétion,  

Il obtiendrait bientôt le poste d’Ariston,  

Et que du même instant ma fortune était faite. 

LAURE.

Et la mienne avec vous ? 

NICODON.

Vraiment je le souhaite. 

LAURE.

Il est juste, après tout, qu’Ariston soit puni  

Du mal que ses conseils nous auraient fait ici. 

NICODON.

Quel mal ? 

LAURE.

Mon cher enfant, il faut que je vous donne  

Un conseil plus sensé : ne croyez plus personne,  

Défiez-vous de tout, ne vous mêlez de rien,  

Aimez-moi tendrement, et le reste ira bien. 

NICODON.

Ah ! ce n’est plus qu’à vous que je prétendrai plaire. 

LAURE.

Ce sera pour tous deux une très bonne affaire.  

Pour vous conduire en tout avec discernement,  

N’être point dans le monde un servile instrument  

Avec quoi les fripons travailleraient pour nuire ;  

Je veux prendre sur moi le soin de vous instruire : 

Je vous dirai d’abord... 

NICODON.

Oui, vos sages avis,  

Chaque jour avec zèle écoutés et suivis,  

M’auront bientôt changé, grâce à votre science.  

Déjà même à présent j’en fais l’expérience :  

Mon esprit se dégage, et sans doute mon cœur  

Profite encore mieux sous un tel précepteur. 

LAURE.

Oui, c’est bien profiter que me fermer la bouche,  

Lorsque pour votre bien... 

NICODON.

Tant de bonté me touche ;  

L’attrait de vos leçons... 

LAURE.

Trêve de compliments ; 

Au lieu de leur parler, laissez parler les gens. 

NICODON.

Soit. 

LAURE.

Ne présumez pas qu’en sortant du collège,  

On ait de parler seul acquis le privilège

Ni que ce soit toujours au beau pays latin  

Qu’on puise un grand savoir, qu’on a l’esprit très fin :  

On peut l’avoir très faux : c’est à son verbiage  

Qu’on reconnaît d’abord un fâcheux personnage,  

Qui se fait sottement mépriser ou haïr  

De ceux dont les bontés ont daigné l’accueillir.[14]

Faut-il vous répéter un conseil salutaire ?  

Observez, écoutez, sachez longtemps vous taire. 

NICODON.

C’est en vous écoutant que je veux être instruit. 

LAURE.

Il y paraît ! 

NICODON.

Dans peu vous en verrez le fruit. 

LAURE.

Vous le dites du moins, j’en accepte l’augure ;  

Mais l’art ne peut toujours corriger la nature.  

Votre oncle, par exemple, est vieux, et cependant  

Est-il moins qu’autrefois orgueilleux et pédant ?  

Jamais de ses défauts rien n’a pu le défaire.  

S’il sait en imposer, et surtout au vulgaire,  

C’est pure hypocrisie ; il faut, pour être heureux,  

Se former sur des gens plus vrais, plus vertueux.  

Si mon futur époux s’en rapporte à mon zèle,  

Je peux lui proposer un excellent modèle,  

L’opposé de votre oncle. 

NICODON.

Et c’est... ? 

LAURE.

C’est Ariston.  

Ah ! Si vous acquériez ses manières, son ton,  

Dès lors jamais d’ennui, de froideur en ménage,  

Et l’on vous aimerait chaque jour davantage.  

En dépit du beau tour qu’il croyait nous jouer,  

Cet homme, malgré lui, me force à le louer. 

NICODON.

Il est vrai, près de lui... Mais j’aperçois Hortense. 

LAURE.

Adieu, je cours la joindre. 

NICODON, à part.

Évitons sa présence.  

Il sort précipitamment.

 

 

Scène IV

 

HORTENSE, LAURE

 

HORTENSE, sortant de son appartement.

Laure, il n’est plus pour moi de paix ni de bonheur,  

Je ne peux soutenir l’excès de ma douleur.  

Partons, fuyons ces lieux. 

LAURE.

Eh ! qui peut donc, madame,  

Troubler en ce moment le calme de votre âme ?  

Rien ne semblait encor l’altérer ce matin. 

HORTENSE.

Oui, chacun prenait part à notre heureux destin.  

Ariston parmi nous répandait l’allégresse ;  

De l’époux qui m’est cher l’amitié, la tendresse,  

Partageaient nos beaux jours et remplissaient mon cœur ;  

Sous nos yeux éclataient la joie et le bonheur.  

Entourés des vertus, du travail, de l’aisance,  

Et des accents si doux de la reconnaissance,  

Au comble de nos vœux, quel démon en fureur  

Jette ici tout à coup le désordre et l’horreur ?

