Le Jaloux désabusé (Jean-Galbert de CAMPISTRON)

Comédie en cinq actes, en vers.

Représentée pour la première fois, à paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le13 décembre 1709.

 

Personnages

 

DORANTE, Mari de Célie

CÉLIE, Femme de Dorante

JULIE, Sœur de Dorante

CLITANDRE, Cousin de Célie, et Amant de Julie

ÉRASTE, Ami de Dorante, et de Clitandre

DUBOIS, Secrétaire de Dorante

JUSTINE, Suivante de Célie

BABET, Suivante de Julie

CHAMPAGNE, Valet de Clitandre

 

La scène est à Paris, dans la Maison de Dorante.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

JUSTINE, BABET

 

JUSTINE.

Vous voilà donc venue ? Approchez, il est temps,

Que vous preniez de moi des avis importants.

BABET.

Vraiment, c’est une grâce où je n’osais prétendre.

JUSTINE.

Fort bien. Mais avant tout, commencez par m’apprendre

Votre âge et votre nom.

BABET.

Volontiers ; j’y consens.

L’on m’appelle Babet. J’aurai bientôt vingt ans.

JUSTINE.

Ah ! quel âge charmant ? Quel pays est le votre ?

BABET.

Paris ; et vous, et moi n’en connaissons point d’autre.

Par un heureux dessin je viens servir ici.

JUSTINE.

Connaissez-vous le train de cette maison-ci ?

De quel air on y vit, et quel homme est Dorante ?

BABET.

Je sais qu’il a du moins vingt mille écus de rente.

Qu’il est homme de robe.

JUSTINE.

Et sur ce fondement,

Peut-être pensez-vous qu’il vit obscurément ;

Et que de ses pareils l’austère économie

Exerce incessamment toute sa prud’homie ?

Qu’il excelle dans l’art de vivre à peu de frais,

Qu’avec le jour naissant il s’enferme au Palais ;

Qu’à ce triste devoir son âme est asservie,

Et qu’à l’amour du bien il immole sa vie.

Point du tout. C’est un homme amoureux du plaisir ;

Ennemi du travail, toujours plein de loisir ;

Méprisant les égaux, et depuis son enfance,

Nourri dans le repos, dans la magnificence,

Cherchant les Courtisans, et les gens du bel-air,

Imitant leur exemple, et les traitant de pair.

Il chasse, il court le cerf, est homme de campagne ;

Aime le jeu, la table, et le vin de Champagne.

Décide, et parle haut parmi les beaux esprits ;

Impose, plaît, commande aux belles de Paris.

D’habits tous galonnés remplit sa garde-robe,

Et n’a rien en un mot du métier que la robe.

BABET.

Qu’il porte rarement.

JUSTINE.

On ne le peut pas moins.

Pour sa femme Célie à qui je rends mes soins...

BABET.

Hé bien ?

JUSTINE.

Ses ennemis disent qu’elle est coquette ;

Que toujours ses regards tentent quelque défaite.

Cependant ils ont tort. Mais elle ne hait pas

La louange et l’encens qu’on donne à ses appas.

Elle s’en applaudit dans le fond de son âme ;

Elle a de la vertu : mais elle est belle, et femme.

Elle aime à plaisanter, à sourire en passant ;

Elle a l’accueil flatteur, le coup d’œil caressant ;

Et croit, lorsque le cœur est en effet fidèle,

Qu’un souris, qu’un regard n’est qu’une bagatelle.

BABET.

Une femme ainsi faite est un terrible écueil.

JUSTINE.

Ah ! que souvent Célie a confondu l’orgueil

De ces Héros d’amour remplis de confiance.

J’en ai vus qui flattés d’une ferme espérance

De trouver ce moment qui couronne l’amour ;

Furent après six mois comme le premier jour.

BABET.

J’en suis persuadée, et la sœur de Dorante ;

Julie, à qui le sort me donne pour suivante.

Quel est son caractère ?

JUSTINE.

Elle a de la douceur,

Des appas.

BABET.

Croyez-vous qu’elle ait donné son cœur ?

Quelle aime ?

JUSTINE.

En arrivant c’est vouloir trop apprendre,

Dame !

BABET.

Beaucoup de gens m’ont parlé de Clitandre.

JUSTINE.

Qu’est-ce qu’on vous a dit ?

BABET.

Qu’il fréquentait céans,

Et que Julie et lui s’aimaient depuis deux ans.

JUSTINE.

Mes yeux n’ont point encor découvert ce mystère.

BABET.

Ne vous défendez pas, et soyez plus sincère.

Prétendez-vous cacher leur amour à ma foi ?

Dès ce jour l’un et l’autre auront besoin de moi.

JUSTINE.

Ah ! vous n’en êtes pas à votre apprentissage.

BABET.

J’espère par vos soins d’en savoir davantage.

JUSTINE.

Vous n’en savez que trop : mais croyez néanmoins

Que Clitandre en effet est digne de vos soins ;

Qu’il est doux, obligeant, généreux, magnifique.

BABET.

J’entends. Éloquemment votre éloge s’explique.

JUSTINE.

Éraste son ami, qui suit toujours ses pas,

Mérite aussi qu’on l’aime et qu’on en fasse cas.

Quand vous les aurez vus, ils vous plairont sans doute...

Voyant que Babet paraît distraite.

Mais voici le grand point. Vous rêvez ?

BABET.

Non, j’écoute.

JUSTINE.

Si Dorante jamais va vous interroger ;

Si de gré, si par force on veut vous engager

À lui développer les secrets de Madame,

À veiller sur les pas de sa sœur, de sa femme.

Gardez-vous bien surtout...

BABET, l’interrompant.

Vaine précaution ?

Le mensonge est vertu dans cette occasion.

Qui ne sait quel parti doit prendre une suivante,

Dont le premier devoir est d’être confidente.

Ce serait dans Paris un monstre à faire peur, 

Qu’une qui trahirait Madame pour Monsieur.

JUSTINE.

Pardonnez, si j’ai fait un discours inutile.

À vous voir j’ai bien cru que vous étiez habile :

Mais je ne pensais pas que ce fût à ce point ;

Vous répondez à tout, et ne balancez point.

Mais il est tard. Allez trouver votre maîtresse,

Et pour la bien coiffer, redoublez votre adresse.

BABET.

J’y vais.

Elle sort.

 

 

Scène II

 

JUSTINE, seule

 

Quelle rusée !... ô siècle ! ô temps ! ô mœurs !

Tremblez hommes, tremblez, j’approuve vos terreurs ;

La femme la plus simple a l’art de vous surprendre,

Et toujours Mais voici le Valet de Clitandre.

 

 

Scène III

 

JUSTINE, CHAMPAGNE

 

CHAMPAGNE.

Bonjour, Justine.

JUSTINE.

Hé bien, Champagne, que dit-on ?

Ton Maître est-il content de notre invention ?

En attend-t-il l’effet que j’ose m’en promette ?

CHAMPAGNE, tenant une lettre à la main.

Je ne sais. Tu pourras l’apprendre par la lettre

Qu’il écrit à Julie. Est-il jour là-dedans ?

JUSTINE.

Non.

CHAMPAGNE, lui donnant la lettre.

Tiens, tu la rendras quand il en sera temps.

À ne te point mentir cet amour de mon maître ;

Tous ses soins empressés...

JUSTINE, l’interrompant.

Te fatiguent peut-être ?

CHAMPAGNE.

Tu l’as dit. Est-il rien de plus triste en effet ?

Toujours sans aucun fruit filer l’amour parfait.

JUSTINE.

Julie aime Clitandre, et d’une ardeur fidèle.

CHAMPAGNE.

Hé morbleu, s’il est vrai, que ne l’épouse-t-elle ?

JUSTINE.

Tu parles comme un sot.

CHAMPAGNE.

Grand merci ! Mais pourquoi

Le fait-elle languir sans lui donner sa foi ?

JUSTINE.

Ignore-tu qu’il faut que son frère y consente ?

CHAMPAGNE.

Elle ne fera rien sans l’avis de Dorante.

Je la garantis fille encore à soixante ans.

JUSTINE.

D’où vient ?

CHAMPAGNE.

Donnera-t-il quatre cens mille francs ?

On garde avec plaisir une pareille somme.

S’en dépouillera-t-il en faveur d’un autre homme ?

S’il en est, comme en dit, le juste possesseur,

Jusqu’au jour où l’hymen engagera sa sœur.

JUSTINE.

Telle fut à la mort la volonté du père.

CHAMPAGNE.

Ce père en sentiments ne se connaissait guère.

S’il crut que l’intérêt cédant à l’amitié,

Dorante de ses biens quitterait la moitié.

JUSTINE.

Sans doute à l’y forcer nous aurons de la peine.

Mais ai-je encor formé quelqu’entreprise vaine ?

Grâce au Ciel, mes projets ont toujours réussi ;

Et j’aurai le plaisir d’achever celui-ci.

Oui, j’ai juré d’unir Clitandre avec Julie.

J’ai le secours d’Éraste, et celui de Célie.

Je tiendrai ma parole, ou bien je périrai.

 

 

Scène IV

 

JUSTINE, CHAMPAGNE, DUBOIS

 

DUBOIS, dans la coulisse, à quelqu’un qu’on ne voit pas.

Quand Monsieur sera prêt je vous avertirai.

Voilà pour vous servir tout ce que je puis faire.

CHAMPAGNE.

Avec qui parlez-vous, Monsieur le Secrétaire ?

DUBOIS.

Avec un bon Normand qu’on met au désespoir.

Il poursuit un arrêt qu’il ne saurait avoir.

J’ai honte en vérité de le voir tant remettre.

JUSTINE, bas, à Champagne.

Songe à l’entretenir. Je vais rendre ta lettre,

Et chercher la réponse.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

DUBOIS, CHAMPAGNE

 

DUBOIS.

À ce qui me paroît ;

Tu t’introduis céans par un sort bon endroit.

Franc messager d’amour, tu prétends...

CHAMPAGNE, l’interrompant.

Qu’est-ce à dire ?

DUBOIS.

Les gens de ton métier craignent peu la satire :

Ils vantent leurs talents au lieu de les cacher.

Va, ne te fâche point.

CHAMPAGNE.

Hé ! pourquoi me fâcher ?

Ma foi, Monsieur Dubois, mon métier vaut le vôtre.

DUBOIS.

Téméraire, oses-tu comparer l’un à l’autre ?

CHAMPAGNE.

Je gagne plus que vous, j’en suis sûr.

DUBOIS.

Je le croi.

Un manœuvre à préfet doit gagner plus que moi.

CHAMPAGNE.

D’où vient ?

DUBOIS.

Notre Patron, morbleu ! ne veut rien faire.

J’attends depuis un an qu’il rapporte une affaire.

Je ne puis l’obtenir.

CHAMPAGNE.

Le travail lui fait peur ?

DUBOIS.

Non, non, je l’ai guéri de la commune erreur.

Je lui dis chaque jour : « Si vous vouliez me croire,

« Que vous auriez, Monsieur, et de biens et de gloire.

« Sans peine, sans travail, sans incommodité,

« Que vous seriez bientôt un Juge redouté.

« Perdez votre air de Cour, quittez ces coteries,

« Où l’on ne pense rien que des badineries.

« Un air plus sérieux convient à votre état,

« La mine fait souvent le quart d’un Magistrat

« Réformez votre habit, rendez-le plus modeste.

« Soyez fier, grave, dur, et je réponds du reste.

« De la main du Greffier je prendrai les procès ;

« Je m’en instruirai seul, j’en ferai les extraits.

« J’aurai le soin surtout de vous les bien écrire ;

« Et vous ne prendrez, vous, que celui de les lire.

