Trompe-la-balle (Eugène LABICHE - Auguste LEFRANC)

Comédie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Montansier, le 8 avril 1849.

 

Personnages

 

BLANCHARD, dit Trompe-la-balle, brigadier

ÉMILE BLANCHARD, son fils, sous-lieutenant

CRÉMUFFENDORF, adjudant

THÉRÈSE

 

La scène se passe à Mayence, sous l’Empire.

 

La scène représente un salon d’attente chez le colonel ; deux portes latérales, une au fond ; à gauche, accroché au mur, un cadre dans lequel se trouve le règlement des peines disciplinaires ; à droite, une table, avec une carafe pleine d’eau, un verre, une brosse à habit et tout ce qu’il faut pour écrire, fauteuils, chaises.

 

 

Scène première

 

THÉRÈSE, CRÉMUFFENDORF

 

Thérèse est assise devant la table et écrit.

CRÉMUFFENDORF, entre par le fond, il est en uniforme et parle à la cantonade.

Puisque c’est moi... l’adjudant Crémuffendorf... 

THÉRÈSE, à part, l’apercevant.

Encore ce Bavarois ! quel ennui !

CRÉMUFFENDORF, à part.

La petite Française !... je ne sais pas, mais depuis quelque temps, je la trouve bien souvent sur mon chemin... eh ! eh ! 

Haut, saluant.

Mademoiselle Thérèse.

THÉRÈSE, saluant.

Monsieur. 

Elle continue à travailler.

CRÉMUFFENDORF, à part.

Elle a rougi !... eh ! eh ! 

Haut.

Vous écrivez ?

THÉRÈSE.

Oui.

CRÉMUFFENDORF.

À qui ?

THÉRÈSE.

Eh bien ! vous n’êtes pas curieux ?

CRÉMUFFENDORF, à part.

C’est à moi. 

Haut.

Laissez-moi voir ?

THÉRÈSE, riant.

Comment ! vous voulez ?... On instant ! promettez-vous d’être discret ?

CRÉMUFFENDORF.

Oh ! comme l’Océan !

THÉRÈSE, lui remettant le papier.

Ça suffit.

CRÉMUFFENDORF, à part.

Je tiens le poulet ! voyons comment ce petit cœur bégaie l’amour...

Il lit.

Ba be bi bo bu, da de di do du.

THÉRÈSE, riant.

Ah ! ah ! ah !

CRÉMUFFENDORF.

Tiens ! c’est un modèle d’écriture !

THÉRÈSE.

Ne suis-je pas institutrice ?

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! c’est juste... votre oncle vous a confiée à la femme du colonel pour faire l’éducation de sa fille... mais elle a dix-huit ans, sa fille.

THÉRÈSE.

Eh bien !

CRÉMUFFENDORF.

Eh bien ! ba be bi bo bu... cette jeune personne est en retard.

THÉRÈSE.

Aussi n’est-ce pas pour elle.

CRÉMUFFENDORF.

Mademoiselle Thérèse, j’aurais quelque chose à vous dire.

THÉRÈSE, vivement.

Tiens ! moi aussi... voyons parlez, dépêchez-vous.

CRÉMUFFENDORF.

Voilà.

Il la regarde avec passion et pousse un gros soupir.

Ah !

THÉRÈSE.

Après !

CRÉMUFFENDORF.

Je n’ajouterai plus qu’un mot : c’est pour le bon motif... Répondez-moi tout de suite.

THÉRÈSE.

Mais vous n’y pensez pas... je vous connais à peine.

CRÉMUFFENDORF.

C’est juste. Vous allez me connaître : je suis né en Bavière, capitale Munich, population quarante mille habitants, curiosités...

THÉRÈSE, le regardant.

Oh ! je sais qu’il n’en manque pas.

CRÉMUFFENDORF.

À l’âge de trente-six ans, l’âge de la fraîcheur, je fus contraint de m’incorporer comme volontaire dans l’armée française, je vous vis et votre regard...

THÉRÈSE.

Assez ! assez ! je ne veux pas me marier.

CRÉMUFFENDORF.

Pourquoi ça ?

THÉRÈSE.

Parce que... 

À part.

Il m’ennuie. 

Haut.

Je n’ai pas de position... orpheline et sans fortune...

CRÉMUFFENDORF.

Orpheline ! vous ne l’êtes plus !

THÉRÈSE.

Comment ?

Air :

J’ puis à moi seul vous servir de famille,

Dites un mot, vous serez à la fois,

Et ma cousine, et ma sœur, et ma fille,

Ou seulement la femme de mon choix.

Que le soleil, Mam’sell’, qui nous éclaire,

Soit le témoin de ce tendre marché ;

Tant qu’il luira je serai votre père

Et votr’ mari... quand il sera couché.

Quant à la fortune, j’en ai... c’est-à-dire j’en aurai... dès que j’aurai marié ma sœur.

THÉRÈSE.

Mais, Monsieur...

CRÉMUFFENDORF.

Cela tient à des circonstances de famille que je vais vous conter.

THÉRÈSE.

C’est inutile.

CRÉMUFFENDORF.

Si, si, on conte tout à sa femme, et puisque vous avez daigné me remarquer...

THÉRÈSE.

Mais pas du tout, mais je ne vous ai pas remarqué du tout.

CRÉMUFFENDORF.

Il y a trois ans, en décembre 1805, j’eus la douleur de perdre un oncle très riche...

THÉRÈSE.

Il est insupportable !

CRÉMUFFENDORF, continuant.

Ce palatin, – mon oncle était un peu palatin, – ce palatin nous laissa par testament cent mille florins... à la condition que je ne toucherais ma part dans la succession qu’après avoir marié ma sœur à un militaire qui ne me fût pas inférieur en grade... remarquez bien cette clause.

THÉRÈSE.

Eh bien ! mariez-la !

CRÉMUFFENDORF.

Mariez-la ! si vous croyez que c’est facile...

THÉRÈSE.

Elle n’a peut-être pas l’âge ?

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! ce n’est pas l’âge qui lui manque... au contraire... mais c’est qu’elle a un petit...

THÉRÈSE.

Un enfant !

CRÉMUFFENDORF.

Non, un petit défaut... une jambe qui n’a jamais voulu grandir autant que l’autre... de sorte qu’on marchant elle...

THÉRÈSE.

Enfin, elle boîte.

CRÉMUFFENDORF.

Elle boîte... en français...mais pas en allemand.

THÉRÈSE.

Alors, mariez-la à un Allemand.

CRÉMUFFENDORF.

Si vous croyez que je n’ai pas essayé depuis trois ans que nous nous promenons par toute la confédération germanique... aujourd’hui je n’ai plus d’espoir que dans l’armée française... elle est brave, elle ne recule devant rien... Aussi, je suis à l’affût, dès qu’il se présente un nouvel officier, crac, je fais ma demande.

THÉRÈSE.

Et crac... on vous refuse...

CRÉMUFFENDORF.

Voilà ! mais vous aviez quelque chose à me demander ?

THÉRÈSE.

Oui, je voulais solliciter votre indulgence en faveur d’un pauvre brigadier que vous punissez bien souvent.

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! ah ! vous voulez parler du nommé Trompe-la-balle... c’est une brute, un ivrogne.

THÉRÈSE.

Mais que vous a-t-il fait ?

CRÉMUFFENDORF.

Ce qu’il m’a fait ? la première fois il m’a appelé choucroûte... je l’ai fourré pour quinze jours à la salle de police.

THÉRÈSE.

Et la seconde fois ?

CRÉMUFFENDORF.

La seconde fois, il ne m’a appelé que croûte... Aussi, il n’en a eu que pour huit jours... il faut être juste... mais je m’occupe de ce rustre et j’oublie l’essentiel, l’inspection du colonel.

THÉRÈSE.