LAURE.

Des envieux peut-être, à l’ombre du mystère... 

HORTENSE.

Écoute : tu connais ce noble monastère  

Où, délaissant le monde et ses plaisirs trompeurs,  

D’un calme inaltérable on goûte les douceurs,  

Loin de la calomnie et de la médisance ;  

Eh bien ! j’ai résolu, connaissant ta constance,  

D’aller en cet asile, avec toi seulement,  

Cacher à tous les yeux ma honte et mon tourment.  

Je n’ai point d’autre espoir : échappée au naufrage,  

Dans ce port tutélaire, à l’abri de l’orage,  

Sans regrets, sans remords, j’irai vivre et mourir. 

LAURE.

Mais, madame, avant tout ne peut-on découvrir  

Quels sont les ennemis dont la soudaine rage  

Avec tant d’injustice aujourd’hui nous outrage ? 

HORTENSE.

Du jour les malfaiteurs redoutent la clarté,  

Et c’est dans le silence et dans l’obscurité  

Qu’ils forgent sans danger leurs armes criminelles,  

Inventent des noirceurs, composent des libelles.  

Semés adroitement ; ces écrits imposteurs  

Égarent le public au gré de leurs auteurs,  

Et trop souvent, hélas ! timide et sans défense,  

Sous d’invincibles traits succombe l’innocence. 

LAURE.

Quelque vil scélérat, excité contre vous,  

Avec un art perfide abusant votre époux,  

Aurait-il réveillé sa triste jalousie ? 

HORTENSE.

Hélas ! ce seul défaut empoisonne sa vie.  

Mais ce défaut enfin, grâce à mes heureux soins,  

S’il n’était pas détruit, s’était caché du moins.  

Du sincère Ariston l’esprit doux, sympathique,  

Cimentait chaque jour notre paix domestique.  

Cette paix est rompue, et le sort ennemi  

Vient m’ôter à la fois mon époux, mon ami,  

Mon repos, mon bonheur, et ma gloire peut-être ! 

C’en est fait, je ne peux, je ne veux plus paraître ; 

Je mourrai de douleur. 

LAURE.

Mais c’est mourir vraiment  

Que d’aller s’enterrer dans le fond d’un couvent.  

Il faudra vous y suivre, et j’en suis fort fâchée. 

HORTENSE.

Que des hommes, bon Dieu ! l’âme est fausse et cachée !  

Aurais-tu pu penser que mon affection,  

Que mes calamités me viendraient d’Ariston ?

LAURE.

Oui, je vous l’avais dit, et vous deviez l’entendre. 

HORTENSE.

Non, cet événement ne saurait se comprendre.  

Honneur, raison, devoir, est-ce donc vainement  

Que mon cœur vous aima ? qu’il suivit constamment  

Vos lois, celles du monde, et de la bienséance ?  

Nos vertus, je le vois, sont en notre puissance ;  

Notre félicité ne dépend pas de nous. 

LAURE.

Laissez ; je vais parler à monsieur votre époux. 

HORTENSE.

Non, non, gardez-vous bien d’irriter sa colère. 

LAURE.

Dites-moi, s’il vous plaît, ce qu’il convient de faire.  

Ce maudit Ariston pourrait tout éclaircir ;  

Vous le cherchiez. 

HORTENSE.

Qui, moi ? ce serait me noircir.  

J’ai promis à Cléon d’éviter sa présence.  

La vertu seule nuit, il en faut l’apparence.  

Les soupçons d’un époux manquaient à mon tourment ! 

 

 

Scène V

 

HORTENSE, ARISTON, CLITANDRE, LAURE

 

ARISTON, à Hortense.

Vous me voyez saisi d’un juste étonnement ;  

Chez votre époux, madame, empressé de me rendre,  

Je venais vous prier d’y présenter Clitandre.  

On m’annonce un refus, on me dit que Cléon  

Me défend pour toujours l’accès de sa maison. 

HORTENSE.

Cléon, et vous, et moi, je vous le dis sans feindre,  

Plus que vous ne pensez nous sommes tous à plaindre.  

Vous devez par raison, surtout par probité,  

Rompre avec moi, monsieur, toute société.  

Gardez-vous de venir chez Cléon davantage ;  

Évitez tout éclat, dans un silence sage.  

À ces tristes conseils prompt à vous conformer,  

Fuyez-moi, plaignez-moi, mais sachez m’estimer.  

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

ARISTON, CLITANDRE, LAURE

 

CLITANDRE.