« Je ne vous trompe point. Regardez Ariston,

On l’estime partout comme un autre Caton.

« La Province le craint ; la Cour le considère ;

« Cependant son mérite est dans son Secrétaire. »

CHAMPAGNE.

Que dit-il à cela ?

DUBOIS.

Rien. Il a trop de tort.

CHAMPAGNE.

Ma foi vous êtes mal, et je plains votre sort.

DUBOIS.

Ah ! si Monsieur son père, hélas ! vivait encore ;

Il l’accoutumerait au travail qu’il abhorre.

Que Dieu donne à son âme une éternelle paix.

CHAMPAGNE.

C’était donc un maître homme ?

DUBOIS.

Il ne dormait jamais.

Soigneux, entreprenant, avide, infatigable.

Je doute que le Ciel en redonne un semblable.

Le Palais retentit encor de ses exploits :

Il regagna le prix de sa Charge en six mois.

CHAMPAGNE.

Diantre !

DUBOIS.

Aussi laissa-t-il des richesses immenses ;

Et son fils les consume en de folles dépenses.

Hélas ! si Je bon homme eut prévu ce malheur,

Sur l’heure il serait mort de rage et de douleur.

Mais ainsi va le monde.

CHAMPAGNE.

Un jour viendra peut-être,

Où vous verrez son fils...

 

 

Scène VI

 

JUSTINE, DUBOIS, CHAMPAGNE

 

JUSTINE, à Champagne, en lui donnant un billet.

Adieu. Dis à ton Maître,

Qu’on n’a de tous ces vers vanté que le Sonnet,

Et qu’on serait ravi de savoir qui l’a fait.

CHAMPAGNE.

Serviteur.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

JUSTINE, DUBOIS, se tenant d’abord à quelque distance l’un de l’autre

 

DUBOIS.

Le détour mérite qu’on le loue,

J’en attendais de vous un meilleur, je l’avoue,

C’était donc-là des vers ? Vous moquez-vous de moi ?

Il faut ou plus d’esprit, ou plus de bonne foi.

JUSTINE, à part.

Je voudrais bien gagner ce maudit Secrétaire.

DUBOIS.

Que marmottez-vous-là, la belle ?

JUSTINE, à part.

Comment faire ?

Secrétaire, Greffier, Procureur, ni Sergent,

N’ont jamais pu, dit-on, tenir contre l’argent

Serait-il le premier ?

DUBOIS, à part.

Fidèle à sa maîtresse.

Elle a cru m’abuser avec ce tour d’adresse.

JUSTINE, à part.

Que rumine-t-il là ?

DUBOIS, à part.

Ne pourrai-je jamais

Obtenir d’être admis dans leurs conseils secrets ?

Que lui dire ?

JUSTINE, à part.

Je veux faire un coup de ma tête.

DUBOIS, à part.

Je sens je ne sais quoi qui m’étonne et m’arrête.

JUSTINE, à part.

Tout coup vaille. Parlons, je ne puis reculer.

DUBOIS, à part.

Avançons. Un grand cœur ne doit jamais trembler.

Chacun d’eux s’avance de son côté, et ils se rencontrent nez-à-nez.

JUSTINE, feignant d’être rêveuse.

Ah ! pardon.

DUBOIS.

De quel trouble êtes-vous donc pressée ?

JUSTINE.

Mais vous, sur quel objet portiez-vous la pensée ?

Vous étiez en secret puissamment agité,

De grâce, contentez ma curiosité.

DUBOIS.

Je ne pensais qu’à vous.

JUSTINE.

À moi ?

DUBOIS.

Je vous le jure.

JUSTINE.

Je ne pensais qu’à vous aussi, je vous assure.

DUBOIS.

Quelle rencontre !

JUSTINE.

Après quelque réflexion.

Sur le malheur du monde et sa confusion.

(Car vous devez savoir que j’excelle en morale.)

« Par quel ordre cruel ? Par quelle loi fatale,

« Me disais-je à moi-même : est-il donc arrêté

« Qu’on ne trouve partout que contrariété ?

« Pourquoi des gens sensés que le destin assemble,

« Ne s’accordent-t-ils pas pour vivre heureux ensemble ? »

DUBOIS.

Je pensais justement ce que vous avez dit.

JUSTINE.

« Par exemple, Dubois, disais-je, a de l’esprit :

« Tout le monde connaît les talents, sa prudence

« S’il voulait avec nous être d’intelligence,

« Rien ne troublerait plus nos innocents plaisirs, 

« Et l’on voudrait en vain contraindre nos désirs.

« Cependant comme il est l’espion de Dorante,

« Que nous craignons ses yeux et sa langue piquante,

« Qu’à nous garder de lui nous travaillons toujours,

« Il empoisonne seul le bonheur de nos jours. »

DUBOIS.

Et moi, je me disais : « Se peut-il que Justine,

« Que l’on vante partout, et que l’on croit si fine,

« Juge assez mal des gens pour ne pas présumer

« Qu’un homme tel que moi ne doit point l’alarmer.

« Que mes soins, mes emplois, ma longue expérience,

« M’ont acquis dans le monde allez de connaissance

« Pour m’avoir convaincu qu’il faut fermer les yeux,

« Et tirer le rideau sur ce qu’on voit le mieux ;

« Surtout, lorsqu’il s’agit de la paix d’un ménage

« Qu’on trouble sans retour par le plus faible ombrage. »

JUSTINE.

« Il faut que je lui parle, à ce monsieur Dubois,

« Et que je sache au moins s’il entend le François,

« Ai-je dit. Il le plaint qu’il demeure inutile ;

« Qu’il meurt dans le loisir d’une Charge stérile.

« L’emploi de Secrétaire est mince chez Monsieur.

« Il ne tiendra qu’à lui d’en avoir un meilleur.

« Je l’en revêtirai ; j’en réponds sur mon âme ;

« Il gagnera bien plus à l’être de Madame. »

DUBOIS.

« C’en est trop, ai-je dit, changeons notre destin.

« Allons trouver Justine ; expliquons-nous enfin.

« Faisons-lui concevoir qu’un homme de ma sorte

« Sent toujours vers le bien une ardeur qui l’emporte ;

« Que pour en acquérir, et pour la contenter,

« Il n’est aucun emploi qu’il ne veuille accepter :

« Qu’en me formant, le ciel m’inspira cette envie

« Qui ne peut de mon cœur sortir qu’avec la vie. »

JUSTINE.

Ainsi sans le savoir nous nous entretenions.

DUBOIS.

Et voyez cependant comment nous raisonnions.

JUSTINE.

On ne peut pas plus juste, et notre intelligence

Me donne désormais une entière espérance.

Parles : car entre nous il n’est plus de façons :

Monsieur soupçonne-t-il ce que nous lui brassons ?

Est-il content de moi, de la sœur, de la femme ?

Car tu n’ignores rien des secrets de son âme.

DUBOIS.

Oui, toujours avec moi son cœur s’est épanché,

Sur cet article seul il s’est encor caché.

Je ne sais rien.

JUSTINE.

Bon ! bon !

DUBOIS.

Non, la peste me tue !

De quelques soins pourtant son âme est combattue.

Car depuis quelques jours il fait de grands soupirs,

Et semble avoir perdu son gout pour les plaisirs :

Mais si le mal qu’il sent redouble ses atteintes,

Il me viendra bientôt faire entendre ses plaintes.

Je n’en saurais douter.

JUSTINE.

C’est-là que je l’attends.

Et pour t’instruire à fonds de ce que je prétends ;

Il faut que dès l’instant sans aucun artifice,

De tout votre entretien ton rapport m’éclaircisse.

Que ce qu’il t’aura dit je l’apprenne de toi.

DUBOIS.

Mais ne sauras-je pas pourquoi cela ?

JUSTINE.

Pourquoi ?

Pour choisir là-dessus la route qu’il faut prendre

Dans le dessein d’unir Julie avec Clitandre,

Et d’obtenir l’aveu de Dorante.

DUBOIS.

Vraiment,

Si tu crois les unir par son consentement,

Tu t’abuses. Jamais il n’y voudra souscrire.

JUSTINE.

Promets-moi seulement de ce bisser conduire ;

Le reste me regarde. Adieu. Mais à propos,

Il est bon de te dire encor quatre mots.

Clitandre au poids de l’or veut payer tes paroles,

Et les taxe, dit-il, à quatre cens pistoles.

DUBOIS.

C’est parler comme il faut.

JUSTINE.

Sur ce pied-là, je croi

Que sans trop me flatter, je puis compter sur toi ?...

Lui présentant sa main.

Touche-là ; jure-moi que tu seras fidèle.

DUBOIS, lui touchant la main.

Oui, ma foi. Tu peux tout attendre de mon zèle.

JUSTINE.

Va donc. De ton secours puissions-nous profiter.

Toutefois sans frayeur je ne puis te quitter.

Je crois voir sur ton front, quand je le considère,

D’un hardi scélérat, le parfait caractère.

Doit-on croire aux serments d’un homme de palais ?

DUBOIS.

Oui ; quand ce qu’il promet flatte ses intérêts.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DUBOIS, seul

 

C’est assez, ce me semble, estimer mes paroles,

Que d en fixer le prix a quatre cens pistoles.

Quel métier que celui de servir un Amant !

On a fort peu de peine et beaucoup d’agrément.

Que ne l’ai-je suivi dès ma tendre jeunesse !

Je renonce au Palais qui m’occupe sans cesse.

Je ne veux de mes jours voir Greffe ni procès.

Mais nos soins seront-ils suivis d’un bon succès ?

Le chagrin de Monsieur à toute heure s’augmente.

Peut-être...

 

 

Scène II

 

DORANTE, DUBOIS

 

DORANTE, à part, et paraissant rêver profondément.

Quel effort faudra-t-il que je tente ?

DUBOIS, à part.

Je l’entends. Qu’a-t’il dit ? Qu’il paraît agité !

DORANTE, à part.

Déplorable embarras ! Fatale extrémité !

Ciel, daigne me montrer ce qu’il faut que je fasse.

Soupirant amèrement.

Hélas !

DUBOIS, à part.

Qu’il vient de faire une étrange grimace !

Que l’état de son cœur est bien peint dans ses yeux !

Il ne voit rien : il croit être seul en ces lieux.

Mais...

DORANTE, apercevant Dubois.

Ah ! c’est toi, Dubois.

DUBOIS.

Oui, Monsieur, c’est moi-même

Qui sens, je vous le jure, une douleur extrême,

Quand je vous vois en proie à ces mortels ennuis.

DORANTE, à part.

Dois-je lui confier le désordre où je suis ?

DUBOIS.

Je n’ose pénétrer quel en est le mystère.

DORANTE, à part.

Oui, parlons, mon tourment se redouble à le taire,

Il est prudent, discret, ferme en mes intérêts.

À Dubois.

Tu me crois donc en proie à des chagrins secrets ?

DUBOIS.

Voudriez-vous, Monsieur, dissimuler encore ?

DORANTE.

Non, et c’est dans mes maux ces conseils que j’implore.

Mon père fit longtemps l’épreuve de ta foi ;

Et, pour me consoler je ne sache que toi.

DUBOIS, à part.

Que diable est tout ceci ?

DORANTE.

Tu vois que ma tristesse

A changé mon humeur et m’accable sans cesse.

Rien de ce que j’aimais ne flatte mes désirs,

Et le ciel m’a donne, pour finir mes plaisirs,

Un bourreau de mes jours, un tyran de mon âme.

DUBOIS.

Quel est-il, ce tyran, ou ce bourreau ?

DORANTE.