Que je ne vous retienne pas.

CRÉMUFFENDORF.

Je vais tâcher de connaître la liste des promotions, qui vient d’arriver du quartier-général... entre nous, je crois que je suis au moment de passer officier.

THÉRÈSE.

Vous, officier, pas possible !

CRÉMUFFENDORF.

Comment ? pas possible ! mais j’ai commis il y a trois jours un très beau fait d’armes.

THÉRÈSE.

Oui, vous avez reçu un coup de soleil...

CRÉMUFFENDORF.

D’abord ! ensuite j’ai eu un cheval tué sous moi.

THÉRÈSE.

Ah ! pauvre bête !

CRÉMUFFENDORF.

Je vous en remercie... pour lui, mais je ne le regrette pas... une rosse qui avait un tic très dangereux... sitôt qu’elle sentait la poudre, elle m’emportait... m’emportait...

THÉRÈSE.

Au beau milieu des ennemis...

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! voilà une méchanceté... je vous en demande raison.

Il veut l’embrasser.

THÉRÈSE.

Finissez donc ! et votre colonel qui vous attend.

CRÉMUFFENDORF.

C’est juste... bah ! je lui dirai que Mars a rencontré Vénus... adieu, Vénus !

THÉRÈSE.

Par exemple ! je vous défends de m’appeler comme ça.

CRÉMUFFENDORF.

Adieu, fille de l’onde amère.

Lui envoyant un baiser.

Adieu.

Crémuffendorf entre à gauche.

 

 

Scène II

 

THÉRÈSE, seule

 

Moi, épouser ce vilain Bavarois ! oh ! non, si je voulais me marier, ce n’est pas lui que je choisirais... je choisirais M. Émile, un élève de Saint-Cyr... il est si doux, si timide, une vraie demoiselle... avec des moustaches ! j’ai fait sa connaissance à Versailles, chez ma tante... nous chantions des romances, et il tremblait en m’accompagnant... c’est si gentil un militaire qui tremble en vous accompagnant. Nous causions beaucoup, et très intimement. Il me disait : Comment se porte Madame votre tante ? et Monsieur votre oncle ? et Monsieur votre piano ? enfin tout ce qui se dit quand on s’aime. Malheureusement, il fallut nous séparer, partir pour Mayence sans revoir Émile... Dame, moi, j’étais bien triste, toute seule ici... un jour, je crois que je pleurais, un soldat s’approcha de moi et me pria de lui écrire une lettre pour son fils. Quelle fut ma surprise quand il me dicta cette adresse : À M. Émile Blanchard, élève à l’école de Saint-Cyr. C’était le père d’Émile ! D’abord, je l’avoue, je ne fus pas flattée du tout de la découverte. Le beau-père de mes rêves exhalait une odeur d’eau-de-vie et de tabac, mais le souvenir d’Émile me soutint, et j’entrepris bravement l’éducation de M. Trompe-la-balle.

Air : Bientôt aidé de mes suppôts. (Les Grenouilles.)

C’était bien tard, assurément,

Commencer un enseignement,

Aussi mon élève, vraiment,

M’a donné beaucoup de tourment.

D’abord c’était le rudiment

Qu’il fallait dire couramment,

Boire et fumer modérément,

Mais se présenter poliment ;

Ne jurer que fort rarement,

Et m’obéir aveuglément ;

Enfin tenir bien proprement

Sa personne et son fourniment.

Mes leçons et mon traitement

Ont opéré tout doucement,

Et de l’aveu du régiment

J’en ai fait un grognard charmant !

Mes leçons et mon traitement, etc.

Mais qu’il m’a fallu de soins, de caresses... et d’eau de Cologne !... Pauvre homme ! s’il savait que ce n’est pas pour lui...

 

 

Scène III

 

THÉRÈSE, TROMPE-LA-BALLE

 

TROMPE-LA-BALLE, paraissant à la porte du fond avec un cahier sous le bras et une plume à la main.

Peut-on entrer ?

THÉRÈSE.

Sans doute.

TROMPE-LA-BALLE.

C’est moi, avec mon cahier et ma plume... je me suis levé à quatre heures du matin pour faire des O... j’ai pensé vous faire plaisir en faisant des O et j’ai fait des O. Voulez-vous voir mes O ? 

Il lui remet le cahier.

THÉRÈSE.

Volontiers, mon ami.

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Son ami ! ça me chiffonne... je crains d’avoir inspiré une folle passion à cette jeunesse... j’attribue ça à l’uniforme.

THÉRÈSE, examinant le cahier.

C’est très bien, très bien.

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Et moi-même, quand je la regarde... Cupidon y serait-il pour quelque chose ? je le croyais couché. Il faut que j’approfondisse ma situation.

Il s’approche de Thérèse.

Mademoiselle Thérèse, voulez-vous me permettre ?...

THÉRÈSE.

Quoi donc ?

TROMPE-LA-BALLE.

De vous souhaiter le bonjour.

Il l’embrasse sur le front et met vivement la main sur son cœur pour l’interroger ; à part.

Nisco ! le mouvement est arrêté.

THÉRÈSE.

Voyons, ne perdons pas de temps... Voire leçon de grammaire... la savez-vous ?

TROMPE-LA-BALI.E, à part.

Je vais avoir mon galop. 

Haut.

Dame ! je la sais... un petit peu... pas beaucoup...

THÉRÈSE.

Comment ! Monsieur ! après vos promesses... Vous devenez très paresseux.

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Voilà le galop !

Haut.

C’est pas ma faute... les pronoms, ça m’emb...

THÉRÈSE.

Plaît-il ?

TROMPE-LA-BALLE, se reprenant.

Barlificote. Voilà le mot. Les qui, les que, les quoi, ça n’entre pas, c’est pas de calibre...

THÉRÈSE.

Allons ! du courage, mon ami.

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Encore son ami !

THÉRÈSE.

Travaillez, faites cela pour moi.

TROMPE-LA BALLE.

Pour vous ! mais j’on apprendrais toute ma vie, des que et des quoi !... j’en ferais ma nourriture.

THÉRÈSE.

Que vous êtes bon ! 

Elle lui tend la main.

TROMPE-LA-BALLE la saisit vivement et met la main sur son cœur ; à part.

Renisco ! vieille pendule, va ! 

Haut.

Mais c’est vous qui êtes bonne... Une jeune fille d’éducation et de distinction, qui ne craint pas de s’intéresser à un simple brigadier, et qui a la bonté de lui dire : Mon ami, vous n’êtes pas à prendre avec des pincettes ; faut vous nettoyer.

THÉRÈSE.

Oh ! je n’ai pas dit cela.

TROMPE-LA-BALLE.

C’est le sens... Mon ami, vous empoisonnez le tabac ; faut vous parfumer.

THÉRÈSE.

Permettez...

TROMPE-LA-BALLE.

C’est le sens... et je ne m’en fâche pas... car vous avez une manière de dire à un homme qu’il ne sent pas la rose... et que ça a l’air d’un compliment, encore !

THÉRÈSE.

Vous vous trompez...

TROMPE-LA-BALLE.

Aussi, je vous écoute comme le bon Dieu ; vous êtes mon colonel ! Le parfum du caporal ne flatte pas vos organes... très bien ! je m’ai mis aux poires cuites... c’est inodore. Vous m’avez défendu le cabaret... suffit ! on se promène dans les muséum.

THÉRÈSE.

Allons, je vous le permettrai de temps en temps, le dimanche.

TROMPE-LA-BALLE.

Du tout ! parce que quand on boit le dimanche, on a soif le lundi, et ainsi de suite... Non, vaut mieux garder son argent pour acheter des pommades... c’est utile. 

Lui remettant une pièce. 

Tenez ! v’là encore quarante sous. Tant pis, je deviens serré...

THÉRÈSE.