Je suis confus pour vous d’une telle incartade.  

Quelle réception ! quelle étrange boutade !

ARISTON.

Je suis épouvanté, saisi, pétrifié.  

À Laure, qui sortait, et qu’il arrête.

Ma belle enfant, parlez, dites-moi, par pitié,  

Quel crime j’ai commis, ce que cela veut dire,  

Elle veut sortir.

Ce que j’ai fait. Un mot... arrêtez !... Quel délire  

Semble être répandu sur toute la maison !  

De grâce, instruisez-moi. 

LAURE.

Vous êtes un fripon.  

Il vous appartient bien de critiquer ma vie,  

De vouloir empêcher que l’on ne me marie !  

Ah ! je me marierai, je vous braverai tous,  

Et je ferai très bien mes affaires sans vous.  

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

ARISTON, CLITANDRE

 

ARISTON.

Elle est folle. On ne peut comprendre ce langage.  

Que veut-elle nous dire avec son mariage ?  

Quelle sottise étrange, et quel galimatias !  

Hortense est en courroux... 

CLITANDRE.

Cela ne s’entend pas.  

Serait-ce une gageure, ou bien quelque méprise ?  

Car, enfin, de tout temps Cléon vous favorise ; 

On sait qu’Hortense et lui dans vous avaient trouvé  

Un ami tendre et sûr, et d’un zèle éprouvé.  

Quel ennemi secret, quelles sourdes menées  

Corrompraient en un jour le fruit de tant d’années ? 

ARISTON.

Je m’examine à fond : j’ai beau tourner, fouiller,  

C’est une énigme obscure à ne pas débrouiller.  

Je tâcherai pourtant d’en percer les mystères.  

Ah ! s’ils étaient tous deux des amis ordinaires,  

Je pourrais justement, piqué de leur humeur,  

À leur caprice indigne opposer la froideur.  

Tranquille, et renfermé dans ma pure innocence,  

Je laisserais leurs cœurs à leur propre inconstance.  

Mais Hortense et Cléon m’ont cent fois protégé ; 

De leurs nouveaux bienfaits je suis encor chargé.  

Ils ont toujours des droits à ma reconnaissance ;  

Le souvenir du bien l’emporte sur l’offense.  

C’est à moi d’adoucir leur injuste courroux :  

Oui, je vais de ce pas embrasser leurs genoux.  

L’amour-propre se tait : j’écoute la tendresse.  

Ami, quand le cœur parle, il n’est pas de bassesse. 

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARISTON, CLITANDRE

 

ARISTON.

Ma disgrâce est complète autant qu’elle fut prompte.  

Tout mon cœur est flétri de douleur et de honte ;  

Et je rougis surtout que ma crédulité  

Vous ait de cet emploi si faussement flatté.  

Je n’avais accepté cette charge honorable  

Que pour en revêtir un ami véritable.  

Hélas ! de mon crédit j’étais trop prévenu.  

À cet honneur trop haut malgré moi parvenu,  

Soudain on me l’arrache, on m’outrage, et j’ignore  

Quel est l’heureux mortel que le prince en honore.  

Ami, ce n’est pas moi, c’est vous qu’on a perdu. 

CLITANDRE.

Je reconnais en tout votre aimable vertu ; 

Ariston, vous savez qu’à vous seul attachée,  

Des honneurs et du bien mon âme est peu touchée.  

Rien ne m’afflige ici que votre seul chagrin. 

ARISTON.

De ce coup imprévu quelle est la cause ? En vain  

Je veux la pénétrer ; je m’y perds quand j’y pense. 

CLITANDRE.

Ne vous rebutez point. Voyez Cléon, Hortense.  

Songez qu’en s’expliquant on réussit bien mieux.  

Croyez qu’un honnête homme a toujours dans les yeux  

Un secret ascendant dont le pouvoir impose ;  

Un air de vérité sur ses lèvres repose ;  

Son cœur est sur sa bouche, et jusque dans son ton  

Il a je ne sais quoi que n’a point un fripon.  

En un mot, voyez-les; leurs caprices frivoles  

Disparaîtront sans doute à vos seules paroles. 

ARISTON.

Pour les revoir tous deux, j’ai tout fait, tout tenté ;  

L’humiliation ne m’a point rebuté ;  

De deux refus cruels j’ai dévoré l’outrage ; 

Cléon s’est détourné quand j’étais au passage ;  

Enfin, de deux billets j’ai hasardé l’envoi :  

Je pleurais, je l’avoue, en écrivant. Je voi  

Que l’on a repoussé ma démarche importune. 