Ma femme.

DUBOIS.

Votre femme, Monsieur ?

DORANTE.

Tu n’en dois plus douter.

Elle me cause un mal que je ne puis dompter.

Je suis désespéré.

DUBOIS.

Vous est-elle odieuse ?

DORANTE.

Ah ! plut au ciel, ma vie en serait plus heureuse,

Mon cœur pour mon malheur s’en est laissé charmer,

Et je ne souffre, hélas ! que pour la trop aimer.

DUBOIS.

En seriez-vous jaloux ?

DORANTE.

Jusqu’à la frénésie.

DUBOIS.

Vous, Monsieur, vous, frappé de cette fantaisie ?

Vous contre les jaloux déclaré hautement.

DORANTE.

Et c’est de-là que vient mon plus cruel tourment.

Quand j’entrai dans le monde une pente fatale

M’entraîna dans le cours de la grande cabale :

Ceux qui la composaient m’instruisant tous les jours,

J’eus bientôt attrapé leurs airs et leurs discours.

J’occupai mon esprit de leurs vaines pensées ;

Et blâmant du vieux temps les maximes sensées.

J’en plaisantais sans cesse, et traitais de bourgeois

Ceux qui suivaient encor les anciennes lois.

« Quel est l’homme, disais-je, en faisant l’agréable.

« Qui garde pour sa femme un amour véritable ?

« C’est aux petites gens à nourrir de tels feux.

« Ah ! si l’hymen jamais m’enchaîne de ses nœuds

« Loin que l’on me reproche une pareille flamme,

« Que je voudrai de bien aux Amants de ma femme !

« Que ne croirai-je point devoir à leur amour,

« S’ils peuvent loin de moi l’amuser tout le jour ! »

DUBOIS.

Et pourquoi teniez-vous cet imprudent langage ?

DORANTE.

Morbleu ! pour imiter les gens du haut étage,

De qui les sentiments ou faux ou trop outrés,

De la droite raison sont toujours égarés.

Connu sur ce pied-là, pour plaire à ma Famille,

Je m’engage, j’épouse une petite fille,

De qui l’air enfantin et l’ingénuité

Ne prenaient sur mon cœur aucune autorité.

Je cru la voir toujours avec indifférence :

Malheureux ! De les traits j’ignorais la puissance,

Sa beauté s’est accrue ; et sa possession,

Loin de me dégoûter a fait ma passion.

DUBOIS.

Vous y voilà donc pris ?

DORANTE.

Je n’ai connu ma flamme,

Qu’aux mouvements jaloux qui déchirent mon âme.

De ce trouble secret je me suis alarmé,

Et j’ai douté longtemps que mon cœur fût charmé :

Mais enfin, j’ai senti toute mon infortune.

Je crains tous mes amis, leur aspect m’importune.

Je n’aspirais jadis qu’à les avoir chez moi,

Leur présence aujourd’hui m’y donne de l’effroi...

À part.

Pourquoi faut-il aussi qu’un ridicule usage

Souffre des étrangers au milieu d’un ménage ?

Sages Italiens, que vous avez raison !...

À Dubois.

Vingt fainéants sans cesse assiègent ma maison

Ils content devant moi des douceurs à Célie.

L’un dit qu’elle a bon air, l’autre qu’elle est polie ;

Celui-ci, que ses yeux sont faits pour tout charmer,

Que sa grâce jamais ne se peut exprimer ;

Celui-là, de ses dents vante l’ordre agréable.

Enfin tous à l’envi la trouvent adorable ;

Et la fin d’un discours qui me perce le cœur,

Est toujours employée à louer mon bonheur.

DUBOIS.

Il est vrai. C’est ainsi que la chose se passe.

DORANTE.

Ils portent bien plus loin leur indiscrète audace.

Ils viennent la chercher au sortir de son lit.

Chacun fait là briller ses soins et son esprit.

Ils ne sont que bons mots, que jeux, que railleries,

Que signes, que coups d’œil, et que minauderies.

Ma femme reçoit tout d’un esprit fort humain,

Et je vois quelquefois qu’on lui baise la main.

DUBOIS.

On a tort.

DORANTE.

Cependant il faut que je l’endure,

Et le public rira si ma bouche en murmure,

Si je montre l’ennui que mon cœur en reçoit,

Les enfants dans Paris me montreront au doigt ;

Et, traité de bizarre et d’Époux indocile,

Je serai le sujet d’un heureux Vaudeville...

À part.

Ah ! François, qu’à bon droit les autres Nations

Regardant en pitié toutes vos actions,

Et blâmant votre esprit de mode et de cabale,

Condamnent justement votre fausse morale !

DUBOIS.

Belle réflexion !

DORANTE.

Ce n’est pas encor tout ;

Et l’on mettra bientôt ma patience à bout,

Si je ne vois cesser les maniérés d’Eraste.

Il cajole Célie, et le fait avec faste :

Il veut que je le voie, il paraît l’affecter.

Elle flatte ses vœux, loin de les rejeter.

Ils m’en ont convaincu. Dis-moi, que dois-je faire ?

Parlerai-je à ma femme, ou faudra-t-il me taire ?

Quand je veux avec elle entamer ce discours,

La honte que je sens m’en empêche toujours.

Je crains de lui montrer mon extrême faiblesse ;

J’en rougis.

DUBOIS.

Vous pensez avec délicatesse.

Et vous êtes, Monsieur, dans un étrange cas.

DORANTE.

Elle ira son chemin si je ne parle pas.

DUBOIS.

C’est sans difficulté.

DORANTE.

Si je parle au contraire,

Et que, comme un mari ne persuade guère,

Mes leçons dans son cœur ne fassent aucun fruit,

À quelle extrémité ferai-je alors réduit ?

De souffrir un mépris si cruel pour ma flamme,

Ou bien de maltraiter, ou de quitter ma femme.

DUBOIS.

J’y trouve comme vous un embarras égal.

Comment donc gouverner un semblable animal ?

N’importe. Expliquez-vous, Monsieur, avec Célie,

La vertu dans son âme est si bien établie,

Je le dis sans vouloir vous faire un compliment,

Que vous n’en recevrez que du contentement.

On obtient quelquefois plus qu’on n’ose prétendre,

Et pour gagner sa cause il faut la faire entendre.

DORANTE.

Oui. Je veux m’éclaircir avec elle aujourd’hui.

C’est cacher trop longtemps ma peine et mon ennui.

C’est ici qu’elle vient sortant de sa toilette...

À part.

Donne à notre entretien la fin que je souhaite.

À Dubois.

Ô ciel !... J’entends du bruit... Je la vois. Laisse-nous.

Dubois sort.

 

 

Scène III

 

DORANTE, CÉLIE

 

DORANTE, à part.

Qui ne serait trompé par ce maintien si doux ?

Croirait-on à la voir avec cet air modeste,

Qu’au repos de mes jours elle fût si funeste ?

Cependant, Dieu le sait... Mais par où commencer ?

Je tremble...

CÉLIE, à part.

Mon abord semble l’embarrasser.

DORANTE, à part.

Qu’on épouse de soins lorsqu’on prend une femme !...

À Célie.

Poursuivons toutefois... Allons, bonjour, Madame.

CÉLIE.

Bonjour, Monsieur.

DORANTE, à part.

Il faut lui cacher mon chagrin...

À Célie.

Vous vous êtes levée aujourd’hui bien matin ?

CÉLIE.

Un moment après vous je me suis éveillée,

Et, dans le même temps, je me suis habillée.

DORANTE.

Allez-vous sortir ?

CÉLIE.

Non.

DORANTE.

Voudriez-vous donc souffrir

Que mon cœur à vos yeux ose se découvrir,

Que tous mes sentiments puissent ici paraître ?

CÉLIE.

En pouvez-vous douter ? N’êtes-vous pas le maître ?

DORANTE.

Pendant notre entretien souvenez-vous au moins,

Que vous êtes l’objet de mes plus tendres soins,

Que sans cesse pour vous je soupire et je brûle.

CÉLIE, à part.

Quelle sera la fin, d’un pareil préambule ?

DORANTE.

Non, il n’est point d’Époux qui jusques à ce jour,

Ait senti pour sa femme un si parfait amour.

CÉLIE.

Je le crois : je vous suis tout-à-fait obligée.

DORANTE.

Mais plus dans cet amour mon âme est engagée,

Plus elle est exposée à des troubles secrets.

Quelquefois on se livre à d’éternels regrets,

Lorsqu’altérant la paix d’un heureux mariage,

À part.

On permet... Que je joue un triste personnage !

CÉLIE.

En vérité, Monsieur, je ne vous entends point.

DORANTE.

Les gens les plus sensés s’abusent sur ce point,

On se laisse à la fin séduire à l’apparence,

Jusques à condamner la plus pure innocence.

Ainsi lorsqu’une femme a soin de son honneur,

C’est peu que sa vertu réponde de son cœur,

Elle agit au dehors avec tant de sagesse

Qu’elle n’y montre rien dont le public se blesse ;

Et toujours attentive à ses soins importants,

Brave la calomnie et les discours du temps.

CÉLIE.

Avec tous ces détours, que voulez-vous me dire ?

DORANTE.

Ce qu’un ardent amour me découvre et m’inspire.

Vous êtes fort aimable, et je vois chaque jour

Mille gens empresses à vous faire la cour.

Ils ne vous quittent point ; et leur galanterie,

Puisqu’il faut m’expliquer, passe la raillerie.

Toutes les libertés qu’ils prennent avec vous

Marquent...

CÉLIE, l’interrompant, en riant.

Qu’il vous sied mal de faire le jaloux !

DORANTE.

Comment ?

CÉLIE, riant.

Vous n’avez pas de grâce à le paraître.

DORANTE, au désespoir.

Quoi vous ne croyez pas...

CÉLIE, l’interrompant, en riant.

Non, cela ne peut être.

DORANTE.

Mais, je vous dis pourtant la pure vérité.

CÉLIE, riant toujours.

Vous avez trop de sens ; j’ai trop peu de beauté.

DORANTE.

Je ne m’attendais pas à la plaisanterie.

Morbleu ! c’en est assez pour me mettre en furie.

Madame, on ne rit point sur un pareil sujet.

CÉLIE, avec fierté et en colère.

Ah ! c’est donc tout de bon ?... Cependant qu’ai-je fait ?

Qui cause, je vous prie, un soupçon qui m’offense ?

Voyons.

DORANTE.

Ne sauriez-vous parler sans, violence ?

Car enfin, mon dessein n’est pas de vous fâcher.

CÉLIE.

Mais encor, qu’est-ce donc qu’on me peut reprocher ?

DORANTE.

Les assiduités d’Éraste, de Clitandre,

De Cléon.

CÉLIE.

À vous seul vous devez vous en prendre.

Des trois les deux m’étaient tout-à-fait inconnus,

Et conduits par vous-même ils sont ici venus.

DORANTE.

Il est vrai.

CÉLIE.

Pour Clitandre, il en veut à Julie ;

Et le sang, dont le nœud l’un et l’autre nous lie,

Fait que dès le berceau nous nous aimons tous deux.

DORANTE.

Le cousin le plus proche est le plus dangereux.

En un mot leurs discours, leurs soins et leurs manières,

Depuis un certain temps ne me conviennent guères.

Ils sont toujours céans, vous vont voir dans le lit.

Est-ce, entre nous, Madame, ainsi qu’on se conduit ?

Devriez-vous souffrir de semblables visites ?

CÉLIE.

Mais vous, pensez-vous bien à ce que vous me dites ?