Cela vous fait vingt-neuf francs.

TROMPE-LA-BALLE.

Ce sera la dot du petit... À propos, j’ai reçu une lettre...

THÉRÈSE, vivement.

De M. Émile.

TROMPE-LA-BALLE.

Voilà deux mois qu’elle court après le régiment.

THÉRÈSE.

Et vous venez, comme d’habitude, me prier de vous la lire ?

TROMPE-LA-BALLE.

Non.

THÉRÈSE.

Ah !

TROMPE-LA-BALLE.

J’ai essayé tout seul, et j’en suis venu à bout.

THÉRÈSE, piquée.

C’est très bien... mon compliment.

TROMPE-LA-BALLE.

Je me suis dit : ça la flattera.

THÉRÈSE.

Ça me fait le plus grand plaisir... et M. Émile se porte bien ?

TROMPE-LA-BALLE.

Il se porte comme le Pont-Neuf... sauf qu’il est amoureux.

THÉRÈSE.

Comment !... et de qui ?...

TROMPE-LA-BALLE.

Il ne dit pas...

THÉRÈSE, à part.

Ah ! mon Dieu ! serait-ce d’une autre ?...

Haut.
Et vous avez pu lire... sans vous tromper ?

TROMPE-LA-BALLE.

Couramment.

THÉRÈSE.

Oh ! couramment... ça n’est pas bien sur... 

Négligemment.

Vous l’avez sur vous, cette lettre ?...

TROMPE-LA-BALLE.

Oui.

THÉRÈSE.

C’est que souvent on croit lire couramment... et on saute des mots, des phrases...

TROMPE-LA-BALLE.

Voulez-vous que nous la relisions ? 

THÉRÈSE, vivement, le faisant asseoir près d’elle, à gauche.

Allons, mettez-vous là.

TROMPE-LA-BALLE.

Ça nous fera une leçon de lecture.

THÉRÈSE.

Je vous écoute.

TROMPE-LA-BALLE, lisant.

« Mon cher papa, j’ai enfin quitté l’école, je suis sous-lieutenant ;; vous l’avouerais-je, j’ai reçu celle nouvelle sans plaisir... j’ai le cœur dévoré d’amertume... » 

S’interrompant.

Dévoré d’amertume ! comme c’est rédigé ! En v’là un qui sera colonel !

THÉRÈSE, avec impatience.

Continuez donc !

TROMPE-LA-BALLE, reprenant.

« D’amertume !... j’aime une jeune fille... »

S’interrompant.

Gamin !... dire que je l’ai vu pas plus haut que ça... et ça aime une jeune fille !... 

THÉRÈSE, avec impatience.

Mais allez donc !... vous n’en finissez pas !...

TROMPE-LA-BALLE, lisant.

« Une jeune fille... dont j’ai fait la connaissance à Versailles... »

THÉRÈSE, avec joie.

Ah !

TROMPE-LA-BALLE.

Quoi, ah !... C’est pas ça ?

THÉRÈSE.

Mais si... c’est-à-dire... il y a une virgule après Versailles, vous voyez bien.

TROMPE-LA-BALLE.

Faut dire les virgules ? 

Lisant.

« À Versailles, virgule ; chez sa tante, un point ; elle réunit toutes les qualités 

Lisant très vite.

bonne, douce, belle, aimable, spirituelle, dévouée...

THÉRÈSE.

Mais pas si vite, donc ! C’est très gentil, ça ; vous n’avez pas besoin de courir la poste...

Lui prenant la lettre des mains et relisant avec émotion.

Belle, aimable, spirituelle, dévouée... 

TROMPE-LA-BALLE, se levant.

Gamin, va !... C’est égal, je le trouve un peu cornichon.

THÉRÈSE, le suivant.

Comment, Monsieur, parce qu’il aime !... parce qu’il est fidèle !... parce qu’il est malheureux ! Mais, l’amour, vous ne comprenez pas ça, vous !

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Une pierre dans mon jardin, touche !

THÉRÈSE.

Il faudra répondre à votre fils... le consoler, l’encourager... Je vous ferai un brouillon. 

TROMPE-LA-BALLE.

Mais je ne sais pas écrire.

THÉRÈSE.

Je vous tiendrai la main... Vous êtes embarrassé de tout.

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Une frime pour me tapoter les mains... touche !

CRÉMUFFENDORF, dans la coulisse, à gauche.

C’est une injustice ! c’est un passe-droit !

TROMPE-LA-BALLE.

Le Bavarois ! je ne peux pas le voir, c’te choucroûte-là !

THÉRÈSE.

Pourquoi l’appelez-vous choucroûte ?

TROMPE-LA-BALLE.

Pourquoi qu’il est Allemand ? Les Allemands, on les appelle choucroûtes...

THÉRÈSE.

Ah ! voilà une raison... Mais vous me ferez le plaisir d’être poli avec lui... il est votre supérieur... Voici l’heure de donner ma leçon de piano... Apprenez votre grammaire, le chapitre des pronoms, vous viendrez me le réciter dans une heure... Nous reparlerons de M. Émile.

TROMPE-LA-BALLE.

Air : Allons, parlez vite. (Filles du Docteur.)

À votre solfège,

N’ restez qu’un instant,

La leçon qu’on abrège,

Profit’ plus souvent.

ENSEMBLE.

Songez que pour m’ distraire,

De votre abandon,

Je n ai qu’un’ grammaire

Qui parl’ du pronom.

THÉRÈSE.

Mais pour vous distraire

De mon abandon,

Lisez la grammaire,

Chapitre : pronom. 

 

 

Scène IV

 

TROMPE-LA-BALLE, CRÉMUFFENDORF

 

TROMPE-LA-BALLE, seul.

Décidément, elle en tient pour moi, c’te jeunesse... Elle a là un drôle de goût !... j’attribue ça à l’uniforme !

CRÉMUFFENDORF, entrant en colère.

C’est une indignité !... je suis furieux !

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Le Bavarois !

CRÉMUFFENDORF.

C’est un antre qui est nommé officier à ma place... Attrapez-donc des coups de soleil et faites-vous tuer des chevaux dans les jambes ! Je suis furieux, je flanquerais bien quelqu’un à la salle de police.

Apercevant Trompe-la-balle.

Ah ! ah ! te voilà, Trompe-la-balle ?

TROMPE-LA-BALLE.

Oui.

CRÉMUFFENDORF.

Ça me fait plaisir de le voir... reste là, je vais avoir besoin de toi. 

À lui-même.

Je ne sais pas ce qu’a voulu dire le colonel en m’apercevant.

Imitant le colonel.

C’est vous, monsieur le brave, je me suis occupé de vous ce matin... vous aurez bientôt de mes nouvelles. 

Voix naturelle.

Est-ce qu’il se douterait ? cependant personne n’a pu voir... Ah ! quel métier ! je suis furieux, je suis agacé, j’ai les nerfs... 

Tout-à-coup.

Ici, Trompe-la-balle !

TROMPE-LA-BALLE, s’avançant.

Présent !

CRÉMUFFENDORF, brusquement.

Qu’est-ce que tu fais là ?

TROMPE-LA-BALLE.

Vous m’avez dit d’attendre... j’attends.

CRÉMUFFENDORF.

Tu réponds, tu ne dois pas répondre !

TROMPE-LA-BALLE.

Vous me questionnez ?

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! tu ne m’appelles pas choucroûte, aujourd’hui !... appelle-moi donc choucroûte... je t’en prie.

TROMPE-LA-BALLE.

Ça n’est pas mon idée à ce matin.

CRÉMUFFENDORF.

Tu as donc des idées, toi ? Au fait, tu as bien la croix... Voilà un chevalier ! le chevalier de Trompe-la-balle !

TROMPE-LA-BALLE, sévèrement.