CLITANDRE.

Que disent-ils au moins ? quelle réponse ? 

ARISTON.

Aucune. 

CLITANDRE.

Il faut vous l’avouer, cette obstination  

Jette au fond de mon cœur un étrange soupçon :  

J’entrevois contre vous quelque orage sinistre.  

Tout à l’heure on disait que contre un grand ministre  

Il courait dans la ville un mémoire imposteur,  

Écrit très offensant dont on vous fait auteur.[15]

J’ai d’abord regardé cette absurde nouvelle  

Comme un fruit avorté d’une folle cervelle,  

Comme un discours en l’air des oisifs de Paris ;  

Mais ce discours commence à frapper mes esprits :  

La chose est sérieuse, on ourdit votre perte,  

Et je vois que la haine acharnée et couverte  

De quelque scélérat, avec un art subtil,  

D’une trame si noire aura tissu le fil. 

ARISTON.

Voyons quels ennemis j’aurai donc lieu de craindre.  

Je crois qu’on ne m’a vu médire, ni me plaindre,  

Nuire, ni cabaler, ni des traits d’un bon mot  

Blesser dans un souper l’amour-propre d’un sot.  

Ma seule ambition était celle de plaire ; 

La haine est pour mon cœur une chose étrangère.  

Quoi ! je ne hais personne, et l’on peut me haïr !        

CLITANDRE.

Quoi qu’il en soit, on cherche à vous faire périr :  

Moins vous le méritez, plus on veut vous détruire.  

Ariston, faut-il donc être ennemi pour nuire ?  

Ah ! c’est assez d’être homme. Un obscur envieux,  

Dont l’éclat qui vous suit importune les yeux,  

Sans qu’avec vous jamais il ait eu de querelle,  

Sans intérêt présent, sans haine personnelle,  

Osera bien souvent ce qu’un homme insulté  

À peine en sa colère aurait exécuté.  

Toujours la jalousie aux crimes aiguillonne ; 

L’ennemi le plus fier avec le temps pardonne,  

Mais le lâche envieux ne pardonne jamais. 

ARISTON.

Non, non ; sur moi l’envie aurait perdu ses traits.  

Jaloux de moi ? comment ? de quoi pourrait-on l’être ?

CLITANDRE.

De ce goût que pour vous Hortense a fait paraître,  

De votre emploi nouveau, de cent traits généreux,  

De ce qu’on vous estime, et qu’on vous croit heureux. 

ARISTON.

Ah ! vous mettez le comble à ma douleur profonde !  

La vie est un fardeau ; je vois que dans le monde  

On est comme en un camp par des Turcs assiégé,  

Toujours guetté, surpris, au point d’être égorgé ;  

Qu’il faut prévoir sans cesse une embûche nouvelle,  

Être armé jusqu’aux dents, et vivre en sentinelle.  

Ô malheureux humains ! un antre et des déserts  

Seraient cent fois plus doux que ce monde pervers ! 

 

 

Scène II

 

ARISTON, CLITANDRE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Venez, monsieur, venez ; cachez-vous au plus vite,  

Changez d’habit, de train, gagnez un autre gîte. 

ARISTON.

Que veux-tu ? 

CLITANDRE.

Que dis-tu ?

LE LAQUAIS, à Ariston.

D’un pas délibéré  

Esquivez-vous, vous dis-je ; ou vous êtes coffré.[16]

CLITANDRE.

Ô ciel !

ARISTON.

Mes ennemis auraient-ils bien la rage... ? 

LE LAQUAIS.

Vingt monstres bleus là-bas vous guettent au passage. 

ARISTON.

Quelle horreur ! 

CLITANDRE.

Essayons si l’on peut vous cacher. 

ARISTON.

Non, mon ami, sans doute on a su l’empêcher.  

Croyez qu’on y prend garde, et qu’une vaine fuite  

Servirait seulement à noircir ma conduite.  

Clitandre, je veux voir à quelle extrémité  

Un homme vertueux sera persécuté.  

Je connaîtrai du moins quel est mon caractère ; 

Je n’étais point bouffi d’un sort assez prospère ; 

Et puisque le bonheur ne m’avait point gâté,  

Peut-être je saurai souffrir l’adversité. 

CLITANDRE.

Je ne vous quitte point ; il faut que je partage  

Dans l’horreur des prisons le sort qui vous outrage. 

LE LAQUAIS, à part.

Voilà de sottes gens ! quelle démangeaison  

Leur a pris à tous deux d’aller vivre en prison ?  