Ne vous souvient-il plus avec quelle chaleur

À d’autres sentiments vous disposiez mon cœur,

Quand dans les premiers jours de notre mariage,

Je n’osais regarder vos amis au visage,

Et que pour éviter leur vue et leurs discours,

Seule en mon cabinet je m’enfermais toujours ?...

« Madame, disiez-vous, vivez d’autre manière :

« Vous êtes trop farouche et trop particulière.

« Recevez autrement tous les gens que je voi,

« Et n’effarouchez point ceux qui viennent chez moi.

« Rendez à mes amis ma maison agréable,

« Ou le séjour pour moi n’en est plus supportable. »

En me parlant ainsi vous me les ameniez.

Jusqu’en mon cabinet vous les introduisiez.

« Messieurs, ajoutiez-vous, divertissez Madame :

« Je sors, excusez-moi ; je vous laisse ma femme... »

Sur cette confiance ils sont venus me voir.

J’ai fait ce que j’ai pu pour les bien recevoir ;

Et pour vous obéir j’ai suivi vos maximes.

Si vous vous en plaignez, Monsieur, ce sont vos crimes.

DORANTES, à part.

Avec quelle froideur elle voit mon chagrin !

À Célie.

Madame, j’avais tort, je le sais ; mais enfin,

En faut-il moins calmer la douleur qui me presse ?

Écartez ces objets de qui l’aspect me blesse.

CÉLIE.

Mariez votre sœur ; c’en est un sur moyen.

Clitandre l’aime, il a du mérite et du bien.

Pressez leur union, bientôt cet hyménée 

Dispersera les gens dont votre âme est gênée.

Julie est riche et belle, ils veulent l’épouser.

Croyez-moi.

DORANTE.

Ce moyen se peut-il proposer ?

Et ne voyez-vous pas par l’hymen de Julie,

D’un sort gros revenu ma maison affaiblie ?

Différons ce malheur, gagnons encor du temps.

Que je vous doive enfin le repos que j’attends.

Chassez ces étourdis qui...

CÉLIE.

Chassez-les vous-même.

DORANTE.

Moi ?

CÉLIE.

Sans doute. D’où vient cette surprise extrême.

DORANTE.

Moi ! je leur montrerais qu’ils m’ont rendu jaloux ?

CÉLIE.

Hé bien donc ! j’aurai soin de leur parler pour vous.

DORANTE.

Je ne puis que louer un si prompt sacrifice.

CÉLIE.

Hé quoi ! ne faut-il pas que je vous obéisse ?

DORANTE.

Oui. Mais on ne fait pas toujours ce que l’on doit...

Rien ne vaut le plaisir que mon âme reçoit.

CÉLIE.

Non, non. Ne doutez point que je ne vous délivre

De tous ces importuns attachés à me suivre.

DORANTE.

Bon !

CÉLIE.

Je les instruirai de vos intentions.

DORANTE.

Comment ?

CÉLIE.

Ils apprendront vos résolutions.

Je leur déclarerai quel est votre scrupule.

DORANTE.

Vous voulez me charger d’un pareil ridicule ?

C’est tout ce que je crains.

CÉLIE.

Comment faire autrement ?

DORANTE.

Prendre sur vous l’éclat de leur bannissement,

Les fuir, les dégouter enfin, sans me commettre.

CÉLIE.

Pour cela c’est un point que je ne puis promettre.

DORANTE.

D’où vient ?

CÉLIE.

Je ne veux pas qu’on reproche à mon cœur

L’impertinent défaut d’une bizarre humeur.

Je ne veux point passer pour une extravagante.

J’estime ces Messieurs, et j’en suis fort contente.

Leur entretien me plaît ; je les ai bien reçus.

Je ne me saurais pas démentir là-dessus.

DORANTE.

Vous ne le ferez point ?

CÉLIE.

Non, je vous le proteste.

DORANTE.

Madame...

CÉLIE, l’interrompant.

Hé bien, Monsieur ?

DORANTE.

Voyez.

CÉLIE.

Je vois, de reste.

Qu’est-ce ?

DORANTE.

Ah ! j’ai mal connu votre perfide cœur.

Morbleu !

CÉLIE.

C’est donc ainsi qu’on m’outrage, Monsieur ?

Allez... Loin de me faire une pareille offense,

Ne devriez-vous pas louer ma complaisance ?

Mais, malgré tout cela, je ferai mon devoir :

Comptez que ces Messieurs ne viendront plus me voir...

Apercevant venir Éraste et Clitandre.

Les voici... Je leur vais expliquer ce mystère,

Leur dire que vous seul...

DORANTE.

Ô Ciel ! qu’allez-vous faire ?

Madame, gardez-vous de leur parler de moi.

CÉLIE.

Non, ne m’arrêtez point ; je le veux, je le doi.

DORANTE.

De mon ressentiment vous avez tout à craindre,

Si vous parlez.

CÉLIE, le regardant avec tendresse.

Hé bien, il faut donc me contraindre.

Pour vous plaire, Monsieur, que ne ferais-je pas ?

DORANTE, à part.

La traîtresse !

 

 

Scène IV

 

DORANTE, CÉLIE, ERASTE, CLITANDRE, JUSTINE

 

ÉRASTE, à Dorante, en l’embrassant

Chez toi nous courons à grands pas.

Notre ami, l’on ne peut, en quelque part qu’on aille,

Trouver pour le commerce un homme qui te vaille.

Clitandre te dira qu’hier en vingt endroits,

On loua ta maison d’une commune voix.

Ce n’est qu’ici qu’on goûte un plaisir véritable.

CLITANDRE, à Dorante.

Il n’est point dans Paris de lieu plus agréable.

CÉLIE.

Vous nous flattez, Messieurs.

CLITANDRE.

Non, Madame.

ÉRASTE.

Pour moi, Quand je vous parle ainsi, c’est de sort bonne foi !

DORANTE.

Je vous suis obligé.

ÉRASTE, lui frappant sur l’épaule.

Notre ami, tu sais vivre.

Dans le monde tu sais le parti qu’il faut suivre ?...

Je viens de chez Damon.

CLITANDRE.

L’impertinent jaloux !

ÉRASTE.

J’ai manqué, je l’avoue, à me mettre en courroux.

Il ne saurait souffrir qu’on regarde sa femme.

Tous les soins qu’on lui rend le percent jusqu’à l’âme.

CLITANDRE.

Le fat !

ÉRASTE.

J’ai pris plaisirs à le faire enrager.

JUSTINE.

Que c’est bien fait !

CÉLIE, à Éraste, en regardant tendrement Dorante.

Pourquoi ne le pas ménager ?

Il faut avoir pitié du mal qui le dévore.

ÉRASTE.

Il faut, quand on le peur, le redoubler encore...

À Dorante.

Je gage que Dorante est de mon sentiment...

Le tirant par le bras.

Parle. Ne doit-on pas le faire ?

DORANTE, avec embarras.

Assurément.

À part.

Ciel !

CLITANDRE.

Un mari jaloux est une sotte bête.

DORANTE, à part.

J’enrage !

ÉRASTE, riant.

Lorsqu’il a ses visions en tête,

Et que l’on est témoin des chagrins qu’il ressent,

C’est de tous les objets le plus divertissant.

DORANTE, à part.

Je crève !

CÉLIE, à Éraste, en riant.

Il est certain qu’il donne bien à rire.

DORANTE, à part.

La coquine ! Elle pense à mon secret martyre,

Et rit de, tous les maux qu’elle me fait souffrir.

CÉLIE, à Éraste.

Mais, Éraste, un jaloux ne peut-il se guérir ?

ÉRASTE.

Oh ! non, la jalousie est un mal incurable,

Et, sans doute, de tous le plus insupportable !

JUSTINE.

Que vous le peignez bien !

DORANTE, à part.

Je n’y puis plus tenir.

Serviteur.

ÉRASTE.

Quoi ! tu sors ?

DORANTE.

Non : je vais revenir.

 

 

Scène V

 

CÉLIE, ÉRASTE, CLITANDRE, JUSTINE

 

ÉRASTE.

Où court-il ?... Que penser de cette promptitude ?

CLITANDRE, à Célie.

Il m’a paru frappé de quelque inquiétude.

JUSTINE, à Célie.

Madame, vous riez ?

CLITANDRE, à Célie.

De grâce ! expliquez-vous.

CÉLIE.

Enfin nous le tenons.

ÉRASTE.

Comment ?

CÉLIE.

Il est jaloux.

Bien loin de pénétrer nos secrets artifices,

Il croit que tous vos soins sont de vrais sacrifices,

Qu’Éraste, que Cléon m’aiment de bonne foi.

Tout ce qu’il voie enfin lui donne de l’effroi.

Il vient de me montrer les transports de son âme,

Ses soupçons, ses terreurs, son trouble...

JUSTINE, l’interrompant.

Eh bien ! Madame,

Mes conseils sont-ils bons ? En doit-on faire cas ?

CÉLIE.

Assurément.

JUSTINE.

Allons. Ne nous relâchons pas.

Travaillons. Redoublons la soupçonneuse crainte

Dont Monsieur votre Époux a déjà l’âme atteinte.

Qu’Éraste sur vos pas attaché chaque jour,

Lui fasse voir pour vous un violent amour.

Paraissez avec lui toujours d’intelligence ;

Employez de vos yeux l’éloquente science.

Soutenez que tous ceux dont Dorante est jaloux

Viennent chercher ici sa sœur, et non pas vous,

Qu’elle seule est l’objet de leur galanterie,

Et que pour les chasser il faut qu’il la marie.

Je garantis dans peu Clitandre satisfait.

CLITANDRE, à Célie.

Oui, sans doute, nos soins auront un prompt effet.

Madame, que j’aurai de grâces à vous rendre !

Mon sort est en vos mains, mon bonheur...

CÉLIE, l’interrompant.

Mais, Clitandre,

L’amitié que le sang a formée entre nous,

Me fait bien hasarder pour Julie et pour vous ;

Car, sans être perfide enfin, ni criminelle,

Je cause à mon Époux une peine mortelle.

Me pardonnera-t-il son trouble, sa douleur ?

JUSTINE.

N’est-il pas trop heureux de n’avoir que la peur ?

Ah ! combien de maris de la plus haute classe,

Pour les mêmes terreurs voudraient être en sa place !

Quelle sera sa joie au moment qu’il sera

Hautement détrompé sur les soupçons qu’il a !

Enfin, ne doit-on pas punir son avarice,

Et de son procédé corriger l’injustice,

Quand pour jouir d’un bien qui revient à sa sœur,

Il empêche un hymen qui serait son bonheur ?

CÉLIE.

C’est trop.

CLITANDRE.

Trahirez-vous le beau feu qui me brûle ?

Et d’où peut aujourd’hui vous venir ce scrupule ?

Votre mère, et Damis l’oncle de votre Époux,

Dans ce juste dessein sont d’accord avec nous.

Tout parle en ma faveur, et tout contre Dorante.

CÉLIE.

Je crains de l’offenser ; mon devoir m’épouvante,

Je tremble à tout moment.

CLITANDRE.

Vous me désespérez.

Prenez pitié des maux qui me font préparés,

Madame ; je mourrai si votre bonté celle.

CÉLIE.

Hé bien ! jusqu’à la fin servons votre tendresse.

Allons trouver Julie, et lui faire savoir

Que tout semble aujourd’hui répondre à mon espoir.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

CLITANDRE, JULIE, BABET

 

CLITANDRE.

Enfin, belle Julie, un destin favorable

Se prépare à finir le tourment qui m’accable.

Pour calmer ses soupçons, pour les écarter tous,

Dorante permettra que je fois votre Époux.

Quels transports dans mon cœur l’espérance fait naître !

Je ne puis les régler.