Ah ! ne jouons pas avec ça, s’il vous plaît !... Ça brûle.

CRÉMUFFENDORF.

Oh ! oh ! et où as-tu attrapé... ce joujou ?

TROMPE-LA-BALLE.

Ça m’est tombé un jour que je regardais les Pyramides.

CRÉMUFFENDORF.

Alors, ça n’est pas si difficile, il n’y a qu’à aller en Égypte et à lever le nez.

TROMPE-LA-BALLE.

Ça dépend, il y en a qui lèvent le nez toute leur vie et qui n’attrapent... que des coups de soleil.

CRÉMUFFENDORF.

Hein ?

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Touche !

CRÉMUFFENDORF.

C’est bien, on ne te demande pas ça, imbécile, animal !

TROMPE-LA-BALLE, à part.

Oh ! si j’avais pas promis à la petite.

Il chantonne.

Air : Un joli grenadier.

Pour les briquets d’ combat,

On cite l’Angleterre ;

Les briquets phosphoriques,

On les fait en Bavière...

As-tu fini !...

CRÉMUFFENDORF.

Et toi, as-tu bientôt fini de chanter ?

TROMPE-LA-BALLE.

Quand on s’ennuie.

CRÉMUFFENDORF.

Je te le défends, je te... 

Trouvant une brosse sur la table.

Tiens, brosse-moi.

TROMPE-LA-BALLE, faisant un mouvement.

Minute, je ne suis pas domestique.

CRÉMUFFENDORF.

Alors tu refuses, alors tu me désobéis... allons donc !

TROMPE-LA-BALLE.

Vous brosser, moi ! 

Prenant froidement la brosse.

Donnez, je ne veux pas vous faire de peine à ce matin. 

Il le brosse.

CRÉMUFFENDORF, à part.

Il le fait exprès pour m’exaspérer. 

Haut.

Appelle-moi donc choucroûte, hein ?

TROMPE-LA-BALLE, chantonnant.

Même air.

Ah ! si les cornichons

Étaient propr’s à la guerre.

Ah ! quels jolis soldats

Fournirait la Bavière !... 

Plus bas.

As-tu fini...

CRÉMUFFENDORF.

Assez ! en voilà assez ! tu me fatigues avec ta chanson et la brosse. Tu vas descendre à l’écurie, tu te tiendras à côté de mon cheval, debout.

TROMPE-LA-BALLE.

Faudra-t-il y ôter mon bonnet de police ?

CRÉMUFFENDORF.

Tu regarderas s’il mange et tu me feras un rapport... écrit.

TROMPE-LA-BALLE.

Je ne sais pas écrire.

CRÉMUFFENDORF.

Je veux qu’on m’obéisse.

TROMPE-LA-BALLE.

Ça suffit, j’apprendrai. 

À part.

Je vais repasser ma leçon, son poulet d’Inde déjeunera bien tout seul. 

Chantant.

Ah ! si les cornichons, etc. 

Trompe-la-balle feint de sortir par le fond et entre par la porte, à droite.

 

 

Scène V

 

CRÉMUFFENDORF, puis ÉMILE

 

CRÉMUFFENDORF.

Chante ! va ! tu me le paieras plus tard. 

Émile entre par le fond.

Un officier !... Monsieur demande le colonel ?

ÉMILE.

Non ! j’ai déjà eu l’honneur de le voir ce matin ; ce que je cherche, ce sont des renseignements... Eh ! parbleu ! vous pourrez peut-être me les donner.

CRÉMUFFENDORF, avec amabilité.

Parlez, si c’est possible... Ça se peut, comme dit l’Empereur.

ÉMILE.

J’arrive, je viens d’être nommé sous-lieutenant dans le sixième peloton.

CRÉMUFFENDORF.

Comment, c’est vous. 

À part.

Et voilà ce qu’ils ont nommé officier à ma place, un collégien ! 

Haut.

Enchanté !... je sers sous vos ordres, et je crois que vous serez content de moi, je suis le premier buveur de bière... je jauge vingt-deux choppes.

ÉMILE.

Mon compliment... Vous devez connaître le brigadier Trompe-la-balle ?

CRÉMUFFENDORF.

Tiens, je suis son chef.

ÉMILE.

Quel homme est-ce ?

CRÉMUFFENDORF.

Mauvais soldat, ivrogne, indiscipliné, malhonnête.

ÉMILE, à part.

Toujours le même.

CRÉMUFFFNDORF, à part.

Tiens, mais j’y pense... un officier !... crac ! je vais lui faire ma demande.

Haut.

Pardon, lieutenant, êtes-vous marié ?

ÉMILE.

Non, pourquoi ?

CRÉMUFFENDORF.

Vous ne l’êtes pas, asseyez-vous donc ?

ÉMILE.

C’est inutile.

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! pour un jeune homme qui voudrait s’établir, je connais un fameux nid dans les environs.

ÉMILE.

Un nid ! de quoi ?

CRÉMUFFENDORF.

Un nid de florins et une jeune personne ! On se la dispute, on loue des fenêtres pour la voir... marcher... Esprit, beauté, santé, maturité... dans le jugement... et parlant l’allemand, ah ! 

À part.

Elle ne parle même que ça.

ÉMILE.

Je vois que c’est un trésor, mais, pourquoi ne l’épousez-vous pas ?

CRÉMUFFENDORF.

Moi ?... Parbleu ! si ça se pouvait... c’est ma sœur.

ÉMILE, à part.

Ah ! très bien !

CRÉMUFFENDORF, à part.

Je vais l’éblouir. 

Haut.

Quant à notre famille. 

Il se découvre.

Nous descendons des fameux margraves de Kirchwaser !

ÉMILE.

De la Forêt-Noire ?

CRÉMUFFENDORF.

Juste ! 

À part.

Il paraît qu’il y a un margrave de cette forêt-là. 

Haut.

Eh bien ! jeune homme, qu’en pensez-vous ?

ÉMILE.

De quoi ?

CRÉMUFFENDORF.

De l’héritière des Kirchwaser.

ÉMILE.

Moi, j’ai en horreur les liqueurs fortes, et puis je ne veux pas me marier.

CRÉMUFFENDORF.

Fallait donc le dire tout de suite. 

À part.

Crac ! refusé. 

Haut, lui tournant le dos.

Serviteur, Monsieur. 

À part.

C’est un petit fat.

ÉMILE.

À l’avantage de vous revoir. 

À part.

C’est un imbécile.

Ensemble.

CRÉMUFFENDORF.

Air : Quadrille de la Fiancée du Lion.

Pour passer mon humeur

De ce pas, à ma sœur

Je vais faire

La guerre,

Car j’ai perdu l’espoir

Que j’osais concevoir,

De jamais la pourvoir.

ÉMILE.

Pour passer son humeur

De ce pas, a sa sœur,

Il va faire

La guerre.

Il a perdu l’espoir,

Qu’il osait concevoir

De jamais la pourvoir.

Crémuffendorf sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

ÉMILE, seul

 

Eh bien ! il a une bonne touche, M. de Kirchwaser !... les notes qu’il vient de me donner sur mon père sont loin d’être satisfaisantes... heureusement que me voilà. J’ai sollicité ma nomination dans ce régiment pour pouvoir veiller sur lui... peut-être qu’à force d’amitié, de tendresse... et s’il le faut, je saurai le maintenir par l’autorité de mon grade... mais où le trouver maintenant ?... dans quelque cabaret sans doute ?...

 

 

Scène VII

 

ÉMILE, TROMPE-LA-BALLE

 

TROMPE-LA-BALLE, entrant par la droite, deuxième plan, un livre à la main.

Le pronom est un nom qui tient la place du nom...

ÉMILE, l’apercevant.

Je ne me trompe pas...

TROMPE-LA-BALLE, levant la tête.