Il sort.

ARISTON.

Je ne le peux souffrir. Autrefois ma fortune  

En me favorisant dut nous être commune :  

Il faut que mon malheur soit pour moi tout entier.  

Restez heureux au monde où l’on va m’oublier.  

Il aperçoit Nicodon.

Ah ! vous voici, jeune homme !

 

 

Scène III

 

ARISTON, CLITANDRE, NICODON

 

NICODON, balbutiant, et les yeux baissés.

Oui, monsieur, on m’ordonne  

De vous donner... Je viens... 

ARISTON.

Qu’est-ce qui vous étonne ?  

De quoi rougissez-vous ? pourquoi baisser les yeux ?  

N’osez-vous voir en face un homme malheureux ? 

NICODON.

C’est que l’on m’a, monsieur, chargé de la réponse  

De monseigneur Cléon. 

ARISTON.

Voyons ce qu’elle annonce. 

NICODON, donnant la lettre.

Pardon, monsieur. 

ARISTON lit.

« …Rien ne pourra me désarmer ; 

Et mon cœur sait haïr autant qu’il sait aimer. » 

CLITANDRE.

Je reconnais son style en cet aveu sincère ;  

Il ne déguise rien, tel est son caractère.  

Son cœur est inflexible autant que généreux ;  

Juge intègre, ami vif, ennemi dangereux.  

S’il est préoccupé, vous avez tout à craindre. 

ARISTON.

Je vois de tous côtés combien je suis à plaindre.  

Un de mes grands chagrins c’est qu’étant opprimé,  

Je ne pourrai plus rien pour ceux qui m’ont aimé.  

Voyez-vous ce jeune homme ? Il m’aimait ; il m’inspire  

Plus de compassion que je ne saurais dire.  

Il est sans bien, sans père ; il ferait quelque effort  

Pour percer dans le monde, et corriger le sort.  

C’est un plaisir bien doux d’animer la culture  

D’un champ qu’on croit fertile, et d’aider la nature ; 

Je me fis un devoir de prendre soin de lui,  

Je voulais lui servir et de père et d’appui ;  

Nous lui gardions tous deux une assez bonne place  

Dans cet emploi nouveau ravi par ma disgrâce.  

Sur mes secours encore il a droit de compter,  

C’est une juste dette, il la faut acquitter.  

Il tire un portefeuille de sa poche.

CLITANDRE, à part.

Faut-il qu’un tel mérite ait un sort si funeste ! 

ARISTON, à Clitandre.

Un seul instant, ami, peut-être ici me reste  

Pour vivre encore en homme, et pour faire du bien.  

En subissant mon sort, je veux pourvoir au sien.  

À Nicodon.

Approchez-vous, prenez ces billets sur la place ;  

Daignez les accepter, et sans me rendre grâce :  

C’est de l’argent comptant, il faut vous en servir  

Pour un travail utile, et non pour le plaisir. 

NICODON.

Ah, monsieur ! 

ARISTON.

Achetez les livres nécessaires  

Qui puissent de votre âme étendre les lumières.  

Songez à vous instruire, et tâchez qu’à la fin  

Votre propre vertu fasse votre destin.  

Si vous voyez Cléon, si vous voyez Hortense,  

Dites-leur, s’il vous plaît, que ma reconnaissance  

Survivra dans mon cœur même à leur amitié.  

Excepté leurs bienfaits, le reste est oublié.  

Adieu ; mes compliments à votre oncle. 

NICODON.

Ah ! qu’entends-je ?  

À mon oncle ?

ARISTON.

À lui-même. 

NICODON.

Ah, Dieu ! quel homme étrange !  

Il se jette aux pieds d’Ariston.

Monsieur... mon protecteur... vertueux Ariston !... 

ARISTON, le relevant.

Eh bien ? 

NICODON.

Hélas ! à qui faites-vous un tel don ? 

ARISTON.

À vous que j’aime. 

NICODON, à part.

Ô ciel ! qu’ai-je fait, misérable !

ARISTON.

Mon fils, quelle douleur à mes yeux vous accable ? 

NICODON, présentant les billets.

Reprenez... 

CLITANDRE, à Ariston.

Son cœur parle, et sans nul intérêt  

Il s’attendrit pour vous. 

ARISTON, à Clitandre.

Et c’est ce qui me plaît :  

D’un cœur noblement né c’est le vrai témoignage.  

À Nicodon.

Tenez, prenez encor ce diamant, ce gage  

Du bien qu’avec raison je vous ai destiné. 

NICODON, en pleurs.