JULIE.

Vous vous flattez peut-être.

L’intérêt pour mon frère est un motif puissant !

CLITANDRE.

Le soin de son repos est encor plus pressant.

Il ne soutiendra point une si rude atteinte ;

Madame, espérons tout.

JULIE.

L’Amour cause ma crainte.

Pardonnez-la, Clitandre, à mon cœur agité :

J’aime trop pour sentir quelque tranquillité.

CLITANDRE.

Que ne vous dois-je point après ce témoignage ?

À quels soins désormais ce doux aveu m’engage !

JULIE.

Soyez tendre et constant, vous ne me devrez rien :

La constance et l’amour vous acquitteront bien.

BABET.

J’entends quelqu’un venir.

JULIE.

Serait-ce point mon frère ?

BABET.

Je ne sais.

JULIE.

Voyez donc ?

BABET, voyant paraître Dubois.

Non. C’est son Secrétaire.

 

 

Scène II

 

JULIE, CLITANDRE, BABET, DUBOIS

 

DUBOIS à Clitandre.

Éloignez-vous d’ici ; Monsieur vous surprendrait.

Il me suit, et viendra sans doute en cet endroit.

Il n’est pas à propos qu’il vous rencontre ensemble.

JULIE, à Clitandre.

Allez donc.

 

 

Scène III

 

JULIE, BABET, DUBOIS

 

DUBOIS, à Julie.

Je commence assez bien, ce me semble ;

Et pour être apprentif au métier que je fais,

J’y suis grec, et rompu quasi comme au Palais.

JULIE.

Vous nous servez sort bien.

DUBOIS.

Quand je vous rends service ;

Je défends l’innocence, et soutiens la justice ;

Car enfin, n’est-ce pas un énorme attentat

De vous faire observer un triste célibat ?

JULIE.

Vous êtes fou, je crois !

DUBOIS.

Je suis sage au contraire,

De vouloir vous venger de votre injuste frère.

Nous en aurons raison dans peu de temps, je croi.

JULIE.

Tout de bon ?

DUBOIS.

J’en suis sûr...

Voyant entrer Dorante.

Mais on vient... Laisse-moi.

Julie sort avec Babet.

 

 

Scène IV

 

DORANTE, DUBOIS

 

DORANTE.

Je n’en puis plus. Je souffre une peine effroyable,

Dubois.

DUBOIS.

D’où venez-vous, Monsieur ?

DORANTE.

Je sors de table.

Je viens de la quitter sans avoir rien mangé.

DUBOIS.

Vous trouveriez-vous mal ?

DORANTE.

Je suis pis qu’enragé !

Ma femme m’assassine, et met tout en usage

Pour me faire crever de dépit et de rage.

DUBOIS.

Comment ?

DORANTE.

Je n’ai rien pu gagner sur son esprit :

Elle m’a chicané sur tout ce que j’ai dit ;

Et, s’armant d’artifice ou de plaisanterie,

N’a traité mes chagrins que de bizarrerie.

DUBOIS.

Diantre !

DORANTE.

Notre entretien a très mal réussi.

DUBOIS.

Tant pis... Mais cependant que faire à tout ceci ?

DORANTE.

Que sais-je ? Ma raison ne me sert plus de guide.

Non, je ne vis jamais une âme plus perfide.

Pendant tout le dîner que n’a-t-elle point fait ?

Jamais de faire éclat je n’eût tant de sujet.

DUBOIS, à part.

Tant mieux...

À Dorante.

La perfidie est donc considérable ?

DORANTE.

Job se serait donné cinquante fois au diable.

À moins que de le voir, je n’aurais jamais cru

Ni même imaginé ce qui m’en a paru ;

Et c’est un de ces faits dont la raison troublée,

Pour en pouvoir douter, voudrait être aveuglée. 

Tout ce qu’une coquette a jamais pratiqué,

Lorsqu’elle veut surprendre un cœur qu’elle a manqué,

Soins de plaire affectés, souris, agaceries,

Discours flatteurs, regards, gestes et lorgneries,

Ma femme devant moi vient de le répéter,

Pour engager Éraste, ou bien pour le flatter.

DUBOIS.

Devant vous ?

DORANTE.

À ma barbe, avec une impudence 

À lasser d’un martyr toute la patience.

Moins timide qu’Éraste, elle l’embarrassait,

Et je l’ai vu rougir quand elle le pressait.

DUBOIS.

Mais vous, que faisiez-vous pendant ce badinage ?

DORANTE.

Je murmurais tout bas en dévorant ma rage.

Enfin, puisqu’avec toi je puis trancher le mot.

Je faisais justement la figure d’un sot.

DUBOIS.

Cela n’est pas plaisant.

DORANTE.

J’en suis inconsolable.

J’ai manqué trente fois à renverser la table,

Pour punir l’infidèle, et pour me contenter,

S’il m’eût été permis de la bien souffleter,

Quelle eût été ma joie !

DUBOIS.

Ah ! c’en est trop.

DORANTE.

Ma bile

M’inspirait cet éclat flatteur autant qu’utile ;

Les mains me démangeaient... Mais j’ai crains les brocards,

Qu’on m’aurait aussitôt jeté de toutes parts...

À part.

Que vous êtes heureux, vous en qui la nature

Agit sans aucun art et règne toute pure ;

Qui bravant le public et le qu’en dira-t-on,

Expliquez vos chagrins à bons coups de bâton,

Et que l’usage enfin, sans crainte d’aucun blâme,

Autorisa toujours à battre votre femme :

Gens du peuple, artisans, portefaix et vilains,

Vous, de qui la vengeance est toujours dans vos mains !

DUBOIS.

Parlez-vous tout de bon ?

DORANTE.

Oui, le diable m’emporte !

On se soulage au moins en usant de la sorte.

DUBOIS.

Vous vous moquez, je pense, avec de tels propos ?

DORANTE.

Que ne puis-je à ce prix assurer mon repos !...

Mais que dois-je résoudre en cet état funeste ?

Prenons sans balancer le parti qui me reste.

Courons chez mon beau-père ; allons me plaindre à lui.

DUBOIS.

Eh ! croyez-vous par là soulager votre ennui ?

Ah ! gardez-vous surtout de vous plaindre à son père

Des chagrins que vous cause une femme légère.

Il vous condamnera, s’il est homme d’esprit ;

Et vous n’emporterez que honte et que dépit.

Que gagne Licidas en suivant cette route ?

Il soupire, il se plaint ; personne ne l’écoute.

Il entend publier son histoire en cent lieux.

Que d’exemples enfin sont présents à vos yeux !

Acaste hautement dit sa femme infidèle :

Après ce grand éclat il demeure avec elle.

Arcas fait le désordre, et passant plus avant,

Il menace la sienne et l’enferme au Couvent ;

Mais bientôt, à l’insu de toute sa Famille,

Il va, pour la revoir sangloter à la grille.

D’abord elle résiste, et feint d’être en courroux ;

Elle se rend enfin aux pleurs de son Époux ;

Et rapporte chez lui, pour venger son absence,

L’orgueil, la tyrannie et l’extrême licence.

Valère, par la sienne offensé chaque jour,

Diffère à la punir par un excès d’amour ;

Et lorsqu’il ne peut plus soutenir sa conduite,

La rend à ses parents, et la reprend ensuite.

À ces pièges honteux il faut vous dérober ;

Le plus sage s’aveugle, et s’y laisse tomber.

Il n’est pour s’en parer qu’un moyen salutaire.

DORANTE.

Quel est-il ce moyen ?

DUBOIS.

Endurer et vous taire.

DORANTE.

Quoi ! ma femme aura droit de me faire enrager,

Et je n’oserai, moi, parler ni me venger ?

DUBOIS.

De son sexe, Monsieur, c’est le grand privilège.

DORANTE.

Je le casse morbleu ! Sans cela que ferai-je ?

Entre ma femme et moi les droits seront égaux.

 

 

Scène V

 

CÉLIE, DORANTE, DUBOIS

 

CÉLIE, à Dorante, avec d’un ton agréable.

Voulez-vous bien, Monsieur, me prêter vos chevaux ?

On vient de m’avertir qu’un des miens est malade,

Et je ne voudrais pas perdre la promenade.

On nous donne à Surène un excellent soupé.

DUBOIS, à part.

Ceci sera plaisant, ou je suis fort trompé.

CÉLIE, à Dorante.

Vous ne me dites rien ?

DORANTE.

Que pourrais-je vous dire,

Dans la rage où je suis, perfide ?

CÉLIE.

Est-ce pour rire ?

DORANTE.

Non. C’est du meilleur sens donc je parlai jamais...

Je ne vous flatte point. Craignez-moi désormais...

Vous perdez sans retour toute ma confiance.

CÉLIE.

Comment ?

DORANTE.

N’attendez plus aucune complaisance.

Comme vous me forcez à vous mésestimer,

Je ferai mes efforts pour ne vous plus aimer.

CÉLIE, à Dubois.

A-t-il perdu l’esprit ?

DORANTE.

Je le perdis, Madame,

Lorsque je m’avisai de vous prendre pour femme ;

Lorsque je vous aimai.

CÉLIE.

Quels transports ! quel courroux !

Quels noms injurieux !

DORANTE.

Ils sont encor trop doux.

Plus mon amour pour vous avoir de violence,

Plus cet amour trahi m’excite à la vengeance.

Rendez grâce aux égards qui peuvent m’arrêter,

Quand mon ressentiment est tout prêt d’éclater.

Sans cela...

CÉLIE.

Ciel ! qu’entends-je ?

DORANTE.

Allez, coquette insigne !

Ce que je viens de voir vous a rendue indigne

De l’estime et du cœur d’un mari tel que moi.

Vous aimez donc Éraste, et me manquez de foi ?

CÉLIE.

Je l’aime, moi ?

DORANTE.

Comment voulez-vous que j’en doute ?

J’ai vu les soins honteux que cet ardeur vous coûte...

Ventrebleu ! que ne puis-je...

CÉLIE, l’interrompant.

Ah ! quel emportement !...

À Dubois.

Qu’on me donne un fauteuil, Dubois, et promptement.

Je me meurs...

Dubois avance un fauteuil, et Célie tombe dedans en feignant de s’évanouir.

DUBOIS.

Modérez le trouble de votre âme...

Reprenez donc vos sens... M’entendez-vous, Madame ?

Hélas ! que votre état m’inspire de frayeur !...

À Dorante.

Elle ne répond point... Vous avez tort, Monsieur...

À part.

Fort bien ! l’on ne peut mieux jouer son personnage...

À Dorante.

Madame n’en peut plus, et voilà votre ouvrage...

DORANTE.

Il est vrai, je l’avoue, et vois en ce moment

Les funestes effets de mon emportement ;

Et quand je la regarde... Ah ! Dubois, qu’elle est belle !

Je sens que malgré moi mon cœur vole vers elle...

À Célie, en se jetant à ses pieds.

Madame, ouvrez les yeux et voyez votre Époux,

Soumis et repentant, embrasser vos genoux.

CÉLIE, ouvrant les yeux et les refermant aussitôt, en feignant de retomber dans son évanouissement à la vue de Dorante.

Ah ! quel objet !... Faut-il revenir à la vie

Pour revoir l’ennemi qui me l’avait ravie !

DORANTE, avec tendresse.

Je suis votre ennemi ?

CÉLIE, avec dédain.

De grâce, laissez-moi.

DORANTE.

Ah ! ne m’imposez pas cette barbare loi.

Je ne puis obéir.

CÉLIE.

Que je suis malheureuse !

Qu’aux cœurs tels que le mien la honte est douloureuse !

DORANTE.