Hein ?... Ah ! mon Dieu ! c’est... c’est le petit ! 

Il court à lui. Ils s’embrassent.

Comment, toi ?

ÉMILE.

Eh ! oui !... je ne vous quitte plus... sous-lieutenant dans votre régiment !

TROMPE-LA-BALLE.

Est-il possible ? dans le régiment ?... nous pourrons nous voir, nous embrasser, nous... Ah ! çà fait du bien !... Ah ! galopin, tu me fais du bien !

ÉMILE.

Pauvre père !

TROMPE-LA-BALLE.

Je m’y attendais si peu... j’étais à cent lieues... Ah ! j’ai tant envie de rire... que je pleure ! Veux-tu prendre quelque chose ?

ÉMILE.

Merci.

TROMPE-LA-BALLE.

Mais que je te regarde ! c’est à moi, çà ! c’est à moi !... comme ça a poussé depuis six ans ! c’est enforci, c’est embelli !... et des moustaches ! l’as des moustaches ! ah ! galopin, va !

ÉMILE.

Eh ! mais, permettez...

TROMPE-LA-BALLE.

Tourne-toi... j’en ai pas encore assez... est-il gentil ? v’là mon plus beau fait d’armes.. Dis donc, t’as de la chance de tomber dans le sixième, le peloton des vieux lapins, des dur-à-cuirs et des va-de-l’avant !

ÉMILE.

Oh ! il y a bien quelques exceptions !... si j’en crois ce que le colonel m’a dit ce matin...

TROMPE-LA-BALLE.

De quoi ?... des ragots sur le sixième !

ÉMILE.

Rien ! ne parlons pas de ça !

TROMPE-LA-BALLE.

À la bonne heure !... Ah ça ! mais, te v’là mon chef, toi ?

ÉMILE.

Sans doute, et il faudra m’écouter...

TROMPE-LA-BALLE.

T’es mon officier !... je m’ai bâti un officier pour moi-même ! ah ! la bonne farce ! 

Lui portant des bottes.

hup-là ! hup-là !

ÉMILE.

Prenez donc garde... si on vous voyait...

TROMPE-LA-BALLE.

Eh ben ! quoi ?

ÉMILE.

Une pareille familiarité.

TROMPE-LA-BALLE.

Comment ! je ne peux pas être familier avec mon gamin !

ÉMILE.

Certainement... mais la discipline militaire...

TROMPE-LA-BALLE.

C’est juste... je dois le respecter, comme lieutenant; mais je peux te donner des torgnoles comme père. 

Lui portant des bottes.

Hup-là ! hup-là ! mais j’y pense, tu pourrais me mettre à la salle de police, toi ?

ÉMILE.

Très bien !

TROMPE-LA-BALLE.

Moutard, va.

ÉMILE, à part.

Eh bien ! si c’est comme cela qu’il respecte mes épaulettes.

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ça ! petit, t’es jeune... faut t’amuser. As-tu de l’argent ?

ÉMILE.

Est-ce que par hasard vous voudriez me faire des avances ?

TROMPE-LA-BALLE.

Tiens ! j’ai vingt-neuf francs chez la petite.

ÉMILE.

La petite !

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! oui, tu ne sais pas... il y a du nouveau... 

Lui mettant sa manche sous le nez.

Sens-moi ça ?

ÉMILE.

De l’eau de Cologne !

TROMPE-LA-BALLE.

C’est la petite. 

Lui présentant son autre manche.

Et çà ?

ÉMILE.

Vanille !

TROMPE-LA-BALLE, lui faisant sentir son bonnet de police.

Et pistache !... Toujours la petite... elle me trempe dans des parfums. C’est au point que je m’amuse quelquefois à me flairer quand je suis tout seul.

ÉMILE.

Mais enfin, qu’est-ce que c’est que la petite ?

TROMPE-LA-BALLE.

C’est une jeune fille...

ÉMILE.

Comment ? une maîtresse ! à votre âge.

TROMPE-LA-BALLE.

Oh ! non !... parole !... une sous-maîtresse, je ne dis pas... À propos, je sais lire !...

ÉMILE.

Vraiment !

TROMPE-LA-BALLE.

Ne le dis pas aux autres, ils se ficheraient de moi !

ÉMILE.

En effet, je me rappelle qu’en entrant vous teniez un livre...

TROMPE-LA-BALLE.

C’est ma grammaire... je lis dans des grammaires !... je suis bien changé, va ! plus de querelles ! plus de salle de police, plus de cabaret !... Dis donc, j’achète des chemises ! un militaire qui achète des chemises ! notaire, va !

ÉMILE.

C’est une véritable révolution... qu’est-ce que me disait donc cet adjudant ?

TROMPE-LA-BALLE.

Quel adjudant ?

ÉMILE.

Une espèce d’imbécile qui a une sœur à marier...

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! je sais qui !

ÉMILE.

Il prétend que vous êtes un mauvais soldat, un ivrogne...

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! le gueux ! faire des cancans à mon officier !... ça finira mal !... Ah ça ! as-tu un logement ?

ÉMILE.

Pas encore.

TROMPE-LA-BALLE.

Je m’en charge... attends-moi, je reviens... j’ai rendez-vous avec la petite.

ÉMILE.

Ici ?

TROMPE-LA-BALLE.

Oui, pour causer pronoms... elle est là... tu vas la voir.

ÉMILE.

Ah ! je suis curieux de...

TROMPE-LA-BALLE, sérieusement.

Émile, pas de bêtises !

ÉMILE.

Oh !

TROMPE-LA-BALLE.

T’es mon fils, mais je te ficherais un coup de sabre ! dà !

ÉMILE.

Merci.

TROMPE-LA-BALLE.

Air : Mon Cœur. (Et. Arnaud.)

Je m’en vais à l’hôtel voisin,

Fair’ préparer ton traversin,

J’ veux qu’on t’ loge

Comme un doge

Ou comm’ un princ’ palatin.

Reprise, ensemble.

TROMPE-LA-BALLE.

Je m’en vais à l’hôtel voisin, etc.

ÉMILE.

Courez donc à l’hôtel voisin

Fair’ préparer mon traversin,

Pourvu qu’ici près je loge

Je bénirais mon destin.

Trompe-la-balle sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

ÉMILE, puis THÉRÈSE

 

ÉMILE, seul.

Décidément il a perdu la tête... quelle peut être cette beauté mystérieuse... quelque cantinière sans doute... elle est là... si je pouvais... 

Il s’approche de la porte et reste immobile en entendant la voix de Thérèse.

THÉRÈSE, chantant dans la coulisse.

Air : Glisse, glisse, ma gondole. (Haydée.)

Séparés par la distance,

Réunis par notre amour

Je souffre de son absence,

En espérant son retour.

ÉMILE, parlé.

Ah ! mon Dieu !... mais cette romance... cette voix...

Thérèse paraît.

Elle !

THÉRÈSE, continuant en scène.

Dans son cœur toujours chérie,

Mon image restera,

Je ne crains pas qu’il m’oublie,

Je l’attends, il reviendra.

ÉMILE, s’approchant.

Mademoiselle...

THÉRÈSE, apercevant Émile.

Monsieur Émile !

ÉMILE.

Oui, c’est moi.

THÉRÈSE, à part.

La romance avait raison. 

Haut.

Ah ! si je m’attendais...

ÉMILE.

Et moi donc... certainement... c’est une surprise... 

À part.

Je ne sais que lui dire... 

Haut.

Comment se porte madame votre tante ?

THÉRÈSE.

Très bien, Monsieur.

ÉMILE.

Et Monsieur votre oncle ?

THÉRÈSE.

Très bien, Monsieur. 

À part.

C’est gentil... c’est comme autrefois... il va me demander des nouvelles de mon piano.

ÉMILE.

Et... et... travaillez-vous toujours votre piano ?