Hélas ! monsieur, je suis indigne d’être né.  

Je vais... je vais d’ici, la tête la première,  

Me jeter, loin de vous, au fond de la rivière. 

ARISTON.

De sa naïveté mes sens sont pénétrés. 

NICODON.

Si vous saviez, monsieur...        

ARISTON.

Pauvre enfant, vous pleurez ! 

NICODON.

Je n’en peux plus, monsieur, il faut bien que je pleure ; 

Je suis désespéré... Je m’en vais tout à l’heure...  

Je vais... Reprenez tout, billets et diamant.  

Je suis... Adieu, monsieur !  

Il pose tout sur les bras d’Ariston, et s’enfuit.

ARISTON.

Mais il est fou vraiment. 

CLITANDRE.

Pas si fou. Sa douleur, ce refus et ce trouble  

Me donnent à penser, et mon soupçon redouble. 

ARISTON.

Point, point ; les jeunes gens sont tous compatissants,  

Leur cœur est tout de feu : c’est le lot des beaux ans.  

L’âge endurcit notre âme ; hélas ! l’indifférence  

Est le premier effet de notre décadence. 

LE LAQUAIS,
qui, en entrant,  a entendu les dernières paroles d’Ariston.

Bon, bon, moralisez ; voici près de ce mur  

Des coquins, vieux ou non, dont le cœur est plus dur. 

 

 

Scène IV

 

ARISTON, CLITANDRE, UN EXEMPT, GARDES, LE LAQUAIS

 

L’EXEMPT.

Avec bien du regret, monsieur, je vous arrête. 

ARISTON.

Monsieur, à cet assaut ma constance était prête.  

Allons. 

CLITANDRE, embrassant Ariston.

Ah, mon ami !

ARISTON.

Je pars, et j’obéis.  

À l’exempt.

Mais seulement, monsieur, me serait-il permis,  

Sans déroger en rien à vos ordres sévères,  

D’aller, pour un moment, mettre ordre à mes affaires,  

Escorté de vos gens, avec vous, sous vos yeux ?

L’EXEMPT.

Non, monsieur ; mon ordre est précis et rigoureux. 

ARISTON.

Si la pitié pouvait toucher un peu votre âme !  

Je voudrais embrasser mes enfants et ma femme. 

L’EXEMPT.

Non, monsieur. 

ARISTON.

J’ai mon père au bord de son tombeau.  

Hélas ! je suis trop sûr que ce malheur nouveau  

Suffit pour l’accabler, va lui coûter la vie. 

L’EXEMPT.

Il faut marcher. 

CLITANDRE, à l’exempt.

Au moins souffrez donc, je vous prie,  

Que j’aille de ce pas instruire et consoler  

Ses parents malheureux, si je puis leur parler ;  

Et qu’en prison soudain je vienne me remettre  

Auprès de mon ami. 

L’EXEMPT.

Je ne puis le permettre. 

CLITANDRE.

Avec quel front d’airain et quelle dureté  

Ces indignes humains traitent l’humanité !  

Quoi ! mon cher Ariston, de vos bras on m’entraîne ! 

ARISTON.

L’inflexible Cléon m’avait promis sa haine :  

Il me tient bien parole. Eh ! qui peut deviner  

Où mon sort malheureux se pourra terminer ?  

Adieu ! partons.  

L’exempt et les gardes emmènent  Ariston. Cléon paraît à leur rencontre.

 

 

Scène V

 

CLÉON, ARISTON, CLITANDRE, L’EXEMPT, GARDES, dans le fond, laquais et diverses personnes de la suite de Cléon

 

CLÉON, à l’exempt et aux gardes.

Cessez, arrêtez...

À Ariston.

Ah ! de grâce,  

Venez, cher Ariston, et que je vous embrasse. 

CLITANDRE.

Quoi, c’est Cléon ! 

ARISTON.

Qui, vous ! 

CLITANDRE.

Rêvé-je ? 

ARISTON, à Cléon.

Hélas ! monsieur,  

Venez-vous insulter au comble du malheur ? 

CLÉON.

Non, non : nul n’est ici malheureux que moi-même,  

Moi, que l’on a trompé, qui reviens, qui vous aime ;  

Moi, qui dans mon erreur ai pu vous outrager,  

Qui de moi-même enfin demande à me venger.  

Hélas ! je ne pourrai réparer de ma vie  

Un trait si détestable et tant de calomnie. 

ARISTON, à part.

Ô ciel ! que tout ceci me touche et me surprend !  

À Cléon, avec attendrissement.

Monsieur, qu’avez-vous fait ? 