Madame, au nom du Ciel modérez ce courroux :

Voyez mon désespoir.

Il se relève en voyant entre Justine.

 

 

Scène VI

 

DORANTE, CÉLIE, DUBOIS, JUSTINE

 

JUSTINE, à Célie.

Hé bien ! partirons-nous,

Madame ? Profitez de la belle journée :

On vous attend... Mais, ciel ! que je suis étonnée !

Que dois-je présumer de ce silence affreux !

Monsieur est interdite vous pleurez tous deux ?

CÉLIE.

Justine !

JUSTINE.

Hé bien, Madame ?

CÉLIE.

Ah ! que ne suis-je morte,

Avant que de me voir outrager de la sorte !

JUSTINE, bas, à Dorante.

Qu’avez-vous fait, Monsieur ? Vous aurez tout gâté.

DORANTE.

Par un excès d’amour je me suis emporté.

JUSTINE.

Vous ?

DORANTE.

Je ne saurais plus te cacher ma faiblesse.

Je suis plein de soupçons, de crainte et de tendresse.

J’ai pris, dans ce désordre, un violent parti.

JUSTINE, bas, à Dubois.

Ah ! Dubois !

DUBOIS, bas.

Il est vrai, Monsieur s’est démenti.

CÉLIE.

Me menacer ! Montrer une fureur extrême !

Contre moi, la douceur et l’innocence même !

JUSTINE, à part.

Gagnons sa confiance, excusons ses transports...

À Célie.

Vous devez pardonner, Madame, à ses remords.

Il vous aime, une fois !

DORANTE.

Je l’adore.

JUSTINE, à Célie.

Sa flamme

A produit contre vous ces troubles dans son âme.

Loin d’être injurieux, ils ne font qu’obligeants.

CÉLIE.

En use-t-on ainsi quand on aime les gens ?

JUSTINE.

Oui, l’amour le plus tendre a souvent du caprice.

CÉLIE.

Le véritable amour abhorre l’injustice.

JUSTINE.

Il faut plus d’indulgence entre gens mariés.

Madame, ou chaque jour vous vous étrangleriez.

C’est la première loi que le contrat impose

De savoir, tour-à-tour, se passer quelque chose.

DUBOIS, à Célie.

C’est connaître le monde, et Justine a raison.

JUSTINE, à Célie et à Dorante.

Ce n’est qu’ainsi qu’on met la paix dans la maison ;

Autrement la discorde y règne en souveraine...

On vient... Gardez, tous deux, que l’on ne vous surprenne.

 

 

Scène VII

 

DORANTE, CÉLIE, ÉRASTE, JUSTINE, DUBOIS

 

ÉRASTE, à Célie.

Madame, tout est prêt.

CÉLIE.

Je ne veux plus sortir.

ÉRASTE.

Vous plaisantez sans doute ?

DORANTE, à Célie.

Allez-vous divertir,

Madame.

CÉLIE.

Vous savez que je suis trop malade.

DORANTE.

C’est un remède sur qu’un tour de promenade.

CÉLIE.

Je n’en ai pas la force.

JUSTINE.

Elle vous reviendra...

À Dorante.

Elle fera, Monsieur, tout ce qu’il vous plaira.

J’en réponds.

CÉLIE.

Allons donc, il faut vous satisfaire.

ÉRASTE, à Dorante.

Veux-tu venir ?

DORANTE.

Moi ? non.

ÉRASTE.

As-tu quelqu’autre affaire ?

DORANTE, affectant un air gai.

Peut-être.

CÉLIE.

Il trouve ailleurs des plaisirs plus touchants.

Il nous méprise.

DORANTE, à part.

Ô ciel !...

À Célie.

Chacun cherche ses gens,

Madame. Vous allez où vous serez contente,

Et moi de même.

CÉLIE.

Adieu, Monsieur.

ÉRASTE.

Adieu, Dorante.

DORANTE.

Adieu.

Célie et Éraste sortent.

 

 

Scène VIII

 

DORANTE, JUSTINE, DUBOIS

 

DORANTE, à part.

Que de contrainte et d’affectation !

Qu’il est dur de forcer son inclination !

Je feins de plaisanter quand j’enrage dans l’âme,

Et je crains de déplaire à l’Amant de ma femme...

C’en est trop ; et s’il faut livrer tant de combats,

Je sens bien que mon cœur n’y résistera pas.

Il s’en va.

DUBOIS.

Vous suivrai-je, Monsieur !

DORANTE.

Non.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

JUSTINE, DUBOIS

 

JUSTINE regardant Dorante qui s’enfuit.

Je ne sais que dire :

Est-ce ce bon esprit que tout le monde admire,

Ce tranquille mari, ce plaisant dangereux ?...

Qu’un galant homme est sot, quand il est amoureux !

Comme nous le menons !

DUBOIS.

Il n’en peut plus, je gage.

JUSTINE.

N’as-tu pas vu son trouble écrit sur son virage ?

Sa raison va céder à son premier transport.

Encore un nouveau trait, et le bon homme est mort.

DUBOIS.

Je lui veux, comme on dit, donner le coup de grâce.

JUSTINE.

Donne. Par quelque main que la chose se fasse,

Il n’importe. Achevons de lui percer le cœur ;

Et nous le contraindrons à marier sa sœur.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DORANTE, seul

 

Je sens, quoique je fasse, une peine secrète.

Malgré tous mes efforts mon âme est inquiète.

De mes tristes soupçons sans relâche agité,

Je voudrais de mon sort savoir la vérité.

Je la cherche et la crains. Cependant il n’importe :

L’ardeur de m’éclaircir est toujours la plus forte.

J’attends ici Babet, à qui je veux parler :

Elle me paraît propre à me tout révéler.

Elle est jeune, sans art et sans expérience ;

Par elle j’apprendrai... La voici qui s’avance.

 

 

Scène II

 

DORANTE, BABEL

 

BABET, à part.

Je vais le régaler d’un plat de mon métier,

Et comme un ennemi le traiter sans quartier.

Il se repentira de l’essai qu’il veut faire.

DORANTE, à part.

Ne vaudrait-il pas mieux ignorer ce mystère ?...

Non, cela ne se peut.

BABET.

Que vous plaît-il, Monsieur ?

DORANTE.

Babet, je suis ravi que vous serviez ma sœur.

J’ai toujours protégé toute votre Famille,

Et vous êtes, dit-on, une sort bonne fille,

Sage, de bonnes mœurs, et d’un esprit fort doux :

Aussi je veux bientôt faire beaucoup pour vous,

Et sans vous laisser perdre un jour d’un si bel âge,

Fixer votre bonheur par un bon mariage.

BABET.

Tous vous moquez, Monsieur ? Cela a est pas pressé.

DORANTE.

Un pareil jour jamais ne fut trop avancé.

BABET.

Vous pouvez de ce soin vous épargner la peine.

DORANTE.

Suffit. D’où venez-vous de souper ?

BABET.

De Surène.

DORANTE.

S’est-on bien diverti ?

BABET.

Fort bien, assurément.

DORANTE.

Et l’on s’est promené longtemps, apparemment ?

BABET.

Oui, fort longtemps.

DORANTE.

Clitandre entretenait Julie ?

BABET.

Toujours. Tandis qu’Éraste était avec Célie.

DORANTE, à part.

Ah !...

BABET.

Nous les avons vus marcher de tous côtés ;

Ensuite dans le bois ils se sont écartés.

Nous n’avons point oui ce qu’ils pouvaient se dire :

Mais presqu’à tous moments nous les entendions rire.

DORANTE, à part.

J’enrage, je l’avoue.

BABET.

Enfin on a servi.

Chacun pour se placer s’empressait à l’envi.

Tous voulaient être assis à côté de Madame.

DORANTE.

C’était beaucoup d’honneur qu’ils faisaient à ma femme.

BABET.

Elle, sans s’émouvoir, suivant toujours son train,

A pris obligeamment Éraste par la main,

Et l’a mis auprès d’elle.

DORANTE, à part.

Ah ! quelle circonstance !...

À Babet.

Et tout après, sans doute, est allé d’importance.

BABET.

Jamais on n’a soupé plus agréablement.

Éraste, en vérité, sait agir galamment :

Il le faut avouer ; et les fêtes qu’il donne

Ont un air de bon gout que n’attrape personne.

DORANTE.

Oui. C’est un connaisseur.

BABET.

Tout était délicat. 

Et l’on s’est récrié vingt fois sur chaque plat.

Le fruit délicieux. Pour comble de surprise,

Il a joint à la chère une musique exquise ;

La fleur de l’Opéra.

DORANTE, d’un air contraint.

Vous ne m’étonnez pas.

BABET.

On a fort plaisanté pendant tout le repas.

DORANTE.

Sur quoi ?

BABET.

Sur les maris, sur tous leurs ridicules.

On a parlé des bons, des fâcheux, des crédules,

Des jaloux. Tous enfin ont été sur les rangs,

Et Madame en a fait cent contes différents.

DORANTE.

Fort bien.

BABET.

L’on a passé trois heures de la sorte.

DORANTE, à part.

Je crève, et ma douleur ne fut jamais si forte !...

À Babet.

Ensuite ?

BABET.

Il a fallu revenir à Paris.

DORANTE, à part.

Je me passerais bien d’en avoir tant appris.

BABET, lui voyant un air soucieux.

Mais qu’avez-vous, Monsieur ? Seriez-vous en colère ?

Ce que je vous ai dit pourrait-il vous déplaire ?

DORANTE.

Non.

BABET.

Seriez-vous aussi comme certains époux :

Qu’un mot trouble, qu’un rien met d’abord en courroux ;

Qui des moindres plaisirs perpétuels critiques,

Sont toujours dévorés de chagrins domestiques ?

DORANTE.

Au contraire, je n’ai jamais tant de plaisir,

Que de voir profiter d’un honnête loisir.

J’en fais ma seule étude, et j’y porte les autres.

BABET.

Leurs divertissements altèrent bien les vôtres.

Ne feignez plus, Monsieur : je le vois clairement,

Je vous ai chagriné ; mais c’est innocemment.

Pardonnez donc ma faute à mon peu de lumière ;

Ma langue une autre fois fera plus régulière.

DORANTE.

Vous me connaissez mal : allez, ne craignez rien...

À part.

Ah ! que n’ai-je évité ce funeste entretien !

BABET.

Éloignez-vous, Monsieur, ou bien je suis perdue.

Justine que je vois peut m’avoir entendue :

On me soupçonnera. Précipitez vos pas...

Fuyez... Qu’attendez-vous ?

DORANTE.

Je me retire, hélas !

Il sort.

 

 

Scène III

 

BABET, seule

 

Je suis, pour cette fois, contente de moi-même :

Mon récit a rendu sa jalousie extrême.

S’il y revient encor, je le traiterai mieux.

 

 

Scène IV

 

JUSTINE, BABET

 

BABET.

Ma foi ! tout à propos vous venez en ces lieux.

Peste soit des jaloux et de la jalousie !

JUSTINE.

Les hommes sont sujets à cette fantaisie.

Ils ont beau la cacher dans le fond de leur cœur,

Ce mal les tient toujours. Par exemple, Monsieur...

Mais qu’en avez-vous fait ?

BABET.

Ce que j’en devais faire ;

Et ses soins curieux ont reçu leur salaire.

Allez, je l’ai mené par un sort bon chemin ;

Et s’il n’est pas content, je l’attends à demain.

JUSTINE.

Mais aux intéresses il serait temps d’apprendre

Par quels moyens Monsieur a voulu vous surprendre.

Allez leur raconter votre entretien.

BABET.

J’y cours.