THÉRÈSE.

Oui, Monsieur... toujours.

ÉMILE.

Non, il n’est pas permis d’être ridicule...

THÉRÈSE.

Ridicule ! pourquoi donc ?

ÉMILE.

C’est plus fort que moi... dès que je veux vous parler... je... je ne sais plus ce que je dis.

THÉRÈSE.

Il n’y a pas de mal à ça.

ÉMILE.

Oh ! si vous saviez pourquoi...

THÉRÈSE, baissant les yeux.

Je crois que je le sais.

ÉMILE.

Est-il possible.

THÉRÈSE, de même.

Ce matin, Monsieur votre père... m’a priée de lui lire une lettre... que vous lui adressiez...

ÉMILE.

Ah ! mon Dieu !... et vous avez lu ?...

THÉRÈSE.

Il le fallait bien.

ÉMILE, à part.

Ah ! ma foi ! je n’y tiens plus ! un officier, c’est honteux !

Haut, avec résolution.

Mademoiselle !

THÉRÈSE.

Monsieur.

ÉMILE.

Cette lettre vous a déjà dit ce que j’aurais voulu vous cacher toute ma vie...

THÉRÈSE, à part.

Par exemple !

ÉMILE.

Mais maintenant que vous savez... Ah ! le sentiment qui m’anime est si vif, si pur...

THÉRÈSE.

Monsieur !...

ÉMILE.

Oh ! pardon... un aveu si brusque... si audacieux... vous allez me haïr... me détester.

THÉRÈSE vivement.

Mais non, Monsieur !

ÉMILE.

Comment !

THÉRÈSE, baissant les yeux.

Je n’ai aucune raison de vous détester...

ÉMILE.

Est-il possible ! mais alors, vous ne me repoussez pas, vous consentez, vous acceptez ma main, vous êtes ma femme !

THÉRÈSE.

Un instant... ça ne va pas si vite que cela... il faudrait d’abord...

ÉMILE.

Le consentement de mon père ! mais c’est comme si je l’avais...

THÉRÈSE, à part.

Je m’en doute.

ÉMILE.

N’êtes vous pas déjà sa fille ?... il va revenir, nous allons lui parler... et... tenez, le voilà !

 

 

Scène IX

 

ÉMILE, TROMPE-LA-BALLE, THÉRÈSE

 

TROMPE-LA-BALLE, paraît au fond ; il est gris.

C’est moi, me voilà, bonjour ! 

Il s’appuie contre le mur au fond, et rit très fort.

Ah ! ah ! ah !

ÉMILE.

Mon père !

THÉRÈSE.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! qué noce ! Garçon, du vin !... c’est pour faire du punch ! faut baptiser les épaulettes du mioche...

ÉMILE.

Ah ! je comprends !

TROMPE-LA-BALLE.

Vous verrez quel joli gamin !... le coq du régiment !

ÉMILE, à part.

Ah ! le malheureux !

TROMPE-LA-BALLE.

À la santé du coq !... et que le diable étrangle Crémuff... Crémuff...

Il chancelle.

ÉMILE, le soutenant.

Prenez garde !...

TROMPE-LA-BALLE, le repoussant.

Ne poussez pas... je veux parler à l’Empereur... 

Il s’avance et salue militairement.

Sire, la Bavière, il m’ennuie... 

Avec un geste.

Fust ! ôtons là ! voilà !

ÉMILE, s’approchant de lui.

Mon père...

TROMPE-LA-BALLE.

Laisse donc... j’étais pas fâché de lui dire ça dans le tuyau, à ton Empereur...

THÉRÈSE.

Dans quel état ! ah ! Monsieur Trompe-la-balle...

TROMPE-LA-BALLE, l’apercevant, à part.

Mon institutrice ! Pincé !... elle vient pour la leçon... 

S’appuyant sur Émile.

Cale-moi.

THÉRÈSE.

C’est bien mal...

TROMPE-LA-BALLE.

On la sait... 

Récitant.

Le pronom est un nom... qui tient la place du nom... nom d’un nom !... Crénom ! virgule.

THÉRÈSE.

Il ne sait plus ce qu’il dit.

TROMPE-LA-BALLE, même jeu.

Cale-moi donc... 

À Thérèse.

L’adjectif, virgule... est l’art de...la virgule est un petit crochet... Tiens ! je ne vous ai pas embrassée, Mademoiselle Thérèse...

THÉRÈSE.

Ah ! laissez-moi, vous sentez le vin...

TROMPE-LA-BALLE.

Je sens le vin... fichu punch !... virgule !

THÉRÈSE, très animée.

Qu’est-ce que vous m’aviez promis... et c’est quand nous étions si heureux... quand nous allions vous dire... Oh ! c’est affreux ! tenez ! je ne veux plus revoir...

Elle se dirige vers la porte de droite, premier plan.

TROMPE-LA-BALLE.

Comment vous partez ?... vous...

Thérèse sort. Trompe-la-balle tombant sur une chaise à droite.

Elle est partie !... point d’exclamation !

 

 

Scène X

 

ÉMILE, TROMPE-LA-BALLE

 

ÉMILE.

Voyons, père... si l’on vous voyait...

TROMPE-LA-BALLE, assis.

Dis donc... il y a de la fumée...ôtons-là... voilà ! je veux parler à l’Empereur !

ÉMILE.

Qu’est-ce que vous lui voulez !

TROMPE-LA-BALLE.

Je veux qu’il fasse arranger les cheminées...

ÉMILE.

Si l’on vous surprenait dans l’état où vous êtes, je ne pourrais vous soustraire à la salle de police...

TROMPE-LA-BALLE, se levant.

La salle de police...

ÉMILE.

L’article est positif... voici le tableau des peines disciplinaires, et puisque vous savez lire...

Il indique une pancarte attachée au mur.

 

TROMPE-LA-BALLE.

C’est ça le tableau ?...

Parlant à la pancarte.

Te v’là donc toi, vieux farceur ! 

Il lit.

« Pour injure grave envers un supérieur... trois ans de réclusion... » 

Parlé.

Bigre ! c’est velu ! 

ÉMILE, lui indiquant.

Là... pour cause d’ivresse.

TROMPE-LA-BALLE.

« Pour cause d’ivresse, connu !... quinze jours de salle de police... »

Tout à coup.

Tiens ! je vas retrouver les amis.

ÉMILE.

Vous n’y pensez pas... Sortir ! recommencer ! mais c’est vouloir perdre en un instant tout le fruit de votre bonne conduite d’une année.

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! petit curé ! va !

ÉMILE.

Vous allez vous faire casser !

TROMPE-LA-BALLE.

On peut casser Trompe-la-balle, les morceaux en sont bons, bonjour, petit. 

Fausse sortie.

ÉMILE, lui barrant la porte.

Non, vous n’irez pas.

TROMPE-LA-BALLE.

Hein !

ÉMILE.

Je vous en prie...

TROMPE-LA-BALLE.

Place, moucheron, papa a soif.

ÉMILE.

Ah ! c’est comme ça... eh bien ! vous ne passerez pas !

TROMPE-LA-BALLE.

Place !

ÉMILE.

Non.

Air : Ainsi que vous. (Haydée.)

Vous n’irez pas (bis.)

De votre chef, c’est la voix qui commande

J’ai le droit d’enchaîner vos pas,

Et quand j’ordonne, il faut que l’on m’entende,

Vous n’irez pas,

Non, brigadier, vous n’irez pas.

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! c’est juste... ça suffit, lieutenant !

ÉMILE.

Vous garderez les arrêts...

TROMPE-LA-BALLE.

Oui, lieutenant ! 

À part.

Me v’là aux arrêts... c’est égal, y commande crânement, ce galopin là. 

Haut.

Lieutenant !

ÉMILE.

Eh bien ?