CLÉON.

Le crime le plus grand  

Que pût se reprocher jamais un homme en place : 

D’un homme vertueux j’ai causé la disgrâce,  

Je l’ai persécuté. Dans l’erreur affermi,  

J’ai fait bien plus encor, j’ai perdu mon ami.          

ARISTON.

Pourquoi le perdiez-vous ? 

CLÉON.

Désormais l’imposture  

N’osera plus ternir une vertu si pure.  

Tout est connu. 

CLITANDRE, à Cléon.

Monsieur, de grâce, apprenez-nous... 

 

 

Scène VI

 

ARISTON, CLÉON, HORTENSE, CLITANDRE, L’EXEMPT, GARDES dans le fond, SUITE de Cléon

 

HORTENSE.

Ariston, grâce au ciel, je viens, aux yeux de tous,  

Montrer cette amitié, cette estime épurée  

Que l’infâme imposture avait déshonorée.  

Hélas ! pardonnez-vous à mon époux, à moi ?

ARISTON.

Eh ! puis-je rien comprendre à tout ce que je voi ?  

J’ignore absolument quel trouble vous anime,  

Quelle était votre erreur, votre soupçon, mon crime,  

D’où vient ce prompt retour et ce grand changement. 

CLÉON.

Vous allez de la chose être instruit pleinement ;

Et je vais faire voir aux yeux de l’innocence  

Quel crime l’attaquait, et quelle est la vengeance.  

Mettez-vous là, de grâce, et dans cet entretien  

Daignez ne point paraître.  

Cléon fait entrer Ariston dans un cabinet.

On vient, écoutez bien.  

À l’exempt.

Vous, monsieur, vous savez quel devoir est le vôtre.  

Rendez le premier ordre, et recevez cet autre.  

Il est signé du nom de notre souverain.  

Quand il en sera temps, obéissez soudain.  

L’exempt lit te nouvel ordre, et le referme.

 

 

Scène VII

 

ARISTON, CLÉON, HORTENSE, CLITANDRE, L’EXEMPT, ZOÏLIN, GARDES, SUITE de Cléon

 

CLÉON.

Çà, monsieur Zoïlin, votre amitié prudente  

M’a demandé tantôt cette place importante  

Dont le prince honorait Ariston votre ami ;  

Vous m’avez bien fait voir comme j’en suis trahi ; 

Vous m’avez éclairci sur ses mœurs, sur ses vices :

Je ne puis trop payer ces importants services. 

ZOÏLIN.

Mes soins, mes sentiments, sont trop récompensés. 

CLÉON.

Croyez qu’ils le seront ; mais ce n’est point assez.  

Vous connaissez, je crois, quel est mon caractère ; 

Je suis reconnaissant, mais je suis très sévère. 

ZOÏLIN.

Ah ! monseigneur, il faut vous en estimer plus. 

CLÉON.

C’est un devoir sacré de payer les vertus ;  

Mais du public aussi l’inflexible service  

Exige sans pitié qu’un crime se punisse. 

ZOÏLIN.

On n’en peut pas douter, c’est la première loi. 

CLÉON.

Vous le croyez ? 

ZOÏLIN.

J’en suis convaincu. 

CLÉON.

Dites-moi,  

Comment traiteriez-vous un ingrat dont l’envie  

Aurait voulu couvrir son ami d’infamie,  

Et qui, jusqu’en ces lieux répandant son poison,  

D’un bienfaiteur trop simple eût troublé la maison ;  

Qui par d’affreux écrits, non moins plats que coupables,  

Eût perdu, sans remords, des hommes estimables ;  

Un hypocrite enfin, dont la fausse candeur  

Du cœur le plus abject eût caché la noirceur ? 

ZOÏLIN, bas, à part.

Tout va bien : d’Ariston il veut parler sans doute. 

CLÉON.

Eh bien, que feriez-vous ? 

ZOÏLIN, à part.

À bon droit je redoute  

Qu’Ariston ne revienne ici me démasquer. 

CLÉON.

Votre esprit là-dessus craint-il de s’expliquer ? 

ZOÏLIN.

Je jugerais trop mal ; et puis votre justice  

Sait assez bien, sans moi, comme on punit le vice. 

CLÉON.

Mais répondez. 

ZOÏLIN.

Le bien de la société  

Veut le retranchement d’un membre si gâté.  

Peut-être la prison où l’on doit le conduire  

Le mettrait hors d’état de penser à nous nuire. 

CLÉON.

C’est très bien dit. Monsieur, c’est donc là votre avis,  

Qu’en un cachot obscur un tel fripon soit mis ?