 

 

Scène V

 

JUSTINE, seule

 

Cette fille Se ses soins nous font d’un grand secours.

Nos Amants ont beau jeu ; j’en réponds sur ma tête.

Bientôt de leur hymen nous allons voir la fête.

Puisque Monsieur chancelle, il le faut accabler.

Mais Éraste est un sot, à qui je veux parler.

Il suffit de lui seul pour gâter notre affaire...

Le voici.

 

 

Scène VI

 

ÉRASTE, JUSTINE

 

JUSTINE.

Dites-moi, quel est donc ce mystère ?

Ne travaillez-vous plus à servir votre ami,

Et pour lui votre zèle est-il tout endormi ?

ÉRASTE.

Pourrais-tu le penser ? Ma plus pressante envie

Est de le rendre heureux, aux dépens de ma vie.

JUSTINE.

D’où vient donc la froideur ou la timidité

Qui détruit le projet entre nous concerté ?

Pourquoi, loin d’augmenter les frayeurs de Dorante,

Ne lui montrez-vous plus qu’une ardeur languissante ?

Célie en vain vous lorgne et vous parle cent fois ;

Vous ne grouillez non plus qu’une pièce de bois.

Pendant tout le dîné, que bravant la colère

D’un mari qu’un coup d’œil irrite et désespère,

Elle vous regardait d’un air particulier,

Vous étiez justement comme un jeune écolier.

Que je vous ai maudit !

ÉRASTE.

Ah ! ma chère Justine !

JUSTINE.

Rien n’est, à mon avis, si trompeur que la mine.

Ne devrait-on pas croire, à voir cet air de cour,

Que ce serait un maître en matière d’amour ?

Mais, à le voir agir, c’est un franc imbécile...

Hé ! morbleu ! ce métier est-il si difficile ?

Et de nos jeunes gens l’exemple et le fracas,

À toute heure, en tous lieux ne vous instruit-il pas ?

Ne sauriez-vous enfin pour montrer votre flamme,

Dans les règles, de l’art assiéger une femme ?

ÉRASTE.

Hélas !

JUSTINE.

Que cet hélas est froid et mal placé !

Franchement je vous hais de ce qui s’est passé.

Que vous eût-il conté, pour alarmer Dorante,

D’affecter pour Célie une ardeur plus pressante ?

Il fallait seulement, pour servir nos desseins,

Lui parler à l’oreille et lui prendre les mains,

La louer, l’admirer, soupirer, lui sourire,

Et marquer les transports que la tendresse inspire.

ÉRASTE.

C’est trop longtemps me taire ; il faut enfin parler.

JUSTINE.

Quel important secret m’allez-vous révéler ?

ÉRASTE.

Apprends que pour montrer la plus ardente flamme

Je n’ai qu’à laisser voir celle que sent mon âme,

En feignant un amour que je ne sentais pas,

J’ai trop suivi Célie et trop vu ses appas.

JUSTINE.

Comment ?

ÉRASTE.

De ses beautés le charme inévitable

M’a fait sentir pour elle un amour véritable.

Ses trompeuses faveurs, ses regards m’ont séduit.

JUSTINE.

Certes je plains l’état où vous êtes réduit !

ÉRASTE.

Je n’ai pu résister à la douce espérance

D’obtenir un bonheur dont j’avais l’apparence :

Mais plus je m’enflammais, plus j’étais circonspect ;

Et l’amour a produit la crainte et le respect.

Ne t’étonne donc plus, si tu me vois confondre

Par ces fausses bontés où je n’ose répondre,

Par ces regards flatteurs qui ne sont pas pour moi,

Qui me percent le cœur lorsque je les reçoi.

Veux-tu qu’à badiner un malheureux s’applique ?

JUSTINE.

Ma foi ! je n’en suis plus. Ceci devient tragique.

ÉRASTE.

Justine, c’est à toi d’avoir soin de mon sort.

JUSTINE.

À moi, Monsieur ?

ÉRASTE.

Tu peux, par un heureux effort,

Soulager mes tourments, prévenir ta maîtresse,

Et me faire sentir l’effet de ton adresse.

JUSTINE.

Vous nous connaissez mal, et ma maîtresse et moi.

Je ne puis auprès d’elle accepter cet emploi.

Vous êtes étonné de voir qu’une suivante

Refuse un gain certain que le sort lui présente,

Et puisse résister à la tentation ?

Mais je luis un phénix dans ma profession :

Outre que me chargeant d’une telle ambassade,

Je pourrais m’attirer quelque brusque incartade ;

Célie est un dragon quand elle est en courroux.

Je ne vous trompe point, Monsieur, m’en croirez-vous ?

Épargnez-vous les soins d’une poursuite vaine ;

Modérez les transports dont l’ardeur vous entraîne :

Cachez-les à Célie ; ou si, sans m’écouter,

Vous êtes résolu de les faire éclater,

Sans employer personne expliquez-vous vous-même.

Qu’est-il besoin d’un tiers pour déclarer qu’on aime ?

Pour ne dire qu’un mot, faut-il tant de façons ?

Vous êtes assez grand pour conter vos rairons.

D’un cœur bien enflammé l’éloquence est touchante...

Je vois Célie. Adieu. Je suis votre servante.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

CÉLIE, ÉRASTE

 

ÉRASTE, à part.

Elle me laisse... Ô ciel ! que vais-je devenir ?

CÉLIE.

Vous vous êtes lassé de nous entretenir ?

Toute la compagnie en est scandalisée,

Et ne s’attendait pas de se voir méprisée.

Vous vouliez être seul ; mais on vient vous trouver.

ÉRASTE.

Lorsqu’on est amoureux on se plaît à rêver.

CÉLIE.

Peut-on savoir l’objet dont votre âme est charmée ?

ÉRASTE.

Vous savez que c’est vous qui l’avez enflammée ;

Je vous l’ai dit cent fois : faut-il le répéter ?

CÉLIE.

Fort bien ! Si mon mari pouvait nous écouter,

Par ce discours, peut-être, on pourrait le surprendre ;

Mais comme apparemment il ne peut nous entendre,

Ne vous en servez plus.

ÉRASTE.

Hé quoi ! m’enviez-vous

Le bien de vous jurer que je meurs de vos coups ?

Rien n’est plus vrai, Madame.

CÉLIE.

Encor ? quittez ce style,

Et ne prodiguez point un serment inutile.

ÉRASTE.

C’est à le bien garder que je mets mon bonheur.

CÉLIE.

Bon ! bon !

ÉRASTE.

N’en doutez point, vous ouvre mon cœur.

J’aime, je vous adore, et je ne puis plus vivre,

Accablé des tourments où cet amour me livre.

CÉLIE.

Vous m’aimez donc, Éraste, et vous me le jurez ?

Quels fruits de cet amour avez-vous espérés ?

ÉRASTE.

L’honneur de vous servir, le bonheur de vous plaire.

CÉLIE.

Ce ne font que des mots : l’amour veut un salaire ;

Et puisque vous m’aimez vous attendez un.

Vous êtes en cela du sentiment commun.

Mais vous ne savez pas à quoi ma foi m’engage,

Et combien votre espoir me déplaît et m’outrage ?

ÉRASTE.

Madame...

CÉLIE.

J’avouerai que l’exemple est pour vous,

Et qu’on a peu d’égards pour les droits des époux.

Cependant par malheur je ne suis point la mode,

Et crois devoir garder toute une autre méthode.

ÉRASTE.

Quoi ! vous pouvez penser ?...

CÉLIE.

Je ne m’étonne pas

Que des femmes du monde on fasse peu de cas.

Leur conduite est peu propre à s’attirer l’estime :

Le mépris, au contraire, est son prix légitime ;

Et s’il en est beaucoup, et surtout dans Paris,

Que l’on juge en effet digne de son mépris,

Soyez persuadé qu’il est aussi des femmes

Qui des folles ardeurs sa vent garder leurs âmes,

Posséder la vertu telle qu’on doit l’avoir,

Et vivre dans le monde en faisant leur devoir.

ÉRASTE.

Mais permettez, du moins...

CÉLIE, l’interrompant.

Que pouvez-vous me dire ?...

Je rougis des transports que l’amour vous inspire.

C’est ma faute d’avoir, pour servir deux Amants,

Sans doute autorise de pareils sentiments,

Et je ne traite plus ce jeu de bagatelle.

S’il durait plus longtemps je serais criminelle.

J’agirai désormais avec précaution.

Je vous parle en amie et sans émotion.

Je vous souhaite ailleurs des fortunes heureuses. 

De plus belles que moi feront moins scrupuleuses.

Un homme tel que vous n’est pas à négliger ;

On briguera partout l’honneur de l’engager.

Adieu.

ÉRASTE.

Quelle froideur et quelle raillerie !

C’en est trop...

 

 

Scène VIII

 

DORANTE, ÉRASTE

 

DORANTE, à part, en voyant Éraste.

Quel objet !... Il me met en furie.

Je ne sais...

ÉRASTE, à part, en apercevant Dorante.

C’est Dorante... Évitons de le voir.

Sa vue, en ce moment, comble mon désespoir.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

DORANTE, seul, et ayant vu Célie s’éloigner d’un côté et Éraste de l’autre

 

C’en est fait, pour le coup, ma disgrâce est certaine.

Elle fait, l’infidèle, et la honte l’entraîne ;

Et lui-même confus de me voir en ces lieux,

Quitte la place, et craint de paraître à mes yeux.

Laisser la compagnie et venir, tête à tête,

Se voir et se parler ! Non, non, rien ne m’arrête ;

Je ne balance plus, et je cours me venger...

Outrageons hardiment qui nous ose outrager.

Je n’ai que trop suivi ma fausse politique...

Mais aussi donnerai-je une scène publique ?

Et tombant dans le cas de tant d’autres maris,

Deviendrai-je, comme eux, la fable de Paris ?...

Ciel ! dans cet embarras daigne éclairer mon âme !

J’aurais plutôt réglé tout l’État que ma femme.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DORANTE, seul

 

Je marche, et je ne sais ou s’adressent mes pas.

Dans ma propre maison je ne me connais pas.

Je cours de tous côtés, et d’étage en étage,

Sans pouvoir rencontrer l’ingrate qui m’outrage.

Je méconnais la chambre et son appartement ;

L’excès de ma fureur m’ôte le jugement.

Mes sens à leurs erreurs asservissent mon âme.

Ciel ! as-tu de fléau plus cruel qu’une femme ?

Insensé que je suis de m’être marié !

Mais encore avec qui me suis-je apparié ?

Prendre une belle femme !... Ah ! c’est mon infortune !

Il est tant de guenons ; que n’en ai-je pris une !

Eût-elle en vrai magot tout le corps fagoté,

N’importe ; sa laideur ferait ma sûreté.

Comment ai-je oublié qu’une femme fort belle

Du plus sensé mari dérange la cervelle ?

Que quand, par un miracle, avec tous leurs appas,

Les soins de mille Amants ne la toucheraient pas,

Que sa vertu serait au-dessus de ses charmes,

Son Époux n’est jamais à couvert des alarmes,

Et ne peut éviter dans ce siècle malin,

De paraître au public, ridicule ou chagrin ?

 

 

Scène II

 

DORANTE, CHAMPAGNE

 

DORANTE.

Que viens-tu faire ici ?

CHAMPAGNE.

Quoi, moi ? Monsieur.

DORANTE.

Toi-même.

CHAMPAGNE.

Comment donc ?

DORANTE.

D’où te vient cette insolence extrême ?

CHAMPAGNE, à part.

Il paraît en fureur, et je ne sais pourquoi.

DORANTE.

Ne me connais-tu pas ?

CHAMPAGNE.