TROMPE-LA-BALLE, piteusement.

Papa a bien soif.

ÉMILE, à part.

Le malheureux !

TROMPE-LA-BALLE.

Petit, je suis ton père, tu me dois des aliments, pour lors va me chercher de l’absinthe.

ÉMILE.

Par exemple !

TROMPE-LA-BALLE.

Voilà douze sous.

ÉMILE.

Inutile, je n’irai pas.

TROMPE-LA-BALLE.

Voilà douze sous.

ÉMILE.

Je n’irai pas, vous dis-je.

TROMPE-LA-BALLE.

Émile, méfie-toi, je sens la moutarde qui me grimpe... quand le lieutenant commande, le brigadier obéit ; très bien, mais quand le papa prend la parole, le moutard doit filer doux, pour lors... 

ÉMILE, qui a pris une carafe sur la table.

Tenez, si vous avez soif, voilà de l’eau.

TROMPE-LA-BALLE, prenant la carafe avec fureur.

De l’eau ! ah c’est trop fort. Tiens, gringalet ! tiens, la v’là ton eau !

Il veut jeter l’eau au nez à Émile, et Crémuffendorf qui entre, reçoit tout au milieu du visage.

 

 

Scène XI

 

ÉMILE, CRÉMUFFENDORF, TROMPE-LA-BALLE

 

CRÉMUFFENDORF, recevant le verre d’eau.

Aïe ! butor !

TROMPE-LA-BALLE.

La Bavière ! j’vas me soulager.

ÉMILE, assistant Crémuffendorf.

Je suis désolé ! 

TROMPE-LA-BALLE, avec colère à Crémuffendorf.

Ah ça ! qu’est-ce que vous me voulez à la fin ? vous ne me laisserez donc pas tranquille.

CRÉMUFFENDORF.

Moi ? eh bien ! il est joli celui-là, quand je reçois...

TROMPE-LA-BALLE.

Comment ! je ne peux pas jeter un verre d’eau à un ami, sans rencontrer votre vieux museau !

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! mais, brigadier, vous m’insultez !

TROMPE-LA-BALLE.

Alors, vous venez pour me moucharder...

CRÉMUFFENDORF, avec colère.

Brigadier !

ÉMILE, bas à Crémuffendorf.

Ne faites pas attention... Il est dans un état...

CRÉMUFFENDORF, à Trompe-la-balle.

Pourquoi n’ôtes-vous pas au quartier? Où est mon cheval ? que fait mon cheval ? Vous deviez me faire un rapport ; où est-il, ce rapport ?

TROMPE-LA-BALLE.

Zut ! zut ! zut ! le v’là, ton rapport.

CRÉMUFFENDORF.

Comment !

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! vieux linge ! tu fais des cancans à mon officier, toi ! Ah ! tu as le toupet de dire que le suis un ivrogne !...

Il prend Crémuffendorf au collet.

Ah ! je suis un mauvais soldat.

Ensemble.

TROMPE-LA-BALLE.

Air : La Quêteuse.

Ah ! vilaine carcasse !

Ah ! laisse-moi, de grâce,

T’aplatir,

Te meurtrir,

T’écraser sur la place.

Il faut que ma colère

Enfin se désaltère ;

Mon seul vœu,

À ce jeu,

C’est d’ t’abîmer un peu.

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! quelle affreuse audace !

Quoi ! m’insulter en face !

M’agonir,

Me flétrir,

Par plus d’une menace !

Ah ! craignez ma colère,

Qui déjà s’exaspère.

Avant peu,

Votre jeu,

Vous coûtera cher, morbleu !

ÉMILE, à son père.

Ah ! quelle est votre audace !

Quoi ! l’insulter en face !

L’agonir,

Le flétrir,

Par plus d’une menace !

Ah ! craignez la colère,

Qui déjà l’exaspère.

Que ce feu

Tombe un peu ;

Vous jouez trop gros jeu.

Il les sépare.

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! tu me fais brosser tes habits !

CRÉMUFFENDORF, dégagé.

Tu me le paieras... par le mollet de Jupiter !

ÉMILE.

Voyons, du calme... il vous doit des excuses... il vous les fera.

TROMPE-LA-BALLE.

Des excuses ! moi !... à cette vieille infusion de choucroûte !

CRÉMUFFENDORF.

Je n’en demande pas... j’aurai mon tour.

TROMPE-LA-BALLE.

Tais-toi... 

Levant la main.

ou je fais des morceaux...

ÉMILE, abaissant le bras de son père.

Malheureux ! votre supérieur !... Rentrez là... je le veux !

REPRISE DU CHŒUR.

Ah ! quelle affreuse audace ! etc.

Trompe-la-balle, poussé par Émile, sort à droite.

 

 

Scène XII

 

ÉMILE, CRÉMUFFENDORF

 

CRÉMUFFENDORF.

Il a bien fait de sortir... le soudard ! je lui passais mon sabre au travers du corps.

ÉMILE.

Voyons, calmez-vous...

CRÉMUFFENDORF.

Non... Il m’a insulté... lieutenant, vous étiez là... j’invoque votre témoignage.

ÉMILE.

Que voulez-vous faire ?

CRÉMUFFENDORF.

Une plainte au colonel. Justement le conseil est assemblé, et dans une heure...

ÉMILE.

Oh ! vous ne ferez pas cela, vous ne voudrez pas déshonorer un brave soldat...

CRÉMUFFENDORF.

Le conseil appréciera.

ÉMILE.

Monsieur, je vous le demande en grâce, pardonnez-lui.

Air :

Loin d’invoquer les rigueurs de la loi,

Il est si beau d’oublier une offense !

Faites cela non pour lui, mais pour moi,

Et comptez bien sur ma reconnaissance.

CRÉMUFFENDORF.

Mais d’où vient donc l’intérêt sans égal

Que vous inspire un pandour, un sicaire ?

Loin de défendre ici l’ordre légal,

Vous avez l’air d’excuser ce brutal.

ÉMILE.

Il faut bien excuser... son père !

On ne peut condamner son père !

CRÉMUFFENDORF.

Votre père ! comment, il s’appelle Trompe-la-balle ?

ÉMILE.

Un sobriquet de régiment.

CRÉMUFFENDORF.

Ah bah ! 

À part.

Tiens, tiens, tiens.

ÉMILE.

Et c’est comme frère d’armes que je réclame votre indulgence.

CRÉMUFFENDORF, à part.

Ah ! tu ne veux pas épouser ma sœur. 

Haut.

Mon lieutenant, j’en suis désolé.

ÉMILE.

Vous refusez ?

CRÉMUFFENDORF.

Vous comprenez... un officier qui laisse manquer à ses épaulettes est déshonoré, méprisé, obligé de quitter le corps.

ÉMILE.

Personne ne le saura. 

CRÉMUFFENDORF, avec une dignité tragique.

Je le sais, moi, et ça suffit. Encore, si nous nous connaissions, si nous étions amis ou... beaux-frères...

ÉMILE.

Ah ! Monsieur... votre conduite est indigne !

CRÉMUFFENDORF.

N’en parlons plus...

ÉMILE, à part.

Renoncer à Thérèse, quand dans quelques jours... Oh ! c’est impossible !

CRÉMUFFENDORF.

Voyez, réfléchissez, dans un quart d’heure je reviens rédiger ma plainte.

À part.

C’est égal, ma sœur me fait faire bien des petites gredineries !

Il entre à gauche.

 

 

Scène XIII

 

ÉMILE, seul

 

Quelle position ! si près du bonheur, quand tout est convenu... aller dire à Thérèse... Oh ! jamais ! d’un autre côté... mon père... condamné, les ordres de l’Empereur sont positifs... on voudra faire un exemple... pauvre père ! et sa croix, arrachée ignominieusement de sa poitrine... oh ! non ! non... plutôt...