ZOÏLIN.

Hélas ! je suis toujours pour qu’on fasse justice. 

CLÉON. En indiquant Zoïlin.

Eh bien, moi, je la fais. Gardes, qu’on le saisisse ;  

Que ce monstre perfide aille dans la prison  

Où son intrigue infâme entraînait Ariston. 

ZOÏLIN, consterné.

Ah ! pardon, monseigneur !

CLÉON.

Âme lâche et farouche,  

Subis le jugement qu’a prononcé ta bouche ;  

Et, pour te mieux punir, revois ton protecteur,  

Ton ami, dont l’aspect augmente ta rougeur.  

Ariston paraît.

HORTENSE, à Zoïlin.

Votre pauvre neveu, dont votre âme traîtresse  

Avait empoisonné l’imprudente jeunesse,  

Vient d’avouer, aux pieds de Cléon offensé,  

L’ingratitude horrible où vous l’avez forcé.  

Nous lui pardonnons tout ; un vrai remords l’anime ;  

Son cœur est étonné d’avoir pu faire un crime. 

CLÉON, à l’exempt.

Qu’il parte. Allons, monsieur, hâtez-vous d’obéir. 

On emmène Zoïlin.

ARISTON, à Cléon.

Dédaignez son offense, et laissez-vous fléchir.  

Faut-il, malgré ses torts, qu’un homme méprisable,  

Un homme tel qu’il soit, par moi soit misérable ?  

Cléon, vous me verrez demander à genoux  

Sa grâce au souverain, si je ne l’ai de vous.  

Il a souffert assez puisqu’il connut l’envie ; 

Lui-même il s’est couvert de trop d’ignominie.  

N’est-il pas bien puni, puisque je suis heureux ? 

Ah ! ce seul châtiment suffit à l’envieux. 

CLÉON.

Généreux Ariston, vous êtes trop facile.  

Mon cœur admire en vous cette vertu tranquille.  

Étant homme privé, vous pouvez pardonner ;  

Je suis homme public, je le dois condamner.  

Un peuple renommé, dont les mœurs sont l’étude,  

Fit autrefois des lois contre l’ingratitude :  

Je suis ce grand exemple, et je dois vous venger  

Des envieux ingrats qu’on ne peut corriger.[17]

 


[1] Lettre de Voltaire à d’Argental, du 5 décembre 1738.

[2] Lettre de Voltaire à d’Argental, de décembre 1738.

[3] Lettre de Mme du Châtelet à d’Argental, du 25 décembre 1738 ; voir Lettres inédites de Madame du Châtelet, 1806, in-8° et in-12.

[4] Lettre de Mme du Châtelet, du 29 décembre 1738.

[5] Id.

[6] Comparez la première scène de l’Écossaise.

[7] Voltaire se peint sous le nom d’Ariston. Cléon figure M. du châtelet, et Hortense n’est autre que la belle Émilie. (G. A.)

[8] L’original de Nicodon doit être le jeune Linant, que Voltaire fit admettre à Cirey comme précepteur et qui s’y conduisit avec beaucoup de légèreté. Voir la Correspondance (année 1734,1735, etc.). (G. A.)

[9] Voltaire fait allusion ici au libelle que Desfontaines avait écrit contre lui en sortant de Bicêtre, et que Thiériot fit mettre au feu. Voyez la Correspondance à cette époque. (G. A.)

[10] C’est-à-dire : Ne vous faites pas auteur. (G.A.)

[11] C’est la répétition de ce qu’a dit Zoïlin dans la scène VIII.

[12] L’abbé Desfontaines publiait des Observations périodiques.

[13] Des lettres de la marquise étaient en effet publiques. Thiériot, par exemple, montrait celles qu’elle lui écrivait, et les réponses qu’il y faisait. Voyez la Correspondance à cette époque. (G. A.)

[14] Ces vers s’appliquent à merveille au jeune Linant. (G.A.)

[15] C’était à Voltaire, en effet, qu’on attribuait tous les libelles. Son nom les faisait mieux vendre. (G. A.)

[16] Cet épisode n’est pas d’invention, il est encore vrai. Et ce n’est pas une fois que Voltaire fut ainsi en alerte ; mais deux fois, mais trois fois. Voyez à la Correspondance. (G. A.)

[17] On eut recours, en effet, au lieutenant de police pour se venger de Desfontaines. Celui-ci fut contraint de désavouer par écrit le libelle qu’il avait composé contre Voltaire, la Voltairomanie. (G. A.)

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