Si je vous connais, moi ?

Je vous vois tous les jours ; puis-je vous méconnaître ?

DORANTE.

Réponds donc. Que fais-tu céans ?

CHAMPAGNE.

J’attends mon Maître.

DORANTE.

Est-il encore ici ?

CHAMPAGNE.

Pouvez-vous en douter ?

Nous sommes loin de l’heure où le coq doit chanter.

On songera peut-être alors à la retraite :

Supposé que du jeu la reprise soit faite,

Et que quelqu’un piqué n’aille pas s’avise.

D’en demander une autre et de la proposer ;

Ou bien que de concert, la compagnie entière

Ne veuille pas à fond traiter quelque matière ;

Ou que, de conte en conte, égayant leurs propos,

Répétant des chansons, des vers et de bons mots,

Et lançant à l’envi des traits de la satire,

Ils ne se livrent pas aux plaisirs de médire.

Enfin, depuis deux ans que sans manquer un jour,

Nous venons tous les soirs faire ici notre cour,

Je n’ai pas une fois vu décamper mon Maître,

Sans voir en même temps le point du jour paraître.

DORANTE, à part.

Ah ! quelle étrange vie !

CHAMPAGNE.

Aussi c’est trop souffrir.

À force de veiller, je suis prêt à mourir.

Mon Maître dort le jour, et moi je cours la ville.

Pour sommeiller un peu je cherchais un asile,

Quand je vous ai trouvé, Monsieur, dans ce salon.

Le bruit qu’on fait là-bas ébranle la maison.

Loin de tout ce fracas, dans une bonne chaise,

Je venais en ces lieux dormir tout à mon aise.

Pardonnez-moi, Monsieur, de vous avoir troublé.

DORANTE, à part.

Je n’y puis plus tenir ; je suis trop accablé...

Pour sortir d’embarras démêlons quelque route,

Et calmons-nous enfin, quelque prix qu’il en coûte.

L’on ne résiste point à des tourments pareils...

Allons chercher Dubois, et suivons ses conseils.

Risquons tout pour trouver une fin à ma peine.

Il sort.

 

 

Scène III

 

CHAMPAGNE, seul

 

Où va-t-il ? Et pourquoi cette fuite soudaine ?

Pourquoi, dès qu’il m’a vu, s’est-il mis en fureur ?

Mon visage est-il fait peur inspirer l’horreur ?

Cet homme est enragé : le diable le tourmente...

Mais Babet vient... Ma foi ! je la trouve charmante.

 

 

Scène IV

 

BABET, CHAMPAGNE

 

CHAMPAGNE.

Tu me charmes, Babet ; je le dis franchement.

Je t’aime... Tu m’as plu d’abord infiniment.

BABET.

C’est parler sans façon.

CHAMPAGNE.

Faut-il tant de mystère ?

Je ne vois pour tous deux rien de meilleur à faire.

Clitandre aime Julie ; ils se vont épouser :

Pour ton époux aussi je me viens proposer.

Aime-moi ; nous ferons un double mariage.

Songes-y.

BABET.

Dans quel temps me tiens-tu ce langage !...

N’y pensons plus.

CHAMPAGNE.

Comment ?

BABET.

Un scrupule fatal

Renverse nos projets et nous fait bien du mal.

Célie a résolu d’éventer l’artifice.

On ne sait, tout d’un coup, d’où lui vient ce caprice ;

Mais elle ne veut plus cacher à son époux

La feinte et le dessein que nous conduisions tous.

Près d’en voir le succès répondre à notre attente,

Elle va, malgré nous, tout conter à Dorante.

Je suis au désespoir.

CHAMPAGNE.

J’enrage comme toi.

BABET.

Tout le monde est saisi de tristesse et d’effroi...

Clitandre veut mourir ; j’ai vu pleurer Julie :

Tout gémit. Cependant rien n’ébranle Célie.

CHAMPAGNE.

Une femme d’esprit peut-elle ainsi penser ?

Ah ! c’est pour contredire et pour embarrasser.

On a beau la louer... Mais, je me donne au diable,

Elle est femme, il suffit, elle est déraisonnable...

Elle vient.

BABET.

Nos Amants la suivent pas à pas.

 

 

Scène V

 

CÉLIE, JULIE, CLITANDRE, JUSTINE, BABET, HAMPAGNE

 

CLITANDRE.

Quoi ! Madame, à la fin ne vous rendrez-vous pas ?

Détruisez-vous ainsi route notre espérance ?...

Ciel !

CÉLIE.

Je ne puis garder plus longtemps le silence.

Je partage vos maux, et voudrais, de bon cœur,

En vous donnant mon sang, faire votre bonheur :

Mais cette feinte aurait des suites si terribles,

Que j’ai pour la finir des raisons invincibles.

Je prévois ces malheurs que je dois prévenir...

À Justine.

Éraste viendra-t-il ?

JUSTINE.

Madame, il va venir.

JULIE, à part.

Hélas !

CLITANDRE, à part.

Je suis perdu.

JUSTINE, à part.

Je n’en puis plus. Je crève.

Et contre son projet tout mon cœur je soulève.

BABET, à part.

Étrange contretemps !

CÉLIE.

Vous me maudissez tous ?

Je vous l’ai déjà dit, je souffre autant que vous ;

Mais mon repos, l’honneur, la bienséance même

S’opposent, tous ensemble, à notre stratagème.

Dorante est furieux... Mais enfin le voici.

 

 

Scène VI

 

DORANTE, DUBOIS, CÉLIE, JULIE, CLITANDRE, JUSTINE, BABET, CHAMPAGNE

 

DORANTE, à Dubois.

Allons, fort à propos je les rencontre ici.

Ils ne s’attendent pas que je viens leur apprendre...

CÉLIE, l’interrompant.

Monsieur, je vous cherchais...

DORENTE, l’interrompant à son tour.

Commencez par m’entendre,

Madame, s’il vous plaît ; après vous parlerez...

À Julie, en lui montrant Clitandre.

Ma sœur, Monsieur vous aime, et vous l’épouserez.

J’y consens de bon cœur ; et pour cet hyménée

Prenons, sans différer, cette même journée.

Le plus tôt vaut le mieux.

CLITANDRE.

Que ne vous dois-je pas !

DORANTE.

Laissons des compliments l’inutile embarras.

Que l’hymen, s’il se peut, redouble votre flamme...

Je fais des vœux au ciel pour cela...

À Célie.

Vous, madame,

Vous ne me direz plus que tous ces jeunes gens,

Ces messieurs du bel air que je voyais céans,

Y viennent pour ma sœur, et non pour votre compte.

J’en ai beaucoup souffert ; je l’avoue, à ma honte.

J’ai balancé longtemps sans me déterminer :

Je craignais les brocards qu’on pourrait me donner ;

Mais je me rends, enfin, et, quoi qu’on puisse dire

Voyant rire Célie.

Je défends désormais... Qu’avez-vous donc à rire ?

En vérité, ce ris est rare et singulier...

Cependant, nous vivrons d’un air plus régulier

Je renonce à Paris et vais à la campagne.

Choisissez seulement le Brie, ou la Champagne

J’ai là deux bons châteaux ; c’est à vous de choisir.

Vous y vivrez tranquille, et pourrez, à loisir,

Perdre le train maudit d’une façon de vivre

Qu’à des gens vertueux l’on n’a jamais vu suivre...

Mais quoi ! je vous vois rire encore ?

CÉLIE.

Oui, oui, Monsieur,

Et même j’avouerai, que je ris de bon cœur.

DORANTE, voyant rire tout le monde.

Mais tout le monde rit. Suis-je si ridicule ?

On se moque de moi, sans crainte et sans scrupule :

Nous verrons, à la fin, si l’on aura raison.

CÉLIE.

Nous vous avons, Monsieur, fait une trahison :

Contre vous tout le monde était d’intelligence.

Daignez me pardonner cette légère offense.

Ma mère est du projet ; votre oncle contre vous

M’a seul déterminée, et s’est joint avec nous.

Nous voulions vous résoudre à marier Julie.

Aujourd’hui votre choix à Clitandre la lie,

C’était notre dessein : nos soins ont réussi.

Calmez donc votre esprit. Vous êtes éclairci.

J’approuve le parti que vous me faites prendre.

Éraste va venir ; et vous allez entendre

Quels sont mes sentiments.

DORANTE.

Je ne sais où j’en suis.

JUSTINE, à Clitandre.

Hé bien ! de mes conseils reconnaissez les fruits.

CLITANDRE.

Nous ce devons beaucoup.

BABET, à Julie.

Pour mon apprentissage,

Je n’ai pas mal tantôt joué mon personnage.

JULIE.

Assurément.

DORANTE, à Dubois.

Dubois, que dire à tout ceci ?

DUBOIS.

Pardonnez-moi, Monsieur, car j’en étais aussi.

DORANTE.

Quoi ! toi-même est entré dans un tel artifice ?

DUBOIS.

Oui, sans doute ; et j’ai cru vous rendre un grand service.

Dans la réflexion vous-même en conviendrez ;

Et j’espère qu’un jour vous m’en remercierez.

CÉLIE.

Hélas ! si vous saviez, pour soutenir ma feinte,

Ce que m’en a coûté de peine et de contrainte !

Ah ! dans le moment même où vous venez d’entrer

Je courrais vous chercher pour vous tout déclarer.

Non, je n’écoutais plus votre sœur ni Clitandre.

Mon cœur trop inquiet ne pouvait plus attendre ;

Je sacrifiais tout à votre seul repos...

Mais Éraste paraît... Il vient fort à propos.

 

 

Scène VII

 

DORANTE, CÉLIE, JULIE, ÉRASTE, CLITANDRE, JUSTINE, BABET, DUBOIS, CHAMPAGNE

 

CÉLIE, à Éraste.

Éraste, de Clitandre enfin l’hymen s’apprête,

Et Julie aujourd’hui doit être sa conquête.

Vous savez pour cela ce que nous avons fait ?

Prenez part au bonheur d’un ami si parfait...

Mais, dans le même temps, évitez ma présence :

Ne me voyez jamais.

ÉRASTE.

Ô ciel ! quelle défense !

CÉLIE.

J’ai de fortes raisons pour vous le demander :

Vous me connaissez trop pour ne pas l’accorder...

À Dorante.

Achevons leur hymen, et partons.

DORANTE.

Non, Madame.

Je me sens pénétré jusques au fond de l’âme !

J’admire la vertu que vous me faites voir,

Et croirais faire un crime osant m’en prévaloir.

Demeurez à Paris. Vivez à l’ordinaire...

CÉLIE, l’interrompant.

Je mourrais mille fois avant que de le faire.

Je rends grâces au ciel de m’avoir, en ce jour,

Montré par vos transports jusqu’où va votre amour.

Cet amour fait, lui seul, le bonheur où j’aspire :

Je veux le ménager, quoique vous puissiez dire ;

Et, me cachant au monde, au moins pour quelque temps.

Vous prouver qu’avec vous tous mes vœux sont contents.

Puisqu’aujourd’hui j’aurai Clitandre pour beau-frère,

Je partirai demain ; rien ne m’en peut distraire :

Mon devoir m’en prescrit l’indispensable loi ;

Et puisque vous m’aimez, vous viendrez avec moi.

JUSTINE, à part.

Elle est jeune, elle est belle et sage !... Ah ! quelle femme !

Quel sens, quelle droiture, et quelle grandeur d’âme !...

Exemple dans ce siècle et bien rare et bien beau !

Elle va s’enfermer dans le fond d’un Château...

Si vous voulez savoir qu’elle est votre compagne,

Messieurs, proposez-lui de vivre à la campagne.

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