Il se met à la table et écrit.

 

 

Scène XIV

 

ÉMILE, THÉRÈSE, TROMPE-LA-BALLE

 

Trompe-la-Balle entre avec Thérèse, sans voir Émile. Il est tout à fait dégrisé.

THÉRÈSE.

Oui, Monsieur, oui, c’est votre faute.

TROMPE-LA-BALLE.

Assez, assez ! Comment !... vous vous aimiez !... et moi qui croyais...

À part.

Vieille cruche !

THÉRÈSE.

Quoi donc ?

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! me voilà dégrisé tout à fait !

THÉRÈSE.

Nous allions tout vous apprendre quand vous êtes revenu dans un état...

TROMPE-LA-BALLE.

Un moment de gaieté... ne parlons pas de ça.

Honteux, en apercevant Émile qui se lève.

Ah ! voici notre lieutenant.

Intimidé, il passe à gauche. Balbutiant les premiers mots.

Mon ami, je n’ai qu’une chose à te dire : Ça me va, ça te va.

Se rassurant.

Ça lui va, ni, ni, c’est convenu !

ÉMILE.

Comment ?

TROMPE-LA-BALLE.

Tu ne pouvais pas rencontrer mieux... je la connais, elle a fait on éducation.

ÉMILE, à part.

Oh ! mon Dieu ! que lui dire ?

TROMPE-LA-BALLE.

Mais qu’as-tu donc ?

THÉRÈSE.

C’est vrai !

ÉMILE.

J’ai... j’ai que ce mariage qui devait faire le bonheur de ma vie...

THÉRÈSE.

Eh bien ?

ÉMILE.

Croyez qu’il faut une circonstance bien grave.

TROMPE-LA-BALLE.

Il n’y a pas de circonstances... tu l’aimes.

ÉMILE.

Mais...

THÉRÈSE, vivement.

Comment, Monsieur, vous ne m’aimez pas ?

ÉMILE, bas et vivement à Thérèse.

Sur la table... lisez.

TROMPE-LA-BALLE, à Émile.

Mais puisqu’elle m’a tout conté, il n’y a plus de mystère.

THÉRÈSE, qui a lu.

Ciel !

TROMPE-LA-BALLE.

Hein ? quel est ce papier ?

Il le prend.

ÉMILE.

Mon père !

TROMPE-LA-BALLE, après avoir parcouru le papier.

Et c’est pour moi ! pauvres enfants !... ah ! c’est bien ! c’est honnête ! c’est... embrassez-moi !

 

 

Scène XV

 

CRÉMUFFENDORF, ÉMILE, TROMPE-LA-BALLE, THÉRÈSE

 

CRÉMUFFENDORF, à Émile.

Le quart d’heure est écoulé... et je viens...

ÉMILE, bas à Crémuffendorf.

Je consens à tout, j’accepte tout !

CRÉMUFFENDORF.

J’en étais sûr... je cours prévenir ma sœur. 

TROMPE-LA-BALLE, l’arrêtant.

Minute ! ce mariage ne se fera pas.

ÉMILE et THÉRÈSE.

Ah ! mon Dieu !

TROMPE-LA-BALLE.

Mon chérubin, épouser une bancroche ! pas de ça, ça gâterait ma race... cassé pour vice de construction !

CRÉMUFFENDORF.

Cependant, j’ai sa parole.

TROMPE-LA-BALLE.

Et depuis quand les enfants se marient-ils sans le consentement de leur père ? Je refuse le mien !

ÉMILE.

Mon père !

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! c’est comme ça, eh bien ! nous allons voir ! 

Il va à la table pour écrire sa plainte.

ÉMILE, à Trompe-la-balle.

Mais vous vous perdez !

TROMPE-LA-BALLE.

Ça me regarde.

CRÉMUFFENDORF.

Il ne sera pas dit qu’un Crémuffendorf...

ÉMILE, à Trompe-la-balle.

Crémuffendorf ! il s’appelle Crémuffendorf !

CRÉMUFFENDORF.

Je m’en vante ! un gaillard qui ne boude pas, Monsieur, et qui va au feu comme une marmite, Monsieur.

ÉMILE.

J’y suis... c’est vous qui, à la dernière affaire...

CRÉMUFFENDORF.

Oui, Monsieur... l’ennemi s’en souvient !

ÉMILE.

Et le colonel aussi !... il s’est occupé de vous ce matin... Cet adjudant...

CRÉMUFFENDORF.

Qui a eu un cheval tué sous lui, c’est moi, Monsieur.

ÉMILE.

Précisément ! C’est très honorable... quand on ne le tue pas soi-même.

CRÉMUFFENDORF.

Que voulez-vous dire ?

ÉMILE.

Je veux dire qu’un si beau fait d’armes vous a fait casser de votre grade.

CRÉMUFFENDORF.

Comment ! moi ?

ÉMILE.

Ce matin, à dix heures... or, quand mon père vous a insulté, il était midi !

CRÉMUFFENDORF.

Eh bien ?

ÉMILE.

À midi, vous n’étiez plus son supérieur, au contraire... c’était lui !...

TROMPE-LA-BALLE.

C’est juste... je n’ai insulté qu’un pioupiou !

THÉRÈSE.

Est-il possible ?

ÉMILE.

Et votre plainte...

TROMPE-LA-BALLE.

Défunctus ! gardez-la pour autre chose... tra la la !...

CRÉMUFFENDORF.

C’est impossible ! il y a erreur !

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! tu t’amuses à tuer les chevaux du gouvernement, canaille !

CRÉMUFFENDORF.

Il était blanc ; je l’ai pris pour un Autrichien.

TROMPE-LA-BALLE.

Ah ! mais, maintenant, que je suis ton chef, tu ne l’es pas blanc !...

Prenant la brosse.

Ici, pioupiou !... 

Lui remettant la brosse.

Nous allons brosser un peu ce brigadier... et gaiement !

CRÉMUFFENDORF.

Comment, moi ?

TROMPE-LA-BALLE, avec autorité.

Et gaiement.

CRÉMUFFENDORF.

Ah ! 

Brossant avec colère.

Quel métier !

TROMPE-LA-BALLE.

Plus gaiement que ça !

CRÉMUFFENDORF, le sourire sur les lèvres, brossant.

Voilà !... 

À part.

Ah ! c’est avilissant ! c’est... 

Tout à coup.

Et dire que je ne parviendrai pas à marier ma sœur, avec cinquante mille florins de dot !

TROMPE-LA-BALLE.

Cinquante mille florins !... dites donc, la choucroûte ?

CRÉMUFFENDORF.

Hein ?

TROMPE-LA-BALLE.

Je l’épouse, moi, votre bancroche !

CRÉMUFFENDORF.

Vous ?

TROMPE-LA-BALLE.

Pourquoi pas ? le coffre est bon, les digestions se font bien...

ÉMILE, bas à son père.

Vous n’y pensez pas.

TROMPE-LA-BALLE, de même.

Laisse faire... on se privera d’héritiers, et le magot vous reviendra.

Haut.

Voyons, ça va-t-y, la choucroute ?

CRÉMUFFENDORF.

Ma foi !... vous me déplaisez assez pour ça !... nous en recauserons.

Air des Échos des Muzards.

Pour nous rapprocher tous deux,

Il faut qu’un hymen nous engage.

Oui, ce double mariage,

Ici, doit combler tous les vœux.

THÉRÈSE.

Air :

Le soldat le plus scrupuleux,

Manque parfois à sa consigne ;

Mais un bon chef ferme les yeux :

À l’indulgence il se résigne.

Passez aussi, sans trop d’éclats,

Messieurs, sur nos fautes légères...

Surtout, ne nous appliquez pas

La rigueur des lois militaires.

REPRISE DU CHŒUR.

Pour nous rapprocher, etc.

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